Y a pas à dire, ça part sévère, les droits de succession, après le décès d’Oussama Ben Laden. Comme insatiables, les drones de l’Empire multiplient les frappes et déciment les rangs des jihadistes. Soyons d’ailleurs nets sur ce point, on ne va pas se plaindre. Comme nous le disait régulièrement notre professeur d’histoire-géo, il y a fort fort longtemps dans une ville de province fort fort lointaine, « fallait pas commencer ». Il n’avait pas tort, tout stalinien qu’il était.
Anwar Al-Awlaki vient donc, selon toute probabilité, de rejoindre le Walhalla des jihadistes, où nombre de ses amis ont pris leurs quartiers depuis 2001 – ce qui me rappelle une pensée de Mishima sur le paradis dans l’Antiquité, mais passons. Malgré son air de gentil instituteur ou de compagnon de route de José Bové, Al-Awlaki n’était pas du genre débonnaire.
Idéologue intarissable, recruteur hors-pair, membre de l’état-major d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique, il figurait depuis (2002) sur la liste des objectifs de l’Empire au sein d’Al Qaïda. Plus fort, il avait eu l’honneur, en 2010, d’être le premier citoyen impérial à figurer sur la liste des individus que la CIA était autorisée à tuer. C’est à ces petits riens qu’on mesure la volonté d’un Etat.
Je ne vais pas vous dresser le portrait d’Anwar, d’autres s’en sont chargés, et l’article que lui consacre Wikipedia n’est pas si mal. Je confesse, pour ma part, un petit faible pour la notice nécrologique de CNN (ici), car je trouve tout simplement remarquable l’idée de qualifier Al-Awlaki de rockstar d’Al Qaïda – même si je suis assez exigeant en ce qui concerne le concept de rockstar, mais c’est une autre histoire.
Il faut dire que le garçon, sous ses airs de premier de la classe, une sorte d’Agnan jihadiste, avait de la ressource. Propagandiste de grand talent, il écrivait avec verve dans Inspire, le magazine diffusé par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) et apportait probablement au mouvement son imagination et sa connaissance des Etats-Unis.
Dans une précédente vie, j’avais moi-même écrit, avec quelques autres, que la menace deviendrait réellement très sérieuse lorsque nous aurions en face de nous des individus nous connaissant intimement et donc capables de nous frapper avec précision, au lieu de faire exploser les sempiternels métros et trains. Question en passant : les jihadistes se vengent-ils de n’avoir pu jouer avec les locomotives de Jouef ou Märklin ?
Propagandiste, donc, mais également idéologue, et surtout théoricien, Al-Awlaki était un des esprits les plus brillants du jihad, au point que d’aucuns voyaient même en lui un successeur d’Oussama Ben Laden. L’hypothèse était évidemment idiote, puisqu’Al Qaïda ne peut être dirigée que par un homme ayant derrière lui une longue carrière et l’autorité nécessaire pour recevoir l’allégeance des groupes franchisés, mais elle disait tout le bien que l’on pouvait penser de ce jihadiste atypique, à la fois citoyen de l’Empire et du Yémen. Cité à de nombreuses reprises dans les rapports des services impériaux, et depuis longtemps, il était lié à la crème de la crème du jihad mondial et son nom émergeait dans les enquêtes sur les attentats du 11 septembre 2001, sur la fusillade de Fort Hood en novembre 2009, l’attentat manqué contre le vol Northwest Airlines 253 en décembre 2009 ou la tentative d’attentat à Times Square en mai 2010. Pour tout dire, un homme comme lui était un cauchemar pour les services de sécurité et de renseignement. Brillant causeur, leader charismatique, parfaitement bilingue, il incarnait à merveille, si j’ose dire, le jihadiste new look, à l’aise dans les discours politico-religieux enflammés comme dans la planification d’opérations terroristes. C’est sans doute sous son impulsion, grâce à l’amicale complicité du bon docteur Ayman, que des mouvements comme AQPA, les Shebab ou le TTP ont décidé de frapper loin de leurs théâtres d’opérations habituels, liant définitivement jihad global et jihad local.
Un bonheur ne venant jamais seul, il semble que Al-Awlaki ait fait le grand saut en même temps que Samir Khan, et le bruit a même couru que l’artificier en chef d’AQPA, Ibrahim Hassan Tali Al-Asiri, était du voyage – ce qu’ont démenti les autorités yéménites puis impériales. Next time, baby.
Plusieurs réflexions me viennent à l’esprit alors que je trace une nouvelle croix sur les visages souriants et innocents de ces responsables terroristes. En premier lieu, il faut à nouveau admirer l’efficacité des services impériaux de renseignement, capables de mener sur le terrain des opérations excessivement complexes dans un environnement pour le moins hostile. D’après les éléments diffusés dans la presse, au moins deux drones MQ-1 Predator, épaulés au sol par une équipe des forces spéciales chargée de valider la cible et de l’illuminer, ont participé à l’opération. En juillet dernier, un raid impliquant un AV-8B Harrier II de l’USS Bataan (LHD-5) avait avorté après une perte du signal laser par le missile de l’appareil.
Souvent moqués par des observateurs nostalgiques d’une puissance française qu’ils ont à peine connue et par quelques commentateurs qui reprochent à l’Empire son budget militaire mais geignent quand nous pouvons à peine soutenir une campagne aérienne limitée contre une armée immobile en Libye, les progrès de l’Empire depuis 2001 dans le domaines des opérations intégrées et dans celui, encore plus complexe, de l’exploitation rapide et pertinente de renseignements en provenance de sources multiples sont vertigineux.
La présence sur le sol yéménite de troupes impériales n’est évidemment pas nouvelle, et il faut être d’une rare mauvaise foi ou d’une incompétence crasse – ces deux qualités pouvant s’associer pour notre plus grand bonheur – pour faire mine de découvrir cette réalité. La presse anglo-saxonne a largement couvert, et depuis plusieurs années, ce front largement ignoré des Français. En décembre 2009, le New York Times avait déjà révélé l’étroitesse des liens que l’Administration Obama avaient tissés avec le régime du Président Saleh : fourniture de matériels, transmission de renseignements, soutien au sol, formation, etc. Les fameux raids du 17 puis du 24 décembre 2009 contre des sites d’AQPA dans la province d’Abyan avaient fait plus qu’éveiller des soupçons – la principale question étant de savoir si tous ces bombardements avaient été conduits par des chasseurs de l’Air Force, des drones de la CIA ou des appareils embarqués sur un porte-avions de la Navy ou un porte-hélicoptères d’assaut des Marines.
Les performances de la communauté américaine du renseignement permettent de mener une véritable stratégie de disruption afin de casser la structure de commandement d’AQPA et ainsi l’empêcher de concevoir et de planifier des opérations. Une telle approche de la lutte contre Al Qaïda confirme que l’actuelle Administration a fait sienne la doctrine héritée des années Bush Jr. et qu’il s’agit bien, à ses yeux, d’une guerre. Dans ces conditions, l’élimination d’Anwar Al-Awlaki et de Samir Khan, tous deux citoyens impériaux, n’a rien de véritablement choquant. Membres d’une organisation terroriste qui ne cache pas qu’elle est en guerre, ces deux garçons étaient conscients de l’issue possible de leur combat, et ce d’autant plus que le martyre est vénéré au sein des mouvements jihadistes. Pour ma part, je considère que l’exécution, validée par la plus haute instance judiciaire impériale, de Troy Davis est infiniment plus choquante et malheureuse que la mort, lors d’une action militaire, de deux hommes qui menaient une guerre contre leur propre pays et représentaient, sans le moindre doute, un danger réel. Après tout, les nazis ont essayé de tuer Churchill, les US Army Air Forces ont abattu le Betty de l’amiral Yamamoto, et je pourrai multiplier à l’infini les exemples d’élimination de chefs de guerre ennemis.
D’ailleurs, que Khan et Al-Awlaki aient été américains ne change rien à l’affaire. Bantous, finlandais, français ou angolais, ils se savaient visés par une armée qui mène une guerre et l’assume. C’était eux ou nous, puisqu’il faut bien choisir son camp et que j’ai choisi le mien il y a déjà longtemps. Cela a donc été eux, et on ne va pas les pleurer. Quant au fait que des Américains aient été tués par d’autres Américains, mon Dieu, quelle importance ? C’est infiniment moins gênant que d’observer le sort des Amérindiens dans les réserves du sud-ouest du pays.
Le débat juridique, diplomatique, stratégique et même moral qui entoure les actions plus ou moins clandestines conduites contre la mouvance jihadiste décime les forêts et engloutit des tonnes de papier. La question de la validité juridique d’une guerre est, à mon sens, secondaire dès lors que l’on peu raisonnablement estimer que l’adversaire, qui ici s’est auto-désigné il y a des années, constitue toujours une menace. Guerre juste, guerre légale ? Légitime défense ? Franchement, on s’en moque et la lecture de quelques livres passionnants, comme De la guerre et du terrorisme, de Benjamin Barber, ou Guerre sainte, jihad, croisade, de Jean Flori ne nous fait guère progresser, en particulier lorsque les travaux théoriques menés au sein des services de sécurité par une poignée de spécialistes ne sont guère mieux considérés qu’une page de publicité dans Elle ou Cosmopolitan : du prestige, certes, mais aucune véritable percée car, reconnaissons-le, peu ou pas de conséquences opérationnelles.
Pour ceux qui sont engagés dans la lutte quotidienne contre le jihadisme, le défi porte en effet en priorité sur les aspects opérationnels, et les questions morales ou philosophiques passent bien après. Il est permis de regretter, comme je le fis ici, que les seules voix entendues contre l’islam radical soient celles de responsables politiques populistes, engagés dans une nauséabonde opération de captation des voix du FN ou simplement victimes de leur incapacité à formuler autre chose que des idées d’une étourdissante médiocrité ou d’un consternant angélisme.
L’Empire s’est engagé, sous la Présidence Bush Jr, dans une ambitieuse stratégie de communication à destination du monde musulman. Les erreurs, bourdes et autres fautes commises pendant les huit années passées par George Bush Jr au pouvoir ont largement brouillé le message. Barack Obama a eu à cœur de lever ces ambiguïtés, mais l’intensification, sous son impulsion directe, de la guerre des drones dit clairement l’efficacité attendue, au moins à court terme, de ce travail de séduction… Il n’existe, en effet, pas trente-six moyens de lutter contre la propagande des idéologies radicales. Si on se retourne vers les pratiques de la Guerre froide, force est de constater que l’Ouest, tout en répondant présent à chaque poussée militaire de l’Est, a largement alimenté et financé un discours construit autour de l’anticommunisme, quitte à pratiquer, comme en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, un douteux amalgame avec le socialisme, voire la social-démocratie et les forces de progrès. Cette posture, qui a conduit à d’impardonnables excès et à de bien douteuses alliances, a été couronnée de succès – mais nous n’allons pas refaire ici l’histoire de l’affrontement mondial entre deux blocs.
L’Empire et quelques uns de ses alliés pratiquent, à des échelles diverses, le contre-discours. Mais celui-ci est rendu délicat à manier en raison du passé de certains. Les guerres de colonisation puis de décolonisation, les rancœurs réciproques, les errements, et les évolutions sociodémographiques obligent à de la finesse, à de la mesure, à de la subtilité – une qualité qui semble avoir déserté les rangs de notre classe politique. De plus, les relations que nous entretenons avec certains de ceux qui soutiennent et alimentent nos ennemis n’arrangent rien. La récente intervention en Libye et la brutale réapparition des islamistes, probablement bénis par le Qatar qui nous a peut-être bien manipulés sur ce coup, ont démontré à quel point l’affaire était délicate. Le couple fusionnel monde arabe – islam et nos difficultés à intégrer des populations non européennes, modestement évoquées ici, nous font commettre d’innombrables maladresses, sans même parler de l’aveuglement de nos orientalistes, sur lequel je me suis déjà étendu (l ‘aveuglement, hein, pas les orientalistes, pas de blague)
Quelles que soient ses méthodes et ses voies, la lutte idéologique contre le jihadisme est bien trop lente et aléatoire pour se priver des rudes techniques des hommes d’action. Il faut donc considérer l’élimination d’Anwar Al-Awlaki et de Samir Khan comme une opération aux motivations autres que militaires. L’appareil de propagande d’AQPA a encaissé un coup sévère, tant le mouvement avait innové, aussi bien sur le fond que sur la forme. Le magazine Inspireest ainsi un modèle de revue attractive, à la mise en page soignée et au discours accessible, loin des torchons péniblement ronéotypés par le GIA dans les années 90 ou des médiocres textes imprimés de travers que l’on trouvait à Londres au même moment.
Pour mener cette lutte idéologique à bien, il faudrait également répondre aux crises sociopolitiques qui minent les Etats de l’arc de crise arabo-musulman et apporter des solutions sérieuses et durables à des conflits qui agissent comme de véritables cancers stratégiques. Nous devrions aussi lutter contre les immenses carences des programmes scolaires de certains pays du Sud, qui perpétuent sans sourciller les pires travers, pourtant identifiés de longue date : femmes considérées comme des citoyens de seconde zone, antisémitisme, nationalisme exacerbé, importance exorbitante accordée au fait religieux, etc. Pour des raisons évidentes, cette tâche est longue, difficile, et les obstacles apparaissent plus vite que les progrès.
En attendant, donc, et comme une réponse aux rotatives qui, dans le Golfe, impriment force foutaises, la solution la plus efficace, pour l’heure, reste l’élimination des propagandistes en chef. Si nous pouvons les arrêter et les juger, arrêtons-les et jugeons-les. S’ils sont hors d’atteinte par des moyens légaux, ma foi, utilisons des moyens qui ne le sont pas. Le premier devoir d’un Etat est de protéger sa population, et il sera difficile de m’arracher des larmes, voire des remords, quant au sort d’idéologues qui ne valent guère mieux que des dirigeants nazis ou des cadres de la Russie stalinienne. Le Centre d’analyse et de prévision (CAP) du Quai, un dangereux repaire de crevures fascistes, c’est bien connu, écrivait d’ailleurs en 2005 que la lutte contre Al Qaïda empruntait à la guerre, tout en étant plus qu’une guerre, et autre chose qu’une guerre. La formule reste d’une rare pertinence, et n’écarte donc pas l’option militaire, qui ne suffit JAMAIS.
Pour dire vrai, il sera d’autant plus difficile de m’émouvoir que je nourris les plus grands doutes quant à l’efficacité du système pénal occidental classique à l’égard des jihadistes. Ces-derniers, comme les enragés d’Action Directe ou les dingues des milices d’extrême droite du Montana, ne sont pas sensibles aux objectifs recherchés par la détention. Pas un de ces garçons ne sort moins radical d’un séjour derrière les barreaux. Au mieux, il est écœuré par une peine longue et sa libération le rend à sa famille brisé, mais en aucun cas réhabilité ou réintégré à la société. D’un point de vue moral, ce résultat n’est guère satisfaisant. Et au pire, il sort encore plus radical, et on lira avec profit le livre de Farhad Khosrokhavar.
On ne compte plus, en France, les cas de jihadistes libérés et arrêtés quelques mois plus tard pour leur implication dans un projet terroriste. En 2005, à Londres, à l’occasion d’une réunion de spécialistes de la lutte contre le terrorisme en marge du sommet du G8, la délégation française avait provoqué un malaise palpable autour de la table en décrivant sans détours la réalité de l’islam radical dans nos prisons, notre incapacité à lutter contre lui, notre impuissance face aux imams prêchant la haine. Curieusement, la délégation russe avait concédé ne pas connaître ce type de difficultés… D’autres pays membres du G8, dont je tairai les noms et les initiatives, avaient en revanche avoué être confrontés à des situations voisines et ne pas avoir trouvé de solution satisfaisante. Sans rire ?
Toujours à la pointe, comme d’habitude, de la lutte pour la dignité humaine, le respect des croyances et la liberté de conscience, les Saoudiens ont innové, il y a quelques années, en mettant au point un programme de réhabilitation religieuse (sic) dont vous pouvez lire des analyses sur le site du Carnegie Middle East Center, ou du Council on Foreign Relations, ou sur les blogs Islam Daily et Insurgency Research Group. A Singapour, un pays cher à mon cœur, un programme voisin a donné des résultats encourageants. En Arabie saoudite, en revanche, il est permis de douter de son bilan, de ses méthodes et même de ses objectifs puisque les jihadistes réhabilités sont déclarés « guéris » quand ils reviennent au wahhabisme, la déclinaison locale du sunnisme, qui irrigue justement le salafisme et le jihadisme. On peut donc résumer le processus de réhabilitation ainsi : Avant, ils étaient nazis, mais à présent ça va beaucoup mieux puisqu’ils ne sont plus qu’antisémites et militaristes.
Dans ces conditions, et quoi que nous disent certains donneurs de leçons, éliminer physiquement les meneurs ne semble pas être la plus mauvaise des solutions, surtout au Yémen, un Etat virtuellement failli, et surtout quand dans ce pays le Président Saleh, grand ami de la France de M. Chirac, entretenait il n’y a pas si longtemps d’amicales relations avec Anwar Al-Awlaki tout en coopérant avec l’Empire (cf. ici, par exemple). Et je ne vous parle même pas du rôle du frère du Président Saleh dans l’attentat contre l’USS Cole, en 2000.
Autant vous dire que l’Empire ne va pas laisser tomber l’affaire aussi facilement et va continuer à construire des stations de guidage de drones, à approcher des porte-avions des côtes d’Arabie et à y déployer des détachements de forces spéciales. Certains jours, être au Pentagone doit être réellement enivrant…
Autant être le dire d’entrée, je ne raffole pas des commémorations. Le spectacle d’hommes politiques plus ou moins figés dans de maladroits garde-à-vous m’a toujours consterné, tant leur sincérité me semble être celle d’un transfuge du 1er Directorat du KGB. Et que dire des médias, qui assurent la couverture de tels évènements avec la retenue et la pudeur d’étudiants américains en goguette à Cancún ? Ou des commentateurs qui savent à peine de quoi il est question mais en profitent pour faire la publicité de leur dernier livre, du genre Comment j’avais tout prévu avant tout le monde ou The Qaeda cookbook : bien manger pendant le jihad. Dans nos sociétés, qui placent la commémoration au-dessus de la réflexion et célèbrent les survivants avec l’indécence d‘héritiers entourant de prévenantes attentions un vieil oncle richissime mais longtemps délaissé, on préfère décorer les derniers rescapés, quatre-vingts ans après la fin de la guerre (mais pourquoi n’ont-ils pas eu de pendante avant ? on se le demande), plutôt que de réfléchir au sens de leur vie et de leur sacrifice. Mais je m’emporte.
Or donc, à moins de vivre dans un village du sud-est de la Corrèze que je connais bien, et d’être donc coupé de la civilisation, il semble impossible d’échapper aux commémorations des attentats du 11 septembre 2001. Peu d’intervenants sur les ondes, ce matin, ont songé à rappeler qu’avant le 11 septembre il y avait eu le 9 septembre – je sais, ça semble trivial, dit comme ça – et que la mort du commandant Massoud, évoquée ici il y a déjà deux ans par votre serviteur, nous avait mis sur les dents avant même cette fatidique matinée. Toujours est-il que le monde occidental, hypocritement uni sur fond de faillite générale et de crises de régime, commémore les attentats de New York et de Washington tout en s’interrogeant, mollement, sur son devenir. Il y a bien des réponses, mais personne ne semble impatient – ou en mesure ? – de les entendre.
Pour des raisons qui m’échappent, mais mon entourage prétend que je suis de plus en plus déconnecté des basses réalités de ce monde, les commémorations des tueries du 11 septembre 2001 ont donc commencé dès le début de l’été, comme ici, par exemple. Je l’écrivais d’ailleurs régulièrement dans ma précédente vie, « cette année, le 11 novembre aura lieu le 10 ».
On pérore donc, on s’interroge gravement, on exhume les dossiers. Fabrizio Calvi nous révèle avec dix ans de retard l’existence, certes fascinante, d’Ali Mohammed, et Bruce Riedel dévoile à la population émerveillée la vie tragique et passionnée d’Abdallah Azzam (ici). Dans Politique étrangère, Gérard Chaliand nous en remet une petite couche sur la guérilla et le terrorisme, pour ceux qui auraient manqué les trente dernières années, tandis qu’un certain Guido Steinberg, ancien conseiller du Reich sur les questions de terrorisme, nous assène une pitoyable inspection du front sous forme de catalogue (téléchargeable gratuitement ici). Dans une université digne de ce nom, un étudiant de licence aurait été fusillé pour avoir rédigé un texte au plan aussi consternant, mais il faut croire que cela suffit à faire une carrière en Allemagne.
La concomitance de cet anniversaire et des révoltes arabes conduit, forcément, les commentateurs plus ou moins inspirés des soubresauts moyen-orientaux à nous livrer analyses, prédictions, ou visions d’ensemble associant ces deux événements.Ainsi, à la déferlante de mauvais romans et piètres essais qui nous submerge chaque année en septembre est venue s’ajouter une vague de livres évoquant de près ou de loin les attentats du 11 septembre. Après tout, le dixième anniversaire de la plus meurtrière attaque terroriste de l’histoire mérite bien qu’on s’arrête sur ses conséquences. Mais, et c’est bien là que le bât blesse, on commence à tirer les conclusions historiques d’un phénomène en cours et que l’on appelle, par facilité, printemps arabe – bien qu’il ait débuté en décembre. Autant le dire tout de suite, et même si mon opinion n’a guère de valeur, je dénie à tous ces travaux d’analyse postrévolutionnaires toute valeur autre qu’anecdotique. Tout au plus pourront-ils nourrir les réflexions des historiens dans des décennies, comme reflet de ce que l’on percevait de ce fascinant phénomène politique.
Le plus troublant dans cette déferlante éditoriale est l’optimise unanimement béat des orientalistes. Jean-Pierre Filiu, un de nos esprits « civils » pourtant les plus acérés sur le monde arabo-musulman, sombre ainsi littéralement dans l’angélisme. Faisant la promotion de son dernier ouvrage, La révolution arabe : dix leçons sur le soulèvement démocratique publié chez Fayard il y a quelques jours, le voilà lancé dans un exercice d’auto-conviction qui force l’admiration. Evidemment, les élites françaises ont toujours été douées pour ce genre d’exercice. Des types qui tombent des avions suspendus à des draps ? Ridicule. Comment ça, on ne devrait pas poursuivre les Sarrasins dans la citadelle de la Mansourah ? Tas de dégonflés.
Que nous disent donc M. Filiu et ses camarades, alors que les trois révolutions nord-africaines prennent d’inquiétantes tournures ? Ils nous disent, avec la touchante conviction de spectateurs très – trop ? – proches des acteurs, que tout va bien se terminer, qu’il s’agit d’une défaite historique pour Al Qaïda mais aussi pour les islamistes, que la jeunesse arabe est en marche et qu’elle aspire à nous rejoindre sur les rives enchantées de la démocratie sociale européenne teintée de consumérisme chic (un iPad 2 aux couleurs de l’Egypte ? oui, c’est pour célébrer notre immortelle victoire lors de la Guerre d’Octobre). M. Filiu a même exposé son analyse très tôt, dès le mois d’avril, alors que les cendres étaient encore chaudes, sur le site Internet Rue89, dont il est inutile de rappeler la légèreté, si ce n’est l’incurie.
Pour notre auteur, les revendications des manifestants des révoltes arabes relèvent de nos valeurs (transparence, lutte contre la corruption, partage du pouvoir et des richesses, élections libres) et ne présentent aucune caractéristique pouvant les lier à l’islam radical. Il est permis d’en douter, ou du moins de faire une poignée de remarques. Il est ainsi parfaitement exact que les révolutions observées en Tunisie et en Egypte se sont déclenchées, contre des régimes à bout de souffle, en raison de leur insupportable niveau de corruption, du blocage de la vie politique et de l’arbitraire policier et judiciaire. Sur ces points, Jean-Pierre Filiu voit juste, et cette proximité avec les revendications entendues en Europe ou en Amérique du Nord le conduit à un excès d’optimisme. Mais ces revendications n’étaient pas les seules. L’hostilité à Israël ou aux Etats-Unis, un antisémitisme virulent, un refus de certaines formes de la modernité sociale européenne (droit des femmes, des minorités religieuses ou sexuelles) et un nationalisme virulent étaient également présents dans les manifestations que j’ai pu observer au Caire.
De même, évoquer avec des trémolos dans la voix la jeunesse des révolutionnaires, le poids des réseaux sociaux ou l’importance des femmes dans les révoltes me semble relever de l’aveuglement, ou de l’escroquerie – même s’il faudra bien parler, un jour, d’ Otpor.
Dans un pays, l’Égypte, où le salaire mensuel est en moyenne de 150 dollars, qui pourra croire que ce sont des millions d’adolescents équipés de smartphones qui ont fait vaciller le régime. Combien peuvent payer des connexions Internet mobiles ? Il ne s’agit pas de nier le rôle de Facebook ou de Twitter, bien sûr, mais de relativiser la représentativité sociale des courageux jeunes hommes et jeunes femmes vus place Tahrir. Comme ailleurs, la révolte a été le fait d’une avant-garde sociale, bourgeoise, qui a pu mettre à bas un système avec le soutien d’une immense majorité de citoyens pauvres. Mais, une fois la poussière retombée, les fossés sociaux refont leur apparition et il suffit de fréquenter le centre du Caire pour voir que la société égyptienne est plus éclatée que jamais, et que la nostalgie d’un ordre certes injuste mais stable est déjà là.
Ce qui m’a le plus troublé, dès les premières semaines de révolte, a été l’empressement des orientalistes français à passer par pertes et profits l’islamisme, le jihadisme, Al Qaïda et les tensions communautaires. Gilles Képel, qui s’était déjà illustré en juin 2001 en annonçant la défaite de l’islamisme, comme je le rappelais malicieusement ici, n’a pas été le dernier à proclamer haut et fort la défaite historique d’Al Qaïda, et son refrain a été repris par Jean-Pierre Filiu. Alors, qui a raté le coche ? Qui saute qui ? aurait immanquablement demandé Fernand Naudin, un homme à qui on ne la faisait pas.
Comme la plupart des formations politiques arabes, les partis islamistes ont en effet raté le départ du train. Mais force est de constater qu’ils ont su rapidement monter à son bord, et il serait bien naïf de croire que cela n’a été possible que par la seule force de leur organisation. Les revendications de ces partis trouvent manifestement un grand écho au sein des révoltés du monde arabo-musulman, et elles complètent à merveille la liste établie par Filiu : fin de la corruption, fin de la violence politique, certes, mais aussi retour à des sociétés traditionnelles, hostilité à Israël, suprématie plus qu’écrasante des musulmans sur les autres communautés religieuses. Sur ce dernier point, d’ailleurs, ne nous méprenons pas. La suprématie de l’islam majoritaire sur le christianisme minoritaire, mais légitimé par l’antériorité historique en Egypte, n’est pas beaucoup plus brutale que les fascinantes considérations de MM. Guéant, Ciotti ou Luca, le si distingué admirateur de la Garde de fer roumaine, au sujet de la place de l’islam au sein de notre pays, fille aînée de l’Eglise.
Au Caire, les Frères musulmans, qui, comme le souligne M. Filu, sont en effet divisés, semblent en passe de constituer au parlement un groupe qui, à défaut de disposer de la majorité absolue, sera en mesure de gouverner grâce à une coalition avec de petits partis islamistes et même avec des formations non religieuses (droite, monarchistes, etc.), à moins que l’armée ne se décide enfin à assumer ses désirs secrets et renvoie tout ce petit monde en prison, mais c’est un autre débat.
Reste que l’enthousiasme de nos orientalistes ne semble pas douché par le retour en force, après quelques semaines de flottement, des partis islamistes. Mieux, ils semblent aveugles et sourds aux signaux qui nous parviennent, de plus en plus forts et nombreux. De l’ancien maire de Tanger rejoignant le Parti de la justice et du développement (PJD) au retour en force d’Ennahda en Tunisie, des poussées islamistes au Mali ou au Sénégal aux ambiguïtés – pour rester poli – égyptiennes au sujet des insurgés libyens ou d’Israël, il est désormais matériellement impossible de balayer avec mépris l’hypothèse de pouvoirs islamistes sur la rive sud de la mare nostrum.
Ce point est d’ailleurs soulevé par Alain Chouet qui, dans son dernier livre évoqué dans Paris Match, retourne à ses vieilles et légitimes obsessions au sujet de l’islamisme politique et de la stratégie d’influence des Frères musulmans. Fin connaisseur du Moyen-Orient, ce vétéran de l’espionnage se trompe pourtant, comme il y a des années, de cible tant le timing des jihadistes et des islamistes est différent. Dire que le terrorisme n’est pas une vraie menace, à l’instar de Percy Kemp – il doit y avoir un truc avec le Liban à ce sujet, il faudra que je cherche – et qu’il faut se concentrer sur l’islamisme politique est un non sens. Les menaces sont différentes dans leur manifestation, leurs objectifs, leurs moyens et leurs méthodes. A la tête du Service de renseignement de sécurité (SRS) de la DGSE, Alain Chouet ne portait, quoi qu’il en dise aujourd’hui, qu’un vague intérêt à la lutte contre les réseaux jihadistes, son passé et sa formation le portant plutôt vers les menaces étatiques (Syrie, Libye, Iran). Il me revient d’ailleurs qu’en juin 2001 seuls quelques analystes acharnés ont empêché cette mystérieuse administration de dissoudre l’équipe qui travaillait sur Al Qaïda… En 2002/2003, d’autres n’auront pas la chance d’être entendus et c’est ainsi que les réseaux jihadistes européens seront suivis, à leurs heures perdues, par une poignée de jeunes fonctionnaires plus conscients que leurs aînés de la nature de la menace…
– (accent corse) Mais enfin, c’est qui, cet Al Qaïda ? Alfredo ? Alberto ? Alphonso ? De quel village vient-il ?
Ce n’est certainement pas au sein d’un service de renseignement qu’Alain Chouet pouvait lutter contre l’islamisme radical non violent. Quand un directeur vous dit ne pas croire aux actions d’influence (sic, et soupir en y repensant), mieux vaut filer au Quai, ou dans un cabinet ministériel. Et quand ceux qui sont au pouvoir confondent sunnites et chiites, il est temps de refaire son passeport et de fuir le plus loin possible…
Ainsi donc, il n’y aurait pas de risque islamiste contenu dans ce printemps arabe qui se prolonge et tourne plus au bain de sang qu’à la fête démocratique. Et ainsi donc ces révolutions illustreraient l’échec d’Al Qaïda. Là encore, le dogmatisme, les idées reçues, une bonne dose d’aveuglement et le refus de voir ou de comprendre pèsent lourd. Quoi qu’on dise, Al Qaïda ne s’est jamais pensée, de prime abord, comme une organisation révolutionnaire. Certains de ses membres les plus prestigieux, comme Ayman Al Zawahiry, ont bien été membres de mouvements nationaux cherchant à renverser un régime, mais plus par la violence ciblée que par une stratégie de conquête soutenue par le peuple. Il n’y a peut-être qu’en Algérie, dans les années 90, que le système a bien failli s’effondrer sur lui-même sous les coups de l’AIS, du GIA et des milliers de maquisards soutenus par une partie de la population.
Gilles Képel, que l’on ne savait pas si porté à la psychanalyse des organisations, estime, dans le calamiteux hors-série du Monde consacré au 11 septembre, que les attentats commis à New York et Washington ont été le chant du cygne, l’ultime coup d’archet, la sanglante illustration de l’échec d’Al Qaïda, une sorte d’hubris jihadiste comme aurait pu l’écrire Michael Scheuer. En réalité, et il me semble l’avoir déjà écrit, les attentats du 11 septembre ont été un spectaculaire lancement du jihad mondial, bien plus efficaces que les attentats du 7 août 98 en Afrique qui avaient suivi la diffusion du mythique communiqué du 23 février 1998 annonçant la création du Front islamique mondial du jihad contre les juifs et les croisés.
Le 11 septembre au soir, alors que personne ne doute de l’identité des auteurs de l’attaque, Al Qaïda a gagné son pari : le jihadisme a remporté, plus qu’une belle victoire opérationnelle, une exceptionnelle victoire symbolique. Désormais, les jihadistes du monde entier savent que frapper l’Empire est possible et qu’ils n’ont qu’à rallier OBL et sa clique. L’intervention en Afghanistan, qui était attendue et conçue comme un piège – et qui avait provoqué de sérieux doutes chez certains chefs jihadistes – constitue évidemment un revers, mais celui-ci n’est que tactique.
L’aveuglement de l’Administration Bush, qui conduira à l’intervention en Irak, et les foutaises à l’œuvre dès les accords de Bonn, en décembre 2001, qui veulent qu’on tente d’implanter en Afghanistan un régime à l’islandaise – brillante idée, vraiment – font qu’au succès initial rencontré le 11 septembre va s’ajouter un succès stratégique majeur qu’il est de bon ton d’ignorer, du côté de Sciences Po ou du Quai. Il suffit pourtant de regarder une carte du monde pour voir quelle ampleur a pris l’influence d’Al Qaïda en dix ans. Dès 2003, nous les appelions des franchises, et elles sont aujourd’hui à la fois nombreuses et en pleine expansion. L’erreur que beaucoup commettent, et que j’ai la prétention de rappeler ici, est donc de voir le 11 septembre comme un fin, dans les deux sens du terme, alors qu’il ne s’agissait que d’un début. Ayman Al Zawahiry, un homme qui a le sens de la formule, parle même à longueur de communiqués, d’une avant-garde de la conquête. Al Qaïda n’est pas un mouvement révolutionnaire, Al Qaïda est le mouvement qui se veut l’éveilleur de conscience, le déclencheur d’un séisme qu’il n’entend même pas contrôler mais juste initier. Alors, oui, Al Qaïda n’est pour rien, au moins directement, dans le déclenchement du printemps arabe. Les historiens, et non les chroniqueurs quotidiens, jugeront peut-être que l’intensification de la répression par les régimes arabes de l’islam radical depuis 2001 a exaspéré les populations jusqu’au point de non-retour.
Et que nous dit cette carte du monde, qu’on ne devrait jamais quitter des yeux ? Elle nous dit que le jihad se porte bien, merci, que l’efficacité des services occidentaux, et singulièrement de ceux de l’Empire, porte des coups réguliers mais que, inquiétant signe des temps, de nouveaux fronts apparaissent sans que d’autres s’éteignent vraiment…
En Algérie, Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), née en 2006/2007 d’un GSPC tournant au ralenti rayonne désormais jusqu’au nord du Nigeria, malgré le scepticisme de certains observateurs. Boko Haram a même changé son nom en décembre 2010 et est devenu le Groupe sunnite pour la prédication et le jihad (GSPJ), un bel hommage aux vétérans du jihad algérien.
Au Yémen, Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), deuxième émanation d’un mouvement qui avait lancé le jihad en Arabie saoudite en mai 2003 et avait été laminée par les services saoudiens – des poètes, soit dit en passant – a ressuscité et, après avoir été quelques mois Al Qaïda au Yémen, est de nouveau une menace régionale majeure. L’Empire considère même ces braves garçons comme le groupe jihadiste le plus innovant et le plus dangereux de la mouvance.
Il se murmure avec insistance qu’AQPA aurait même pris le contrôle, depuis plusieurs semaines, d’une ville du sud du Yémen, Zinjibar, juste en face de la Somalie des Shebab, ces charmants bambins qui ont, eux aussi, prêté allégeance à Al Qaïda et au bon docteur Zawahiry et ont frappé en Ouganda.
On pourrait aussi parler des cellules jihadistes de Gaza ou du Sinaï, ou de la renaissance d’Al Qaïda en Irak (AQI), pompeusement appelée Etat islamique d’Irak (EII), ou de la montée en puissance des groupes turcophones, qu’il s’agisse du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), de l’Union du jihad islamique (UJI) ou du fascinant Front islamique du Turkestan oriental, actif au Xinjiang. Et il reste les petites frappes d’Abou Sayyaf , aux Philippines, les combattants du sud de la Thaïlande, les très performants membres de la Jemaah Islamiyaa (JI) indonésienne. Pour ceux qui voudraient saisir toute la fascinante complexité d’une mouvance jihadiste qui n’en finit pas de s’adapter, je ne peux que renvoyer aux remarquables travaux d’Aaron J. Zelin, fondateur de Jihadology.
Tout cela m’incite à ne pas suivre Jean-Pierre Filiu quand il déclare, dans La Croix, qu’il faut se libérer des œillères d’Al Qaïda. Le printemps arabe n’est pas l’échec d’Al Qaïda, il pourrait même devenir son nouveau souffle, que les nouveaux régimes tolèrent mieux le jihadisme (en Egypte, en Libye) ou que le chaos lui apporte du sang neuf (en Syrie, au Yémen). On verra bien si c’est la paix pour notre époque et si les Ardennes sont infranchissables.
On nous prie d’annoncer le décès d’Atiyah Abdelrahman, citoyen libyen, adjoint du bon docteur Ayman Al Zawahiry et idéologue du jihad.
– Jihadiste, faut reconnaître, c’est pas une sinécure, doit-on encore entendre dans les salons de thé de Peshawar.
Et il doit bien se trouver un type au front un peu bas pour répondre d’un air entendu :
– Ouais, c’est pas faux.
Atiyah Abdelrahman était pourtant une personnalité attachante. Vous trouverez sans peine sur YouTube quelques réjouissantes vidéos dans lesquelles ce cher disparu vante les mérites de la guerre sainte, les avantages de la lapidation ou l’impérieuse nécessité de tuer des juifs et des croisés. Il faut dire que notre homme était une pointure, une véritable légende du jihad – pensez donc, il savait lire et écrire – à la vie déjà aventureuse.
Membre du Groupe islamique combattant libyen (GICL), il était réputé avoir une connaissance précieuse de la mouvance islamiste radicale maghrébine et avait même effectué un séjour plutôt mouvementé au sein du GIA au début des années ’90, une expérience semble-t-il assez cuisante.
Homme de confiance, il avait aussi joué un rôle central dans le rapprochement entre Abou Moussab Al Zarqawi, le boucher de Bagdad, et les esprits raffinés d’Al Qaïda réfugiés au Pakistan (cris de la foule : « Au Pakistan ? Honteuse calomnie sioniste ! »). Il aurait même eu le courage de retourner en Algérie au début des années 2000 afin d’y convaincre les chefs du GSPC de se rallier au fier étendard d’Oussama Ben Laden. Bref, une épée. Et, mais vous l’aviez noté, Atiyah Abdelrahman est mort alors que des inquiétudes, déjà anciennes, ressurgissent au sujet du poids des jihadistes au sein de la rebellion libyenne. Même le roi Abdallah d’Arabie saoudite, qui s’y connaît, a récemment affirmé que des membres d’Al Qaïda s’étaient glissés parmi les insurgés (notre jeu de l’été : saurez-vous les retrouver ?)
Seulement voilà, il se trouve que l’Empire veille au grain et entend frapper sans relâche les cadres d’Al Qaïda. Assassinat ciblés ? Si vous voulez.
Dix ans près les ricanements d’observateurs qui pensent qu’on recrute des sources avec de petits bouts de bois qui frémissent, ou qui imaginent qu’il y a de l’espace pour une négociation avec des jihadistes enragés, les services impériaux maîtrisent admirablement un processus opérationnel qui leur permet d’éliminer régulièrement des responsables taliban ou jihadistes à l’aide de drones, vous savez, ces petits avions armés et sans pilote dont la France ne dispose toujours pas – une preuve supplémentaire de leur grande pertinence.
Ce qu’il y a d’assez troublant dans cette campagne d’éliminations, à mon sens, c’est que l’Empire semblerait commencer à croire que la victoire est au bout du Hellfire (AGM-114 pour les maniaques qui me lisent, et je sais que vous êtes là).
De fait, viendra bien un moment où le bon docteur Ayman ouvrira une lettre piégée (« Ne l’ouvrez pas ! » serait le conseil de Farès) et où plusieurs de ses aimables subordonnés auront de regrettables accidents de voiture. Il faut dire que les routes ne sont pas sûres au Pakistan ou au Yémen. Mais ces quelques décès d’hommes pieux suffiront-ils à éteindre l’incendie ?
Au nord du Nigeria, les sympathiques agités de Boko Haram ont déjà une réponse. Comme leurs amis des Shebab de Somalie, d’ailleurs. Ou les garnements du sud de la Thaïlande. Enfin, on ne va pas se plaindre en plus, non ? La guerre est déjà longue, mais elle n’est pas finie.
Pour ma part, je suis sensible au geste de mes amis de Langley qui ont choisi de « retirer » d’Atiyah Abdelrahman un 22 août, jour anniversaire de la mort de mon père, un homme dont la main n’aurait pas tremblé. Merci, les gars.
Difficile d’y échapper, ces jours-ci, et ça ne va pas s’arranger. « Où étiez-vous le 11 septembre ? » me demande-t-on sur Facebook, mais je n’ai pas le droit de répondre franchement. Télévisions, radios, presse écrite, grandes voix du monde universitaire, tout le monde s’y met pour commémorer les attentats du 11 septembre 2001.
Je ne vais certainement pas écrire que l’événement ne mérite pas qu’on l’étudie ou que l’on évalue ses conséquences. Qu’on le veuille ou non, quelles que soient notre opinion des Etats-Unis, ces attentats ont entraîné de profonds bouleversements géopolitiques sur lesquels il a déjà été beaucoup dit. Cet été, Le Monde a été le premier à dégainer et à publier un hors série sobrement intitulé La décennie Ben Laden.
L’idée de dépasser les attentats, dont on sait à peu près tout grâce aux différentes enquêtes du Sénat impérial, et malgré les piaillements de Thierry Meyssan et de sa bande de nazillons-ultragauchistes-islamistes, n’est pas mauvaise. Au lieu de nous répéter des choses que nous savons déjà, mieux vaut tenter d’avancer un tant soit peu. En un peu moins de 100 pages, La décennie Ben Laden revient donc sur le sens de ces attentats (interview un peu courte de Gilles Képel, par exemple) et s’organise en quatre chapitres : Le choc, La riposte, L’ennemi, et L’après.
L’ensemble ne manque pas d’intérêt, mais il est permis de s’étonner de la légèreté avec laquelle certains journalistes écrivent et, manifestement, ne se relisent pas et ne sont pas relus. Pourtant, et gratuitement, nous sommes quelques uns à pouvoir rapidement corriger, non pas les opinions exprimées – évidemment ! – mais simplement quelques erreurs ou omissions qui ne font pas sérieux. De là à penser que le hors-série a été construit à la va-vite, il y a un pas que je refuse de franchir. Reste la déception. Par exemple, dans l’article consacré à mes chers amis d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), affirmer que sept otages français ont été enlevés au Niger en septembre 2010 est une erreur (p. 74). Parmi les sept personnes enlevées figuraient cinq Français, un citoyen togolais et un ressortissant malgache. On me pardonnera cette précision un peu tatillonne, mais il me semble que l’on peut rendre justice aux otages non-français. Ils n’ont pas eu moins peur, ils n’ont pas été mieux traités, et je ne vois pas de raison de passer à la trappe leur nationalité. C’est ce qui arrive quand on ne se relit pas, comme aurait pu le dire Walter Sobchak.
De même (p. 15), on aimerait être certain que Corinne Lesnes, quand elle énumère les attentats commis contre les démocraties, ne confond par les attaques contre les trains de Bombay/Mumbai de juillet 2006 et l’assaut de novembre 2008 contre la capitale économique indienne. On lui laisse le bénéfice du doute, par pure bonté d’âme.
C’est pp. 28 et 29 que le hors-série touche véritablement le fond. Sous un titre prometteur, « Les principaux attentats depuis 1998 commis, attribués à ou inspirés par Al Qaïda », une ambitieuse infographie tente de nous montrer le caractère planétaire de la violence jihadiste. Il s’agit en fait d’un véritable naufrage. Où sont les attentats commis dans le Sinaï depuis 2004 par les cellules jihadistes égyptiennes ? N’y a-t-il pas eu d’autres attentats en Arabie saoudite que les deux attaques de 2003 rappelées ici ? Et les attentats d’Istanbul de novembre 2003 contre les intérêts britanniques (consulat, HSBC), la communauté juive et les francs-maçons turcs ? Mystère. Pourquoi ne pas mentionner les attentats de 2003, 2004 et 2009 à Djakarta ? Et les attentats au Mali et en Mauritanie contre nos ambassades ? Et les attentats en Ouganda commis par les Shebab – dont je rappelle quand même qu’ils ont reconnu l’autorité d’Al Qaïda ? Et les nombreux attentats au Yémen (2007, pour commencer ? non, vraiment, ça ne vous dit rien ?) ? Et pourquoi ne pas parler des opérations ratées (paquets piégés envoyés par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique – AQPA – aux Etats-Unis il y a un an) ou des types recrutés par les Taliban pakistanais (TTP) qui voulaient faire exploser un véhicule à Times Square ? L’exhaustivité est évidemment impossible et sans intérêt dans un document destiné au grand public, mais si le but est de montrer à quel point la menace peut-être mondiale et évolutive, un minimum d’ambition est le bienvenu. Et qu’on ne me dise pas que certaines données sont confidentielles, car tout ce que je viens d’énumérer se trouve dans le domaine public. Si, en revanche, la sélection est assumée, je suis obligé de m’interroger sur sa pertinence et ses objectifs.
Il n’échappera pas à la sagacité des lecteurs affutés que vous êtes que la sélection d’ouvrages figurant en dernière page (p. 98) réserve une place de choix à Gilles Képel, dont l’interview ouvre le hors-série, à Jean-Pierre Filiu et même à Mathieu Guidère (cité à mon sens un peu trop souvent), et surtout à des ouvrages devant paraître à l’occasion du 11 septembre prochain. Tout cela ressemble fort à de la promotion plus ou moins déguisée, ce qui est d’autant plus décevant que, du coup, Olivier Roy ou Hélène L’Heuillet ne sont pas mentionnés, une lacune plutôt inquiétante.
Je me permets d’ailleurs une remarque sur l’interview de Képel. Notre superstar de l’islamisme, qui avait quand même raté le coche en 2001 avec Jihad, expansion et déclin de l’islamisme mais qui a su rebondir avec Fitna, guerre au cœur de l’islam, reste un incorrigible optimisme et il est même permis de se demander s’il n’est pas le jouet de ses convictions. Autant lire les travaux de Michael Barry ou, une fois encore, de Roy, plus réalistes ?
Les convictions de Gilles Képel reposent cependant sur un savoir magistral et une pratique minutieuse du Moyen-Orient, ce qui lui donne une légitimité que d’autres n’ont pas. Le Télérama de cette semaine, titré avec un remarquable sens de l’anticipation « Dix ans » (pas mal, pour le numéro du 17 août), comprend une interview du grand écrivain américain Jonathan Franzen. Sauf négligence de ma part, cet admirable homme de lettres ne compte pas parmi les hommes dont les avis font autorité sur l’islam radical, la contre-guérilla, la lutte contre le terrorisme et la macro-économie. Pourtant, c’est avec l’aplomb des grands artistes que M. Franzen, interrogé sur le 11 septembre (et pourquoi pas sur la bataille de Lépante ? on se le demande) se permet d’asséner une vérité jusque là secrète : la récession économique mondiale est due à l’intervention américaine en Irak en 2003. Vous ne le saviez pas ? Il fallait demander.
Et non content de nous avoir appris quelque chose, il va plus loin en nous rappelant, sots que nous sommes, que les attentats du 11 septembre 2001 (un peu moins de 3.000 morts) n’ont pas été plus meurtriers que les routes de certains pays. Donc, nous dit-il, pourquoi faire tant de bruit ? L’argument n’est pas neuf, et Percy Kemp, que l’on a connu plus pertinent, l’avait lui-même invoqué dans Le Monde l’année dernière au moment des alertes terroristes en Europe. Franzen, par sa remarque, se met au niveau d’une Marion Cotillard ou d’un Jean-Marie Bigard, dont les avis sur le 11 septembre font autorité, comme chacun sait.
En réalité, pourquoi cet argument est-il d’une stupidité abyssale, d’une pauvreté intellectuelle qui ferait passer le JT de TF1 pour un cours d’Umberto Eco au Collège de France ? Mais parce qu’il n’y a aucun rapport !
On ne lutte pas contre le terrorisme à cause du bilan humain – il n’y a pas eu de mort en France depuis 1996, alors on démonte la DCRI et le B-LAT ? – mais à cause de l’insupportable menace que le terrorisme fait peser sur notre souveraineté nationale et de la non moins insupportable menace IMPREVUE qu’il fait peser sur nos vies. La question du bilan a été longtemps accessoire, jusqu’aux attentats des années 90s en Afrique ou des années 80s au Liban. Elle ne l’est plus à cause du 11 septembre et des projets non conventionnels des uns et des autres. Le terrorisme a d’abord pour but de faire pression sur nos gouvernements et sur nous afin de changer nos politiques. C’est cette pression, dénuée de toute légitimité, que nous combattons, cet assaut contre nos libertés et notre libre-arbitre. Conduire une voiture comprend des risques auxquels nous sommes sensibilisés par les autorités et dont nous avons conscience. En partant en vacances en voiture, nous savons que le risque existe et cette connaissance nous permet, pour ceux d’entre nous dotés d’un cerveau et dont le pénis n’a pas la forme d’une poignée de vitesse, d’adopter un comportement responsable sur la route. Si le risque est insupportable (essayez donc de conduire à Alger ou au Caire !), nous pouvons différer notre voyage, choisir un chauffeur plus expérimenté que nous, ou adopter un autre mode de transport.
Mourir sur la route peut parfois être la conséquence d’un enchaînement de petits événements (défaut d’entretien, pluie soudaine, que sais-je ?) aboutissant à un accident sans réel responsable. L’attentat terroriste est au contraire une action volontairement et aveuglément meurtrière. J’accepte le risque de mourir en voiture, et je fais mon possible pour l’éviter même si je sais que le danger persiste, mais je refuse l’idée même de mourir en prenant le métro pour aller au cinéma car je dénie toute légitimité à ceux qui veulent faire pression sur mon gouvernement et mes concitoyens en me tuant, ainsi que les autres voyageurs. L’attentat terroriste est une oppression, et comparer le bilan des attentats du 11 septembre aux chiffres de l’insécurité routière est une insulte aux victimes et à notre intelligence.
Je vous laisse à la lecture du hors-série du Monde, mais je vous ai prévenus.
Les temps sont durs pour Al Qaïda. Quelques semaines après la mort d’Oussama Ben Laden, abattu le 2 mai par les brutes sanguinaires (ne le sont-elles pas toutes ?) de la Navy SEAL Team 6 dans sa villa pakistanaise, quelques jours après la cruelle disparition, le 3 juin, de Mohamed Ilyas Kashimiri, un autre charmant bambin, voilà que Fazul Abdallah Mohammed, le Keyzer Söze d’Al Qaïda en Afrique de l’Est, est mort à Mogadiscio, le 7 juin dernier. « L’accident bête », aurait pu dire Pascal, puisque notre homme a été abattu à un barrage des forces du gouvernement de transition alors qu’il venait de réaliser qu’il tenait à l’envers sa carte de Mogadiscio. Comme quoi, nos épouses ne sont pas les seules à ne pas savoir lire une carte.
Opérationnel de grande qualité – mais peut-être un peu juste question topographie, artificier à ses heures, concepteur imaginatif de plusieurs attentats fondateurs (contre les ambassades de l’Empire en Tanzanie et au Kenya le 7 août 1998, contre l’hôtel Paradise et un avion de ligne israélien à Mombasa le 28 novembre 2002), Fazul était aussi un des chefs militaires des Shebab somaliens, au profit desquels il jouait le go between avec Al Qaïda et Al Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).
Fazul, qui avait décidément toutes les chances, était traqué par l’Empire depuis 1998, et on se souvient encore, aux Comores, de l’arrivée par vol spécial de dizaines d’agents FBI en août 1998. De mauvaises langues suggéraient même que notre turbulent garçon disposait de soutiens amicaux au sein de l’Etat comorien, une accusation odieuse que nous ne saurions diffuser à notre tour.
L’Empire a tout essayé, et on a bien cru, en juillet 2004 que son compte était bon lorsque les services pakistanais, amicalement secondés par les gens de Langley, ont mis la main sur Ahmed Khalfan Ghailani, un proche camarade de Fazul, après une belle fusillade près de Gujrat. Les données découvertes dans les ordinateurs de Ghailani avaient alors permis à la CIA et au SIS britannique de frapper les réseaux pakistanais présents au Royaume-Uni, mais rien ne fut découvert au sujet de Fazul.
Le 1er janvier 2009, un drone de l’Empire rappela brutalement à Dieu, lors d’un raid au Pakistan – vous savez, notre si précieux allié contre Al Qaïda – Fally Mohamed Ally Msalam, un des chefs militaires de l’organisation dans le pays, et son adjoint, Ahmed Salim Swedan, un autre proche de Fazul.
Hélas, l’insaisissable comorien restait introuvable. Pourtant, la traque ne faiblissait pas. De mystérieux raids étaient conduits en Somalie depuis de lointaines bases du Golfe ou depuis Djibouti – ah, ces paires de F-15E en bout de piste… Mieux, en janvier 2006, l’Empire, qui ne renonce jamais et ne lésine guère sur les moyens, avait financé l’invasion de la Somalie par l’Ethiopie. En vain.
Et voilà que ce pauvre garçon rate sa sortie en se perdant dans Mogadiscio… Les plus soupçonneux y verront sans doute la marque d’une odieuse manœuvre de l’Empire. Pour ma part, et sans exclure une participation de services spéciaux, je vois dans cette pitoyable fin une nouvelle illustration de ce facteur humain que j’ai tant observé par le passé. Forcément, en contemplant la dépouille de Fazul, on ne peut pas non plus s’empêcher de repenser à tous ces raids aériens lancés trop tard, à ces opérations héliportées décommandées, à ces complots plus ou moins sérieux, à ces projets d’enlèvement irréalisables, à ces attentats aux bilans catastrophiques, et à ces destructions en cachette de quelques télégrammes gênants.
De simples péripéties, sans doute. Enfin, on ne va pas le pleurer, n’est-ce-pas ?
Le 4 mai dernier est sorti un péplum, ce qui n’arrive pas si souvent, même si Gladiator (2000, Ridley Scott) avait donné un sacré coup de jeune au genre.
Inspiré du roman pour adolescent de Rosemary Sutcliff, L’aigle de la 9e légion nous conte la quête d’un jeune Romain au nord du mur d’Hadrien, en Ecosse, à la recherche d’une précieuse relique et de la trace de la IXe légion, disparue vingt ans plus tôt.
Récit d’initiation au rythme lent, sans beaucoup d’action, le livre offre à ses jeunes lecteurs une agréable initiation au monde romain, en particulier celui de la frontière, où conquérants et conquis cohabitent tant bien que mal. Kevin Macdonald a, pour sa part, opté pour un authentique film de genre et le scénario tourné prend de grandes libertés avec le roman, privilégiant la quête et les scènes d’action. Tout le monde n’est pas Terence Malick.
Kevin Macdonald est cependant un cinéaste talentueux (Un jour en septembre en 1999, Le dernier roi d’Ecosse en 2006, Mon meilleur ennemi en 2007, Jeux de pouvoir en 2009) et on se laisse prendre au jeu. La disparition de cette légion – pour mémoire, les historiens estiment désormais qu’elle a disparu lors d’une guerre contre les Parthes ou lors d’une révolte juive en Judée – a inspiré un autre film, Centurion, de Neil Marshall (Dog soldiers, 2002), sorti l’année dernière et qui, lui, assume pleinement son choix du divertissement – enfin, moi, en tout cas, voir des Romains et Pictes s’entretuer, ça me distrait.
Il m’a semblé, à la vision de ce film, que l’embuscade tendue aux valeureux légionnaires rappelait le déroulement supposé de la mythique bataille du Teutobourg, qui vit trois légions littéralement massacrées par des Germains et qui conduisit Auguste à s’exclamer « Vare, legiones redde » (merci de réviser votre vocatif). Yann Le Bohec, le grand spécialiste français de l’armée romaine a d’ailleurs consacré un petit ouvrage à cette bataille, mais je dois avouer que sa lecture m’a rebuté tant le style est plein de morgue à l’égard du lecteur.
La démarche de la collection dans laquelle a été publiée cette courte étude est certes d’apporter au grand public un éclairage scientifiquement étayé, mais fallait-il pour autant adopter ce ton hautain ? On en doute, et d’autant plus qu’il faut déplorer l’absence de toute réflexion stratégique sur les conséquences de cette lourde défaite romaine sur la suite de la l’Empire. Il suffit pour s’en convaincre de regarder une carte d’Europe pour noter à quel point le maintien d’une Germanie non romanisée a pesé sur les frontières de Rome. Bref, on pourra toujours se consoler en consultant quelques ouvrages de référence.
Ce sera surtout l’occasion de lire ou de relire le remarquable roman de Gillian Bradshaw, L’aigle et le dragon, ou, pour les plus jeunes, L’affaire Caïus, d’Henry Winterfeld.
Et voilà, l’Empire a réussi à faire payer le grand tout maigre. « Justice a été faite », a annoncé l’Empereur, en homme qui n’a décidément pas été émasculé par son Nobel de la Paix. C’est à ces petits détails qu’on sépare les vrais mecs des demi-sels, mais, franchement, on n’y croyait plus. D’ailleurs, pour tout dire, on le croyait mort, l’excité de l’Hadramaout, emporté par une vilaine turista quelque part dans les zones tribales pakistanaises ou ravagé par une vilaine MST dans un claque de Tijuana ou une clinique du Montana.
En 2006, les Saoudiens avaient même plutôt l’air sûrs de leur coup quand ils évoquaient une sépulture dans les montagnes et puis quand même, il reste une question : pourquoi diable Oussama a-t-il disparu de la circulation comme ça, d’un coup, pour ne plus laisser transpirer que des enregistrements moisis ? Evidemment, un esprit suspicieux comme le mien pourrait suggérer que les services saoudiens avaient sciemment laissé filtrer de fausses informations afin de donner un peu de répit au rejeton le plus turbulent du clan Ben Laden. Après tout, l’Arabie saoudite n’a découvert que sur le tard à quel point le jihadisme n’avait rien de sexy, et elle avait longtemps observé avec tendresse les agissements de cette bande de quadragénaires vivant chichement en Afghanistan dans des grottes et des camps de toile et rêvant d’abattre l’Empire. Il ne faut pas mépriser la camaraderie des tranchées, je sais, mais quand même. Peut-être Oussama en avait-il eu assez de toute cette violence, de toute cette pression, un peu comme Odile Deray ?
Quoi qu’il en soit, pendant qu’Oussama Ben Laden observait le silence blasé de celui qui n’a rien à prouver, le bon docteur Ayman se glissait avec talent dans les habits de chef d’Al Qaïda, et c’est à lui qu’on doit donc les grandes évolutions idéologiques et stratégiques du groupe, comme je l’ai exposé ici ou là. Contrairement aux affirmations des dizaines d’experts plus ou moins compétents et inspirés qui se succèdent dans les médias depuis l’attentat de Marrakech et qui étaient donc en place quand la nouvelle est tombée, Ben Laden n’a jamais été le théoricien du jihad. Leader charismatique porté par une vision, il s’est toujours appuyé sur des idéologues originaires du Moyen-Orient (Abou Koutada al Filastini, Abou Hamza al Masri, Abou Walid, Abou Moussab al Suri, tous de sympathiques théologiens ouverts sur le monde) pour mettre en musique ses projets.
Obsédé par l’Empire, Oussama Ben Laden avait quasiment trahi ses camarades du Machrek, plutôt obsédés par Israël, et Abou Zoubeida avait même confié à ses interrogateurs de la CIA que de réelles tensions étaient apparues à la fin des années 90 au sein de l’état-major d’AQ à ce sujet. Fort heureusement, fin tacticien, OBL avait su apaiser ses amis par quelques opérations de belle facture. Quel homme, quand même.
Et lundi matin, à l’heure où blanchit le campagne, voilà que j’apprends qu’Oussama a été tué par une équipe de SEALS, non pas dans les rugueuses campagnes pakistanaises près de la frontière afghane, mais au nord d’Islamabad, dans une ville, Abbottabad, qui abrite, excusez du peu, l’académie militaire nationale (PMA). Entouré d’élèves officiers et de militaires à la retraite, Oussama serait donc passé inaperçu toutes ses années, alors que tous les services de renseignement un tant soit peu sérieux savaient depuis au moins 1998 que l’ISI n’avait JAMAIS cessé de soutenir les Taliban, Al Qaïda, les groupes cachemiris et quelques autres rigolos. L’Inde a même émis des mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de deux membres de l’ISI pour leur rôle dans l’assaut lancé contre Bombay/Mumbai en novembre 2008. Et n’importe quel analyste de l’OTAN vous dira que les insurgés afghans – ce terme est proprement insupportable tant il passe sous silence le radicalisme religieux – n’ont jamais cessé de recevoir l’aide du Pakistan.
L’année dernière, Hilary Clinton avait même glissé, en public, qu’à son humble avis Oussama Ben Laden vivait au Pakistan. Naturellement, à Islamabad, on s’était ému, on avait protesté de sa bonne foi, on avait appelé à une pleine et entière coopération internationale, les habituelles foutaises servies par un gouvernement qui, au mieux savait qu’il n’avait aucune prise sur ses propres services secrets, ou qui, au pire jouait un double jeu éhonté avec les Occidentaux. Déjà, en 2003, au Quai, on riait des déclarations d’une délégation pakistanaise, incarnation de la vertu bafouée : « Des camps terroristes chez nous ? Mais il n’y en a jamais eu. D’ailleurs, on les a tous démantelés ». Non seulement c’était idiot, mais en plus c’était faux…
La duplicité d’Islamabad depuis le début de l’intervention occidentale en Afghanistan était donc telle qu’il semblait exclu d’informer qui que ce soit du raid contre Oussama Ben Laden. A quoi bon tenir secrète une opération au sein de ses propres forces pour en informer le pire allié qui soit ? Laissons le général Heinrich, interviewé dans Le Parisien, le quotidien qui fait l’opinion au pays des Lumières (ici), à ses évaluations et persistons à penser que l’opération Geronimo a bien été conduite sans un mot au Pakistan. Et réjouissons nous de ce silence, réel ou souhaité, car on imagine sans mal quelle aurait été la réaction de la rue pakistanaise, connue pour son amour de l’Occident et sa retenue lors des manifestations de sa colère… Finalement, le silence de l’Empire épargne un partenaire ambigu mais précieux, du moins pour l’instant.
Déjà, les conspirationnistes sortent du bois et, profitant de la diffusion par la presse pakistanaise d’une photo trafiquée, se laissent aller à leur hobby de prédilection. Le choix est vaste : Oussama était déjà mort, il avait été capturé il y a des mois et l’opération de l’Empire n’a été montée que pour servir les intérêts d’Obama, Oussama n’a jamais été qu’un agent de la CIA en mission d’infiltration profonde, Oussama était une drag queen de Sidney (« Priscilla, moudjahiddine du désert » ?), Oussama était un droïde de protocole parlant 6 millions de formes de communication, Oussama était le frère jumeau de Timothy McVeigh etc. Ce qui reste fascinant est la prodigieuse imagination et l’absence totale de cohérence de nos émules de Dan Brown, mais il s’agit ne pas perdre de temps avec ces analystes de pacotille ou ces experts de troisième zone, et on pourra se contenter des hilarantes contributions de Slate.fr.
Donc, il est mort, et si certains en doutent, ses fidèles, eux, commencent à le pleurer. Les cadres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), un temps abasourdis, se sont repris et nous ont promis une vengeance à la hauteur de l’affront. Enfin, un peu d’action, ne peut-on s’empêcher de penser. Il faut dire que la branche yéménite d’Al Qaïda a une autre allure que les petites frappes d’Abou Sayyaf, les lointains cousins de Mindanao, mais on y reviendra.
Donc, disais-je, Oussama est mort. « On meurt pas forcément dans son lit », disait Raoul Volofoni, qui s’y connaissait. Il a été abattu par un membre de la Team 6 des Navy SEALS, une unité de la marine impériale appartenant aux Forces spéciales et présentée au grand public par deux abominables navets, Navy Seals – les meilleurs (tout un programme, 1990, Lewis Teague) et GI Jane (1997, Ridley Scott).
Alors, exécuté, Oussama ? Oui, probablement, mais ça dérange qui, exactement ? Capturer vivant le fondateur d’Al Qaïda aurait été, au-delà de la posture juridique et morale qui veut qu’on garantisse un procès impartial à l’accusé et qu’on préserve sa vie, un authentique et durable cauchemar. Partout, des jihadistes auraient pris des otages, réclamé la libération du héros, fait sauter avions et trains, des milliers d’avocats se seraient battus pour défendre l’homme le plus traqué de l’histoire, les témoins auraient été innombrables, les débats seraient rapidement devenus incompréhensibles, interminables, et surtout trop sensibles.
Ben oui, la CIA a joué avec le feu dans les années 80, et nous avec elle.
Ben oui, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Pakistan avaient reconnu les Taliban et n’ont pas tenu compte des sanctions décidées par les Nations unies.
Ben oui, la France n’a pas osé expulser les attachés religieux saoudiens qui faisaient en 1998 la tournée des mosquées clandestines en banlieue pour chauffer les foules.
Ben oui, les Britanniques ont toléré le Londonistan sur leur sol jusqu’à la vague de départs vers l’Afghanistan, en juin 2000, de quelques unes de ses figures. Et ils avaient même recruté quelques jihadistes de valeur…
Ben oui, la Chine commerçait avec les Taliban jusqu’au 11 septembre.
Ben oui, c’est l’armée pakistanaise qui a détruit les Bouddhas de Bamyan et qui a entrainé les tueurs de Bombay.
Ben oui, les Allemands ont mis plus de dix ans à reconnaître que les terroristes actifs sur leur sol n’étaient pas de petits délinquants maghrébins mais des jihadistes enragés.
Ben oui, les attentats de Moscou en 1999 sont un montage de M. Poutine, le démocrate exigeant qui a su associer à son refus de la guerre en Irak MM. Chirac et de Villepin.
Ben oui, les groupes jihadistes libanais ont été financés par les Saoudiens, avec l’accord tacite de la France, pour nuire à la Syrie.
Ben oui, c’est parfois avec des gifles qu’on obtient des renseignements.
L’option d’un procès était donc inenvisageable pour l’Empire, et j’imagine les ravages dans les opinions arabes et occidentales qu’auraient provoqués les révélations plus ou moins tronquées qui auraient garni les débats. L’élimination d’OBL présentait par ailleurs plusieurs avantages :
– évidemment, il s’agit d’un vrai succès personnel de l’Empereur ;
– de plus, les circonstances de l’assaut ont permis de déciller les yeux de certains journalistes – tout le monde ne peut pas avoir la clairvoyance de l’équipe de Rendez-vous avec X – qui découvrent, ou font mine de découvrir, que le Pakistan n’est pas notre meilleur allié dans la guerre contre Al Qaïda et sa clique de cinglés ;
– surtout, il s’agit d’un message très clair envoyé à tous les jihadistes, et c’est ainsi qu’il faut traduire le fameux « Justice has been done » : ça a pris dix ans, nous avons tâtonné, nous avons hésité, nous avons dépensé des fortunes, nous avons perdu des hommes, nous avons tué des innocents, mais au bout du compte, nous l’avons trouvé et nous l’avons tué. La déclinaison planétaire d’une affaire comparable à la mort de Khaled Kelkal, en quelque sorte.
Peut-être aussi faut-il prendre en considération le facteur humain. Quand on connaît les modes opératoires des forces spéciales, et plus particulièrement ceux des SEALS, il ne faut pas s’étonner que ça ait un peu rafalé. Surentraînés, surmotivés, surarmés, les hommes de la Team Six n’ont sans doute pas beaucoup hésité à tirer quand Oussama Ben Laden a bougé la main. Go ahead, Osama, make my day…
Seulement voilà, quand on est l’Empire, on fait attention, on fait des efforts, on essaye de calmer le jeu, et un conseiller a sans doute pensé : nous ne sommes pas des Russes massacrant des Tchétchènes, donc, pas de colliers d’oreilles ou de doigts, pas de vidéos idiotes comme à Abou Ghraïb, on va la jouer finement. On va lui donner une sépulture correcte, on ne va pas inonder le monde de photos qui seraient autant de trophées malsains, on va se montrer responsables. Et la dépouille d’OBL a donc été inhumée en mer, au large du Pakistan, après une courte cérémonie à bord du porte-avions USS Carl Vinson, une modeste barcasse. Seulement voilà, c’était compter sans le soin maniaque que portent de nombreux responsables musulmans au strict respect de rites funéraires. On ne plaisante pas avec ça, les amis. Les Arabes, peuple du désert, ne jettent pas leurs cadavres en mer, ils les inhument avec soin.
– Ben oui, mais les marins ? Les copains de Sindbad ?
– Mon cher ami, les copains de Sindbad, comme vous dîtes, ne mouraient tout simplement pas en mer. Il suffit de faire des efforts, voilà tout.
On imagine la consternation des stratèges de l’Empire, réunis là-bas, à Washington. Bon Dieu, les marins musulmans ne meurent pas en mer, la poisse ! Non mais vous imaginez ? En voulant éviter de créer un point de ralliement et de recueillement pour les jihadistes et autres fanatiques, nous avons fait pire, nous avons heurté la foi de millions de croyants.
En effet, ça n’est pas de chance. Il y en aura toujours pour protester, pour se demander à haute voix pourquoi le recteur d’Al Azhar ne trouve pas déplacés les massacres de chrétiens au Soudan, ou lamentables les crimes d’honneur au Pakistan, ou honteux les attentats contre les églises en Indonésie, ou scandaleux les tirs de missiles antichars sur les bus de ramassage scolaire israéliens, mais ceux qui feraient ces objections mélangeraient tout, amalgameraient, se tromperaient lourdement. Dont acte. Bien penser à ajouter « on n’inhume pas un musulman en mer » à la fameuse sentence indienne rapportée dans une aventure de Lucky Luke « un Apache ne combat pas la nuit » (ça aussi, c’est bon à savoir).
Les plus vicieux, dont je m’honore de faire partie, poursuivront même leur questionnement. Par exemple :
– s’il n’était pas mort, vous ne croyez pas qu’il aurait appelé l’AFP, comme les petits malins d’AQPA au Yémen, ou CNN, comme les comiques des Shebab somaliens ?
– et en quoi c’est si grave d’avoir abattu un terroriste quand on coupe les têtes avec une belle cadence en Iran ou dans la riante Arabie saoudite ?
– et au fait, pourquoi Oussama Ben Laden était-il un héros si les attentats de New York et de Washington – et d’ailleurs, d’ailleurs – ont en fait été perpétrés par une diabolique machination internationale à majorité judéo-maçonnique anglo-saxonne ?
Et à présent ? Après la fin de l’islamisme annoncée en janvier par quelques orientalistes, après l’enterrement précipité du choc des civilisations par une poignée de commentateurs politiques frappés d’infantilisme, allons-nous avoir droit à la fin du jihad ? Devons-nous croire, comme Bernard Guetta ce matin sur France Inter, visiblement en proie à une crise de delirium, que la paix est devant nous ? A qui avons-nous affaire ? Clausewitz chez les Bisounours ? Machiavel au pays de Candy ? Raymond Aron invité du Muppet show ? Le fait de refuser le choc des civilisations au nom d’un aveuglement imbécile, et pour tout dire suspect, ne change rien à la réalité. De même, le fait, très modestement comme moi, de ne pas juger Huntington complètement idiot ne veut pas dire que je me réjouisse des tensions communautaires. Nous autres, pères de famille, avons inexplicablement tendance à préférer la paix, mais cela ne nous empêche pas de regarder les choses en face.
Certes, les islamistes ont raté le début des révolutions arabes, mais en Tunisie, en Egypte, on les voit à la manœuvre, et si la jeunesse occidentalisée ne veut pas d’eux, les couches les plus populaires font plus que les écouter. Ils sont en embuscade en Jordanie, en Syrie, plus qu’actifs en Libye. Il n’y a qu’en Algérie, la malheureuse Algérie, que rien ni personne ne semble en mesure de faire bouger ce pouvoir. On dira ce qu’on veut, mais si l’armée algérienne est incapable de sécuriser 100 mètres de route en Kabylie, la Gendarmerie et la police, elles, savent y faire pour bloquer les manifestations. Comme toujours, tout est question de priorité.
Et donc, partant, le jihad serait derrière nous ? Pas fous, Bernard Guetta et Rémy Ourdan préparent l’avenir et ses possibles (!) désillusions en n’écartant quand même pas des attentats, un peu comme le chant du cygne. Néfaste vision arabo-centrée du jihad. Il faudra leur expliquer, au Sahel, en Somalie, en Ouganda, au Kenya, dans le sud de la Thaïlande, en Inde, en Afghanistan, au Pakistan ou dans quelques banlieues européennes que le pire est derrière nous. On croirait entendre Michel Galabru dans Le viager (1972, Pierre Tchernia), annonçant chaque année l’inévitable reculade du Reich. En mai 1940, il est forcément moins crédible.
Rien de ce qui justifiait, en profondeur, le jihadisme dimanche soir n’a disparu lundi matin. La crise économique est là, et elle va en s’aggravant dans les pays qui vivaient du tourisme. Pourquoi croyez-vous qu’un attentat a eu lieu à Marrakech, dans le seul pays qui gère habilement et humainement le printemps arabe ? Les naïfs et les idiots – Thiéfaine aurait dit les dingues et les paumés – parlent d’un complot (encore un !) pour empêcher le roi de faire ses réformes, voire, comble du ridicule, d’un acte mafieux entre gangs rivaux. Ben voyons.
La crise économique est là, disais-je, mais aussi la crise de gouvernance, la colère, hélas justifiée, contre l’Occident et son soutien aveugle à Israël, et même le refus d’une société de consommation devenue folle qui conduit de nombreux adolescents « du Sud » à adopter le jihadisme comme idéologie révolutionnaire.
On n’a pas fini d’envoyer nos tueurs liquider des gourous, des religieux dévoyés et des soldats perdus.
Et je dédie ce post enflammé à un lieutenant-colonel que j’ai très bien connu et qui se reconnaîtra.
Plus de neuf ans après les attentats du 11 septembre, les services de renseignement et de sécurité restent confrontés à une série de défis organisationnels, opérationnels et juridiques majeurs. Les rapports des commissions d’enquêtes et les audits internes que les gouvernements occidentaux ont demandés – ou se sont vus imposer – après des attaques d’Al Qaïda ont permis d’identifier les écueils que les responsables de la lutte contre le terrorisme devaient éviter, sans qu’ils en soient d’ailleurs nécessairement capables.
De nombreuses réunions ont dû alors ressembler à ce que vit Michael Douglas dans Traffic (2000, Steven Soderbergh) lorsqu’il demande à ses collaborateurs de « nouvelles idées », « sans censure ». Le silence qui suit est éloquent et me rappelle quelques réunions auxquelles j’ai été convié après un certain mois de septembre, il y a neuf ans.
Défis organisationnels
La pression politique née des attentats du 11 septembre et du flagrant échec de l’appareil sécuritaire conduisit l’Administration Bush à créer le Department of Homeland Security (www.dhs.gov), un ministère censé prendre sous son aile les actions des agences gouvernementales impliquées dans la gestion des menaces internes. Cette décision, qui visait à montrer à la population que les autorités se saisissaient de la menace terroriste, ne fit en réalité que compliquer la tâche, déjà ardue, des services. Plusieurs difficultés majeures apparurent en effet rapidement :
– d’innombrables querelles de périmètre entre le DHS et les services intérieurs, à commencer par le FBI, coiffé par le Département de la Justice, les douanes, les gardes-côtes et les milliers de services de police municipaux ;
– les importants mouvements de fonctionnaires, mutés vers le DHS ou recrutés spécialement, et mal formés/mal commandés, dans un contexte de paranoïa généralisée ;
– les réticences à partager les bases de données et les renseignements recueillis ;
– l’impossibilité à coordonner efficacement les actions d’une nouvelle entité administrative convaincue que sa légitimité se fondait sur l’échec des services « historiques ».
A la recherche de l’impossible coordination
Le rapport rédigé en 2004 par une commission spéciale du Congrès au sujet des attentats du 11 septembre (http://govinfo.library.unt.edu/911/report/index.htm) prouva nettement que le fiasco n’était pas tant dû à un manque de renseignements ou de moyens qu’à un complet échec du travail entre agences – voire au sein des agences.
Cependant, au lieu de faire fonctionner ce qui était déjà en place, l’Administration décida de créer des structures de coordination, dont le National Counterterrorism Center (www.nctc.gov), directement rattaché au Président et au chef de la communauté américaine du renseignement, le DNI (www.dni.gov). Aujourd’hui, cette multiplication d’échelons ne donne toujours pas satisfaction, comme l’a prouvée la récente éviction de l’amiral Blair par le Président Obama. Le DNI a en effet payé cash les alertes qu’ont été les attentats ratés de décembre 2009 (vol Amsterdam-Detroit) et de mai dernier (Times Square à New York) qui ont révélé un défaut de communication entre les services consulaires et la CIA ou des lacunes du FBI. L’agitation politico-administrative qui suit les crises n’accouche hélas que rarement de bonnes idées.
Les difficultés organisationnelles au sein de la communauté américaine du renseignement, qui sont légendaires, sont à la mesure des moyens dont elle dispose. Ils sont surtout révélateurs du maintien en vigueur des anciennes règles de cloisonnement, alors que la principale caractéristique de la menace jihadiste est justement sa volatilité et l’extrême mobilité de ses membres. Au Royaume-Uni, cette donnée a été prise en compte il y a de nombreuses années, et les fonctionnaires français n’ont de cesse d’admirer le faible nombre d’acteurs institutionnels de la lutte contre Al Qaïda et surtout leur totale intégration au sein du JTAC, un organisme unique au monde chargé de la synthèse et de l’analyse des renseignements portant sur la menace terroriste.
La France, qui présente elle aussi un excellent bilan contre les groupes jihadistes, est pourtant loin d’avoir atteint ce niveau d’intégration horizontale et verticale, et les réunions hebdomadaires dans les locaux de l’UCLAT ne sont, souvent, que l’occasion pour les « grands » services de briefer les « petits ». C’est ensuite dans les couloirs ou dans les cafés de la rue des Saussaies que se montent les véritables coopérations, lorsque les subordonnés font fi des rivalités de leurs chefs pour faire avancer, vaille que vaille, la machine. Evidemment, les succès de l’UCLAT tiennent aussi à la qualité de son chef, pas toujours choisi pour ses connaissances dans le domaine de la lutte contre le terrorisme…
Appréhender de façon rationnelle des réseaux en apparence irrationnels
Si le 11 septembre a constitué une cruelle révélation pour l’opinion publique, les spécialistes avaient dès les années 90s été frappés par les menaces véhiculées par la mouvance jihadiste, et surtout par son mode d’organisation. Pour exposer schématiquement un phénomène sur lequel je reviendrai longuement dans un autre billet, le fonctionnement de la mouvance islamiste radicale sunnite mêle deux types d’organisation, en apparence contradictoires.
Comme n’importe quel mouvement révolutionnaire clandestin, le groupe jihadiste classique, tel que conçu dans les années 70s et jusque dans les années 2000, est pensé comme un système militaire traditionnel. On y trouve une hiérarchie : chef, adjoints par fonction (action armée, finance, entrainement, communication/propagande, etc.), idéologues. On y trouve un système cloisonné, censé résister aux tentatives d’infiltration des services de sécurité, organisé selon les contingences géographiques ou opérationnelles. Cet organigramme est rarement totalement secret, et on parvient à le reconstituer en partie grâce aux signatures apposées au bas des communiqués de menaces ou de revendications. Ce type d’organisation, connue sous le nom de râteau, a longtemps été considéré comme le système le plus satisfaisant, aussi bien dans le monde administratif que dans celui du privé. Un exemple particulièrement parlant : le Département d’Etat de l’Empire (ici, son organigramme en 2006) :
Très vite, les responsables des SR chargés de surveiller, voire de démanteler, les réseaux jihadistes se sont trouvés dans l’incapacité de déchiffrer les organigrammes adverses avec la seule grille de lecture du râteau. Cette incapacité initiale, outre qu’elle révélait la déconnection entre certains organismes sécuritaires et le monde extérieur, présentait évidemment de grands dangers. Si on ne comprend pas une organisation, comment lutter contre elle ? Comment savoir quelle source recruter ? Quels téléphones écouter ? Quelles cellules démanteler ? Quelles autres infiltrer ? Il faut ici reconnaître et saluer le pragmatisme des services de police, qui furent beaucoup plus rapides à s’adapter, sans cependant s’abaisser à théoriser – pénible et universel mépris des opérationnels pour les « intellectuels ».
La grande nouveauté, qui va donc longtemps échapper à des responsables sécuritaires habitués à lutter contre des organisations paramilitaires classiques, comme le Hezbollah ou l’ETA, réside dans l’importance d’un système d’organisation complémentaire, reposant en grande partie sur la famille, l’origine régionale et le passage par les mêmes points nodaux du jihadisme : maquis, camps d’entraînement (Afghanistan, Pakistan, Soudan, Philippines), centres religieux (Pakistan, Arabie saoudite, Egypte, Royaume-Uni, Belgique), cellules principales (Royaume-Uni, Suède, Italie, Allemagne, Espagne), voire prisons – occidentales, cela va sans dire, car un jihadiste ressort rarement d’une prison du sud de la planète.
La mouvance islamiste radicale est en effet un petit monde disposant de ses codes, de ses signes de reconnaissance, de ses rites initiatiques, de ses passages obligés et de ses personnages ou faits légendaires. Elle est ainsi assez proche de ce que les criminologues ont pu observer au 20e siècle au sein des gangs actifs en Europe occidentale et surtout en Amérique du Nord (cf. www.cops.usdoj.gov/Default.asp?Item=1593) ou en Amérique centrale. Lorsque j’avais exposé à des policiers algériens, dans les années 90s, cette vision des réseaux jihadistes, ils n’avaient pu que cacher leurs sourires en m’expliquant que ce que nous avions mis au jour – et qui fut moqué en leur temps par quelques uns de nos anciens – était pour eux une réalité concrète qui leur servait quotidiennement pour remonter des cellules et les neutraliser. Certains groupes, que nous suivions d’Europe en nous basant sur l’étude de leur structure hiérarchique, étaient d’abord vus à Alger comme de véritables systèmes familiaux construits sur une identité initialement fondée autour d’une ville, d’un quartier ou d’une cité HLM.
Dès le début de la guerre civile, les services algériens identifièrent ainsi de véritables foyers islamistes, à Alger (Kouba, Cité de la Montagne) ou, par exemple, à Oran (Cité Emile Petit) et parvinrent à comprendre le fonctionnement de certaines cellules sur cette seule base. Le démantèlement du GIA, dans les années 97-99, s’explique de cette façon : regroupé au sud de Blida autour d’Antar Zouabri, le dernier carré du GIA fut finalement réduit au silence en raison de la structure familiale de son réseau de soutien. Une fois identifiée, cette vulnérabilité – que je décrirai dans mon post sur le jihad algérien dans quelques mois – permit aux services de sécurité algériens d’entreprendre un démantèlement méthodique du GIA tout en apportant des clés de compréhension indispensables aux services occidentaux.
Le succès de cette méthode nous conduisit à appliquer à l’échelle européenne cette grille de lecture, avec d’appréciables résultats – qu’il ne m’appartient pas de révéler ici – mais qui nous menèrent de la Bosnie à l’Irlande en passant par la Suède ou la Belgique et nous donnèrent surtout de précieuses indications, encore valables si on étudie le groupe de Hofstad (assassinat de Theo Van Gogh en novembre 2004) ou celui de Tooting (attentats de Londres en juillet 2005), sur le fonctionnement de la mouvance jihadiste.
Ce système international de solidarité jihadiste, au sein duquel les compétences de chacun sont mises à profit d’une opération ponctuelle, semble avoir été un exemple exceptionnel d’instauration intuitive d’une organisation matricielle. D’ailleurs, les récentes menaces terroristes en Europe, attribuées à Al Qaïda, pourraient bien illustrer cette mise en commun des moyens et des compétences : bloqué en Algérie, sans moyen d’action, l’état-major d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) aurait demandé de l’aide aux chefs d’Al Qaïda au Pakistan pour que ceux-ci mobilisent des réseaux mieux implantés. L’Union du Jihad Islamique (UJI), mouvement jihadiste turcophone, et Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), souvent cités depuis un mois, sont à même de réaliser des attentats au profit d’AQMI, mais finalement, au profit de l’ensemble de la mouvance.
Les exemples sont innombrables. Ils n’ont jamais cessé d’impressionner les services chargés de la lutte contre le terrorisme et ont contribué à populariser l’idée d’un « réseau des réseaux » jihadiste, copie islamiste radicale de l’architecture du Net. Ici, un exemple simplifié d’un réseau qui illustre le modèle des interconnexions multiples :
Les travaux que nous conduisîmes à nos rares heures perdues furent également, comme je l’écrivais plus haut, grandement facilités par les analyses des services de police nord-américains. En 2008, la Gendarmerie royale canadienne, un service particulièrement performant, diffusa une analyse qui résume bien ce que nous tentions d’expliquer sans les outils,méprisés par le monde de la sécurité, de la sociologie et de la gestion des ressources humaines. Parmi les paragraphes les plus parlants de l’étude de Michael C. Chettleburgh (cf. www.rcmp-grc.gc.ca/gazette/vol70n2/gang-bande-canada-fra.htm) figurent ces quelques phrases, lumineuses :
Nous assistons par ailleurs à une hybridation accrue des gangs de rue caractérisée par une composition multiethnique, une utilisation réduite de signes communicatifs comme les couleurs et le code vestimentaire, le passage de la protection des secteurs géographiques à la protection des marchés économiques, une collaboration accrue avec des groupes traditionnels du crime organisé et une perméabilité nouvelle permettant à des gangs ou des membres de gangs de s’associer pour une courte période afin de commettre des crimes opportunistes avant de se séparer.
Le terme d’hybridation, qui provient du vocabulaire de la chimie, a été utilisé pour la première fois par les services français en 2005, suscitant un intérêt poli. Il décrit pourtant parfaitement le phénomène auquel nous assistons au sein de la mouvance islamiste radicale depuis plus d’une décennie. Cette mobilité permanente, cette capacité à changer de cellule, voire de groupe – ce que les militaires de l’Empire ou les ingénieurs appellent adaptabilité opérationnelle – constituent des difficultés majeures pour des administrations régaliennes intrinsèquement rétives au(x) changement(s). La tentative, en 2004, de réorganiser un grand service français selon un schéma matriciel afin de l’adapter aux « nouvelles menaces » (jihadisme, criminalité internationale, prolifération) s’est conclue par un retentissant échec. Les auteurs de cette réforme, s’ils avaient parfaitement perçu le besoin d’adapter la structure aux menaces, avaient oublié quelques points fondamentaux. Une organisation matricielle ne peut en effet fonctionner que si ses membres :
– partagent tous la même formation et/ou possèdent tous la même culture opérationnelle/opérative ;
– comprennent dans quelle organisation ils évoluent, et quel est le but poursuivi ;
– adhèrent au projet global.
Ces caractéristiques sont manifestement celles des jihadistes, et elles autorisent une remarquable souplesse opérationnelle. Qui se souvient de Farid Hillali, alias Choukri, jihadiste marocain représentant en Europe du Front Islamique de Libération Moro philippin ? Ou des cellules iraniennes de la Gama’a Islamiya égyptienne qui favorisaient le passage de l’Iran vers l’Afghanistan des volontaires maghrébins ? Ou encore de cet émir suédois d’origine marocaine, Mohamed Moummou, tué au Kurdistan irakien alors qu’il dirigeait l’ancien groupe d’Abou Moussab Al Zarqawi ? Ou bien de ce Djamel aperçu dans le Londonistan et reparu à la tête de la cellule des attentats de Madrid quelques années plus tard ?
Une des principales forces de la mouvance jihadiste réside également dans la capacité de ses membres à agir de façon autonome s’ils pensent que cette action sera bénéfique. Ce goût pour l’initiative, même de la part d’individus étroitement liés au cœur d’Al Qaïda, offre à la mouvance d’immenses capacités opérationnelles. De même, l’adhésion préalable de ses membres au projet politico-religieux poursuivi par les groupes islamistes radicaux limite les risques de défection, en effet peu nombreuses, tout en garantissant une émulation dépourvue des compétitions individuelles qui minent souvent les groupes ou les organisations militaires. Certains émirs d’Al Qaïda ont ainsi choisi, alors que leur progression au sein de l’appareil aurait séduit plus d’un jeune diplômé occidental, de réaliser un attentat-suicide pour le bien de leur cause. L’arrestation en août 2005 en Turquie de Luay Sakka, un chef de réseau syrien impliqué dans l’envoi de volontaires en Irak et dans le financement des attentats d’Istanbul, en novembre 2005, confirma qu’une figure majeure de la mouvance pouvait décider de se sacrifier seule pour la cause, et pour le panache. (cf. www.state.gov/documents/organization/65465.pdf).
La comparaison va probablement vous sembler osée, et je tiens donc par avance à récuser toute comparaison, en l’état, entre le jihadisme et le nazisme. Pour autant, la lecture, il y a quelques années, de l’extraordinaire biographie de Hitler par Ian Kershaw ou de son essai Hitler : Essai sur le charisme en politique m’a fait découvrir ce que le grand historien britannique a résumé par la formule : « Le devoir de tout un chacun est d’essayer, dans l’esprit du Führer, de travailler dans sa direction », i. e vers le but que l’on pense qu’il aurait voulu atteindre, sans avoir à lui demander des instructions. Soit dit en passant, c’est par l’application de ce schéma mental de complète soumission intellectuelle que Kershaw explique l’absence de Hitler lors de la funeste conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942.
Si on laisse de côté la comparaison sans objet – le débat aura lieu entre historiens quand nous serons tous morts – entre nazisme et jihadisme, il faut admettre que le mode de fonctionnement de la mouvance jihadisme obéit en grande partie à ce schéma, en particulier en ce qui concerne le fameux 3e cercle – que j’ai déjà décrit ici – que les services de sécurité considèrent comme une menace très sérieuse en raison de sa quasi invisibilité.
Je m’en voudrais enfin de ne pas évoquer, même brièvement, la nature féodale des liens qui unissent les deux premiers cercles constitués autour d’Oussama Ben Laden par les éléments les plus organisés de la mouvance jihadiste. Sa manifestation la plus connue est le serment d’allégeance (bay’a / بَيْعَة) que doivent prêter à OBL les candidats à l’intégration dans Al Qaïda. Cette allégeance implique une fidélité sans faille au chef terroriste, à son organisation et à ses desseins, et elle a été illustrée à de nombreuses reprises depuis plus de 15 ans. L’exemple le plus récent a été donné par le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) en 2006 lorsque, après des échanges de lettres et de compliments entre son émir et les chefs d’AQ au Pakistan, le mouvement algérien a été littéralement adoubé avant de devenir, en janvier 2007, Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI).
Cette organisation féodale, avec son système de vassalités croisées mêlé à un mode de fonctionnement clanique, continue d’échapper aux nouveaux venus du contre-terrorisme. Son étude est surtout interdite, par respect pour le Secret Défense, aux universitaires, dont les compétences nous seraient si précieuses pour comprendre les phénomènes émergents (jihadisme africain, basculement de certains jeunes musulmans européens dans le radicalisme) et tenter de les limiter.
Il ne nous reste donc qu’à reprendre nos vieux manuels d’histoire médiévale ou, de façon plus ludique, qu’à visionner l’intégrale des Sopranos. Après tout, le fonctionnement de la mafia a beaucoup à voir avec la féodalité. Il s’agit enfin d’adapter notre système répressif à ces réalités qui le mettent en partie en échec. Les dernières années nous ont ainsi enseigné que les peines de prison classiques ne venaient pas à bout des certitudes idéologiques des jihadistes (cf. la récente implication de Djamel Beghal dans un projet d’évasion d’islamistes radicaux). Les programmes de réhabilitation religieuse lancés par les riantes démocraties que sont l’Arabie saoudite – coeur du radicalisme sunnite – et du Yémén – Etat en voie d’effondrement aux relations plus que troubles avec l’islam radical – ont de leur côté montré très vite leurs limites, et on ne compte plus les jihadistes réhabilités retournés au terrorisme après quelques semaines. Finalement, comme pour les violeurs récidivistes aux perversions incurables, nos jihadistes paraissent incapables de changer tant leur adhésion à la cause est viscérale mélange de foi religieuse, de colère politique et de rage sociale. Donald Rumsfeld, qui n’était pas le dernier dès qu’il s’agissait de raconter des sottises, affirma un jour qu’il était particulièrement en verve, que la solution consistait à liquider tous les étudiants sortant des écoles coraniques du Pakistan – et du Golfe, aurait-il pu ajouter. Comme toujours chez les néoconservateurs, le constat était bon, et suivi d’une mauvaise solution. Mais la question demeure : comment lutter contre l’islam radical sans casser son moteur idéologique ?
La question des bases de données : pas de traque sans fichier.
L’extrême mobilité des jihadistes, décrite par Peter Bergen dans son classique Jihad, Inc et observée dès les premiers attentats d’Al Qaïda au début des années 90s, a naturellement renforcé l’importance des bases de données.
Elle a surtout mis en avant la nécessité de leur interconnexion – sans parler de la cohérence du fichage et du travail fondamental de criblage, cette dernière activité demandant ténacité, imagination et un minimum de compréhension de ce qu’on apprend des ensembles lors des cours de mathématiques au lycée. On peut également avoir un don, mais je préfère ne pas évoquer mon cas personnel.
La majorité des correspondances entre services est constituée par des interrogations de fichiers, qu’il s’agisse de classiques demandes de renseignement ou de criblages réalisés dans l’urgence, lors de crises sécuritaires (attentats, démantèlements de réseaux, etc.).
L’intervention en Afghanistan puis l’invasion de l’Irak ont conduit la CIA à conduire un ambitieux projet de gestions des centaines de milliers de pages saisies dans les fiefs des Taliban ou dans les locaux de l’appareil d’Etat irakien.
A l’occasion de la présidence américaine du G8, en 2004, l’agence proposa à ses partenaires de se connecter à cette gigantesque base de données afin de mettre en commun, en temps réel, les connaissances acquises sur le terrain ou lors des enquêtes. Le projet, mené par la CIA et auquel était associée la DIA, impliquait la présence dans toutes les unités de combat américaines d’un spécialiste chargé de scanner et d’indexer les documents saisis. Des résumés traduits de ces archives devaient permettre aux services associés d’aller à l’essentiel. Plusieurs obstacles mirent fin prématurément à la dimension internationale du projet :
Juridiques : les services intérieurs européens et japonais firent valoir qu’il leur était impossible de laisser un libre accès aux données intégrées à des procédures judicaires. De la même façon, ils se refusaient à laisser les services judiciaires américains construire des procédures sur les renseignements recueillis en dehors d’une commission rogatoire. Il n’était en effet pas question de laisser des policiers européens apparaître dans des procédures américaines sur lesquelles il n’y aurait aucun contrôle. Enfin, même si cet argument n’a évidemment jamais été mentionné officiellement, aucun des pays du G7 ne comptait autoriser les services russes à puiser dans ses fichiers des données permettant de mener des opérations illégales – même si ce n’est pas leur genre.
Certains responsables estimaient par ailleurs que l’accès à des bases de données « étrangères » provoquerait d’innombrables viols de la règle dite « du tiers service » et aboutirait à de graves confusions. Pour eux, trop de renseignements tueraient inévitablement le renseignement
Opérationnels : Un accès libre aux bases de données des services aurait exposé les sources à l’origine des renseignements, et aucun des partenaires sollicités par la CIA n’était prêt à un tel risque.
Techniques : Plus prosaïquement, les systèmes d’exploitation des fichiers des services du G8 étaient incompatibles et les relier entre eux auraient demandé un temps et des moyens considérables, sans même parler des infinies difficultés liées aux droits d’accès.
Près de neuf ans après les attentats du 11 septembre, la question des bases de données est donc loin d’être réglée, et les accords signés entre les Etats-Unis et l’Union européenne sur les fichiers de passagers n’ont pas d’utilité opérationnelle immédiate.
Plus que jamais, les échanges ad hoc sur tel ou tel individu vont donc rester la norme entre services. Rien n’indique, de toute façon, que l’accès aux fichiers français ou allemands aurait permis à la CIA ou au FBI d’éviter les attentats du 11 septembre. La cellule de Hambourg avait été signalée à la CIA en 2000, celle-ci avait interrogé la DST française en août 2001 au sujet de Zaccarias Moussaoui, et le QG de FBI n’avait prêté aucune attention aux rapports rédigés par des bureaux de Miami et Phoenix. Les services américains disposaient de tous les éléments nécessaires, il ne leur manquait qu’un minimum d’organisation…
Le besoin de bâtir de nouvelles bases n’a cependant pas disparu. Ainsi, conscients depuis le début des années 2000 de la dangerosité des réseaux pakistanais présents au Royaume-Uni, les services britanniques ont mis en place, après les attentats de juillet 2005 à Londres, un système de fichage de tous les voyageurs entre le Royaume-Uni et le Pakistan.
Défis opérationnels et juridiques
Des difficultés autrement plus importantes ont fait leur apparition dès les débuts de l’intervention occidentale en Afghanistan. Jusqu’en octobre 2001, les pays occidentaux, qui connaissaient les liens entre les Taliban et Al Qaïda, géraient la menace grâce à leurs services judiciaires. Seuls les Etats-Unis, qui avaient bombardé des camps en août 98, le Royaume-Uni et la France disposaient sur le terrain d’une poignée de membres de leurs services de renseignement ou des forces spéciales. La priorité avait été donnée à la judiciarisation des affaires impliquant des individus ayant séjourné en Afghanistan, qui étaient systématiquement entendus à leur arrivée en Europe.
Dès 1997, la justice française avait émis une commission rogatoire internationale (CRI) portant sur les filières afghanes placée sous la responsabilité du pôle antiterroriste du parquet de Paris et de la DST. Et en 1999, le Conseil de sécurité des Nations unies créa, par la Résolution 1267, un comité spécial (cf. www.un.org/sc/committees/1267/) chargé de sanctionner l’émirat talêb, Al Qaïda et leurs soutiens. Sans conséquence opérationnelle, ce dispositif eut en revanche un réel poids diplomatique contre les Etats qui accueillaient, voire soutenaient, les fameuses ONG islamiques impliquées dans une réislamisation radicale de pays musulmans du Sud. Allez donc demander à un responsable saoudien des nouvelles de l’ONG Al Haramein, vous verrez sa tête.
La décision américaine d’intervenir militairement en Afghanistan, à partir du 7 octobre 2001, introduisit une nouvelle dimension dans la gestion des terroristes, ou supposés tels, présents dans le pays. Nul n’avait en effet pris le temps d’établir des règles régissant leur sort. Deux options se présentaient aux Etats de la coalition : considérer les prisonniers, Taliban ou membres d’Al Qaïda, comme des prisonniers de guerre et les traiter ainsi, ou intégrer aux forces combattantes des policiers qui les auraient formellement interpellés. Dans les deux cas, les prisonniers auraient ainsi bénéficié d’un statut juridique. En créant, contre toute logique, le statut d’ennemi combattant, l’Administration Bush commit une lourde erreur juridique puis politique qui aboutit à l’impasse de Guantanamo (cf. www.jtfgtmo.southcom.mil/) et d’autres prisons. La leçon a d’ailleurs été retenue puisque les pirates somaliens capturés par les marines européennes dans l’Océan Indien sont transférés en Europe afin d’y être mis en examen, puis jugés. Les malheureux seront de toute façon mieux traités dans les prisons danoises que sur les bateaux-mères.
Peut-on judiciariser une guerre ? Evidemment non. Doit-on nier les droits fondamentaux des terroristes ? Pas plus. Mais alors, comment fait-on ?
La Russie a réglé à sa façon ce débat juridique – et celui, exposé plus haut, de l’incapacité des jihadistes à se réformer – en ne faisant pas de prisonnier, mais la méthode, si elle peut donner des résultats ponctuellement acceptables d’un strict point de vue opérationnel, est inacceptable dans une démocratie. La mise en œuvre de juridictions d’exception, nous le savons bien, est le prélude à des accommodements de plus en plus grands avec la loi, sa lettre et son esprit. Le cinéma a choisi de dénoncer ses dérives dans plusieurs films, dont Rendition (2007, Gavin Hood) et surtout The road to Guantanamo (2006, Michael Winterbottom et Mat Whitecross) tandis que la découverte des sévices infligés à Abou Ghraïb relança le débat sans fin sur la torture.
Par delà l’action violente : la guerre des mots
Ce n’est pas pour entrainer le Pakistan dans la guerre que les dirigeants d’Al Qaïda ont choisi de se réfugier au Waziristân. Traqués par les forces de la Coalition, ils n’ont eu d’autre choix que de suivre leurs protecteurs taliban dans les zones tribales. Ce calcul, initialement tactique, a eu d’importantes conséquences stratégiques, d’abord en fragilisant le pouvoir pakistanais face à son opposition islamique, ensuite en radicalisant cette dernière et en entraînant l’apparition des Taliban pakistanais, enfin aux yeux du monde musulman que l’Amérique était bien en guerre contre lui.
Cette croyance, qui oublie la grande liberté religieuse offerte aux Etats-Unis et les interventions américaines en Bosnie contre les Serbes ou en Somalie pour tenter de stopper la guerre civile et la famine, n’a fait que croître depuis. La succession de crises diplomatico-religieuses d’importances inégales (dossier nucléaire iranien, caricatures du Prophète, loi sur la laïcité en France puis interdiction de la burqa, dégradation – si cela est encore possible – de la situation dans les Territoires palestiniens, scandale d’Abou Ghraïb, menaces d’autodafé du Coran, etc.) semble avoir durablement enraciné cette perception dans la vision du monde qu’ont certains dans les pays musulmans.
Fondée par Oussama Ben Laden à partir du Bureau des Services de Peshawar, dont la mission était d’attirer des volontaires au jihad contre les Soviétiques, Al Qaïda est l’incarnation d’un radicalisme islamiste émergent, qualifié de jihadisme depuis les attentats du 11 septembre malgré les protestations de plusieurs autorités religieuses musulmanes. Minoritaires au sein de la communauté des croyants, les jihadistes ont su habilement reprendre à leur compte plusieurs thèmes primordiaux et devenir le fer de lance de l’exaspération des populations du Sud. Ce véritable hold-up a été largement facilité par les dictatures arabes, incapables de renoncer à leur mode si particulier de gouvernance (cf. www.unesco.org/most/globalisation/govarab.htm) et comme paralysés par la poussée islamiste. Il faut d’ailleurs noter, et s’émouvoir, de l’incapacité de la totalité des régimes musulmans à condamner le terrorisme jihadiste, soit parce qu’ils le soutiennent, soit parce qu’ils redoutent de passer pour des vassaux de l’Occident.
Cette autocensure donne ses plus spectaculaires résultats à l’occasion des régulières polémiques religieuses que quelques humoristes plus ou moins talentueux déclenchent en Europe du Nord, ou récemment en Floride. Une caricature, une remarque déplacée, un projet insensé d’autodafé de Corans, et nous voilà au bord de l’embrasement. Restons sérieux : quelle devrait être la portée de ce genre de provocations ? Pourquoi les autorités temporelles et spirituelles du monde musulman se révèlent-elles incapables de dire « Voyons, tout cela n’a aucune importance, ce pasteur est un fou, ce cinéaste est un imbécile, cette journaliste est une idiote, ne prêtez aucune attention à ces fauteurs de troubles ». Au lieu de cela, au lieu de ce que l’on est en droit d’attendre d’un pouvoir responsable, on entend la grande litanie de l’innocence outragée, de la vertu bafouée. Pas une voix, pas une voix audible en tout cas, pour dénoncer la mascarade.
Et les responsables occidentaux, comme pris d’un néfaste syndrome munichois, d’appeler à la raison les auteurs isolés de ces actes absurdes et non les responsables religieux qui osent comparer l’incendie de 200 livres de poche un « acte de terrorisme ». Je ne vais pas nier que ces provocations sont odieuses et qu’elles méritent autant d’être condamnées que d’être méprisées, mais comment croire qu’elles soient plus conspuées que les attentats contre les restaurants au Maroc ou les hôtels à Amman ? Les médias ont bien sûr leur part de responsabilité, et il y a une forme de jeu pervers entre les provocateurs et les caméras, mais nous sommes au 21e siècle et nos dirigeants ne découvrent pas, comme le fit Nixon face à Kennedy, que le pouvoir de l’image dépasse parfois celui des mots.
L’Occident judéo-chrétien a connu bien des ténèbres et certains siècles sont là pour nous rappeler que la tolérance religieuse n’a pas toujours été au nord de la Méditerranée. Cet héritage sanglant, qui va jusqu’au cataclysme unique de la Shoah en passant par le massacre des populations d’Amérique, les procès en sorcellerie ou en hérésie et les guerres civilo-religieuses, lui permettent de tolérer aujourd’hui les blagues sur les prêtres pédophiles, les films sur les pensionnats de jeunes filles en Irlande ou celui, absolument remarquable, de Scorsese sur le Christ. Et quand une bande de jeunes crétins incendie un cinéma place St Michel parce qu’il projette La dernière tentation du Christ, la réprobation est, à juste titre générale.
Quand le grand Milos Forman (Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975 ; Hair, 1979 ; Amadeus, 1984 ; Valmont, 1989) diffuse une affiche provocante pour son génial Larry Flynt (1996), il est certes attaqué par les religieux, mais il est défendu par la majorité.
On aurait aimé que le non moins génial Salman Rushdie soit défendu de la même manière dans le monde musulman lorsque le régime iranien publia une fatwa appelant à son meurtre, en 1989, après la publication des Versets sataniques.
La lutte contre le jihadisme et l’islam radical devrait emprunter, à mon sens, trois voies au sein d’une stratégie globale qui manque cruellement.
Nous devons d’abord, plus que jamais, poursuivre la conduite d’actions judiciaires publiques selon le fameux triptyque enquête+arrestations+procès afin de renforcer notre démocratie et surtout profiter de l’exposition publique des jihadistes pour faire l’éducation des foules.
Il nous faut ensuite, comme je l’ai écrit ici en août dernier, assumer la nouvelle donne sécuritaire internationale et donc admettre, qu’on le veuille ou non, qu’une guerre d’un nouveau genre est en cours. Nous ne l’avons peut-être pas voulue, nous ne l’avons peut-être pas déclenchée, mais l’évidence s’impose, et elle est d’autant plus cruelle que pour faire une guerre, s’il faut bien deux belligérants, il ne faut qu’un agresseur. Il me semble que nous l’avons identifié, et la capacité du jihadisme à accélérer la destabilisation d’Etats ou de régions constitue un défi assez grand pour que nous ne refusions plus l’évidence.
Enfin, et c’est ce à quoi s’oblige le Président Obama, il faut conduire la guerre des idées. Contrairement à quelques populistes européens, il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain et condamner en bloc 14 siècles de civilisation musulmane. Il faut cependant poser les questions qui fâchent au sujet de la capacité d’une société donnée à incorporer trop vite une masse, même pacifique, de migrants d’une autre culture, et il faut se montrer intransigeant quant à nos valeurs. Elles ne sont peut-être pas universelles, mais ce sont les nôtres, et le respect que nous entendons pratiquer à l’égard d’autres systèmes moraux mondiaux doivent également s’appliquer à nous-mêmes. Dans ce cadre, la guerre des mots fait rage : démocratie, égalité, laïcité, justice. Curieusement, personne, à part les partis d’extrême-droite auxquels nous abandonnons une fois de plus une sorte d’exclusivité, ne tente de mener cette guerre du langage. Assez curieusement, des services engagés de longue date dans la lutte contre le jihadisme font encore l’impasse sur les méthodes d’agit-prop. Dieu sait pourtant que ces agences pourraient aisément faire pression sur quelques idéologues radicaux tout en soutenant avec doigté des réformateurs. Mais il faudrait que les Etats concernés aient établi des plans d’action, aient conçu une doctrine. Pour l’heure, en France, les livres blancs s’accumulent sans que les conclusions opérationnelles en découlent – et de toute façon, avec quel argent pourrait-on les mettre en application ? Les Etats anglo-saxons semblent progressivement abandonner la community policy qui a montré ses limites lors des récentes crises diplomatico-religieuses. Quant à l’Empire, il conduit depuis 2001 une diplomatie globale faite d’actions armées assumées et de démarches plus positives. Il suffit pour s’en convaincre de fréquenter le site Internet du Central Command, mais il me paraît pour le moins prématuré d’évoquer une régression de la menace. Le très beau discours du Caire n’a, comme le redoutaient certains, décidément servi à rien.
J’ai pour ma part la conviction, déjà exposée ici comme dans une précédente vie au sein de l’administration, que nous sommes engagés dans une guérilla mondiale qu’il nous appartient de mener avec subtilité mais sans faiblesse. En laissant aux jihadistes, et derrière eux aux fondamentalistes, le monopole de la parole publique, nous exposons l’écrasante majorité du monde musulman à l’influence néfaste de quelques dizaines de milliers d’imposteurs. Cette lâcheté n’est pas seulement indigne, elle est suicidaire. Il faut donner la parole aux musulmans modernes, ceux à qui on ne demande aucunement de renoncer à leur foi, mais à qui nous sommes bien obligés de dire que nous, chrétiens ou juifs, nous avons su surmonter la tentation obscurantiste si bien décrite par Caroline Fourest. Il faut soutenir les intellectuels comme Malek Chebel qui osent écrire sur l’esclavage ou la sexualité en terre d’islam, ceux qui réfutent la légende dorée du salafisme. Il faut répondre point par point, ne rien laisser passer en Europe au sujet des horaires aménagés dans les piscines ou des des exigences dans les hôpitaux, il faut rappeler à certains Etats que le principe de réciprocité est un fondamental. Pourquoi laisser des musulmans radicaux – mais peu importe, après tout, leur religion – réclamer des exceptions au droit commun pour la pratique de leur culte, alors que des chrétiens – les juifs, hélas, ont été chassés depuis bien longtemps – ne peuvent même pas posséder plus d’une seule bible en Algérie, soi-disant « république démocratique et populaire ».
Il ne s’agit pas d’exercer d’insupportables pressions sur des populations, il s’agit de ne pas nier son propre héritage. En osant qualifier le multiculturalisme allemand d’échec, Angela Merkel a été accusée de dérive populiste. L’attaque était si prévisible qu’elle n’a même pas porté. Le constat, terrible, infiniment triste, devrait désormais provoquer un sursaut, susciter des questions (qu’est-ce qui a raté ? quand ? pourquoi ? l’échec était-il inévitable ?). Sans questionnement, pas de réponse, et sans réponse, pas de salut. Il n’est pas trop tard pour accompagner, si cela est possible, la modernisation d’un islam que trop d’Occidentaux méconnaissent. Et si une entente est impossible, alors il faudra monter sur les remparts et tenir la position.
Avez-vous déjà essayé d’expliquer à votre belle-soeur, à l’occasion d’un repas de famille, pour quelle raison 1/ les Occidentaux avaient aidé les Afghans dans les années 80s 2/ s’étaient désintéressés de leur sort dans les années 90s 3/ avaient finalement envahi le pays dans les années 2000 ? Croyez-moi, c’est pas bien facile.
Alors, évidemment, comme votre famille vous admire pour les 20 ans que vous venez de passer à parcourir le monde pour le salut de la République, elle vous écoute sagement parler de la CIA, de Massoud, de l’ISI, des salafistes, des Mi-24 Hind, du Bureau des Services de Peshawar (qui ça ?), des Taliban, du Soudan, d’Oussama Ben Laden, d’Abdallah Azzam. Et puis un des enfants demande s’il peut quitter la table, on change de sujet, et vous surprenez – car c’est votre métier – le regard de compassion que votre belle-soeur décoche à votre épouse, une femme merveilleuse qui ne s’offusque pas de la présence d’un pakol dans la salon. Les grands esprits sont bien seuls. Mais vous pouvez poursuivre l’édification des foules en offrant à votre entourage La guerre selon Charlie Wilson, de Mike Nichols (2007).
Le film raconte, avec une légèreté qui n’e s’interdit pas des moments de gravité (cf. les scènes dans les camps de Peshawar), comment Charlie Wilson, un représentant du Texas à la Chambre, a initié le soutien massif des Etats-Unis puis des Occidentaux à la résistance afghane. Buveur, coucheur, entouré d’une nuée de secrétaires plutôt accortes, Wilson est un habile tacticien qui siège dans des sous-commissions stratégiques et utilise son influence pour mettre en musique la grande ambition d’une de ses amies, et maîtresse occasionnelle, milliardaire texane interprétée par une Julia Roberts impeccable malgré une coiffure improbable. L’équipe est complétée par un vieux routier de la CIA, (terrible Philip Seymour Hoffman) dont le caractère entier m’a rappelé un type que j’ai très bien connu – et qui ne s’appelait pas Frieda.
Evidemment, les esprits les plus rigoureux s’interrogeront peut-être sur quelques scènes (la rencontre, hilarante, entre Wilson et le Président Zia, par exemple) et noteront quelques grossières erreurs dans le domaine aéronautique (pour illustrer la puissance anti-aérienne des Afghans, on nous montre la chute d’un Phantom, d’un Intruder, et même d’un F-16, ce qui est d’autant plus cocasse qu’en 1987 la chasse pakistanaise a justement abattu deux Mig-23 soviétiques qui attaquaient un camp de réfugiés dans la NWFP). Mais le film, sans temps mort, et porté par des dialogues vifs, expose clairement la stratégie américaine en Afghanistan, sa mise en oeuvre – y compris le soutien français, puisque le missile Milan est un des héros de l’histoire avec le Stinger – et son abandon, une fois la victoire acquise, du théâtre des opérations pour d’autres lieux.
Le personnage de Philip Seymour Hoffman, Gust, attire d’ailleurs l’attention de Wilson sur l’après-guerre en lui racontant une énigmatique parabole où il est question d’un maître zen qui dit régulièrement « on verra »… Et on a vu, en effet. Wilson ne s’y est pas trompé, puisqu’il a tenté, en vain, de convaincre ses collègues parlementaires de financer la reconstruction tout en essayant de juguler les ardeurs religieuses de Julia Roberts. La scène où le Président de la Chambre crie Allah uh Akhbar avec des moudjahiddin dit tout sur la connivance des Etats-Unis, nation religieuse s’il en est, avec les pires régimes du monde musulman.
Et comme l’a dit Wilson, qui avait le langage des hommes d’action cher à l’Empereur Smith :
These things happened. They were glorious and they changed the world… and then we fucked up the endgame.