« Papa, get the rifle from its place above the French doors!/They’re comin’ from the woods! » (« The Rifle », Alela Diane)

On se bat en Tunisie, ce soir, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière algérienne.

La surprise semble de taille pour bon nombre d’observateurs (le terme m’amuse, ne nous le cachons pas) qui ont oublié qu’en décembre 2006 l’armée tunisienne a déjà affronté des jihadistes. Il faut dire que l’islamisme radical tunisien n’est pas un phénomène récent, ni même importé comme a récemment tenté de me le démontrer une candidate tunisienne qui n’aura donc pas l’avantage de travailler à mes côtés. Et tant que j’y suis, le Qatar n’y est pour rien, faut-il le préciser ?

Dans les années 90, le président Ben Ali, dont l’amitié pour Jacques Chirac ne faisait pas sursauter d’effroi Dominique de Villepin, le bien connu défenseur de l’opprimé et du droit, a fait arrêter par dizaines les militants d’Ennahda, le parti islamiste local, raisonnablement radical mais pas réellement violent. Je me souviens même avoir reçu dans mon bureau, il y a au moins dix ans, une note donnée par le président tunisien à notre bien aimé leader dans laquelle il demandait l’arrestation en France d’intellectuels exilés infiniment moins violents que moi. Et manifestement, personne ne disait à notre grand ami de se calmer un peu avec les arrestations arbitraires ou les demandes extravagantes. N’oublions pas que le premier des droits de l’Homme est de manger à sa faim, comme le dit un jour si aimablement notre gaulliste en chef. Mais je m’agace, ça n’est pas raisonnable.

Comme dans tous les pays de la région, il existe depuis les années 70 une mouvance islamiste radicale tunisienne, militant pour l’instauration d’un régime islamiste, inspirée par la révolution iranienne, toujours prompte à défendre un Etat musulman odieusement agressé par l’Occident impérialiste et décadent. Et les militants tunisiens ne sont pas les derniers à vouloir faire le coup de feu. On les a vus en Afghanistan, à la grande époque – non, pas du temps du Mexicain – et quelques uns ont même fondé le Front islamique tunisien (FIT).

Je ne vais pas vous assommer avec l’histoire du jihad en Tunisie, mais les choses sérieuses ont vraiment commencé, à mon sens, avec la création du Groupe combattant tunisien (GCT), véritable mouvement violent fondé en Afghanistan en 2000 dans l’ombre bienveillante d’Al Qaïda. Le GCT, jihadiste, a, dès ses origines, lié ses ambitions nationales au jihad mondial, et ses membres n’ont pas démérité.

Le 9 septembre 2001, ce sont ainsi deux militants du GCT, Dahmane Abdel Sattar et Rachid Bouraoui El Ouaer, qui ont assassiné le commandant Massoud, lors d’une fascinante opération qu’il faudrait enseigner dans les écoles tant elle révèle le caractère international du jihad.

Le GCT avait été fondé par Tarek Maaroufi, un ancien d’Ennahda passé au jihad devant l’échec des menées non violentes de son mouvement, et par Seif Allah Ben Hassine, alias Abou Iyadh, un idéologue d’abord réfugié à Londres puis en Afghanistan. Abou Iyadh n’est pas un demi-sel, et si Maaroufi a connu la prison en Europe (et a même été déchu de sa nationalité belge), lui a connu les geôles tunisiennes, dont on connaît le raffinement.

L’un et l’autre ont été liés à des attentats ou des opérations de guérilla et sont de véritables dangers publics, que le temps n’a pas apaisés. Amnistié en 2011 après la révolution de Jasmin, Abou Iyadh a fondé Ansar Al Sharia – Tunisie , un mouvement pudiquement qualifié de salafiste mais qui est, en réalité, authentiquement jihadiste.

Le 14 septembre 2012, trois jours après l’attaque du consulat impérial à Benghazi, ce sont les garnements d’AAS qui s’en sont pris à l’ambassade américaine à Tunis. Et dans la capitale tunisienne comme dans la capitale égyptienne le 11 septembre précédent, les services n’ont pas manqué de reconnaître, parmi les assaillants, des sympathisants d’Al Qaïda. Seulement voilà, comment faire pression sur des gouvernements islamistes, à Tunis ou au Caire, dont les membres considèrent les salafistes et les jihadistes comme de sympathiques, bien qu’un peu turbulents, jeunes hommes ?

Il y a donc des islamistes radicaux en Tunisie, depuis longtemps, et ils sont liés à tous nos autres amis, du Caucase au Pakistan en passant par le Sahel, et bien sûr l’Algérie. Le GSPC, bien avant de devenir AQMI, n’a jamais caché ses ambitions régionales et s’est toujours vu comme l’élément de pointe qui devait lancer le jihad régional. Bien avant les révoltes arabes et l’onde de choc qu’elles ont déclenchées, les terroristes algériens – qui ont intégré très tardivement la mouvance incarnée par Al Qaïda – ont essayé de susciter des vocations ou de rallier des vocations. Pour sa part, l’attentat contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba, en avril 2002, directement réalisé par l’organisation d’Oussama Ben Laden, ne nous apprit rien sur la mouvance jihadiste tunisienne.

Les incidents de décembre 2006 et janvier 2007 en Tunisie ont ainsi été le fait de volontaires venus des maquis algériens qui avaient implanté des camps dans le djebel Chaambi, celui-là même où on se bat depuis des jours. Ce massif montagneux n’est en effet qu’à une trentaine de kilomètres de la wilaya de Khenchela, à l’extrême est de l’Algérie, dans une zone où AQMI tient depuis des années la dragée haute à l’ANP. Autant dire que si l’armée algérienne ne parvient toujours pas à marquer des points décisifs contre AQMI en Kabylie, ce ne sont pas les troupes tunisiennes, malgré tout leur courage, qui vont éradiquer les maquis jihadistes en quelques journées de combat. Il va de soi que j’espère me tromper, mais ça m’arrive hélas assez rarement.

L’affaire, pour tout dire, est assez délicate. En Tunisie même, les salafistes, menés par Abou Iyadh, un homme qui fait l’objet de sanctions internationales (Comité 1267 contre Al Qaïda et les Taliban, la classe), exercent sur le gouvernement une pression terrible, de chaque instant, dont le but, parfaitement assumé, est d’aboutir à un régime islamiste. Face à cette force que rien ne semble arrêter, les autorités sont d’autant plus inefficaces qu’elles sont ambigües.

Mais, même si elles le voulaient, que pourraient-elles contre le foutoir régional que j’évoquais en octobre dernier ? Oui, je sais, des mois avant qu’il n’apparaisse vraiment, c’est un don.

Et que pourraient-elles faire contre un phénomène vieux de dizaines d’années que la répression idiote, en Tunisie comme en Egypte, n’a fait que radicaliser au lieu d’éradiquer ?

On compte désormais des dizaines de volontaires tunisiens en Syrie au sein des groupes jihadistes combattant le régime, comme on en a compté des dizaines en Irak il y a dix ans. A In Amenas, en janvier dernier, il y avait des Tunisiens (et aussi des Egyptiens) aux côtés des hommes de Belmokhtar, l’émir légendaire que le jihadiste égyptien qui a organisé l’attentat de Benghazi (avec le soutien financier d’AQPA au Yémen, faut-il le rappeler ? et peut-même sa participation physique), en septembre 2012, a appelé pour échanger avec lui des cris de joie.

Et, justement, dans le djebel Chaambi, l’armée tunisienne tente de détruire des camps créés au profit d’AQMI, un groupe algérien, afin d’envoyer des combattants au Mali… D’ailleurs, puisqu’on parle du Sahel, chacun soupçonne fortement l’ami Belmokhtar, qui, comme le pédoncle garou, n’abandonne jamais, d’avoir ravagé notre ambassade à Tripoli, la semaine dernière, peut-être avec l’aide de ses contacts locaux, voire de leurs sponsors yéménites. Laissons la police faire son enquête, mais notons que les crises locales, obstinément, alimentent le combat planétaire.

Le jihad mondial n’est donc pas un fantasme, il est au contraire une réalité que l’on ne peut appréhender que lentement et avec patience. Les évènements de ces derniers jours sont, en tout point, fascinants à ce sujet, de la Tunisie au Cameroun, des Etats-Unis à la Tunisie, de la Libye à la Syrie. Il ne reste plus qu’à redouter le prochain attentat en France, suite logique et peut-être inévitable du processus.

Y a des impulsifs qui téléphonent, y en a d’autres qui se déplacent.

« You are now about to witness the strength of street knowledge » (« Straight outta Compton », N.W.A)

Je ne devrais pas être surpris, mais c’est plus fort que moi, l’ignorance assumée de certains m’agace. Voyez-y la preuve de ma propre arrogance, vous n’aurez pas tort. Mais ça n’enlèvera rien à la médiocrité des torrents de commentaires lus, ici ou là, de la part de gens qui ne pensent même pas à consulter Wikipedia.

Il y a quelques jours, les services de sécurité canadiens ont déjoué un attentat contre un train reliant Toronto à New York. Je passe sur le fait que personne, ou presque, n’a pensé à relier ces arrestations à l’affaire de Boston, alors qu’on peut raisonnablement estimer que les autorités, à Ottawa et Washington, ont d’abord choisi de ne pas prendre de risques et de ramasser tout ce petit monde avant qu’il ne soit trop tard, une nouvelle fois. Je passe également sur le fait que les commentateurs, qui débattent aujourd’hui du terrorisme avec les mêmes certitudes que celles qui les faisaient gloser sur les ADM irakiennes, n’ont manifestement jamais entendu parler de Fatah Kamel, de la cellule de Montréal, ni peut-être même d’Ahmed Ressam. Je vais cependant vous épargner une ou deux pages sur les réseaux jihadistes nord-américains.

Il me semble, en revanche, impossible de ne pas revenir sur les mines étonnées de ceux qui ont découvert la présence d’Al Qaïda en Iran. Il se trouve, en effet, que les services canadiens ont indiqué dans leurs différents briefings que les jihadistes interpellés recevaient leurs ordres d’une cellule basée dans ce beau pays. Comment, comment, se sont exclamés les beaux esprits qui dissertent quotidiennement sur le calibre des catapultes, la diagonale du match nul ou l’implication du mariage pour tous sur les anges qui n’ont pas de sexe, comment, disais-je, il y aurait des terroristes sunnites radicaux dans l’Iran chiite ? Ah ben ça, les gars, quelle surprise, et quelle innovation.

Jamais, en effet, dans l’histoire déjà longue, jamais auparavant aucune puissance n’a fait preuve de pragmatisme ou même de cynisme. Tenez, en France même, jamais un Président de gauche n’a joué avec l’extrême droite pour nuire à la droite parlementaire. Et au Moyen-Orient, une fascinante région où les alliances sont, comme chacun le sait, gravées dans le marbre, jamais la Syrie alaouite n’a favorisé les jihadistes combattant en Irak contre l’Empire. Ben non, c’est pas le genre. De même, jamais certains partis chrétiens libanais ne se sont récemment alliés à la même Syrie, qu’ils combattaient il y a trente ans. Oh non, ça serait mal.

On pourrait en rire si une telle ignorance n’était pas si inquiétante. Personne n’a pensé à souligner que le Hamas, à Gaza, recevait des armes et de l’argent de l’Iran ET du Qatar ? Ah ben oui, voilà, ça change tout. On pourrait donc s’allier avec un partenaire stratégique sans tenir compte de sa religion pourvu que les buts soient communs ?

Je vous laisse digérer la portée proprement historique de la percée conceptuelle à laquelle vous venez d’assister, car je suis conscient du choc presque mystique qu’il y a à me voir casser ainsi les codes ancestraux avec cette déconcertante facilité. Il faut dire que de telles alliances, en apparence contre nature, n’ont jamais été observées en Europe, et on peut donc comprendre l’effroi des esprits les plus affutés devant cette évolution.

Je lisais récemment dans un catalogue de bricolage quelques amusantes remarques sur l’islam révolutionnaire, assorties d’une réjouissante confusion entre islamisme et islamique. Il faudrait quand même penser à (re)lire Henry Laurens et Gilles Kepel, un de ces jours, les gars, parce que ça va devenir gênant, à la longue. On a assez d’un Michel Onfray, n’est-ce pas ?

Reprenons lentement. Le 6 octobre 1981, un commando composé de membres de la Gama’a Islamya et du Jihad Islamique Egyptien (JIE) assassina le président Sadate lors du défilé de la Guerre d’Octobre, en 1981. Cette action d’éclat, la plus importante de la mouvance jihadiste naissante depuis l’affaire de La Mecque, en 1979, déclencha une répression terrible en Egypte – alors même que les Etats arabes, dont l’Egypte, commençaient à encourager leurs islamistes radicaux à partir combattre en Afghanistan contre les Soviétiques.

Une partie des islamistes radicaux égyptiens partit, en effet, mener le premier des jihads contemporains, trouvant refuge au Pakistan, tandis que quelques uns se réfugiaient en Iran. La jeune république islamique, au-delà des antagonismes religieux traditionnels, voyait en effet avec sympathie ces révolutionnaires musulmans engagés dans une lutte à mort avec le principal allié de l’Empire dans la région, qui plus est en paix avec Israël, et hôte d’Al Azhar, source de l’orthodoxie. D’ailleurs, le JIE du bon docteur Zawahiry avait dès 1978 soutenu l’ayatollah Khomeiny, comme le rappellent quelques bons auteurs que certains, à défaut d’avoir eu la chance de pratiquer un métier de seigneur, pourraient au moins lire pour se documenter un peu.

Des membres de la Gama’a, sunnites radicaux, s’installèrent donc en Iran, sans que personne ne monte de bûchers comme on eut coutume de le faire dans le comté de Toulouse au début du 13e siècle, et je me permets de rappeler ici, car je suis sans pitié, que les attentats commis en France en 1986, commandités par les services iraniens, ont été perpétrés par quelques radicaux sunnites. Oui, je suis bien d’accord, ces gens n’ont décidément aucune morale. Pfff.

Tant que j’y suis, je pourrais aussi glisser qu’en 1991 le même régime iranien, plus chiite que jamais, a essayé d’aider le FIS en Algérie, ainsi que les Bosniaques contre les Serbes et les Croates. Terrible, hein, le pragmatisme ? Isolé, cerné d’ennemis, bordé de zones de crise, le régime iranien sait, évidemment, faire passer ses intérêts supérieurs avant sa religion d’Etat surtout quand, comme je le disais plus haut, les buts à atteindre sont identiques.

En 1998, les services suédois me parlèrent des relations avec l’ambassade iranienne de quelques uns des jihadistes présents à Stockholm. Je dois avouer, à ma grande honte, que je n’y prêtai pas, sur le moment, une grande attention, alors que les cellules du GIA dans le pays, méprisant le GSPC, se tournaient déjà vers Al Qaïda. Quelques mois plus tard, début 1999, les services norvégiens, qui tentaient de contrôler les activités du leader islamiste kurde Najmuddin Faraj Ahmad, plus connu sous le nom du mollah Krekar, me transmirent, lors d’une réunion à Paris, plusieurs dizaines de pages de numéros de téléphone écoutés et interceptés par leurs soins. N’étant pas homme à résister à des friandises, je passai alors des jours à tenter d’identifier les centaines de numéros que la ligne de Krekar contactait sans se soucier du prix des communications.

Comme toujours en pareil cas, le travail – vous savez, ce truc indispensable sans lequel vous n’êtes, au mieux, qu’un attachant dilettante, au pire qu’un insupportable branleur – paya, et en quelques semaines nous découvrîmes, sans surprise mais avec ravissement, que ce bon monsieur Krekar était lié à l’élite du jihad mondial, du Londonistan à l’Afghanistan talêb en passant par quelques pointures éparpillées en Europe occidentale, dont Imad Eddine Barakat Yarkas, un des grands idéologues syriens d’Al Qaïda, réfugié en Espagne, impliqué dans les attentats du 11 septembre 2001 et directement lié au chef de la cellule des attentats de Madrid, le 11 mars 2004. Mais ne nous égarons pas.

Plus intéressant encore, Krekar appelait régulièrement des numéros en Iran, et les services norvégiens nous avaient bien précisé que chez eux le problème n’était pas tant les menées des ambassades saoudiennes ou koweitiennes que celles de l’ambassade d’Iran. Ne comprenant rien à cette affaire, je me tournai alors, tout naturellement, vers ceux de mes collègues qui travaillaient sur le cœur d’Al Qaïda et les réseaux que nous qualifiions d’exotiques, du Cachemire à l’Ogaden, de Mindanao au Kurdistan irakien. « C’est logique et c’est très simple », me dirent-ils avec l’aisance naturelle qui sied à ceux qui connaissent leurs dossiers mieux que leurs propres poches. « Les Iraniens soutiennent dans une petite partie du Kurdistan irakien un groupe irrédentiste islamiste radical appelé Ansar Al Islam, fondé et dirigé par le mollah Krekar, qui mène des actions contre le régime de Saddam Hussein et dont quelques volontaires s’entraînent dans les camps jihadistes en Afghanistan ». C’était là une merveilleuse illustration de ce qui devint ensuite le glocal, mais passons.

Au printemps 2000 eut lieu en Europe une grande transhumance de jihadistes, un grand nombre de militants et de responsables décidant de rejoindre les Taliban dans leur émirat afin d’y recevoir la bonne parole d’Al Qaïda. Ce déplacement de compétences se fit, bien sûr, par le Pakistan, mais aussi par l’Iran. Les jihadistes, en provenance de Londres, Stockholm ou Francfort, passant parfois par la Turquie, étaient, en effet, pris en compte à Téhéran par les cadres de la Gama’a Islamiya que les services iraniens toléraient depuis des années. Vous noterez, car on ne vous la fait pas, que le fait d’avoir renoncé à la violence et d’avoir signé un trêve avec le régime égyptien, n’empêchait pas les petits gars de la Gama’a d’aider leurs frères moins débonnaires.

Je pourrais ajouter que la même Gama’a a récemment créé un parti politique légal dans l’Egypte postrévolutionnaire, mais ça n’a rien à voir et ça nous entrainerait trop loin. Revenons donc à nos barbus.

Parvenus en Iran, nos volontaires du jihad mondial, grâce à un petit réseau de taxis ad hoc, cheminaient jusqu’à la frontière avec l’Afghanistan où les gardes-frontières taliban les remettaient aux rabatteurs d’Al Qaïda, qui les répartissaient dans les camps. Le tout puissant Ministère du Renseignement ignorait-il ces activités ? Evidemment, non. Les soutenait-il ? Pas plus. Donner des armes et de l’argent aux quelques centaines de combattants d’Ansar Al Islam au Kurdistan irakien était une chose, soutenir des groupes qui étaient dans le viseur de l’Empire une autre, et les radicaux, quoi qu’on nous dise, ne sont pas fous, et rarement idiots s’ils sont arrivés au pouvoir.

L’ambiance changea, là aussi, après le 11 septembre 2001. Un certain nombre d’Etats qui avaient aimablement toléré les réseaux d’Al Qaïda, comme la riante Syrie ou l’accueillant Yémen, se firent d’un coup très coopératifs avec l’Empire et ses alliés alors que s’ourdissait leur vengeance. L’Iran se montra, comme à son habitude, plus circonspect.

A partir de décembre 2001, plusieurs cadres de l’organisation, dont Saïf El Adel – qui fut en 2011 émir intérimaire d’Al Qaïda, Souleiman Abou Gaith (récemment arrêté en Jordanie après avoir quitté l’Iran pour la Turquie en janvier dernier) – ou Mohamed Moummou, un ancien des cellules suédoises qui connaîtra lui aussi un destin épique, trouvèrent refuge en Iran. Les services occidentaux, qui traquaient tout ce petit monde, firent pression sur Téhéran, qui instaura alors des régimes de liberté plus ou moins surveillée pour ses invités. Malgré les menées des Israéliens, l’Empire résista à la tentation et se contenta de violentes joutes diplomatiques secrètes avec l’Iran au sujet du sort des dizaines de jihadistes présents dans le pays. En 2003, l’affaire se mêla même aux délicates négociations sur le programme nucléaire, occasionnant quelques échanges virils entre les ambassadeurs occidentaux et les responsables iraniens, mais chut, car ça, c’est vraiment secret.

Par ailleurs, ceux qui nous parlent doctement de l’Iran, forcément perse et chiite, oublient – ou ne savent pas – que le pays n’est pas – pas plus que les autres, en tout cas – épargné par les crises communautaires. Ainsi, à l’est, au Balouchistan existent de vives tensions entre une minorité sunnite, évidemment travaillée par l’islamisme radical, et le pouvoir central, intrinsèquement peu enclin au dialogue.

Il existe ainsi au Balouchistan iranien un groupe terroriste sunnite, généralement connu sous le nom de Jund Allah, qui mène contre le régime une guérilla mêlée de terrorisme. Certain attentats, ces dernières années, ont été particulièrement meurtriers, visant les symboles du pouvoir, les Gardiens de la Révolution ou même des mosquées – selon un mode opératoire qui rappelle les actions du TTP pakistanais contre la communauté chiite  de l’autre côté de la frontière. Comparaison n’est pas raison, mais les ennemis sont communs, et il se trouve que le Jund Allah est, selon bon nombre d’observateurs sérieux, lié à Al Qaïda.

Seulement voilà, c’est encore plus compliqué. Car d’un côté nous avons un régime iranien qui accueille en toute connaissance de cause des dirigeants d’Al Qaïda tout en leur demandant de ne pas concevoir d’opérations depuis son territoire, mais qui combat sur une partie de son territoire un groupe qui est leur allié. Et De l’autre côté nous avons un mouvement jihadiste que ces mêmes observateurs jugent soutenus par, au moins, le Pakistan – voire le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou Israël. Je n’ai, pour ma part, pas d’information sur ce dernier point, mais on a déjà vu les Occidentaux soutenir de petits ennemis contre de grands adversaires. Ah la la, vraiment, je vous jure…

A ce stade, il est difficile de savoir, surtout quand on est un observateur civil désormais bien déconnecté du terrain, si une partie de l’appareil d’Etat iranien a laissé faire une cellule d’Al Qaïda en toute connaissance de cause, ou si, là comme ailleurs, les services ne sont pas omniscients et ont pu se laisser abuser. Il est également possible que les relations entre les petits gars arrêtés au Canada et leurs amis en Iran n’ait jamais eu de caractère véritablement opérationnel. En tout état de cause, à l’exception de quelques commentateurs hystériques, personne ne songe sérieusement à une implication directe du régime iranien dans cette affaire. Pour autant, ceux qui ont cru bon de s’esclaffer à la simple mention de la présence de jihadistes en Iran ont, une fois de plus, montré qu’il ne faut pas confondre l’observation et l’analyse de la mouvance jihadiste et commentaires de la presse de la veille au comptoir du café du Stade.

« Every place that I go/Oh, it seems so strange » (« Ain’t no love in the heart of the city », Bobby Blue Band »

J’ai pensé à des jihadistes quelques minutes après avoir vu les premières images des explosions de Boston, le 15 avril. J’ai pensé à Bombay, à Oslo, à Toulouse, et à mes échanges, immanquablement passionnants, avec l’équipe des seigneurs du GCTAT, au sujet des évolutions opérationnelles du jihad. J’ai, cependant, envisagé d’autres pistes, rassemblées rapidement dans un tableau synthétique dont le seul but était d’organiser le cirque naissant et de confirmer, le cas échéant, ce qui était déjà plus qu’une intuition mais pas encore une certitude.

Selon un réflexe pavlovien bien connu, une grande partie de la presse et des observateurs invités ont immédiatement mis en avant la piste des milices suprématistes blancs et autres milices du Midwest. La piste, avouons-le, était tentante en raison du contexte politique actuel au sein de l’Empire : débat à la Cour suprême sur le #mariagepourtous, projet de loi – rejeté depuis – sur le contrôle des armes à feu, et persistance d’une opposition radicale au président Obama, toujours soupçonné d’avoir menti sur sa naissance et que certains accusent même d’être un musulman – et quand bien même il le serait, who gives a fuck?

A Boston, ville historique de la Guerre d’Indépendance, qui vit la Tea Party de 1773 (vieux souvenirs de licence d’histoire), une attaque la semaine du marathon aurait parfaitement pu s’inscrire dans l’action d’une cellule d’extrême droite.  Quelques points me gênaient, pourtant. La cible, par exemple, ne me semblait pas correspondre à la logique des milices, qui visent d’abord des symboles de l’Etat fédéral, honni et accusé de tous les maux. La piètre qualité des bombes contredisait, par ailleurs, tout ce que je sais de ces groupes paramilitaires obsédés par les armes et aux réelles compétences techniques. Boston, même, certes ville symbole de la Révolution, paraissait bien loin de la zone traditionnelle d’action de cette mouvance, plutôt au centre ou au sud du pays. Mais bon, alors que la poussière n’était pas encore retombée, il s’agissait d’attendre.

Les constatations faites au sujet des deux engins explosifs (cocottes-minute chargées de poudre, de billes d’acier et de clous) allaient également à l’encontre de la piste d’anarchistes, de groupes d’extrême gauche ou d’écoterroristes, le plus souvent, en Occident, composés de jeunes gens capables de faire bien mieux que de médiocres bombes artisanales. Bien sûr, tout ce petit monde, instruit par l’affaire Breivik ou même des menaces plus anciennes (réseau Abou Doha en 2001 en Europe), sait bien que l’achat d’engrais industriel est surveillé par les autorités. Ce dernier argument concernait également, quoiqu’indirectement les milices racistes qui, largement issues des milieux agricoles, n’ont guère de difficulté à se procurer du nitrate d’ammonium.

Pour les extrémistes de gauche, les anarchistes ou les écoterroristes, la cible manquait, là aussi, d’intérêt mais sa vulnérabilité pouvait, malgré tout, la rendre attirante. Manquait alors la cohérence, la logique d’un tel choix opérationnel et chacun, alors, d’invoquer, sans le moindre élément, la piste d’un loup solitaire – mais les loups solitaires ont aussi leurs raisons. L’argument de la folie, qui n’a jamais convaincu personne mais qui est régulièrement invoqué, n’est pas plus pertinent.

Pour ma part, la piste jihadiste me semblait bien plus convaincante. Je ne disposais, cependant, d’aucune preuve, simplement d’un faisceau de présomptions que j’évoquais en off avec plusieurs journalistes. Un peu plus d’un an après, je ne pouvais, en effet, m’empêcher de penser à Mohamed Merah, et surtout à ce qu’il avait révélé des méthodes préconisées par un des principaux tacticiens de la mouvance jihadiste mondiale, Younus Al Mauritani – une de ces personnalités majeures dont les commentateurs les plus souvent invités dans les médias ignorent souvent jusqu’à l’existence. Arrêté à Quetta (Pakistan) en 2011, Al Mauritani s’était fait le défenseur d’actions de harcèlement rudimentaires, à l’opposé des opérations traditionnelles d’Al Qaïda, plus élaborées – sans être toutefois de la complexité dont on veut parfois nous convaincre.

Evoquant son cas, en juin 2012, à l’occasion d’un post sur l’affaire Merah (et aussi ici et  ), j’avais rappelé que les réseaux jihadistes ont, depuis des années, changé de stratégie et opté, non plus pour la projection de combattants expérimentés mais pour le recrutement, dans les pays occidentaux, d’individus capables de passer à l’action littéralement sur les arrières de l’ennemi. Comme je l’écris depuis près de dix ans, et comme je vais essayer de le coucher proprement par écrit un de ces jours, le jihad contemporain est avant tout une guérilla mondiale. Soumis à une intense, et parfois imparfaite, pression militaro-sécuritaire, les responsables et idéologues de la mouvance jihadiste fondent désormais leurs capacités d’action sur la dissémination des compétences, individus isolés, cellules autonomes, les uns et les autres étant recrutés, voire formés, loin des terres traditionnelles de jihad. Il s’agit, ni plus ni moins, de poursuivre le combat sous une autre forme sans renoncer au fond.

En septembre dernier, la police britannique a ainsi démantelé une cellule à Birmingham, et les services allemands ont déjoué un attentat dans une gare de Bonn. Faut-il rappeler, également, l’attentat de décembre 2010 à Stockholm, ou les arrestations régulièrement effectuées en Espagne ? A dire vrai, on reste effaré par l’ignorance de certains, tout comme par les raccourcis et approximations. Certaines cartes, conçues à la va-vite, font même honte tant leurs lacunes sont criantes. Par exemple :

De même est-il proprement incroyable de lire, comme ici, des articles, écrits grâce à Wikipedia, dans lequel on oublie de préciser que la campagne d’attentats de 1995 en France a été réalisée à l’aide d’un mélange poudre noire/clous placé dans des bombonnes de gaz ou des cocotte-minute. La recette est évidemment encore plus ancienne, et dans son numéro de l’été 2010 (page 40), le magazine d’AQPA, Inspire, n’invente rien en diffusant la méthode. Par ailleurs, l’utilisation d’IED de cette nature n’est en rien la marque de loups solitaires, mais faut-il rappeler les évidences ?

Si la piste jihadiste s’est donc imposée d’emblée en raison du caractère finalement assez classique de l’attaque, l’origine des deux auteurs a, en revanche, un caractère inédit aux Etats-Unis. Inédit, mais pas surprenant.

Evacuons d’entrée les remarques de ceux qui s’étonnent d’une attaque terroriste contre l’Empire de la part de garçons dont la région d’origine, la Tchétchénie, n’a que des liens infimes avec la diplomatie de Washington. Le terroriste mort en décembre 2010 à Stockholm n’en voulait certainement pas à la Suède en raison de sa participation à l’invasion de l’Irak en 2003, et pour cause ! De même, le terroriste nigérian intercepté dans le vol Amsterdam Detroit, le 25 décembre 2009, ne vengeait-il pas ses concitoyens d’un quelconque impérialisme yankee dans son pays. En réalité, et comme je l’ai longuement écrit en décembre dernier, et plus récemment ici puis , il participait, à sa façon, au jihad mondial lancé il y a déjà bien longtemps à Peshawar et La Mecque par une poignée de musulmans radicaux en guerre contre les Occidentaux et leur système de domination.

Je ne connais pas le Caucase, mais j’ai observé, de loin en loin, les réseaux de volontaires partant combattre les Russes en Tchétchénie et au Daghestan, et j’ai vu, à la fin des années ’90, l’irrédentisme caucasien irrémédiablement se transformer. Les noms de Xavier Djaffo, Jérôme Courtailler ou Zacarias Moussaoui vous disent peut-être quelque chose. Membres des filières de volontaires vers le Caucase, liés au réseau Beghal, ils ont été des combats du second conflit tchétchène et ont intégré Al Qaïda.

Dans ces petites républiques autonomes russes, on trouve une fascinante illustration de la récupération par les réseaux jihadistes contemporains d’un phénomène historique pluriséculaire : la poussée de Moscou sur son flanc sud et le choc avec un islam traditionnel travaillé au corps par le wahhabisme. Tiens, ça me rappelle un truc, mais quoi ?

La Tchétchénie est censée avoir été pacifiée. Le 17 avril, le Procureur général de Russie a tout de même indiqué que 211 policiers étaient morts, et 405 blessés au Caucase du Nord, en raison d’actes de terrorisme, autant dire que le succès est complet. Pour avoir côtoyé les forces spéciales russes en 2006, je peux vous dire que ça ne se fait pas selon les critères de gouvernance auxquels les Occidentaux se réfèrent en permanence. Le silence a pourtant été terrible, y compris parmi les intellectuels arabes qui geignent dès qu’un drone efface un émir du TTP ou d’Al Qaïda. Il faut croire, décidément, que certaines morts sont plus tragiques que d’autres.

Depuis hier, les Américains découvrent donc qu’on peut être musulman sans être arabe, et on comprend l’importance du choc intellectuel… Pour nous, observateurs de la scène jihadiste, il ne s’agit là, en revanche, que d’un des points importants du sujet. Depuis des années, certains analystes, en France, en Allemagne ou ailleurs, suivent avec inquiétude la croissance des réseaux jihadistes turcophones. Il y a quinze ans, les communiqués du Mouvement islamique du Turkestan oriental (ETIM, sanctionné par le Comité 127 du CSNU, quand même) nous laissaient songeurs, même s’ils n’amusaient que modérément les responsables chinois auxquels nous parlions.

Il a été d’usage, dans les services, il n’y a pas si longtemps, de parler d’arc de crise arabo-musulman. Pour ma part, il me semble qu’il ne faut pas oublier l’arc de crise turcophone, qui part des Balkans et atteint le nord de la Chine.

Je ne suis pas spécialiste de la région, disais-je, mais je me suis quand même risqué, il y a quelques années, dans une note professionnelle, à évoquer un post-touranisme, ou un jihado-touranisme, mêlant nationalisme turc et islamisme radical. Les exemples ne manquent pas, jusqu’aux deux bataillons de volontaires tchétchènes qui combattent actuellement le régime syrien. J’en profite pour glisser que je suis preneur de tout conseil de lecture sur le sujet.

Le 4 octobre 2010, un drone de l’Empire, dans le cadre de la gestion des menaces pesant sur l’Europe occidentale, a tué quatre citoyens allemands d’origine turque dans les zones tribales pakistanaises. Etaient-ils membres de l’UJI ou du MOI (cf. ici) ? Je ne m’en souviens pas, mais je revois ces Ouighours s’entraînant sous les ordres d’Abou Yahia Al Libi, et je repense aux liens de Mohamed Merah avec ces réseaux.

Quel rapport entre ce jihado-touranisme et l’Empire ? A première vue, aucun. Mais faut-il rappeler, une nouvelle fois, que le jihadisme, dont les partisans n’ont souvent qu’une connaissance superficielle de leur religion revendiquée, est avant tout une façon de se révolter ? Les frères Tsarnaev, dont il faudra soigneusement retracer l’itinéraire de radicalisation, ont-ils frappé Boston pour défendre l’indépendance tchétchène ? Ou, bien plus probablement, ont-ils commis ces attaques au nom d’une idéologie globale et simpliste qui leur permet d’exprimer ressentiment, frustration ou incompréhension, qui habille leur soif de réappropriation de leur culture ? Quand une cause locale se fond dans une cause mondiale… Oui, je sais, je l’ai déjà dit.

Ceux qui utilisent cette affaire pour y voir une conséquence de l’immigration aux Etats-Unis n’ont, encore une fois, rien compris. On espère que d’authentiques spécialistes sauront décrire la région bien mieux que moi, en décrypter les fascinants mystères pour le public, et qu’ils n’oublieront pas – ce qui est probable s’ils sont français – d’évoquer cette montée des périls. Il y a une crise caucasienne. Il existe une menace jihadiste mondiale. Des passerelles se créent entre la seconde et les crises régionales musulmanes, jusqu’à les phagocyter en partie. Il ne s’agit, ni de s’aveugler, ni de caricaturer.

L’enquête de fond sur les frères Tsarnaev a débuté. La presse a commencé à travailler (ici, par exemple), et elle va compléter le portrait que le FBI va, peu à peu, dresser. Sans doute allons-nous découvrir deux jeunes gens en quête de sens, radicalisés par des influences extérieures. On sait déjà que le FSB avait, en 2010, signalé les deux hommes aux services de l’Empire, et des rumeurs idiotes, complaisamment relayées,  évoquent déjà un complot, qui des Russes, qui des Américains, pour nuire à la cause tchétchène – dont le tout le monde se moque aux Etats-Unis, faut-il le préciser… On attend Me Mokhtari et ses bandes enregistrées.

Le président Obama a d’ores et déjà indiqué qu’il restait « de nombreuses questions sans réponses », laissant présager des réveils pénibles pour certains responsables de la communauté du renseignement. Après tout, les attentats de Boston sont la première opération jihadiste réussie sur le territoire US depuis la tuerie de Fort Hood, au mois de novembre 2009. Les réformes de l’Administration Bush, dont la philosophie a été reprise par Obama, montrent-elles leurs limites, ou se confirme-t-il, une fois encore, qu’il n’y a décidément toujours pas de solution contre un adversaire qui est à la fois ennemi intérieur et extérieur ?

Les réponses judiciaires ont déjà montré qu’elles ne fonctionnaient pas. L’affaire de Boston montre que l’adversaire, grâce à des hommes de la trempe de Younus Al Mauritani, s’adapte à une réponse militaire qui atteint donc, elle aussi, ses limites.

Bring me people to kill

Zero Dark Thirty, de Kathryn Bigelow (2012), n’est pas un film, c’est un monument.

En près de trois heures, la cinéaste, dont le film précédent, The Hurt Locker (2008), a déjà été récompensé par six Oscars, nous plonge au cœur de la traque d’Oussama Bin Laden par la CIA.

Loin d’être le documentaire qu’on a voulu nous vendre, Zero Dark Thirty est un vrai film d’auteur, bien documenté, certes, mais portant une vision et une interprétation particulières des événements, tourné avec la froideur presque mécanique qui caractérise le cinéma de Kathryn Bigelow. On ne trouve donc nulle grandiloquence dans le récit, et tout y est terriblement sobre, presque glacé, des séances de torture au raid final, en passant par les attentats et les engueulades.

Ça commence par l’attentat le plus meurtrier de l’Histoire, et ça finit par une tuerie. Ça commence par des voix de femmes sur un écran noir, disant qu’elles vont mourir, et ca finit par une femme seule, brisée par sa quête. Ça commence par un échec majeur, et ça finit par un succès tardif. Et entre ce début qui n’en est pas un, et cette fin qui ne règle rien, un choc, ou plutôt une série de chocs.

Ne nous y trompons pas, Zero Dark Thirty n’est pas un film sur le jihad, et il nous apprend moins sur Al Qaïda que The Siege, (1998, Edward Zwick), Body of lies (2008, Ridley Scott), ou même The Kingdom (2007, Peter Berg). Il nous décrit, en revanche, la lutte anti terroriste menée par l’Empire, avec ses moyens illimités et sa détermination aveugle.

Aux victimes sans visage mais dont on entend les voix terrifiées succède ainsi le silence en gros plan d’un jihadiste torturé dans les locaux sordides d’une base secrète de la CIA. « Vous vous souvenez des images du 11 septembre ? Voyez à présent comment on vous défend et comment on prépare notre vengeance », semblent dire ces scènes difficilement soutenables. Sans aucun voyeurisme, mais sans aucune fausse pudeur, Kathryn Bigelow nous montre donc les fameux interrogatoires de la CIA. Le film, qui se veut un récit fidèle, ou en tout cas crédible, ne juge pas, mais il devient alors assez éprouvant pour susciter la condamnation. Quant à savoir si montrer que la torture peut être efficace revient à la justifier, la question est idiote. Le carpet bombing sur des villes est efficace, mais ce n’est pas pour ça qu’il faut le pratiquer. Ici, les terroristes, soumis à une pression inhumaine, finissent par parler, mais l’efficacité ne devrait pas être le seul critère de choix. Hélas, puisque c’est la guerre…

Dès cette première scène, la jeune analyste, magistralement interprétée par Jessica Chastain, se retrouve donc confrontée à la terrible réalité de la lutte contre le terrorisme que mène son pays. On lit dans ses yeux de l’effroi, et sans doute un peu de pitié, mais sa détermination l’emporte, et elle devient, dès cet instant, l’incarnation de l’Empire engagé contre Al Qaïda, impitoyable, sans hésitation. Sa main ne tremble pas, quitte à accomplir des horreurs. Le spécialiste de la CIA, qui étouffe, noie, affame ou enferme les détenus, un homme avec lequel on pourrait partager un broc de Bud dans un bar de Georgetown, l’annonce d’ailleurs à Ammar : This is what defeat looks like. Deux hommes qui s’affrontent, et l’un des deux a définitivement perdu. Vae Victis, comme aurait dit l’autre.

Zero Dark Thirty est le premier film dans lequel est décrit avec une telle patience le processus d’analyse du renseignement. Loin des enquêtes policières haletantes et des courses-poursuites impitoyables, nous voilà contemplant le travail acharné et minutieux d’une analyste, possédée par sa mission, lisant des rapports, visionnant des heures d’interrogatoires, posant parfois elle-même des questions, organisant des surveillances, insistant pour obtenir des moyens ou des autorisations, bataillant avec sa hiérarchie, se heurtant aux impératifs politiques – parfaitement rendus, d’ailleurs. De ce point de vue, le film est plus que fidèle à la nature du travail d’analyste, souvent obscur mais indispensable, vital, à la vie d’un service de renseignement. Pas d’arrestations, pas de drones, pas de démantèlement, pas de briefing devant le président ou la presse sans ce travail que Jérôme Garcin, du Masque et la Plume, qualifiait récemment de paperasserie. Ben oui. On manie plus souvent la clé USB que le Glock.

Le but ultime de l’analyse, l’objectif de l’analyste, c’est d’inspirer l’action. La connaissance la plus méticuleuse est sans objet si elle ne connaît pas de prolongement opérationnel, et le raid sur Abbottabad, aboutissement du film, est d’abord l’aboutissement de la traque. De même, la salle de guidage des drones, baptisée Predator Bay, ne saurait fonctionner sans les travaux des analystes, et je dois avouer que la découvrir m’a procuré un long frisson d’excitation. Il s’agit, après tout, du saint des saints de la campagne mondiale contre Al Qaïda, et la puissance qui en émane est terrible. Il en va de même pour le briefing des SEALS en zone 51, véritable moment de pure jouissance pour un expert sur le point de voir se déclencher une opération qu’il a initiée, malgré les morts, les embuches et le temps qui passe.

Comme pour illustrer l’enjeu de la quête d’Oussam Ben Laden, Kathryn Bigelow rythme son film d’attentats, par ailleurs remarquablement reconstitués, qui sont comme autant de rappels que la menace terroriste ne décroît pas depuis septembre 2001 et qu’elle doit être combattue. Mark Strong, une fois de plus impressionnant, expose l’urgence de la situation à l’occasion d’un courte mais brutale réunion, qu’il conclut par cette formule sidérante d’urgence et de volonté : Bring me people to kill.

Mon cœur s’est emballé quand j’ai reconnu les dates sur l’écran, à Khobar, à Londres, à Islamabad, à Khost, et j’étais là, impuissant, à attendre que la mort frappe, une nouvelle fois. L’attentat contre la CIA, à Camp Chapman, le 30 décembre 2009, est en particulier d’un terrifiant réalisme, autant que les tortures vues au début. Une sale guerre, vraiment.

Le récit suit l’enquête, accompagne les développements de la traque, alignant les noms des responsables d’Al Qaïda, les impasses et les oublis, comme cette erreur humaine, qui m’en a rappelé quelques autres et que je vous laisse découvrir. Le récit gagne ainsi en intensité, et c’est à la fin, lorsque l’écran noir efface le visage baigné de larmes de Jessica Chastain, que l’on prend conscience de l’incroyable souffle du film.

Une telle description, presque clinique, sans pathos, fait penser au chef d’œuvre de Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger (1966), autre vision d’un affrontement non conventionnel où la volonté, y compris celle de commettre le pire, a, plus que les moyens, joué le premier rôle.

Le raid final, point d’orgue du film, illustre, par sa brutalité, la nature même de cette guerre, conduite parmi les populations. On y tue des mères devant leurs familles, sans jubilation mais sans hésitation, et les pleurs des enfants déchirent le cœur. La volonté de l’Empire est là, dans cette tragédie qui en annonce d’autres, de vengeance en vengeance. Figure centrale, le personnage de Jessica Chastain paraît, un instant, avant le raid, comme saisie de vertige avant le passage à l’acte. Peut-être a-t-elle conscience de la portée plus symbolique qu’opérationnelle de ce qu’elle a provoqué. Peut-être est-elle paralysée par la stature presque mythologique de l’homme qu’elle va éliminer.

Sans doute autant pour rester au plus près des acteurs que pour ne pas associer Barack Obama à ces images, on ne voit pas la situation room, devenue mythique. L’affaire reste, pendant presque tout le film, gérée par des techniciens, experts de la CIA, commandos, ingénieurs. On a souvent décrit Kathryn Bigelow comme une cinéaste filmant des hommes – et c’était oublier Strange Days (1995, avec Juliette Lewis et Angela Bassett), mais force est de constater que Zero Dark Thirty, s’il nous montre des femmes, décrit d’abord un monde de professionnels, décidés, voire obsessionnels. C’est peut-être ça, au fond, le cinéma de Bigelow : un monde de techniciens sans limite, tout entiers tournés vers le but à atteindre, obsédés par le dépassement d’eux-mêmes.

L’affaire, pourtant, est réelle, même si elle est ici romancée ou arrangée. On attend déjà avec impatience le documentaire de HBO, Manhunt, de Greg Barker, d’après le livre de Peter Bergen, pour en savoir plus et nous approcher un peu plus de ce qu’il s’est passé.

Zero Dark Thirty n’est donc pas la vérité, ni même une version officielle. Le film est, en revanche, une fascinante description de cette traque, et surtout un constat qui fait frissonner. En montant dans le C-130 qui lui est réservé, Jessica Chastain s’entend demander par le pilote : « Où voulez-vous aller ? ». Et elle ne sait que répondre.

Et nous, qui combattons des jihadistes au Mali pendant que les drones impériaux les cueillent sans relâche au Yémen ou au Pakistan, où allons-nous ?

« Hello, Is there anybody in there?/Just nod if you can hear me/Is there anyone home? » (« Comfortably numb », Pink Floyd)

L’affaire d’In Amenas s’est conclue, sans surprise, par un respectable bain de sang, et puisqu’on en est à aligner les corps à la morgue, autant faire de même avec une poignée de réflexions.

Un long travail d’enquête commence pour les services algériens, qui vont devoir gérer une investigation criminelle d’ampleur épique et subir les légitimes demandes d’explication des pays dont des ressortissants ont été tués ces derniers jours.

Il va falloir identifier les corps et identifier les armes, faire le lien entre les premiers et les secondes, achever la sécurisation du site, désamorcer ce qu’on va y trouver, interroger les témoins, écouter les rescapés, faire parler les prisonniers, analyser tout ça, pointer les incohérences, trouver lesquelles sont, malgré tout, logiques et lesquelles appellent d’autres questions. Et puis il va falloir exploiter tout ce qui va être ensuite découvert sur les corps des terroristes : peut-être des passeports, à coup sûr des téléphones, des calepins, quelques ordinateurs. Et quand on aura les téléphones, on pourra reconstituer, naturellement, leurs historiques, mais aussi leurs déplacements, les lieux où ils ont été achetés, qui les a payés, qui finançaient les communications, etc.

Bref, une enquête longue, complexe, mais aussi urgente, puisque de ses conclusions devra découler une réévaluation de la menace régionale. D’ores et déjà on trouve des terroristes français et peut-être canadiens – irréfutable preuve d’un complot ourdi par Paris – et on évoque la présence de Libyens, de Yéménites, d’Egyptiens. Au Nigeria, Boko Haram, qui n’est pas en reste, a annoncé avoir tué deux soldats en partance pour le Mali, et la presse a même évoqué la mort à Gao d’un leader (ici) d’un des responsables de cette aimable confrérie. La question est donc bien régionale, comme je l’avais envisagé il y a près d’un an,  et confirme, une fois de plus, la nature profonde des réseaux jihadistes, que j’ai décrite à l’occasion de l’affaire Merah, et surtout ici, il y a une éternité.

Elle est où, la poulette ?

L’attaque contre le site d’In Amenas est une opération remarquablement conçue et menée. Lire, ici et là, comme des révélations du Très haut, qu’elle a été « préparée » peut faire rire nerveusement ou sangloter. Oui, en effet, attaquer avec 40 hommes un site de cette importance ne se décide pas un matin, dans un bar de banlieue.

– Alors, M. Mokhtar, un petit blanc, comme d’habitude.

– Oui, merci Mimile. Et tu mettras du saucisson aussi.

– Vous êtes sur un coup ?

– Oui, on va se faire la station Butagaz de Garges-les-Gonzesses. Un truc énorme.

La prochaine étape pourrait être une phrase définitive, du genre « Les morts étaient décédés et ne respiraient plus ». Bravo, bravo, bravo.

Mais ne perdons pas le fil, comme disent les artificiers, et procédons simplement.

1/ Une opération bien préparée, incluant sans nul doute des reconnaissances préalables, une bonne connaissance des lieux, une étude du dispositif de sécurité afin d’en déceler les failles et, le cas échéant, une poignée de complices.

2/ Une opération qui répond à la volonté des jihadistes algériens de refaire parler d’eux, et qui ne met fin à aucun hypothétique pacte de non agression. Alors que l’Algérie lutte contre le terrorisme islamiste radical depuis plus de vingt ans, et qu’on meurt toutes les semaines en Kabylie, aucun média occidental ne relaie jamais la moindre information à ce sujet. Le régime algérien l’a bien compris, après les attentats d’Alger (avril et décembre 2007, revendiqués par AQMI) et a donc littéralement sanctuarisé la capitale – du point de vue de la menace terroriste, s’entend, parce que question délinquance, pardon. Depuis, et malgré des carnages réguliers que je rappelais aimablement, comme à mon habitude, il y a quelques jours, les jihadistes algériens ne parvenaient pas à faire parler de leur combat.

L’effort accompli au Mali depuis 2009 peut aussi se lire ainsi. Du coup, l’attentat contre In Amenas, au sud, apporte, enfin, aux jihadistes algériens la visibilité dont ils ont besoin, au nord, mais aussi dans toute la région. La poussée des terroristes du GIA au Niger, en 1995/1996, que j’ai longuement décrite en avril dernier, avait été initiée pour de simples raisons logistiques. Plus de quinze ans après, le jihad au Sahel permet à AQMI de réaliser l’objectif du GSPC : devenir un point de référence central pour tous les jihadistes de la région. L’avenir nous dira si la guerre au sud a permis de relancer la guerre au nord, mais il ne s’agit là que d’une hypothèse, et, évidemment, d’une crainte.

3/ L’opération d’In Amenas est un modèle du genre, conçue à la fois comme une riposte de longue date à une intervention française annoncée depuis des mois (Ben oui, l’ennemi manœuvre aussi, mais il n’a pas de divisions blindées, lui. Comment ça, nous non plus ?), une attaque contre le cœur de l’économie algérienne, un défi aux autorités d’Alger, un signal aux puissances régionales, et un clair appel à la mobilisation lancé à tous les jihadistes de la région. La présence de combattants étrangers parmi les terroristes nous renvoie à la présence d’Algériens parmi les assaillants du consulat impérial de Benghazi. Quant ils combattent, les jihadistes se soutiennent vraiment, ils ne sont pas comme les Etats occidentaux. Et inutile de froncer les sourcils, ça ne m’impressionne pas.

A In Amenas a été réalisée la première attaque d’envergure contre les intérêts énergétiques algériens de l’histoire du jihad, la plus importante prise d’otages de l’histoire du pays, et une des plus importantes prises d’otages de masse de l’histoire du terrorisme. Une libération sans casse était au-delà des capacités des unités spéciales de l’armée algérienne, et sans doute de la plupart des armées de ce monde. En France, c’est le GIGN qui a la mission de gérer ce genre de cauchemar, mais l’affaire d’In Amenas était d’autant plus difficile à régler que cette prise d’otages avait lieu sur un site industriel stratégique (15% de la production de gaz) qu’il ne fallait pas endommager, et qui était peut-être même piégé.

En choisissant d’intervenir assez rapidement, l’ANP a fait le choix, salutaire mais immensément douloureux, de la fermeté et de la réactivité. Ce choix, tout autant tactique que politique, a eu un coup humain dramatique, mais les récits des rescapés, évoquant une exécution presque immédiate des otages japonais tout comme la pose d’explosifs sur certains autres, laissent peu de doute quant à la volonté des hommes de Belmokhtar de négocier – quoi qu’on ait pu lire, ici et là. Synthèse des capacités opérationnelles des réseaux jihadistes observées dans le Caucase, au Yémen, en Irak ou en Arabie saoudite, l’attaque d’In Amenas est un saut qualitatif majeur (qu’il serait imprudent de considérer comme sans lendemain) une sorte d’attentat parfait : choc politique, choc stratégique, choc économique, cirque diplomatique, défi opérationnel. Tout y est, et la presse d’Alger, qui n’a pas été avare d’idioties ces derniers jours, évoquait un « 11 septembre algérien ». Dans un pays martyr, l’expression n’est pas anodine. Avec 37 morts étrangers sur le site, l’affaire est une véritable catastrophe pour l’Algérie, qui n’avait de cesse de vanter la sécurité de son territoire.

Et revoilà la sous-préfète

Mokhtar Belmokhtar, dont j’ai présenté ici l’attachante personnalité, n’est pas plus aujourd’hui qu’hier le narcos sans idéologie que s’acharnent à décrire des esprits pour le moins troublés. Authentique trafiquant d’armes et de cigarettes (je me souviens avoir lu son surnom de Mr. Marlboro en 1997 dans un rapport en provenance du Niger), il est tout autant un authentique jihadiste, membre du GIA de la première heure, terroriste sans pitié, fin tacticien et habile politicien.

Son autonomie à l’égard des émirs actifs dans le nord de l’Algérie ne s’est jamais démentie depuis 1998, et il n’a pas plus fait allégeance à AQMI qu’il ne l’avait fait au GSPC. L’annonce, il y a quelque semaines, de la création de son propre groupe, « sous les ordres directs  d’Al Qaïda », aurait dû faire réagir nos contre-terroristes de plateau. Pourquoi un narcotrafiquant continuerait-il à agir si ouvertement ? La moindre petite frappe des rues de Mexico sait que se réclamer d’Al Qaïda n’est pas la garantie d’un avenir radieux et prospère. Belmokhtar, qui serait donc un imbécile, aurait, quant à lui, adopté la posture inverse. Ce que c’est le panache, quand même. Et quitte à être un imbécile, autant être un parfait crétin en faisant la guerre pour le compte d’un groupe dont on aurait été exclu.

Etrangers, ce tombeau sera votre tombeau

Belmokhtar, qui a revendiqué fièrement la paternité de l’attaque, est désormais un émir internationalement connu. Face à lui et face aux autres émirs, les Occidentaux et leurs alliés africains se mettent en place, en ordre dispersé. La comparaison avec l’Afghanistan (« Sahelistan ») n’est évidemment pas pertinente au regard de la géographie, de l’histoire, de la mosaïque ethnique ou des influences étrangères, mais elle prend tout son sens si on se place du côté des Occidentaux. Comme à chaque fois contre des jihadistes, les missions qu’ils se donnent sont impossibles à remplir : éradiquer la menace, rétablir l’ordre, construire une démocratie – ce qui n’est pas facile en temps de guerre quand on n’a déjà pas réussi en temps de paix.

La désormais habituelle cacophonie gouvernementale française (« Pour quelques semaines », « Jusqu’à ce que le pays soit stabilisé », « Une reconquête totale du Mali », « pas vocation à reconquérir tout le pays ») n’est couverte que par les fulgurances des phénix de la pensée stratégique que sont Lionnel Luca ou Eric Ciotti. Au volontarisme français s’opposait déjà des jihadistes mobiles, combattifs, décidés et bien armés. Le risque est désormais de voir se greffer à l’opération Serval des missions d’assistance de l’Europe, des Nations unies, de l’UA, de l’OTAN, qui vont alourdir tout le système et récréer à Bamako la tour de Babel militaro-administrative observée à Kaboul pendant des années, avec le succès que l’on sait.

« Who’s your leader? Who’s your man? Who will help you fill your hand? » (« Night of the long knives », AC/DC)

Ah quel cirque, mes amis, quel cirque ! Manifestement, les jihadistes présents au Mali ne sont pas les aimables amateurs de trek que d’aucuns, dans les salons feutrés de l’îlot Saint Germain, pensaient affronter.

On en parlé au Général, à Londres, et il a dit : « ça craint ».

Dès dimanche soir, un conseiller de l’Élysée confiait, faux ingénu ou vrai crétin, que la combativité et l’équipement des terroristes que nous affrontions avaient été sous-estimés. Par vos services, peut-être, votre Eminence, mais pas par les quelques bloggeurs qui s’intéressent, en amateurs, à la chose. A moins, ce qui est toujours possible puisque nous sommes en France, que les administrations ne se parlent pas. Ou à moins, puisque nous sommes en France, que les immenses succès militaires qui ont scandé le siècle passé n’aient inspiré nos stratèges, éblouis par la puissance de nos arsenaux. Au fait, sergent, merci de monter l’allume-cigare de ce Dewotine 520 sur nos nouveaux Mystère IV. Et où en est la commande de Sherman ?

Cet automne, il se murmurait même que les jihadistes seraient balayés au premier choc, comme une tribu de Celtes défoncés à l’hydromel de contrebande anéantis par la IXe Légion Hispana. On a d’ailleurs retrouvé des images des premiers débriefings.

Qu’on ne se méprenne pas. Je soutiens cette guerre, et autant par patriotisme que par certitude qu’il faut la mener, même avec retard. Et je soutiens les autorités politiques, même si elles ont tergiversé et attendu, jusqu’au dernier moment, pour s’engager. Mais je ne peux m’empêcher de m’interroger sur la pertinence de certaines analyses et synthèses réalisées à des échelons intermédiaires. En même temps, je repense à quelques cerveaux croisés dans mon ancienne vie, et je me dis que la diffusion de certains papiers a déjà été un beau succès remporté sur la machine, entre frilosité, relecture tatillonne avec ajouts de fautes et ouverture compulsive de parapluie. « Vous pouvez vérifier cette histoire de guerre en Europe en 1940 ? »

Bref, la douleur m’égare, et elle n’est pas très constructive, je n’en disconviens pas.

Ainsi donc, depuis une semaine, la France mène au Mali la guerre qu’elle ne voulait pas mener. « Pas de troupes au sol », nous disait-on au début de l’hiver. Pas d’appui aérien, nous assurait-on, drapé dans un refus si européen de toute violence. Seulement voilà, à force de dire à des types qu’on va les renvoyer à l’âge de pierre (qui ça ?), mais qu’on viendra plus tard parce que là il faut repeindre les roues du VAB en noir et retrouver la clé du champ de tir, ces sales garçons prennent l’initiative. « Faut admettre, c’est logique », aurait ajouté Dame Seli, à qui on ne la fait pas. Et du coup, sans crier gare, voilà l’armée française engagée dans les airs et au sol au Mali, déployant ses chasseurs, les vieux et les neufs, ses hélicoptères, les fragiles et les solides, ses petits gars venus en catastrophe du Tchad, de Côte d’Ivoire et du riant Sud-Ouest, connu pour sa bonne chère, son goût de la fête et du partage, et ses unités parachutistes vantées par le grand poète alternatif Maxime Le Forestier. 1.800 hommes, selon le ministre de la Défense, et bientôt 2.500…

C’est « côtelettes » que vous ne comprenez pas ?

Essayons de lever le nez, oublions les fulgurances de ceux qui prédisaient la fin de l’islamisme en 2001 et annonçaient la disparition du jihad après les révoltes arabes de 2011. Evitons aussi quelques outrances, car que n’a-t-on entendu depuis une semaine. Honteuse ingérence ! vocifèrent ceux qui soutenaient en 1995 la glorieuse Serbie. Infâmes colonialistes ! nous serinent ceux qui considèrent le Sahel comme un jardin privatif. Abjects racistes ! nous lancent ceux qui enseignent à leurs enfants que les juifs gouvernent le monde et que les homosexuels méritent la mort. Intervention illégale ! nous assurent ceux qui ont vanté le coup de Prague et saluent les avancées démocratiques cubaines. Manipulation grossière ! chantent en chœur ceux dont les élections sont truquées depuis leur indépendance.

Qui peut affirmer sans rire que la descente des jihadistes, la semaine dernière, vers Sévaré a été un prétexte pour la France ? Qui peut dire (j’ai les noms, pour ceux que ça tente, y compris des journalistes algériens) que Paris a forcé la main de Bamako ? Hé, les amis, vous avez vu les images ? Le contingent français a été constitué dans l’urgence, le matériel n’était pas prêt, pas encore reconfiguré après l’Afghanistan, le matériel volant pas déployé, et les personnels pas encore mobilisés. On me disait même, cette semaine, que les surplus parisiens n’avaient plus beaucoup de tenues couleur sable.

Et puis, évidemment, il n’aura échappé à personne que la France, usée, vieillie, presque ruinée, sans aucun appui militaire européen sérieux, poursuit au Mali son rêve colonial tout en défendant des intérêts économiques cachés. De même, chacun sait que François Hollande, ancien gouverneur du Texas, et que Jean-Yves Le Drian, membre bien connu de la NRA, sont des néoconservateurs enragés, avides de guerres salvatrices, de conflits rédempteurs, de domination impériale, qui considèrent John Milius comme un poète romantique.

En réalité, et de façon très inquiétante, on dirait que ces accusations, qui émanent dans leur écrasante majorité du monde arabo-musulman, sont le reflet de tensions culturelles qui dépassent largement la seule sphère islamiste. Il y a quelques jours, un jeune progressiste égyptien, qui n’a pourtant pas démérité il y a deux ans contre les sbires du raïs déchu, expliquait ainsi avec le plus grand sérieux que la France menait une guerre coloniale raciste, fondée sur la haine de l’islam et du monde arabe. Comment un garçon censé être un militant progressiste, avide de progrès social et politique, peut-il imaginer un pays européen ourdissant une telle manœuvre politico-militaire ? N’y a-t-il pas là comme une étrange et inquiétante interprétation du monde, largement reprise avec plus ou moins de subtilité par certains médias arabes et, dans un terrible écho, par les jihadistes, de la Mauritanie au Pakistan ?

Et que penser des réactions africaines à ces réactions arabes ? Seule au front, la France enregistre depuis quelques jours des ralliements presque inespérés à son opération militaire (Mauritanie, certes, mais aussi Sénégal, Niger, Nigeria, Tchad, Togo, Bénin) et on sent poindre comme la montée d’une vaste tension entre le nord et le sud de l’Afrique. La crainte de heurts ethniques dans un Nord Mali reconquis est dans tous les esprits qui pensent plus loin que le prochain plateau sur TF1, et j’ai brièvement évoqué ici notre impréparation à ce scénario.

L’armée malienne, qui ne s’est guère battue ces derniers temps, est soupçonnée de vouloir se venger des populations des régions reprises afin d’effacer une authentique humiliation. Il serait bon, ici, de se souvenir de l’hostilité ancestrale entre « Blancs » et « Noirs » dans cette région. Cette semaine, un homme en apparence raisonnable m’a dit sur Twitter, avec un naturel et une sincérité terribles : « Les Maghrébins musulmans rêvent d’asservir les Africains animistes. » J’en suis resté sans voix, tant la perspective de violences intercommunautaires me pétrifie. Les incursions répétées de la Libye du colonel Kadhafi au Tchad, que quelques imbéciles regrettent ces jours-ci, reposaient sur cette vision raciste. Pour cette raison, l’arrivée de troupes tchadiennes, si elle devrait donner encore plus de mordant à l’offensive française, n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour la stabilisation de la région en raison des rancœurs qu’elle pourrait provoquer. Et que dire des renforts nigérians… Espérons que ça ne sentira bientôt pas le pneu brûlé.

Il ne s’agit pas, évidemment, de critiquer la valeur militaire de ces contingents, mais de prendre en considération l’impact de leur présence sur les populations du Maghreb, en particulier en Algérie ou en Libye. Les tensions qui ont présidé à la scission de fait du Mali sont présentes également au Niger, et jusqu’au Tchad, et il serait bon de ne pas oublier que la Mauritanie connaît, elle aussi, une ligne de fracture. Par quel miracle les horribles conflits ethniques qui ont déchiré l’Europe et déchirent l’Afrique des Grands lacs ne déchireraient-ils pas demain le Sahel, zone tampon entre monde arabe et monde noir, et ce pour les exactes mêmes raisons : frontières idiotes, inégalités sociales et économiques, différences religieuses, confiscation du pouvoir politique.

Bill, que veulent ces marginaux ?

Il est, dès lors, possible de lire différemment les actions des jihadistes, dont j’ai déjà dit ici qu’ils pourraient bien être parmi les causes – je n’ai pas dit les inspirateurs – des révoltes arabes. Incarnations d’un projet politico-religieux délirant et sanguinaire, les terroristes actifs dans la zone sont aussi le reflet, en s’associant à certains Touaregs, d’un panarabisme dévoyé qui explique l’hostilité quasi unanime que rencontre l’intervention française. Par « néocolonialisme », il faut donc entendre « domination occidentale sur le monde arabe », un ressenti ancien, et historiquement fondé, devenu dogme national en Algérie, et qui a présidé à la création en 1928 de la Confrérie de Frères musulmans, mouvement religieux mais aussi, profondément arabe. Les jihadistes ne sont donc pas seulement des musulmans radicaux, ils sont aussi les défenseurs autoproclamés d’une fierté arabe. Les progressistes se trouvent ainsi piégés, entraînés par panurgisme dans la condamnation d’une guerre qui vise des hommes qui les tueraient sans hésitation. Un paradoxe vertigineux, me semble-t-il, mais je suis un grand sensible.

Cette nouvelle crise régionale qui se profile, comme toutes les crises régionales de l’Histoire, ne saurait avoir une cause unique. Ceux qui voient dans l’intervention occidentale en Libye le point de départ de la crise malienne révèlent sans complexe l’étendue de leur ignorance, et de la Libye, et du Mali. De même ceux qui comparent la guerre au Mali à celle menée en Libye il y a deux ans se vautrent-ils dans la plus insensée médiocrité. Quant à ceux qui moquent la lutte de la France contre les jihadistes algériens alors qu’elle les soutiendrait en Syrie, ils ne font que relayer le prêt-à-penser aimablement fourni par Moscou et Téhéran sans avoir, manifestement, réfléchi ou cherché à comprendre. Cela dit, et comme on le disait il n’y a pas si longtemps dans les casernes, réfléchir c’est commencer à désobéir. Ne nous inquiétons pas, eux sont bien obéissants.

Dis donc, t’essaierais pas de nous faire porter le chapeau des fois ?

La France est donc le coupable idéal, et son indécision, que j’ai rappelée, notamment, ici, n’exonère pas la principale puissance régionale, l’Algérie de ses propres errements. Les commentaires sur l’audacieuse et inédite attaque d’In Amenas m’ont ainsi littéralement fait hoqueter. Non, bon Dieu, non, l’Algérie n’est pas à son tour touchée par la crise malienne. C’est plutôt le Mali, et le Niger, et la Mauritanie, et le Tchad, et le Maroc, et la Tunisie, et la Libye qui sont tour à tour touchés par la crise algérienne. AQMI est un mouvement algérien, héritier du GIA puis du GSPC, ses cadres sont presque tous algériens, leurs ennemis sont le régime algérien et la France – une association remarquable, mais passons. La prise d’otages de masse du 16 janvier dernier est donc un tragique retour de bâton, une conséquence directe, même, de l’affligeant mélange de cynisme, d’incompétence, d’aveuglement et de calcul à court terme qui caractérise depuis des décennies les gouvernants de ce pays.

J’ai eu la chance de me rendre en Algérie à plusieurs reprises, à la fin des pires années de la guerre civile – et je veux d’ailleurs croire que mes collègues et moi avons joué un rôle dans l’éradication de certains groupes. A Alger, j’ai découvert une ville superbe, des citoyens attachants, qui aiment leurs enfants comme j’aime les miens, ni meilleurs ni pires, un pays qui semble magnifique – mais que je n’ai pas eu le droit de parcourir. J’ai, hélas, aussi pu contempler, lors de réunions stupéfiantes, les lourdeurs d’un système qui, à cette époque, accusait l’Iran d’être derrière le GIA (et pourquoi pas l’Islande, ou le Honduras ?), et occultait les causes économiques, sociales et politiques de la crise.

Quand un Algérien me dit, fier et peiné, que l’Algérie s’est tenue seule face aux barbares pendant près de dix ans, je le crois. Mieux, je sais qu’il a raison, car j’ai été un très modeste acteur de la misérable et craintive aide que nous lui accordions pour des raisons bien plus politiques que stratégiques ou morales. C’est donc avec consternation que j’ai vu l’Algérie s’isoler, aller d’initiatives sans lendemain en coups politiques sans moyen, refuser de prendre ses responsabilités alors que, comme je l’ai maintes fois dit et écrit, elle a tous les moyens et toute la légitimité pour agir, y compris le soutien de l’Union africaine. Où est donc passée la coalition de l’été 2009 ?

Si la crise malienne est l’échec de la France, incapable de stabiliser et de développer ses anciennes colonies sahéliennes, elle est donc aussi l’échec de l’Algérie, incapable de venir à bout d’une guérilla jihadiste qui tue toutes les semaines. Après avoir traîné des pieds, refusé l’évidence, rejeté par avance toute modification du statu quo – sans voir qu’il avait volé en éclats depuis des mois, Alger a été comme Paris surprise par l’offensive jihadiste du 7 janvier. Mais quand la France s’est jetée dans la bataille, l’Algérie a préféré observer un silence boudeur, laissant sa presse plus ou moins libre entonner les vieilles rengaines, et apprendre au peuple qu’elle n’avait eu d’autre choix que d’autoriser un survol de son territoire par les avions de son ennemi juré. Et pourtant, il y a des Su-24 à quelques centaines de kilomètres des combats maliens. Quand même, voyez où ça mène, le dogmatisme.

Comment, « comment » ?

L’opération Serval est donc un camouflet diplomatico-militaire majeur pour l’Algérie. ET comme si ça ne suffisait pas, l’attentat contre le site gazier d’In Amenas est encore plus grave, en exposant la vulnérabilité d’un pays dont on pensait, malgré toutes ses faiblesses, qu’il gérait et protégeait son unique richesse – puisque la jeunesse algérienne est abandonnée à son sort. Mise à l’écart par les révoltes arabes, sèchement marginalisée par le déclenchement de la guerre française au Mali, humiliée aux yeux du monde par une spectaculaire opération contre le plus cher de ses trésors, l’Algérie vacille, ou devrait vaciller. C’est tout un système dont on contemple le naufrage, entre persistance, depuis près de 25 ans, des maquis jihadistes, encerclement par les poussées révolutionnaires et les terroristes – qui ne sont pas les mêmes, désolé MM. Bonnet et Dénécé – et faillite socio-politique. La crise malienne, née de la crise algérienne, nourrie des crises arabes, est en passe de devenir une autre crise, régionale, majeure, faite de tensions ethniques et religieuses, de poussées irrédentistes incontrôlées, d’attentats majeurs, de guérillas sans frontière.

Dans cet immense et désertique foutoir, le terrorisme islamiste radical, comme toujours, n’est pas tant une menace stratégique que le révélateur de tensions plus profondes. Il n’en doit pas moins être combattu, pour ce qu’il est, pour ce qu’il représente, pour ce qu’il attaque. On en est droit d’espérer que la conduite de cette guerre sera supérieure à son anticipation, et on est droit de craindre que ça ne soit pas le cas. Restent, sur le terrain, nos hommes, courageux, à peine rentrés d’une autre guerre lointaine et incompréhensible, dont le premier est tombé il y a une semaine.

Je suis allé aux Invalides mardi dernier rendre hommage au chef de bataillon Boiteux, mort pour la France, et je sentais, plus nettement encore qu’au soir du 11 septembre, le sol s’ouvrir sous nos pieds. Guerre terrestre, guérilla, attentats au Mali, en Afrique, en Europe, au Moyen-Orient, exécutions d’otages, tensions entre communautés… Les mois qui s’annoncent ne seront pas joyeux, et, pour la première fois depuis très très longtemps, la France est seule en première ligne. On a le devoir d’être fier, on le droit d’être inquiet.

« Going nowhere, going nowhere » (« Mad World », Tears for Fears)

Ecrire sur le jihad, c’est écrire sur une longue série d’échecs, une suite ininterrompue de défaites stratégiques ponctuée de quelques succès tactiques et de contre-offensives maladroites, toutes menées sans que de vrais objectifs aient été fixés.

Décrire le jihad, un phénomène non pas mineur mais malgré tout secondaire, c’est décrire la lutte de quelques milliers de radicaux contre un Occident pataud, indécis, qui hésite entre répression brutale et capitulation, sans jamais trancher.

Etudier le contre-jihadisme en Europe ou en Amérique du Nord, c’est contempler vingt ans d’aveuglement, de présupposés, d’incompréhension, de tâtonnements, d’impasses, d’erreurs et d’inadaptation. C’est aussi constater la complexité croissante d’une lutte qui ne donne pas de résultat probant, et la militarisation d’une réponse à un défi dont personne ne semble, en France par exemple, saisir tous les enjeux. C’est enfin prendre conscience de la faiblesse de son pays, incapable de procéder aux réformes, prisonnier de son passé, sans imagination, sans volonté, engoncé dans ses habitudes, paralysé par les querelles administratives et les chocs d’égos, intoxiqué par quelques vieilles ganaches ressassant leurs obsessions et une poignée d’imposteurs qui vendent du contre-terrorisme comme ils vendraient des implants capillaires.  C’est contempler son pays se confronter à la si cruelle réalité de son impuissance.

Qui oserait dire, en effet, que la menace islamiste radicale, désormais connue sous le nom de jihadisme, n’a pas cru depuis plus de vingt ans ? Qui oserait affirmer qu’elle ne s’est pas étendue, qu’elle n’a pas gagné en intensité, qu’elle n’a pas innové, et qu’elle ne cesse de nous prendre de court ? Qui de nos si brillants orientalistes pourra encore affirmer sans rire que les révoltes arabes marquent la défaite inéluctable d’Al Qaïda ? Sans vouloir être outrageusement désagréable, force est de reconnaître qu’à part lancer des réformes à contretemps de nos alliés et allouer des moyens quand on n’a plus besoin, on n’est plus bons à grand’ chose. Une sorte de tradition, me direz-vous.

Reprenons les choses dans l’ordre, si c’est possible. Le terrorisme, tel que le code pénal le définit, a le plus souvent été le fait de mouvements politiques ou séparatistes, poursuivant des buts précis. Dans certains cas, des Etats leur prêtaient même une amicale assistance, financière, logistique, militaire, mais nous restions dans le schéma parfaitement défini d’un acteur politique exerçant une pression sur un Etat par la réalisation d’actions violentes, ciblées ou aveugles. Comme je l’ai déjà souvent écrit, c’est avant tout l’atteinte à la souveraineté nationale qui justifie la mobilisation de la justice française, et, à son service, l’entière communauté des services répressifs.

A défaut d’être simples, les choses étaient donc, somme toute, assez claires : d’une main, l’Etat enquêtait, identifiait et neutralisait les auteurs, et de l’autre main essayait de convaincre les commanditaires que la méthode employée pour atteindre les buts poursuivis n’était ni acceptable ni pertinente, et que les diplomates feraient bien de, rapidement, prendre le pas sur les hommes d’action.

Disons, pour faire court, que cette méthode a été très efficace jusqu’au début des années 90. Depuis 1945, la justice française avait été confrontée à des dizaines d’attentats sur le territoire national, aussi bien perpétrés par des gens sérieux (FLN, OAS, Action Directe, etc.) que par des groupuscules moins crédibles – mais parfois meurtriers, comme les irrédentistes bretons. Les pouvoirs donnés aux services d’enquête par la justice, et à la justice par le législateur, étaient sans commune mesure avec tout ce qu’on pouvait observer dans les démocraties, et les sombres opérations du FBI de Hoover ne pouvaient être comparées puisqu’elles avaient le plus souvent été à la fois clandestines et illégales. En France, le parquet antiterroriste et les services du ministère de l’Intérieur agissaient, eux, en toute légalité. L’incrimination pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » permettait de ramasser tout un réseau, y compris le cousin qui vous avait naïvement prêté sa voiture ou le concierge qui gardait vos lettres pendant que vous prépariez la révolution mondiale et prolétarienne en assassinant des hauts fonctionnaires dans la rue ou des touristes dans les aéroports. On faisait le tri après, quand on y pensait.

Va dire à César que tu as été vaincu par des Gaulois de la Gaule celtique

L’irruption en France de la guerre civile algérienne, à partir de 1992, a lentement changé la donne, mais personne ne s’en est véritablement rendu compte – une constante nationale dont nous devons être fiers. Sans doute l’urgence puis la frénésie ont-elles empêché de prendre de la hauteur.

Dans un premier temps, après les premiers assassinats de Français en Algérie par des Afghans arabes (ah, ce brave Kada Benchiha Larbi – le garçon coiffeur de Sidi-Bel-Abbès, comme l’appelait un ami – et sa bande de dégénérés…), on a commencé à arrêter en France des soutiens du GIA (rappel : aucun observateur sérieux ne dit « les GIA »). Il s’agissait parfois d’arrestations liées à un meurtre, parfois liées à la diffusion d’un communiqué de menaces, parfois d’une simple convocation dans les locaux de la DST ou de la 6e DCPJ, pour un entretien cordial (Ben quoi, tu vas pas pleurer pour une gifle, non plus ? Un grand gars comme toi !). Ces arrestations visaient à la fois à identifier les réseaux de soutien de l’insurrection islamiste, à les casser autant que possible en s’appuyant sur les délits commis, à recruter quelques sources et à envoyer des messages aux responsables des mouvements.

S’agissant de l’ex-FIS et des maquis de l’AIS, son bras armé, les choses étaient assez simples. Le parti dissous disposait à Bruxelles de l’Instance exécutive du FIS en exil (IEFE), une petite équipe de ténors de seconde zone connectés à leur mouvement en Algérie et à l’ensemble de la mouvance islamiste radicale algérienne dans le monde, à commencer par l’Europe (il faut vraiment que je vous raconte ça, un jour). Pour le GIA, c’était plus compliqué, mais il y avait des contacts à Londres, en Suède, en Belgique et en Allemagne, et évidemment des liens avec le Pakistan où tout ce petit monde avait gardé des amis, du temps des grandes heures.

Chacun suivait évidemment avec grande attention les développements des relations entre maquis algériens afin de lire les évolutions des réseaux actifs en Europe, et donc de pouvoir frapper le moment venu. Pourtant, au fil des mois, la scène jihadiste algérienne devint de moins en moins lisible et la belle mécanique justice/diplomatie secrète se grippa. A Paris, certains cherchaient les maitres cachés du jihad algérien – quelques uns cherchent encore – et ne comprenaient pas qu’ils étaient confrontés à une des premières manifestations du jihad mondial, qui bientôt se développerait au Yémen, aux Philippines, en Egypte, dans le Caucase ou en Afghanistan. Du coup, arrêter des terroristes et casser des cellules, tout en limitant la menace immédiate, ne suffisait plus à circonvenir l’ensemble de la mouvance, dont on cherchait les financiers, les idéologues, les inspirateurs, les soutiens et les points de convergence.

S’engagea alors une course contre la montre, d’abord continentale puis planétaire, entre les réseaux jihadistes et les services de sécurité et de renseignement. Ce furent de passionnantes années…

Ramasser les miettes, vous appelez ça la sécurité ?

Deux logiques s’affrontaient, et elles s’affrontent encore : police contre renseignement. Et cette lutte qui se menait dans les couloirs de Beauvau ou dans d’autres lieux moins recommandables était encore épicée par des enjeux qui, au lieu d’être annexes, étaient devenus centraux. Combien de carrières faites sur des arrestations ? Combien de primes très conséquentes versées à tel ou tel haut fonctionnaire pour son rôle supposément décisif ? Combien de ministre paradant devant les caméras, à coup de déclarations martiales, de formules choc, de poses conquérantes ? Inutile de rappeler ici que le terrorisme est, plus que tout autre défi criminel, un enjeu politique majeur dans nos sociétés, et peu importe la rationalité de cet état de fait.

La ST et la PJ estimaient, à raison, qu’il fallait arrêter, casser des réseaux, prévenir, ne pas attendre. Leurs chefs considéraient que nous autres espions, habitués à travailler à l’étranger, n’étions pas impliqués comme eux dans la défense du territoire, et qu’un attentat serait d’abord leur échec. Sur ce dernier point, ils avaient raison, mais penser que nous ne serions pas ulcérés par le succès d’une entreprise terroriste contre notre pays, que nous ne nous sentirions pas frappés au cœur, était pour le moins insultant. Il faut dire que ces policiers d’élite, qui nourrissaient des sentiments voisins à l’encontre de leurs collègues des RG, sans parler des gendarmes, méprisés et surnommés les gardes-champêtres, étaient bien conscients de leur valeur et n’acceptaient pas de notre part nos méthodes et ce qu’ils considéraient comme un refus de jouer en équipe.

Dans leur esprit, me semble-t-il, il y avait comme le sentiment que nous n’aurions dû être que des supplétifs soumis, bien utiles pour leurs moyens techniques ou leurs capacités opérationnelles mais quand même pas bien malins. Le fait que nos chefs soient le plus souvent dociles, pour des raisons plus ou moins avouables, ne pouvait les détromper. On avait beau se réunir pieusement, le mardi matin, dans le bureau du chef de l’UCLAT, la coopération entre services pouvait plus facilement ressembler à la confrontation entre l’inspecteur Valentin et Roberto Texador (Q&A, Sidney Lumet, 1990, avec Timothy Hutton, Nick Nolte, Luis Guzman, Armand Assante et Paul Calderon) qu’à une réunion de catéchèses.

Il faut bien reconnaître, malgré tout, que nos philosophies différaient – et on me dit qu’elles diffèrent manifestement toujours. Cette opposition donnait souvent lieu à des situations cocasses, entre gamineries et mauvaises manières. Comme cette voiture avec gyrophare garée dans la cour d’une certaine caserne du boulevard Mortier, ou ce commissaire entrant dans le bureau du directeur adjoint avec son holster (go ahead, punk, make my day), ou encore ce responsable nous demandant au début d’une réunion de crise le nom de notre source principale dans une certaine affaire. Plutôt mourir, mon vieux, surtout quand on voit comment vos sources, quand vous en avez, sont traitées.

Parfois, l’arrogance, la pression de la hiérarchie politique, et même une forme sourde de compétition (ne nous voilons pas la face) conduisaient à des écarts de conduite bien plus graves. Je me souviens de cet ami me racontant, devant les grilles de la place Beauvau, comment ses collègues d’un certain service avaient suivi, pendant la campagne terroriste de 1995, un policier allant voir sa source infiltrée au sein du GIA et avaient arrêté son indic afin de pouvoir plastronner devant le ministre le lendemain. Des haines inextinguibles sont nées pendant ces heures difficiles et avoir imposé la fusion des RG avec la ST a ressemblé à la fusion du PSG avec l’OM. Ça ne pouvait pas marcher, et ça ne marche d’ailleurs pas, à bien y regarder. Nous, de notre côté, puisque nous ne faisions rien ou si peu, il aurait été difficile de nous surprendre en train de faire autre chose que nous lamenter.

La création d’une équipe anti terroriste inter services, après le 11 septembre, vit même certains donneurs de leçon piller le pot commun dans lequel les autres administrations versaient consciencieusement dossiers et affaires. Il est certes plus facile de copier que d’apprendre ses leçons, mais ça se paie un jour. Mohamed Merah, ça vous dit quelque chose ? Bref, enchaînons, sinon je vais vider mon sac et ça va casser l’ambiance.

Le fait est que le contre-terrorisme est devenu un enjeu de pouvoir aux retombées immédiates, qui fait vivre son petit monde, entre ceux qui hantent les commissions de chaque Livre blanc, les réformateurs hystériques, et les donneurs de leçons qui ne croyaient pas à Al Qaïda en juin 2001 ou ceux qui, en 2002, dissolvaient les équipes travaillant sur l’Europe puisque celle-ci, supposément sanctuarisée, ne risquait plus rien. Ce sont eux, les références publiques françaises en matière de contre-terrorisme. C’est vous dire si on est bien protégés et c’est donc sans surprise qu’on ne peut que constater que rien n’a changé depuis vingt ans, ni dans la doctrine, ni dans l’articulation des services ni dans les buts à atteindre – puisque je veux croire qu’il y en a.

Celui qu’a des lunettes, c’est Rey. Le plus dangereux, c’est Rey. Le plus con, c’est Rey. L’autre, c’est Massart.

L’arme absolue des policiers français dans ces années était, et reste, la commission rogatoire internationale (CRI). De façon finalement très française, nos collègues du ministère de l’Intérieur pouvaient ainsi se mêler des affaires du monde, puisqu’on trouvait toujours un jeune crétin dans une banlieue de Mossoul, dans un hôtel miteux de Peshawar ou même dans la jungle thaïlandaise à jouer avec un M-16. La CRI était précieuse par bien des aspects, et il s‘agissait, comme la Force, d’un puissant allié. Elle permettait à un service de devenir leader (il en faut bien un), elle lui permettait d’obtenir la coopération des services judicaires des démocraties (allez savoir pourquoi la vue d’une CRI n’a jamais fait réagir la police syrienne), et elle marginalisait tous les autres services. Ah non, mon cher camarade, ce que vous me dîtes est passionnant mais tout est versé en procédure et je ne devrais même pas parler à un espion. Encore un rollmops ?

La méthode Bruguière, qui reposait sur la ST et marginalisait les RG, pourtant plus pertinents s’agissant de la lutte contre le jihadisme, connut quand même quelques ratés. Le procès du réseau Chalabi, qui dut se tenir dans un gymnase tant le nombre de prévenus était élevé, aboutit à une gifle judiciaire en janvier 1999 : très peu de condamnations, pas mal de relaxes totales, et la confirmation qu’avoir prêté votre voiture à votre imbécile de cousin parti venger le Prophète (QLPSSL) en tuant des enfants ne faisait pas de vous un fou de Dieu. Ou alors un crétin de Dieu ?

Après le 11 septembre, j’assistai à quelques réunions secrètes d’anthologie au cours desquelles j’entendis de véritables perles. Ces moments, fascinants pour le professionnel du renseignement que j’étais à l’époque comme pour l’historien que j’avais failli être, m’affligèrent véritablement car j’y pris conscience de l’ignorance ou de l’aveuglement de la plupart de nos chefs. Ainsi donc, même eux ne lisaient pas nos notes, et très peu, par ailleurs, semblaient avoir pris conscience du caractère inédit de la menace contre laquelle nous luttions. Je compris alors, en écoutant ces vieux routiers du contre-espionnage rappeler avec effroi que les terroristes du 11 septembre s’étaient dissimulés dans nos sociétés (rendez-vous compte, les fumiers), que ceux qui veillaient à la bonne organisation de notre défense n’y étaient pas du tout. Demandez à l’entraîneur des Washington Red Skins de prendre en main le Spartak de Moscou…

Entre choc générationnel, idées fixes, mépris pour ces jeunes hommes un peu exaltés et manifeste incompréhension du monde qui changeait à vue d’œil, il y avait de quoi être inquiet. Certains responsables pensaient qu’il ne fallait toucher à rien, d’autres qu’il fallait réformer à tout prix, quelques mythomanes issus d’autres administrations (je pense ici à au moins un transfuge de l’Education nationale qui donna une autre ampleur au mot imposture) rêvaient d’opérations spéciales et de recrutements offensifs, et bien peu pensaient à la menace plutôt qu’à leur carrière… Quand il faut monter sur les remparts et que vos chefs choisissent la couleur de leur tunique, vous savez que vous allez avoir un problème.

Assure-toi qu’il s’est recouché

Les attentats du 11 septembre furent évidemment un choc en Europe où les services étaient mobilisés, (sauf en Allemagne, où on voyait essentiellement dans la lutte contre le jihadisme une idée fixe raciste) et redoutaient plus ou moins consciemment un  big one – mais personne ne pensait que cela pourrait être autre chose qu’une nouvelle attaque contre une ambassade. Si on trouvait dans tous ces services des analystes conscients de la nature de cette nouvelle menace, aucun n’avait vraiment envisagé la réalisation de ce qu’il faut bien considérer comme une véritable rupture.

Le cataclysme au sein de la communauté américaine du renseignement fut plus provoqué par l’ampleur de l’échec du système, dans son ensemble, que par un refus de comprendre le phénomène. D’abord réticents ou dubitatifs, les services de Washington, confrontés aux attentats de 1996 en Arabie saoudite, puis aux remarquables attaques simultanées de 1998 au Kenya et en Tanzanie, et enfin à l’opération de 2000 contre l’USS Cole au Yémen, commençaient à se faire une idée du merdier qu’il fallait combattre. Avec le recul, il ne me semble pas que la doctrine impériale ait, depuis, vraiment changé sur le fond : toujours une forme raffinée de vengeance, tempérée par une touche de justice. Seule l’ampleur changea et aux attaques du 11 septembre répondit le déclenchement de la plus vaste campagne anti terroriste de l’Histoire, à la fascinante brutalité.

Peut-on dire que l’Administration Bush fit de pertinents constats au sujet du jihadisme ? Portée par les théories, somme toute assez séduisantes, des néoconservateurs et poussée par les obsessions de Dick Cheney et de Paul Wolfowitz, elle se servit de l’islamisme radical combattant pour nourrir un vaste projet stratégique de refonte du Moyen-Orient. On ignore souvent que cette stratégie s’accompagna d’un authentique effort d’ouverture vers la région, mais doit-on être reconnaissant au pyromane du verre d’eau qu’il vide sur le brasier qu’il vient de provoquer ? La logique de l’Administration Bush en matière de contre-terrorisme fut très largement répressive, entre soif de vengeance et contemplation de sa propre puissance.

Pendant un peu plus d’une semaine après le choc, l’Empire resta muet. Nous pressentions qu’à la stupeur allait rapidement succéder une colère froide. Le 12 septembre, j’avais dit à mon équipe : Nous nous sommes préparés pendant des années pour un moment comme celui-là, et mon chef avait ajouté, en pointant du doigt une carte de l’Afghanistan que montrait CNN : Il faut se demander si eux ont conscience de ce qu’ils ont déclenché et de ce qu’ils vont ramasser.

Le fait est que nous fûmes débordés, immédiatement, aussi bien par l’ampleur des attentats que par celle de la riposte impériale. Qu’aurions-nous fait si un groupe basé à l’étranger nous avait infligé de telles pertes humaines et de tels dégâts matériels ? La réponse militaire ne faisait pas de doute, et l’issue de l’expédition afghane ne change rien à la donne. Face à des centaines de combattants jihadistes et à leurs milliers d’alliés taliban, comment envisager sérieusement une action judiciaire classique ? Et comment envisager, politiquement, l’inaction ? Comment justifier auprès de son opinion le refus de l’option militaire ? Ceux qui étaient aux affaires à l’époque à Paris peuvent bien dénoncer l’inefficacité de la politique de la canonnière, on ne se souvient pas les avoir entendus proposer d’alternatives. Et pour cause. Quand on ne croît pas à la réalité d’une menace et qu’elle vous surprend dans votre sommeil…

L’intervention militaire en Afghanistan, que j’ai longuement évoquée ici, a été la première indéniable illustration de la nature décidément évolutive du défi jihadiste. Manifestement, les moyens judiciaires classiques ne suffisaient plus à circonscrire une menace mondiale dont les membres étaient mobiles, rapides, de plus en plus professionnels et capables de mener, au Moyen-Orient des actions de guérilla, et en Europe des actions purement clandestines. Eux pouvaient tout faire, se jouaient des frontières, tandis que nous étions, pour des raisons parfaitement compréhensibles, soumis aux lois qui font, par ailleurs, la force de nos démocraties. Sauf que la loi, c’est bien joli, mais ça n’a pas réponse à tout, quoi qu’on pense en France où on légifère sur à peu près n’importe quoi.

Le choix d’intervenir militairement en Afghanistan répondait, en réalité, à un impératif sécuritaire immédiat. Parachuter des agents du FBI avec des mandats aux portes des camps de Khalden ou de Darunta n’aurait sans doute pas eu le même impact que les frappes de B-52 et les raids de forces spéciales. Mais sans aucun doute eut-il mieux valu que les jihadistes et autres combattants soient d’abord traités selon les conventions de Genève puis, après examen, remis à la justice. Quitte à innover, il y avait là matière à associer justice et armée, sans tomber dans l’inconnu juridique d’un statut bâtard (« ennemi combattant ») ou l’excessive judiciarisation du champ de bataille dont on débâtait ces jours-ci entre gens de bonne compagnie. Le fait est qu’il n’existait aucune réponse prête à ce cas de figure inédit, et le fait est que, onze ans après, rien n’a été inventé alors que nous allons – peut-être – bientôt combattre au Mali contre des terroristes. Prisonniers de guerre ou terroristes présumés mis en examen sur le champ de bataille ? Personne ne semble savoir, et surtout pas ceux qui devraient savoir.

Ceux qui condamnent les interventions armées occidentales, au nom d’un souverainisme le plus souvent bien nauséabond, n’ont manifestement pas réfléchi à l’ampleur de la menace – quand ils ne l’ont pas niée – et, évidemment, ne proposent rien. Face à des groupes de petite taille, géographiquement localisés, l’action judiciaire, avec ce qu’il faut d’adaptations et de coopération internationale, a toujours donné satisfaction. Nous sommes, en revanche, loin du compte face à la mouvance jihadiste, souple, imaginative, aux foyers de recrutement multiples, aux motivations différentes et aux détestations communes.

Le prix s’oublie, la qualité reste

Je me souviens parfaitement de ces photos satellite des camps de Darunta sur mon bureau, en octobre 2001. Elles furent remises à l’Empire quelques heures plus tard, et il me plaît de penser qu’elles ont servi à préparer les raids qui ont écrasé les infrastructures d’Al Qaïda et de ses alliés. Dans notre esprit, et bien avant les attentats de New York et de Washington, il ne faisait pas de doute que nous livrions une guerre. Il ne s’agissait pas pour autant d’abattre les suspects dans les rues de nos villes, mais le constat de notre impuissance était terrible. Pas un seul d’entre nous n’imaginait l’ampleur des attentats de septembre 2001, mais cette catastrophe, outre qu’elle révéla les failles du dispositif impérial, nous confirma dans nos craintes. Nous étions en guerre, et nos méthodes nous contraignaient, comme dans une partie mondiale de Space Invaders, à tenter de parer les attaques.

Les pudeurs de nos chefs avaient fait des services de renseignement extérieurs de simples prestataires des services intérieurs, contraints de coopérer avec les autorités locales, fuyant toute activité clandestine, évitant les risques comme on évite un malade de la peste. Cette stratégie, directement héritée du fiasco du Rainbow Warrior, avait entrainé depuis des années une terrible perte de compétences, la disparition progressive de la culture de l’action secrète et la montée en puissance d’une génération de cadres dont bien peu avaient le courage de dire à leurs chefs qu’il fallait se mouiller. Cette dégradation du dispositif n’est, évidemment, pas pour rien dans la montée en puissance, concomitante, des services de renseignement judiciaires, y compris à l’étranger, y compris loin, très loin de l’Europe. Comme le dit un soir de crise un directeur adjoint, « nous sommes le meilleur service de renseignement du 20e arrondissement ». Effet garanti sur la troupe.

Inutile de nier les grandes ambitions du Ministère de l’Intérieur. Inutile de réfuter ses arguments selon lesquels il fallait, pour gérer la menace, aller la combattre à sa source. Ainsi donc, les policiers français, fidèles à leur mission, occupaient sur la ligne de front une place laissée vacante par une administration qui, en tout cas à l’époque, se ridiculisait régulièrement en diffusant, pour se couvrir, des notes indigentes dont aurait eu honte un jeune journaliste de la Pravda.

Loin de moi, donc, toute volonté de blâmer mes anciens collègues de la place Beauvau ou du 15e arrondissement.Si on pouvait, en effet, leur reprocher leur manque de courtoisie, il nous était hélas difficile de contester la profondeur de leur engagement pour la sécurité de notre pays, illustrée par leur réactivité, leur imagination, leur audace – leur culot ? – et le courage de leurs chefs. A cette époque, il n’était pas rare de voir revenir de réunion un de nos collègues, écœuré, demandant à mi-voix s’il existait des passerelles entre administrations. « Ne cherche pas, on a déjà essayé », lui disions-nous.

Un matin, je filai à Amman y rencontrer une poignée de garçons un peu turbulents – la mission fut un échec complet – juste pour que mon service puisse se prouver qu’il était capable de projeter en 24 heures un blanc-bec de mon espèce. A l’aube des années 2000, cet aveu d’un de mes chefs me consterna. On en était donc là, à vérifier, au prix de plusieurs dizaines de milliers de francs, que si on allumait une lampe munie d’une ampoule on aurait de la lumière ?

Nos collègues policiers, certes ambitieux, certes convaincus d’être des seigneurs quand nous n’aurions été que d’aimables amateurs, illustraient ce vieux précepte qui veut que la nature ait horreur du vide administratif. Puisque nous ne pouvions rien faire seuls, puisque nous refusions de faire en secret, alors ils le faisaient, au grand jour, avec une CRI, avec des téléphones civils que la planète entière pouvait écouter. Je me souviens encore de l’effroi sur le visage d’un DG quand il découvrit que le policier membre de la mission commune que nous venions d’envoyer sur une scène d’attentat, au Moyen-Orient, parvenait à transmettre à sa hiérarchie des renseignements avec cinq ou six heures d’avance sur notre homme. Et que, du coup, ses renseignements, recueillis en commun sur le terrain, arrivaient chez son ministre avec douze heures d’avance sur notre propre note…

En nous expliquant qu’ils remontaient à la source de la menace, les policiers nous expliquaient en fait qu’ils faisaient notre métier en plus du leur. Croyez-moi, ça pique les yeux. Mais au moins le travail était-il fait, et ce constat nous consolait, à défaut de nous satisfaire.

Moi, mon truc, c’est la loi, pas toi ?

Le paradoxe était délicieusement gaulois. Nous étions en guerre (nous le sommes toujours, d’ailleurs), et elle était faite par des policiers. La chose aurait plu à Fouché, elle plaisait assurément à bon nombre de nos responsables, qui passaient le dossier dès qu’il devenait un peu chaud. L’affaire des menaces contre le rallye Paris-Dakar-Le Caire, en janvier 2000, que j’ai rapidement relatée ici, fut littéralement arrachée des mains de la police pour nous être confiée. Et si je retire une réelle fierté de la gestion de cette crise, je ne peux m’empêcher de penser que nous ne l’avons pas conclue comme nous aurions dû le faire, puisque Mokhtar Belmokhtar, le borgne le plus célèbre du Sahel, est encore en vie, et qu’il nous menace même.

Lorsque vous demandez à des militaires de réaliser des missions de police, ça se passe rarement bien. Mais lorsque vous demandez à des policiers de faire la guerre, rien ne se passe, ou si peu. A l’aide de leurs CRI, de leur très habile stratégie de coopération avec les grands services occidentaux, de leurs relations de confiance avec quelques homologues au Moyen-Orient, les policiers français voyaient venir la plupart des coups. Mais rien n’était fait contre les structures terroristes embusquées au Niger, en Somalie, au Yémen, et aucune stratégie nationale ne se dessinait. La partie de Space Invaders était simplement devenue multi-joueurs.

Les prises d’otages en Irak donnèrent l’occasion de démontrer un savoir-faire, et un potentiel, au point que l’unité de contre-terrorisme fut un temps surnommée « service de contre-kidnappings ». L’appellation était flatteuse, car elle reconnaissait le talent et l’engagement de ceux et celles qui travaillaient à libérer nos compatriotes, même ceux qui étaient de parfaits imbéciles inconséquents, mais elle était aussi, à bien y réfléchir, cruelle : qu’était devenu le contre-terrorisme ? Qui analysait la menace, ses évolutions, ses pics et ses creux ?

Dieu sait qu’elle avait pourtant évolué. L’Europe avait été assez aisément nettoyée de ses réseaux en 2001/2002, ce qui avait semblé conforter nos Weygand et nos Gamelin dans la certitude que se désengager du Vieux continent avait été un choix pertinent. Sauf que ce désengagement n’avait pas donné lieu, quoi qu’on dise, à une croissance exponentielle des opérations clandestines ou à ce fameux recentrage, maintes fois annoncées, sur le « cœur de métier ». Et sauf que l’apparition de filières liées au conflit irakien, dès 2003, avait redonné au jihad européen une impulsion, encore accrue par notre enlisement en Afghanistan. En 2004 à Madrid et en 2005 à Londres, preuve fut cruellement faite que l’Europe n’était pas sanctuarisée. L’évolution des modes opératoires – des kamikazes au Royaume-Uni – et la détermination sans faille des terroristes, comme à Leganés, confirma que l’action judiciaire classique ne suffisait plus. Que faire face à des hommes qui veulent mourir en vous tuant ? La lecture d’une commission rogatoire pourrait bien ne pas suffire, et on a vu à Toulouse comment ça peut finir – et ce ne sont pas les lamentables jérémiades corporatistes (téléchargeables ici) d’un syndicat de police qui y feront quelque chose. Faut casquer, gros père, faut casquer.

Animal factory

De même, le recours à l’emprisonnement, dans le cadre de peines de prison infligées par une justice indépendante – et, en France, spécialisée – a démontré sa totale inefficacité. Je ne suis pas partisan des exécutions extrajudiciaires ou des systèmes d’exception, mais le fait est qu’emprisonner des terroristes n’est utile que tant qu’ils restent enfermés. Depuis plus de dix ans, chacun sait au sein de la communauté du renseignement que les peines de prison, mises en place dans un Etat de droit pour punir, isoler puis réinsérer dans la société des criminels, ne sont d’aucune utilité contre les radicaux. Qu’ils soient nazis, révolutionnaires marxisants ou jihadistes, aucun ne sort de détention, à l’issue de sa peine, calmé, convaincu de s’être égaré dans la violence et d’avoir eu tort de tuer des innocents pour sa cause.

Pire, la prison est devenue un lieu de radicalisation, de recrutement, voire d’organisation de réseaux, et les administrations carcérales ne peuvent qu’avouer leur impuissance face à un phénomène qu’elles ne peuvent combattre autrement que par des mesures disciplinaires qui, à terme, font le jeu des fauteurs de troubles en les stigmatisant. En France, ceux qui mènent les contestations religieuses dans les prisons sont finalement déplacés vers d’autres centres de détention, où ils recommencent. Ainsi, au lieu de les isoler, l’administration française n’a d’autre solution, pour les sanctionner, que de leur permettre de poursuivre leur œuvre de prosélytisme. Notre impuissance, malgré les efforts des uns et des autres, est totale, et le constat, lors des réunions du G8 de 2005, n’avait pas manqué d’amuser nos collègues russes, dont les méthodes sont nettement plus expéditives. Si Guantanamo a été un gâchis juridique et diplomatique, il faut en revanche convenir qu’on y a appris bien des choses intéressantes, dont l’existence d’un homme dont la traque a conduit jusqu’à Oussama Ben Laden. Soupir d’aise.

Il ne s’agit aucunement ici pour moi de promouvoir la peine de mort, des traitements inhumains ou une violence étatique sans nuance. Le fait est, simplement, que nos outils actuels n’apportent pas de solution satisfaisante, dans le respect de nos valeurs, à ceux dont la mission est de lutter contre le terrorisme. Le dernier numéro de la vénérable Revue de la défense nationale (RDN) établit ainsi quelques constats intéressants, à défaut d’être indiscutables, sur ce point.

Qu’est-ce qui te gêne, toi ?

La question de la pertinence de la solution carcérale, comme celle de l’efficacité à moyen terme de la réponse pénale, et même comme celle de l’action armée, n’est pas seulement légitime, elle est inévitable. Comme d’habitude, je n’ai pas de solution, mais je constate simplement, pour le peu de temps qu’il me reste à travailler sur le terrorisme, que la France, qui disposait d’une solide expertise, a laissé filer le temps et se réveille, après l’affaire Merah, dans une situation d’extrême vulnérabilité.

Plus grave, notre volonté, affichée mais manifestement mollissante, d’aller combattre au Mali nous place dans la même situation que l’Empire lorsqu’il lui fallut détruire avec des moyens militaires classiques des groupes terroristes devenus de véritables mouvements de guérilla. Au Sahel comme en Somalie, au Yémen comme en Irak, aux Philippines comme au Pakistan, des organisations qui relèvent du code pénal ne peuvent plus être sérieusement affrontées qu’avec des moyens militaires. Depuis 2001, la mouvance jihadiste a déjà mué plusieurs fois, perdant son centre (AQ core) au profit d’affidés innovants (Irak, Yémen, Algérie et Sahel, Somalie/Kenya), suscitant des vocations, déléguant à de brillants héritiers en Asie centrale le soin d’avancer et de promouvoir le jihad. En Europe, les réseaux structurés ont disparu, remplacés par des individus isolés agissant sur ordre ou des cellules autogénérées saturant les défenses. Jihad global et jihad local sont plus que jamais imbriqués, et les polémiques religieuses qui n’agitaient avant que les révolutionnaires du vendredi sont désormais reprises et alimentées par des salafistes de plus en plus audacieux, qui sont la dernière étape avant le terrorisme.

Posons la question brutalement. Sommes-nous en mesure de répondre à ces nouveaux défis ? L’expertise française existe-t-elle toujours ? Il est permis d’en douter.

Comme aux Etats-Unis depuis 2001, le terrorisme est devenu un enjeu industriel et administratif. Les logiques d’appareils ont remplacé, dans bien des cas, l’accomplissement de la mission. L’acharnement avec lequel les anciens de la ST étouffent toute velléité de recréer de véritables RG illustre à merveille, en plus de certitudes pourtant démenties par les faits, la survivance de rivalités d’un autre âge. Les auteurs du rapport sur l’affaire Merah (téléchargeable ici) l’ont écrit, certes très poliment, mais ils l’ont écrit quand même : perte de compétences, mauvaise coordination, manque de formation, absence de confiance, etc. Le constat est désastreux, et force est de constater que si les uns et les autres avaient passé plus de temps à travailler au lieu de regarder chez le voisin s’il a plus de primes ou de RTT, certaines dérives auraient pu être arrêtées. Ce n’est pas le tout, de vouloir le pouvoir, encore faut-il avoir les épaules.

Les temps sont durs, Camille.

Avoir définitivement mis la main sur la lutte contre le terrorisme aurait dû donner aux grands vainqueurs de cette lutte de vingt ans une autre attitude, plus responsable. Hélas, certains restent manifestement tributaires du travail des autres, en France comme à l’étranger. Le temps des sources humaines intelligemment recrutées et correctement traitées est bien passé de mode, et on s’appuie, toujours plus, sur le bon vouloir de grands alliés. Ailleurs, dans d’autres services, la mécanique administrative s’est emballée, et comme elle ne tournait déjà pas bien, vous imaginez son état. Les indicateurs, les tableaux de bord, les réunions de comptables ont remplacé le cœur du métier. Comme au temps béni, non pas des colonies mais de l’Union soviétique, l’administration passe plus de temps à se contrôler elle-même qu’à agir.

Il a été révélé récemment que les structures de coordination mises en place dans l’Empire après le 11 septembre produisaient essentiellement des foutaises. D’un strict point de vue technique, cette découverte n’a rien de surprenant et est même plutôt logique. Engagé dans un conflit mondial, enseveli sous sa propre puissance, l’Empire a multiplié les agences et les intiatives, alourdissant du même coup sa communauté du renseignement. Le récit de la traque d’OBL par Peter Bergen, par exemple,  met en scène une petite équipe d’acharnés, soutenue par des moyens colossaux. L’expérience montre qu’il vaut mieux une poignée de gros cerveaux qu’une pléthore de cerveaux médiocres, ne serait-ce que pour des raisons d’organisation.

La croissance trop rapide d’une structure met celle-ci en danger : elle se fragilise, elle risque de se disperser, de perdre de vue ses missions, son premier métier. Comment intégrer des contingents de jeunes cadres, auxquels, en plus, des recruteurs ont vendu du glamour et de la gloire alors qu’il s’agit d’abord de remuer la boue et de recoller des milliers de morceaux ? Croyez-moi, ça ne se passe pas si bien, et avoir décidé de n’embaucher que des forts en thème quand le Quai, de son côté, réduisait sa voilure, a conduit à bien des erreurs d’orientation. Et le problème est voisin s’agissant des officiers. On trouve dans certains couloirs une telle proportion de jeunes brevetés de l’Ecole de guerre qu’on a l’impression de visiter un état-major de force. Brillants civils comme militaires, tout le monde attend une carrière, des promotions, des missions. Le hic, c’est que beaucoup de ces beaux esprits sont trop pressés. Dans le renseignement, ça n’est vraiment pas une qualité.

La course à la production, de notes, de dossiers, d’opérations (appelons ça comme ça, par charité chrétienne), la crainte permanente, si caractéristique du ministère de la Défense, de déplaire ou de faire une boulette paralyse un système qui, de toute façon, n’aime guère les pensées hétérodoxes – mais qui survit grâce à elles. Face à cette lourdeur, face à ce centralisme démocratique que Staline a sans doute volé au génie français, il était naturel que le ministère de l’Intérieur sorte grand vainqueur d’une confrontation de méthodes, mais aussi de réseaux et de personnes.

La pensée est donc sclérosée. Les liens entre les services et le monde universitaires sont ténus, incomplets. Les grands penseurs que nos dirigeants politiques adoubent ou flattent dans les salons de la République, malgré leur ignorance crasse des réalités du jihadisme, sont plus écoutés que les analystes des services spécialisés. Et ces derniers n’ont ni le temps ni l’envie d’aller écouter un conférencier ou de lire les actes d’un colloque. Sans parler du mépris des uns envers les autres, constant, solide, porté comme une médaille.

Du coup, qui réfléchit VRAIMENT ? Qui discute encore du terme de « guerre », sinon ceux qui répètent les lieux communs du moment en espérant obtenir des postes, ou ceux qui, n’ayant jamais rien compris, ne comprennent toujours rien ? La guerre ne serait-elle, immuablement, que le choc dans une plaine ou un bras de mer de deux formations militaires pareillement organisées ?

Qui, donc, dans ce pays envisage le phénomène de l’islam radical combattant dans sa globalité, des poussées salafistes en Tunisie, en Libye ou en Egypte aux maquis caucasiens en passant par l’irrédentisme du sud de la Thaïlande, le Sahel ou la mystérieuse Asie centrale ? Depuis 2001, la doctrine française n’a pas évolué, et seuls les textes répressifs se sont, certes utilement, étoffés. La seule évolution visible a été la fusion entre les RG et la DST, dont on a pu mesurer l’extrême efficacité à Toulouse au printemps.

Y a-t-il une doctrine ? Une stratégie ? Nationale ? Internationale ? Des relais ? Une offensive médiatico-intellectuelle conçue sur plusieurs années pour détacher du jihadisme une population qui trouve dans cette idéologie, que ça plaise ou non, des réponses ? Entre angélisme et racisme, entre orientalisme dévoyé et pains au chocolat populistes, qui se lance ? Qui écrit des notes désagréables à nos chefs ? Les liraient-ils, de toute façon ? Nous avons cru compenser notre incapacité à nous adapter à l’adversaire par un accroissement des moyens. L’ennemi s’est déplacé, a pris des coups, s’est adapté, et il a su rebondir avec une agilité qui nous était désormais interdite par notre montée en puissance. Je crois, plus que jamais, à l’articulation entre les services clandestins et judiciaires. Je crois à l’importance de l’action légale et à la nécessité de l’action illégale, je crois au soft power et aux raids de drones, je crois qu’il faut avoir une doctrine mais pas de dogme, je crois aux forces spéciales de l’analyse, à ces policiers, espions, diplomates, militaires, universitaires, qui ruent dans les brancards, et je crois au besoin impérieux d’avoir des chefs qui n’ont pas peur et qui ont des convictions. Forcément, donc, je n’ai pas d’espoir.

« Can you hear the drums, Fernando? » (« Fernando », ABBA)

Le 15 septembre dernier, mes pas m’ont conduit à Meudon-la-Forêt, dans les Hauts de Seine, où je me suis négligemment mêlé aux familles et amis de nos otages au Sahel. J’ai longtemps hésité avant de me rendre à cette manifestation de soutien, mais il m’a, finalement, paru important de côtoyer les proches de nos concitoyens détenus au Mali par AQMI, aussi bien pour leur montrer mon modeste soutien que pour bien garder à l’esprit que la lutte contre le terrorisme, ou, me concernant désormais, l’étude de ce phénomène, ne sont pas des activités froides mais au contraire bien humaines.

Il faut saluer ici la présence aux côtés des familles de plusieurs élus, maires, députés et sénateurs venus pour certains de Martinique, ainsi que celle d’anciens otages, dont Hervé Ghesquière qui, toujours très marqué par sa longue captivité en Afghanistan, a prononcé quelques paroles émouvantes et nous a épargné ses récentes et peu glorieuses sorties sur l’armée française. Je précise, enfin, que toutes ces bonnes volontés agissent sans grand soutien. Les orateurs nous ont bien affirmé que des représentants des autorités françaises étaient présents, mais force est de reconnaître qu’ils ont été bien discrets. Je sais que c’est un métier, mais quand même. J’ai, par ailleurs, été frappé par le manque de moyens de ceux qui soutiennent les familles de nos otages, et j’ai ainsi appris, en bavardant avec mes voisines, que les T-shirts étaient imprimés à la maison et les flyers au bureau. Tout le monde ne peut pas avoir une carte de presse ou être l’ancienne élève d’un ex-Premier ministre. Je me comprends.

Mais c’est surtout en écoutant la porte-parole du comité de soutien aux otages du Sahel que j’ai réalisé, même si je m’en doutais, à quel point elles étaient seules, à quel point personne ne leur expliquait rien, à quel point tout cette affaire leur semblait mystérieuse – une dame manifestement exaltée évoquant même des intérêts cachés. Allons allons, il ne faut pas croire tout ce qu’on lit sur les sites des médias citoyens.

Il faut pourtant reconnaître que la mission de nos hommes politiques et autres fonctionnaires n’est pas facile. Allez donc expliquer à une femme enlevée avec son époux mais libérée seule que non seulement les terroristes ne veulent rien entendre, qu’ils vont sans doute descendre un ou deux otages pour faire bonne mesure et que de toute façon on va leur tomber dessus comme une bande d’adolescentes sur un stock de chemises de chez Hollister. Difficile de convaincre, malgré les récentes déclarations du président, que tout sera fait pour libérer les otages alors qu’on promet une mort spectaculaire à leurs ravisseurs. La méthode n’est pas vraiment conseillée par l’amicale des négociateurs (note pour demain : vérifier auprès des Russes ce qu’ils en pensent, et s’ils ont même encore des négociateurs).

Il y a, traditionnellement, trois méthodes pour obtenir la libération d’un otage : céder aux exigences, convaincre – peu importe comment – les ravisseurs qu’il serait de bon ton de laisser filer le malheureux, ou tenter le coup de force. Au Sahel, la France – comme d’autres – a cédé à plusieurs reprises. Elle a ainsi payé et/ou fait libérer des jihadistes détenus par des pays de la région. Elle a également essayé la manière forte, en juillet 2010 pour libérer le malheureux Michel Germaneau, et en janvier 2011 en interceptant le convoi dans lequel se trouvaient Vincent Delory et Antoine de Léocour, avec les résultats que l’on sait.

Malgré les tragédies qu’ont été ces décès, on ne peut s’empêcher de penser, malgré tout, qu’il faut savoir mettre un terme au règne de certains criminels, faute de quoi les enlèvements se poursuivront indéfiniment Comme je m’échine à le répéter, la lutte contre le terrorisme ne vise pas tant à contrer une menace somme toute moins prégnante que celle du crime organisé ou que les menées de puissances étrangères qu’à défendre coûte que coûte la souveraineté nationale et un certain modèle sociopolitique. Le hic, c’est que cette posture implique une certaine intransigeance – ni Washington ni Pékin ni Londres ni Moscou ne négocient – et donc une véritable force de caractère quand vous allez au devant des familles pour leur annoncer que leur mari, père, fils ne sera pas échangé contre de l’argent, des armes, ou un quelconque prisonnier qui ferait bien de ne pas trop la ramener, d’ailleurs. Je n’ai jamais eu à accomplir cette pénible mission, et, le 15 septembre, vous pensez bien que je n’allais pas commencer à parler au nom de la République ou de mon ancien employeur. Tout le monde n’a pas ces scrupules, mais j’ai reçu une éducation intransigeante et je suis conscient de ma place en ce monde.

Alors qu’il est déjà difficile de tenir un discours sincère aux familles de nos otages, imaginez, depuis quelques mois, leurs tourments alors que les bruits de bottes s’amplifient dans la région. La porte-parole du comité de soutien a bien exhorté les autorités françaises à agir, mais je ne sais pas si elle pensait à une audacieuse opération du COS…

Il ne vous a probablement pas échappé que je porte à la région un intérêt tout particulier. Même si rien de ce qui est jihadiste ne saurait m’être étranger, on revient toujours sur les lieux de son crime et le nord du Niger, ses notables acoquinés avec le GIA, ses pistes caravanières et ses 4X4 armés m’ont longtemps occupé – depuis Paris, évidemment, car je suis un bibelot, un Gaulois de chez Tifus… C’est donc avec satisfaction que j’ai entendu le discours officiel français changer au sujet des opérations d’AQMI au Mali, et avec curiosité que j’ai réalisé que nos dirigeants envisageaient très sérieusement d’aller mener dans ces lointaines contrées une guerre qui s’annonce d’ores et déjà singulièrement complexe. J’ai déjà, longuement, décrit ici à quel point le refus d’intervenir en 2000 avait été une erreur majeure, et à quel point l’aveuglement de certains responsables avait été dommageable. Depuis le printemps dernier, le ton a changé, et si on peut penser que le Président a repris à son compte les plans de son prédécesseur, il faut saluer sa détermination. Pourtant, bien que la parole du chef de l’Etat soit intrinsèquement, à mes yeux, d’une grande valeur, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur une poignée de points. Et plutôt que de vous assommer avec un interminable exposé, je vais tenter de les présenter de façon, comme on dit au Quai, sexy et opérationnelle. Attention, néanmoins, puisque cette fascinante expression n’implique pas que l’expérience soit, au final, plaisante.

Quelle est la mission ?

A plusieurs reprises depuis le début de l’été, la France a clairement manifesté son intention de recourir à l’action armée contre les jihadistes qui règnent au Nord Mali. Le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a ainsi déclaré, le 12 juillet, que l’usage de la force au nord contre AQMI était probable. Ce discours n’a fait que se renforcer depuis, et les démentis français au sujet d’une planification dans la zone ne sont pas plus crédibles que les bulletins de santé de certains chefs d’Etat.

La mission est double, et, pour tout dire, elle me paraît singulièrement confuse – au moins lorsqu’elle est évoquée publiquement. Le Président l’a, en effet, dit le 11 octobre (cf., par exemple, ici), il s’agit de libérer le nord du Mali ET de libérer nos otages :

Comprenez moi bien. Penser que la position de la France peut être dépendante d’une prise d’otage? Nous avons deux devoirs: libérer nos otages et libérer le Mali du terrorisme. Ils ne sont pas contradictoires. Au contraire même. […] Je pense que les ravisseurs savent bien ce qui peut arriver, et donc peuvent être dans une disposition de relâcher le plus rapidement possible nos ressortissants. […] Qu’ils m’entendent bien, s’ils sont devant l’écran ou à la radio : nous voulons la libération de nos otages, et nous ferons tout pour qu’il en soit ainsi.

Passons sur le Comprenez-moi bien, qui rappelle le Make no mistake du précédent Empereur (J’ADORE cette expression, on imagine l’orateur poser un coude sur le pupitre avant de pointer un doigt martial vers la caméra), et posons-nous la question : comment va-t-on tomber sur le râble des jihadistes et obtenir d’eux, dans le même temps, la libération de nos concitoyens ?

Soit on veut la libération des otages à tout prix, et alors on négocie, on fait des concessions, on joue même l’apaisement, on fait pleuvoir les euros et les dollars sur les intermédiaires et on sort les détenus au compte-goutte, en plusieurs mois. Mais alors, forcément, inévitablement, on arrête de menacer.

Soit on estime que la liberté des otages passe après notre souveraineté, et on décide que la fermeté, comme la liberté dans la chanson, guide nos pas et on dit aux ravisseurs : vous les relâchez, et vous survivez, ou alors vous jouez les durs et on est plus durs que vous, fidèles que nous sommes à la fameuse Chicago way de Jim Malone (The Untouchables, Brian De Palma, 1987) – dont je ne me lasse pas.

Soit on décide que de toute façon c’est trop tard et qu’il n’est pas question, une seconde de plus, de transiger avec un groupe de fanatiques que nous ne parviendrons, de toute façon, jamais à ramener à la raison, et alors on attaque afin d’éliminer le plus possible de terroristes et on considère – en l’assumant – que les otages sont les premières victimes de la guerre (ce qui est vrai, soit dit en passant).

Les plus taquins d’entre vous pensent sans doute qu’une opération audacieuse, lancée au début d’une offensive de grande ampleur, pourrait extraire les otages dès les premières heures des combats. En revanche, et en toute franchise, vu de loin, je vois mal comment nous pourrions parvenir à un deal avec AQMI, le MUJAO et Ansar Al Din, malgré les efforts du Burkina Faso, alors que notre diplomatie est toute entière tournée vers leur éviction du Mali et que leurs fondamentaux idéologiques nous vouent aux gémonies. Et ce ne sont pas les récentes affaires en France qui vont les calmer, et encore moins les propos du Président : Il y a des cellules – je ne sais pas encore l’importance, des enquêtes sont en cours – qui veulent faire de l’islamisme radical une cause de haine et d’agression. Nous ne les lâcherons pas, nous les pourchasserons, nous les éliminerons. Comme quoi, on peut éviter son ex dans le hall des Nations unies et ne pas reculer devant ses responsabilités stratégiques. Moi aussi, je suis un grand timide.

Quel est l’adversaire ?

Il s’agit donc de récupérer nos otages – et ceux des autres, dont 3 diplomates algériens capturés à Gao en avril dernier et pour lesquels leur pays, certes très lointain et peu fait de la région, ne semble pas beaucoup se démener. Non, laissez, on va le faire. Ça nous fait plaisir. Non, ne nous remerciez pas, c’est tout naturel.

Et il s’agit donc de déloger, et si possible de réduire à néant, les groupes islamistes présents au Nord Mali. Pour faire simple et vous épargner l’inventaire fastidieux des katibats, disons qu’il y a là un contingent très conséquent d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), la quasi totalité des effectifs du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), la branche africaine d’AQMI, et les fiers Touaregs islamistes Ansar Al Din, qui jouent à domicile, et même quelques amis de Boko Haram venus du Nigeria s’initier aux joies du désert.

Tous ces braves garçons se connaissent de longue date. Les jihadistes algériens sont, par exemple, là depuis presqu’une génération, comme je l’ai longuement relaté ici. Ils connaissent désormais la région mieux que l’Oranais ou la Kabylie, ils parcourent les pistes en tous sens, disposent de solides relais dans toute la zone grâce à leur grande générosité, une vraie solidarité ethnique et quelques judicieuses alliances matrimoniales. Les membres du MUJAO et d’Ansar Al Din sont, quant à eux, des enfants du pays, négro-mauritaniens ou Touaregs combattants pour la Vraie Foi comme pour leur autonomie politique ou la reconnaissance de leurs droits.

La valeur militaire des ces hommes, dont on estime le nombre à 3.000 au total, ne doit certes pas être surestimée, mais il ne s’agit pas non plus de penser que tout s’annonce au mieux. Estimons que, sur ces 3.000 combattants, au moins 1.000 ont une véritable expérience guerrière, acquise en Algérie depuis des années, en Libye l’année dernière ou depuis avril dernier, contre ce qui fait office d’armée malienne ou contre les girouettes du MNLA. Equipés comme tout groupe irrégulier de fusils d’assaut, de mitrailleuses légères et de RPG, ils ont pris à l’armée malienne des véhicules blindés, quelques pièces d’artillerie, des mitrailleuses lourdes et autres joujoux. Le véritable danger provient des stocks d’armes libyennes, et chacun a cherché, l’année dernière, à mettre la main sur les missiles sol-air portables SA-7 et sur les missiles antichars volés ou achetés du côté de Benghazi après le début de la révolte.

Dépourvus de moyens de communication militaires ou de toute informatique de combat, les jihadistes du Mali sont probablement aussi rustiques que les Taliban afghans, et comme eux ils vont éviter d’affronter des forces régulières dotées d’une confortable puissance de feu. Comme les autres mouvements islamistes radicaux combattants, AQMI et le MUJAO ont en effet la capacité de mener des combats urbains comme de perpétrer des attentats-suicides. Du coup, soit les jihadistes vont s’accrocher aux villes et nous jouer une poignée de mini-Fallujah, soit ils vont s’éparpiller en refusant le combat et donner corps à un cauchemar dont la perspective a, je l’espère, été prise en compte par nos chefs.

Quels sont les moyens ?

Mais avant d’envisager les combats et leurs conséquences, jetons un œil à ce que nous pouvons aligner face à AQMI. Alors que les travaux du prochain Livre blanc ont commencé malgré l’absentéisme d’une proportion non négligeable des membres de la commission, et alors que notre effort principal est tourné vers le rapatriement de nos hommes et de leur matériel d’Afghanistan, tous les facteurs de la crise malienne nous conduisent à privilégier l’option des forces spéciales. Nous ne disposons pas, de toute façon, des moyens nous permettant de déployer dans la région les effectifs pléthoriques qui seraient nécessaires en cas d’opération classique. Et quand bien même aurions-nous les régiments et tout leur fourniment que nous ne pourrions pas les transporter. Varus, où sont mes C-17 ?

Les forces spéciales françaises, qu’il s’agit du COS ou des petits gars de Cercottes ou de Perpignan, sont censées bien connaître le nord du Mali et le nord du Niger, explorés depuis des années. Leurs capacités d’infiltration, leur endurance et leurs moyens sont, là comme ailleurs, les plus adaptés à une opération coup de poing contre AQMI et ses alliés.

A ces quelques centaines de « conseillers » français, dont nos dirigeants continuent de dire qu’ils ne seront pas là (Alésia, c’est où ça, Alésia ?) doivent s’ajouter environ 3.000 hommes de la CEDEAO, pauvrement équipés, pas forcément très motivés, dont on ne connaît pas la valeur au combat et dont on ne peut qu’espérer que leurs chefs savent travailler au sein d’une coalition. C’était le but des manœuvres Flintlock de l’Empire, que j’ai rapidement évoquées ici, mais qui peut savoir ? Pour l’heure, on ne peut que constater que les Etats sur lesquels on comptait se tiennent en retrait, comme le Sénégal ou la Mauritanie, et que d’autres, comme le Niger, n’y vont que parce que de toute façon ils sont déjà impliqués dans la crise. L’armée tchadienne est plus que crédible, mais se pose alors la question de la gestion par le gouvernement de ses troupes, parfois un peu, comment dire, turbulentes. Et tout ce petit monde, qui se débat dans une pauvreté biblique, demande des aides financières. Ça tombe bien, nous sommes d’une indécente richesse, ces temps-ci.

3.000 soldats réguliers, dont les échelons arrière, contre 3.000 maquisards motivés… Il me semble que le rapport de force n’est pas favorable aux assaillants, et le recours à des forces spéciales est donc une obligation opérationnelle, quoi qu’on dise à Paris. Les FS ne peuvent cependant pas tout, et il nous faut aussi des moyens plus lourds, dont des avions de combat et des drones. La France ne dispose plus d’avions antiguérilla et seules les aviations tchadienne ou mauritanienne sont capables de faire du strafing. Il nous manque surtout des drones armés, malgré les affirmations de certains quotidiens algériens et de quelques observateurs qui ignorent manifestement tout de Jane’s ou d’Air et Cosmos. Ce réel déficit capacitaire est un handicap majeur si on ambitionne de frapper des groupes terroristes et qu’on n’a manifestement pas les moyens de les écraser sous les bombes ou qu’on n’a pas envie de réduire les villes maliennes à l’état de parkings de centres commerciaux.

En l’absence de drones armés – dont je doute, de toute façon, que nous soyons capables de les employer aussi rapidement que l’Empire, il nous reste les Mirage qui font des déploiements réguliers à N’Djamena et nos vaillants Super Etendard Modernisés (SEM). Le hic, comme on le sait depuis le Vietnam, c’est que la contre-guérilla avec des jets supersoniques est un art délicat. Quand en plus les cibles sont très mobiles, que le nombre d’avions disponible est très faible, et qu’il manque dans les arsenaux des dizaines de bombes guidées utilisées en Libye ou en Afghanistan et pas encore rachetées, la mission devient plus complexe.

Cette réflexion nous conduit au point suivant, le plus important : Quels sont les risques ?

Que ce soit seule, avec la CEDEAO ou derrière elle, la France s’apprête donc à jeter un pavé dans la mare. On pourra dire que c’est trop tard, mais au moins ne pourra-t-on plus nous reprocher de rester là à contempler le désastre. Un de mes amis, qui navigue sur les sept mers à bord d’un de nos orgueilleux bâtiments, me faisait récemment la réflexion suivante. Pour éliminer une espèce dans un biotope, m’écrivait-il, il faut adapter le biotope pour rejeter l’espèce, ou introduire un prédateur spécifique qui ne détruira pas le biotope. Manifestement, le rejet n’a pas eu lieu et les islamistes radicaux, malgré la courageuse résistance de quelques uns et de quelques uns, ont su, depuis des années, et grâce à l’aveuglement de Paris, s’implanter profondément. Ceux qui parlent avec dédain d’un épiphénomène historique sont dans des bureaux de la rive droite, loin des lapidations et des viols. Nous allons, par cette offensive, tenter de jouer le rôle du prédateur. Sommes-nous sûrs que le biotope n’a pas été contaminé et que notre mission ne va pas changer de nature en quelques semaines ?

Que faire si les populations du Nord ne nous accueillent pas en libérateurs mais en occupants, ou en supplétifs d’un pouvoir qui, au sud, a montré l’étendue de son incurie ? Que faire lorsque certains, après les combats, nous reprocheront de vouloir restaurer de force, contre l’évidence, l’unité d’un pays qui est, quoi qu’on dise, divisé entre nord et sud, musulmans et chrétiens ou animistes, entre Touaregs, Kountas et Bambaras ?

Que faire lorsque, après la première bavure touchant des civils, on nous ressortira le vieux discours sur nos visées néocoloniales, nos intérêts plus ou moins cachés ? Certaines plumes d’un grand quotidien du soir en sont déjà à affirmer que le but poursuivi par le Président n’est ni plus ni moins qu’intérieur, et que la lutte contre AQMI n’est qu’un moyen de ressouder les Français… J’espère que dans le plan de bataille figure un chapitre prévoyant une poignée d’éléments de langage permettant de répondre à ceux qui verront une nouvelle croisade et une démonstration du complot de la France contre l’islam.

Mais les risques vont bien au-delà des polémiques politiques. AQMI est un mouvement terroriste dont l’expansion est ininterrompue depuis six ans et qui est, désormais, étroitement connecté au reste de la mouvance jihadiste africaine. On a vu des membres d’AQMI faire le coup de la Mauritanie au Niger, en Tunisie et jusqu’en Libye. Le groupe coopère avec Boko Haram, et c’est même un Algérien qui coordonne tout ce petit monde, depuis le nord du Nigeria. Les éléments sahéliens d’AQMI sont également en excellents termes avec les Shebab somaliens, eux-mêmes copains comme الخنازير  avec les réseaux d’Afrique de l’Est ou les esthètes d’AQPA au Yémen.

D’ailleurs, et comme par hasard, les Shebab ont diffusé une vidéo de Denis Allex implorant le Président d’agir. Une pensée pour lui, mes amis.

Le message est, me semble-t-il, clair. Attaquez nos frères au Mali, et les ripostes interviendront partout, partout où des cellules jihadistes brûlent d’envie d’en découdre avec la France, sa laïcité sourcilleuse, ses dessinateurs insolents, sa démocratie impie et son alliance avec l’Empire. Il est évidemment possible que rien ne se passe et que les combats au Mali se déroulent dans un silence poli, sans que les jihadistes de Tunisie, du Pakistan, du Yémen ou de France se décident à répondre à l’attaque. Mais j’aimerais être certain que dans le plan de bataille a également été prévue cette hypothèse. Nos ambassades sont-elles prévenues ? Les entreprises ont-elles été sensibilisées ? Avons-nous, par exemple, je réfléchis à voix haute, envisagé de nouveaux enlèvements ? Et si chaque émir d’AQMI ne se déplaçait qu’avec un otage collé à ses basques ? Adieu, les frappes ciblées que l’Empire prépare avec d’autant plus de soin que la présence de maquisards d’AQMI aux côtés des jihadistes libyens, le 11 septembre dernier à Benghazi, a tendu tout le monde à Washington.

Et tant pis, soit dit en passant, pour cette nouvelle illustration du fiasco algérien. Les Algériens, en laissant en 2009 AQMI, bloquée dans une impasse opérationnelle en Kabylie, transférer des centaines d’hommes au Mali, pensaient sans doute se débarrasser du problème. Et pour se donner bonne conscience tout en affirmant leur très surestimé leadership régional, ils avaient même créé une coalition tournée contre AQMI, et qui n’a jamais combattu. Trois ans après cette brillante manoeuvre, les voilà qui observent avec stupeur les jihadistes en Tunisie et en Libye, liés à des anciens d’AQ évadés de prison en Egypte et bien décidés à mettre un peu d’ambiance. L’encerclement actuel de l’Algérie par des mouvements islamistes radicaux est une sanction brutale mais attendue d’une décennie gâchée à ne pas écraser le GSPC sous les bombes en Kabylie. Et inutile de chercher un master plan derrière tout ça. Comme dans les domaines économiques ou sociaux, les autorités algériennes sont simplement consternantes, et elles ne retirent aucun avantage de ce nouvel échec. Passons, je sens que je m’agace.

Les risques sont donc de trois ordres : enlisement, dissémination et retour de bâton. J’ai déjà évoqué ce dernier point plus haut, mais qu’en est-il d’un enlisement ? Et si nous étions confrontés à une guérilla jihadiste touchant l’ensemble du Mali, mêlant représailles à l’intervention et revendications sécessionnistes sous forme d’une agitation politico-religieuse qui provoquerait manifestations, harcèlement des Occidentaux, enlèvements, assassinats et attentats ? Et si nous étions contraints de rester des mois, des années, afin de participer, comme dans les Balkans, à un long processus de stabilisation qui, par ailleurs, nous exposerait d’autant plus aux terroristes ? Lancer une guerre n’est déjà pas facile, mais nous savons tous que la finir, surtout quand les victoires semblent de moins en moins nettes, est parfois douloureux, ou impossible. Quels sont nos plans pour l’après-guerre ? Que voulons-nous faire après l’eventuelle destruction d’AQMI ? Avons-nous une idée de ce que devrait être le Mali dans un an ?

Le pire des scénarii, du point de vue d’un monomaniaque tel que moi, est cependant celui d’une dissémination des jihadistes dans toute la région avant la constitution d’une authentique terre de jihad internationale et la création de filières de volontaires. Nous avons déjà au Mali des Nigérians, des Pakistanais, des Sénégalais, des Français, sans parler des Algériens, des Mauritaniens, des Nigériens, sans parler des Maliens eux-mêmes, évidemment. Je ne suis pas un spécialiste de la contre-insurrection, à la différence de certains de mes camarades d’AGS, mais il me semble que frapper, même très fortement, un adversaire irrégulier dans un environnement intrinsèquement incontrôlable implique que toute la région soit maillée et qu’on se tienne prêt à un retour des combattants ennemis survivants dans les pays voisins.

Les terroristes vont donc non seulement frapper au Mali mais également s’éparpiller, façon puzzle dans le meilleur des cas, et susciter des vocations dans des villes déjà très vulnérables, comme Nouakchott ou Niamey. S’en prendre à la branche locale d’un mouvement international implique, non pas une stratégie locale, mais une stratégie internationale prenant en compte le fait que nous risquons d’être pris sur nos flancs en Europe ou au Maghreb, loin de la zone des combats. Quant aux otages, mon Dieu, espérons que nos responsables ont, soit une manoeuvre habile et osée pour les sortir de là, soit la force de caractère qui les verra assumer le fait qu’on ne fait pas entendre raison à des fanatiques et qu’on ne plie face à des barbares, sous peine de passer sa vie un genou à terre.

 

« I thought we had this conversation already » (« Hot mess », Chromeo)

Ce pauvre Jérémie Louis-Sidney est à peine froid, flingué à la surprise, que déjà on se bouscule pour modéliser, disserter, lancer de nouveaux concepts. Après les arrestations d’hier, on parle même de néo-jihadisme, et bien que friand de nouveautés, je ne peux cacher mon scepticisme.

En quoi les islamistes radicaux arrêtés en France le 6 octobre diffèrent-ils donc de ceux qu’on arrête depuis des années ? Essayons de lister, rapidement, les quelques affirmations lues ou entendues ces dernières heures.

1/ Non, les garçons – et les filles – de ce groupe ne sont pas de nouveaux Mohamed Merah. D’un faible niveau opérationnel, ils ne semblent aucunement liés à des groupes jihadistes internationaux et semblent bien totalement autonomes. De ce fait, ils appartiendraient même à ce 4e cercle du jihad, dont quelques uns, dont votre serviteur, pressentaient l’existence dès 2006. Frustes, autoradicalisés, totalement déconnectés du cœur de la mouvance mais abreuvés de propagande, ils sont les électrons libres de l’islamisme combattant, loin, très loin d’un Merah.

2/ Non, le concept de homegrown terrorist n’est pas né aux Etats-Unis en 2009, puisqu’il y a fait l’objet d’un texte de loi en 2007, et qu’il était débattu au sein de la communauté du renseignement depuis des années. On travaillait, par ailleurs, sur ce point à Bruxelles, on en parlait entre services, les RG français creusaient la question avant même le 11 septembre en observant la croissance du nombre de conversions à l’islam le plus intransigeant parmi les post adolescents nés en France, dans toutes les communautés. Je rappelle pour ceux qui voudraient ne pas se ridiculiser sur les plateaux de télévision qu’en 2005 Muriel Degauque, une citoyenne belge convertie à l’occasion de son mariage, a commis en Irak un attentat-suicide. C’était il y a sept ans… Question nouveauté, pardon. Si j’étais cruel, je pourrais même évoquer Willy Brigitte, Johan Bonté, ou même Kamel Daoudi, né en Algérie mais élevé en France. De grâce, les gars, un peu de rigueur.

3/ Non, le phénomène des délinquants du jihad n’est pas nouveau. Dans les années 90, à Londres, les militants du GIA et du GSPC escroquaient le système de protection sociale britannique pour financer leurs activités. A la fin de cette même décennie, les jihadistes présents aux Pays-Bas ou en Belgique recelaient des marchandises volées. En Allemagne, j’en ai même vus qui fréquentaient de près des dealers. A aucun moment de leur histoire les réseaux opérationnels n’ont refusé d’intégrer d’anciens délinquants. Pour peu que ces derniers soient jugés sincères, ils étaient même appréciés pour leurs compétences. Souvenez-vous de Khaled Kelkal.

4/ Non, on ne découvre pas aujourd’hui l’immense problème de la radicalisation en milieu carcéral. Là aussi, les administrations planchent sur le sujet depuis des années. On en a discuté à Londres en 2005 lors d’une réunion du G8 – dont je vous parlerai bientôt, on en a discuté avec des alliés, et personne ne sait comment éviter la conversion ou la radicalisation en prison. Il y a plus de dix ans, nos relations avec l’administration carcérale avaient provoqué une cruelle prise de conscience. Le problème se pose depuis de nombreuses années, et il ne me semble pas qu’une solution soit en vue. Allez donc jeter un oeil à Quand Al Qaïda parle, de Farhad Khosrokhavar (2006, Grasset), si ça vous amuse.

5/ Et non, bon Dieu, non, l’antisémitisme de ces imbéciles n’est pas une nouveauté ou une évolution récente. En 1995, Khaled Kelkal et sa bande de rigolos avaient posé une bombe devant une école juive de Villeurbanne, blessant 11 personnes, dont des enfants. Sur les forums, dans les communiqués, dans les conversations mêmes parfois surprises dans les transports, on entend les pires horreurs antisémites de la part de gens qui trouvent quantités d’excuses aux islamistes radicaux. Le fait que personne n’ose publiquement dire les choses ne fait pas de ce phénomène une apparition subite.

Quant à invoquer les pertes de repères d’une certaine jeunesse… On mesure la portée de ce constat, aussi novateur qu’audacieux.

Je comprends les besoins des médias de remplir les plateaux, je comprends – pour les vivre de temps à autre – les impératifs des interviews, quand il faut faire simple pour le plus grand nombre, mais j’aimerais, chers amis, un peu d’ambition dans les propos. Et pendant ce temps-là, comme nous le disions il y a longtemps, « les terroristes travaillent ».  Par ailleurs, il faut noter le silence de nos amis conspirationnistes, commentateurs de comptoir, enquêteurs de salon, stratèges en chambre. Personne n’a pris, à ma connaissance, d’air mystérieux en évoquant une « stratégie de la tension », ou une opération de police qui tomberait bien pour donner du gouvernement et du Président une image plus décidée, celle de meneurs d’hommes durs à la douleur ? Alors, les gars, elles sont où, vos théories ?

 

« Les experts/Minneapolis » : Peter Bergen

Peter Bergen is THE MAN. Si vous ne devez en lire qu’un seul, parmi tous les esprits plus ou bien intentionnés qui écrivent sur le jihad depuis plus de 10 ans, c’est lui, Peter Bergen, le spécialiste des questions de sécurité pour CNN, qu’il faut choisir et dont il faut acheter les livres.

A la différence d’un Woodward, qui collectionne les sources mais n’est pas décidément pas un grand écrivain et n’entend rien au terrorisme, à la différence d’un Fisk qui parle surtout de lui, à la différence d’un Burke qui systématise un peu trop, à la différence d’un Filiu qui a surtout aligné les poncifs, à la différence d’un Philippe migaux trop scolaire, Peter Bergen a livré, le premier pour le grand public, une vision à la fois complète et pertinente de la mouvance jihadiste.

 

 

N’ayons pas peur des mots, je tiens Guerre sainte, multinationale (Jihad, Inc, 2001) pour un livre fondateur, un authentique monument de la littérature désormais abondante sur le sujet. Dans ce premier ouvrage comme dans les trois suivants, Peter Bergen a su avec un infini talent décrire l’extrême complexité d’un phénomène mondial.

 

 

Même traduit de façon approximative, et Dieu sait qu’il y aurait à redire au sujet de la version française du dernier, son style reste incroyablement accrocheur et vivant. Evidemment, et malgré l’étendue de ses contacts au sein de la communauté impériale du renseignement, certains points restent discutables et on a le droit, comme votre serviteur, de ne pas adhérer aux conclusions de son dernier livre, Chasse à l’homme  (Manhunt, 2012). Bergen y souligne à raison les dérives et les excès du contre-terrorisme armé, mais il laisse de côté l’aspect fondamental de la lutte contre les groupes terroristes, la défense de l’Etat, de sa souveraineté et de son intégrité, et ne relève donc pas l’impérieuse nécessité qu’il y a à lutter partout et par presque tous les moyens. De même, on a le droit de ne pas être d’accord avec lui quand il affirme qu’OBL était obsédé par Israël. Les débriefings de membres d’AQ et les nombreuses enquêtes ont largement démontré que le grand barbu était obsédé par l’Empire, son désintérêt pour la Palestine ayant même provoqué les rares tensions au sein de l’organisation. Tant pis, on ne peut pas tout avoir.

Dans ses quatre livres comme dans ses articles et ses interventions, Peter Bergen démontre une remarquable compréhension de son sujet, un fait d’autant plus notable que dans notre cher et vieux pays d’anciens responsables de nos services, de grands universitaires, et quelques apprentis criminologues habitués aux antichambres ministériels se trompent avec une constance et un aveuglement qui forcent le respect. Complet sans être exhaustif, clair, fin, il offre un tableau saisissant de justesse et de nuances du jihad et de l’islam radical. Mieux, sans jamais être sensationnaliste, il sait vous faire tourner les pages les unes après les autres. De ce point de vue, et sur des sujets pourtant voisins, Chasse à l’homme est bien plus intéressant et mieux écrit que les Guerres d’Obama, du grand Woodward.

Je n’ai pas honte de dire qu’en 2002, alors que j’étais plongé dans la fournaise de l’immédiat après-11 septembre, le premier livre de Peter Bergen a été d’un secours précieux lorsqu’il s’agissait lever le nez du tableau de bord, de Djerba, de Karachi, du Yémen, de Kandahar de Moroni. Pour l’heure, aucun auteur francophone ne lui arrive à la cheville et la démonstration est tristement faite, une nouvelle fois, que pas une de nos plumes autorisées n’a encore produit des initiations aussi puissantes au jihad et au contre jihad.

Plus que recommandé. Indispensable.

 

 

Et j’en profite pour glisser que Peter Bergen sait s’entourer de remarquables espoirs, comme l’excellent Andrew Lebovich (TweetsintheME et membre du blog collectif de référence Al Wasat), un analyste à suivre et à lire pour qui s’intéresse au Sahel.