Tu ne distingues pas un cochon d’un chef de clan corse ?

Depuis sa parution sur le site du Point, le coup de gueule de Pierre Beylau contre les « spécialistes du terrorisme » ne cesse de m’être signalé par des amis, qui savent à quel point je peux être sans pitié, et parfois injuste, à l’égard de la faune qui hante les couloirs des grands médias de notre pays et squatte les plateaux ou les studios.

La lecture de cette chronique m’a pourtant troublé, et même déplu, et il m’a fallu le week-end pour identifier les causes de ce léger malaise. Dénoncer, après tout, les impostures de certains, surtout quand elles contribuent à rabaisser le niveau des débats jusque dans le caniveau, ne saurait me choquer, moi qui m’arroge ponctuellement le droit de pointer du doigt les escrocs, mythomanes et autres pipoteurs. Le terrorisme, sujet éminemment politique, doit naturellement faire l’objet de discussions sur le forum, et si certaines réalités sont intangibles, il est important de confronter les savoirs, les analyses, les perceptions – à la condition expresse que les raisonnements se confrontant aient suivi les mêmes règles de rigueur. Comme chacun le sait, toutes les opinions n’ont pas la même valeur intellectuelle, et c’est bien pour cette raison que je ne pratique pas l’autodiagnostic médical après une séance de VTT un peu trop virile.

Le portrait collectif dressé par Pierre Beylau est d’une cruelle justesse :

Espions retraités n’ayant jamais beaucoup espionné, demi-soldes d’un journalisme à compte d’autrui (et pas d’auteur) ; spécialistes ès questions de sécurité qui ont surtout sécurisé leurs honoraires ; universitaires ayant usé leurs souliers d’aventurier sur les trottoirs du Quartier latin ; « consultants » que pas grand monde consulte ; chercheurs qui n’ont nullement vocation à trouver quoi que ce soit. Ils se bousculent, se succèdent sur les plateaux, déversent une logorrhée savante à donner le vertige à un derviche tourneur, à faire oublier la direction de La Mecque au plus enfiévré des islamistes.

L’enchaînement de formules rappelle bien des figures médiatiques, du professeur de langue devenu un professionnel de l’anti terrorisme au demi-sel ayant fait le choix de l’action et de l’aventure, en passant par l’ancien chef de service exposant avec d’autant plus de vigueur ses succès qu’il a, en réalité, eu tort sur tout depuis des décennies sauf sur la date de la veille. L’énumération, cependant, au-delà des sourires qu’elle provoque, gêne par son caractère systématique comme par les biais qu’elle fait apparaître.

M. Beylau, manifestement porté par son expérience de terrain (LE TERRAIN, LES GARS !), expose, trop rapidement, une vision très personnelle des modes d’acquisition de la connaissance :

Tous ont généralement un point commun : ils n’ont généralement jamais mis les pieds, ou si peu, dans les pays dont ils parlent à profusion. Ils n’ont vu les terroristes qu’en photo et n’ont entendu siffler à leurs oreilles que des balles de golf ou de tennis.

Faudrait-il donc avoir arpenté le pont d’une trirème à la bataille d’Actium pour parler d’histoire antique ? Avoir dirigé une entreprise pour évoquer les théories des cycles économiques ? Avoir commandé l’opération Bagration pour disserter sur l’art opératif soviétique ? La fréquentation du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) et de ses réalités les plus concrètes est, indiscutablement, un plus, et les médias regorgent de commentateurs au passé plus ou moins bidonné n’ayant rien compris de ce qu’ils ont vu. Certaines thématiques sont bien plus enrichies par les intellectuels que M. Beylau semble juger avec tant de mépris que par des vétérans particulièrement expérimentés mais incapables de tirer quoi que se soit d’utile de leur vie aventureuse. Parmi les meilleurs contre terroristes de ce pays, répartis dans les différents services compétents, combien, en vérité, ont vu le feu ? Et combien l’ont vu dans le cadre de leur mission et pas lors de leur précédente affectation ? L’argument de la balle qui siffle aux oreilles est parfaitement vain. J’ajoute que pendant bien des années on n’a guère entendu de détonations en Europe, et je ne suis pas certain, par exemple, que M. Caprioli, ancien sous-directeur T à la DST, ait jamais subi le feu de l’ennemi. Comme je l’ai déjà écrit à maintes reprises, opposer le terrain à la connaissance théorique est souvent le fait d’esprits sans élévation, théoriciens refusant d’affronter la réalité ou opérationnels refusant de se livrer à la moindre réflexion abstraite.

On peut reprocher à certains des intervenants habituels d’être des escrocs, voire des affabulateurs, mais on ne devrait pas reprocher à de vrais spécialistes de tenir des discours complexes, et encore moins d’avoir des réponses aux questions que le public se pose. La plupart des vrais experts, d’ailleurs, refusent d’être interrogés sur des sujets en marge de leur domaine et préfèrent suggérer les noms de personnes plus à même de répondre aux questions de la presse. Pourquoi mépriser par avance des années, sinon des décennies, de travaux ? Pourquoi se gausser des universitaires, chercheurs, consultants ? Tous ne sont pas nécessairement si mauvais, et on se demande si l’agressivité de M. Beylau ne cache pas, soit une forme de jalousie, soit un refus par avance de toute la complexité du monde. Sa tirade pourrait alors s’apparenter à un populisme à peine déguisé, dont l’incohérence est bien connue des praticiens et autres conseillers : il faut expliquer simplement et résoudre rapidement des problèmes d’une complexité parfois abyssale au profit de décideurs et/ou clients et/ou consommateurs qui ne veulent rien savoir, rien comprendre et se méfient comme par réflexe de ceux qui paraissent en savoir plus qu’eux.

On trouve ces cohortes de beaux parleurs dans bien d’autres domaines que le terrorisme, et les émissions de vulgarisation, à la télévision ou à la radio, nous servent quotidiennement une demi-douzaine de personnalités capables de disserter de l’industrie automobile, des pandémies, du cinéma ou de la fiscalité. On trouve même, sur tous ces plateaux, dans tous ces studios, quelques esprits supérieurs, comme Christophe Barbier, capables de disserter de tout, tout le temps, avec tout le monde, avec une assurance égale. Egyptologue et neuropsychiatre, avocat pénaliste et gardien de but, pilote de rallye et bonne d’enfant…

La question se pose de savoir si la responsabilité de ces torrents de commentaires plus ou moins avisés déversés sur le pauvre public n’incombe pas autant, sinon plus, aux médias qui les sollicitent et les diffusent qu’à ceux qui les profèrent. On pourrait même, dans un élan de mesquinerie irrespectueuse, lier les remarques de M. Beylau à ses fonctions au sein de la rédaction du Point. Vautré dans la démagogie la plus décomplexée, l’hebdomadaire, dont les marronniers sont la risée de la profession, offre à BHL une tribune régulière et ouvre largement ses colonnes à Michel Onfray, autre esprit supérieur et omniscient, dès que celui-ci entreprend de démontrer que Newton n’a rien compris, que Shakespeare était un droïde de protocole et qu’Einstein faisait des fautes d’accord.

Hôpitaux Francs-maçons

Les assistés Ceux qui cassent la France

On comprend dès lors qu’un homme qui nous livre avec constance son avis éclairé sur toutes les questions internationales lui passant par la tête puisse ne pas supporter l’existence de professionnels ayant résisté à la déplorable manie de l’éditorialisme.

J’avoue, pour ma part, ne pas m’être senti concerné par cet article. Je ne vais jamais à la télé, et je ne la regarde pas non plus.

 

 

Et j’adresse mes salutations au commentateur qui, sous le pseudonyme de Davric, a exprimé en quelques lignes ce qu’il faut penser des propos de M. Beylau.

« J’ai été crétin à Créteil/J’ai eu la berlue à Berlin/J’ai été gentil à Port-Gentil/Et malpoli à Tripoli. » (« L’Aventurier », Jacques Dutronc)

Doc Holliday a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Topa Yupanqui a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Guy de Lusignan a, très tot, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Bernardo O’Reilly a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Wendell White a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Jacques de Molay a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Guillaume de Baskerville a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Amerigo Vespucci a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

René Émile Belloq a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Albert Dehousse a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Robin Olds a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Daniel Ocean a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

John Mannering a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Christopher Moltisanti a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Robert Charles Surcouf a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

C.W Sughrue a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

George Stone a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Le professeur Challenger a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Scarlett O’Hara a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Imogene McCarthery a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

William Colby a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Greg Boyington a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Le colonel John « Hannibal » Smith a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Eugène de Rastignac a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Jesse Pinkman a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Sam Spade a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Toghrul-Beg a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Gordon Ramsay a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Godefroy de Bouillon a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

François Pignon a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Barney Ross a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Parker Lewis a, très tôt, fait le choix de l’action et l’aventure.

John Paul Vann a, très tôt, fait le choix de l’action et l’aventure.

James Moriarty a fait, très tôt, le choix de l’action et l’aventure.

Jack Crow a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Miguellito Loveless a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Guillaume de Rubrouck a, très tôt  fait le choix de l’action et de l’aventure.

Abraham Van Helsing a, très tôt, fait le choix de l’action et l’aventure.

Aragorn, fils d’Arathorn, a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

Flash Gordon a fait, très tôt, le choix de l’action et de l’aventure.

Cletus Purcell a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

John Connor a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure.

« The first of reciters/I saw eternal light/Best of vocal fighters/Beyond human sight/Where thorns are a teaser/I’ve played a double jeu » (« Crucified », Army of Lovers)

Taqīya.

C’est le mot magique, l’argument ultime, celui qui fait frissonner les spectateurs de MM. Calvi et Bourdin, celui qui vous transforme en grand professionnel en une poignée de secondes. Il suffit de correctement placer l’accent, et vous voilà de surcroît opérationnel capé, habitué au danger et aux rues poussiéreuses des villes en guerre (LE TERRAIN, LES GARS !).

Sur le terrain.

Mais de quoi s’agit-il, en réalité ? Le terme, dans l’esprit de beaucoup, est étroitement lié aux Frères musulmans et à leurs partisans. Il qualifie alors la façon dont le mouvement tente obstinément de se composer un visage avenant afin de dissimuler son radicalisme et la véritable nature de son idéologie et de son programme. Cette dissimulation est en effet une part essentielle de la stratégie de communication des Frères, et on a pu l’observer à l’œuvre dans de nombreux pays, aussi bien au Maghreb qu’au Moyen-Orient ou en Europe, avec un succès relatif, reconnaissons-le.

L’exemple le plus caricatural en est régulièrement offert par le toujours urbain Tarik Ramadan, capable de vous asséner avec tact et sourire ce qui semble être la plus implacable démonstration de bonne foi et de pacifisme. Les policiers français et suisses – auxquels j’adresse mes amitiés – détiennent pourtant quelques vidéos particulièrement gratinées qui montrent sans ambiguïté que ce brave garçon est à peu près aussi modéré que l’était le regretté Bernardo Gui, un autre homme de dialogue.

La taqīya consisterait donc à ne pas dire ce qu’on est véritablement, afin d’avancer vers un but politique de longue haleine. Cette stratégie implique évidemment que vous soyez un acteur de la vie publique, que l’on soupçonne du pire et qui essaye de convaincre que non, pas du tout mon ami, vous faîtes erreur, je suis venu en paix, reprenez donc un gâteau, ceux au miel sont délicieux. Le terme colle aux Frères depuis des décennies, de façon par ailleurs parfaitement fondée, mais il ne fait que donner une tonalité délicieusement levantine à une pratique aussi vieille que le monde. Timeo Danaos et dona ferentes, comme disait Machin. Ruser et ne pas montrer son jeu n’a pas été inventé en Egypte en 1928, quoi qu’on dise.

On oublie souvent, en effet, que cette taqīya, que le premier commentateur venu associe donc aux Frères, est non seulement condamnée par l’islam sunnite mais constitue d’abord une pratique chiite, théorisée au début du califat abbasside afin de permettre à cette communauté de se protéger de la majorité. Son incorporation dans la pratique du chiisme a même conduit les historiens à la nommer dissimulation canonique. Il s’agit alors d’une pratique collective, défensive, validée par le clergé.

Mais alors, me direz-vous, quel rapport avec le terrorisme, censé nous occuper ici ? Et bien, pour vous répondre franchement, aucun. Qu’on accuse une personnalité publique de double discours, soit. Qu’on soupçonne une communauté de dissimuler en son sein des pratiques interdites, pourquoi pas – même si on ne voit pas bien le problème tant que ces pratiques ne tombent pas sous le coup de loi. Accuser, en revanche, un terroriste de taqīya est une parfaite imbécillité. Celui-ci est, par essence, plus qu’un criminel, un clandestin, et il est pour cette raison bien obligé de dissimuler ses noirs desseins derrière un masque de respectabilité, ou en tout cas de normalité.

Va-t-on accuser Walter White de pratiquer la taqīya ? Ou le chef d’antenne de la CIA à Paris ? Ou son homologue du SVR ? Non, bien sûr. Leurs activités sont intrinsèquement clandestines et illégales, et il est dans l’ordre des choses qu’ils n’aillent pas clamer partout qu’ils ont recruté par la contrainte tel homme politique qui n’assume pas son homosexualité ou tel journaliste qui a de lourdes dettes de jeu ou qui boit comme un régiment de Cosaques de retour de campagne. De même est-il parfaitement naturel qu’un jihadiste, qui plus est repéré par les services de sécurité, n’aille pas expliquer sur Facebook qu’il est suivi mais qu’il se défait sans problème de l’équipe qui le surveille. Je note que d’autres n’ont pas cette délicatesse. Passons.

Dire ou écrire, ainsi, que Mohamed Merah ou les gars de son espèce pratiquent ou ont pratiqué la taqīya relève de la plus complète ineptie. Comme d’autres clandestins, ils mentent, pratiquent la ruse, la dissimulation, le double discours, dans un seul but opérationnel. Ils ne sont pas les leaders d’une communauté, ils ne sont pas les Gerry Adams du jihad, ils ne se lancent pas dans de subtiles argumentations afin de condamner tout en les justifiant les massacres ou les attentats. Existe-t-il d’ailleurs une traduction exactement identique en irlandais du concept de taqīya ? La réponse est dans la question.

Cessons donc de nous abreuver de termes employés à mauvais escient, et arrêtons de penser que seuls les jihadistes se cachent du monde quand ils préparent un attentat. Ne pas se bercer de fausses révélations est une façon comme une autre d’appréhender une menace dont certains esprits supérieurs écrivaient il y a quelques semaines qu’elle était largement surestimée. On les salue.

La Table ronde, c’est pas une fête de l’artisanat.

Le terrain.

Ils n’ont que ça à la bouche, ils vous le lancent au visage comme la preuve de leur supériorité, la confirmation de leur profonde compréhension du sujet – quel qu’il soit, jihad, narcotrafic, conflit communautaire dans les Balkans. Et ils ne savent rien de vous, ils ignorent tout de votre vie, de votre carrière (qu’ils imaginent moins brillante que la leur, évidemment).

Et ils arborent cette supposée connaissance du terrain comme le feraient les membres d’une caste supérieure, persuadés qu’un silence respectueux se fera désormais sur leur passage, que chacun se pliera (enfin ?) à leur volonté et à leur lecture du monde.

Et ils opposent le terrain, ce terme nimbé de mystère et d’aventure, à votre supposée ignorance, à ce qu’il suppose être votre sédentarité, et ils opposent leur flamboyante virilité, leur aisance opérationnelle, à votre lâcheté, au confort de vos bureaux, à vos journées tranquilles, routinières, moroses, avec un secrétariat, des imprimantes, des réunions ennuyeuses, des intrigues personnelles sans envergure.

Et c’est au moment même où ils vous lancent ça qu’ils se démasquent, plus sûrement que n’importe quelle enquête méticuleuse, qu’ils révèlent, au mieux un solide problème d’égo, au pire l’invention pure et simple de leur vie (ou l’inverse, faut voir).

En près de vingt ans, Dieu m’est témoin que j’en ai fréquenté, des opérationnels. Militaires, civils, officiers, sous-officiers, issus de nos meilleures unités ou de nos services, et parfois ayant combattu sous d’autres drapeaux que notre chère bannière tricolore. A leurs côtés, ou sous leur protection, j’ai fait quelques trucs amusants, pour la plus grande gloire de la République, et pas un seul, quelle qu’ait pu être sa formation initiale, n’a jamais considéré l’analyste que j’étais, débutant ou confirmé, simple fonctionnaire ou déjà haut dans la hiérarchie, comme un rebut. Entre professionnels, le respect naît rapidement, et j’ai rarement pris autant de plaisir à travailler dans mon domaine qu’en étant binômé avec des types aguerris, sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) ou en cellule de crise. Eux, de leur côté, ont écouté les explications, étudié les schémas, découvert parfois l’ampleur du foutoir que nous tentions de gérer, et nous avons partagé nos savoirs, issus de parcours différents mais complémentaires.

Aucun de ces professionnels expérimentés, aguerris, dont la vie donnerait matière à bien des livres passionnants, du Tchad au Kosovo, de Sarajevo à Kaboul, n’est jamais entré dans mon bureau en plastronnant, en hurlant son parcours depuis la sortie d’école. C’est au détour d’une conversation, dans un couloir, dans l’avion, qu’on apprend que tel officier a cherché pendant des mois la dépouille d’un soldat français assassiné au Tchad des années auparavant, que tel autre a débarqué sur les côtes somaliennes quand ça n’était pas la mode, ou que ce grand garçon modeste a commandé un navire dont la seule mention fait s’évanouir d’émotion les idiots habituels.  Jamais ils n’ont jugé utile de se présenter comme des super warriors, et la chose aurait été, en plus d’être impolie, parfaitement inutile. Et de même, car vous aussi vous avez gardé le sens commun, vous n’avancez pas dans les couloirs d’une base en racontant vos propres exploits. D’ailleurs, de la Bosnie à la traque de jihadistes, nos vies sont-elles racontables ? Et d’ailleurs, ça intéresse qui ? Quand on sait comment on en arrive là, chef d’équipe au SA, chef de cellule de crise à Paris, chef de poste à Niamey ou à Tripoli, étudier les CV n’est pas très important. Il arrive, en effet, que votre présence soit logique au sein de cette petite équipe à laquelle on a confié la libération d’un otage ou le ciblage d’un émir. Seuls ceux qui en sont exclus vocifèrent.

Confondre renseignement et action armée relève, à mon sens, de la pathologie mentale, et nous savons tous ce qu’il faut penser de ces gens qui s’exhibent avec des AK-47 ou des M4 et se répandent en ordures sur les ondes. L’action clandestine, qui ne doit évidemment jamais écarter d’entrée le recours à des moyens illégaux, y compris violents, ne saurait, en effet, se résumer à une poignée de membres des forces spéciales surentraînés et suréquipés, de même qu’elle ne correspond jamais à un bellâtre en smoking agitant un Walther PPK au milieu d’une assistance effrayée. Ceux qui ne pensent qu’au rata froid, aux armes qu’on monte et qu’on démonte, ou aux gaines de parachute qu’on vérifie ne sont d’ailleurs pas seulement fous, ils sont également idiots et ignorants.

Le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) peut prendre des aspects si différents, en fonction des missions. N’y aurait-il donc des jihadistes qu’en Syrie ? Et les banlieues des grandes villes occidentales ? Et les grands espaces canadiens, où la police a dû inventer de nouvelles façons de travailler ? Des centaines de fonctionnaires français, sur le territoire national ou à l’étranger, en mission ou lors d’affectations de longue durée, mènent en ce moment même des actions clandestines, traitent des sources, établissent des dossiers opérationnels. Combien d’entre eux portent une arme ? Et qu’est donc la réalité opérationnelle de ceux qui luttent contre le financement des programmes militaires illégaux ? A quoi peut bien ressembler la journée d’un policier français tentant de confondre un officier traitant russe approchant des cibles à Paris ? Croyez-moi, le port des bottes de saut est mal vu dans les couloirs du Quai.

Confondre le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) avec cet imaginaire d’adolescent complexé avide de mauvais films d’action est révélateur d’une profonde méconnaissance des métiers du renseignement, comme d’une distrayante fascination pour la force brute, la puissance sans cervelle, celle qui se met en scène, expose ses armes (factices) et ses exploits inventés, celle qui ne peut que hurler quand on la conteste.

Seuls des individus oscillant entre l’imposture et le délire peuvent ignorer que le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) et l’analyse sont les deux volets d’un même métier, et qu’ils ne sont rien l’un sans l’autre. Qui peut comprendre l’insurrection islamiste algérienne sans avoir parcouru les cités délabrées de la périphérie d’Alger ? Qui peut saisir les défis auxquelles sont confrontées les dirigeants égyptiens, élus ou pas, islamistes ou militaires, sans avoir marché dans les ruelles crasseuses de Muqattam ? Mais que peut donc faire une équipe déployée dans les environs de Kidal sans le soutien de spécialistes, à Paris, à Bamako ou N’Djamena, évaluant la situation à la lumière des éléments recueillis par ailleurs, par d’autres moyens ? Et si on a déployé des moyens armés, qui conçoit la manœuvre, qui vérifie les identités des suspects ou des prisonniers, qui étudie l’historique des appels passés par le Thuraya saisi dans le Grand sud algérien ou lors d’un raid au Pakistan ? Et surtout, surtout, les amis, qui sait qui il faut arrêter, qui il faut laisser filer, qui il faut désigner aux chasseurs qui rôdent, prêts à balancer quelques GBU ? D’ailleurs, tous les vrais opérationnels que j’ai pu connaître depuis des années lisaient, étudiaient, me posaient des questions (tout comme je leur en posais, évidemment), et certains m’ont même conseillé des lectures qui se sont révélées précieuses. Des rats de bibliothèque ayant lu Braudel…

Ces attitudes martiales, ridicules, et pour tout dire assez pitoyables, révèlent une totale incompréhension de ce qu’est le renseignement. Elles confirment également une complète imposture méthodologique, qui ne se défend que par l’invective, les rodomontades, mais se garde bien de répondre sur le fond. On retrouve, hélas, cette attitude, non seulement chez quelques évadés d’instituts spécialisés, mais également chez des personnes en apparence plus respectables, drapées dans des diplômes au rabais ou des fonctions de prestige sans guère de consistance.

J’ai lu quelque part que les mythomanes ne riaient jamais, n’avaient pas d’anecdote à raconter (et pour cause), n’avaient pas le goût pour l’autoparodie, la dérision, tout ce qui montre qu’on peut prendre du recul, de la hauteur, et qu’on n’est pas dupe du pouvoir, infime, que l’Etat vous a donné pour accomplir votre mission. On conçoit aisément, en effet, que des individus rêvant leur vie soient incapables d’en livrer les détails, et ne supportent pas, en raison de la souffrance psychologique induite, le moindre questionnement. Ah, les passeports égarés à Abou Dhabi, les déjeuners interminables avec l’équipe du 13, les réunions improvisées dans une piscine d’hôtel à Sydney, les rigolades en écoutant les conversations d’une cellule de jihadistes de seconde division ou les confusions dans les fausses identités… Tout cela, nous l’avons vécu, et le reste, ce qui fait que les regards s’assombrissent à la fin du dîner, ou qu’on ne raconte pas à sa famille, et qu’on n’écrira que dans vingt ans, nous le gardons pour nous.

Nous avons fait venir un interprète albanais, mais il ne parle que le roumain. Alors, il nous a fallu trouver un Roumain, mais il ne parle que le serbe. Le Serbe ne parle que le russe, le Russe que le tchèque. Heureusement, moi, je parle tchèque.

Depuis vingt ans, combien de journalistes ayant réussi à s’approcher des principaux émirs d’Al Qaïda ? Pas un depuis 2001, si l’on exclut de cette liste le troublant Taysseer Allouni, dont on n’a pas fini de commenter les liens avec, et les SR syriens, et les chefs d’AQ. Et avant, une poignée de types capés, ne cessant d’écrire, de creuser, de travailler, entourés par des fixeurs, des guides, d’autres journalistes.

Depuis vingt ans, combien de sources humaines de haut niveau recrutées par les services occidentaux auprès de ces groupes terroristes ? Pas assez, car si c’est capital ça n’est pas si facile.

Depuis vingt ans, combien d’hommes seuls, sans aucune formation aux métiers du renseignement ou du journalisme – et ne parlant ni arabe ni pashto ni swahili, au hasard – parvenus au contact d’émirs importants – et sans être flingués ?

Depuis vingt ans, combien d’hommes seuls faisant montre, quotidiennement et publiquement, de leur racisme et de leur profonde ignorance du Moyen-Orient mais reçus par des idéologues surveillés par tous les services du monde – sans être détectés ?

Depuis vingt ans, d’ailleurs, combien d’hommes seuls ayant réussi à infiltrer des groupes clandestins violents, sans le soutien de structures étatiques, sans un échelon de contrôle et d’évaluation, sans aucune formation aux métiers du renseignement, sans aucune connexion personnelle initiale dans ces clans ou ces tribus ?

Depuis vingt ans, combien de commentateurs crédibles du jihad – faisant avancer le débat, ne confondant pas, par exemple, Frères musulmans, salafistes et jihadistes – sans la moindre formation, militaire ou civile, sans le moindre passage – opérationnel ou pas – dans les forces ou les services ou sans le moindre travail, scientifique ou non, publié ou non, sur le sujet ?

Depuis vingt ans, combien de donneurs de leçons n’ayant à leur actif aucun succès d’aucune sorte contre une menace qu’ils prétendent être les seuls à comprendre – et qu’ils pensent révéler alors que le monde ne les pas attendus pour se mobiliser ?

Depuis vingt ans, combien d’anonymes, surgis de nulle part, inconnus de toutes les autorités concernées et compétentes, capables de recevoir lors de conversations intimes les confidences de terroristes en phase de planification, quand les services de sécurité ne parviennent même pas à surveiller à distance leurs communications ?

Depuis vingt ans, combien d’amateurs sans passé partis seuls au cœur de plusieurs terres de jihad et que l’on a revus ensuite pimpants, jamais menacés, jamais enlevés, jamais blessés ?

Depuis vingt ans, combien d’experts dont la moindre des apparitions fait sangloter de rire au cœur des services spécialisés, et dont le moindre des écrits provoque une avalanche de questionnements sidérés entre fonctionnaires et militaires en activité ?

Aucun.

A l’heure du doute permanent érigé en fausse intelligence, au moment où le savoir est amèrement critiqué par ceux qui n’ont ni le courage ni les capacités de l’acquérir, et alors que le moindre ignare réjoui de sa propre médiocrité peut asséner sur Twitter ou Facebook les plus abjectes affirmations, on ne devrait pas s’étonner de l’audience de quelques uns.

Certains commentateurs affutés ont déjà, largement, identifié les failles psychologiques (mythomanie, frustrations diverses, soif éperdue de reconnaissance) et les biais intellectuels de nos nouveaux héros. Contrairement à ceux qui répondent aux critiques intellectuelles par des invectives et des attaques ad hominem, je ne vais pas me livrer ici à de telles bassesses – et ce d’autant plus qu’à la réflexion ces apprentis Langelot, hommes ou femmes, ont quelque chose de touchant, voire d’attachant, dans ce qu’ils révèlent de fragilité et de blessures récentes.

Je préfère conclure ce court billet, sans doute annonciateur d’une pause, par quelques questions aux mondes de la presse et de l’édition. Etes-vous conscients, les amis, du mal que vous nous faîtes ? Voyez-vous les ravages politiques et sociaux des tribunes que vous offrez aux escrocs, authentiques imposteurs ou idiots utiles utilisés par ceux que vous dénoncez par ailleurs à longueur d’éditoriaux ? Prenez-vous la mesure des dégâts provoqués par la reconnaissance que vous offrez à ce nouveau populisme, ravi de son ignorance, satisfait de sa médiocrité, persuadé que les analyses du monde qu’il assène avec force sont à même de nous protéger ?

C’est d’abord à vous, complices de la vacuité, associés in crime contre l’esprit et le travail, aveuglés par vos petits intérêts économiques, adeptes de la facilité et admirateurs de la médiocrité inventive, que je veux exprimer ici tout mon dédain. Il est bien solitaire, mais il est sincère, et ça n’est déjà pas si mal, ces temps-ci.

Prenez un cachou, Karpov.

J’ai déjà indiqué ici, avec toutes les réserves qu’impose mon ignorance des détails, que la politique russe en Ukraine, et singulièrement à l’égard de la Crimée était, sinon prévisible, du moins fort logique, et même compréhensible. Je dis cela avec toute la froideur que requiert, au-delà de mon goût pour les bons mots et l’ironie, le suivi de l’actualité internationale.

L’évolution de la crise ukrainienne m’échappe largement car elle ne m’intéresse pas au-delà des articles lus ici ou là et qui relèvent de la culture générale. Je reste, en revanche, extrêmement attentif aux arguments des uns et des autres, ici, en France, où ce qui aurait pu être un débat entre adultes a tourné au pugilat. On assiste ainsi, depuis des semaines, à de fascinantes contorsions, à de merveilleux retournements de vestes, et même à des coming out venant d’un peu partout. La rationalité, à supposer que certains en aient un jour été capables, a cédé rapidement le pas à des coups de menton qui cachent mal un mélange de fascination malsaine pour la force armée et une série de certitudes idéologiques, glanées à l’extrême gauche ou à l’extrême droite, qui ont en commun d’être à la fois creuses, incohérentes et nauséabondes.

Un des arguments les plus entendus pour justifier la manifeste interférence de Moscou en Ukraine est celui du « déjà fait par l’OTAN au Kosovo ». La remarque ne manque pas, à première vue, de pertinence, mais elle est, en réalité, assez faible. En premier lieu, il est permis de noter que les actions armées de l’OTAN dans les Balkans au cours des années ’90 n’ont pas abouti à l’annexion de la Bosnie-Herzégovine (opération Deliberate Force) ou du Kosovo (opération Allied Force) par un membre de l’Alliance. Quelle qu’ait pu être la nature exacte des motivations occidentales dans la région, il est manifeste qu’elles étaient au mieux sincères (puisque seuls les idiots ignorent que la diplomatie occidentale marche à l’affect et à morale) et au pire plus subtilement mises en œuvre que celles de Moscou à l’égard de Kiev. Cette brutalité explique d’ailleurs sans doute la fascination de certains des défenseurs de la position russe, en particulier chez nos extrémistes politiques, révolutionnaires de salon, miliciens frustrés ou universitaires dépassés englués dans un passé largement fantasmé.

En second lieu, on peut également noter qu’aux yeux de ces partisans de la manière forte ce qui était insupportable de la part des Occidentaux devient une admirable manœuvre réalisée par la Russie, d’un coup parée de toutes les vertus. La justification avancée, à peine digne d’une cour de récréation, est donc que si les Occidentaux l’ont fait alors les Russes peuvent bien le faire. Une abomination illégale conçue à l’Ouest deviendrait la preuve d’un grand pragmatisme au service d’une noble cause. Ben voyons.

Comme on peut le constater, on est loin de la finesse rhétorique du défunt empire soviétique, dont on ne regrette évidemment pas la disparition mais dont l’habileté manœuvrière était quand même supérieure. Il faut dire que les dirigeants de l’époque ne pouvaient être résumés à des séries de photographies viriles dont on ne sait si elles ont leur place dans Têtu ou dans Le Chasseur Français – deux revues de qualité que je salue, soit dit en passant.

Après avoir, donc, voué aux gémonies les Occidentaux pour leurs opérations balkaniques, les partisans de la politique de Moscou en Ukraine justifient le coup de force par la nécessité, évidemment impérieuse, de porter secours à la minorité russe présente dans le pays. Il faut, naturellement, saluer ce souci de protéger un groupe humain minoritaire, mais il est également permis de s’étonner de cette émotion sélective. Quitte à prendre la défense, en effet, de minorités opprimées pour leurs origines, leur culture, leur religion ou leur langue, il n’eût pas été absurde de s’intéresser au sort des populations du Caucase, luttant depuis deux cents ans pour leur survie, et embarquées depuis vingt ans dans des opérations de guerre infiniment plus brutales que celles menées par les Occidentaux, y compris en Irak.

Seulement voilà, il ne saurait être question de critiquer la politique intérieure russe. Pour les partisans de Moscou, en effet, l’invocation des grands principes moraux n’est qu’un artifice. On pourrait d’ailleurs ajouter, même si une parfaite éducation est censée empêcher de balancer en public, qu’on a connu les défenseurs de la grande Russie moins exigeants moralement quand ils supportaient, sans sourciller, les méthodes soviétiques ou qu’ils glorifiaient les pages de gloire de la glorieuse Wehrmacht (ceci n’est pas une manifestation de la loi Godwin), mais les temps changent, et tout le monde a droit à une deuxième chance, n’est-ce pas ?

Les raisonnements tenus par les thuriféraires de Vladimir Poutine ne sont pas de ceux que vous et moi tenons, parfois péniblement. Nulle rationalité chez eux, pas plus que l’emploi de notions aussi bourgeoises et décadentes que l’universalité des principes, la retenue dans l’usage de la force ou la proportionnalité. On observe, ainsi, qu’intervenir en Ukraine sous le couvert de forces spéciales vaguement dissimulées ou que soutenir des milices surarmées n’est pas de l’ingérence – alors que s’émouvoir de la liberté de la presse, de la corruption, du système carcéral en est. Pour nos amis, soutenir les insurgés syriens est d’ailleurs une nouvelle et criante manifestation de cette détestable manie qu’ont les Occidentaux – et ce bien qu’ils soient ramollis par des décennies d’opulence capitaliste – d’intervenir partout. En résumé, quand la Russie agit hors de ses frontières, c’est bien. Et quand les Occidentaux le font, c’est mal.

On voit là, dans cette magnifique incohérence, que le moteur du soutien à la Russie n’est pas l’application d’une doctrine mûrement réfléchie mais bien, et avant tout, un anti américanisme qui, dans notre pays, relève parfois de la pathologie mentale. Regroupés au sein d’une fascinante mouvance se côtoient ainsi des gens qui ne devraient même pas se parler. On trouve là des membres d’une extrême gauche qui a oublié, si elle y a jamais cru, son engagement pacifiste, mais qui continue de vomir, peut-être par réflexe acquis, l’Amérique et plus généralement les Occidentaux. Des brochures publiées par l’Union soviétique dans les années ’80 ressurgissent même, à peine changées, pour montrer à quel point l’Empire est une puissance menaçante. Quand on connaît le ressenti des populations qui ont, au fil des siècles, connu l’aimable domination de la Russie, en particulier en Europe orientale, il est permis de ricaner. Et il ne s’agit évidemment pas ici, en aucune façon, de justifier les interventions américaines en Asie du Sud-Est, en Amérique centrale ou au Moyen-Orient, mais simplement de se demander si les soutiens de Moscou s’écoutent parler.

On trouve aussi, à l’extrême droite, nombre de partisans de la diplomatie musculeuse de Moscou. Eux, reconnaissons-leur cette franchise, assument leur approbation d’une approche purement nationaliste de la diplomatie. On ne s’étonnera pas que de tels esprits éprouvent une semblable admiration pour un Etat ouvertement raciste et militariste. Et on ne leur fera pas l’insulte de leur demander s’ils comprennent le sens du mot « ingérence ». On ne leur demandera pas non plus d’essayer de mettre en conformité leurs discours vengeurs et leurs relations financières plus qu’étroites avec l’Iran ou la Russie, car on ne saurait questionner l’intégrité de tels esprits. Défendre la souveraineté de la nation avec l’argent de l’étranger, ça ne manque pas de panache. Evidemment, d’autres, moins respectueux, le font (voir ici, par exemple), et on se demande alors si on a affaire à des idiots utiles ou à de simples traîtres, dont les pieux discours patriotiques sonnent comme les promesses d’un alcoolique incurable.

Un autre argument avancé pour justifier les menées russes en Ukraine est celui de la désormais non pertinence des frontières internationalement reconnues. Pour une disciple de Georges Frêche, feu le Staline du Languedoc, et élue de la République depuis déjà quelques années, toutes ces histoires de frontières sont bien dépassées (ma bonne dame) et il est temps, manifestement, de remédier à toutes ces injustices. On laissera le lecteur juger de l’extrême pertinence d’une telle position, alors même qu’on se présente comme un ardent défenseur de l’intégrité territoriale nationale. La pauvre femme n’a sans doute pas conscience de l’immense foutoir qui pourrait découler d’un abandon généralisé de ce concept fondamental de notre vie internationale. A moins, mais je n’ose y croire, qu’elle ne flatte un certain électorat.

En réalité, aux yeux de Moscou et de ses soutiens, l’ingérence, c’est les autres. Toute position contraire, ou simplement critique, est hostile. On comprend dès lors mieux pourquoi une telle posture peut séduire ceux qui, tout en invoquant certaines (pas toutes, bien sûr) valeurs de la République, n’éprouvent que de la détestation pour la démocratie, pour l’égalité devant la loi ou pour toutes ces autres fadaises bourgeoises. C’est qu’on trouve des amis de M. Poutine bien au-delà des extrémistes officiels, à gauche ou à droite. On pourrait, ainsi, citer M. Fillon, mais on n’ira pas plus loin, par pure charité chrétienne. Laissons ce pauvre homme gérer ses douloureuses contradictions personnelles. On pourrait, également, se pencher sur le cas de ce jeune responsable de l’UMP, se proclamant sur Twitter à la fois gaulliste et pro-russe. A ce stade, il ne s’agit plus de contradictions mais de confusion mentale. Quoique… Après tout, qu’un jeune blanc-bec avoue son admiration à la fois pour Mon général et pour le tsar bodybuildé qui règne à Moscou n’est sans doute pas si incohérent. Entre la corruption de l’entourage, le pouvoir personnel, la propagande d’Etat, la vision mystique de son propre destin et le cynisme le plus éhonté avançant sous les atours de la vertu outragée, il y a peut-être quelque chose à creuser.

On trouve dans ce soutien à Moscou, habilement flatté par les actions des services russes (qui ne chôment pas, #jemecomprends), une nouvelle manifestation du flottement de nos sociétés, troublées, désarçonnées par un monde trop rapide, et désireuses de trouver un sens à tous ces événements. La soif d’ordre ne me choque pas outre mesure, mais encore faudrait-il ne pas être naïf. Ceux qui, à droite comme à gauche, voient dans la Russie un acteur s’opposant au capitalisme immoral des Occidentaux semblent tout ignorer de la vraie nature de l’économie russe, tout entière aux mains des hommes du pouvoir, centrée autour des hydrocarbures, fragile, et déjà impactée, paraît-il, par des sanctions prises il y a un mois. Rires. J’ajoute qu’il est permis de douter de l’objectivité de tel ou tel théoricien qui glose à longueur de journée sur la sortie de l’euro. J’aime ces types qui font mine, un pied dans un camp, de se présenter comme des témoins objectifs et relaient la propagande qui tente d’abattre le système dans lequel nous vivons. Quand les esprits les plus écoutés commencent à entonner des refrains entendus chez l’ennemi… Ils peuvent bien essayer de se justifier, parfois misérablement, ils ne sont que des jouets. Idiots, je ne sais pas. Utiles, sans le moindre doute.

Quand la force de l’évidence l’emporte sur les discours formatés, on en revient aux fondamentaux et on oublie les misérables éléments de langage ayant trait aux droits de la minorité russe ukrainienne. Il n’est, en effet, question que de la puissance russe, et je préfère mile fois la rude franchise de déclarations martiales aux argumentations hypocrites de laudateurs sous influence. Les faits sont d’ailleurs têtus, comme le disait je ne sais plus qui, et il est difficile de croire à la spontanéité de certaines actions lorsque de « pacifiques manifestants » parviennent à abattre, comme ce matin, deux hélicoptères militaires ukrainiens. Mais souvenez-vous, les amis, que l’ingérence c’est quand on s’en prend aux intérêts de Moscou, et que la souveraineté nationale est un concept à la définition mouvante. Et si vous ne comprenez pas, c’est que vous êtes des marionnettes manipulées par une presse bien pensante bourgeoise financée par des conglomérats internationaux cosmopolites aux mains d’une oligarchie mondialisée décadente.

Mais les invectives ne font pas tout. Fort opportunément, l’Empire a récemment révélé qu’il disposait d’enregistrements de communications entre les autorités russes et des unités clandestines agissant en Ukraine, afin de prouver, pour les aveugles, sourds et voyageurs de retour de Mars, que Moscou était loin d’être un simple observateur dans cette affaire. « Mensonges ! » s’est-on exclamé d’une seule voix. Et voilà qu’on nous a servi, une nouvelle fois, les mensonges de l’Administration Bush – vieux de douze ans – sur l’Irak. Pas un n’a jugé utile de relever que ces mensonges, dénoncés par tous dès leur diffusion, étaient d’autant plus absurdes qu’ils visaient un Etat immobilisé par une décennie de sanctions internationales et d’embargo. Il ne semble pas que la Russie puisse être perçue comme une puissance immobile, mais sans doute suis-je abusé à mon tour, et il ne semble pas non plus que ces enregistrements soient les seuls éléments à charge.

Ceux qui ont accusé les Etats-Unis de mentir au sujet de ces nouvelles preuves – puisqu’il en existe bien d’autres – n’ont pas eu conscience de leur nouvelle incohérence. Eux qui accusaient il y a un an la NSA de tout voir, de tout entendre, de tout espionner, jugent désormais impossible que ce service de renseignement puisse capter les conversations entre Moscou et la Crimée, alors que c’est justement le cœur de son mandat. Mieux vaut rire d’une telle crétinerie, et traiter comme il se doit un tel argument.

Et, comme lorsque du débat de l’été dernier au sujet de la Syrie, voilà que ceux qui vous insultaient alors vous insultent encore. On vous demande avec insistance de prendre en compte des arguments imbéciles au nom de la liberté d’opinion (Quel rapport ? Personne ne vous empêche de penser ce que vous pensez, simplement c’est nul et donc on s’en moque), et on vous traite de vendu si, malgré la force de certains arguments, vous n’êtes pas d’accord. C’est que nos fiers esprits perdent vite leur calme et révèlent rapidement leur vraie nature, celle de lutteurs de rue, incapables de vous convaincre et ne cherchant qu’à vous soumettre, suffisamment immatures pour ne pas tolérer la contradiction et se répandant en pitoyables gémissements dès lors qu’on fait mine de démonter leurs fragiles argumentations.

Comme je le disais plus haut, j’estime ne pas avoir de jugement moral à porter sur les événements d’Ukraine, et je répète que les manœuvres russes, osées, agressives, porteuses de bien des dangers, répondent à la défense d’intérêts parfaitement identifiés. Pour le reste… Mes parents ont essayé de m’inculquer le respect des opinions simplistes et même celui des crétins. Ils ont échoué.

Les dents de ce rat sont imprégnées de cyanure.

Elle est où, la poulette ?

La photo de Bruno Lévy dans Le Monde du 25 mars dit tout. Souriante, Marine Le Pen savoure son triomphe alors que la mairie de Hénin-Beaumont vient d’être emportée par son parti au premier tour des élections municipales. A ses côtés, sombre, défait, les mains posées sur le pupitre comme s’il jouait à un quelconque jeu télévisé, Harlem Désir peut contempler l’échec, cinglant, cruel, de ses trente années d’engagement politique contre l’extrême droite.

La claque est sévère, en effet, à défaut d’être surprenante, et elle a de quoi inquiéter au-delà des roulements d’yeux des habituels idiots. Près de deux années après son arrivée au pouvoir, le Président ne peut que contempler l’impasse dans laquelle il se trouve, à la tête d’un pays plus que jamais malade, à la tête d’une équipe qui s’impose déjà comme le pire gouvernement de la Ve République, sans la moindre marge de manœuvre politique ou économique. Choisi au sein du PS à la suite de la douloureuse affaire DSK, il était un candidat par défaut, sérieux, travailleur, intelligent, mais sans réelle envergure. Sa normalité un peu pateline était, certes, un atout contre un Président sortant affaibli par des années d’excès, de tocades et de dérives idéologiques, mais peut-on être normal et gouverner un navire en pleine tempête ?

Bien élu, François Hollande l’a d’abord été contre Nicolas Sarkozy, dont il n’a cessé, parfois brillamment, de moquer la pratique du pouvoir. Il a eu beau jeu de vendre à son électorat un projet socioéconomique authentiquement de gauche. J’observais ça, à l’époque, avec un mélange de lassitude et d’intérêt poli, sans illusion sur le poids des uns et des autres sur une crise nationale aussi profonde et qui ne cesse de s’aggraver.

J’ai toujours trouvé Hollande et Sarkozy à la fois sympathiques et exaspérants, chacun à leur façon, et surtout l’un et l’autre désespérément creux. Il ne pouvait être question pour moi de voter pour des hommes sans caractère ou sans ossature idéologique, prisonniers de leur bonhommie ou, au contraire, de leur goût pour le micro management le plus brutal, et c’est donc plus que jamais en chroniqueur amateur, comme depuis mon adolescence, que je regarde ça, peut-être pas de loin mais, disons, de côté.

Deux ans après les élections du printemps 2012, la scène politique nationale évoque, de plus en plus, certaines des pages du monument de William L. Shirer, La chute de la IIIe République (Stock, 1970) ou du chef d’œuvre de Jean d’Ormesson La gloire de l’Empire (Gallimard, 1971) :

Mais qui voit aussi loin ? Qui pense au salut de tous ? Qui pense même à son propre salut, au-delà d’aujourd’hui ou de demain ? Il n’y a plus ni intérêt public, ni destin collectif, ni stratégie politique. Il n’y a plus que les ambitions à court terme de chefs de faction aveuglés par de maigres illusions d’arrivistes en quête de places, d’usuriers à l’aguet du bénéfice quotidien.

Les dernières semaines ont accentué, peut-être irrémédiablement, le sentiment d’un naufrage collectif, le tragique le disputant au ridicule. Quelques voix s’élèvent enfin, à droite comme à gauche, pour dire que l’idée même de pacte républicain contre un parti qui vient de se plier aux règles du suffrage universel est idiote, et qu’on ne saurait le combattre que par les idées. Mais encore faudrait-il en avoir, et avoir aussi le courage de s’écarter de la doxa. Mais le courage n’est plus qu’une vertu exotique qu’on découvre dans les romans courtois.

Fermement engagé depuis que j’ai une conscience politique contre les extrémistes de chaque camp, j’estime être capable, lors d’une conversation, d’opposer des arguments à ceux de mon contradicteur. Ça ne va pas très loin, évidemment, car je reste, finalement, un esprit sans raffinement, mais au moins ne tombons-nous pas dans l’invective. L’attitude de nos politiciens, depuis le début des années ’80, est exactement inverse et se résume à des concours d’éloquence contre un adversaire déjà condamné. Bernard Tapie s’était bien essayé à un affrontement direct avec Jean-Marie Le Pen, il y a très longtemps, mais avouons que les leçons de morale de cet homme ne pouvaient guère avoir de poids.

Autant dire le doute de suite, et bien clairement, je ne peux pas sentir le Front national, dont le projet politique est à la fois insupportable et inapplicable par son refus obstiné de toute réflexion un peu poussée. Mais, hélas, je ne peux pas plus souffrir les élucubrations de l’extrême gauche, ressassant sans fin les mêmes vieilles lunes qui ont conduit aux sanglants désastres que nous avons connus au siècle passé. Il serait pourtant temps d’admettre que ces radicaux des deux camps, dogmatiques, aveugles, posent parfois de pénibles, douloureuses et pertinentes questions. Quelles réponses nos classes dirigeantes leur apportent-elles ? Aucune, sinon du mépris et les cris de belles âmes outragées.

Depuis trente ans, la lutte contre le Front national n’a été qu’une série de condamnations morales, plus ou moins crédibles d’ailleurs, entrecoupées de phases d’un jeu politique pervers. François Mitterrand, le dernier véritable chef d’Etat – malgré ses immenses défauts, ses ambiguïtés et ses fautes – que la France ait eu, utilisa le FN avec l’habileté que l’on sait. Plus tard, Jacques Chirac, qui a fait de l’imposture en politique un art majeur, n’hésita pas à parler du bruit et des odeurs avant de se donner une posture de vieux sage républicain. Nicolas Sarkozy, malgré son étonnante et tardive passion pour Guy Môquet, fit de Patrick Buisson un de ses plus proches conseillers – avec une clairvoyance qu’il convient de saluer ici et qui confirme que cet homme, malgré ses talents, ne sait s’entourer que de bras cassés et de poseurs. Jean-François Copé, enfin, qui, espérons le, ne sera jamais notre Président, tout en exprimant avec emphase toute la répulsion que lui inspire le FN, y alla lui aussi de sa contribution au débat national en évoquant une péniblement ridicule affaire de pain au chocolat.

Ces contorsions mettaient, et on le comprend, la gauche en émoi. Bien peu, pourtant, ont accepté de voir que si la droite faisait les yeux doux au FN, c’était avant tout pour capter un électorat au poids croissant qu’elle n’avait pas créé. Sans doute, évidemment, certains discours tenus à l’UMP par une poignée d’intellectuels de combat, comme Eric Ciotti, Lionnel Luca ou Nadine Morano, ont-ils contribué à libérer la parole de quelques uns. Mais ne s’agit-il pas là de l’expression d’un profond mépris pour ces électeurs que de les considérer comme des fourmis dans un aquarium, allant vers un point plutôt que vers un autre par simple réflexe ? Le développement des extrêmes en Europe, du populisme, d’un rejet des institutions et des élites doit-il être imputé aux partis ayant tenté de les canaliser à leur profit ? En d’autres termes, le surfeur crée-t-il la vague ?

Face à ce phénomène, continental, voire occidental, le réflexe a été, partout, de hurler et de stigmatiser. Je n’ai jamais été, à ce titre, le dernier à vociférer quand tel ou tel ponte du FN se faisait l’avocat, sciemment provoquant, d’une position insupportable. Mais passés les premiers moments d’effroi devant la saillie de l’un sur l’occupation allemande ou la remarque de l’autre sur l’immigration, qui argumentait ? Qui démontait patiemment les arguments biaisés ? Personne, ou presque.

On a vu encore dimanche soir Mme Vallaud-Belkacem rouler des yeux devant Mme Le Pen, comme si l’expression de son rejet pouvait avoir le moindre effet, comme si la présidente du FN pouvait être sensible à la désapprobation d’une personne qui incarne tout ce qu’elle rejette. Ces manifestations puériles de mécontentement, au contraire, ne peuvent que confirmer bien des électeurs du Front national dans leur choix.

A force de condamner sans jamais expliquer, à force d’injurier et de mépriser au lieu de faire de la pédagogie, on se trouve face à ce phénomène. Au soir du premier tour des élections municipales, le FN s’est imposé comme la 3e force politique du pays, et il ne peut que confirmer sa position dimanche, avant le nouveau choc que constituera le scrutin européen. Personne, pourtant, ne semble vraiment comprendre les causes profondes du symptôme. Tel philosophe de pacotille, devenu la caricature de lui-même, appelle à voter contre le FN, comme si sa parole avait encore un poids, comme si sa posture avait la moindre crédibilité. Tel patron de festival affirme, avec une désarmante sincérité, qu’il lui faudra plier bagage si un maire frontiste est élu, quand bien même en toute transparence. La démocratie est hélas un système où les suffrages exprimés s’imposent aux condamnations morales.

Ne voit-on pas que ce concert de plaintes ne peut que faire le jeu de l’adversaire ? Vous voulez gérer des villes ? Bien, montrez-nous que vous êtes moins lamentables qu’en 1995 à Orange. Voyons si vos leçons de morale résistent à votre exercice du pouvoir, et si votre rejet systématique des « élites parisiennes » fait de vous des dirigeants capables de relever des défis complexes.

Critiquer, faits en main, le FN dans le cadre d’un affrontement d’idées aura sans doute plus de poids que de prononcer des anathèmes d’une voix frémissante d’indignation. Peut-on, d’ailleurs, qualifier de crevures fascistes des électeurs tout en tentant de les convaincre de voter pour soi la prochaine fois ? Cela ne me semble pas acquis, et il faudra un jour admettre que les condamnations à répétition, sans jamais que soit proposée une politique alternative ou que soit même envisagée la prise en considération de certaines revendications, ont été d’une parfaite inutilité.

Au lieu de commenter le succès, indéniable, de la stratégie de dédiabolisation du FN lancée par Mme Le Pen, on pourrait essayer de mesurer le prix de la diabolisation stérile d’un parti et de ses électeurs. Le fait de proclamer partout qu’on ne supporte pas X ou Y ne saurait être d’un grand secours face aux partisans de X ou de Y.  Et quand ce discours devient un leitmotiv, le cache-misère de la médiocrité générale, puis un mantra répété jusqu’au vertige, alors ceux qui, déçus, en colère, hésitaient encore à se lancer par peur de l’opprobre votent en l’assumant. Les sondeurs ne disent pas autre chose, et on peut sans doute expliquer ainsi, par ailleurs, le succès grandissant des populistes qui beuglent contre « le système » et s’acoquinent avec la première raclure antisémite venue, par goût de l’interdit.

Nous assistons donc à un choc entre des gens qui croient tout comprendre et d’autres qui se targuent de ne rien savoir, entre des élites censées gouverner et un groupe d’individus qui ne se retrouvent pas dans la façon dont on les gouverne. Combien de politiques naufragées contre le chômage de masse ? Combien de promesses électorales idiotes non tenues car intenables ? Combien de scandales qui auraient dû emporter des dirigeants désespérément encore en place ? Combien de désillusions ? Combien d’éléments de langage insultant notre intelligence ? Et combien d’incohérences, quand tous les ministres socialistes de l’Intérieur font de l’insécurité – réelle ou supposée – leur priorité après l’avoir niée dans l’opposition ? Combien de leçons de morale alors que dans tous les partis on hésite à écarter les mis en examen, on ne sanctionne pas les dérives, on couvre les incompétents ?

Quand un ministre de la République, de droite ou de gauche, a-t-il dit « Oui, je me suis trompé, nous avons surestimé/sous-estimé/commis une erreur » ? A quand remonte la dernière manifestation de décence par nos dirigeants ? Et le dernier discours simplement courageux et lucide ? Au lieu de ça, tout est toujours de la faute des prédécesseurs, et on s’ingénie à nier l’évidence, comme lorsque Michel Sapin, décidément impayable, lance : « Les chiffres du chômage vont dans la mauvaise direction mais on maintient le cap ». Ben voyons.

A quand, donc, la dernière preuve d’une intelligence en action du côté de nos dirigeants et de ceux qui aspirent à leur succéder ? On peut répondre sans hésiter qu’elle a plus d’un mois, puisque les dernières semaines ont été pour le moins éprouvantes. Entre l’amateurisme teinté de certitude morale du gouvernement, l’interminable crise interne de l’UMP, l’avalanche de révélations concernant le précédent chef de l’Etat et, last but not least, son invraisemblable tribune du 20 mars dans Le Figaro, ahurissant texte d’un populisme éhonté comparant l’appareil judiciaire d’une nation démocratique aux services répressifs d’une dictature communiste, la classe politique française a montré l’étendue de son impéritie. Faut-il rappeler, de surcroît, le manque de leadership du Premier ministre, humilié par les membres de son gouvernement, la naïveté ou l’aveuglement du Président lors de l’affaire Cahuzac ou l’incapacité de la droite à définir un projet, une ligne et à s’y tenir ?

Dans ce contexte, on comprend que le pauvre Jean-Luc Mélenchon, el lider minimo, s’étouffe de rage alors que les succès du FN éclipsent la performance du Parti de Gauche. Mais à force de faire du Front l’ultime ennemi, on en a fait le seul acteur révolutionnaire du pays, et l’extrême gauche – qui partage avec lui bien des détestations et des fascinations – se trouve lésée d’une partie de son programme. Nombre de slogans sont pourtant communs, comme le rappelle le livre de JLM, Qu’ils s’en aillent tous ! (Flammarion, 2010). Un tribunal révolutionnaire n’a pas de couleur politique, et je n’ai jamais bien vu la différence entre une chasse aux immigrés ou une chasse aux nantis.

On pourrait se lancer dans de profondes réflexions de sociologie politique sur la façon dont notre pays nourrit une incompréhensible fascination pour les révolutions. On pourrait même discourir sur l’hystérie politique qui le saisit lorsqu’un jeune homme bien énervé meurt sous les coups d’une brute, ou sur les considérations psychiatriques qu’il avance lorsqu’un autre jeune homme bien énervé entreprend de mettre en application le programme qui a nourrit les fantasmes de jeunesse d’un bon paquet de ministres et députés socialistes et de pas mal d’électeurs du PG comme du FN. Je n’en ferai rien, car j’en suis bien incapable, mais je persiste à penser que les résultats électoraux qui se profilent sont le reflet d’un échec collectif majeur, d’une crise à laquelle on ne peut répondre autrement que par un mélange encore inédit dans ce pays de lucidité, d’intégrité intellectuelle et morale, d’intelligence et d’audace. En attendant qu’une telle combinaison se présente, la lutte, effective à défaut d’être efficace, contre le Front national et tous les extrémismes va rester une mission individuelle, et s’il doit y exister un front républicain, il doit être vôtre, loin des slogans sans substance de gens qui les répètent sans effet depuis trop d’années pour qu’ils aient encore la moindre portée.

A nous, donc, de contester chaque point des croyances et des certitudes qui nous heurtent ou que nous jugeons dangereuses, dans le cadre du débat démocratique qui ne doit rien avoir du concours d’insultes et tout de la confrontation des idées. Car dans front républicain, il y a républicain.

Tout ça pour vous faire comprendre, Monsieur Fernand, que le pastis perd de l’adhérent chaque jour.

Jeudi 11 Mars 2004. Il fait gris à Paris, pas vraiment froid. La radio évoque un attentat à Madrid, dans les transports. Mouais. Je file à la crèche avec Attila, avant de sauter dans le bus, vers le Quai. A 9h30, les premières dépêches AFP qui se succèdent sur mon écran d’ordinateur avancent des bilans ahurissants, qui écartent d’eux-mêmes la piste de l’ETA. Très vite, également, les informations qui arrivent du terrain indiquent que plusieurs charges ont explosé dans des trains de banlieue et des gares dans le but de commettre un carnage. La piste jihadiste s’impose, tant le mode opératoire (attaques simultanées), les cibles (infrastructures ferroviaires) et le tempo politique (élections générales le dimanche) sont typiques.

Très vite, pourtant, les médias s’emplissent de commentaires sur la piste basque, contre tout évidence. Les usual experts se répandent en analyses d’autant plus fascinantes qu’elles sont manifestement à la fois déconnectées des faits, du contexte international et de la scène politique espagnole. Xavier Raufer, qu’on ne présente plus, s’étant trompé toute sa carrière, se trompe aussi au sujet de l’attentat tandis que Gérard Chaliand, qui a lâché la rampe depuis quelques années et ne cesse de professer son mépris pour le jihad, s’enferre également dans l’erreur. Dans les services, au Quai, nous écrivons, avec la prudence qui s’impose à ceux qui nous relisent, que les islamistes radicaux font figure de suspects principaux. Nous n’avons pas plus d’information que les madones des plateaux de télévision, mais sans doute ne sommes-nous pas prisonniers de nos certitudes.

Très vite, l’affaire prend une autre dimension lorsque le gouvernement espagnol commence lui-même à soutenir la thèse d’une implication de l’ETA. Vers 11h, j’appelle mon homologue espagnol, un vieil ambassadeur fantasque et attachant qui tient la chaise à Bruxelles dans un groupe consacré au terrorisme international. Je lui présente mes condoléances et j’évoque, prudemment, les pistes, dont celles du jihad. Mais le voilà qui m’affirme que la responsabilité des terroristes basques est indubitable. Je n’insiste pas.

Dans la journée, la controverse se durcit. Pas un professionnel – je ne parle pas des types déblatérant dans la presse – n’accorde le moindre crédit aux mises en cause de l’ETA, tandis qu’à Madrid le gouvernement n’en démord pas, multipliant les points de presse, dont ceux du ministre de l’Intérieur, Angel Acebes, mobilisant les hauts fonctionnaires, invectivant ceux qui osent douter de la thèse officielle. Le lendemain, on me montre même l’e-mail qu’Ana Palacio a envoyé Dominique de Villepin dans lequel elle relaye les certitudes officielles espagnoles. Mais notre conviction est déjà faite.

Dès le lundi suivant l’attentat, les services de sécurité allemands, à partir de leurs seules archives, arrosent leurs alliés d’un schéma – remarquable – liant les cellules espagnoles au reste de la mouvance jihadiste. On y trouve du beau monde, et sans surprise, bon nombre de noms sont connus. La revendication émise par les Brigades Abou Hafs Al Masri peu de temps après l’attentat est évidemment une fadaise, et chacun pense dans les services qu’il s’agit de la nouvelle farce d’une poignée d’admirateurs d’Al Qaïda parlant à tort et à travers. Que le fait, d’ailleurs, soit relayé par certains chargés de mission connus pour leur incompétence achève de nous convaincre, par l’absurde, de l’absence de toute valeur du communiqué.

Comme à chaque fois, deux temporalités se dégagent : l’enquête – y compris la recherche des suspects puisqu’il ne s’agit pas d’attentat suicide, et l’analyse de l’ensemble de l’évènement. Meurtrier, traumatisant, l’attaque va en effet changer le cours de l’histoire espagnole en pesant sur l’issue des élections générales.

Une controverse naît rapidement, entre mon service et son cousin policier. Chez nous, et malgré les doutes de quelques uns (dont les miens, mais je suis trop loin, au Quai, presque sur une autre planète), la thèse officielle est que les terroristes de Madrid (qui préféreront se suicider le 3 avril à Leganés plutôt que de se rendre) ont agi seuls, sans impulsion du Pakistan. Cette lecture est vertigineuse, puisqu’elle illustre la fameuse théorie des 3 cercles du jihad. Ainsi, à Madrid, un réseau constitué aurait frappé de façon autonome, avec une réelle lecture du calendrier politique, pour suivre la voie du jihad sans avoir demandé ou reçu d’instruction. L’évaluation de la menace qui découle de constat donne mal au ventre.

Une autre lecture, défendue par les services de police, et qui me convient bien mieux, est tout autant vertigineuse. Selon cette thèse, les attentats du 11 mars (13 bombes dont 10 explosions sur 4 sites) ont été réalisés par un groupe informel réuni pour cette seule mission sous l’impulsion d’AQ. Cette hypothèse explique bien des choses, dont le fait que le chef du réseau ait rendu visite, en prison, plus de dix fois à un des plus importants idéologues présents en Europe, Imad Eddine Barakat Yarkas, dit Abou Dahdah Al Suri, un proche d’OBL, lié à la cellule de Hambourg comme au gratin du jihad européen. En s’appuyant sur une mouvance bien en place pour y recruter un groupe ad hoc, une poignée de terroristes décidés aurait donc organisé les attentats. Ça ne fait rire personne.

A bien des égards, la logique suivie par l’enquête policière me convient à merveille, mais étant affecté au Quai et non à la Centrale, je ne suis d’aucun poids dans les vifs débats internes. Homme brillant, fasciné par le jihad, le DG ne rencontre guère d’opposition lors des réunions de crise et impose donc son point de vue à une hiérarchie qui tente de lui cacher que depuis deux ans le Service ne travaille plus, ou à peine, sur l’Europe. Ceux que la presse dépeignait récemment comme de grands professionnels ont, en effet, et depuis des mois, décidé de laisser le champ libre aux policiers et de renoncer à toute activité clandestine sur le continent européen contre Al Qaïda et ses alliés, aussi bien parce qu’il n’y a « plus de menace ici » que parce que « c’est quand même beaucoup de travail ». Cette sidérante décision, reflet de la médiocrité et de l’irresponsabilité de certains de nos chefs, a ruiné des années d’expertise, et une chasse aux anciens, de courte durée d’ailleurs, commence afin de recommencer à travailler sérieusement en récréant des équipes. On parle même de monter une équipe spéciale.

Comme de juste, ce projet ne se concrétisera pas, mais le travail reprend bel et bien, avec les moyens du bord. J’ajoute, car je suis comme ça, que les terribles événements de Madrid auront d’autres conséquences, notamment à Bruxelles, et je me demande parfois, s’ils n’ont pas contribué à me faire quitter prématurément cette si attachante administration. Mais si je raconte comment ça s’est passé, ça va encore faire jaser.

En 2012, le CTC de West Point, sans doute la meilleure structure d’analyse du jihad du monde, a livré une passionnante lecture de Madrid, et on ne peut que déplorer le fait que les rigidités françaises, chez les universitaires comme au sein des services, empêchent ici de travailler de cette façon. Sans doute les conclusions de cette étude auraient-elles pu être rédigées dès 2004 s’il avait simplement été décidé de s’intéresser à l’affaire dans le nord de Paris, mais le DG, son conseiller et une poignée d’analystes forcenés étaient bien seuls face à un système qui échappait à tout contrôle.

Après tout, faut-il s’étonner que le fameux schéma remis par les services allemands, en main propre, n’ait même pas été lu, et encore moins exploité par le supposé responsable du dossier ? Il n’a refait surface, pendant l’hiver 2005, que parce que votre serviteur, embourbé dans les cartons par un sombre après-midi aux archives, l’a redécouvert par hasard dans un dossier qui aurait fait honte à tout étudiant en histoire…

Dix ans après cette tragédie, la menace terroriste a considérablement évolué, dans le monde et en Europe. Au Moyen-Orient, on n’a jamais vu autant de groupes, de réseaux, et on n’a jamais vu autant de ces opérations unilatérales. Face aux faiblesses de leurs partenaires, et en raison de leurs propres impératifs, quelques puissances occidentales tentent, à défaut de pouvoir éteindre l’incendie, de le maîtriser. Au Mali, les militaires français ont affronté des jihadistes que les RETEX estiment, sans ambiguïté et de loin, plus performants et mieux commandés que les soldats maliens. En France, les services de sécurité tentent d’identifier des individus isolés nourris à la même idéologie. Tout évolue comme prévu, et on dirait, pourtant, qu’il n’existe toujours pas de réponse réellement efficace.

Les attentats de Madrid, échec majeur pour les services espagnols, ont également mis en lumière les erreurs stratégiques de certaines administrations françaises. L’influence délétère de responsables âgés, bloqués dans le passé, et de leurs disciples, plus préoccupés de carrière que de mission, avait déjà failli nous conduire dans l’abîme en 2001. On imagine la réaction du Président si on lui avait expliqué, le soir du 11 septembre, qu’il avait été décidé de ne plus travailler sur Al Qaïda en raison des doutes quant à l’existence même du mouvement. Tout le monde sait qui ils sont, et seuls quelques journalistes crédules ou peu portés sur le fact checking croient encore aux réécritures. Entre les mémoires des vainqueurs et les souvenirs des vaincus, il y a les pénibles autojustifications de ceux qui n’ont pas compris quelle guerre il fallait mener.

Le risque, lié au rythme de l’administration, est de voir le flambeau repris par d’autres cadres dépassés, coincés dans leur carcan, bloqués par leurs certitudes. Nier l’existence d’Al Qaïda, accabler l’ETA quand l’évidence sautait aux yeux, n’avoir que mépris pour des types dont on refuse de voir qu’il faut quand même plus que des cojones pour survivre 15 ans au Sahel ou au Yémen, rester obsédé par le conflit palestinien alors qu’il n’est plus qu’une des nombreuses causes alimentant le jihad sont autant de symptômes d’une inadaptation aux réalités d’une menace qui, fait aggravant, évolue bien plus rapidement que toutes celles auxquelles nous avons été confrontés depuis des décennies et pour lesquelles toute notre architecture sécuritaire a été conçue et est encore organisée.

Il ne s’agit donc pas de critiquer des personnels (même si je garde quelques noms en réserve), mais bien plutôt de s’interroger sur leur formation, leur emploi, leur mission, leur gestion, leur avenir et leur commandement. Depuis quelques mois, certains officiers supérieurs ne cachent pas leur satisfaction, et on les comprend, au vu du bilan des combats de Serval. Sans hésiter, ils vous disent que l’armée française a enfin pu faire son travail, combattre, s’imposer par la force et la volonté, faire usage de sa puissance de feu, dans le cadre d’une redécouverte des fondamentaux dont on comprend donc qu’ils avaient été perdus en route. Il serait sans doute temps de redécouvrir les fondamentaux, et du renseignement, et du contre-terrorisme, à la fois dans les méthodes, les logiques, les articulations opérationnelles, et le maintien de capacités qui semblent, sinon en baisse, du moins insuffisantes. L’ennemi, comme tous les ennemis, ne fait pas de cadeau et, à notre différence, il sait exactement ce qu’il veut faire et comment.

Ensemble vide

Une paisible matinée de printemps. Le soleil se lève, éclaire la fine couche de glace qui blanchit les voitures garées en bas. Dans quelques minutes, le petit-déjeuner des enfants, l’école, le bureau, les collègues, la routine, la vie, quoi. Il paraît même que vous avez un livre à écrire, mais le projet ne vous enthousiasme guère car vous ne vous sentez pas de taille. Et puis, à quoi bon, de toute façon ?

Et voilà qu’une amie s’enquiert de vos oreilles, vous demandant si elles sifflent, avant de vous suggérer de lire quelques liens où de beaux esprits s’expriment en termes choisis au sujet de votre production, et même de votre personnalité – sur ce point surtout ceux qui ne vous ont jamais rencontré. Vous n’en demandez évidemment pas tant, mais la curiosité, qui est à la fois un vilain défaut et une importante qualité professionnelle, vous pousse à contempler vous-même l’attachante prose de vos admirateurs. Autant dire que vous n’êtes pas déçu, à défaut d’être réellement surpris. Amusé, aussi, tant les attaques sont médiocres, jamais argumentées, et tant elles se veulent sévères, définitives, alors qu’elles dépassent rarement le niveau d’une querelle d’après-boire sur le parking d’une boîte de province. Et puis, surtout, vous en avez vu d’autres, lorsque vous tentiez, à la hauteur de vos maigres talents, de défendre votre pays, et que votre environnement professionnel était constitué d’individus autrement plus affutés et dangereux.

A la lecture de ces phrases maladroites, pompeuses, ponctuées de remarques scatologiques et de références obsessionnelles à la Seconde Guerre mondiale, on est bien obligé de penser, en effet, que le premier ressort de ces attaques est la frustration, le dépit de n’avoir jamais rien fait. Glorieux défenseurs d’une France éternelle, en voilà qui n’ont jamais mouillé leur chemise, et encore moins leur treillis, pour la mère patrie. Stratèges amateurs, parfois étonnamment érudits au regard de la  faiblesse de leurs propres réflexions, ils enragent donc, littéralement, de frustration. Impuissants face à un monde qui bouge trop vite pour eux, imprégnés des souvenirs des autres, persuadés de toucher la brutale réalité du terrain grâce à l’accumulation ininterrompue de lectures plus ou moins pertinentes, il leur manque la sérénité et le recul nés de l’expérience, celle qui sépare les petits garçons des hommes. A 16 ans, une telle ignorance est charmante. A 50, elle est pitoyable quand elle illustre le naufrage d’une vie. Avoir voulu et n’avoir pas pu. Avoir voulu et n’avoir pas osé.

Leur colère, née de cette frustration, est d’ailleurs distrayante à observer tant elle rappelle celle de certains jihadistes, devenus terroristes pour frapper une société qui les a rejetés et dont ils rêvaient. On est là en plein fantasme, celui du complot bien sûr, celui de la supériorité morale et intellectuelle, de celle qui autorise les invectives, les insultes, les accusations. A les lire, en effet, on est frappé de leur capacité à plaquer des lectures préfabriquées sur des réalités qui les dépassent, au prix de toutes les incohérences. Leurs détestations transcendent tout, et trouvent en chaque chose le moyen de se répandre, de s’exprimer, sans plus se soucier de l’image qu’ils renvoient d’eux-mêmes, si tristement révélatrice.

Antiaméricains pathologiques, les voilà admirateurs inconditionnels, à la limite de l’hystérie, des triomphantes années 50 impériales, celles de la guerre de Corée, du début de la consommation effrénée, du racisme institutionnel, du sexisme omniprésent. Pourfendeurs du capitalisme prédateur, ils se pâment devant des voitures de luxe. Nourris d’exigence morale, ils placent le rat pack, ami de la mafia, au sommet de l’art lyrique. Epris de progrès social, ils ne voient dans les femmes que des objets sexuels qu’ils n’imaginent, et c’est bien naturel pour des avocats du prolétariat et des classes laborieuses, que négligemment vêtues de déshabillés de soie et de bas noirs, attendant pieusement le coït aimablement fournis par leur seigneur et maître. Adeptes, enfin, du travail manuel et des valeurs liées à la terre, c’est bien naturellement qu’ils passent des heures à parler de cigares cubains, de vieux rhums et de fauteuils Chesterfield, apanages, comme nous le savons tous, d’une vie de fier labeur loin du faux confort de nos sociétés décadentes. Le communisme en Cadillac, la révolution mondiale au son des concerts de Sinatra, la lutte contre le libéralisme un Cohiba au bec, la défense de la souveraineté sans sortir de chez soi.

La cohérence, donc, n’est pas la principale de leurs attachantes qualités, mais de leurs échanges sur le net jaillit l’image de cette société, malade, tentée par les extrêmes, déboussolée et inventant un nouveau populisme. Marxistes perdus ou cryptofascistes, ils se rejoignent en alignant des points Godwin comme d’autres les contraventions, vous accusant d’être un collabo mais saluant l’action du Maréchal, conspuant l’usage de la force armée chez les Américains mais la célébrant chez les Russes, critiquant à la fois la guerre au Mali et le fait que nous n’ayons pas les moyens de la faire avec assez d’hommes.

Ardents contempteurs de la bourgeoisie et de sa soif de confort, ils ne s’exposent cependant pas aux intempéries, préférant évoquer avec lyrisme leurs épouses, leurs enfants, leurs voitures de sports et quelques vins onéreux. Ils ne se font pas plus prier pour juger que vous êtes décidément bien tendre en étant favorable au mariage gay. Ils sont d’ailleurs prêts à vous accuser de participer à la dévirilisation générale, pour peu qu’on leur demande leur avis, et s’ils sont quelques uns à rejeter – et on les comprend – les thèses éthnicistes de Lugan, ils peuvent aisément, à la faveur d’un tragique accident de train ou d’une énième controverse publique, balancer quelques généralités bien senties sur les immigrés ou l’islam. Certains, tout en ne cessant de rappeler leur détestation du racisme et du colonialisme, sont même capables de vous livrer d’intéressantes digressions sur le grain de peau des « Africaines » ou des « Asiatiques », (comprendre : des négresses ou des jaunes). Des aigles de la pensée, on vous dit, capables de vous taxer, en fonction des phases de la lune, d’être un fasciste ou un demi-sel un peu coquet.

Comme de juste, nos amis sont aussi – mais qui en doutait ? – les plus ardents défenseurs de la liberté d’expression, les farouches gardiens de la démocratie, et pour ce faire, ils ne s’abaissent pas à écouter ou à lire les arguments contraires, à recenser les faits pour les peser et les analyser. Matérialistes, pleins de mépris pour les religions, les voilà malgré tout détenteurs de la vérité révélée, la leur, entière, exigeante, indivisible, autorisant tous les excès, toutes les imprécations. Vous lisent-ils ? Non, leur hauteur de vue leur épargne cette tâche pénible, et c’est donc par principe qu’ils vous détestent, vous, votre carrière, vos misérables écrits.

Ignorés des médias, vendus, comme chacun le sait, à des oligarchies cosmopolites, ils pestent quand votre nom apparaît, tous les 36 du mois, chez un camarade bloggeur. Comment, en effet, expliquer autrement que par des souterraines menées leur insupportable absence du débat public, alors que, tels de fiers prophètes, ils ont tout compris avant les autres. Vainqueurs à Waterloo, vainqueurs à Sedan, vainqueurs à Diên Biên Phu, ils estiment, et comment les blâmer, que leur expertise ne devrait pas, une seconde de plus, manquer aux autorités.

Habités par d’authentiques indignations, ils entretiennent leur colère en grattant et regrattant les mêmes plaies, bloqués, incapables de progresser et ressassant une frustration qui ne peut que grossir pour finir en maux d’estomac. Ils ne créent rien, en réalité, tournant et retournant leur colère et leur incapacité à la gérer. Chez certains, cela pourrait donner de grands romans, de beaux films, d’étourdissants blues. Pas chez eux. Alors que votre serviteur ne conçoit son pauvre blog que comme un journal intime, fait de réflexions et de souvenirs, eux écrivent les nouveaux évangiles, révèlent la vérité, et s’émeuvent, à raison, d’être ainsi méprisés en retour par un establishment qu’ils abhorrent et qu’ils rêvent secrètement d’intégrer.

On pourrait les détester, mais ce serait trop. On pourrait les prendre en pitié, mais ce serait déplacé. On pourrait, éventuellement, mépriser leur refus obstiné du débat intellectuel, mais avouons simplement, avant une sortie en famille, dans la sérénité d’un après-midi ensoleillé, qu’ils sont attristants.

Vous habitez près d’une tannerie ?

Richard B. Riddick, un garçon finalement assez attachant bien que ponctuellement un peu brusque, dirait que tout cela est bien fébrile, et il n’aurait pas tort. Il ne se passe pas un jour, en effet, sans que le ministre de la Défense ne s’en prenne durement aux généraux à la retraite ou aux pseudo experts autoproclamés (PEAP), leur reprochant leurs critiques, leurs doutes, et pour tout dire le simple fait qu’ils réfléchissent.

J’ai déjà exprimé ici et , notamment, les remarques qui me venaient en écoutant le ministre se répandre dans les médias comme un enfant gâté trépigne quand tout ne se déroule pas selon ses plans. Il paraît, pourtant, que la guerre est une chose bien incertaine. C’est ainsi, mais sans doute s’agit-il d’une percée conceptuelle, comme seuls peuvent en accomplir des penseurs de la trempe de Michel Onfray. Le général Desportes, qui concentre sur lui les critiques les plus acerbes de l’hôtel de Brienne, est manifestement bien incapable de telles fulgurances. Lui se contente de réfléchir, le traître, et il n’est nul besoin de se rouler dans la brousse centrafricaine ou de se vautrer dans les sables maliens pour raisonner et constater qu’avec les effectifs d’un gros régiment d’infanterie on ne tient pas un pays. De même n’est-il pas besoin d’être un génie diplômé des plus belles écoles, civiles ou militaires, de la République pour, à l’aide d’une malheureuse carte disponible dans le commerce, comprendre que les jihadistes partis du Mali l’année dernière sont en train, tranquillement, de revenir en profitant de notre faiblesse et du chaos politique que notre intervention militaire a, au mieux, gelé.

Il se trouve, en effet, et par un curieux hasard, que nos difficultés sont en grande partie dues à notre faiblesse. Pacifier la RCA avec 1.600 hommes et contrôler le Nord Mali avec 2.000 autres semble ainsi presque au-dessus de nos forces, et il faut bien reconnaître qu’on ne peut pas d’une main réduire drastiquement les effectifs, les moyens et les budgets et de l’autre enchaîner les opérations militaires sans avoir des réveils pénibles. Le colonel Goya relevait récemment, avec sa lucidité habituelle, qu’on ne peut pas indéfiniment réduire les moyens en espérant maintenir les capacités, et on comprend la colère d’un homme qui a cru qu’il pourrait assécher le Pacifique avec une cuillère à pamplemousse et qui mesure, tardivement, que ça va être un peu plus long que prévu. Quelle poisse, quand même.

On est ainsi en droit de se demander si l’auguste exaspération ministérielle n’est pas la conséquence de cette situation paradoxale, absurde, même, qui voit notre pays, puissance déclinante, renouer avec une vieille tradition d’interventions armées tropicales contre des ennemis irréguliers alors qu’il n’en a plus la force. Etre et avoir été. Le ministre peut donc trépigner, invectiver, moquer les observateurs extérieurs, et oublier ceux qui ont dénoncé le scandale Louvois des mois avant qu’il n’éclate officiellement, appelé depuis des semaines à l’envoi de gendarmes en RCA ou énuméré les difficultés qui nous attendaient au Mali.

Attitude inutilement critique ? Au contraire. Toutes ces remarques, loin d’être le fait de commentateurs anonymes se répandant en ordures sous les pages du Monde, du Figaro ou du Parisien, étaient le fait de professionnels, civils ou militaires, jeunes et moins jeunes, exerçant des activités rémunérées liées à ces sujets et dotés d’une solide expérience. Le faisaient-ils pour leur gloire ? Non, ils le faisaient pour leur pays, parce qu’ils voulaient éviter qu’un establishment politico-militaire englué dans ses certitudes ne commette des erreurs pourtant prévisibles, ou pire, mille fois pire, n’obéisse à des instructions idiotes par pur conditionnement mental. Critiquer et penser hors des dogmes me semble être plus la marque d’esprits patriotes que d’antimilitaristes imbéciles – comme ceux qui vivent avec certains ministres du gouvernement. #jemecomprends

Vous écoutez vos généraux, Monsieur le Ministre ? On dirait bien que eux vous sont docilement soumis et qu’ils vous chantent ce que vous voulez entendre. Peut-être serait-il temps de vous frotter à ces voix discordantes qui font avancer le système au lieu de nier les évidences. Vos généraux sont serviles ? Changez-les. Cela nous/vous évitera d’entendre ensuite des officiers supérieurs aux poitrines couvertes de brevets s’étonner de la combativité des membres d’AQMI.

Mais quand on ne parvient pas à protéger une ville aussi exotique que Nantes de quelques centaines de jeunes branleurs ou qu’on se refuse à faire respecter l’ordre républicain contre des populistes coiffés de bonnets rouges, il faut s’attendre à ce que des milices ou des terroristes vous donnent un peu de fil à retordre. Monsieur le Ministre, on ne gagne pas les guerres avec des béni-oui-oui tremblant de peur dès qu’on roule des yeux, et on ne triomphe pas de ses ennemis en étant entouré de courtisans.

Puisque le Président a décidé de l’entrée au Panthéon de quatre admirables personnalités issues de notre douloureux vingtième siècle, je me permets ici de citer les phrases, terribles et merveilleuses, de Marc Bloch, qui depuis longtemps déjà devrait y reposer. Il me semble que tout y est dit, et bien plus encore.

Aussi bien, quand on se fut avisé, dès les premiers échecs, que peut-être notre haut commandement n’était pas sans reproches, à quel sang jeune et frais demanda-t-on de lui rendre quelque force ? A la tête des armées, on plaça le chef d’état-major d’un des généralissimes de l’ancienne guerre ; comme conseiller technique du gouvernement, on fit choix d’un autre de ces généralissimes : le premier d’ailleurs ancien vice-président du Conseil supérieur ; le second qui, vers le même temps, avait été ministre de la Guerre ; tous deux par suite, à ces titres divers, responsables, pour une large part, des méthodes dont les vices éclataient à tous les yeux.

Tant exerçaient encore d’emprise sur les âmes, dans les milieux militaires et jusque chez nos gouvernants civils, la superstition de l’âge, le respect d’un prestige, vénérable certes, mais qu’il eût fallu bien plutôt, ne fut-ce que pour le protéger, rouler révérencieusement dans le linceul de pourpre des dieux morts, le faux culte, enfin, d’une expérience, qui, puisant ses prétendues leçons dans le passé, ne pouvait que conduire à mal interpréter le présent. […] Jusqu’au bout, notre guerre aura été une guerre de vieilles gens ou de forts en thèmes, engoncés dans les erreurs d’une histoire comprise à rebours : une guerre toute pénétrée par l’odeur de moisi qu’exhalent l’Ecole, le bureau d’état-major du temps de paix ou la caserne. Le monde appartient à ceux qui aiment le neuf. C’est pourquoi l’ayant rencontré devant lui, ce neuf, et incapable d’y parer, notre commandement n’a pas seulement subi la défaite ; pareil à ces boxeurs alourdis par la graisse, que déconcerte le premier coup imprévu, il l’a acceptée.

Marc Bloch, L’Etrange Défaite, 1940.