Les interminables polémiques au sujet des activités de la NSA pourraient abusivement laisser à penser que le renseignement n’est plus affaire d’hommes mais simplement de machines. Il n’en est, évidemment, rien, et chaque jour des centaines de fonctionnaires, de par le monde, passent des frontières à l’aide de documents d’identité, faux ou falsifiés. Dans certains cas, il s’agit de passeports authentiques portant de fausses identités (IF), et dans d’autres il s’agit même de documents sans existence légale, contrefaits dans des laboratoires spécialisés. Tout cela est mal, mais chut.
L’utilisation d’une IF relève d’un art délicat et contraignant réservé à des professionnels expérimentés, et elle requiert, quand la chose est pratiquée avec rigueur, des structures de soutien ad hoc capables de donner corps à la légende du détenteur de l’IF. Les fausses identités sont, faut-il le préciser, employées pour dissimuler, non pas tant les activités, que leurs auteurs. Un débriefing à l’étranger ? Une mission de liaison dans un pays hostile ? Une opération agressive ? Chacun perçoit son passeport sous IF et les frontières seront passées par M. Macheprot, touriste, plutôt que par M. Du Guidon, fonctionnaire d’élite de la glorieuse République. Et une fois la mission réalisée et l’équipe revenue en France, les recherches éventuelles effectuées par les services intérieurs du pays X ne trouveront que la trace du passage de M. Macheprot. Naturellement, si ce sympathique touriste a jugé utile de chanter la Marseillaise à bord de son voilier à proximité d’un port néo-zélandais où vient de sombrer le navire d’une ONG écologiste, cela pourra faire jaser, mais tout le monde n’a pas le goût des chants patriotiques en mission.
Dans les aéroports, les ports ou les gares, les contrôles sont plus ou moins exigeants. Tout dépend de la situation générale et du contexte. Se mêler à un charter de touristes qui vont noyer les services de la PAF locale peut être une bonne tactique, mais j’en parle avec prudence car la chose n’était vraiment pas ma tasse de thé. Il va de soi que l’idée générale est de passer inaperçu, de se fondre dans la masse, et d’éviter les arrivées tonitruantes d’un Bob St Clar ou d’un OSS 117.
Les exemples de passages de frontière réussis abondent au cinéma, et il faut, ainsi, saluer la discrétion et le doigté déployés par Jason Bourne (The Bourne Supremacy, Paul Greengrass, 2004) lors de son arrivée nocturne à Naples… C’est à ces petits riens qu’on reconnaît les professionnels aguerris.
En 2002, Paul Greengrass est déjà un auteur reconnu. Journaliste, il a accompagné les confessions de Peter Wright, l’ancien N°2 du MI-5, et a permis la publication de Spycatcher, un exceptionnel tableau des activités de contre-espionnage au Royaume-Uni pendant la Guerre froide. Le livre est un classique, et il faudrait que ceux qui parlent de renseignement l’aient lu, soit dit en passant.
Réalisateur pour la télévision, Greengrass s’est également aventuré sur grand écran avec Resurrected (1989), l’histoire d’un soldat britannique isolé pendant les combats aux Malouines, et The Theory of Flight (1998).
Depuis le début de sa carrière, Paul Greengrass révèle les vérités qui dérangent et ne cesse d’explorer l’envers du décor. Son intérêt pour le renseignement ne s’est d’ailleurs jamais démenti depuis, et son goût pour les révélations gênantes ou les enquêtes explosives ne saurait le faire accuser d’antimilitarisme. Disons plutôt qu’il dit les choses comme il pense qu’elles sont, et tant pis si cela doit faire tousser. Il est donc logique qu’en 2002 il ait livré, avec Bloody Sunday, une saisissante reconstitution des événements du 30 janvier 1972 à Derry.
Avec le souci du détail qui fait sa force, caméra à l’épaule, Paul Greengrass s’est lancé là dans un projet pour le moins délicat. Au Royaume-Uni, en effet, et à la suite de la publication en 1997 du livre de Don Mullan Eyewitness Bloody Sunday, les autorités ont enfin accepté, sous la pression des familles des victimes, de déclencher une nouvelle enquête au sujet des violences de ce funeste dimanche 72. La tâche est confiée, en 1998, à un prestigieux magistrat, Mark Saville, baron Saville of Newdigate, et son rapport, sans appel, sera rendu en 2010.
Alors que l’insurrection avait déjà commencé en Irlande du Nord contre la présence britannique, le massacre du Bloody Sunday (26 civils visés par des tirs, dont 14 tués), le 30 janvier 1972, est ainsi considéré comme un tournant dans un conflit qui ne s’est toujours pas éteint. Une première enquête officielle diligentée par Londres avait rapidement conclu en faveur des troupes anglaises et validé toutes les affirmations des militaires engagés en opération ce jour. Les conclusions britanniques, comme de juste, avaient été rejetées par l’IRA, qui n’y voyait qu’une auto absolution.
En 2001, alors que la commission Saville est au travail (Le rapport est consultable ici, et il ne laisse pas une chance à l’armée anglaise ou aux autorités), Paul Greengrass, s’inspirant en partie du récit de Don Mullan, tourne Bloody Sunday en Irlande, près de Dublin, et en Irlande du Nord, à Derry même. A la manière d’un documentaire, il s’attache à nous faire revivre les évènements et leur enchainement, des derniers préparatifs d’une marche pour les droits civiques à la fusillade et à l’embrasement. Il montre ainsi tous les protagonistes : militants pacifiques, membres de l’IRA, jeunes désireux d’en découdre, parachutistes (1st Parachute Regiment) déployés sur le terrain et état-major britannique à la manœuvre.
Greengrass ne juge pas, mais ce qu’il montre est sans appel. Court (107 minutes), sans musique, Bloody Sunday est, en effet, l’autopsie glacée du naufrage du mouvement des droits civiques en Irlande du Nord face à des forces plus puissantes et plus violentes. D’un côté, le gouvernement britannique, qui n’entend pas céder par principe, entend décapiter la révolte par un vaste coup de filet dont la réalisation est confiée à une unité de parachutistes qui n’a, évidemment, aucune expérience du maintien de l’ordre et qui est évidemment incapable de réaliser ce qui relève, ou devrait relever, de la police judiciaire.
Les militaires filmés par Paul Greengrass sont des combattants, ils sont venus faire la guerre, venger des camarades morts et défendre la Couronne. Le film ne cache pas la tension qui règne avant la manifestation, et le spectateur sait que 43 policiers ou soldats ont été assassinés, tout comme il sait que chaque nuit des affrontements ont lieu dans les rues de Derry entre émeutiers irlandais et forces de l’ordre britanniques. Pour autant, et malgré cette situation pré insurrectionnelle, la présence de cette unité parachutiste est incongrue, et inquiétante.
Soldats d’élite, conscients de leur force et de leur valeur, les paras sont là pour incarner la volonté de l’Etat britannique. La fermeté est un mot d’ordre, répété sans fin de l’intérieur des véhicules blindés aux bureaux de l’état-major, à quelques kilomètres de là, où la mission est dirigée par un général et supervisée par un autre (incarné par Tim Pigott-Smith, authentiquement glaçant – à la différence de certains foulards ou tatouages). La manoeuvre, d’une terrible brutalité, ne vise ni plus ni moins qu’à piéger les manifestants pour décapiter le mouvement en se saisissant des jeunes meneurs radicaux. Le discours des officiers, sans langue de bois, ne laisse pas d’ambiguïté quant à leur perception de leurs adversaires, jeunes hooligans, exclus sociaux, terroristes.
Dans le camp d’en face, justement, les responsables du mouvement des droits civiques, entonnant les chants de Pete Seeger, tentent de contrôler ces jeunes qui, sans avoir encore rejoint l’IRA, n’en pensent pas moins que le pacifisme est sans utilité face à l’attitude de Londres. Le choc de trajectoires opposées ne saurait provoquer autre chose qu’une catastrophe, mais la force du film réside dans la précision clinique avec laquelle il détaille, minute par minute, la mise en route de l’engrenage. En 2010, Paul Greengrass reviendra sur cette thématique dans Green Zone, un film qui montre le debut de l’insurrection en Irak quelques semaines après la victoire initiale de l’Empire.
Dans le cortège des manifestants à Derry, la jeunesse radicale devient turbulente. Pendant ce temps, les paras, embusqués, découvrent que leur idée de manoeuvre n’est pas réalisable en raison d’obstacles que les planificateurs n’ont pas pris en compte. La volonté des officiers sur le terrain d’aller au clash s’impose d’autant plus aisément que l’absence de leadership du brigadier MacLellan entraîne, disons-le clairement, la perte de contrôle de deux compagnies de combat.
Il y a là, par ailleurs, une intéressante leçon de choses. Sur le terrain, la logique opérationnelle, froidement technique, impose d’aller au contact. A l’état-major, la logique politique, au contraire, impose de ne pas y aller, quitte à faire échouer l’opération. Hélas, le général aux commandes ne s’impose pas à ses subordonnés, et l’affaire dérape lourdement.
Au cours d’une fusillade déclenchée par les soldats, 13 Irlandais sont donc tués en quelques minutes, devant des centaines de manifestants terrorisés. Un 14e mourra quelques semaines plus tard. Le basculement de la situation est montré de façon magistrale. On lit la stupeur sur le visage des responsables politiques, comme sur celui du commissaire de police auquel l’armée a assuré au début de l’après-midi qu’il serait fait un usage raisonnable de la force. Très vite, les officiers sur le terrain avancent la thèse de snipers sur les toits, ou de jets de bombes à clous. Les sous-officiers tentent de monter rapidement un récit qui permettra de justifier que près de 200 munitions aient pu être tirées contre une foule manifestement désarmée.
Le film ne montre pas seulement un dérapage opérationnel, il montre aussi un dérapage institutionnel, lorsque la vérité officielle doit à tout prix s’imposer à la vérité du terrain. Et tandis que les membres de l’IRA se voient renforcés, et tandis que toute une jeunesse décide de passer à l’action violente, les autorités britanniques s’en tiennent à leur version, décorant des soldats et des officiers, tolérant les mensonges manifestes, parfois gênés, de certains qui n’osent pas parler, de peur des conséquences dans leurs unités. La conscience se tait donc, tant la raison d’Etat doit impérativement triompher.
Comme toujours, les certitudes des uns nourrissent la colère des autres. Le major général Ford, presque caricatural, ne se prive pas de saluer une victoire contre les terroristes de l’IRA, alors même que l’opération, justement, est un cadeau béni pour le mouvement.
Dans la soirée, de retour de l’hôpital où les familles des victimes côtoient des paras au visage camouflé, le député Ivan Cooper, laissant la colère le submerger, laisse échapper quelques phrases terribles :
I just want to say this to the British Government… You know what you’ve just done, don’t you? You’ve destroyed the civil rights movement, and you’ve given the IRA the biggest victory it will ever have. All over this city tonight, young men… boys will be joining the IRA, and you will reap a whirlwind.
Au-delà de la leçon, pourtant déjà bien connue à l’époque, qui veut qu’on ne confie pas des missions de police à des unités de combat (même si certaines veulent voir la troupe dans les rues de Marseille), le film montre que la situation dégénère en raison de l’incompréhension des autorités militaires britanniques. Sans doute l’insurrection nord-irlandaise aurait-elle démarré de toute façon, mais le massacre du Bloody Sundayrepose sur une suite d’erreurs impardonnables, bien qu’explicables. Emportée par son élan, aveuglée par sa mission comme par son statut, décidée à ne rien lâcher, à Derry comme ailleurs, l’armée britannique n’analyse pas la situation. Au lieu de différencier les chiens fous des authentiques insurgés, elle décide de gérer comme un ensemble cohérent une foule pacifique, quelques dizaines d’adolescents exaltés et une poignée de combattants ennemis. De ce fait, en méprisant le renseignement au profit d’une lecture bravache du contexte, elle provoque une catastrophe qui l’entraîne dans une guerre longue et douloureuse.
Attila, ma fille aînée, m’a récemment demandé d’établir une liste de mes dix films préférés. L’exercice ne manque pas d’intérêt, mais j’ai eu bien du mal à ne pas lui répondre une bonne trentaine de titres, de Citizen Kane (1941, Orson Welles), à Zero Dark Thirty (2012, Kathryn Bigelow) de Rio Bravo (1959, Howard Hawks) à Mishima(1985, Paul Schrader), de Nocturne Indien (1989, Alain Corneau) au Magnifique(1973, Philippe de Broca), des Tontons flingueurs (1963, Georges Lautner) à Apocalypse Now (1979, Francis Ford Coppola), de Nomads (1986, John McTiernan) à La Belle au Bois Dormant (1959, Clyde Geronimi), de Blade Runner (1982, Ridley Scott) à Master and Commander (2003, Peter Weir), Et si je m’étais laissé aller, j’aurais pu aussi mentionner les films de Brian De Palma, Michael Mann, Sam Peckinpah, Alfred Hitchcock, John Carpenter, Christopher Nolan, Jacques Audiard, Steven Soderbergh, Woody Allen, etc. La malheureuse enfant ne m’en demandait évidemment pas tant…
Quelques heures plus tard, repensant à cette conversation, j’ai réalisé qu’un des films que j’aimerais le plus que mes filles voient et aiment – et que je n’avais étrangement pas mentionné – était Thunderheart, du cinéaste et documentariste britannique Michael Apted, sorti en 1992.
A bien des égards, Thunderheart est un film académique, une série B de luxe portée par un remarquable casting. On retrouve ainsi Val Kilmer, star montante après Top Gun (1986, Tony Scott), Willow (1988, Ron Howard) et The Doors (1991, Oliver Stone), Sam Shepard, dont la carrière est exemplaire (The Right Stuff, de Philip Kaufman, en 1983, notamment), Fred Ward, Fred Dalton Thomson et Graham Greene, découvert deux ans auparavant dans le chef d’oeuvre de Kevin Costner Danse avec les loups (7 Oscars), tiré du roman de Michael Blake.
En 1990, Kevin Costner avait permis à des Sioux lakotas de parler, pour la première fois à l’écran, leur langue, longtemps interdite par les autorités impériales. Le film de Costner, dont la version longue (près de 4 heures) est absolument exceptionnelle, s’achevait ainsi sur une des scènes les plus déchirantes que j’aie pu voir, et dressait le bilan de la conquête de la Frontière.
Il y a un terme pour ce que les Etats-Unis ont infligé aux Amérindiens, et cela s’appelle un génocide. Costner jetait cette réalité à la face du public américain, alors que déjà des écrivains de talent (N. Scott Momaday, James Welch, Leslie Marmon Silko), relayant de vieux récits (Dee Brown) exposaient, depuis près de vingt ans, la terrible réalité de la condition des Indiens conquis et soumis. L’histoire de l’invasion puis de la conquête de l’Amérique du Nord par les Blancs sera par ailleurs racontée, en 1995, dans une série documentaire produite par Costner : 500 Nations.
Mais Michael Apted n’entend pas remonter un siècle en arrière pour décrire le massacre des tribus des plaines, le viol systématique de milliers de traités signés par les Indiens vaincus avec Washington, ni la déportation des survivants. Il s’attaque frontalement à la situation contemporaine, et le printemps 92 voit donc sortir deux films qu’il a réalisés. Au mois d’avril est diffusé une fiction, Thunderheart. Et au mois de mai un documentaire sans concession, Incidents à Oglala, expose l’affaire Peltier, et la fusillade de Pine Ridge, le 26 juin 1976.
Le film est salué par la critique et trouve même un écho satisfaisant dans le public. Le groupe Rage against the Machine évoque même le sort de Peltier dans un de ses clips.
La force de Thunderheart est de ne jamais dénoncer, et de simplement montrer. La mise en scène, que je qualifiais plus haut d’académique, est tirée au cordeau, tournée sur les lieux même de la fusillade de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, dans les incroyables paysages des Badlands et jusqu’aux pieds du monument de Wounded Knee.
Michael Apted, dans le cas présent, choisit le parti de l’intrigue policière pour exposer avec une admirable retenue la situation dans la réserve de Pine Ridge. La fiction (scénario de John Fusco) lui permet de ne rien cacher du délabrement social et humain des Sioux, sans s’appesantir. Les images sont terribles, et la stupeur du personnage de Val Kilmer, qui découvre un « Tiers-monde au coeur de l’Amérique », n’a rien à envier à l’écoeurement du spectateur. Trailer parks poussiéreux, cimetière de voitures, enfants handicapés, hommes et femmes brisés. La réalité, que tous les partisans de la cause indienne connaissent (et je m’honore de me compter parmi eux), est assez cruelle pour ne pas nécessiter de longues envolées lyriques du cinéaste.
Thunderheart se lit à plusieurs niveaux. Un agent du FBI, d’origine indienne, est envoyé seconder un expert des missions sensibles afin de résoudre un meurtre dans un climat d’extrêmes tensions. L’intrigue policière, intéressante, n’est pas linéaire, et elle bénéficie de l’apport de personnages passionnants : le policier tribal (une fonction bien connue des lecteurs de Tony Hillerman), Walter Crow Horse ; l’institutrice engagée, Maggie Eagle Bear, le vieux chef Sam Reaches, le chef des miliciens Goons (Guardians of Oglala Nation) Jack Milton, et l’activiste, coupable idéal, Jimmy Looks Twice, joué par John Trudell. Je précise, car cela mérite amplement d’être rapporté, que Trudell a été le chef de l’American Indian Movement (AIM) et qu’il a perdu épouse et enfants dans un incendie criminel qui n’a jamais fait l’objet d’une enquête policière. Comme ça c’est dit.
Il y a aussi, évidemment, une lecture humaine possible du film. L’itinéraire personnel du personnage de Val Kilmer, le G Man envoyé servir de caution ethnique à une opération du FBI qui découvre ses racines tout en refusant une injustice manifeste, est très bien rendu. En blazer et cravate club, plein de morgue, impeccablement coiffé et arborant au début du film un visage de poupon WASP, Kilmer est parfaitement antipathique. Raciste, violent, ambitieux, et visiblement mal à l’aise au milieu de cette misère, il évolue sous le coup de ses émotions et de ses réflexions. Lors de sa première apparition, il écoute dans sa voiture Badlands, la fameuse chanson de Springsteen, le hérault des cols bleus, et le clin d’oeil n’est pas vain. On peut, en effet, le voir comme la marque de l’intégration dans la société blanche d’un Sioux déraciné et aveuglé. A ce titre, Thunderheart est aussi un récit d’initiation, qui voit un policier fédéral expérimenté (Three years undercover) retrouver sa conscience et s’opposer à l’association nauséabonde d’intérêts financiers particuliers et de la raison d’Etat la plus brutale.
Thunderheart, surtout, est en effet un film sur la colonisation, l’assujettissement, la destruction culturelle. On y montre les sursauts d’un peuple qui agonise depuis un siècle et qui encaisse les coups, jusqu’à avoir les genoux à terre. Avec la lucidité des grands prédateurs, le personnage de Sam Shepard, Frank Coutelle, l’expose d’ailleurs froidement à son jeune partenaire : They’re a proud people. But they’re also a conquered people. That means their future is dictated by the nation that conquered them. Rightly or wrongly, that’s the way it works, down through history. En 2000, le personnage de Quintus, dans Gladiator, ne dira pas autre chose : People should know when they are conquered…
Mon épouvantable réalisme me conduit à penser que cette affirmation est sans nul doute fondée, mais on est droit d’attendre d’un Etat moderne et démocratique qu’il exerce sa domination désormais irréversible sans la brutalité du conquérant tout juste victorieux. Ce que montre Thunderheart n’est ni plus ni moins qu’un régime colonial, qu’une occupation, avec sa justice aux ordres, son paternalisme raciste, ses supplétifs indigènes, son régime d’exception et ses milices, brutales, ruisselantes de grasse bêtise. Entendre les militants du MDI qualifiés de prairie niggers par un patron de bar en dit plus que bien de doctes exposés.
Comme dans toute bonne fiction, les personnages secondaires ne sont pas de simples faire-valoir. Val Kilmer, qui fréquente son supérieur et le chef des miliciens, qui fait de facto équipe avec un policier tribal et qui échange avec l’institutrice comme avec le vieux sage ou un repris de justice, offre au spectateur différents regards sur la situation.
Cette présentation de la situation laisse le goût amer de l’ injustice, du gâchis. L’issue, heureuse malgré les drames, du film me laisse toujours partagé entre l’intense satisfaction devant ce qu’est devenu le personnage de Kilmer et une colère attristée. Thunderheart, malgré ce qu’il montre et relate, n’en reste pas moins un film positif, courageux, et terriblement attachant qu’on ne se lasse pas de revoir.
La liste des sales types au cinéma est interminable, mais quelques acteurs se détachent quand même : James Cagney, Jack Palance, Lee Marvin, Robert Mitchum, Lee Marvin, Lee Van Cleef, Jack Nicholson, Nick Nolte, Robert De Niro, Brian Dennehy, Joe Pesci, Harvey Keitel, pour ne citer que les plus importants. Inutile de me rappeler mes omissions, je sais qu’il manque Mads Mikkelsen, Rugter Hauer, James Woods, Ray Liotta, Tom Berenger, et même Vin Diesel puisque je suis un fan sans complexe de ce garnement de Riddick. Mais le plus grand d’entre eux, le plus flegmatique, le plus déterminé, le plus glaçant des sales types, celui qui ne tremble pas, n’a pas mal, c’est Clint Eastwood, the ultimate badass.
En 1986, Clint Eastwood est, aux yeux du monde, l’homme qui joue les flics réacs à Frisco et les cowboys solitaires dans l’Ouest. Il s’est évadé d’Alcatraz, a volé un chasseur soviétique, et il a même volé l’or du Reich avec Richard Burton. Ses méthodes sont radicales, expéditives, mais efficaces, et il les assume – et il assume de les jouer et de donner un visage à l’Américain que les Européens adorent haïr (et admirent en secret dans la France bien pensante).
Jim Carrey, au début d’une cérémonie célébrant le grand homme, le qualifie même d’American Icon :
Eastwood a en effet succédé à John Wayne et incarne l’Américain rêvé, celui des mythes fondateurs de l’Empire, dur à la douleur, solide sur ses appuis, pas effrayé par un échange de tartes et qui envisage avec calme la guerre pour défendre son pays et son modèle. Mais à la différence du Duke, dont les rôles sont toujours courtois (quoique rudes) et fair play, Clint Eastwood incarne des personnages qui jurent comme des charretiers et tuent sans pitié.
En 1986, alors que l’Empire vit la plénitude des années Reagan, Eastwood tourne Heartbreak Ridge, mélange mystérieux de propagande et d’ironie. S’agit-il d’un autoportrait de l’auteur en sergent des Marines ou d’un manifeste politique ? D’une ode à la juste domination impériale ou d’un film de guerre raté ? Le fait est qu’il s’agit de la première contribution du cinéaste à ce genre consubstantiel à Hollywood et que pour ce faire il a bénéficié du soutien massif du Pentagone, y compris en filmant des manoeuvres dans les Caraïbes.
A Washington, en effet, on a confiance et on imagine pas une seconde qu’Eastwood pourrait trahir la geste américaine. Il faut dire que le scénario du film, simplissime, offre, au premier regard, toutes les garanties et correspond aux standards les plus éculés du cinéma de guerre : un vieux sous-officier du Corps, vétéran de la Corée et du Vietnam, obtient de revenir dans une unité de combat où il reprend en main un groupe de jeunes branleurs pour en faire des soldats tout en affrontant un rond-de-cuir mythomane qui rêve de buccins et de sang sur le sable chaud. Et tout cela finit, non par des chansons, mais par la conquête de la Grenade en 1983.
Heartbreak Ridge est donc un film de guerre des plus classiques, tourné alors qu’Hollywood s’empare du Vietnam et le revisite, pour le meilleur comme pour le pire, de Missing in Action à Platoon. On y retrouve les figures habituelles du genre : des sous-officiers expérimentés, des lieutenants que l’on imagine plus volontiers dans des bars branchés qu’en train de demander un appui aérien, des officiers supérieurs incompétents et/ou dangereux, et une poignée de colonels et de généraux qui en ont vu d’autres et qui font que l’Empire gagne à la fin, envers et contre tout.
La figure du sergent qui botte le train est décidément omniprésente dans le cinéma de guerre impérial. On la trouve dans les classiques de John Ford, personnifiée par Victor McLaglen dans une poignée de chefs d’oeuvre, on la trouve dans l’espace (Aliens, 1986, James Cameron), on la trouve pendant le conflit vietnamien (Full Metal Jacket, 1987, Stanley Kubrick) et même dans une école de l’aéronavale (Officier et Gentleman, 1982, Taylor Hackford). On la verra aussi plus tard dans Starship Troopers (1997, Paul Verhoeven).
Face à ces vieux soldats au cuir tanné, la troupe, typiquement américaine, est insolente, indisciplinée, et on ose à peine imaginer ce que seraient devenus les petits gars confiés au sergent tirailleur Highway s’ils avaient été incorporés à une unité française, britannique ou russe…
A aucun moment Eastwood ne s’intéresse à l’entraînement des soldats. Il s’agit de volontaires, membres d’une unité d’élite (enfin, pas tellement d’élite quand on la voit au début du film), et ils ont signé pour en vous-savez-quoi. Du coup, tout l’entraînement, pas bien méchant, est montré comme une phase d’apprentissage routinière dont l’issue ne peut être que la transformation de ces braves garçons en bêtes de guerre.
Le film, en effet, met en avant des combattants, des tueurs, des types qui aiment se battre et savent reconnaître en un coup d’oeil le commandant exalté ou le tire-au-flanc. Ce sont de vrais soldats, rustiques, expérimentés, ne manquant pas une occasion de picoler, de se battre comme des chiffonniers et qui disent ce qu’ils pensent avec toute la franchise qui sied au baroudeur qui voit le mitard comme une étape inévitable.
Les autorités américaines retirèrent leur imprimatur au film d’Eastwood pour un certain nombre d’excellentes raisons. En premier lieu, le vocabulaire imagé des personnages principaux déplut vivement à certains responsables. Tuer à mains nues, oui, mais prononcer le F… word, jamais. L’image renvoyée par certains cadres du Corps fit également tousser en haut lieu, du major Powers (réjouissant Everett McGill) au sergent Webster, remarquablement servile. Et que dire de la troupe prise en main par Highway, sinon qu’elle aurait presque pu jouer dans Les Guerriers de la Nuit (1979, Walter Hill) ?
Le film, surtout, est plus ambigu qu’il n’y paraît. Si l’intervention à la Grenade est vantée, on y voit la fameuse et authentique scène de demande d’appui par téléphone, assez peu glorieuse. Et si la combativité des Marines est célébrée, on ne cache rien de la réalité qu’elle recouvre et de la violence sans limite qu’elle implique. Dès le générique, les images de combats en Corée sont ainsi accompagnées de roulements de tambours martiaux, auxquels succède une ballade joyeuse et sautillante tandis que l’écran montre de jeunes enfants pleurant dans la neige. Cruelle ironie, cruelle lucidité.
Le message est là : le sergent tirailleur Highway et ses amis aiment la guerre, mais la guerre n’est ni fraiche ni joyeuse. Ils aiment la guerre parce qu’ils aiment la violence, sans pour autant être des psychopathes, et s’ils aiment se battre, c’est d’abord pour le drapeau. Vous ne devez pas vous voiler la face sur la nature de ceux dont vous vantez les exploits.
Sans jamais condamner la guerre ou l’armée, sans jamais moquer le patriotisme, y compris le plus cocardier, Eastwood prend donc ses distances avec la propagande et les images trop belles. Il dresse le portrait d’un homme de tradition, dépassé, inadapté au monde civil, perdu quand il ne porte pas de treillis, déçu par la paix, qui en est réduit à lire des magazines féminins pour reconquérir sa femme. Le sergent Highway incarne la tradition, le conservatisme face à un monde qui s’englue dans l’administratif. Et la justesse des valeurs auxquelles il adhère est (censée être) confirmée par la conversion au réalisme de Stitch (Mario Van Peebles, qui en fait des tonnes, mélange de Marty McFly et de Prince), qui annonce, de retour au bercail après les combats de la Grenade, qu’il a signé un nouvel engagement…
Au final, Heartbreak Ridge est un film mineur d’Eastwood, à la fois personnel et anecdotique. On est encore loin des monuments des années 90 et 2000
Eastwood est le cinéaste de la violence légitime, du devoir que l’on accomplit malgré les risques, les modes et le regard changeant de la société. Il est le cinéaste conservateur par excellence, loin d’être le fasciste décrit par nombre d’andouilles. Sa vision du monde est celle d’une poignée de valeureux qui luttent contre la multitude, au risque de s’aigrir. Imaginez si le sergent tirailleur Highway avait quitté l’armée pour entrer chez Ford…
Je suis, depuis déjà très longtemps, un fervent admirateur du Juge Ti, le fameux magistrat chinois que Robert Van Gulik fit découvrir au public occidental.
Ecrites avec une rare élégance, les enquêtes du Juge Ti, dont certaines ont été publiées en France dans les années 60 avant d’être intégralement éditées par 10/18 dans les années 80, sont l’occasion de découvrir la Chine impériale de la dynastie T’ang (7e et 8e siècles de notre ère). Les intrigues, variées, offertes par le romancier permettent d’observer, à travers la carrière du magistrat, la vie d’une nation aux frontières parfois agitées et dont le pouvoir est d’autant plus impitoyable que son opposition ne peut être que violente.
Homme réservé, soucieux de paix et d’ordre, farouche défenseur de l’Etat et des traditions, le Juge Ti commence sa carrière de magistrat en province, dans un petit tribunal, bien éloigné de la capitale et de ses intrigues. Tout au long de sa carrière, il va, sans réelle ambition, porté par ses succès d’enquêteur criminel et de gestionnaire (puisque ses fonctions font de lui un maire, et même un gouverneur dans certaines circonstances) gravir les échelons, neutralisant les criminels, déjouant les complots politiques, défendant l’empire contre des tribus ennemies, gérant des épidémies, évitant les coups venus des clans qui se disputent le pouvoir autour du souverain, frayant même, parfois, avec le surnaturel.
Le Juge Ti n’est pas Sherlock Holmes, sa personnalité n’est pas flamboyante et, à part quelques parties de dominos, il n’a pas de vice. A bien des égards, il est même très (trop ?) équilibré, et, bien que conscient de sa valeur, de ses talents ou de son rang, il n’expose pas son égo comme Hercule Poirot. De même, s’il ne se déplace que rarement, il n’est pas Nero Wolfe et ne dédaigne pas de visiter les scènes de crime ou de surprendre les témoins ou les suspects. Sa froideur et sa capacité à relier les faits ou à synthétiser les situations en font un enquêteur redoutable, tournant et retournant les problèmes sans répit jusqu’à ce que la vérité éclate. Ti, en effet, ne transige pas avec les faits ou les intérêts partisans, et il place la justice au-dessus de tout. Cet engagement est parfois douloureux, car l’homme, observateur attentif de la nature humaine, est doué d’une grande capacité d’analyse psychologique qui lui permet d’agencer les faits selon un ordre qui ne repose pas seulement sur un enchainement mathématique froid.
Homme de plus en plus isolé en raison de la progression de sa carrière, il dispose cependant d’une petite garde personnelle, qui, selon les canons du roman d’aventures, permet à Robert Van Gulik de manier des personnages dissemblables. On trouve là un vieux précepteur (le sergent Hong), deux anciens officiers en rupture de ban (Tsiao Taï et Ma Jong) et un escroc repenti (Tao Gan) qui permettent au juge de mener des enquêtes parfois dangereuses, et au romancier de varier les ambiances et les péripéties.
Sans surprise, le monde de l’image s’est emparé des romans de Van Gulik, et une série de six épisodes, Judge Dee, produite par Granada par la BBC, a même été diffusée au Royaume-Uni en 1969.
En 1974, c’est au tour de la chaîne américaine ABC de produire un remarquable téléfilm, Meurtre au monastère, tiré d’un des meilleurs romans de Van Gulik, Le monastère hanté.
Le téléfilm est un succès, qui reproduit à merveille l’ambiance parfois fantastique des romans de Robert Van Gulik. Le surnaturel n’est jamais loin dans une société qui croit aux esprits et fait montre d’une grande superstition. On y voit un Juge Ti et sa suite, dont ses épouses, contraints de faire une halte dans un monastère, lieu idéal pour une mystérieuse affaire criminelle. Ne reculant devant aucune forfaiture, les distributeurs français de la VHS n’hésitèrent pas, d’ailleurs, à faire référence au film de Jean-Jacques Annaud, Le nom de la rose (1986), d’après le chef d’oeuvre d’Umberto Eco.
La cassette est évidemment introuvable mais un vrai fan du Juge Ti a gravé des DVD que l’on peut acheter ici. Un achat indispensable, si je puis me permettre.
En 2010, le Juge Ti fait une nouvelle apparition sur un écran, mais cette fois, on est loin d’un téléfilm. Detective Dee and the Mystery of the Phantom Flame est, en effet, d’abord un film de kung-fu, tourné en Chine par un spécialiste du genre, Tsui Hark. Ce-dernier, légende du cinéma d’action made in Hong Kong, était connu pour avoir réalisé le mythique Once upon a time in China (1991, avec Jet Li) ou le charmant Le festin chinois (1995, avec Leslie Cheung).
Mais Tsui Hark est aussi l’auteur de mémorables navets, dont deux naufrages, Double team (1997, avec JCVD, Denis Rodman et Mickey Rourke, ne riez pas) ou Piège à Hong Kong (Knock off, 1998, toujours avec JCVD).
Autant dire que la perspective de voir Tsui Hark transposer l’univers du Juge Ti à l’écran avait de quoi inquiéter. Le résultat, cependant, bien que très étonnant, ne manque pas d’intérêt. Le Juge Ti que nous connaissions en Occident, âgé, respectable, en retrait, est désormais un quadragénaire virtuose, détenu dans une terrible prison pour avoir lutté contre la régente de l’Empire, dont il conteste la légitimité. Confrontée à une inquiétante conjuration, la souveraine décide d’extirper Ti de son cachot et de lui confier la charge d’une enquête pour le moins périlleuse.
Le film, dont les décors sont tous prodigieux, est une féérie visuelle, mêlant les scènes grandioses auxquelles le cinéma chinois nous a habitués depuis plus de dix ans aux combats virevoltants, non dénués de poésie. On y retrouve nombre de mythes de la littérature populaire chinoise, et, fait assez notable pour être souligné, les acteurs ont abandonné le jeu outré du théâtre extrême-oriental.
C’est aussi que le film, qui voit la Chine reprendre la main sur un de ses personnages légendaires après l’avoir laissé à des écrivains occidentaux, contient une poignée de messages politiques. On y voit l’Empire du Milieu prospère, technologiquement avancé (regardez les navires dans le port ou cette statue insensée qu’on érige devant le palais), et raffiné. On y voit un système politique menacé seulement par la déloyauté de ses membres, tourné tout entier vers la préservation de l’Etat.
Le Juge Ti, extrait de sa prison, enquête avec la sagacité qu’on lui connaît, et il découvre, évidemment, la clé de l’énigme.
Contraint de choisir entre son amitié et la fidélité aux idéaux qui l’ont conduit à se révolter, ou la sauvegarde de la régente et donc de l’Etat, il choisit, sans guère hésiter, de se battre pour la stabilité. A aucun moment ce choix ne semble le miner, et c’est presque naturellement que le Juge Ti s’engage pour préserver la dynastie et la paix sociale. Il ne donne d’ailleurs pas le sentiment de renoncer à quoi que ce soit, comme si l’ordre devait se substituer à la morale commune. Pire ennemi de la régente – avec laquelle il entretient des rapports emprunts de séduction, son meilleur allié, et la clé de la stabilité de l’empire. Il la sauve même lors de la chute de la fameuse statue de Bouddha, dans une scène qui fait furieusement penser aux attaques du 11-Septembre. Là, au milieu des décombres, couverte des cendres d’un monument qui devait célébrer sa puissance et sa gloire, la régente, un instant à terre, se relève et, confirmant qu’elle tient fermement les rênes du pouvoir, envoie ses généraux écraser les rebelles…
Largement distribué en Europe et aux Etats-Unis, salué par la critique qui n’a vu que l’intrigue et le ballet enivrant des combattants ou la beauté des images, le film de Tsui Hark rejoint, paradoxalement, les livres de Robert Van Gulik. Le Juge Ti y défend la justice et l’Etat, la première dépendant du second. Ses amis se sacrifient, et il est lui-même prêt à mourir pour celle qu’il a combattue si la paix et l’ordre sont sauvegardés.
Impressionnant film d’action, Detective Dee and the Mystery of the Phantom Flame est donc un film politique, à sa façon. On y exalte la fidélité, l’ordre, la défense de la communauté contre les poussées personnelles, et on y condamne la violence de ceux qui, animés des meilleures intentions et mus par une sincère colère, s’apprêtent à semer le désordre pour venger une injustice.
Le film, produit en Chine, est donc clairement contre-révolutionnaire, et même impérial. Deux ans plus tard, Hollywood produisait Zero Dark Thirty, une autre oeuvre impériale décrivant la traque impitoyable de celui qui avait abattu la statue du Bouddha, pardon du WTC. Les empires dialoguent aussi au cinéma…
Au mois d’août 2003, sur le conseil des services de renseignement algériens, le film de Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger(La Battaglia di Algeri, 1966) fut projeté au Pentagone alors que l’Empire se débattait dans le foutoir irakien.
Nombre d’officiers impériaux ignoraient tout de la guerre d’Algérie et de la guérilla urbaine qui avait opposé dans la casbah, en 1957, la 10e Division parachutiste (DP) aux membres de la zone autonome d’Alger créée par le FLN. L’affrontement, remporté par les Français, ne ralentit qu’à peine l’inexorable marche de l’Algérie vers son indépendance, finalement acquise en 1962.
A bien des égards, la guerre d’Algérie a laissé de durables traces dans l’art de la guerre occidental, des hélicoptères armés aux méthodes de contre-insurrection urbaine en passant par de terribles débats sur l’usage de la torture et l’inadéquation, douloureusement inévitable, entre les impératifs moraux et les objectifs militaro-politiques.
En 1966, le cinéaste italien Gillo Pontecorvo tourne, à Alger, avec le total soutien des autorités, le film, devenu mythique, relatant la fameuse bataille. Couvert de récompenses, dont le Lion d’or de la Mostra de Venise, il participe même à la course aux Oscars en 1967.
A bien des égards, La Bataille d’Alger est un film qui a vieilli, tant par sa mise en scène, parfois théâtrale, que par ses dialogues, trop écrits. Mais c’est un film qui bien vieilli, comme Le Faucon Maltais (1941, John Huston). Le parti-pris du cinéaste est sans ambiguïté, et il n’a jamais caché son attachement au communisme. Son film est ainsi ouvertement favorable aux indépendantistes algériens, mais qui le blâmerait ?
Joué par une majorité d’acteurs amateurs, mettant en scène Youssef Saadi lui-même, dans son propre rôle de chef de la région autonome d’Alger, le film de Pontecorvo ne doit pas être vu comme le récit scrupuleux de ces mois de guérilla urbaine mais plutôt comme une œuvre engagée, presque de propagande, d’une rare qualité.
La violence y est montrée d’emblée, à la fin d’une séance de torture – une entrée en matière que reprendra Kathryn Bigelow dans son chef d’œuvre Zero Dark Thirty (2012), et qui tendrait à faire penser que torture et contre-terrorisme sont étroitement liés.
Mais la torture, dans ces deux films, est d’abord exposée comme une méthode, un recours technique à une situation précise, pratiquée sans haine par des professionnels froids, finalement bien plus odieux et méprisables que la population qu’ils défendent.
Rafles et attentats sont ici exposés sans fioriture, comme les deux versants d’une guerre asymétrique et du choc de volontés auquel se livrent une puissance coloniale vieillissante et un mouvement indépendantiste porté par le vent de l’Histoire. Interrogé par un journaliste lors d’une conférence presse organisée par le colonel Mathieu, un chef du FLN justifie le recours au terrorisme avec une froide logique : « Donnez-nous vos bombardiers, et nous vous donnerons nos couffins ». Le terrorisme serait donc justifié par la disproportion des moyens et la justesse de la cause qu’il entend servir.
Car La Bataille d’Alger n’est pas tant un film sur l’héroïsme des indépendantistes algériens ou l’extrême violence de la campagne de contre-insurrection française qu’un plaidoyer pro domo justifiant le terrorisme. On peut d’ailleurs noter que le terme, en 1966, est parfaitement assumé par les personnages algériens du film, tels Ben M’Hidi qui dit :
La violence ne fait pas gagner les guerres. Ni les guerres ni les révolutions. Le terrorisme est utile pour commencer (la lutte).
En présentant les parachutistes de la 10e DP comme des professionnels obéissant aux ordres, en faisant du colonel Mathieu un officier presque sympathique qui met en œuvre une politique décidée à Paris par ses chefs, Gillo Pontecorvo s’en prend, certes, au colonialisme. Cependant, en faisant des soldats français qui raflent, torturent et détruisent les maisons des techniciens sans haine agissant selon une option tactico-politique, le cinéaste ne fait que justifier la propre option terroriste choisie par le FLN.
Du coup, l’affrontement est présenté à l’écran selon un schéma typiquement marxiste délaissant la réalité humaine pour ne s’intéresser qu’à la lutte entre deux forces intrinsèquement hostiles : une armée coloniale de professionnels contre un mouvement irrégulier composé d’hommes et de femmes du peuple, comme Ali La Pointe, prenant tous les risques pour leur cause. L’absence de psychologie des personnages, troublante au début du film, s’estompe ainsi rapidement tandis que se mettent en place les protagonistes.
On entend d’ailleurs peu d’envolées anticoloniales ou révolutionnaires de la part des cadres du FLN, et il faudra, pour ce faire, plutôt regarder L’Avocat de la Terreur (2007), le documentaire consacré à Jacques Vergès par Barbet Schroeder.
La guerre d’Indépendance ne cesse de ternir les relations entre la France et l’Algérie, posant de lancinantes questions au sujet de la violence des belligérants, du sort de la population européenne et des Harkis. A l’autre bout du monde, le Vietnam et l’Empire reprennent des relations plus ou moins apaisées fondées sur la volonté commune d’avancer, de dépasser les horreurs d’une guerre qui a ravagé la péninsule indochinoise de 1945 à 1975. Rien de tel entre Paris et Alger. Dans les deux pays, le refus de poser froidement et presque définitivement les termes de la querelle est alimenté par les nostalgiques d’une France impériale presque disparue des mémoires ou par un pouvoir que le naufrage, presque complet, conduit à ressasser sans cesse une guerre de libération nationale qui s’est achevée il y a un demi-siècle.
A cette époque, l’Algérie fut grande, victorieuse, porteuse d’espoirs. Elle tint fièrement sa place au côtés de l’Egypte de Nasser comme authentique nation tiers-mondiste libérée au prix de sacrifices insensés. Mais la victoire est devenue, plus qu’une glorieuse page, un dogme qui sclérose et bloque un pays qui est, contre toute attente, le principal adversaire des révoltes arabes de 2011. Les libérateurs d’hier sont ainsi, désormais, les alliés des tyrans, engoncés dans de terribles certitudes et confrontés à leurs échecs et leurs ambiguïtés.
La Bataille d’Alger vante, à raison, la geste d’une poignée de combattants inexpérimentés défiant les troupes d’élite d’une vieille puissance refusant son déclin et cherchant à venger Sedan et Dien Biên Phu. Mais elle ne parvient pas, malgré les efforts de Gillo Pontecorvo, à sortir d’une terrible ambiguïté. Que devient, en effet, la posture morale quand la fin justifie à ce point les moyens ? Peut-on tout faire quand on entend incarner un nouvel espoir pour les peuples soumis ?
Au procès de Nuremberg, Hermann Goëring déclara que l’Histoire est écrite par les vainqueurs. Si la France avait vaincu en Algérie, nul doute que la cause des indépendantistes aurait été cruellement dépeinte dans les manuels scolaires. La libération de l’Algérie a eu, comme prévu, l’effet inverse, plaçant sur le même plan les attentats du FLN et ses actions de guérilla. Le terrorisme est ainsi devenu juste car sa cause était juste.
La Bataille d’Alger signe, en quelque sorte, un chèque en blanc aux terroristes des années 60 et 70, engagés dans la lutte du Sud contre le Nord. Mais, que penser alors du jihadisme, des partisans du GIA, d’AQMI, du Jabhat Al Nusra ? Au nom de quoi le pouvoir algérien peut-il les condamner puisqu’il a fait sien le dogme de la révolution par la terreur ?
C’est que le terrorisme, quelle que soit la cause qu’il défend, est une tache morale, et une erreur politique – même si la guerre est finalement gagnée. Et son usage ternit la cause qu’il défend, de l’Irlande au Cachemire, du Caucase au pays basque. Le fait que les services algériens aient conseillé aux officiers de l’Empire d’étudier un film qui montrait leur défaite militaire et leur succès politique est d’une cruelle ironie, alors qu’en Algérie le GIA a, dès le début, organisé son combat comme le FLN le fit trente ans avant lui, les wilayas ayant les mêmes numéros et Alger étant une région autonome. Peut-être les généraux milliardaires au pouvoir refusent-ils de voir que les jihadistes sont les enfants perdus de la révolution qu’ils ont confisquée et de l’indépendance qu’ils ont gâchée ?
Quand on aime vraiment le cinéma, on aime aussi le cinéma d’auteur, on aime les expérimentations, les artistes qui innovent, inventent ou redonnent de la vie aux vieilles histoires. Bon, évidemment, il y a expérimentation et expérimentation, et Bertrand Blier n’est pas Steven Soderbergh ou Béla Tarr. Mais on garde espoir.
C’est donc avec gourmandise que j’appréhendais Essential killing (2010) du fantasque cinéaste polonais Jerzy Skolimowski. L’intrigue, en effet, ne pouvait que séduire le grand amateur de survival movies que je suis, des Chasses du comte Zaroff (The most dangerous game, 1932, d’Irving Pechel et Ernest D. Schoedsack) à Cloverfield (2008, de Matt Reeves) en passant par Predator(1987, de John McTiernan), Aliens(1986, de James Cameron), ou Assaut (Assault on Precinct 13, 1976, de John Carpenter), de Je suis une légende (2007, de Francis Lawrence) ou Deliverance (1972, de John Boorman) àLa patrouille perdue (1934, John Ford).
L’intrigue du film de Skolimowski présentait à mes yeux de monomaniaque plusieurs intérêts : un insurgé afghan, capturé par les forces de l’Empire et détenu dans une prison secrète en Europe de l’Est, s’échappe et tente de survivre dans un environnement à la fois inconnu et hostile.
Montrer la guerre du point de vue de l’ennemi ne peut être inintéressant, et le projet de mêler ainsi film politique et film d’action était, évidemment, prometteur. Le fait que Vincent Gallo, acteur connu pour ses performances radicales, soit de la partie était un atout supplémentaire.
Mais, au final, le film est un raté complet, loin de correspondre à sa critique par Télérama . Une fois de plus, certains semblent confondre ce qu’ils voudraient avoir vu et ce qui est montré à l’écran et nourrissent leur analyse de leur propre vision politique.
Dès la première scène, qui montre deux supposés membres des FS impériales suivre un GI’s qui sonde la roche avec une poêle à frire (rires), le ton est donné, et le film oscille par la suite entre ridicule et mauvaise reconstitution, seuls quelques moments, fugaces, le sauvant du désastre.
Les atouts ne manquaient pourtant pas. Mettre en scène la traque d’un jihadiste dans une Pologne enneigée était une riche idée, tant la nature y est différente de ce qu’on trouve en Afghanistan. Certaines images sont d’ailleurs d’une saisissante beauté…
… tandis que d’autres sont très originales.
De même, le jeu autour du son est passionnant. Seul pendant presque tout le film, Vincent Gallo ne parle pas, et il n’entend ni les cris de l’officier qui l’interroge ni le hard-rock débile dans le SUV qu’il vole, puisqu’il est en partie sourd depuis sa capture. Et la seule personne qui l’héberge (Emmanuelle Seigner) est muette…
Mais le film hésite. Il n’est pas une fable, il n’est pas allégorique, il n’est pas politique, il n’est pas haletant, il n’est pas parodique – et pourtant on n’avait pas vu un type survivre aussi longtemps à un bain dans de l’eau glacée depuis le calamiteux Cliffhanger (1993, Renny Harlin), un des plus mauvais Stallone, faut-il le rappeler.
Essential Killing est donc une authentique déception, sans véritable intérêt, sans enjeu, sans intrigue, sans suspense, sans direction d’acteur, maladroitement ancré dans une réalité qui n’est manifestement pas comprise, et qui rate à la fois le message politique et l’action. On pouvait faire Les chasses de la CIA, ou Jeremiah Johnson contre l’Empire, et on n’a que Koh-Lanta fait le jihad…
Michael Bay est au cinéma ce que Florent Pagny est à la chanson : lourd, pompier même, prétentieux, populiste en se voulant populaire, caricatural.
Déjà auteur d’une poignée de colossaux navets (Bad Boys, 1992 ; Armageddon, 1998) et d’un film au militarisme aussi ridicule qu’éhonté (The Rock, 1996), Michael Bay, produit par Touchstone Pictures (Disney) et Jerry Bruckheimer, sort en juin 2001 sa propre vision, non pas de la seule attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, mais aussi des mois qui conduisirent à la guerre et de ceux qui menèrent au raid sur Tokyo, le 18 avril 1942.
Pour réaliser son grand-oeuvre, Michael Bay dispose de moyens colossaux, et de l’amicale coopération de l’US Navy, qui autorise la destruction de destroyers retirés du service et prête même l’USS Constellation pour filmer le raid des Doolittle raiders.
Avec de tels moyens, on imagine ce que Steven Spielberg, malgré sa propension à surjouer le pathos, aurait pu faire. Mais Michael Bay n’est pas Spielberg, et son film tente avec une réjouissante lourdeur de mêler destins personnels (je n’en dirai pas plus) et grande histoire. On suit donc deux amis d’enfance, (Ben Affleck et Josh Hartnett), jeunes garçons passionnés d’aviation, de leur campagne natale aux bases de l’Army Air Corps.
Dès les premières minutes, le ton est donné. Images léchées, filtres, ralentis, clichés les plus éculés sur la vie rurale aux Etats-Unis, faite de dur labeur et d’amitiés viriles, rien ne nous est épargné. Le film prend, d’entrée, l’allure d’une longue séance de propagande pour la droite américaine la plus conservatrice, vantant les valeurs – réelles ou supposées – de l’Empire, et exaltant avec nostalgie l’époque bénie de l’avant-guerre, quand les Etats-Unis, à l’écart du tumulte du monde, travaillaient à retrouver leur prospérité, vivaient en paix, écoutaient du jazz, et que les officiers mariniers noirs gagnaient des combats de boxe quand les jeunes femmes, belles et idiotes, comme il se doit, avaient encore des porte-jarretelles et des bas de soie.
Long de trois heures, le film de Michael Bay se veut donc une fresque et un portrait de groupe qui montrerait le basculement dans la guerre d’une génération insouciante qui sut relever le défi. Le projet, en soi, n’a rien de bien choquant et il offre quelques unes des plus saisissantes scènes de combat aérien de l’histoire du cinéma. Les dogfights au-dessus de la Manche, au cours desquels s’illustre Ben Affleck, qui a rejoint les Eagle Squadrons, sont ainsi remarquables – à défaut d’être réalistes – malgré une musique omniprésente qui voudrait nous faire trembler comme on fait applaudir sur les plateaux de télévision.
Le director’s cut de Michael Bay dure une minute de plus que la version sortie en salles, et on veut bien croire, en effet, qu’il ne restait plus une bobine inutilisée tant le film se traîne. On aurait pu facilement couper une heure et nous épargner une romance dont le récit est tellement lamentable qu’il fait penser aux pires soap operas diffusés sur nos grandes chaînes. Sans surprise, les meilleurs de nos cinéastes ont d’ailleurs su prendre le meilleur de Pearl Harbor, comme Gérard Pirès l’a fait dans Les Chevaliers du Ciel, la consternation de 2005 dans laquelle, comme à Hawaï en 1941, on séduit une jeune femme en lui faisant faire un tour dans un chasseur. Fighter seduction?
Malgré tous ses défauts, le film vaut par ses trois séquences d’aviation (combats au-dessus de la Manche, attaque de Pearl Harbor, raid sur Tokyo) et surtout, à mes yeux du moins, par ce qu’il montre des cercles décisionnels américains. Jon Voigt, qui a demandé à incarner le président Roosevelt, livre une interprétation de chef de guerre qui, à défaut d’être subtile, est spectaculaire.
Plus discret, Dan Akroyd compose un responsable des services d’interception qui ne parvient, ni à convaincre sa hiérarchie ni à lui prouver que le Japon prépare une opération offensive contre les Etats-Unis. On ne peut s’empêcher, de temps à autre, de penser à lui dans la farce de Spielberg, 1941, (1979) qu’il tourna avec son futur compère des Blues Brothers (1980, John Landis), le regretté John Belushi. On vieillit tous.
L’attaque de la rade de Pearl Harbor reste le point d’orgue du film de Michael Bay. Inédite par son ampleur mais largement inspirée du chef d’oeuvre de Richard Fleischer Tora! Tora! Tora! (1970)… Cette séquence de près d’une heure fait tout l’intérêt du film mais vaut plus par la qualité de ses effets spéciaux…
.. que par sa crédibilité. Une fois de plus, le combat entre chasseurs dotés de moteurs à piston y ressemble, en effet, à un dogfight au-dessus de Fallon…
Le film s’achève, dans un torrent de pathos, par le raid sur Tokyo, sans grand intérêt et filmé avec aussi peu de talent. La séquence est seulement sauvée par la performance d’Alec Baldwin, épatant et assez convaincant.
Au final, ce Pearl Harbor est plus une source d’étonnement que de consternation. Les premiers rôles y sont lamentables, mais les seconds s’en tirent de façon respectable. A défaut de découvrir le sujet, on ne peut qu’être fasciné par son traitement, qui relève sans ambiguïté du film de propagande.
On y vante l’esprit d’initiative des fortes têtes, la capacité à relever la tête en pleine tempête, les vertus des amitiés viriles et la beauté des serments faits sur le champ de bataille, on y exalte le patriotisme et on y salue la fermeté d’un président capable de surmonter son handicap pour secouer la hiérarchie militaire.
Sorti le 21 mai 2001 aux Etats-Unis, littéralement éreinté par la critique mais salué par le public, le film prendra, en septembre 2001, une toute autre saveur, étonnamment prophétique.
Si j’avais un peu plus de courage, je me lancerais volontiers dans la rédaction d’un dictionnaire des idées reçues consacrées au terrorisme. Vous n’imaginez pas le nombre d’idioties prononcées depuis des années, entendues ou lues ici et là. Tenez, celle-là, par exemple : Les Américains ont découvert le terrorisme avec les attentats du 11 septembre. Avouez qu’elle est belle. Elle permet, une fois de plus, de moquer ces idiots qui sont tellement mauvais qu’ils restent la première puissance mondiale, celle qui crée des emplois et sera bientôt autosuffisante sur le plan énergétique pendant que nous sommes dans l’état que vous connaissez. Ah la la, quels ânes, quand même, ces Yankees.
En réalité, et comme d’autres pays occidentaux, les Etats-Unis ont été confrontés au terrorisme dès le début du 20e siècle, comme je le rappelais ici en évoquant le grand Dennis Lehane. Inutile, donc, de revenir sur l’abondante production cinématographique qui, de Black Sunday (John Frankenheimer, 1977) à Arlington Road (Mark Pellington, 1999), a présenté à un public frémissant des terroristes anarchistes, marxistes ou néonazis bien décidés à commettre des carnages.
Curieusement, on oublie souvent, en Europe, de compter parmi les groupes terroristes ayant agi sur le territoire de l’Empire le Ku Klux Klan, la fameuse organisation (en fait, c’est plus compliqué que cela, mais bon) raciste du sud des Etats-Unis, bien connue pour ses tenues chatoyantes, ses croix enflammées et sa rhétorique qui n’a rien à envier au nazisme.
En 1988, Hollywood a sorti deux films consacrés à l’extrême droite américaine. Le premier, Betrayed (La main droite du Diable, avec Tom Berenger, Debra Winger, John Heard et Ted Levine), de Costa-Gavras, décrivait une mission d’infiltration du FBI au sein d’une milice du Midwest. Le second, Mississippi Burning, d’Alan Parker, reconstitue l’assassinat, le 21 juin 1964, de trois militants des droits civiques dans le Mississippi par un groupe de membres du Klan.
Qui se souvient encore d’Alan Parker, cinéaste phare des années ’80, dont le dernier film, La vie de David Gale (avec Kevin Spacey, Kate Winslet et Laura Linney), a été tourné en 2003 ? Auteur majeur, Parker est le cinéaste des situations extrêmes, voire de la folie. Après une pénible comédie musicale jouée par des enfants (Bugsy Malone, 1976, avec Jodie Foster), il entame une remarquable série de films indissociables d’un certain âge d’or : Midnight Express (1978), Fame (1980), Pink Floyd The Wall (1982), Birdy (1984), Angel Heart (1987), et enfin Mississippi Burning.
Ce film, d’un grand classicisme, s’attaque à la reconstitution de l’enquête qui permit au FBI d’arrêter les auteurs du triple assassinat de militants de 1964. Le scénario, parfaitement linéaire, accompagne le duo, mille fois vu, d’agents en apparence incompatibles (ici, Gene Hackman et Willem Dafoe, comme toujours impeccables) au sein d’une petite communauté du Sud le plus profond, en apparence paisible mais traversé de haines raciales inextinguibles.
De construction classique, Mississippi Burning passe par toutes les étapes obligées de ce type de récit : constitution d’un duo improbable, on l’a vu, mais aussi confrontation à la police locale, découverte de la complexité du terrain, erreurs et maladresses, représailles de l’adversaire, changement de tactique et adoption de méthodes, certes peu orthodoxes, jusqu’au succès final. Mais, porté par son interprétation (Frances McDormand, Brad Dourif, Michael Rooker, Badja Djola, Stephan Tobolowski, Kevin Dunn, Tobin Bell R. Lee Ermey, la fine fleur des seconds rôles) et sa mise en scène, le film évite habilement les clichés et, l’air de rien, décrit avec talent une opération anti terroriste.
Que voit-on, en effet ? Des enquêteurs fédéraux confrontés à des autorités locales peu coopératives – et pour cause…
Face à cette hostilité pour le moins suspecte, le FBI, qui se sait observé par le ministre de la Justice, Bobby Kennedy, décide, malgré ses erreurs initiales, de procéder sans finesse en délocalisant sur le terrain archives et analystes. Et tout le monde s’installe dans un cinéma et déploie dans les marais des dizaines de militaires. On ne fait pas plus discret.
La pression accrue et indiscriminée ainsi exercée a, naturellement, des conséquences douloureuses. Le FBI, venu observer et enquêter, devient acteur, et joue le rôle d’un accélérateur. Deux méthodes s’opposent alors : celle de Willem Dafoe, soucieux de mener une investigation qui serait légalement valable, et celle de Gene Hackman, concentré sur l’efficacité opérationnelle et conscient des limites d’une démarche judiciaire qui se voudrait sans tâche. Il entreprend ainsi, laissant Dafoe dans l’analyse, de peser sur le terrain et de provoquer.
La démarche n’est évidemment pas sans risque et le KKK, aveuglé par ses convictions, n’hésite pas à défier les policiers fédéraux, attaquant les témoins, incendiant les églises et les maisons, lynchant ceux soupçonnés de collaborer.
Cette violence croissante, qui semble fragiliser les autorités, marque en réalité le début de la fin pour les extrémistes, dont les excès conduisent les adversaires à s’adapter et à franchir la ligne rouge.
Face à une communauté qui ne peut coopérer, le FBI choisit ainsi de violer ses propres règles afin d’atteindre son objectif. Méthodes différentes, but inchangé. La pression change alors de camp, tant il est vrai que la puissance, quand elle est maîtrisée et utilisée à bon escient, peut donner de bons résultats…
Analyse du réseau, recueil de renseignements sur le terrain (plaques d’immatriculation, filature), manipulations (identification du maillon faible et pression sur lui, bleuite, etc.) : l’enquête pour assassinat devient une véritable opération anti KKK aux conséquences douloureuses : des témoins sont mutilés, d’autres tués, des épouses sont tabassées, des suspects se suicident. Rien de tout cela n’est joli joli, mais la mission est remplie et, du point de vue de l’Etat donneur d’ordre, la mission est remplie puisque son autorité est rétablie. Comme l’écrivit un jour l’Empereur de Chine au juge Ti, « L »Homme n’est rien, la Justice est tout ».
Une élégante façon de dire que le contre-terrorisme n’est pas souvent propre.