Naked force has resolved more conflicts throughout history than any other factor.

En 1997, Paul Verhoeven, sulfureux cinéaste néerlandais exilé à Hollywood, réalise Starship troopers, un film de science-fiction mettant en scène une guerre sans merci entre les humains et une race extraterrestre.

 

Verhoeven, connu du public américain pour Robocop, Basic Instinct, Total Recall et Showgirls, a connu en Europe une carrière de cinéaste pour le moins « underground » qui lui a permis de révéler au monde le talent de Rugter Hauer (que l’on verra dans Blade Runner ou dans The Hitcher). Son premier film américain, La chair et le sang, est une œuvre pour le moins éprouvante, qui ne connaît hélas pas le succès escompté mais donne déjà le ton.

 

 

Starship troopers, tiré du roman de Robert Heinlein Etoiles, garde-à-vous (1959), permet à Verhoeven de développer ses thèmes favoris : ironie politique, violence guerrière, érotisme. Hélas, son message est mal compris aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis où sa verve a été confondue avec un mélange de voyeurisme et de complaisance. En réalité, le film est une pourtant une charge d’une rare violence et d’une grande lucidité sur les pires excès de la société américaine en guerre.

Reprenant les principes fondamentaux de l’Amérique en guerre, le film présente le conflit contre les Arachnides comme une véritable croisade pour la défense de l’humanité, sans jamais s’intéresser aux motivations de l’adversaire. Les clips d’information déforment outrageusement la réalité en présentant l’adversaire de façon à tout justifier. Sept ans après les délires médiatiques de la guerre contre l’Irak, la leçon ne manque pas de piquant et force à peine le trait. Tout y passe : briefings, intervention d’experts, cartes, interviews de combattants, etc.

La rhétorique utilisée par les médias dans le film (« A good bug is a dead bug ») n’est d’ailleurs que la version moderne des pires slogans des guerres indiennes du 19e siècle, lorsque la presse américaine et les généraux de l’US Army rivalisaient dans le racisme et appelaient à un véritable génocide. Cette négation de la dignité de l’adversaire conduit même certains stratèges à sous-estimer ses capacités militaires, et le réveil sera brutal pour les starship troopers.

La présence de Michael Ironside, véritable gueule du cinéma d’action et habitué des films de SF (Total recall, du même Verhoeven, et la série culte V), en professeur puis en baroudeur, donne une vraie signature au film. Le personnage d’Ironside (« Jean Rasczak ») en dit long sur la société que nous prédit Heinlein : démocratie à deux vitesses, dans laquelle la citoyenneté n’est accordée qu’à ceux qui ont combattu pour la Fédération, cette société est d’un militarisme militant et n’est pas sans rappeler la Sparte sublimée des totalitarismes du 20e siècle. La méthode même est celle de Rome, et sera appliquée par l’US Army aux émigrants latinos lors des pires heures du conflit irakien, entre 2003 et 2006.

Evidemment, Paul Verhoeven utilise de nombreux symboles visuels pour appuyer son message. Comme dans la trilogie historique (77-79-83) de Star Wars, les uniformes rappellent ceux de la Wehrmacht (couleur des treillis, insignes, casquettes), et certains portent même des tenues très proches de celles des SS. Quant aux grades, ils sont identiques à ceux des officiers nazis. On ne saurait être plus clair.

Mais Verhoeven est également un cinéaste qui doit remplir un contrat, et son producteur (Touchstone Pictures, une filiale de Disney, qui fait dans la finesse : elle a produit Con air, un film divertissant mais pour le moins nauséabond) attend un space opera. Le cinéaste néerlandais ne se fait donc pas prier et déroule toutes les étapes du film de guerre : la bande de copains, les amourettes, la séparation, l’entraînement – avec un sergent, interprété par Clancy Brown (immortel Kurgan de Highlander en 1986) et ouvertement inspiré de l’instructeur de Full metal jacket (1987, Stanley Kubrick) les bavures, les premiers combats, les situations de crise et finalement la victoire.

Verhoeven connaît aussi ses classiques, et il parsème le film de références : ses troopers débarquent comme ceux de James Cameron dans Aliens, les vaisseaux de la Fédération partent au combat comme ceux de l’Empire dans Star Wars, et les vagues d’assaut de fantassins font référence à celles du D-Day.

Mais ses références vont plus loin. Sans jamais le citer, il s’inspire de Lovecraft dans sa description des « mères ». Le « cerveau » des arachnides est visuellement très sexué, voire franchement obscène, et pour qui connaît les illustrations des récits de Lovecraft, tout est là. Le film, qui ne lésine pas sur les scènes de nu et sur la promiscuité – comme dans le roman de Joe Haldeman La guerre éternelle – se moque du puritanisme de la société US. D’ailleurs, et bien qu’il soit difficile d’éprouver de la sympathie pour les Arachnides, on ne peut qu’être épouvanté par le traitement subi en laboratoire par le fameux « cerveau » capturé.

Ce mépris pour l’adversaire conduira l’Administration Bush aux excès que l’on sait à Guantanamo ou à Bagram, et confirmera qu’une supériorité morale ne tient pas longtemps lorsqu’elle sert de paravent à l’injustifiable. Les déclarations de certains des personnages de Starship troopers n’auraient sans doute pas été désavouées par Donald Rumsfeld du temps de sa splendeur.

 

Le renseignement au cinéma : réfléchir avant de parler.

Un restaurant parisien. Traditionnel mais chic, genre Le Bœuf sur le Toit ou La Limousine dans le Garage. Un salon privé, loin de la salle où déjeunent les autres convives. Nous sommes six à table, dont un général et deux colonels marocains. Je suis là avec une brillante collègue, spécialiste incontestée des réseaux jihadistes en provenance du royaume, et une vieille baderne du service des Relations extérieures de la Boîte, un lieutenant-colonel sans carrière et sans talent, pas désagréable, mais ce n’est pas ce qu’on lui demande.

Il pleut. Par les fenêtres, j’aperçois la cour, triste, sale, typiquement parisienne, indigne d’un restaurant de cette catégorie. Je me prends d’ailleurs à penser à l’enveloppe de cash qui gonfle une de mes poches. Par je-ne-sais quel miracle, c’est à moi que va revenir le soin de payer l’addition, et le Service, toujours à la pointe du progrès, ne dispose pas de cartes de crédit officielles. C’est qu’il ne s’agirait pas d’attirer l’attention, n’est-ce-pas. Six personnes aux visages fermés, dont au moins quatre ont des têtes de repris de justice ou d’idéologues nazis (voire les deux) qui traversent un restaurant comme Curtis LeMay la salle de crise du SAC après être descendus d’un minibus sombre, on ne fait pas plus discret. Bref. Je sens que je vais encore me faire des souvenirs en posant une liasse de billets de 500 sur la table, tout-à-l’heure, tout en demandant « une petite fiche », avec mon air d’apprenti badass.

La conversation est hésitante. Nous n’avons même pas de cartes à consulter, le menu a été décidé par une secrétaire qui fait sans doute, à cette heure, la queue à la cantine. Dans mon dos, les garçons s’engueulent à mi-voix, et personne ne pense à leur dire de la fermer. J’hésite un instant à me lever pour leur demander de baisser d’un ton, mais  c’est pas le genre de la boutique. Je me concentre donc sur nos invités.

Trois cadres supérieurs des services marocains, des professionnels aguerris qui pourraient presque être nos pères. Des types sérieux, venus parler boutique, menace terroriste, GICM, Justice et Bienfaisance, GSPC. Ils attendent notre opinion, espèrent des échanges, et pourquoi pas une coopération opérationnelle en Europe, une source commune.

Après une matinée plutôt dense, l’heure est cependant à la détente. Mon voisin de gauche joue avec son nouveau briquet, un Dupont à gaz dont la flamme fait penser à la post-combustion d’un chasseur. Nous bavardons. Mon voisin de droite parle de jeux vidéos en ligne à l’homme du protocole, qui n’y comprend rien. J’interviens. Il s’agit d’un jeu de stratégie en temps réel, qui voit s’affronter des planètes, puis des empires. Le jeu tourne même quand vous vous déconnectez, vous pouvez recevoir des alertes sur votre téléphone si on vous attaque. Le projet est fascinant, il dort corps à ce vieux fantasme de vie virtuelle plus réelle que votre quotidien.

Marginalisé, le chef de délégation entreprend de s’adresser directement au plus gradé des officiels marocains, auquel parle déjà ma collègue. Pas grave, c’est une femme, jeune et charmante qui plus est. Elle n’a sans doute rien de bien intéressant à dire, et puis, c’est pas comme si nous étions du professionnels du renseignement essayant d’en apprendre plus les uns sur les autres tout en luttant ensemble contre une menace commune. Ben non.

Quand le chef parle au chef d’en face, le silence s’installe. Je ne sais plus comment ça démarre. Une histoire de vacances, ou de chaleur. Probablement une fulgurance stupéfiante de justesse. Le général répond, froid mais pas hostile. Je me concentre, je tente de me composer un visage intéressé alors que les banalités s’accumulent et que je ne peux pas reprendre tout de suite mes manœuvres de rapprochement avec mon voisin de gauche, que je sens prêt à travailler en déjeunant. Laissez vos invités se relâcher pendant le repas, et soutirez-leur tous leurs secrets – ou au moins quelques uns pour le compte-rendu.

Je dresse l’oreille, sans doute par réflexe.

– Et vous allez par la route de Tanger à Casablanca ? demande notre homme.

– En effet, répond le général, qui suit du coin d’un œil exercé les serveurs qui, ayant soldé leur différend, se sont décidés à nous servir.

– Ce n’est pas trop long ?

– Non, il y a l’autoroute, précise le général, plus poli que concerné.

– Ah oui, ça date de l’époque coloniale, sans doute.

Ma collègue et moi nous figeons. Surtout ne rien laisser paraître – c’est un métier. Toute la table, d’ailleurs, marque une pause. Notre chef de délégation, ne se rendant compte de rien (c’est un don), lance un « bon appétit » qui rappelle le camping de Palavas ou un mess de garnison et attaque sa salade. Nos hôtes se sont consultés des yeux en une seconde, ils ne réagissent pas, évidemment, et laissent passer l’insulte. Ils ont bien compris qu’il ne s’agissait que de bêtise, d’un mélange parfait de racisme, de morgue et de crétinerie pure. L’essentiel est ailleurs, ils le savent et nous le savons. A nous, jeunes et civils, de remonter la pente. Le compte-rendu sera muet sur ce point.

The Hudsucker Proxy (Le Grand Saut), d’Ethan et Joel Coen. 1994.

It’s a siege, it’s a goddamn siege.

John Carpenter est un maître. Inutile de discuter, c’est comme ça. Parmi les cinéastes américains contemporains, il n’a ni l’ampleur géniale de Francis Ford Coppola, ni le panache de Martin Scorsese, ni la virtuosité de Brian De Palma, ni le perfectionnisme de Steven Soderbergh, ni le ton de Jeff Nichols. Et on ne peut, pas plus, le comparer aux grands cinéastes européens, allemands, français, britanniques, italiens ou espagnols. John Carpenter, pourtant, est une légende, dont la filmographie ne cesse de susciter des vocations, d’impressionner les critiques (certains de ses films ont même été réédités il y a une dizaine d’années par Les Cahiers du Cinéma, quand même) et de faire frissonner les spectateurs.

Et quelle filmographie, les amis, quelle étourdissante série de classiques ! Dark Star en 1974, Halloween en 1978, The Fog en 1980, Escape from New York en 1981, The Thing en 1982, Christine en 1983, Jack Burton dans les Griffes du Mandarin (Big Trouble in Little China) en 1986, Prince des Ténèbres en 1987, Invasion Los Angeles (They Live) en 1988, L’Antre de la Folie en 1995, Vampires en 1998, Ghosts of Mars en 2001…

 

  

 

 

 

John Carpenter n’est pas seulement le type qui tourne avec des moyens modestes des films pour cinéclubs ou chaînes du câble. Cinéaste du dérèglement du quotidien, il sait créer des ambiances glaçantes (sans porter de foulard, je me comprends) à partir de situations banales (Halloween, Fog, The Ward en 2010) et ne néglige pas les charges politiques (They Live). Son amour du western et son admiration, maintes fois exprimée pour Rio Bravo, le chef d’oeuvre de Howard Hawks (1959, avec John Wayne, Ricky Nelson, Dean Martin, Angie Dickinson et Walter Brennan), l’ont conduit à en tourner des variations (Escape from New York, Vampires, Ghosts of Mars) mettant en avant des hommes – puis des femmes – dur(e)s, taciturnes, solides.

En 1976, à l’occasion de son deuxième film pour le cinéma, John Carpenter expose ses obsessions dans Assault on Precinct 13, un western urbain qui inspirera des dizaines – voire des centaines – de dérivés.

Assaut (son titre français) est le film de la violence gratuite, nihiliste, le tableau d’une société déréglée, en proie à une violence qu’elle ne comprend pas et qu’elle doit, malgré tout, combattre. Tout commence par une sanglante fusillade entre des malfrats et la police, au milieu de ce qui semble bien être un cycle de violences, les représailles répondant à la répression, et ainsi de suite. On sent bien, à écouter la radio dans la voiture d’un policier affecté à un commissariat vivant ses dernières heures dans une banlieue dévastée, que le pire est en route.

Les premières images montrent le calme confortable d’un quartier résidentiel cossu, et on ne peut s’empêcher d’y voir l’annonce du confort des pavillons de Halloween. Chez Carpenter, le calme est, de toute façon, très souvent chargé de menaces, comme si notre normalité était, finalement, anormale, ou en tout cas temporaire. Et la violence surgit, terrible, sans autre motivation que son propre spectacle.

L’objet central du film est cependant de montrer un siège, l’attaque d’un commissariat peu défendu par des adversaires sans visage – ce que l’on retrouvera avec brio dans I am a Legend (2007, Francis Lawrence). Face à des agresseurs anonymes, toujours plus nombreux, toujours plus violents, la petite équipe du commissariat, à peine armée, composée de policiers, de civils et de détenus, doit s’unir, dépasser ses réflexes de défiance et faire face jusqu’au bout. Finalement submergée, elle ne soit son salut qu’à l’arrivée de la cavalerie, pardon, de la police.

Tendu, court, sans digression, le film s’attache à la violence primaire, sans armes sophistiquées, sans explosions en tout sens. Il y montre le choc de deux volontés, celle des assaillants, atrocement incompréhensible, et celle des assiégés, mus par la simple volonté de survivre. L’affrontement est devenu animal, dans une société en voie de décomposition.

Près de trente ans plus tard, un jeune cinéaste français, qui n’a cessé d’explorer les banlieues françaises (Etat des lieux en 1995, Ma 6-T va crak-er en 1997, De l’amour en 2001) s’empare du monument de John Carpenter et le revisite à sa façon.

Plus ambitieuse, plus spectaculaire, la version de Richet s’appuie d’abord sur une distribution infiniment plus prestigieuse, qui révèle l’amour du réalisateur pour le cinéma américain. On retrouve ainsi Ethan Hawke, Lawrence Fishburne, Gabriel Byrne, Brian Dennehy, John Leguizamo, Maria Bello, Drea de Matteo, Kim Coates, Dorian Harewood) dans une production nerveuse et léchée qui rappelle Nid de Guêpes, le meilleur film de Florent-Emilio Siri (2002).

Le film de Richet s’éloigne, à dessein, de l’épure de Carpenter en donnant plus d’ampleur aux personnages et même à l’histoire. Le sujet reste, évidemment, celui du siège d’un commissariat isolé et quasi abandonné par une bande criminelle, mais les différences sont notables. On sait déjà plus sur le taulier, un ancien opérationnel brisé par une opération ratée, accro aux antidépresseurs. On sait aussi plus sur son alter ego de malfrat, chef du crime organisé de Detroit, aussi serein et déterminé que le policier est tendu et hésitant.

 

Autour d’eux, on trouve une secrétaire explosive, une psy aux allures de gravure de mode, un vieux flic (qui rappelle par certains côtés le Stumpy de Rio Bravo) et trois petits voyous décidés à survivre. Face à eux, la menace n’est plus anonyme, et elle ne vient pas de la rue. Les hommes armés qui tentent de s’emparer du commissariat sont en effet les membres de l’unité d’élite de la police de la ville. Lourdement équipés, ils cherchent à éliminer le mafieux coincé là par hasard avant que celui-ci ne dénonce à la justice les liens qui les unissent.

Le cinéma de Richet n’est jamais tendre avec la police, et on peut aisément lui reprocher un certain romantisme de pacotille, voire une tendresse parfois pénible pour les mauvais garçons. Dans cette aventure américaine, la recette fonctionne cependant parfaitement et complète, finalement, la version initiale de Carpenter.

En 1976, la violence de la rue, nihiliste, aveugle, naissait de la brutalité policière pour échapper à tout contrôle. En 2005, la violence de la rue a corrompu cette même police, qui en vient à tuer certains de ses membres pour préserver ses gains et sauver sa réputation. La décomposition sociale et politique a fait dériver les meilleurs éléments des forces de l’ordre très loin de leurs missions initiales et les good guys sont désormais traqués par les renégats surarmés.

Très inspiré par l’univers du jeu vidéo, le film de Richet est l’occasion de voir un détachement SWAT s’attaquer à un bâtiment défendu avec acharnement par une poignée d’individus déterminés, capables d’innover et même de s’unir. Assault on Precinct 13 se veut avant tout un film d’action, garantissant des explosions, des rafales, et les équipements qui font la joie de certains lors des parties en ligne de Call of Duty : JVN, casques, armures, boucliers, flashbangs, etc. Richet, comme plusieurs cinéastes de sa génération, est manifestement fasciné par cet arsenal, et il met ainsi en évidence la militarisation des moyens de police. Quelle différence, à première vue, entre un membre de la Delta Force et un policier d’élite du Detroit Police Department ? Quelle différence, à première vue, entre cet assaut sur le Central 13 et celui contre un repaire de jihadistes ?

A leur façon, à trente ans de distance, les deux films décrivant cette attaque de commissariat sont sans doute le reflet des évolutions d’une société de plus en plus violente, de plus en plus armée. En 1976, les agresseurs étaient des voyous. En 2005, les voyous portent des uniformes, et s’il est possible de trouver la vision de Richet caricaturale et simpliste, on ne peut exclure qu’elle soit partagée par un grand nombre de spectateurs auxquels s’adressait son film.

Ivan le fou entre le quart et moins-le-quart

La mort prématurée de Tom Clancy, à 66 ans, met fin à la carrière exceptionnelle d’un écrivain qui, toute sa vie, aura été passionné par la chose militaire et aura eu à cœur de transmettre au public ses immenses connaissances en matière de défense.

Plus qu’un romancier, plus qu’un écrivain, Tom Clancy était, avant tout, un authentique conteur, un scénariste capable de décrire une guerre en Europe, la conduite d’opérations secrètes anticartels en Colombie ou la traque d’un SNLE soviétique à travers l’Atlantique Nord. Son style, lapidaire, descriptif, presque sec, ne s’embarrassait pas de raffinements littéraires ou de considérations psychologiques et se concentrait sur l’essentiel, sur l’action. Il était à ce titre, l’exact opposé d’un Jack Higgins qui se concentrait avant tout sur les tourments de ses personnages, tueurs à gages, mercenaires, aventuriers.

Les livres de Clancy, couramment qualifiés de romans d’espionnage, étaient, en réalité, des romans sur le renseignement, le pouvoir, les opérations clandestines et tout ce que les puissances gèrent loin des caméras. On y côtoyait des membres des forces spéciales, des analystes de la CIA ou des conseillers de l’ombre, dans le cadre d’intrigues linéaires prétextes à d’incroyables scènes d’action ou de grandioses batailles.

Son premier roman, devenu proprement mythique, The Hunt for Red October, paru en 1984, stupéfia les observateurs par sa précision technique et sa connaissance tactique. Premier ouvrage de fiction édité par la Naval Institute Press, le livre valut même à son auteur d’enseigner à Annapolis, l’école navale impériale, et devint instantanément à la fois un classique du genre et un nouveau standard du roman militaire.

En pleine seconde Guerre froide, Tom Clancy met ainsi en scène l’affrontement de deux superpuissances aux capacités inédites dans toute l’histoire. La poursuite d’un sous-marin nucléaire par la flotte soviétique, alors que la Navy tente de s’en emparer, permet de décrire la puissance et la complexité des moyens des deux adversaires et immerge le lecteur dans le monde inconnu du renseignement militaire contemporain. Entre les satellites, les avions de patrouille maritime, les porte-avions et les sous-marins d’attaque et leurs équipements, c’est toute la complexité de la guerre navale moderne qui est ainsi dévoilée aux néophytes. Les combattants sont devenus des techniciens, et à leurs compétences, à la complexité à peine concevable pour le lecteur, s’ajoutent le courage et le patriotisme.

En 1990, John McTiernan, devenu en trois films un des plus grands spécialistes hollywoodiens du film d’action (Nomads en 1986, Predator en 1987, Die Hard en 1988), adapte The Hunt for Red October. Doté de moyens colossaux, porté par une distribution rarement vue depuis les grandes fresques sur la Seconde Guerre mondiale des années ’60 ou ’70 (Sean Connery, Alec Baldwin, Scott Glenn, Sam Neill, James Earl Jones, Tim Curry, Courtney B. Vance, Fred Dalton Thompson), le film est un monument du genre, un classique, toujours aussi efficace plus de vingt ans après sa sortie.

 

Le film, au-delà de ses qualités, illustre également une des composantes principales des récits de Clancy. Les adversaires y sont, ainsi, toujours des professionnels quasiment irréprochables, et l’issue de leur affrontement dépend plus de l’habileté du vainqueur que des erreurs du perdant. « Pas de faute directe », dirait-on pendant un match de tennis.

Ce respect pour les professionnels de la guerre et du renseignement, inévitable de la part d’un homme qui voulait rejoindre l’armée impériale mais en a été empêché par son physique, est encore plus évident dans le chef d’oeuvre qu’est Red Storm Rising, publié en 1986. Ecrit avec la complicité de Larry Bond, le génial concepteur du jeu de plateau Harpoon, Red Storm Rising est la description, fascinante, d’un affrontement en Europe entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie.

 

Nombreux sont ceux qui ont découvert dans ce livre, devenu témoignage d’un conflit qui n’a finalement pas eu lieu, l’incroyable intensité du choc entre deux blocs surarmés. Malgré une édition française terriblement médiocre, (certains passages ayant été manifestement traduits par des experts de la trempe de Pierre Bergé ou Xavier Cantat), le livre reste incroyablement captivant, et je confesse sans honte le relire régulièrement, par pure gourmandise, tout comme d’autres (ici).

Comme dans The Hunt for Red October, les combattants américains et soviétiques qui s’affrontent, qui en Islande, qui en Allemagne, qui sur mer ou dans les cieux de l’Atlantique, sont de grands professionnels, plutôt attachants, accomplissant leur mission avec rigueur. Tom Clancy, comme bon nombre des ses pairs, y exprime toute sa confiance dans l’institution militaire, seule capable de défendre l’Etat et la nation. A Moscou, les généraux font leur métier alors que les politiques conspirent et conduisent le monde à sa ruine. Et à Washington, il n’y a manifestement que le Pentagone. Dans ses livres suivants, Clancy ridiculisera d’ailleurs le président américain et décrira des technocrates cyniques, englués dans des intrigues qu’ils ne maîtrisent pas. Seuls ceux qui ont connu le feu, seuls ceux qui maitrisent leurs outils ont donc la légitimité pour décider des conflits, et les considérations politiques ne pèsent pas lourd. A bien des égards, Clancy est resté un adolescent qui connaît par coeur les caractéristiques du Kirov ou du M1 Abrams, et ce savoir encyclopédique doit permettre de vaincre.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé qu’un des points communs les plus intéressants entre les deux premiers romans de Tom Clancy était, en effet, l’importance accordée au renseignement et à son analyse. Dans ses deux premiers livres, en effet, c’est grâce à des analystes patients et rigoureux, attentifs aux détails et opiniâtres, que les Etats-Unis parviennent à dominer leurs ennemis. Il en sera toujours de même par la suite, mais les forces spéciales deviendront progressivement tout aussi indispensables. Espions et commandos, analystes et raids secrets, la chose, avouons-le, ne manque pas de charme…

Devenu, plus que tout autre, le personnage récurrent de Tom Clancy par excellence, Jack Ryan incarne cet analyste modèle – et il constitue sans nul doute le double de l’auteur. Ancien officier des marines réformé à la suite du crash de son hélicoptère, universitaire reconnu, spécialiste de la marine soviétique, le Dr Ryan est la quintessence des valeurs américaines. Père de famille rangé mais connaissant le terrain, respectueux mais capable de s’opposer à ses chefs afin de faire connaître son point de vue dans le seul but de faire avancer le système, homme de principes, courageux, intellectuellement structuré mais aucunement dogmatique, cultivé mais pas arrogant, Jack Ryan s’impose dès le premier roman de Clancy comme un être d’exception. Sans jamais apparaître dans Red Storm Rising, on retrouve même ses qualités dans plusieurs des personnages du roman.

Avec une telle stature, il était naturel qu’il devienne un héros de cinéma, et c’est donc Alec Baldwin, étoile montante à Hollywood, qui lui donne chair en 1990. La jeunesse et la fougue de Baldwin, illustrées dans la fameuse scène au NSC au cours de laquelle Ryan remet sèchement à sa place un général (ici), font merveille à l’écran. Voir l’audace l’emporter sur les certitudes est toujours agréable, à défaut d’être crédible.

Deux ans plus tard, c’est à un cinéaste déjà expérimenté, Philip Noyce, qui vient de remporter un joli succès avec un thriller éprouvant, Calme Blanc(1989, avec Nicole Kidman, Sam Neill et Billy Zane) qu’est confiée l’adaptation suivante des aventures de Jack Ryan. Celui, plus âgé, est désormais joué par Harrison Ford, dans un film plaisant, classique et réalisé au cordeau, Patriot games (1992), dans lequel James Earl Jones retrouve le rôle de James Greer.

Patriot games est le troisième livre de Tom Clancy. Publié en 1987, le roman introduit un nouveau personnage récurrent de l’univers de Ryan, Robby Jackson – ici joué par Samuel L. Jackson.

Le romancier a alors quitté les intrigues militaires pour s’aventurer dans les affaires de terrorisme et de renseignement. Ce faisant, il a aussi perdu de son originalité, même si ses connaissances techniques et politiques donnent à l’ensemble une allure que n’atteignent pas ses concurrents. Jack Higgins et Robert Ludlum, à la même époque, en sont déjà à se répéter et à sombrer lentement dans l’autoparodie.

Jack Ryan, dans ce deuxième chapitre de ses aventures au cinéma, se voit un peu plus physiquement impliqué, plus près du terrain, plus loin des archives. Sa famille est visée, il se bat à plusieurs reprises, manque même mourir, et endosse les habits si classiques de l’Américain moyen forcé d’agir pour les siens. Heureusement, Harrison Ford nous refait le coup de l’index, et le tour est joué.

On ne le sait pas encore, mais Tom Clancy, avec le personnage de Ryan, va progressivement perdre pied. Emporté par son élan, sans doute grisé par le succès de son double, il commence à créer autour de lui un univers de personnages secondaires tandis qu’il le fait gravir les échelons. Sans doute une telle évolution était-elle inévitable, mais Tom Clancy, attaché à son personnage/double, en fait trop et perd de vue ce qui faisait le charme de ses premiers textes. Le terme, épouvantablement laid, de techno thriller, devient dès lors adapté.

Laissant de côté Le Cardinal du Kremlin, publié en 1988, première véritable tentative de construire un récit d’espionnage, le cinéma américain, profitant de l’intérêt du public pour le narcotrafic colombien (Pablo Escobar, déjà parvenu au rang de légende, sera assassiné en 1993), porte à l’écran, en 1994, un nouvel épisode des aventures de Jack Ryan. Une nouvelle fois à la manoeuvre, Philip Noyce – sur un scénario en partie écrit par John Milius – adapte cette fois Clear and present danger (un roman de 1989).

Le résultat est en tous points remarquable. Là encore, il ne manque pas un chargeur ou un bouton de treillis, et la distribution (James Earl Jones, Donald Moffat, Willem Dafoe, Miguel Sandoval, Joaquim de Almeida, Benjamin Bratt, Raymond Cruz) fait du film une série de B de grand prestige. Certaines scènes sont particulièrement réussies (l’embuscade à Bogota, le raid aérien, les échanges entre le chef du cartel et son mystérieux conseiller) et on voit le Dr Ryan, devenu un des directeurs adjoints de la CIA, étudier des dossiers dans son bureau – et tendre un index vengeur. Harrison Ford campe d’ailleurs un Ryan sombre, tendu, détestant le pouvoir et les intrigues de couloir et ne rêvant que de redevenir analyste. Le pauvre ne sait pas ce qui l’attend…

Développant à chaque nouvel opus l’univers de Ryan, Tom Clancy crée par ailleurs dans Clear and present Danger le personnage de Domingo Ding Chavez. Ce membre des forces spéciales va connaître une carrière exceptionnelle, dans des romans comme dans les jeux vidéos.

Dès 1987, Clancy a accepté qu’Octobre Rouge serve de trame à un jeu. Le passage de l’écrit à l’écran, y compris d’ordinateur, était logique et l’influence de l’univers de Clancy ne se démentira jamais, malgré quelques ratés. On trouve, bien sûr, des wargames ou des simulations tirés des romans, mais c’est dans le domaine du jeu d’action (FPS, TPS) que les récits de Tom Clancy vont donner toute leur mesure.

En 1998, Rainbow Six, une unité d’élite internationale, est ainsi créée à la fois sous forme d’une série de romans et d’un jeu vidéo qui deviendra une franchise à succès (17 épisodes). L’idée même que le jeu video puisse participer au développement d’un univers romanesque, même fruste, est d’ailleurs fascinante, et largement exploitée par George Lucas dans le cadre de Star Wars. La comparaison entre Lucas et Clancy, malgré les différences, bien connues (ampleur des univers, supports, talents, etc.) ne semble pas totalement déplacée tant il paraît évident que Tom Clancy a cherché à développer un monde parallèle dans lequel ses personnages évoluent, prennent de l’importance et accomplissent des exploits chaque fois plus spectaculaires.

  

Hélas pour Clancy, et malgré son imagination, son absence d’ambition littéraire le conduit à bien des errements. Enchaînant les crises les plus dramatiques (terrorisme nucléaire, guerre entre la Russie et la Chine, etc.), se laissant parfois aller aux plus échevelés des délires géopolitiques, il hisse Jack Ryan jusqu’ à la présidence des Etats-Unis, entouré des personnages récurrents apparus au fil des ans (dont son fils). Parti de la carrière d’un analyste confronté au tumulte du monde, Clancy a fini par créer une saga dans laquelle les aspects militaires ont définitivement pris le dessus. La série Op-center, malgré son abondance de détails, est, à mes yeux, parfaitement illisible, et à peine digne d’être vendue dans les gares. Elle a pourtant inspiré nombre d’auteurs soucieux de bien différencier un F-15A d’un F-15C et que la chute d’un étui sur le ciment met en émoi.

En 2002, The Sum of all Fears, la quatrième apparition de Jack Ryan au cinéma, sous la direction cette fois de Phil Alden Robinson, est une très mauvaise surprise. Ryan y a rajeuni de dix ans, son épouse de quinze, et les acteurs (Morgan Freeman, Ben Affleck dans ses pires années et Ciaran Hinds) ne parviennent pas à sauver le film.

Le choc est rude, et on sent bien là une rupture dans l’oeuvre de Tom Clancy, passé du statut de romancier à celui d’entrepreneur, gérant ses droits, investissant dans le jeu vidéo, laissant des franchises se développer. L’auteur à succès est devenu un homme d’affaires, délégant à d’autres le soin d’écrire, autorisant des suites de jeux vidéos. La machine semble hors de contrôle, et malgré quelques bonnes idées, comme la série des Net Force Explorers (évoquée ici par Yannick Harrel), on sent bien que la machine tourne à vide. Si les jeux vidéos sont souvent très bons (Rainbow Six, Ghot Recon, Splinter Cell), il arrive que des titres médiocres (Endwar, H.A.W.X) sortent également, et donnent le sentiment d’une imagination à bout de souffle vivant sur son passé, et faisant fructifier un nom.

De tout ce que j’ai lu de Tom Clancy, depuis trente ans, je retiens donc la virtuosité narrative des raids de l’aéronavale soviétique contre le groupe de l’USS Nimitz, et les intuitions des grosses têtes de la CIA ou de la NSA (frisson) découvrant que l’URSS mobilise. Plutôt que de voir le personnage de Ryan trahi par le film qui s’annonce, Jack Ryan: Shadow Recruit, de Kenneth Branag (avec Chris Pine, Keira Knightley, et Kevin Costner),

je préfère penser que Mokhtar Belmokhtar, avant d’attaquer In Amenas, le 16 janvier dernier, avait lu attentivement le début de Red Storm Rising, peut-être dans une guest house de Peshawar. Et peut-être a-t-il trouvé, par la suite, que l’index vengeur de Harrison Ford ne manquait décidément pas d’allure.

Quoi qu’il en soit, Tom Clancy laisse derrière lui une oeuvre riche, monomaniaque, faite de fulgurances géniales et de délires lassants. Il est, par ailleurs, sans doute responsable, à travers ses romans et ses jeux, du goût de plus en plus prononcé du public pour les forces spéciales. Mais pour les hommes de l’ombre, il est surtout celui qui a permis à un analyste de donner sa carte de visite au chef d’un cartel de colombien. Et ça, ça n’a pas de prix.

(Ar)go fuck yourself

La liste des nominés dans la catégorie du meilleur film, lors de la cérémonie des Oscars 2013, comprenait huit titres : Amour (Michael Haneke), Life of Pi (Ang Lee), Beasts of the Southern Wild (Benh Zentlin), Django Unchained (Quentin Tarantino), Les Misérables (Tom Hopper), Argo (Ben Affleck), Lincoln (Steven Spielberg), Silver Linings Playbook (David O. Rusell) et Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow). La sélection était donc de qualité, mettant en compétition drames, comédies, fresques, et pas moins de deux films d’espionnage.

Comme vous l’imaginez, j’ai trouvé évidemment d’une forte valeur symbolique la présence parmi les nominés de deux films consacrés à la CIA et à des opérations clandestines impériales conduites dans des pays musulmans pour le moins complexes. Il y avait là un témoignage des décennies agitées que vivait la région, de la révolution iranienne de 1979 à l’élimination d’Oussama Ben Laden au mois de mai 2011 et aussi l’illustration, plus que du retour du renseignement à l’écran, de son poids dans les affaires du monde.

J’ai déjà dit ici toute mon admiration pour le film de Kathryn Bigelow, véritable monument de mise en scène, audacieux, engagé, violent, commençant par une séance de torture, s’achevant par une des plus magistrales opérations spéciales de l’histoire du cinéma, loin des délires pyrotechniques auxquels le cinéma américain nous a habitué. Contre toute attente, c’est pourtant Argo qui a remporté l’Oscar du meilleur film, consacrant le talent d’un cinéaste et d’un acteur, Ben Affleck, véritable miraculé du star system.

Je ne vous ferai pas l’injure de rappeler ici que Ben Affleck avait déjà remporté une statuette en 1998, avec Matt Damon, pour le scénario de Will Hunting (1997), le le très attachant film de Gus Van Sant. Mais alors que Damon s’était engagé par la suite dans une carrière exigeante, tournant avec les plus grands (Coppola, Soderbergh, Greengrass, Eastwood, Scorsese, De Niro, Spielberg), Affleck avait entamé une série de blockbusters (ArmaggedonPearl Harbor, Daredevil, etc.), au mieux distrayants, au pire affligeants, le tout au bras de jeunes femmes plus vues dans les pages des magazines pour salons de coiffure que dans les musées ou les lectures de Keats.

Et voilà qu’en 2007 Ben Affleck réalise une adaptation, remarquable, d’un des plus terribles romans de Dennis Lehane, Gone, baby gone.

 

Son film, évidemment porté par l’histoire de Lehane, vaut d’abord par sa distribution, (Casey Affleck, Michelle Monaghan, Morgan Freeman, Ed Harris, Michael K. Williams), et une remarquable direction d’acteurs. La mise en scène, classique, est élégante mais jamais virtuose, et elle s’efface derrière le propos.

Ayant suscité bien plus que de la curiosité, Ben Affleck récidive en 2010 avec The Town, un polar également situé à Boston. Abusivement comparé à Heat (1995) en raison de son intrigue à base de braquages de banque, le film n’a pourtant pas grand chose à voir avec le chef d’oeuvre de Michael Mann.

Le jeune cinéaste y confirme son talent pour diriger de grands acteurs (Jeremy Renner, John Hamm, Chris Cooper et Pete Postlethwaite, dont c’est l’avant-dernière apparition à l’écran), et une vraie capacité à faire naître la tension. On sent bien qu’il s’attache aux personnages, aux détails vestimentaires, aux décors dans un véritable souci d’authenticité.

On retrouve toutes ses qualités dans Argo, très bon film de facture classique, excellent travail d’artisan, mais sans génie.

 

 

Le film retrace, de façon romancée, l’exfiltration par la CIA de six diplomates américains réfugiés à l’ambassade du Canada à Téhéran après la capture de leur propre ambassade par des manifestants iraniens. Il s’inspire du livre de souvenirs de Tony Mendez The Master of Disguise, qui  n’est pas un livre d’histoire, faut-il le préciser.

Le sujet, dramatique, permettait de traiter quantité de thèmes. On pouvait y évoquer la solitude de l’opérationnel en mission, le poids de la prise de décision, la complexité de la création d’une couverture crédible, la peur des diplomates en fuite, les difficultés de la position canadienne, la mise en place d’une dictature religieuse. Ben Affleck ne choisit pas et raconte son histoire, sans rien négliger, mais sans rien approfondir.

Sans jamais innover en matière de mise en scène, il utilise à merveille ses acteurs, tous excellents (Bryan Cranston, John Goodman, Victor Garber, Alan Arkin, et Kyle Chandler – qui joue aussi dans ZDT), et n’oublie aucun détail. Les moustaches sont fournies, les cheveux longs, les costumes horribles, et le film est aussi vintage que possible, jusqu’à sa musique qui aligne les classiques (Van Halen, The Specials, Led Zeppelin, The Rolling Stones, Dire Straits, et même Aerosmith pour la bande-annonce). Dans un esprit typiquement hollywoodien, les personnages font assaut de répliques bien senties (If we wanted applause, we would have joined the circus, ou If I’m doing a fake movie, it’s gonna be a fake hit ou encore If you wanna sell a lie… You get the press to sell it for you).

Quoi qu’on ait pu dire, Argo n’est pas un hommage à la CIA. L’agence y est critiquée pour son soutien au Shah, pour son aveuglement, et on y voit ses lourdeurs internes. Il s’agirait d’ailleurs de ne pas oublier que toute l’opération ne réussit que grâce à l’acharnement de quelques uns et on ne ne peut s’empêcher de penser au personnage de Philip Seymour Hoffman dans Charlie Wilson’s war (2007, Mike Nichols).

Dès la séquence d’ouverture, qui m’a rappelé celle de The Kingdom (2007, Peter Berg), la responsabilité des Etats-Unis dans la crise iranienne est rappelée sans détour, et elle fait évidemment écho aux aveuglements ayant conduit aux révoltes arabes.

Ben Affleck ne se risque cependant pas à donner des leçons de morale ou des cours de géopolitique. Comme toujours, il s’attache aux personnages, à la dimension humaine. Il confirme, par ailleurs, sa capacité à saisir ces instants où tout peut basculer, dans une foule, à un guichet d’embarquement. Ces scènes sont particulièrement réussies, et on se sent incroyablement tendu alors même que chacun connaît la fin de l’histoire.

Argo contre Zero Dark Thirty. Une mise en scène classique contre une série de directs à l’estomac. La CIA qui exfiltre et sauve contre celle qui traque et tue. La mission d’un opérationnel solitaire contre celle d’une analyste obsessionnelle. Et ces deux scènes finales : Ben Affleck, réconcilié avec son épouse, allongé dans la chambre de son fils, là où tout a commencé (je n’en dis pas plus) contre Jessica Chastain, prédatrice épuisée, analyste vidée, en larmes sur un tarmac.

Hollywood, ce soir-là, a récompensé un authentique talent consensuel et a soigneusement évité de célébrer l’audace et la violence assumées de Kathryn Bigelow. L’Amérique qui se défend sans coup de feu et se joue de ses adversaires grâce au cinéma et à la ruse plutôt que l’Amérique qui frappe ses ennemis sans pitié. Le cinéma américain, en réalité, a salué sa propre contribution à l’histoire, présentant une image rassurante du monde, où tout pourrait donc bien finir, et des services de renseignement, imaginatifs, originaux, peuplés de bons pères de famille, équilibrés et aimants. A Hollywood, donc, comme dans certains bureaux parisiens, on croit – ou on feint de croire – que le monde du secret n’est peuplé que de gentils. Il va y avoir des réveils sévères.

On a bluffé, et ils ont tenu. Cette mission est terminée.

Quand j’y repense, les années ’90 sont celles des nanars grand luxe, des blockbusters lamentables, des superproductions affligeantes. A dire vrai, je ne sais pas vraiment quand ça a commencé. Dans les années ’80, il y avait eu les films de Sylvester Stallone ou Arnold Schwarznegger, parfois excellents (First Blood, 1982, Ted Kotcheff ; Terminator, 1984, James Cameron ; Predator, 1987, John McTiernan), parfois consternants (Commando, 1985, Marl L. Lester ; Rambo: First Blood Part II, 1985, et Cobra, 1986, George P. Cosmatos), et je vous épargne les oeuvres de Chuck Norris, car je suis bon.

En 1993, John McTiernan, à l’origine de la série des Die Hard, s’était pourtant livré à une auto parodie réjouissante dans Last Action Hero, au titre faussement prémonitoire, avec le grand Arnold.

L’année suivante, James Cameron avait adapté pour le public américain le film de Claude Zidi La Totale ! (1991) sous le titre de True Lies, faisant de la plaisante comédie gauloise un film poussif dont je garde pour seul et vague souvenir un striptease de Jamie Lee Curtis. C’est dire.

La parodie n’a donc pas pris dans les années ’90, et il faudra attendre Red (2011, Robert Schwentke) ou même The Expendables (2010, Sylvester Stallone) pour une véritable relecture amusée de ces années.

En 1996, le duo infernal Don Simpson/Jerry Bruckheimer, habitué des films tapageurs, donne l’occasion à Michael Bay, un cinéaste venu du clip dont il a produit l’affligeant Bad Boys (1995, avec Wil Smith, Martin Lawrence et Tchéky Karyo) de monter en puissance en réalisant ce qui reste comme l’un des films les plus incroyables de la décennie.

Doté d’un budget conséquent, soutenu par le Pentagone, The Rock réunit une incroyable distribution (Sean Connery, Nicolas Cage, Ed Harris, David Morse, Michael Biehn, John Spencer, John C. McGinley, et on peut même y apercevoir Jim Caviezel dans son premier rôle sérieux au cinéma). Hélas, trois fois hélas…

Il y a pourtant de bonnes idées dans The Rock : aller débusquer des terroristes – qui plus est une unité des Marines dirigée par un général félon (Harris) – à Alcatraz, empêcher l’utilisation d’armes chimiques contre San Francisco, sortir de prison un espion anglais qui ressemble fortement à James Bond (et qui est d’ailleurs interprété par Sean Connery lui-même en personne) et l’associer à un rat de laboratoire du FBI (Cage, selon la vieille recette narrative du duo antagoniste), ajouter des otages, une petite amie enceinte, une haine recuite entre le chef du FBI et l’ancien du MI6, etc. Tout cela serait bien plaisant sans la tonalité générale du film, qui s’avère être d’abord une oeuvre de propagande à l’indulgence idéologique suspecte.

Le ton est d’ailleurs donné dès le début. Filtres, ralentis, drapeau, uniformes impeccables malgré la pluie qui noie Arlington, échanges radios en plein combat, rien ne manque pour ce qui pourrait être un clip de propagande pour les légions impériales.

La fascination manifeste du cinéaste et des producteurs pour l’armée, que je ne condamne pas, les conduit à aligner les clichés les plus éculés jusqu’à en faire un film entier. Homme droit et juste, comme se doit de l’être tout général du Corps, Hummel entreprend donc, au nom de sa soif éperdue de justice et de reconnaissance du sang versé pour la gloire de l’Empire, 1/ d’attaquer une base de l’armée, 2/ de voler un stock conséquent d’armes chimiques 3/ de capturer un site touristique 4/ de prendre en otages des civils 5/ de menacer de les tuer et 6/ de menacer SF. On le voit, notre homme est un garçon équilibré, et sa démarche est à la fois rationnelle et politiquement fondée. La motivation est, évidemment, parfaitement imbécile, et on s’étonne de voir un officier général d’un des corps d’élite de l’armée américaine, dont la vocation est justement d’aller faire le sale boulot partout où cela s’impose, s’émouvoir de cette injustice. Le colonel Jessup, vu dans A few good men (1992, Rob Reiner) est autrement plus crédible, mais mieux vaut un badass cynique qu’un boy scout hystérique, comme je dis toujours.

Une fois la première partie de son plan délirant accompli,  Hummel attend, comme tout acteur politique ayant engagé une épreuve de force, que le dialogue s’engage avec son adversaire, et donc que Washington réagisse.

Et là, on n’est pas déçu. A DC, en effet, sans surprise, les civils ne sont que des débiles, jeunes, immatures. Le chief of staff de la Maison blanche est un blanc bec, mais il est, fort heureusement, parfaitement encadré par les militaires de l’état-major et du NSC. Là, en revanche, on a des étoiles, des pendantes, des rubans, des gars qui ont vu du pays et qui, finalement, approuvent, sinon la démarche, au moins le constat initial fait par le général Hummel et à l’origine de son acte.

Le fait que ce général menace des milliers de ces concitoyens pour du cash et des médailles posthumes ne fait tousser personne, pas même le président qui, en décidant d’un raid aérien sur Alcatraz, ses marines renégats et ses civils pris en otage, va trouver le moyen de légitimer le coup de force qu’il a le devoir d’étouffer. Oui, je sais, c’est tragique.

Mais bon, légende ou pas, le général Hummel est aussi un terroriste pour le moins menaçant, et il s’agit de le neutraliser. Pour ce faire, les autorités décident d’engager un unité de SEALS, menée par l’inévitable Michael Biehn, accompagnée et conseillée, c’est une des trouvailles du film, par un détenu secret, John Patrick Mason, incarné par Sean Connery auquel on adjoint un bibelot du FBI, Nicolas Cage, immature, inexpérimenté, et qui, suprême horreur, écoute les Beatles.

Le film flatte, sans vergogne, les convictions d’un certain public américain, à commencer par une dose conséquente de clichés, dont certains ouvertement racistes. Sur les 81 otages retenus à Alcatraz, les deux seuls à protester sont noirs, ils jurent, et l’un d’eux, une vieille dame, regrette même de ne pas avoir pris son arme. Quant au coiffeur qui refait une beauté à Mason, il est, mais qui en doutait, gay.

Le pouvoir fédéral civil est, quant à lui, incapable, ou corrompu, ou les deux. Il est le gardien de secrets inavouables (la mort de JFK, celle d’Elvis, Roswell), cachés au bon peuple, et dont la découverte a d’ailleurs envoyé Mason dans un Guantanamo avant l’heure. Le FBI est, lui, peuplé de vieux fonctionnaires cyniques, de grosses brutes sans cervelle (qui s’empiffrent au Fairmont quand c’est gratuit au lieu de faire leur job) ou de jeunes branleurs payés à ne rien faire (comme dans la première scène dans le labo du Bureau), mais ces braves garçons se révèleront être des hommes, des vrais, avec un M4 ou un HK MP-5 en pogne, évidemment.

Le film, en vérité, est d’une incroyable complaisance. Il fait d’un scénario d’action, pas plus débile que bien d’autres, un authentique plaidoyer militariste, glorifiant sans vergogne l’armée américaine (dont une unité a fait défection, et qui a vu un de ses stocks de VX capturé, mais passons) et idolâtrant les Marines. Dans une scène devenue mythique et qui a inspiré par la suite les concepteurs de jeux vidéos (je ne sais plus si je l’ai jouée dans un Rainbow Six ou un Call of Duty), les soldats dissidents encerclent dans les douches d’Alcatraz (merci de ne pas faire de remarque sur le choix de ce lieu) les SEALS venus les maîtriser. Là s’engage un dialogue fascinant entre un général piégé par son propre plan et un jeune officier plein de déférence (God knows how I agree with you) mais qui doit accomplir sa mission. La fusillade qui suit, véritable carnage, permet de sauver l’honneur des deux camps, seuls le nombre et l’avantage du terrain assurant la victoire aux marines contre les commandos. Ouf.

Ce pauvre général Hummel, vivante incarnation de l’héroïsme sacrifié de sa génération, est hélas un bien piètre stratège. Son coup de force rate, évidemment grâce à l’alliance d’un vieux briscard britannique et d’un jeune Américain, de ceux qui se révèlent dans l’adversité. Comme il l’avoue lui-même à ses subordonnés, encore plus dingues que lui, « le plan reposait sur la menace » et la menace ne sera pas mise à exécution. Donc, c’est raté. Tout ça pour ça, serait-on tenté de dire… La perte de crédibilité qui s’ensuit doit conduire à la dispersion des félons, mais tout le monde ne l’entend pas de cette oreille.

Tandis que la menace terroriste meurt de l’intérieur, les autorités décident cependant de régler la question par un raid aérien. Passons sur les hangars des bases aériennes, où d’immenses drapeaux américains flottent au-dessus de Hornet abusivement attribués à l’Air Force. La dramaturgie de la scène finale a été vue mille fois, mais sa mise en scène, à l’image de tout le film, fait irrésistiblement penser à un mélange de John Milius et de John Woo.

 The Rock aurait pu être un divertissement sans conséquence, à l’idiotie assumée, aux invraisemblances sans importance. La lourdeur de la mise en scène, qui ferait passer les aventures de Casey Ryback pour un film d’Eric Rohmer, et ses messages idéologiques en font un authentique navet, que rien ne sauve.

Du coup, ce soir, je vais revoir Under Siege. Et si, à l’occasion, certains de nos dirigeants veulent réviser cette notion de dissuasion, de menace crédible, il me semble que c’est le moment.

Le renseignement à l’écran : aller sur le terrain

Peut-on faire du renseignement à distance ? Oui, évidemment, ou au moins peut-on essayer si on ne parle que de recueil sans risque et d’analyse plus ou moins stratégique. Les moyens techniques sont là pour ça, écoutes, satellites, avions spécialisés, programmes informatiques dédiés, etc.

Mais peut-on VRAIMENT faire du renseignement sans remontées du terrain ? Non, évidemment. La fréquentation du terrain est indispensable dès lors que vous voulez comprendre une situation en profondeur, et que vous devez, en fonction de votre mandat, être prêt à agir, voire être en mesure de peser sur le cours des évènements. « Prêt à / en mesure de » me disaient mes collègues militaires, dont l’art de la planification était précieux, et qui inculquaient aux jeunes civils que nous étions quelques règles fondamentales.

Le terrain, je l’ai déjà écrit à maintes reprises, n’est rien sans l’analyse, tandis que cette dernière est vaine sans le terrain. Cette articulation est indispensable, et elle a fait l’objet de nombreuses modélisations dans le cadre de ce qu’on appelle communément le cycle du renseignement.

Comme toujours, il ne s’agit que de bon sens : vous posez des questions au terrain, le terrain vous répond, vous étudiez ses réponses (et les conditions dans lesquelles elles ont été obtenues) et vous en déduisez de nouvelles questions que vous transmettez au terrain qui adapte son dispositif en fonction de l’évaluation que vous avez réalisée, le produit de tout cela étant régulièrement évalué par les échelons de coordination et de commandement puis par vos lecteurs/clients dans les ministères.  Il n’y a rien de bien sorcier là-dedans, il ne faut que de la rigueur, de l’imagination, le goût de la synthèse, et une capacité à remettre éventuellement en cause vos opinions en fonction des nouveaux faits qui vous sont rapportés. Bref.

Quand le dispositif fonctionne, sa production peut être d’une utilité inégalable pour les autorités politiques – à supposer qu’elles lui accordent plus de valeur qu’aux élucubrations des visiteurs du soir, gourous, frères, philosophes populaires et/ou dépoitraillés. Nos dirigeants attendent donc de leurs services spécialisés la fourniture de renseignements puisés aux meilleures sources, au plus près du terrain, sans trop s’embarrasser de scrupules (frisson d’effroi chez certains de nos législateurs), et elles attendent également de ne pas être embarquées dans des scandales.

La mission est connue, et la complexité de sa réalisation selon cies impératifs antagonistes participe de son intérêt. Qu’on vous demande de connaître les secrets les plus intimes de votre voisin en vous reprochant d’employer les moyens nécessaires pour vous les procurer fait partie des caractéristiques les moins attachants de notre classe politique. Comme le dit la formule bien connue, si vous ou l’un des membres de votre équipe devait être capturé, le ministère nierait avoir eu connaissance de vos vagissements.

A la suite de quelques malencontreuses aventures, le recueil de renseignement par des moyen humains clandestins a longtemps été dans notre pays un art menacé. Si la question du courage des fonctionnaires ne se posa jamais (à défaut de celle de la compétence de certains), celle du pouvoir politico-administratif fut, en revanche, un enjeu central. Dans le domaine de l’espionnage comme dans celui de l’alimentation ou de la médecine, la règle du risque zéro s’imposa peu à peu. « Faîtes-y bien, qu’on soit pas emmerdés », comme on dit dans le kaki, et la norme devint le renseignement dans les cocktails. Je me souviens même avoir entendu le chef de mon cours terrain, il y a très très longtemps (mais dans cette galaxie), affirmer qu’en mission il fallait toujours porter une cravate. Je me voyais bien débarquer dans une mosquée radicale en smoking… Le pauvre homme était révélateur de sa génération, qui ne concevait le renseignement humain (HUMINT) que comme une activité péri-diplomatique.

Comme souvent en France, le pouvoir, quelle que soit sa couleur, voulait que notre pays conservât son rang, sa puissance et son autonomie, mais sans s’en donner les moyens. Puissance militaire sans budget, services de renseignement sans source, la recette est la même et on connaît la musique. Tout au long des années ’90, la règle fut donc de coopérer le plus possible, de ne rien faire seul, de ne surtout pas prendre de risques. Une source humaine quelque part ? Ne la traitons pas seuls, faisons ça avec les services intérieurs, après tout c’est chez eux. Nous leur apportons une source, nous l’implantons ensemble, nous la co-finançons, ils assurent la sécurité de l’opération et tout le monde est content. Ou fera mine de l’être. La manoeuvre a été jouée régulièrement, dans nombre de domaines, et le destin de ces sources était, évidemment, de nous échapper pour finir dans la seule main des services intérieurs, pour des raisons évidentes qu’il serait insultant de dévoiler. Pour ceux que cela intéresse, je ne peux que conseiller la lecture d’Au cœur du jihad, d’Omar Nasiri, un des exemples les plus frappants de ce choix.

Au regard des résultats attendus à cette époque, et de l’intérêt très relatif de nos dirigeants d’alors pour le renseignement, la méthode a semblé payer. Pas de scandales, peu ou pas de crises secrètes entre services alliés mais néanmoins concurrents, aucun accident bête. Dans le même temps, forcément, pas de scoop vertigineux, pas d’opération d’anthologie, et jamais la France n’a donc été en mesure de déjouer le complot du Millenium en infiltrant des sources humaines dans des cellules jihadistes (comme la CIA et le GID jordanien ou le SIS britannique en Afghanistan, ou le DRS algérien à Montréal). Et vous ne savez pas tout. Cette prudence opérationnelle valut même à Jacques Dewatre, lors de son départ en 1999, une phrase faussement admirative du ministre de la Défense, Alain Richard : « Sous votre direction, on n’a pas entendu parler du Service ». Ah ben ça, c’est sûr.

Pour des raisons qui m’échappent encore, tout changea, mais forcément lentement, après le mois de septembre 2001. Je me demande bien ce qui a pu arriver. Si la coopération internationale s’intensifia, il devint dans le même temps évident qu’il fallait revenir au terrain et tenter des choses qui ne se pratiquaient plus depuis des lustres. Les stages terrain changèrent de nature, les exercices devinrent plus difficiles, plus sélectifs, les missions à l’étranger se multiplièrent, avec des objectifs enfin ambitieux (« Trouvez-moi les horaires des marées à Pleumeur Bodou ») et les jeunes gens et jeunes filles qui arrivèrent à partir de 2002 ou 2003 trouvèrent une administration toujours aussi mal gérée mais dont l’imagination opérationnelle se libérait doucement. Douuuuucement, très doucement, mais quand même. Je ne vais évidemment pas vous détailler ça,  puisque je suis farouchement convaincu que le public n’a pas le droit de tout savoir et qu’il est hors de question de fragiliser un édifice dont on me dit qu’il ne cesse de trembler – mais qui ne vacille, étonnamment, jamais.

Depuis dix ans, on assiste donc à un retour sur le terrain, à des prises de risques, à des vols bleus épisodiques, à des opérations complexes et même parfois audacieuses. Je ne vais pas vous cacher que ceux qui bloquaient le système et dont on me prédisait avec espoir le départ il y a dix ans sont encore là, rayonnants de suffisance et de médiocrité (j’ai les noms) et on ne peut que souhaiter, enfin, leur mise à l’écart progressive par les générations montantes, si elles durent assez longtemps et ne filent pas à l’ENA ou dans le privé pour échapper au cirque.

Je vais donc profiter de l’occasion pour rendre hommage, ici, à celles et ceux qui, dans le vaste monde, au sein d’équipes minuscules (quand il y en a) tentent dans une même journée, pour la plus grande gloire de la République, de gérer leur ambassadeur, abuser les services locaux, manipuler leurs sources, établir leur comptabilité, rédiger leurs télégrammes et se rendre sur le terrain pour y faire ce pour quoi on les a envoyés là : du renseignement. Et pour ce faire, quoi de mieux qu’une séquence du film mythique de John Landis ¡Three Amigos! (1986) pour illustrer l’aisance opérationnelle en milieu hostile, entre professionnalisme et élégance.

Three Amigos!, de John Landis (1986)

Le renseignement à l’écran : traiter clandestinement une cible.

La délicate affaire syrienne nous renvoie à ces années où les services français menaient des actions violentes et clandestines pour rendre à Damas la monnaie de sa pièce. Je ne vais pas m’appesantir sur des détails qui ne sont pas nécessairement glorieux, mais le fait est que l’objectif prioritaire des services de la République n’a pas toujours été de recruter des jeunes gens surdiplômés. Je me comprends.

Conserver une capacité d’action clandestine, qu’il s’agisse de pratiquer le recueil de renseignement dans des zones où on prend soin de ne jamais envoyer de bibelots de ma trempe, de soustraire un adversaire à l’affection des siens ou d’éliminer un fâcheux, devrait être une priorité. La logique de ces manoeuvres ne relève pas de la chose militaire mais bien du renseignement, et il est inapproprié de ne voir dans tout cela que des opérations que pourraient mener les unités d’élite de notre armée, ou de ce qu’il en reste.

Trop souvent, en effet, on confond forces spéciales et actions clandestines, alors que les missions des uns et des autres sont différentes – bien que parfois voisines, et même conjointes, comme on a pu le voir ces derniers mois au Mali ou en Somalie. A contexte exceptionnel, mesures exceptionnelles.

En France, seul le Service action de la DO est ainsi censé conduire ces missions clandestines, en grande majorité non violentes, mais dangereuses et d’une grande technicité – quand on ne se fait pas ramasser par des villageois bulgares, évidemment. A la différence des membres des Forces spéciales, les hommes du SA ne portent ainsi pas d’insigne de nationalité sur leurs tenues, et ils ne sont pas censés systématiquement combattre. La plus grande discrétion est plutôt de mise, du début à la fin de la mission. Inutile, donc, d’appeler le numéro des missionnaires de la Tour en cas de pépin à Auckland.

Je ne vais évidemment pas vous narrer les exploits du SA, puisque je ne suis pas de la partie, que je n’en sais rien et que tout cela est secret, mais il faut savoir qu’il existe, depuis des années, un débat entre défenseurs du maintien d’une capacité d’action clandestine autonome et partisans d’une intégration de cette force au sein du Commandement des Opérations Spéciales (COS), pour un tas de bonnes et de mauvaises raisons.

L’essentiel est que notre pays conserve à terme, quelle que soit sa forme, cette capacité d’opération illégale permettant d’aller là où personne d’autre ne va, d’observer ce que personne d’autre ne voit, et de frapper, le cas échéant, là où personne d’autre ne frappe. J’ajoute que nombre de grands services disposent, en leur sein, d’unités paramilitaires spéciales, à commencer par la CIA ou le SVR, dont je garde un souvenir émerveillé. Le monde qui s’annonce devrait rendre automatique la sauvegarde d’une telle culture, mais on peut redouter que les tentatives actuelles de moralisation des services – rires – ne portent des coups fatals à ces moyens.

Les exemples d’actions clandestines violentes conduites par des services de renseignement abondent au cinéma, et le choix d’une scène rendant justice aux hommes et femmes qui agissent dans l’ombre a été difficile. Comme toujours, la plus belle illustration de notre savoir-faire a finalement été trouvée dans le cinéma français, et il faut saluer la belle démonstration technique donnée ici par Raoul Volfoni, ancien combattant d’Indochine, et son frère Paul.

Les Tontons flingueurs, de Georges Lautner (1963)

Le renseignement à l’écran : le RVPI

Le renseignement est affaire de procédures, de méthodes et de pratique. Si les situations sont toujours différentes, les gestes techniques sont, finalement, peu nombreux, tout étant, avant tout, affaire de sens tactique, de but à atteindre et de talent individuel. On s’adapte donc à la situation au lieu de vainement essayer de plaquer les mauvaises recettes au mauvais endroit, et je me comprends.

Imaginons qu’un matin votre chef vous dise : « Mon petit Raillane, le poste à Galène nous a signalé un possible défecteur syrien (pourquoi syrien ? On se le demande) qui affirme pouvoir prouver que le régime de Damas utilise des balles réelles lors des combats et que le bruit est proprement intolérable. Le sujet est sensible, car plusieurs ténors de la classe politique, dont Marcel de Guérande, le député souverainiste qui a son rond de serviette à l’ambassade d’Iran, et Jean-Luc Thorez, le sénateur communiste qui réside dans un studio prolétaire de 630 m2 à Caracas dans lequel il ne se rend qu’en First, affirment que la Syrie n’utilise que des balles en mousse et des confettis pour mater les gueux et que tout ça, et bien c’est rien que des menteries, un complot monté pour descendre Bachar El Assad, dit Gueule d’Ange, dit Petit Baigneur. »

Votre chef reprend son souffle, vous laisse prendre la mesure du poids qui tombe sur vous et de l’honneur qui vous est fait, avant de reprendre :

« Vous partez demain à Galène le rencontrer, une équipe de la DO est sur zone et sécurisera l’entrevue, qui aura lieu dans une suite du Sheraton local. Le pseudo de cette source est GrosseTanche 102, et celui de l’opération vient de nous être donné par la DG : il s’agit Delacataracte. Il va sans dire que l’affaire est réservée. Si vous réussissez, il y aura de l’or pour tout le monde. Sinon, les crocodiles. »

Il y a un silence. Vous fixez intensément un coin du bureau sans rien dire, attendant que votre chef se ressaisisse. Il s’éclaircit la voix, vous regarde.

« Allez voir l’officier de liaison avec la DO, il vous donnera les détails de la mission. Allez, bon voyage ».

Vous voilà tout excité, une mission à l’étranger, un débriefing clandestin, les légendes de la DO, et un vrai RVPI, qui va vous changer des exercices moisis entre la rue de Rennes et le Champ de Mars, lorsque vos instructeurs vous forçaient à ramasser les tickets de caisse dans les bistrots pour faire de fausses notes de frais. Par acquis de conscience, malgré tout, vous consultez le manuel qu’on vous a remis lors de votre dernier stage terrain. Voyons, RVPI… Rendez-vous avec personne inconnue…

En réalité, la chose est à la fois simplissime, et délicate. La manœuvre consiste à faire se rencontrer, en terrain adverse, voire hostile, deux personnes ne se connaissant pas – ce détail ne vous avait pas échappé – ou faisant mine de ne pas se connaître, mais devant absolument converser. Il s’agit évidemment le plus souvent de deux membres d’une même organisation qui ne peuvent communiquer par des moyens techniques, ou doivent même se remettre des documents (clé USB, photos, crâne de Louis XI enfant) dans un lieu protégé. Un contact direct sans précaution préalable étant inenvisageable (« compromission »), il s’agit de procéder par étape.

Dans certains cas, les plus simples, un mot de passe peut être utilisé afin que celui qui arrive se fasse reconnaître de celui qui l’attend. La chose peut s’effectuer n’importe où, dans un aéroport, à l’hôtel, dans un square, au restaurant. On échange alors des signaux de reconnaissance, le plus souvent une phrase codée parfaitement idiote inventée par des types qui, restés à Paris, pouffent en pensant à votre tête quand vous la prononcerez.

On peut aussi exhiber un objet (Le Monde sous le bras gauche, le Chasseur français sous le bras droit, un bob Paul Ricard, un pain de campagne, etc.), l’imagination n’a, ici, pas de limite. Dans certains cas, cependant, il ne s’agit pas d’accueillir un missionnaire venu sous sa véritable identité accomplir une mission de routine, mais bien de prendre en main une épée, une légende, envoyée pour se livrer à des activités clandestines, de celles qui font bondir les bonnes âmes mais nourrissent une politique.

Il faut alors, naturellement, redoubler de prudence, et il ne saurait être question de voir se retrouver les fonctionnaires engagés dans l’opération comme des camarades de promo célébrant le dixième anniversaire de leur affectation à la sous-préfecture des Kerguelen ou au 791e Régiment d’Artillerie Lourde Mais Pas Trop Sur Voie Ferrée d’Ecartement Standard (Réserve). Il faut alors monter une manoeuvre plus lourde, permettant d’établir un contact sans faille de sécurité. Disons que ça peut se passer, grosso modo, comme ça :

Les deux compères (missionnaire et élément précurseur) progressent séparément vers un point de rendez-vous déterminé et validé bien avant, après s’être assuré, chacun de leur côté, qu’ils n’étaient pas suivis. Choisie avec soin, la zone de rencontre doit permettre à l’élément qui invite (l’opérationnel sur le terrain) de vous voir arriver et de s’assurer en quelques secondes que vous ne traînez pas derrière vous un dispositif hostile (ce dont vous êtes censé vous être assuré, mais sait-on jamais) et, surtout, qu’aucune équipe adverse prépositionnée ne commence à apparaître alors que vous vous approchez l’un de l’autre. Il paraît que c’est un sentiment désagréable. Autant dire que le type qui vous accueille n’est pas un lapin de six semaines et qu’il saura, d’un oeil, déceler parmi les lycéens et les pigeons les pires tueurs du FSB, du FBI ou de la SNCF.

Un signal de reconnaissance a été, évidemment, prévu : regarder sa montre, se passer une main dans les cheveux, gifler une vieille dame que vous croisez. Si l’élément qui doit vous accueillir ne fait pas ce signal, c’est qu’il y a un problème, et vous poursuivez alors votre chemin, d’abord loin de la zone, puis, le cas échéant, vers un second point de rendez-vous plus tard dans la journée ou dans les jours qui viennent si le timing de l’opération le permet (ce qui est rare, convenons-en). Il est également possible que vous receviez un message, entre temps, « par les moyens habituels ») vous informant que toute l’opération est annulée en raison de la fuite vers la démocratie nord-coréenne d’un contractuel du Service parti avec toutes les archives et le menu de Noël afin de préserver les droits des citoyens.

Admettons, pour le bien de la démonstration, que le signal soit bien envoyé par votre hôte, il prend alors une rue dans laquelle vous le suivez, à distance raisonnable, du même pas, et, selon l’expression bien connue, en n’ayant l’air de rien. Les différents tests effectués au siècle dernier ont démontré que cette attitude excluait le port d’un smoking dans les rues de South Central ou d’un T-shirt des Washington Redskins à Kandahar. Vous parvenez alors au véritable point de rendez-vous, et une fois toutes les préventions levées, à l’abri dans le local de contact, la vraie mission peut commencer…

En 1966, dans La Grande Vadrouille, Gérard Oury parvint admirablement à restituer toute la fascinante subtilité d’un RVPI, dans le contexte dramatique d’une exfiltration de pilotes de la RAF abattus au-dessus de Paris par la flak et pris en main par d’authentiques professionnels. Saluons comme il se doit cet hommage à l’excellence opérationnelle française.

Le renseignement à l’écran : les premières constatations

Les temps ont changé, et on n’envoie plus depuis belle lurette un faux assureur sur les traces d’un reptile mutant dans le dos du FBI et de l’armée impériale. L’heure est à la coopération, aux équipes intégrées, et chacun essaye de travailler dans un bon esprit afin de partager des renseignements et de lutter contre tous ces rebelles. Il me semble que ça a vraiment commencé, en ce qui concerne une certaine administration chère à mon coeur, au mois de mai 2002 à Karachi, mais le phénomène n’a cessé de croître : officiers de liaison, équipes mixtes, opérations communes, sources partagées, etc.

Il va de soi qu’on ne lance pas dans de telles initiatives de médiocres fonctionnaires. Il faut envoyer de bons éléments, capables de montrer le sérieux du service, sa volonté de pleinement coopérer et d’avancer ensemble, malgré des décennies de vacheries dans d’autres domaines. Il faut un esprit attentif, charismatique, aussi à l’aise sur le terrain que dans le bureau de notre ambassadeur ou celui du chef du service hôte. Il doit être attentif à tout, à la crise en cours comme à aux petites choses qu’il y a toujours à glaner, même chez le plus proche allié. Pas de gaffe, par pitié, pas de scandale, pas de fausse note.

Tout doit aller à la fois très vite, puisqu’il s’agit d’une crise (attentat, enlèvement, capture d’un adversaire important), et tout doit aller au mieux, puisque l’enjeu est de taille. Dans les premières minutes, il s’agit d’abord de faire bonne impression, de tisser des liens de confiance avec le service qui vous accueille et qui se méfie, intrinsèquement, de vous. Il faut s’intégrer au dispositif en place sans le bouleverser mais en faisant sentir la valeur de votre apport, il faut garantir que vous avez la confiance de vos chefs restés à Paris, mais sans aller trop loin dans les initiatives intempestives. Il faut sentir le terrain, définir avec vos partenaires votre marge de manoeuvre opérationnelle, lors des premiers interrogatoires comme lors des éventuelles actions à entreprendre rapidement.

La chose est, par ailleurs, d’autant plus délicate qu’elle est, à presque tous les points de vue, contraires aux fondamentaux du métier. On la voit rarement à l’écran, mais Blake Edwards parvient pleinement à l’illustrer dans son chef d’oeuvre, The Pink Panther Strikes Again, en 1976. Peter Sellers.