Tout ce que tu ne tues pas te rend plus faible.

Authentique film de propagande, commandé par la Navy en 2007 pour vanter les mérites des SEALs, Act of Valor, sorti en 2012, mélange l’esthétisme de Tony Scott (filtres, contre-jours, images léchées) et les attachants parti-pris idéologiques (« Massacrez-moi tout ça ») de John Milius, le véritable Walter Sobchak. Tourné en décors réels, aux Philippines, au Costa-Rica, au Mexique et dans plusieurs bases aux Etats-Unis, le film est un gigantesque clip, assumé, à la gloire de cette composante des forces spéciales américaines et mérite, à ce titre, d’être vu, même s’il est loin, très loin, de la qualité de certains films récents, comme Lone survivor ou Zero Dark Thirty.

Act of Valor

Réalisé par deux cinéastes aux CV assez courts, Scott Waugh et Mike McCoy, tous deux cascadeurs, et tous deux réalisateurs en 2007 du documentaire initial, Navy SWCC, consacré au centre de formation des SEALs, Act of Valor aurait pu être une œuvre mineure mais honorable sans le caractère démonstratif de sa mise en scène. Autant, en effet, les très nombreuses scènes d’action sont impressionnantes, autant les passages censés être psychologiques et les professions de foi patriotiques sont d’une lourdeur à faire passer un film de Steven Seagal pour du cinéma d’auteur iranien.

Act of Valor Act of Valor

Act of Valor Act of Valor

Il faut dire que la Navy n’a pas seulement prêté ses bases et son matériel, elle a aussi prêté ses hommes. Les commandos que nous voyons à l’écran ne sont ainsi pas des acteurs professionnels mais de véritables membres des forces spéciales impériales, et on ne peut qu’approuver leur choix de carrière. Les missions secrètes, sans problème, mais la comédie, comment dire… Les dialogues deviennent d’ailleurs plus supportables dès que les quelques acteurs professionnels (Roselyn Sanchez, Alex Veadov ou Nestor Serrano, notamment) s’en mêlent. Reconnaissons cependant qu’on ne se plante pas devant Act of Valor comme devant Hannah et ses soeurs ou Perceval le Gallois.

Si on a le droit de sourire pendant les scènes intimes, force est de reconnaître que les missions de combat sont, du moins pour un amateur tel que moi, très intéressantes. Bénéficiant d’une image magnifique, elles sont par ailleurs d’autant plus impressionnantes que les acteurs sont d’abord des professionnels surentraînés, ayant manifestement fait très tôt le choix de l’action et de l’aventure, et que la caméra les suit partout. On saute donc d’une tranche arrière de C-130, on jaillit des flancs d’un SH-60, on progresse dans des bâtiments délabrés, et on tue l’adversaire de multiples façons, et si possible à l’aide d’une puissance de feu considérable. Faut ce qu’il faut.

Désireuse de montrer l’étendue des savoir-faire de son élite, la Navy s’est fait tailler un scénario sur mesure, mêlant narcotrafic et jihad dans la plus pure tradition des imbécilités habituelles. L’association des deux menaces les plus connues du grand public offre en effet un vaste échantillon de missions d’infiltration et de combat (jungle, zone urbaine, désert, pleine mer ou fleuve), et on réalise soudain, lors d’une fusillade dans un gourbi crasseux, qu’on ne regarde pas un  film mais un jeu vidéo plus réaliste que les autres.

Un petit sourire ?

Act of Valor n’est, en effet, ni plus ni moins, qu’un épisode de Call of Duty (Modern Warfare, ou Black Ops, au choix) ou de Battlefield, et on y retrouve les passages obligés des FPS modernes : combat, exfiltration, succession de théâtres et de milieux, et, évidemment, un scénario d’une rare indigence agrémenté de fortes réflexions sur la vie, la mort, le pouvoir, la virilité, la puissance et toute cette sorte de choses.

Battlefield

L’essentiel n’est pas ici dans l’histoire mais dans l’action. Peu importent les ennemis, du moment qu’on peut les tuer. C’est un peu sommaire, mais ça peut être efficace.

Le renseignement au cinéma : les rançons

Un précédent DGSE avait coutume de dire, un imperceptible sourire en coin, que la France ne payait pas de rançons pour ses otages mais qu’elle remerciait. Toute la complexité du monde réside dans cette formule faussement drôle.

Le monde se divise, comme on le sait, en deux catégories : ceux qui tiennent le flingue, et ceux qui creusent. S’agissant des affaires d’otages, il y a ceux qui payent et ceux qui ne payent pas. Une différence s’impose cependant d’emblée : ceux qui creusent ne peuvent nier qu’ils creusent, alors que ceux qui payent nient farouchement qu’ils payent, pour d’évidentes raisons. Payer une rançon revient, en effet, au moins aux yeux de ceux qui refusent de passer à la caisse, à financer le terrorisme et à encourager d’autres prises d’otages. Ils n’ont pas tort, évidemment, mais il doit être noté que cette posture, admirable, présuppose des nerfs d’acier et de solides convictions, et ne souffre aucune exception.

Cette intransigeance est, par exemple, celle de la doctrine officielle américaine, et on est bien obligé de constater, quoi qu’on pense des Etats-Unis, qu’elle est appliquée. L’affaire Bergdahl a bien contribué à fragiliser un peu plus le président Obama, accusé d’avoir violé la règle en négociant avec ses ennemis, mais le fait qu’il les décime depuis 2010 par d’incessants raids de drones et d’opérations spéciales a permis d’évacuer l’accusation de mollesse. Le même a par ailleurs autorisé une opération des forces spéciales en Syrie cet été pour sortir des geôles de l’Etat islamique ses concitoyens. En vain.

La prise d’otage, que j’évoquais déjà (rapidement) ici, est un authentique acte de terrorisme dont la finalité est d’exercer une pression sur un Etat souverain. Il ne saurait être question, dans ces conditions, de négocier, et cette fermeté est pratiquée par nombre de puissances bien décidées à ne pas abdiquer face à la violence de groupes illégaux.

Il existe pourtant une autre posture, tout aussi défendable. La France, ainsi, met un point d’honneur à libérer ses otages, fussent-ils des idiots partis faire une croisière au large de la Somalie ou des humanitaires isolés ou des journalistes plus ou moins prudents, et cette obsession de la sauvegarde de la vie conduit à négocier. Et qui dit négociation dit éventuelle transaction.

La France, officiellement, ne paye pas, en tout cas pas plus que les autres. Au Sahel, par exemple, bien peu ont refusé de céder au chantage du GSPC puis d’AQMI, et les Allemands, en 2003, ont été les premiers à donner de l’argent pour les touristes capturés par Abderrazak le Para. D’autres ont suivi le mouvement, comme l’Autriche, l’Espagne ou l’Italie. La France, pour sa part, sans doute consciente des limites de ses capacités d’action, a choisi de négocier. Elle a largement utilisé ses relais locaux et ses relations plus ou moins cordiales avec ses anciennes possessions (devenues parfois des protectorats), pour trouver les bons interlocuteurs et actionner les bons leviers.

En se pinçant le nez, nombre d’observateurs critiquent la façon dont Paris a décidé de gérer ces affaires, et la presse anglo-saxonne diffuse régulièrement, publiquement effarée, l’estimation des sommes que certains Etats ont versées aux terroristes. Evidemment, dans la mesure où aucun payeur ne se vante de telles démarches, ces estimations, à défaut d’être totalement fausses, participent d’une condamnation morale et politique qui n’essaye pas d’y voir clair. Il ne s’agit pas, ici, de justifier le versement de rançons, mais on pourrait, en revanche, se demander si tout l’argent dépensé est bien allé au fond des poches de Mokhtar Belmokhtar ou du regretté Abou Zeid. Les mêmes qui critiquent les compromissions européennes sont par ailleurs bien silencieux face aux errements de la diplomatie américaine, mais passons.

La question fondamentale est de savoir si les dizaines de millions de dollars et d’euros dépensés par les Etats occidentaux au Sahel ou ailleurs n’ont été versés qu’aux terroristes. La réalité, de fait, est bien plus nuancée.

Comme dans n’importe quelle transaction commerciale d’importance (puisqu’il s’agit aussi de ça), il arrive que le besoin se fasse sentir d’un intermédiaire, un homme de confiance reconnu par les deux parties et qui puisse rapprocher les positions ou aplanir les difficultés. Le cas des prises d’otages est particulier (certes !), puisqu’un des acteurs de la transaction est illégal, et parfois clandestin. Au Sahel, les terroristes, qui maîtrisent le terrain et disposent de nombreux capteurs, se tiennent à distance des forces qui pourraient être tentées par une issue violente. Il s’agit donc, avant toute chose, de déterminer par quel chemin, nécessairement tortueux, on va pouvoir poser les essentielles questions préliminaires : Que voulez-vous ? Pourquoi avez-vous fait ça ? Qu’est-ce qu’on pourrait faire qui vous obligerait ?

L’argent dépensé qui fait tant gronder le New York Times sert donc d’abord à ça. Il achète la coopération des intermédiaires, il prouve la bonne foi (enfin, dans une certaine mesure, évidemment…) et permet de poser les bases d’une négociation que les terroristes ont tout intérêt à faire durer.

L’intermédiation est un business, mais pas comme les autres dès qu’il s’agit de jihadistes et d’otages. Le métier est complexe (gagner la confiance, construire une relation stable à défaut d’être apaisée, ne pas se faire flinguer par les concurrents et les adversaires de toute solution) et requiert du doigté jusqu’au bout, lorsque l’argent a été versé et que les prisonniers sont enfin libres. On trouve là de grands professionnels, des affairistes pistonnés ou des personnalités pour le moins ambigües, comme le sulfureux Moustapha Limam Chafi, conseiller du président burkinabé renversé récemment. Désormais réfugié à Abidjan, l’homme de l’ombre mauritanien, qu’Alger rêve de voir sanctionner par les Nations unies pour ses liens avec AQMI, ne nous sera peut-être plus utile à grand’chose.

On aimerait d’ailleurs lire dans la presse française des réflexions sur les conséquences de la révolution burkinabé sur notre dispositif clandestin au Sahel, mais je suis sans illusion – ou elles alors m’ont échappé et je présente par avance mes excuses à leurs auteurs.

Toujours est-il que la phase finale de la négociation est celle de tous les risques, lorsque l’affaire ne tient plus qu’à un fil, que tous les acteurs convergent vers un seul point et que les otages vont être libérés. C’est un moment d’équilibre sur le fil du rasoir, parfois géré en direct par les DG, alors que la cellule de crise retient son souffle et que les opérationnels sur le terrain se demandent comment ça va tourner. Autant dire qu’il faut avoir mûrement réfléchi au plan.

The Big Lebowski, de Joel et Ethan Coen (1998).

Le renseignement au cinéma : l’infiltration.

L’infiltration est à la fois la hantise et le Graal des services de renseignement, et tous s’ingénient à placer dans le camp d’en face des sources humaines tout en empêchant le dit camp d’en face de faire de même de ce côté-ci du limes.

Le terme, cependant, est souvent mal employé et mérite qu’on s’y arrête un instant. Les mots, après tout, ont un sens et il s’agit de savoir de quoi il est question ici. Une source humaine est un individu recruté par un service, qui le contrôle et peut éventuellement le rémunérer, pour recueillir des renseignements sur des sujets définis et dans un environnement particulier. Personne ne songera à interroger un avocat pakistanais au sujet de la vie politique colombienne, et la source recrutée par une agence spécialisée l’a évidemment été en fonction de ce qu’on appelle communément ses accès (i.e. ses propres sources, pour faire simple), à la suite d’une expression de besoin.

Tous les services de renseignement dignes de ce nom disposent de sources humaines, intrinsèquement clandestines, gérées depuis la centrale ou par un poste, selon des règles gravées dans le marbre mais en respectant les impératifs opérationnels de l’opération. Certaines sources peuvent être vues chaque semaine, d’autres tous les six mois. Certaines sont libres de se déplacer dans le vaste monde et peuvent être traitées dans un pays tiers, tandis que d’autres doivent être vues sur place, ce qui implique les contraintes que vous imaginez.

Le terme de source, d’ailleurs, ne décrit que la fonction de production de renseignement, mais aucunement l’ensemble des autres possibilités offertes, et on préfère utiliser, dans les textes officiels (manuels, doctrines, rapports et autres comptes-rendus), le mot agent. Un agent, en effet, n’est pas statique, et il peut être conduit à manœuvrer pour fournir ce qu’on lui demande. Il pourra même être employé à d’autres fins que la seule obtention de données protégées, et il pourra peser sur son environnement. C’est, par exemple, le cas de Verloc dans le roman de Joseph Conrad L’Agent secret (1907), adapté au cinéma à plusieurs reprises, notamment par Alfred Hitchcock en 1936 et par Christopher Hampton en 1996. J’ai, pour ma part, renoncé à corriger ceux qui confondent espion et agent secret. Le premier, qui est un fonctionnaire (civil ou militaire), manipule (là aussi les mots ont un sens) le second, et il est qualifié d’officier traitant par ceux des esprits qui ne s’arrêtent pas aux clichés les plus éculés.

Sabotage Secret Agent 1996

Toute l’affaire est évidemment illégale, ce qui conduit, tout aussi naturellement, à la dissimuler au regard des services de contre-espionnage étrangers. L’agent manipulé fait parfois bien plus que simplement répondre à des questions (et on revient à Conrad), et l’opération se doit d’être secrète. Une source humaine rémunérée, en effet, n’est ni plus ni moins qu’un citoyen étranger trahissant son pays pour un autre, par conviction, par intérêt ou sous la contrainte. Il n’est pas opportun de revenir sur les méthodes de recrutement d’une source (on pourra toujours aller voir ici), mais il convient avant tout de garder en tête qu’une source humaine rémunérée court de grands risques, tout comme son traitant, et que la chose se pratique donc avec un extrême rigueur. Les erreurs ne pardonnent pas, et si elles peuvent s’achever par l’expulsion de l’espion (ou sa plus ou moins longue incarcération, en fonction de son statut), elles ont d’autres conséquences, infiniment plus dramatiques, pour le traître.

La manipulation d’une source est donc un art délicat, tout en subtilité, faisant appel à des méthodes éprouvées, mélanges de psychologie, de sens politique, d’analyse et de techniques parfois ancestrales. Il reste, cependant, un confort pour le service qui la gère : la source peut, in fine, être sacrifiée et reste, à l’instar de l’équipe du major Dutch, expendable : elle est un moyen, un outil, et on peut s’en débarrasser en cas d’urgence si on décide de s’affranchir de tout sentiment humain. Cela n’arrive cependant pas si souvent, une source humaine pouvant se retourner contre ses (anciens) maîtres et la prudence étant un des maîtres mots de ce métier.

L’agent recruté et manipulé se doit de figurer dans la boîte à outils d’un service de renseignement. On a pourtant connu des agences spécialisées qui, par frilosité, posture morale ou dérive technophile, avaient fait le choix, non pas de l’action et de l’aventure, mais de la coopération internationale (les totems, pour les SR extérieurs français) ou du ROEM/SIGINT afin de ne pas s’exposer. Si la prudence est un maître mot, il ne s’agit pas non plus d’essayer d’accomplir sa mission comme si on pratiquait une activité routinière. La suite des évènements est souvent cruelle.

Il y a mieux, cependant, que la source humaine. Celle-ci, après tout, a été recrutée dans le milieu ciblé par le service de son traitant, et il faut la former aux mesures de sécurité, tenir compte de ses contraintes, écouter ses doutes, gérer sa peur, identifier les vulnérabilités au sein de son entourage, tout en étant conscient qu’elle a des limites. Certains services choisissent donc d’infiltrer les structures ou les groupes qu’ils ciblent à l’aide de fonctionnaires spécialement choisis et entrainés.

Une épée.

La démarche est logique. Pour savoir, comprendre et éventuellement agir, quoi de mieux qu’un insider expérimenté, autonome, capable de gérer seul une grande partie de sa sécurité, formé à la mise en forme des renseignements recueillis et parlant le même langage que l’équipe le gérant à distance. Le dispositif est évidemment tentant, mais il est aussi infiniment plus complexe, lourd et risqué que l’emploi d’une source.

L’agent recruté l’a été dans son milieu, et il est le plus souvent déjà en place, au contact des individus ou de la structure visés. Il bénéficie ainsi de sa propre histoire, ce qui lui permet de résister aux vérifications que ne manqueront pas de faire ses nouveaux amis, dans un groupe criminel, une cellule terroriste ou un mouvement politique clandestin. Il n’est ainsi nul besoin de construire ex nihilo une légende, ni de se préoccuper de la question, fondamentale, de la langue.

L’infiltration d’un policier ou d’un membre d’un service de renseignement est donc, d’entrée, infiniment plus ardue. La personne que l’on tente d’intégrer à un groupe clandestin a un passé, des études, une carrière. Il s’agit alors non seulement de l’effacer de nombre de registres mais de lui recréer une vie, de la couper de son environnement initial afin de lui permettre de gagner la confiance de son objectif. Il lui faut, et c’est véritablement indispensable, non seulement maîtriser la langue mais aussi la culture du milieu que l’on veut infiltrer. Un simple détail peut vous trahir, comme en fait la pénible expérience le lieutenant Hicox dans le par ailleurs très moyen Inglourious Basterds, de Quentin Tarantino (2009).

Pauvre lieutenant Hicox

La mode est au jihad, mais on oublie bien souvent que l’infiltration est d’abord au service de l’espionnage le plus classique, comme l’ont rappelé des centaines de romans et des dizaines de films plus ou moins réussis, jusqu’à la série télévisée The Americans (2013 – ) mettant en scène des illégaux du KGB. On pourra ainsi revoir, notamment, No way out (Roger Donaldson, 1987) ou La Main droite du Diable (Betrayed, Costa-Gavras, 1988), rapidement mentionné ici, et il faudra surtout se replonger dans les archives Mitrokhine (Le KGB contre l’Ouest : 1917-1991 et Le KGB à l’assaut du Tiers Monde. Agression – corruption – subversion. 1945-1991, de Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine, chez Fayard, 2000 et 2008).

No way out The Americans

Les services luttant contre le crime organisé ont également recours à l’infiltration, dans le but, non pas seulement de comprendre le fonctionnement des groupes criminels, mais de les faire tomber. Des organisations spécialisées comme la DEA – qu’il faut considérer comme un authentique service de renseignement et pas seulement comme une administration répressive – ont érigé cette méthode en véritable art, donnant naissance à une mythologie soigneusement entretenue. Le musée de la DEA, dans la banlieue de Washington, est à cet égard passionnant. L’infiltration a inspiré, au cours des années ’80, deux séries télévisées mythiques, Miami Vice (1984 – 1990) et, surtout, Un Flic dans la Mafia (Wiseguy, 1987 – 1990). Le thème de l’infiltration sera d’ailleurs au cœur de l’adaptation au cinéma de Miami Vice par Michael Mann en 2006, et avec elle toutes les questions liées à la loyauté et au double jeu. Les plus jeunes, quant à eux, pourront lire avec délice Biggles chez l’ennemi, du Capt W.E Johns (1935).

wiseguy Miami vice

Les sources humaines sont naturellement gérées, contrôlées, surveillées, évaluées, testées, mais l’enjeu, comme je le disais plus haut, est bien moindre que lors de l’engagement d’un infiltré. Le fonctionnaire passé de l’autre côté peut, à tout moment, devenir un trophée aux mains de l’adversaire, et à l’échec de sa mission s’ajoutera alors la nécessité de gérer une crise politique. Un espion démasqué devient un otage, et on connaît bien, en France, le prix d’une telle situation.

Infiltré, parfois profondément, l’espion ne peut être laissé seul trop longtemps. Si, pour des raisons évidentes, il lui est souvent impossible de communiquer avec la centrale, il doit pourtant se sentir épaulé, soutenu par une équipe qui peut lui apporter des réponses, contrôler son environnement et même déjouer des pièges ou prévenir des embuscades. La nécessité de ce contrôle, même de loin, est accrue par le besoin, impératif, de se protéger des éventuelles dérives de l’infiltré. On sait, comme le rappelle Jean-Charles Pommier, à quel point la chasse en solitaire est dangereuse, et les risques ne sont pas que physiques. L’équilibre psychologique des infiltrés est parfois soumis à rude épreuve en raison de ce qu’ils doivent faire ou voir (cf., par exemple, Les Promesses de l’Ombre, de David Cronenberg, en 2007), sans parler de leur retournement éventuel par l’adversaire.

Les promesses de l'ombre

La question de la source ou de l’infiltré est, en effet, inextricablement liée à celle du contre-espionnage et de la chasse aux taupes. Les exemples littéraires et cinématographiques sont innombrables, et on pense, évidemment, à Robert Littell, John Le Carré ou Graham Greene. Plus récemment, la série Homeland (2011 – ), qui ne vaut que pour sa 1ère saison, a bien illustré les doutes nés d’une trop longue présence en territoire indien. Les jihadistes, d’ailleurs, n’ont pas tardé à se mettre aux techniques d’infiltration et de subversion. La façon dont Mohamed Merah a pu tromper les policiers qui croyaient l’avoir retourné a tragiquement illustré la façon dont les terroristes, bien moins idiots que certains tentent de nous le faire croire, savent abuser des services engoncés dans leurs certitudes. La douloureuse affaire du camp Chapman, en 2009, avait déjà clairement démontré que les jihadistes faisaient aussi du renseignement, comme semblent le découvrir aujourd’hui certains commentateurs de la crise syro-irakienne.

Je ne m’attarderai pas ici sur l’infiltration pratiquée par les journalistes, même si on ne peut pas ne pas mentionner Tête de Turc (Ganz unten) le livre de Günter Wallraff publié en 1985. En l’espèce, cependant, Wallraff ne s’était pas attaqué à une organisation criminelle clandestine, et son travail visait d’abord à témoigner de la situation des travailleurs clandestins turcs en Allemagne de l’Ouest.

Les infiltrations de groupes jihadistes, pour tout dire, sont rarissimes, et même les services les plus aguerris rencontrent d’immenses difficultés à placer des sources au plus près des centres de décision. En 2007, Omar Nasiri livra dans Au cœur du jihad le récit de ses missions de sources au sein des cellules européennes du GIA puis du jihad international. Le FBI, selon une stratégie qui fait régulièrement jaser, se livre quant à lui à des provocations régulières à l’aide d’agents infiltrés qui permettent d’intercepter des terroristes le plus souvent en devenir. C’est, paraît-il, mieux que rien.

Le cas le plus spectaculaire a été révélé par son principal protagoniste, Morten Storm, en 2012. Biker danois converti à l’islam puis au jihad, il a révélé à la presse qu’il avait été recruté par les services intérieurs du Danemark (le PET), puis qu’il avait œuvré au profit du MI6 puis, surtout, de la CIA qui lui doit la localisation puis l’élimination de l’idéologue d’AQPA Anwar Al Awlaki en 2011. Storm, rémunéré et formé par ces services, n’était cependant pas un fonctionnaire en activité. Le récit de son aventure, Agent Storm. My life inside Al Qaeda and the CIA. (2014), se dévore et est d’une autre tenue que certains textes publiés récemment, sans parler de sa crédibilité.

Il est naturellement possible de s’approcher des jihadistes comme des mafieux ou des groupes politiques clandestins, jusqu’à recevoir leurs confidences ou relayer leurs messages. La chose n’est pas sans risque, mais elle n’a rien à voir avec une véritable infiltration, qui implique d’être sous couverture, et, pour faire simple, de se faire passer pour un autre.

OSS 117 : Le Caire, nid d’espions, de Michel Hazanavicius (2006).

Did you ever have a dream and not know when it started?

C’est une œuvre fascinante, rarissime que la Cinémathèque a projetée deux fois, ces jours-ci, dans le cadre de l’hommage qu’elle rend, à John McTiernan, le maître du cinéma d’action. Nomads, film envoûtant, cauchemar éveillé, est un chef d’œuvre imparfait, une fulgurance brouillonne et méconnue qui préfigure la carrière de l’homme qui, à la fin des années ’80, métamorphosa, en une poignée de blockbusters, le cinéma d’action hollywoodien et renvoya à la maison mère Chuck Norris (qui n’en revint jamais) ou Sylvester Stallone (qui finit par s’adapter, combien péniblement).

Delta Force

Cobra

Lauréat en 1986 du Grand prix du Festival du Film fantastique de Paris (1972-1989), Nomads est un récit inclassable, mêlant les genres les plus classiques du cinéma d’horreur (possession, échange d’identités, violences urbaines, lieux maudits) en un récit volontairement confus, ramassé sur quelques jours. L’intrigue, présentée froidement, n’a pourtant pas de quoi vous faire vous précipiter au cinéma le plus proche : un anthropologue français, Jean-Charles Pommier, qui vient d’accepter un poste d’enseignant dans une université californienne, découvre l’existence à Los Angeles d’un groupe de tueurs itinérants qu’il décide d’étudier, à ses risques et périls.

Bof et bof, me direz-vous, en pensant que le coup du gars qui a trouvé par hasard une vérité dérangeante qui finit par le perdre, on vous l’a déjà fait, merci. Sauf que non, justement. Le film n’a rien de banal, et il se révèle, presque d’entrée, passionnant. Inaugurant un style qu’il n’abandonnera jamais, John McTiernan entre en effet très vite dans son sujet – quand James Cameron met plus d’une heure à poser l’excellent Aliens, la même année. En 1995, avec Die Hard with a Vengeance, l’entrée en matière sera même pour le moins brutale.

Tourné avec peu de moyens à Santa Monica, Nomads échappe à toute classification, malgré son casting so eighties qui faisait craindre une énième variation esthétisante sans ambition. Sur une musique de Bill Conti (Rocky, L’Etoffe des Héros, etc.) et du guitar hero Ted Nugent, le film met d’ailleurs en scène un casting improbable fait de rock stars sur le déclin (Adam Ant, Josie Cotton), d’acteurs de second rang (Mary Woronov, Hector Mercado, Anna Maria Monticelli), dont certains issus de la télévision, comme Lesley-Anne Down, et surtout Pierce Brosnan, tout droit sorti des Enquêtes de Remington Steele (1982-1987).

Nomads

Brosnan y tient là son premier véritable rôle au cinéma après quelques figurations sans intérêt. Pénible freluquet à la télévision, hâbleur infernal au sourire de placeur d’encyclopédies, Pierce Brosnan est littéralement transfiguré sous la caméra de McTiernan, qui lui donne une toute autre prestance. C’est cette présence magnétique, que l’on retrouvera ensuite ponctuellement (chez le même cinéaste en 1999 dans le remake de L’Affaire Thomas Crown, ou dans Le Quatrième Protocole, de John Mackenzie, d’après le roman de Frederic Forsyth, en 1987), qui porte littéralement le film.

Nomads, en effet, est d’abord le récit des derniers jours du personnage interprété par Pierce Brosnan, et celui-ci, malgré le choix discutable du cinéaste de lui faire prononcer trois répliques en français, se révèle convaincant en explorateur rangé des voitures mais toujours tenté – et sans doute hanté – par l’inconnu.

Remington Steele

Jean-Charles Pommier

Le premier film de John McTiernan, qui en est également le scénariste, contient bien des thèmes majeurs de son œuvre, dont celui, peut-être central, de la traque. Combien de films du cinéaste sont-ils, en effet, le récit d’une chasse, du point de vue de la proie ou du chasseur ? Nomads, donc, mais aussi Predator (1987), Die Hard (1988), The Hunt for Red October (1990), Le 13e Guerrier (1999), L’Affaire Thomas Crown (1999) ou Basic (2003).

Die Hard Die Hard with a Vengeance

The 13th Warrior The Hunt for Red October

Basic Thomas Crown

On y court après d’étranges créatures (à moins qu’elles ne vous poursuivent), on y cherche un sous-marin, un trafiquant de drogue, de faux terroristes mais de vrais braqueurs, et même des mangeurs de morts, humains ou pas. La chasse donne du rythme aux intrigues, et ses rebondissements font sursauter d’autant plus que chasseurs et chassés n’ont rien de gibiers inoffensifs et s’affrontent sans merci. Chez McTiernan, on est là pour s’amuser, pas pour rigoler.

Jesse Ventura

Dans tous ces récits, un professionnel, militaire, scientifique, guerrier médiéval, policier, doit surmonter une situation inédite, qui dépasse de loin ce à quoi il est censé être préparé. De la Scandinavie aux grandes villes américaines en passant par les forêts équatoriales ou l’Océan Atlantique, les héros de McTieran sont défiés, isolés, parfois piégés, toujours confrontés à des ennemis plus puissants et souvent imprévisibles. Seul, de tous ces personnages, Jean-Charles Pommier, pourtant à peine plus amoché que Jack Ryan, John McClane, Ahmed ibn Fadhlan ou le major Dutch, succombe finalement à sa rencontre avec un adversaire dont la vraie nature l’a surpris, et finalement vaincu. Les autres héros de McTiernan, en revanche, finissent par s’imposer dans une lutte où ils paraissent pourtant ne jamais avoir eu l’initiative, leur victoire n’étant rendue possible que par leur capacité d’analyse, d’adaptation et d’improvisation.

It it bleeds, we can kill it.

John McClane

Les traques au coeur des récits de McTiernan sont menées ou subies par des professionnels reconnus, expérimentés, mais forcés de puiser dans leurs ultimes ressources. La lutte qu’ils mènent passe par une exploration minutieuse de leur environnement, qu’il s’agisse d’un réseau de cavernes en Suède, d’une jungle sud-américaine, d’un gratte-ciel ou des ruelles de Los Angeles. Cette étude de ce qui les entoure permet au cinéaste de profiter pleinement de ses décors, soignés, parfois spectaculaires, et la maison des Pommier, dans Nomads, est à cet égard une trouvaille. Lieu maudit, vite abandonné par ses précédents propriétaires, elle devait être un cocon pour les Pommier mais se révèle au contraire être l’objet d’un pèlerinage macabre.

La force du film réside dans le halo de surnaturel qui entoure ses personnages. Face à une menace qu’il a immédiatement identifiée mais dont il n’a pas perçu tous les aspects, Pommier, emporté par sa curiosité, va trop loin et finit par se perdre. Le major Dutch, face à un alien, survit, tandis qu’Ibn Fadhlan découvre que les créatures qu’il combat sont désespérément humaines – et peuvent donc mourir puisqu’elles saignent… Pommier n’a aucune chance, et sa confrontation avec des esprits ne pouvait que lui être fatale. On se prend à penser que Nomads aurait pu être tourné par John Carpenter, Brian De Palma ou William Friedkin.

La focalisation de la caméra, dès le générique, sur une image que l’on reverra ensuite (et qui sera reprise dans les bandes-annonces avant de devenir le symbole du film), donne le ton.

Nomads

Le mystère autour de cet indigène sans visage, photographié sur la banquise, est comme un avant-goût du récit. La figure du nomade, si fascinante, si inquiétante pour une société profondément urbaine, est au coeur des travaux de Jean-Charles Pommier. Après une folle errance de 30 heures dans Los Angeles à la poursuite de ceux qui rôdent autour de sa maison, il livre à son épouse ses premières conclusions avant de découvrir qu’il ne poursuit pas simplement des marginaux ultra violents mais des créatures qu’il n’a jamais côtoyées dans toute sa carrière. Au bord de la folie, doutant, même, de ce qu’il a vu, il évoque, au cours d’une scène mémorable, les conversations avec un vieil homme au cours de sa carrière :

The old man on Atavak used to tell a tale of the dangers of travelling far… of hunting alone on the ice…

On le sent songeur, troublé, et cette phrase, qui suggère de dangereuses rencontres mais aussi la folie qui guette, a les accents inquiétants que prendra, dans Predator, Anna, la prisonnière des soldats américains perdus dans la jungle. Plus explicite, plus effrayée, aussi, elle aussi suggère une présence maléfique, tapie quelque part et attendant son heure pour frapper :

When I was little, we found a man. He looked like – like, butchered. The old woman in the village crossed themselves… and whispered crazy things, strange things. « El Diablo cazador de hombres. »  Only in the hottest years this happens. And this year, it grows hot. We begin finding our men. We found them sometimes without their skins… and sometimes much, much worse. « El cazador trofeo de los hombres » means the demon who makes trophies of men.

Anna

McTiernan délaissera le surnaturel et le fantastique jusqu’en 1999, à l’occasion de son adaptation, dans des conditions houleuses, du roman de Michael Crichton Les Mangeurs de Morts (Pocket, 1994, 157 pages). Sa filmographie, qui comprend un authentique navet (le remake en 2002 du Rollerball de Norman Jewison), n’a, en fait, plus jamais retrouvé l’inventivité des premières années. Nomads, à cet égard, est aussi une promesse non tenue, perdue en route quand le succès conduisit le cinéaste vers des productions de plus en plus lourdes et de plus en plus formatées. Reste qu’entre 1986 et 1990, en quatre classiques, John McTiernan révolutionna un genre et que Nomads constitue, malgré ses défauts, une expérience fascinante, un cauchemar brumeux qui ne s’efface pas facilement.

 

Mais où est donc passé le 27e Régiment de Dragons ?

Pierre Mondy est mort le 15 septembre 2012. Acteur et metteur en scène, au théâtre comme au cinéma, héros récurrent à la télévision, personnalité attachante, il méritait un hommage à la hauteur de son talent et de ses réalisations. Fidèle en cela à sa réputation d’excellence culturelle et d’intransigeance intellectuelle, TF1, la chaîne qui accueillit douze saisons de la série Les Cordier, juge et flic, choisit de diffuser le 16 septembre 2012, en lieu et place du chef d’œuvre de Martin Scorsese Les Infiltrés (The Departed – 2006), ce monument français du film de guerre qu’est la comédie que Robert Lamoureux réalisa en 1973 Mais où est donc passée la 7e compagnie ? Sans doute le plus grand film de guerre jamais produit en France, ce monument de l’histoire du 7e art méritait évidemment une 84e rediffusion afin de rendre un hommage mérité au disparu…

Mais où est donc passée la 7e compagnie ? The Departed

Avec un peu plus de panache, et s’ils ne l’avaient pas associé à de célèbres cours de langues ou à des biscuits salés que l’on déguste entre amis avant le dîner, les responsables des programmes de TF1 auraient pu exhumer de son oubli la fresque qu’Abel Gance consacra en 1960 à la bataille d’Austerlitz et dans laquelle Pierre Mondy incarnait, quand même, Napoléon 1er – ce qui a une autre gueule que le sergent-chef Chaudard.

Echec commercial retentissant, Austerlitz est une ambitieuse production internationale, portée par une éclatante distribution (Jean Marais, Martine Carol, Elvire Popesco, Georges Marchal, Vittorio De Sica, Michel Simon, Claudia Cardinale, Jack Palance, Orson Welles, Nelly Kaplan, Jean-Louis Trintignant ou Jean Mercure). Tournée en Yougoslavie, en grande partie dans des studios à Belgrade, la fresque voulue par Abel Gance (et réalisée avec l’aide du cinéaste Roger Richebé, également coscénariste), contrairement à son titre, ne se contente pas de raconter la plus grande victoire de l’Empereur mais relate les événements y conduisant, depuis la paix d’Amiens (25 mars 1802) jusqu’à la constitution de la Troisième coalition sous l’égide de l’Angleterre, en 1805, en passant par l’accession de Bonaparte au consulat à vie (2 août 1802) puis son couronnement (2 décembre 1804).

Austerlitz

Classique dans sa mise en scène, le film n’oublie ainsi rien des grands moments de ces trois années et privilégie les scènes longues, ne lésinant ni sur les décors ni sur les figurants ni sur les costumes. La présence d’une pléiade d’acteurs de premier plan, qui sont loin d’être des trophées du cinéaste et apportent leur contribution à l’ensemble, permet de valoriser des personnages importants sur lequel le film, pourtant long (166 minutes) ne peut s’attarder. On y croise ainsi Lazare Carnot sous les traits de Jean Marais, Robert Fulton joué par Orson Welles ou le général Weirother par Jack Palance. Contrairement à ce que certains critiques ont d’ailleurs pu reprocher, l’apparition régulière de visages connus ne distrait pas véritablement le spectateur, et renforce le sentiment que le film ne néglige rien.

Les dialogues, très écrits, regorgent de fortes pensées qui évoquent parfois le théâtre et prennent d’autant plus de force qu’elles sont récitées par de grands comédiens. Parmi celles-ci, on peut se permettre de citer « Le peuple, hélas, souhaite toujours la force au lendemain des désordres » (Carnot), « Il y a des cas en politique où on ne peut sortir que par des fautes » (Talleyrand après l’exécution du duc d’Enghien) ou « Un ministre de la police qui ne veut pas qu’on le réveille est un jean-foutre » (Bonaparte à la même occasion, dans la nuit du 21 mars 1804) – ma préférée étant « En France on n’admire que l’impossible ». S’ils contribuent à dater le film, ces dialogues lui donnent aussi une certaine tenue et témoignent d’une époque du cinéma.

Ils révèlent également, dans une succession de tableaux montrant à la fois l’évolution du pouvoir du futur empereur et la marche à la guerre, l’ambition pédagogique du film, qui se veut un récit fidèle et accessible au profane d’une partie essentielle de la geste impériale. On y voit un Bonaparte travaillé par l’idée de son destin, préoccupé par l’héritage de la Révolution et entouré par une famille qui s’élève en même que lui.

Pierre Mondy trouve sans doute là son plus grand rôle. Tour à tour chef de guerre, maître espion, politicien, mari, amant, fils et frère, il incarne à la perfection ce concentré de volonté, ce chef de guerre génial qui défie les vieilles puissances européennes et sème, sans le savoir, les graines de futurs grands désordres. Mondy, que l’on a souvent vu débonnaire, voire placide, s’y montre colérique, impatient, pressé (pas plus de trente minutes avec sa maîtresse), intraitable avec les tièdes mais aussi capable d’humanité, proche de ses soldats et même – ponctuellement – sensible à l’humour.

Fasciné par son sujet, Abel Gance, déjà auteur en 1927 d’un Napoléon (avec Albert Dieudonné et Antonin Artaud, notamment), tente de s’en tenir à un récit historiquement fondé. Il est permis, cependant, de relever que la façon dont il relate la mort du duc d’Enghien exonère l’Empereur de ses responsabilités. J’avoue ici mon ignorance de l’état du débat historique et n’émettrai donc pas de jugement définitif. Tout au plus puis-je émettre des doutes.

Napoléon (1927) Napoléon

Abel Gance nous montre également un chef de guerre menant une ambitieuse stratégie continentale, distribuant ordres et instructions avec aisance, ne reculant pas devant les obstacles les plus importants. La bataille d’Austerlitz, tournée à la fois en studio et en décors naturels, est l’occasion de voir l’Empereur inspectant ses troupes, bavardant avec elles, rassurant ses généraux avant le début du combat, et même ému par une rencontre fortuite avec le maréchal Koutouzov, alors que la défaite des alliés est consommée.

La fresque d’Abel Gance dresse donc le portrait d’un homme exceptionnel, dont le génie militaire et politique trouve sa plus brillante illustration à Austerlitz. Si le récit de la bataille paraît bien fade, c’est aussi qu’il a plus de cinquante ans. Les blessés sont dignes, les morts propres, et sans doute cet engagement historique aurait-il eu une autre ampleur devant la caméra de Ridley Scott (celui de Black Hawk Down, évidemment, pas celui de Robin des Bois, cet ahurissant naufrage) ou de Steven Spielberg, mais cette partie, désormais un peu datée, ne doit pas faire oublier les deux heures de manœuvres politiques qui la précèdent et qui constituent une leçon d’histoire bien plus enrichissante que la série télévisée qu’Yves Simoneau consacra en 2002 à l’Empereur, alors interprété par Christian Clavier.

 

Et je dédie cette chronique à un Grognard qui passa sans coup férir des forces spéciales à l’étude du jihad égyptien avant de traîner ses guêtres pour la République de chaque côté de la Khyber Pass. Il se reconnaîtra.

If you’re first out the door, that’s not called panicking.

C’est un film (quasi) parfait, fascinant, passionnant de bout, haletant sans la moindre course-poursuite, sans le moindre coup de feu, et pourtant d’une terrible violence. A l’opposé des blockbusters insipides que les grands studios produisent désormais à la chaîne comme des machines devenues folles, Margin Call est une œuvre riche, d’une maîtrise formelle d’autant plus spectaculaire qu’il s’agit du premier long métrage de son auteur, J.C Chandor.

Le sujet était pourtant difficile, complexe, et son traitement aurait pu accoucher d’une nouvelle charge sans finesse, comme le dernier film de Costa-Gavras, le très lourdaud Le Capital, (2012, avec Gad Elmaleh qui a depuis appris à aimer les banques, surtout LCL), ou d’un portrait efficace mais outré, comme le fameux Wall Street, d’Oliver Stone (1987).

Le Capital Wall Street

Pour relater de l’intérieur les derniers moments précédant la crise financière de 2008, Chandor s’est placé aux côtés des acteurs de la crise, du plus humble au plus puissant, et il les a suivis au plus près. Implacable, monstrueux, le cataclysme qui va faire vaciller le monde n’est, en effet, pas seulement affaire de mécanique financière. Il est aussi affaire de personnalités jouant chacune leur partition, et c’est là, dans ces open spaces et ces salles de réunion, que le cinéaste a posé sa caméra.

Pas de dénonciation emportée ici, pas de leçon de morale pour révolutionnaire du dimanche en mal de grand soir ou de sympathisant néopoujaddiste, mais une admirable sobriété, et un regard presque clinique sur une poignée de personnages tous remarquablement interprétés. La distribution (Kevin Spacey, Paul Bettany, Jeremy Irons, Zachary Quinto, Penn Badgley, Simon Baker, Demi Moore, Stanley Tucci, et même Mary McDonnell) donne en effet le vertige, et son ampleur renforce l’admiration que l’on nourrit pour le jeune cinéaste, jamais écrasé par ses acteurs quand tant d’autres seraient restés paralysés. Comme dans les plus grandes pièces de Shakespeare, aucun de ces personnages n’est d’ailleurs anecdotique, et leur nombre et leur complexité garantissent de présenter l’affaire sous plusieurs angles, afin d’en restituer toute la complexité.

Si tous les acteurs sont remarquables, il faut, comme d’habitude, souligner les exceptionnelles performances de Jeremy Irons, de Kevin Spacey, de Paul Bettany et de Stanley Tucci. Irons campe ici un prédateur de classe mondiale, capable de toutes les audaces et de toutes les vacheries. Son attitude n’est cependant pas seulement faite de cynisme mais d’une froide lucidité sur le système économique au sein duquel il évolue. Face à lui, Spacey est un subordonné loyal, dont le mélange de fragilité personnelle et de capacité à jouer le jeu dit toute la complexité. Et Paul Bettany, grand frère cynique, dur mais sympa, sympa mais dur, tient sans doute là son meilleur rôle depuis le remarquable Master and Commander, de Peter Weir (2003). Tucci, l’homme qui a tout compris et dont l’éviction initiale est chargée d’une terrible ironie, est lui aussi impeccable.

Tourné en grande partie dans les anciens bureaux d’une entreprise emportée par la crise, dans une tour de Manhattan, Margin Call a bien tout d’une tragédie. On y retrouve la règle des trois unités à peine modifiée (gérer en 36 heures le début de la crise, essentiellement au siège de la société) et cet enchaînement tragique qui fait les grandes œuvres, l’ensemble étant filmé avec une discrète élégance. La qualité de l’image, le soin apporté aux détails, les teintes, évoquent parfois le cinéma de Michael Mann, comme si le maître du film d’hommes avait filmé la crise boursière. On pense aussi au chef d’oeuvre du dramaturge et scénariste David Mamet, Glengarry Glen Ross (1992), dont la distribution avait, elle aussi, été saluée par la critique (et au sein de laquelle on trouvait déjà Kevin Spacey).

Glengarry Glen Ross Margin Call

Le film de Chandor illustre à merveille la maîtrise technique et narrative dont seuls les cinéastes américains paraissent capables. Sans effet de manche, sans musique ou si peu, le cinéaste (qui est aussi son propre scénariste) parvient sans effort apparent à rendre passionnante cette incompréhensible histoire d’avoirs toxiques. Personne, face à l’écran, n’y comprend rien, mais tout le monde saisit l’importance historique du moment et les enjeux qui en découlent. Le film, par delà ses immenses qualités cinématographiques, recrée magistralement les ambiances de cellule de crise, lorsqu’à la gestion des événements s’ajoutent les jeux politiques des uns et des autres pour sauver leur tête et couper celle du voisin. Il y a sans doute là bien plus à apprendre et à méditer que dans la sanglante saga de The Game of Thrones. Le destin du personnage de Demi Moore (dont c’est sans doute le plus grand rôle) est, à cet égard, exemplaire.

Demi Moore

Le film s’achève par une étrange et triste scène – que je ne vous raconterai pas – et quand l’écran devient noir on n’entend plus que les pelletées de terre d’un homme qui creuse une tombe. Tout est dit.

Le renseignement au cinéma : gagner les coeurs et les esprits.

Non seulement massacrer ses ennemis est passé de mode (ce qu’on peut déplorer), mais il a en plus été démontré que ça pouvait, soit ne pas marcher, soit ne pas suffire. Du coup, les armées occidentales tentent depuis des décennies de convaincre les populations au milieu desquelles elles combattent du bienfondé de leur lutte et de leur mission. Une telle démarche est censée éviter la cruelle désillusion du centurion Mordicus Tullius, connu pour sa fameuse formule : « On se bat contre les gens, on les massacre, on les envahit, on les occupe, et après, sans raison, ils se retournent contre vous ».

Ceux que ça intéresse pourront d’ailleurs consulter avec profit les recensions d’ouvrages consacrés au sujet par War Studies Publications, les réflexions d’En Vérité ou les études de l’IRSEM, avant d’observer d’un œil neuf les actions de la France au Sahel ou en RCA.

Cette approche de la lutte contre une guérilla ou une insurrection  nécessite évidemment de déployer sur le terrain des unités qui ne soient pas composées de brutes avinées, de pillards patentés ou de suprématistes blancs dont on connaît la faible empathie pour la souffrance des populations du Sud. Il s’agit également de disposer d’un commandement adéquat, qui ne raisonne pas seulement à courte vue, a pris la mesure de l’environnement dans lequel doit s’accomplir la mission et n’attend des résultats immédiats. On peut ici rendre hommage à ceux qui ont envoyé en RCA pour y rétablir l’ordre l’équivalent d’un régiment renforcé en indiquant que l’opération prendrait fin au début du mois de juin 2014. Demain, donc. Mais nous savons bien, en France, à quel point l’Histoire est sans pitié pour ceux qui tentent de gouverner un pays comme on gère une petite épicerie.

On imagine sans mal à quel point il est difficile et dangereux de combattre un ennemi caché au sein d’une population dont on connaît peu ou pas les ressorts profonds, mais un observateur lointain ne peut ressentir la tension du terrain, ni subir la pression permanente d’un danger invisible. Ceux qui critiquent donc doivent donc garder en tête les aspects les plus concrets de telles opérations, et ne pas se tromper de cibles.

48 heures, de Walter Hill. 1982

Le renseignement au cinéma : les faits et les certitudes (1)

Les jihadistes d’AQMI ? Une bande de pouilleux balayés en une semaine, et de la main gauche, encore. Le jihad ? Un feu de paille. Les milices en RCA ? De grands enfants un peu turbulents qui ne connaissent pas la puissance de la magie de l’homme blanc. Les attentats de Nairobi et Dar-es-Salam en 1998 ? Les services secrets soudanais. Les Ardennes ? Infranchissables. Le Vietminh ? Sans artillerie. La chevalerie française à Azincourt ? Invincible.

Depuis des décennies, les intelligences studies se concentrent sur les dysfonctionnements conduisant aux naufrages que connaissent de temps à autre les services de renseignement et les états-majors. On peut ainsi lire, essentiellement en langue anglaise, de fascinants développements sur les biais idéologiques, les dérives technologiques, les filtres culturels, les aveuglements collectifs et les pressions gouvernementales qui peuvent mener à des échecs.

On oublie cependant trop souvent d’étudier la capacité de nuisance de personnalités isolées, placées à des postes centraux et qui, armées de leurs seules convictions, conduisent avec elles tout le système dans le mur. Dans un monde idéal, de tels responsables se verraient contrés par leurs supérieurs, ou circonvenus par leurs subordonnés, mais il n’est pas toujours possible de s’opposer aux options retenues, quand bien même on en aurait la volonté. Dans le système pyramidal qui caractérise les administrations, la pensée hétérodoxe ne peut être la bienvenue et la force de conviction vient avec la puissance hiérarchique.

Obama RCA Sangaris

Ce décalage entre la réalité sur laquelle il faudrait peser et ceux qui ont les moyens de le faire mais n’en éprouvent pas le besoin explique bien des échecs. S’il n’est évidemment pas question d’exonérer les services de leurs responsabilités – et elles sont parfois tellement grandes qu’on est pris de vertige, il n’est pas inutile de se pencher sur le cas de ces professionnels déconnectés usant de leur pouvoir pour imposer au système des décisions au mépris des faits, des analyses ou même du bon sens.

Je pourrais, par exemple, vous parler du regretté Fazul Abdallah, dont la carrière aurait pu être abrégée, mais ce serait retourner la hallebarde dans la plaie, et ça n’est pas mon genre, d’autant plus que cette histoire est déjà ancienne. Je préfère m’arrêter sur une idée soufflée par Clarisse qui réagissait à la fois aux scissions au sein du jihad syrien et des difficultés observées dans les grands services de renseignement et de sécurité occidentaux – et pas que – face à l’islamisme combattant. « Il s’agit d’une lutte entre les anciens et les modernes », m’a-t-elle asséné. « Les seconds prennent le pas, parfois brutalement, sur les premiers », déphasés, dépassés, déconnectés, presque perdus.

Aux combattants des années ’90 et 2000 succèdent à présent de jeunes hommes encore plus radicaux, sans attache personnelle avec le jihad fondateur contre les Soviétiques et formés par la résistance à l’Empire en Irak. Après tout, le jihad syrien, mené en partie par un groupe formé par Abou Moussab Al Zarqawi, n’est qu’une déclinaison du jihad irakien, et il s’en diffère surtout par son ampleur et sa facilité d’accès.

Face à ces terroristes, les services qui les combattent sont dirigés par des hommes ayant parfois, eux aussi, fait leurs classes contre les Soviétiques (ou les Syriens, même si certains l’ont manifestement oublié). Dans l’administration et les forces armées, où les promotions sont plus lentes qu’au sein de groupes clandestins pratiquant un darwinisme brutal et sans entrave (bien que ponctuellement attachant par son refus des compromis), cette génération de hauts responsables se voit forcée de lutter contre des hommes qu’elle comprend d’autant moins qu’ils ont succédé à des terroristes dont elle ne saisissait déjà pas les motivations, ou sur lesquels elle projetait de vieux concepts.

Si l’explication ne peut évidemment tout éclairer, elle a l’immense mérite de souligner une des caractéristiques de cette guerre qui dure et n’en finit pas de s’étendre. Contre des ennemis en colère qui innovent et se nourrissent de nos ripostes mêmes, nos systèmes socio-politico-administratifs ne peuvent, fort logiquement, que tenter d’améliorer l’existant sans parvenir à faire la révolution. Cet état de fait explique, en partie, mon immense scepticisme quand on me parle de lutte contre la radicalisation religieuse. Surtout, on voit mal comment ceux qui ont ignoré un phénomène, l’ont mal compris ou l’ont nié pourraient, d’un coup, et le cerner parfaitement et concevoir des stratégies que devraient valider des dirigeants encore plus impuissants.

Monty Python and the Holy Grail, de Terry Williams et Terry Jones, 1975.

We gotta play with more bullets.

Michael Cimino n’a réalisé que huit films entre 1974 (Thuderbolt and lightfoot – Le Canardeur, avec Clint Eastwood) et 1996 (Sunchaser, avec Woody Harrelson), et sa dernière participation à un projet cinématographique remonte à 2007 (Chacun son cinéma ou Ce petit coup au coeur quand la lumière s’éteint et que le film commence, aux côtés d’une trentaine d’autres cinéastes). Il bénéficie cependant d’une incroyable réputation de réalisateur génial, incontrôlable, exigeant, capable du pire comme du meilleur, et fossoyeur, à la suite du désastre de Heaven’s Gate (Les Portes du Paradis) en 1980, du studio le produisant, United Artists, vendu en quasi faillite à la MGM.

La Porte du Paradis

Le naufrage de Heaven’s Gate est intervenu alors que Michael Cimino venait de triompher en remportant deux Oscars (meilleur film, meilleur réalisateur) pour son chef d’œuvre, The Deer Hunter, sorti en 1978. Diffusé en France sous le titre, simpliste et racoleur, de Voyage au bout de l’Enfer, ce film constitue une date majeure de l’histoire du cinéma, à la fois dans la longue série de longs métrages consacrés au conflit vietnamien et dans celle, interminable, des films de guerre.

The Deer Hunter

The Deer Hunter

The Deer Hunter

The Deer Hunter

Mais, comme toute œuvre de cette ampleur, The Deer Hunter est bien plus qu’un film de guerre. On n’y voit d’ailleurs que très peu de combats, les scènes vietnamiennes se déroulant surtout dans un abominable camp de prisonniers, dans un hôpital militaire et dans un bouge pour le moins hallucinant.

Jeu avec la mort

Le film est d’abord le portrait d’un homme et de sa communauté, scrutés en détails dans leur vie quotidienne, au cœur d’une ville industrielle de Pennsylvanie. Michael Cimino, dont c’est seulement la deuxième réalisation, y fait montre d’une incroyable virtuosité dans l’étude de caractère et le portrait de groupe.

Ils sont six amis, Mike (Robert De Niro), Stan (John Cazale), Steven (John Savage), Nick (Christopher Walken), John (George Dzundra) et Axel (Chuck Aspegren). Tous, sauf John, qui tient un bar, sont employés de l’usine sidérurgique de Clairton, en Pennsylvanie. Ils vivent là une existence sans grand relief, sans grande ambition, au sein d’une communauté russe partagée entre les immigrés de première génération et une jeunesse américaine qui s’ennuie et essaye de ne pas penser à sa situation.

Construit autour de trois parties d’une heure (et même de trois actes, selon certains critiques), le film s’attarde longuement sur la description de cette vie simple, sans trop d’argent, dans le décor triste et boueux des aciéries. On boit, on rigole, on se chamaille, on fait des blagues idiotes, on jure, et on n’a guère d’avenir hors de la ville. C’est d’ailleurs là qu’on va se marier. Steven épouse Angela (jouée par Rutanya Alda), bien qu’elle soit enceinte d’un autre. Et Nick se fiance avec Linda (Meryl Streep), bien qu’elle éprouve sans doute des sentiments pour Mike.

Dès les premières minutes, Mike s’impose comme le leader naturel de la bande d’amis. Bien plus intelligent, il est aussi plus digne, et on ne le voit jamais aussi imbibé que les autres. Solitaire, presque taiseux, on perçoit chez lui une vraie profondeur, qui le fait toujours se tenir à distance, comme un observateur.

Toutes ses qualités sont visibles lors de la scène du mariage, longue, en partie improvisée, qui révèle la puissance du talent de Michael Cimino, extraordinairement à l’aise pour filmer les gens simples, pour saisir des expressions et créer sa toile par petites touches. On retrouvera cette sensibilité sociale dans Heaven’s Gate, puis, plus subtilement dans L’Année du Dragon (Year of the Dragon, 1985), un des plus grands films policiers des années ’80 – et nouveau portrait d’un homme déterminé. Il faudra attendre Breaking the Waves, de Lars von Trier (1996), pour voir une telle scène de mariage. Mais ne nous égarons pas et ne mélangeons pas les torchons avec les serviettes.

Year of the Dragon Breaking the Waves

Ce mariage est un moment de fête d’autant plus important dans ce quotidien terne que Mike, Nick et Steven doivent partir au Vietnam dans les heures qui suivent. Il est donc bien plus que le changement de vie des jeunes épousés, il symbolise un véritable basculement, et la fin, définitive, d’une époque et d’une certaine innocence.

The Deer Hunter : le mariage

La personnalité de Mike est particulièrement mise en valeur lors des parties de chasse au daim auxquelles se livrent les amis dans les montagnes avoisinantes (qui devraient d’ailleurs être des collines, puisque les Appalaches sont un massif ancien, mais Cimino a préféré le relief plus spectaculaire des Cascade, sur la côte Pacifique). Mike s’y montre un chasseur déterminé, capable de se concentrer quand ses amis sont d’abord là pour picoler, utiliser leurs armes et rigoler ensemble.

On perçoit alors que Mike est un prédateur, un homme à la volonté inflexible, et qu’il ne sera sans doute pas dans la guerre qu’il va rejoindre un soldat comme les autres. Et de fait, on le retrouve rapidement dans un village, dans les rangs des forces spéciales, tuant et brûlant ses ennemis avec une froide détermination – et sidérant ses amis. Le deuxième acte commence, et avec lui l’enfer ouvre ses portes.

Mike fait la guerre.

Capturés par l’ennemi, détenus dans une prison abjecte construite au bord d’un fleuve, Mike, Nick et Steven sont soumis au bon vouloir de geôliers qui torturent leurs prisonniers en les forçant à jouer à la roulette russe. Ce passage, devenu mythique, a été vivement critiqué à la sortie du film. Tous les spécialistes du conflit ont ainsi rappelé qu’aucun cas de roulette russe imposé à des POW n’avait été porté à leur attention. D’autres critiques ont estimé, sans doute à raison, que les personnages des soldats vietnamiens, cruels, sadiques, violents, étaient des caricatures racistes. Si cette accusation n’est pas infondée (et on doit pouvoir décrire la brutalité bien connue des soldats vietnamiens à l’égard des prisonniers américains – ou français sans tomber dans l’excès), la critique relative à la roulette russe est absurde. Il faut d’ailleurs noter que cette même accusation de racisme sera portée en 1985 au sujet de L’Année du Dragon. Et elle sera également entendue, la même année, lors de la sortie de Midnight Express, d’Alan Parker.

Russian roulette

Michael Cimino, qui a participé à l’écriture du scénario, raconte bien l’histoire qu’il veut, et sa liberté narrative le conduit à s’éloigner de la réalité historique. A aucun moment il n’envisage de tourner LE film définitif sur le conflit, puisque son projet est bien, d’abord et avant tout, de parler des conséquences d’une guerre sur un groupe d’hommes. Comme dans le cas d’Apocalypse Now (1979), le chef d’oeuvre de Francis Ford Coppola, il faut considérer The Deer Hunter comme un film universel, partant d’une situation contemporaine pour poser des questions intemporelles.

Le supplice de la roulette russe devient la croix que portent en commun Nick, Steven et Mike. Plus que jamais inflexible, ce-dernier retourne même le jeu contre ses bourreaux à l’issue d’un plan d’une audace invraisemblable. Il sauve ainsi ses amis, qu’il portait déjà à bout de bras, et saute même de l’hélicoptère qui les avait recueillis pour sortir Steven du fleuve dans lequel il est tombé.

Escape

La suite du film n’est plus qu’un long cauchemar. Traumatisé, amnésique, Nick est soigné dans un hôpital militaire alors que le régime sud-vietnamien est en train de s’effondrer. Grièvement blessé, Steven ne doit son salut, si l’on ose dire, qu’à Mike et disparaît lui aussi. C’est donc Mike que l’on suit, désormais. Il revient à Clairton, la poitrine couverte de décorations et de rubans, mais plus sombre et distant que jamais. Il y retrouve ses amis, eux aussi marqués, à leur façon, par la guerre, et y apprend la profonde dépression d’Angela. Repartant à la chasse, il ne parvient plus à tuer et renonce à abattre le daim qu’il tenait dans son viseur. En l’absence de Nick, il avoue son amour à la jeune femme, et il apprend également que Steven est soigné dans un hôpital militaire.

La visite qu’il rend à son ami est une des scènes les plus éprouvantes du film, et elle s’impose, sans qu’elle soit tournée dans ce but, comme une des plus implacables argumentations pacifistes de l’histoire du cinéma. Coincé dans un fauteuil roulant puisqu’il a perdu ses jambes, paralysé du bras gauche, Steven tente de survivre dans l’environnement débilitant d’une institution où de vieux vétérans et des infirmières prennent soin de blessés de guerre grièvement atteints. L’arrivée de Mike, en uniforme, incarnation de la force tranquille, est terrible. En 2003, à l’occasion d’une remise de prix, Robert De Niro a même pleuré en public en racontant le tournage de cette scène, qu’il a qualifiée de « plus émouvante » de sa carrière.

Steven à l'hôpital militaire

Et le fait est que le film ne cesse de gagner en intensité depuis le début de l’acte 2. Du Vietnam au retour en Pennsylvanie, chaque scène est plus émouvante, et on ne peut qu’être impressionné, à la fois par la grande maîtrise narrative du cinéaste et par l’étourdissante prestation des acteurs, tous remarquables. Gravement malade, presque mourant, John Cazale tient son dernier rôle à la perfection. Décédé peu de temps après la fin du tournage, l’acteur laisse le souvenir d’un artiste incroyable qui a, en peu de temps, joué sous la direction de Coppola (Le Parrain 1 et 2, en 1972 et 1974 ; Conversation Secrète la même année) ou de Sidney Lumet (Un Après-midi de Chien, 1975).

John Cazale

Meryl Streep, dont la carrière se passe de tout commentaire, y est déja lumineuse tandis que John Savage est admirable de retenue. Christopher Walken, qui remporte là son seul Oscar (meilleur second rôle masculin), s’y impose comme l’acteur des rôles borderlines. De Niro, enfin, y est magistral. Lui aussi a joué dans Le Parrain (le deuxième volet), et il est déjà l’acteur fétiche, le compagnon de route, de Martin Scorsese (Mean Streets en 1973, Taxi Driver en 1976, New York New York en 1977).

La fin du film est d’une tristesse rarement vue. Apprenant que Nick est encore en vie, à Saïgon, Mike y retourne en pleine débâcle et le retrouve dans un club privé où il joue à la roulette russe. Le jeu des gardiens de camp, évidente allégorie de la guerre, a marqué comme jamais la vie de ces trois hommes et voilà que les deux amis encore valides refont la partie qui les sortis de l’enfer. Mais en sort-on jamais, finalement ?

Une dernière partie

Mike accompagne aux Etats-Unis le cercueil de son ami et assiste à son enterrement. Réunis autour d’une table du bar de John (admirable George Dzundra), les amis d’avant-guerre se retrouvent, à jamais changés.

Admirable film, portrait d’un personnage fascinant, monument d’interprétation, The Deer Hunter est gagné, d’entrée, sa place parmi les films légendaires. Sa distribution, en état de grâce, porte un propos d’une rare puissance, jamais lourde. La mise en scène, qui évite toute démonstration excessive, ne nous épargne rien, ni la violence ni les larmes ni les silences. On sort de là sonné, et paradoxalement ébloui.

La dernière cartouche

What did you see, old man?

Les grands studios hollywoodiens, en panne d’inspiration depuis de trop longues années, n’en finissent pas revisiter les grandes franchises. Le résultat est parfois remarquable, comme lorsque Christopher Nolan s’empare de Batman (Batman Begins en 2005, The Dark Knight en 2008, The Dark Knight Rises en 2012), et parfois d’une rare indigence (Lone Ranger, en 2013, pour ne citer qu’un des exemples les plus récents). Le fait est que cette fuite en avant, dont les bénéfices permettent de financer le cinéma d’auteur, dénote un terrible manque de créativité et une obsession simplement financière qui tire le cinéma grand public vers le bas.

Il peut cependant arriver, ponctuellement, que de bons films (je n’ai pas dit « grands ») soient ainsi produits, et je nourris donc quelque espoir à l’approche de la dernière déclinaison de la mythique série japonaise Godzilla, réalisée par Gareth Edwards, un jeune cinéaste qui a déjà traité de dévastations et d’aliens. Il est, évidemment, permis, de se demander si un réalisateur encore jeune se sera montré capable de résister à la pression des producteurs, aux moyens faramineux qui lui ont été alloués et au casting de luxe qu’il a eu à diriger (dont, quand même, Bryan Cranston, Juliette Binoche, Ken Watanabe et David Strathairn), mais la bande-annonce est prometteuse.

Comme de nombreux films récents, cette nouvelle interprétation du mythe de Godzilla fait la part belle aux forces spéciales, et la scène du saut en altitude, entraperçue dans le trailer, pourrait bien entrer dans les annales. On a d’ailleurs désormais peine à imaginer un blockbuster sans une poignée de soldats d’élite, et on s’attend même à voir débarquer des SEALS dans un prochain Wes Anderson. La chose ne manquerait sans doute pas d’intérêt, à bien y réfléchir. Face à une situation de crise, dans l’esprit des décideurs que comme dans celui de leurs électeurs, le recours à des unités spécialisées semble être devenu, plus qu’une option évidente parmi d’autres, l’ultime recours.

Godzilla 2014

En 1998, il y a donc une éternité, Hollywood, déjà lancé de longue date dans une folle course au spectaculaire pur, et qui redécouvrait le film catastrophe (Daylight et Twister en 1996, Volcano et Le Pic de Dante en 1997, par exemple) avait adapté la franchise japonaise en lui donnant un sérieux coup de jeune. L’affaire avait alors été confiée à un cinéaste allemand exilé en Californie, Roland Emmerich, spécialisé dans les drames intimistes et les films expérimentaux (Universal Soldier en 1992, Stargate en 1994, Independence Day en 1996).

Ô surprise, l’affaire, qui aurait pu se transformer en un poussif fiasco, voire en une déroute cinématographique, se révéla avoir pas mal d’allure et fonctionne toujours. On y trouve, évidemment, tous les ingrédients classiques : un savant distrait ayant tendance à agir comme il l’entend,  un amour contrarié, des politiciens incompétents, des militaires dévoués mais dépassés, et un paquet de seconds rôles sympathiques, à commencer par Hank Azaria (une des principales voix des Simpsons), Kevin Dunn ou Doug Savant (vu notamment dans Melrose Place, une des pires purges télévisuelles des années 90, puis dans Desperate Housewives, que je n’estime guère plus, mais passons).

Kevin Dunn

Doug Savant

Reprenant les fondamentaux de la série, créée au Japon en 1954, Emmerich et ses scénaristes ne cachent pas le fait que le monstre est une conséquence de l’usage militaire de l’atome. Mais, au lieu de passer sur ce qui ne pourrait être qu’un détail, les voilà qui s’en servent très habilement. Trois ans après la décision française pour le moins controversée de reprendre les essais nucléaires dans le Pacifique, le film lie directement l’existence du monstre aux conséquences des tests pratiqués dans à Mururoa.

Le générique d’entrée fait craindre le pire, et on s’attend, alors qu’une Marseillaise assourdie et grésillante, peut être entendue, à une nouvelle, longue et pénible démonstration de French bashing. Il est, par ailleurs, inutile de s’arrêter sur le fait que les essais montrés sont atmosphériques et non souterrains, puisque nous sommes dans le domaine de la fiction la plus délirante.

Et pourtant. Certes pointée du doigt par les scénaristes, la France semble mesurer l’ampleur de la catastrophe qui s’annonce bien avant l’Empire. Des jours avant la mobilisation des autorités américaines, un mystérieux fonctionnaire français, joué par Jean Réno, est déjà sur la brèche et il a, dirait-on, comme un doute.

Le coup de génie du scénario est, en effet, de ne pas laisser la puissance publique américaine (puisque, évidemment, Godzilla va à New York) seule face au monstre.

On aurait pu rejouer la partition bien connue, typique des films catastrophes, du savant isolé contre l’Etat, ayant raison avant les autres et organisant la riposte avant tout le monde. Pas de ça ici. Le spécialiste (Matthew Broderick), à supposer qu’il puisse y en avoir un, est associé d’entrée à l’action de l’Etat et il ne doit sa disgrâce, tardive, qu’à la maladresse de son ex. Ah, les femmes, quand même.

Ecarté du PC de crise, notre savant est repris en main par le personnage de Jean Réno, qui incarne le chef d’une équipe de la DGSE agissant clandestinement aux Etats-Unis et tentant, elle aussi, de participer à la lutte contre Godzilla. Responsable du cirque, la France a, en effet, envoyé une équipe de ses services de renseignement, et le film, d’un coup, devient quasi unique dans son genre. Combien de fois Hollywood a-t-il fait partager l’affiche à des espions français, qui plus est ramant dans le même sens que l’Empire ?

La présence d’un détachement complet de la DGSE à New York est évidemment le prétexte de quelques belles parties de rigolade, volontaires ou non. Comme prévu, les Français se plaignent du café – tout en admettant que son horrible goût participe du mythe américain – et ne trouvent pas de croissant pour le petit-déjeuner. Tous affublés de prénoms composés (Jean-Philippe, Jean-Luc, Jean-Claude, Jean-Pierre), ils ne parlent pas un mot d’anglais et doivent mâchonner du chewing-gum pour faire couleur locale. Offrant un regard des plus bovins, Réno parvient même à abuser une sentinelle avant d’invoquer la mémoire d’Elvis Presley. Alliés fidèles, bien qu’un peu turbulents, les Français sont donc fascinés par l’Empire et partagent ses luttes. J’ajoute que dans The Patriot (2000), Roland Emmerich confiera un rôle voisin, bien que plus complexe, à Tchéky Karyo. Quant à la capacité de la France ou de toute autre nation à monter une cellule clandestine surarmée dans un entrepôt new-yorkais, hein, je me comprends.

Après avoir longuement exposé (le film dure 2h19) l’inefficacité des moyens militaires conventionnels déployés dans la ville contre le monstre, Emmerich donne donc la parole à une action clandestine, discrète mais pas moins dangereuse. Etonnamment, c’est même un service secret étranger qui mène le bal, alors que la CIA ou d’autres agences gouvernementales américaines sont totalement absentes. Cet hommage à une forme, certes virile, de subtilité de la part d’un cinéaste dont la filmographie est ce qu’elle est, ne manque pas d’ironie. Peut-être peut-on y voir une manifestation de l’esprit de l’époque, en pleine présidence Clinton, et une forme de lucidité face à la puissance pure. Quelques mois après la sortie de Godzilla sortira d’ailleurs le chef d’oeuvre d’Edward Zwick, The Siege, fascinant récit d’une campagne d’attentats à NY et de la réaction des autorités.

L’Empire prospère et à peu près en paix de la fin des années 90 pressentait-il déjà la fin d’un rêve ? Le fait est qu’en quelques mois il projeta sur les écrans du monde les images de la destruction de son plus opulente cité et la description de ce que pourrait être (et sera) sa réaction de puissance blessée et humiliée. Film artistiquement médiocre, mais honnête divertissement, sans prétention, le Godzilla de Roland Emmerich est le reflet d’une époque qui pressent sa fin. Même le rôle des services français aux côtés des Etats-Unis a quelque chose de prémonitoire. Les terroristes d’Al Qaïda n’y ont évidemment pas puisé leur inspiration, mais le choc entre leur projet et les peurs les plus profondes des Etats-Unis n’a jamais cessé de me troubler.

 

Et puisque c’est vous, je ne résiste pas au plaisir de souligner la présence dans la bande-son du film de deux très bons morceaux, Deeper Underground, de Jamiroquai, et une des plus remarquables reprises de Led Zeppelin, Come with me, de Puff Daddy, avec sa majesté Jimmy Page elle-même.