« Now Where’s The Bar? » (« I’m Your Man (Extended Stimulation) », Wham!)

A sa sortie l’année dernière, Pacifiction, le dernier film d’Albert Serra a provoqué une vague d’enthousiasme au sein de la critique française. Présenté à Cannes, nommé pas moins de 9 fois aux Césars, ce récit étrange a été salué comme une œuvre novatrice et présenté comme un « thriller paranoïaque, insolent et majestueux. » Il faut en effet  admettre qu’il ne s’agit pas d’un téléfilm de TF1 au sujet d’un camping ou d’une famille de policiers et de magistrats.

Mais s’il s’agit sans nul doute d’une œuvre ambitieuse, d’une très grande beauté, force est de constater qu’on ne sait pas bien ce qu’on a vu à l’issue de sa projection. On pourrait, bien sûr, relayer les analyses de certains au sujet d’un récit postcolonial placé dans la lointaine et paradisiaque possession d’un empire sur le déclin. On pourrait ainsi y voir de la décadence, de la moiteur, des tensions, d’obscures manœuvres au profit d’intérêts également obscurs, mais on ne voit rien ou presque de tout ça si ce n’est de sublimes images de Tahiti.

Il y a loin, en effet, de la coupe aux lèvres et le film d’Albert Serra laisse sur sa faim. Pacifiction n’a rien d’un thriller, on n’y ressent aucune tension, aucun danger, aucune angoisse, aucun malaise. Serra n’est définitivement pas David Lynch ou William Friedkin. Il est incapable de présenter correctement les enjeux de son intrigue, sans doute, soit dit en passant, parce que celle-ci est risible et aurait pu être écrite par un militant insoumis. Qui pourrait croire, en 2022, que la France s’apprête à reprendre des essais nucléaires – y compris atmosphériques ! – en Polynésie ? Au lieu de faire apparaître un mystérieux agent américain pour illustrer les appétits des puissances environnantes, il aurait d’ailleurs été préférable de montrer des agents australiens, ou plus certainement encore des diplomates chinois. Pour cela, cependant, il aurait fallu bosser un minimum et ne pas se contenter de Pif Gadget ou de Thinker View pour créer une histoire sérieuse. On passera par charité sur la misérable intrigue parallèle des prostituées embarquant secrètement à bord d’un mystérieux sous-marin car on est plus proche là de John Landis que de Tom Clancy.

Des esprits chagrins vont encore pointer l’insupportable snobisme de ce blog et lui reprocher son exigence de réalisme. Là aussi, ils auront tort. Le projet de Serra, comme il l’explique lui-même, de montrer un écosystème politique pourrissant était passionnant et se devait de  poser des questions essentielles au sujet des droits et de la gouvernance des populations polynésiennes. Un tel projet, fût-il traité avec originalité, méritait autre chose que des approximations nuisant à l’ensemble du récit. En bâclant cet aspect, Serra s’empêche de se hisser au niveau du Polanski de The Ghost Writer ou du Gilroy de Michael Clayton et malaxe des lieux communs et une compréhension très approximative de ce qu’il entend montrer.

S’agissant de l’ambiance, elle n’est jamais véritablement vénéneuse malgré une séance vaguement érotique au Paradise Night. En dépit de ses efforts, Serra ne sait pas plus filmer la décadence – n’est pas Pasolini qui veut – et ce qui aurait pu être une version filmée du Rivage des Syrtes, le chef-d’œuvre de Julien Gracq, n’est finalement qu’une longue déambulation du Haut-commissaire entre les différents acteurs d’une crise à laquelle on ne croit pas une seconde. Magimel, remarquable en haut-fonctionnaire débitant des banalités avec un naturel désarmant, donne parfois de la voix et rappelle vaguement qu’il est bien le représentant de l’État (et d’une puissance coloniale à la patience intrinsèquement limitée), mais il est étrangement seul, sans le moindre soutien des invisibles conseillers de son cabinet et il ne peut sauver un scénario indigent, peut-être fragilisé par l’absence de moyens de la production.

Parvenu à un certain point du film se pose donc l’hypothèse d’une ironie trop subtile qu’on ne parviendrait pas à saisir ou de nuances trop fines se dérobant au regard. Il n’y a, en fait ni ironie ni burlesque ni distance dans ce qu’on nous montre. Les scènes avec l’amiral (qui s’obstine à arborer des épaulettes de capitaine de vaisseau – nos compliments au costumier, en passant, qui aurait dû savoir que les Troupes de marine appartenaient à l’Armée de terre) sont par ailleurs gênantes, non seulement en raison de sa harangue finale dans le Zodiac, aussi crédible qu’une représentation du Lac des cygnes sur Mars, mais parce que la dimension gay du personnage est très curieusement mise en scène.

Dans son remarquablement intriguant Beau travail (1999), Claire Denis avait su mettre en avant la chorégraphie des corps de légionnaires s’entraînant dans le désert djiboutien ou fréquentant des boîtes glauques à la clientèle soumise. Là, on sentait un trouble, une moiteur, un danger, un zone sans morale à des milliers de kilomètres de la France. Chez Serra, les mêmes scènes ne sont pas troublantes mais ridicules. L’homosexualité lourdement suggérée de l’officier et de ses hommes, qui n’a pas échappé à certains observateurs, est-elle si risible ? Le fait que des représentants des forces armées de la puissance occupante soient gay est-il l’illustration de la décadence de cette puissance ? Que voilà une étonnante posture. On ne sait quoi penser de ces scènes ou du jeu étrange de Pahoa Mahagafanau, fascinante actrice transgenre dont la présence à l’écran est supposée symboliser les ambiguïtés de la situation locale.

Serra, pas plus qu’il n’est Lynch ou Gilroy, n’est pas non plus Jean-Pierre Mocky ou un des frères Coen. Son film n’est ni drôle ni inquiétant, et si c’est un thriller (ça, c’est un thriller politique), alors on peut estimer que La Folie des grandeurs est un porno. On a tenté de nous faire croire qu’il s’agissait d’une prouesse de mise en scène, d’une révolution du récit, mais ça ressemble bien plus à une œuvre d’une prétention à peine croyable, en grande partie ratée, et d’une longueur qu’on n’accepte que chez des cinéastes comme David Lean ou Akira Kurosawa, qu’à une révolution conceptuelle.

« I see no justice/All I see is niggas dying fast » (« I Don’t Give a Fuck », Tupac Shakur)

En 1997 sort le deuxième film de James Mangold, Copland. Cette œuvre sombre s’inscrit alors dans une belle lignée de récits néo-noirs produits par Hollywood depuis le début de la décennie et elle est devenue, plus de vingt ans après, un classique qui frappe par sa puissance et sa densité. Auteur du scénario, James Mangold, qui a puisé dans ses souvenirs d’adolescent ayant vécu dans une petite ville du New Jersey, y démontre une maîtrise de la mise en scène qui ne s’est pas démentie depuis.

Copland ou Sin City ?

Tout part d’une tragédie sur un pont de New-York. Un policier d’élite, connu pour un récent acte de bravoure, ouvre le feu sur une voiture à la suite d’un quiproquo dû à un terrible mélange de stress, de tensions sociales et d’alcool. Cette bavure, par essence accidentelle et commise à l’occasion d’un moment de panique, devient ensuite un crime, qui en entraîne un autre, puis un autre, dans un enchaînement terrible qui s’achève de façon spectaculaire.

Copland, qui tire son titre du surnom de Garrison, une petite ville essentiellement peuplée de policiers new-yorkais sise de l’autre côté du fleuve, n’est cependant pas seulement le récit d’un crime commis par des policiers pour couvrir l’un des leurs. C’est la description d’une communauté à la mentalité d’assiégée, peuplée de femmes et d’hommes portant l’uniforme bleu dans une des mégalopoles les plus dangereuses (à l’époque) du monde, où ils affrontent une criminalité délirante. « A New York, un crime est commis toutes les 8 secondes » lance même la première phrase de la bande-annonce. Autant dire que ces policiers, qui luttent et risquent leur vie à chaque instant pour la sécurité de leurs concitoyens, ont développé un très fort esprit de corps, devenu à la longue un indestructible corporatisme.

Le film, dont tous les personnages sont des policiers, du 37e district, de l’IGS ou des services du sheriff de la ville, montre un groupe de professionnels qui, à force de faire appliquer la loi, s’estiment désormais au-dessus d’elle. Garrison est la ville de l’entre-soi, où les policiers ne fréquentent que des policiers, savent tout de leurs voisins, ne parlent que de dossiers ou d’anecdotes et se pardonnent tous leurs écarts car ils sont policiers et qu’on leur doit bien ça.

La fierté légitime qu’ils ressentent s’est muée en une exigence d’impunité, voire d’infaillibilité morale. Il y a là une immense dose d’hypocrisie et de mensonges, parfois utilisés de façon perverse quand ils sont découverts car ce corporatisme n’a évidemment rien de bienveillant et sert les intérêts des plus puissants, sous le regard attentif du syndicat.

Face à ce bourbier au visage de cité idéale, les enquêteurs de la police des polices ont bien du mal à prouver que cette attitude cache plus grave que de simples accommodements avec le code de la route ou une sale tolérance pour les violences conjugales. Copland est en effet bien plus qu’une intrigue criminelle. Le film est aussi une chronique de la vie dans une petite ville banale, dans laquelle il n’existe pas d’intimité et que certains ou certaines rêvent de fuir.

Admirable de sobriété, subtil, le film s’appuie sur une distribution exceptionnelle, quasi miraculeuse : Sylvester Stallone dans son meilleur rôle, Harvey Keitel, Ray Liotta, Robert De Niro, Peter Berg, Janeane Garofalo, Robert Patrick, Michael Rapaport, Annabella Sciorra, John Spencer, Edie Falco, Malik Yoba, Paul Calderon, John Doman et même Debbie Harry. Toutes et tous vont figurer ensuite dans les plus belles productions de la télévision américaine, et ils sont ici au service d’intrigues secondaires parfaitement intégrées au récit et qui lui donnent sa profondeur et son humanité.

Copland est enfin le portrait d’un homme brisé, prisonnier de rêves impossibles et dont les échecs rôdent autour de lui.

James Mangold n’était pas le premier à décrire la corruption policière. L’immense Sidney Lumet, dans Serpico (1973), Le Prince de New York (1981) ou Contre-enquête (1990), avait déjà raconté cette déconnexion de policiers déformés par le mal qu’ils affrontent et persuadés que la société pouvait tout leur passer puisqu’ils la protégeaient.

Mais ça ne marche pas comme ça. Si porter un uniforme est un honneur et une fierté, ce n’est pas parce que cela vous donne des droits mais parce que cela vous donne des devoirs. Ces devoirs peuvent évidemment être vus comme des contraintes, mais ils font la différence entre des représentants de l’État, dignes, responsables et fidèlement soumis aux règles et aux lois de la collectivité, et une bande de miliciens, de vigilantes, soumis à leur colère et à leurs passions et que rien ne contrôle vraiment.

Comme tous les films noirs, Copland ne donne pas de leçon de morale, et il ne professe évidemment aucun message hostile à l’institution policière, mais ce qu’il montre se passe de commentaires : une poignée de policiers en roue libre, un corporatisme confinant à la secte, la création de référentiels moraux déconnectés du reste de la société, des hommes violents en proie à leurs démons ou à leur vide intérieur, des femmes soumises ou complices, et une poignée de justes, décidant de se dresser contre une parole dominante imposée non par sa justesse mais par sa brutalité. Copland n’est pas une ville du New Jersey, c’est une cité supposément libre, corrompue, à la limite de la sédition. Le rétablissement de la loi y est un besoin impérieux, finalement accompli par une poignée d’hommes valeureux, assumant d’être perçus comme des traîtres alors qu’ils sont la quintessence, admirable, de leur métier.

Le renseignement au cinéma : déjeuner en mission

J’ai récemment glissé au cours d’un entretien avec un cadre qui voulait rejoindre mon équipe qu’il allait passer plus de temps avec nous qu’avec sa famille et que cette perspective, exaltante ou terrifiante selon le point de vue adopté, devait l’inciter à mieux évaluer sa candidature. De fait, la vie quotidienne d’un service de renseignement ne diffère guère de celle d’une administration classique : tel collègue renifle tout l’hiver, tel autre vous raconte dès l’aube les fascinantes péripéties du week-end passé (« Et là, bim, Gégé renverse le cubi de rosé-pamplemousse. Sacré Gégé ! »), vous détaille les stupéfiantes caractéristiques de son vélo électrique ou vient chercher la sagesse du maître Jedi (Sith, en réalité, mais c’est un secret) que vous êtes, au moins à ses yeux, alors que vous n’aspirez qu’à la pureté d’un silence monacal dans le réduit qui vous sert de bureau.

La population d’un SR n’est cependant pas exactement comparable à celle de la crèche du quartier ou de l’entreprise qui ravale la façade de votre résidence. Ici, une écrasante majorité des employés sont passionnés par leur métier, mobilisés nuit et jour afin d’accomplir leur mission et surtout éminemment conscients de leur rôle dans l’appareil de sécurité nationale. Les échanges sont souvent denses et certains ne sont pas loin d’être des obsessionnels tout juste capables de se contrôler. La vie à leur côté ne manque ainsi pas d’intérêt et les moments étonnants sont nombreux, au bureau ou en mission.

Les repas, du petit-déjeuner à l’hôtel au dîner tardif dans un bouge miteux, voire suspect, en passant par le déjeuner chez un partenaire, constituent à cet égard des moments privilégiés d’observation de vos collègues. Machine, que vous jugiez peut-être un tantinet à cheval sur ces questions, ne se retiendra pas plus de quelques minutes avant de sermonner les convives au sujet de leur déplorable hygiène alimentaire et leur conseillera avec insistance de se nourrir de steaks de soja, de chips d’algues et de thé (infâme, car elle vous a forcé à en boire un jour que vous étiez d’une disposition d’esprit particulièrement aventureuse). Macheprot, lui, s’arsouillera (plus ou moins) discrètement et il vous faudra veiller ce qu’il se tienne correctement – enfin, pas plus mal que votre chef, sévèrement attaqué, ou que vos hôtes, rapidement très à l’aise. Un soir, à Alger, un confrère des services locaux fut tellement imbibé de mauvais whisky qu’il confondit rapidement son véritable prénom et celui de sa fausse identité. Il finit par me faire lire les SMS qu’il échangeait avec sa maîtresse mais je fis alors le choix, grand prince, de ne pas en souffler mot dans mon compte-rendu, admirablement pudique.

Duguidon, pour sa part, brillant garçon aux mystérieuses origines, me foudroya littéralement lorsque, à la cantine, il entreprit de ronger son escalope solidement fichée au bout de sa fourchette. La manœuvre s’effectua avec un parfait naturel et les regards complices de mes collègues confirmèrent que la chose n’avait rien d’inhabituel et que tout le monde guettait avec gourmandise ma réaction. Naturellement, passé un premier moment de stupeur, mon flegme bien connu prit le dessus et l’idée de chercher des silex pour allumer un feu sur le sol de la cantine ne fit que m’effleurer. Ça n’aurait pourtant pas manqué d’allure.

Ces moments d’intimité constituent autant de souvenirs, parfois cuisants. J’ai par exemple en mémoire une plaisanterie faite à un général égyptien qui tomba à plat (la plaisanterie, pas le général) un soir de croisière sur le Nil (ça ressemblait plus aux Tuche au Caire qu’à Mort sur le Nil, soit dit en passant). Ils sont parfois l’occasion de conversations fructueuses, et même opérationnelles, mais il faut savoir suivre le rythme de vos voisins de table. La chope de crème fouettée d’hier soir ne sera pas oubliée de sitôt, pas plus que l’enchaînement de toasts dans l’antre des forces spéciales russes ou que cette soirée dans un restaurant de Budapest, entouré de brutes épaisses, pardon, de respectables membres des services intérieurs hongrois. C’est dans ces moments qu’on se demande si on a passé le bon concours.

Les Barbouzes, de Georges Lautner (1964)

 

 

 

 

 

 

 

« Meet the new boss/Same as the old boss » (« Won’t get fooled again », The Who)

La rumeur avait couru qu’une suite de Top Gun, le manifeste esthétique des années 80, serait tournée à Fallon, dans le désert du Nevada, où l’aéronavale américaine a rassemblé en 1996 toutes ses écoles de combat aérien, mais rien ne s’était finalement produit. C’est donc avec enthousiasme que les fans apprirent en 2010 qu’une suite allait être réalisée puis en 2017 que le tournage avait commencé. Finalement sorti au printemps 2022 après une série de reports en raison de la pandémie, Top Gun: Maverick, réalisé par Joseph Kosinski, est une superproduction sans prétention artistique ou politique, correctement écrite et, in fine, un remarquable divertissement. Signe qui ne trompe pas, même la bande-annonce est bien :

Au service de leurs majestés les fans : hommages et références

Le premier Top Gun, du regretté Tony Scott, avait eu un impact culturel impressionnant. La Navy, qui n’était pas à l’origine du projet, avait su habilement en tirer profit, augmentant de 200 % ses recrutements dès 1987 et faisant du F-14A un mythe aéronautique désormais insurpassable, largement supérieur à d’autres légendes de la chasse embarquée comme le Corsair ou le Phantom II et reléguant l’Air Force au second plan. Tony Scott avait tourné un gigantesque clip, usant et abusant comme son frère Ridley des filtres et privilégiant la beauté des images au scénario, simplissime, ou à la psychologie des personnages, réduits à des stéréotypes. Top Gun: Maverick reprend les mêmes recettes mais avec plus de moyens et, surtout, en associant fan service et références respectueuses.

Le ton est donné dès le début, le film de 2022 faisant plus que citer celui de 1986 :

La scène du premier film reste supérieure mais Kosinski sait y faire et son hommage n’a rien de déshonorant. Tout au long du film se glissent ainsi des clins d’œil, évidemment jamais subtils (jeu de ballon sur la plage, pointe de vitesse en moto, quiproquo avec l’instructeur, Tom Cruise prenant ici la place de Kelly McGillis, scène dans le bar, Porsche des copines de Maverick – 356 pour la blonde, 911 pour la brune -,vol inversé et même un passage-bas à proximité de l’îlot du porte-avions), le récit lui-même reprenant à peu de choses près l’architecture narrative de son modèle.

D’autres citations font preuve d’une véritable déférence, la présence de l’immense Ed Harris renvoyant immanquablement au chef-d’œuvre de Philip Kaufman L’Étoffe des héros (1983), dans lequel il interprétait John Glenn. Nul doute que si Sam Shepard avait été vivant on lui aurait proposé un rôle. Kosinski, en tout cas, connaît ses classiques et les cite avec naturel :

Zauriez pas un verre d’eau ?
Zauriez pas de la Biafine ?

Pour un peu, on penserait même au très mauvais Firefox de Clint Eastwood (1982).

Star Wars épisode X : le retour du maître-pilote

Le premier Top Gun suivait la trame classique d’un récit d’apprentissage au cours duquel un jeune guerrier talentueux mais impulsif sortait de l’adolescence en découvrant l’amour, en affrontant la mort de son meilleur ami et en surmontant ce trauma au combat. On avait lu et vu ça des centaines sinon des milliers de fois, et le film avait marqué son temps bien plus par les images inédites de chasseurs que par la puissance et la profondeur de son récit. Presque 30 ans plus tard, l’univers de Top Gun est devenu tellement iconique qu’il peut se citer lui-même mais aussi citer d’autres monuments de la pop culture, comme Star Wars.

La création de George Lucas ne relate pas seulement une saga familiale, ou le destin de Luke Skywalker, ou une lutte entre la tyrannie et la liberté, elle est d’abord une série de films de guerre et d’espionnage faits d’exploits individuels de pilotes de chasse, d’aventuriers et de têtes brûlées au grand cœur. Lucas, qui n’a jamais caché son goût pour l’aviation des années 40 et les as, a même produit en 2012 un très honnête film, Red Tails, consacré aux Tuskegee Airmen du 332nd Fighter Group. Ses films sont eux-mêmes farcis de références et d’emprunts, comme des internautes ont pu le démontrer, par exemple ici :

Le fameux raid final de l’épisode 4 de La Guerre des étoiles (« Death Star trench run » pour les connaisseurs que vous êtes) doit en effet beaucoup au film de 1955 The Dam busters, mais son influence a été bien supérieure à celle son inspirateur. Star Wars a, par exemple, profondément influencé le scénario du mythique jeu vidéo de combat aérien Ace Combat 6 de Bandai Namco, sorti en 2007, et il est impossible de ne pas faire le rapprochement entre la 12e mission du jeu et celle confiée aux stagiaires de Maverick : un raid doit être conduit à très basse altitude en empruntant une vallée très encaissée – et en passant entre des piles de ponts – afin de détruire un convoi d’armes chimiques, dans une zone saturée de SAM et dans laquelle rôdent des patrouilles de chasseurs… Il ne s’agit pas seulement de détruire la cible, qui fait peser une menace terrible, mais aussi de rentrer à la base alors que tout ce que possède l’adversaire comme intercepteurs va vous tomber dessus. Ça évoque quand même furieusement quelque chose.

Certaines références à Star Wars sont cependant plus directes. On entend ainsi un pilote lancer un « stay on target » à son coéquipier, une phrase légendaire depuis 1977 :

Surtout, les pilotes de Maverick s’entraînent dans le mondialement célèbre Star Wars Canyon (dont le nom véritable est Rainbow Canyon) qui débouche sur la Vallée de la mort et est d’ailleurs réellement fréquenté par l’aéronavale américaine :

Les connaisseurs que vous êtes se souviendront aussi, évidemment, que dans le jeu Rebel Assault (1993) l’apprenti pilote devait faufiler son T-16 entre les parois du Beggar’s Canyon, sur Tatooine.

Pete Mitchell, plus fort que James Bond

Le film commence par poser, sans surprise de façon caricaturale, le débat entre avions pilotés et sans pilote. Ed Harris, qui cabotine en vieille baderne de la Navy, réfléchit à l’obsolescence supposée des pilotes et s’interroge, comme nous, au sujet de la carrière du capitaine Mitchell, pilote aux exploits légendaires mais jugé dépassé, et même obsolète (« c’est pas faux »). Comme James Bond dans Skyfall (2012, Sam Mendes), Pete Mitchell est un quinquagénaire à la vie professionnelle agitée (dans Maverick, il perd un prototype de chasseur hypersonique et s’éjecte à très haute altitude afin de se retrouver au sol tout juste décoiffé), mais le temps ne semble pas avoir de prise sur lui. A la différence de Bond, vieillissant, physiquement dépassé et sur le point d’être sorti du service dont il a été l’élément le plus performant, Mitchell, lui aussi critiqué pour son insubordination, est encore assez crédible pour entraîner des pilotes d’élite. Même s’il doit son affectation à Iceman, ce-dernier l’a jugé apte à remplir cette mission et il ne s’agit pas d’un pur piston.

Les commentateurs ne cessent de s’étonner de la résistance de Tom Cruise au temps qui passe : cette suite de Top Gun n’aurait pas été possible si l’acteur avait présenté le moindre signe de vieillissement, et elle est donc aussi un hymne à son apparente éternelle jeunesse. Harrison Ford, qui s’obstine à tourner des suites aux aventures d’Indiana Jones, n’a pas cette décence et sans doute s’accroche-t-il à la fraicheur factice qu’offre le cinéma. Pete Mitchell, lui, n’est pas vieux, il est incroyablement doué. Il incarne le talent à l’état pur, le fameux vol à l’instinct qui ne fait fantasmer que les scénaristes. Son génie au combat fait de lui un être supérieur à tous les jeunes officiers qu’il doit entraîner, d’abord en combat tournoyant :

puis lors d’une pénétration à très basse altitude :

Mitchell est donc imbattable, il ne vieillit pas, il ridiculise sa hiérarchie, humilie ses ennemis, s’impose à ceux qui le défient, et en plus il est sympa et sentimental. L’homme idéal ?

Cœur de tonnerre

Mais si Mitchell ne vieillit pas, Iceman, lui, accuse le poids des ans. Parvenu au sommet mais malade, il ne s’exprime plus que grâce à un clavier et sa voix n’est qu’un filet rauque. Placer à l’écran un Val Kilmer très diminué est non seulement un acte d’une grande élégance mais aussi l’occasion de la scène la plus émouvante du film :

La mort annoncée de l’ancien rival de Maverick est aussi celle de Val Kilmer. Elle clôt symboliquement le chapitre de notre adolescence, bercée par Top Gun, ses images colorées, ses dogfights endiablés, son histoire inepte, son histoire d’amour ridicule, ses chansons pop médiocres et ses acteurs à peine dirigés.

N’importe quoi, mais avec talent et beaucoup de moyens

Les retrouvailles entre Maverick et Iceman constituent, avec les époustouflantes séquences aériennes, le point d’orgue du film. Parce que, reconnaissons-le, l’histoire est d’une stupéfiante bêtise. Que la carrière de Maverick survive à la destruction d’un prototype hors-de-prix est déjà étonnant, mais que le Pentagone décide de la destruction d’un site atomique illégal planqué au fond d’une vallée par 4 F/A-18 volant en radada et non, par exemple, par un bombardier furtif lançant à haute altitude des munitions guidées par satellite est absurde. Le principe d’une frappe aérienne tactique sur une usine n’a évidemment rien de délirant – et ça a même déjà été fait, merci – mais les auteurs (réalisateur, scénaristes, producteurs) auront beau invoquer des cadres de la Navy, l’ensemble restera idiot et délirant.

Les erreurs sont de surcroît innombrables (un avion de veille radar qui ne verrait pas un chasseur parce qu’il « vole trop bas » ? Il y aurait des Hornet à NAS North Island ? On s’entraînerait là et pas à Fallon ? etc.). Fort heureusement, et malgré le soutien enthousiaste de l’armée américaine, personne ne prétend que Top Gun: Maverick soit autre chose qu’un divertissement de luxe, un film de superhéros sans marteau, bouclier ou cape mais avec les moyens de la marine US, très généreuse. Personne, en fait, comme c’est régulièrement le cas chez nous, n’a la prétention ou la naïveté de prétendre à la moindre valeur documentaire. On regarde donc ça avec contentement : c’est nul mais c’est bon.

Le film, cependant, n’est pas si candide. Il débute par un échec, se poursuit en rappelant que les pilotes ne sont plus ces centaures intouchables et que des machines pourraient un jour les remplacer, et il est bien rappelé, tout au long de la préparation du raid, que l’adversaire est très avancé et que la supériorité technologique impériale n’est plus garantie. L’ennemi, d’ailleurs, vole sur Su-57 (présenté comme aussi maniable qu’un TIE fighter), et ses vieux F-14 – on pense décidément beaucoup à l’Iran – semblent bien inoffensifs.

Supérieur sur presque tous les points au premier film, Top Gun: Maverick est lui aussi un film de propagande sans finesse. On n’y parle cependant presque jamais de patriotisme mais de devoir et de solidarité. Maîtrisé, si ce n’est millimétré, il va s’imposer rapidement comme un nouveau classique du film d’aviation. C’est aussi la fin d’une époque, alors que l’Empire doit affronter des compétiteurs crédibles et non des satrapies sous-développées et que ses succès pourraient bien ne reposer que sur quelques guerriers âgés mais toujours irremplaçables. Aux yeux de ma génération, il est enfin porteur d’une nostalgie terrible puisqu’un vieil ami va mourir et qu’un autre va prendre sa retraite. Pour nous aussi, c’est la fin d’une époque.

« In a light, eclipsed and alienated/In a time, occupied and invaded/Can’t tell what’s right, better hit the ground running » (« Quattro (World Drifts In) », Calexico)

Taylor Sheridan explore depuis une dizaine d’années, comme scénariste et comme réalisateur, l’histoire de l’Ouest américain. Son attachement extrême à cette terre mythique n’est cependant pas naïf et ses récits, sombres et violents, font montre d’une terrible lucidité. Dans Sicario (2015), un film de Denis Villeneuve devenu un classique, il présentait la lutte contre le narcotrafic au Sud-ouest des Etats-Unis comme le combat d’un empire à ses marches contre la menace de barbares cruels et imaginatifs. Pour un peu, on aurait même pu croire qu’il avait lu Ibn Khaldun.

Depuis ce coup de maître, Sheridan est partout, écrivant des scénarios, adaptant Tom Clancy et créant des séries (Yellowstone, 1883, 1923, Mayor of Kingstown, Tulsa King) avec des légendes de Hollywood et tournant même des films, au risque de s’épuiser ou de tourner en rond (et on n’évoquera pas ici sa première réalisation, une bouse alimentaire tout juste bonne pour une sortie directe en DVD ou sur une plate-forme peu regardante). Toujours est-il qu’en 2017 sort Wind River.

Polar en apparence classique (un duo improbable enquête sur un crime), le film reprend la recette déjà éprouvée en 1992 par Michael Apted avec Cœur de tonnerre et aborde la question amérindienne via une intrigue policière sans tomber dans le misérabilisme. Une fois de plus, la sobriété du propos ne rend que plus implacables les faits décrits dans le film, porté par une distribution parfaite : Jeremy Renner, Elizabeth Olsen, Graham Greene (déjà inoubliable dans, justement, Cœur de tonnerre et Danse avec les loups), Tantoo Cardinal (qui jouait l’épouse du précédent dans le chef-d’œuvre de Kevin Costner) et Jon Bernthal, acteur décidément capable de tout jouer.

Wind River pourrait n’être qu’un récit policier parfait, une série B de luxe tournée dans l’Ouest américain dans une ambiance rappelant, par exemple, le Jeremiah Johnson (1972) de Sydney Pollack, mais il est bien plus que ça. Il traite d’un féminicide, et il traite en réalité des dizaines de féminicides subis par les communautés amérindiennes des États-Unis et du Canada dans l’indifférence générale (le sujet est au cœur de la récente série de Disney Alaska Daily). Et ces féminicides ne sont pas seulement des crimes abjects à appréhender individuellement. Ils sont, pris dans leur ensemble, la poursuite d’un génocide commencé il y a bien longtemps et qui, avec l’esclavage des populations africaines, constitue la pire tache de l’histoire américaine – des deux Amériques, du nord et du sud, soyons bien clairs à ce sujet.

Taylor Sheridan montre l’Ouest comme il est : magnifique, majestueux, et ravagé par ses conquérants. Il est, à ce titre, un digne disciple de Jim Harrison ou d’Edward Abbey. Il n’est d’ailleurs jamais inutile de rappeler que le western, genre littéraire devenu genre cinématographique, n’est pas anodin. La Conquête de l’ouest n’est pas seulement la découverte d’un continent extraordinaire, elle est aussi une longue et impitoyable colonisation, avec ses massacres, ses spoliations, ses traités violés à peine signés et ses quelques faits d’armes de peuples autochtones écrasés et finalement parqués. Wind River offre, 25 ans après Cœur de tonnerre, un nouveau récit des violences postcoloniales subies par les populations vaincues.

On y retrouve la réalité de ces conquêtes qui ont tant accaparé les Européens – mais pas qu’eux, pensons aux Japonais des années 30 et 40 – au 19e siècle : violences faites aux femmes, exploitation sans limite des ressources naturelles, désintérêt des autorités pour les conquis, pauvreté et violences au sein même des communautés.

Cœur de tonnerre mêlait la dénonciation de ces crimes à l’itinéraire spirituel du personnage de Val Kilmer. Wind River va plus loin encore dans l’intime en traitant du deuil d’un enfant assassiné. Jeremy Renner, en père taiseux dont la fille a été assassinée dans les mêmes circonstances que celle dont il tente d’élucider la mort, est bouleversant, comme le sont les parents de la victime. Le film, à cet égard, est d’une admirable sobriété, les acteurs faisant monter les larmes aux yeux.

Jamais démonstratif, dense et sobre, Wind River a été ovationné lors de la projection au festival de Cannes – où Taylor Sheridan a remporté le prix du meilleur réalisateur de la sélection « Un Certain Regard ». Il est, sans conteste, un des meilleurs films de la décennie passée et une nouvelle preuve que le cinéma américain reste inégalable lorsque ses dénonciations politiques sont portées par de véritables intrigues.

“I’m inclined to believe/If we were so down/We’d up and leave/We’d up and fly if we had wings for flyin’/Can’t you see the tears we’re cryin’?” (“Not in Nottingham”, Roger Miller)

Le cinéma français, longtemps d’une frilosité extrême à l’égard de l’actualité, commence à prendre des risques et à traiter de sujets traditionnellement réservés aux productions américaines ou britanniques. Cinéaste talentueux auteur d’une poignée de films honnêtes (Aux Yeux de tous, en 2012 ;  La French, en 2014 ; HHhH, en 2017 ; BAC Nord, en 2020), Cédric Jimenez explore depuis une dizaine d’années le genre du film d’action avec un goût prononcé pour les forces de l’ordre et le renseignement. Le succès de BAC Nord, description sans fausse pudeur de la vie de policiers à Marseille qui peut sans rougir être placée aux côtés de classiques comme Fort Apache The Bronx (1981, Daniel Petrie), Colors (1988, Dennis Hopper) ou  End of Watch (2012, David Ayer), lui a donné les moyens de passer à des productions plus ambitieuses et aussi plus sensibles.

Au-delà de son goût pour l’action et l’enquête, Jimenez semble surtout aimer filmer l’État et ceux qui le défendent jusqu’à avouer son admiration pour les services de police après les attentats du 13-Novembre. En tant que citoyen, le cinéaste a toutes les raisons d’être reconnaissant et admiratif du « travail exceptionnel des policiers », mais en tant que conteur la posture est délicate et donne rarement de bons résultats, la fascination pour le sujet, les lacunes du travail documentaire et la volonté de servir une thèse pesant sur la qualité de l’œuvre.

Contrairement à ce qu’ont pu déplorer certains amateurs de Capitaine Marleau à la lecture de critiques récemment publiées sur ce blog, il ne s’agit pas d’attendre avec impatience la faute du scénariste pour le châtier (la perfection n’est de toute façon pas de ce monde et la construction du récit prime naturellement sur tout) mais bien de rendre comptable les auteurs de leurs affirmations : un cinéaste qui raconte à longueur d’interviews qu’il reconstitue à l’écran les pratiques des services de renseignement, des forces spéciales, des sous-marins nucléaires ou des unités de l’Armée de terre et qui prétend ainsi quasiment livrer un documentaire, souvent avec le soutien très visible des ministères concernés, doit assumer les dissonances entre la réalité et son projet. De plus, personne n’a besoin d’être un professionnel aguerri pour percevoir un dialogue mal écrit, une mise en scène pesante ou le jeu mal calibré d’un acteur. Invoquer un supposé snobisme pour défendre des navets ou même des œuvres moyennes qui n’ont pu réaliser les ambitions affichées par leurs auteurs révèle un manque d’exigence troublant ou une tolérance admirable aux bouses. Tout est, in fine, affaire de cohérence entre le projet tel qu’il a été vendu au public et sa réalisation.

C’est bien le problème avec Novembre, l’ambitieuse reconstitution par Cédric Jimenez de la recherche par la Sous-direction anti-terroriste (SDAT) des auteurs des attentats de Paris et Saint-Denis. Le film, qui ne manque pas de moyens et dont la distribution (Jean Dujardin, Sandrine Kiberlain, Anaïs Demoustier, Jérémie Renier, Lyna Khoudri) laissait espérer le meilleur, déçoit et passe finalement à côté de son sujet.

Rien n’est vraiment raté dans le film, mais rien n’y est vraiment réussi et quelques faiblesses y sont problématiques. Le récit, à dire vrai, déçoit par son manque de rythme : la chasse à l’homme qu’il est censé décrire n’est jamais haletante, et les étapes classiques – Novembre est aussi un film de genre – ne marchent pas. Attentats, cellule de crise, début de l’enquête, fausses routes, fatigue, problèmes de coordination entre services, et issue forcément spectaculaire : tout cela a déjà été montré, notamment dans Couvre-feu (1998), le film prémonitoire et presque indépassable d’Edward Zwick, ou dans le classique de Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty (2012).

Novembre hésite donc entre le film de traque, haletant, à la manière d’un Paul Greengrass, et le récit d’une crise, comme le fit Roger Donaldson dans 13 jours. On note d’ailleurs que, décidément, les scénaristes et dialoguistes français ne savent pas écrire et encore moins retranscrire les cellules de crise. Jimenez et ses scénaristes – dont certains connaissent pourtant la musique – s’essayent donc à un récit sage, scolaire, d’où n’émanent que peu d’émotions et affleure seulement ce qui aurait dû être le cœur du film : le rôle essentiel de Samia, source providentielle sacrifiant tout pour que les derniers auteurs des attentats soient retrouvés.

C’est seulement à son entrée en scène que le film gagne en tension et que des enjeux de narration sont posés. Alors que les services tâtonnent, Samia leur offre la première percée de l’enquête et on voit enfin du vrai travail de renseignement : des interrogatoires, des policiers qui doutent, des chefs qui prennent des décisions, des filatures, des risques sur le terrain (en banlieue parisienne, pas en Syrie) et on se dit que tout le film n’aurait dû être consacré qu’au rôle de cette jeune femme, au courage admirable et qui apparaît, de façon particulièrement déplacée, voilée dans le film.

Faussement audacieux (la scène d’ouverture, avec les téléphones qui sonnent, doit beaucoup à la fin de Spotlight et le procédé n’a de toute façon rien de neuf), vaguement réaliste, Novembre n’est pas un échec mais souffre de quelques défauts bien embêtants. Sandrine Kiberlain n’a jamais joué aussi mal, et Jean Dujardin n’est pas crédible. Le seul moment où il s’empare réellement de son rôle est quand il gifle violemment un suspect (qui, lui, joue remarquablement), mais tout est gâché par son discours final, tellement déplacé qu’il en est gênant. Anaïs Demoustier et Jérémie Renier ne sont pas si mal, mais le film doit  surtout à l’intensité de la composition de Lyna Khoudri et à la qualité des rôles secondaires : Lyes Kaouah, Stéphane Bak, Sami Outalbali ou Sofian Khammes, impeccables.

On retiendra la scène de la minute de silence, réellement émouvante, mais l’ensemble pâtit de la nature même du projet : hommage pour le cinéaste, documentaire pour Dujardin, Novembre offre une version bien lissée des événements. Il se contente de mentionner les frictions entre les services, il évite toute mention des magistrats du Parquet, et sa reconstitution de l’assaut du 18 novembre est sans doute le moment de propagande le plus sidérant qu’il m’ait été donné de voir sur un écran français depuis des décennies.

On sort de là ému et déçu : Novembre n’est pas vraiment un film d’enquête, ni un film d’espionnage, ni un film-dossier, et encore un moins un film-choral comme le cinéma britannique a pu en faire sur les plus grandes défaites de l’armée anglaise (comme Un Pont trop loin). Il s’agit d’un hommage, certes justifié, mais maladroit, pataud, écrasé par son sujet et qui évite les sujets qui fâchent. Il faudra, pourtant, que quelqu’un s’y colle. Bref, Cédric Jimenez, malgré ses indéniables qualités, n’est pas (pas encore ?) Jean-Pierre Melville.

« Just because you’re paranoid/Don’t mean they’re not after you » » (« Territorial Pissings », Nirvana)

On me pardonnera peut-être de ne pas avoir pu dépasser le premier épisode de Totems, la série d’espionnage d’Amazon supposée se dérouler pendant la Guerre froide et dont pas un dialogue ne sonnait juste – sans parler de l’intrigue, aussi convaincante qu’un essai de Michel Onfray ou qu’une analyse militaire de Xavier Moreau. La même mésaventure a bien failli se reproduire lorsque j’ai regardé Cœurs noirs, une autre production française consacrée au monde du renseignement et de l’action clandestine, diffusée elle aussi par Amazon.

On comprend aisément la lassitude de certains face à l’obsession du public, des scénaristes et des décideurs politiques pour les forces spéciales, certes diablement séduisantes mais destinées à des missions très précises et dont on ne sait pas comment elles sont devenues l’alpha et l’oméga de l’art de la guerre occidental. Ici, cependant (et pour une fois), les auteurs ont bien perçu les contours généraux de leur sujet en mettant en scène un groupe d’opérateurs français engagés en Irak contre des éléments de l’État islamique. Là, au moins, on est dans cœur des missions des FS. Hélas, une fois ce contexte posé, la série ne va nulle part et on ne croit pas un instant à la traque par ces commandos de la famille d’un émir dont la coopération permettrait d’éviter un nouvel attentat de masse en France.

Non seulement on n’y croit pas, mais, en réalité, dès les premières phrases du briefing réalisé par Adèle, et surtout dès l’interrogatoire de cet émir capturé dans des conditions bien saumâtres, on se dit que tout ça va très mal se finir. Les scénaristes se sont peut-être documentés, et ils ont beau avoir bénéficié du soutien de l’Armée française, ils ne comprennent manifestement rien au traitement de source et l’intrigue laisse de côté des points essentiels (contrôle de la dite source, exploitation des données recueillies, et – bon Dieu de bon Dieu, c’est quand même la base -, analyse critique de la manœuvre, recherche des motivations du gars qui s’est mis à table et identification des risques). De fait, cette lacune permet à l’intrigue de se déployer, sans qu’il soit acquis que ses auteurs aient sciemment généré une telle faille chez les Français. L’hypothèse d’une intoxication menée par le responsable jihadiste (qui rappellera l’affaire Beghal à celles et ceux qui bossent) s’impose pourtant d’entrée au spectateur alors qu’elle n’est même pas envisagée sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) et on se demande s’ils ne sont pas tous complètement nuls (hypothèse : c’est bien possible, comme le suggère le personnage d’Adèle, mal écrit, épouvantablement mal joué par Marie Dompnier, aussi crédible en analyste déployée sur zone que votre serviteur le serait en danseuse-étoile sur la scène de l’Opéra Garnier.

Les acteurs peuvent certes se réjouir, avec une candeur charmante, d’avoir été vaguement entraînés (comme ici, dans cette interview qui évoque Oui-Oui prend cher à Collioure), mais la série, contrairement à ce qui en est dit, n’est pas seulement un concentré d’action mais bien le récit d’une opération de contre-terrorisme. La série atteint ses limites exactement sur ce point, d’abord en faisant montre d’une ignorance troublante des réalités de la communauté française du renseignement (mais que vient donc faire l’UCLAT dans une visioconférence opérationnelle ? On se le demande), ensuite en faisant de l’équipe au centre de l’intrigue une entité parfaitement autonome, recueillant du renseignement, l’exploitant, l’analysant et en tirant des conclusions rapidement transformées en opérations. C’est peu de dire qu’on est loin du compte.

Vous me rétorquerez, et vous n’aurez pas tort, que l’essentiel est que l’objet soit distrayant. De fait, il l’est, pour peu que la faible ampleur des personnages vous satisfasse et que vous vous contentiez de la reconstitution timorée de Mossoul, loin du réalisme terrible de Mosul (2019), une récente production de Netflix. Manifestement bien conseillés par la Mission cinéma et industries créatives du ministère des Armées (à laquelle on doit notamment le navrant Cri du caniche), les auteurs de Cœurs noirs connaissent leurs classiques. La longue et tragique scène d’embuscade dans le village – une authentique réussite – qui marque la fin de la première saison mêle habilement des éléments tirés d’un échec américain en Afghanistan et d’un terrible échec français en Somalie.

A défaut d’être convaincante (évitons ici le débat inepte sur le réalisme, qu’on nous sert à chaque fois, y compris dans Télérama, amère déception), la série n’est pas déplaisante. Peu de personnages sont vraiment attachants, à part ceux du colonel (admirable Thierry Godard) et de Nina (remarquable Nina Meurisse), et quelques-uns auraient même mérité de rentrer en France (Spit, pour commencer, comme le faisait remarquer Marko Ramius, mais aussi Martin, dont le séjour est inexplicablement prolongé, et Adèle, qui rate à peu près tout ce qu’elle entreprend et est, in fine, responsable de l’ensemble du merdier jusqu’à devenir l’exacte contraire de Maya).

Bien supérieure à Forces spéciales, la série n’apporte pourtant pas grand-chose (tout au plus des soldats qui pleurent un camarade tombé, ce qui n’est pas si courant) et pique parfois les yeux (les Huey avec des cocardes tricolores, c’est non et ça n’est pas négociable), mais elle a le mérite d’être ambitieuse. Elle confirme également que des producteurs, parfois à la limite de la fascination, n’hésitent plus à s’emparer de sujets récents. Un des points les plus problématiques reste le titre lui-même : les Cœurs noirs sont ces jihadistes francophones après lequel courent nos héros, mais on ne les voit jamais et jamais on ne sent véritablement la menace qu’ils représentent. C’est, sans nul doute, le plus grand échec de la mise en scène.

On déplorera, enfin, que tout le monde se félicite d’une scène au cours de laquelle on entend une épouvantable chanson de Pierre Bachelet, comme si c’était ça, la France. Jean Michelin, dans sa vallée, écoutait Radiohead et tous les commandos que je connais sont plus des adeptes de hard rock ou de musique électronique que de variété indigente. Non mais sans blague.

« Someday everything is gonna sound like a rhapsody/When I paint my masterpiece » (« When I Paint My Masterpiece », The Band)

La sortie au cœur de l’été 2021 du premier film tiré de la série d’Alexandre Astier Kaamelott (2004-2009) fut saluée comme l’événement culturel de l’année, sinon de la décennie, et provoqua des scènes de liesse devant les cinémas. Des records de fréquentation furent battus et on observa même les excès d’admirateurs ayant perdu tout sens commun, comme le jeune Arnaud Klein, qui vit le film 204 fois (et y claqua donc un salaire) et eut même l’honneur de le voir (à l’occasion de la 202e séance) avec le maître lui-même.

Il faut dire que ce premier volet d’une trilogie adaptée de l’exceptionnelle série, dont votre serviteur est un admirateur éperdu, était attendu depuis des années comme le furent, en leur temps, les épisodes I, II et III de la Guerre des étoiles (étant bien entendu que les VII, VIII et IX sont des bouses boursouflées). Tous les fans, qui avaient vu et revu les 6 saisons de la saga arthurienne d’Astier, espéraient savoir si Arthur allait enfin se décider à assumer son destin, retirer l’épée et corriger Lancelot, parvenu au pouvoir dans les circonstances que l’on sait. Las, la déception fut à la hauteur des attentes, et l’outrance de certaines critiques (Xavier Leherpeur, par exemple, fidèle à lui-même, y alla même de sa petite touche de mépris lors d’une émission du Masque et la plume) ne doit pas occulter le fait que le film est complètement raté et constitue une amère déception, quand bien même elle était prévisible.

Au risque d’énoncer une évidence, le passage d’un format de narration à un autre n’est pas chose aisée, et la démarche est même singulièrement risquée quand il s’agit de passer de vignettes enlevées au premier volet d’une saga médiévale-fantastique. En décidant de revisiter la Matière de Bretagne sous forme de dizaines de scènes courtes puis d’une ultime saison aux épisodes plus long, Astier avait choisi le pointillisme pour décrire les chevaliers de la Table ronde. Les innombrables moments humoristiques, parfois burlesques, de la série dressaient le tableau, bien plus nuancé qu’il n’y paraissait, d’une communauté complexe faite d’individualités diverses aux ambitions et aux personnalités parfois antagonistes. Derrière l’humour et les rafales de grossièretés se dessinaient des destins bouleversants (Arthur, écrasé par son destin ; Guenièvre, prisonnière de sa fonction, solitaire et malheureuse ; Perceval, dont la bêtise en apparence insondable cache des merveilles de sensibilité et des talents mathématiques et conceptuels rares ; Mevanwi, mariée à un sanglier et prête à toutes les bassesses pour s’extraire de ce piège, etc.) et une description de l’exercice du pouvoir (quand on fait ce qu’on peut et pas ce qu’on veut, et avec ce qu’on a) d’une remarquable misanthropie à la lassitude à peine déguisée.

Porté par son immense succès commercial et par la ferveur de millions de fans, Alexandre Astier a donc tenté le franchir le gouffre qui sépare les formats télévisuels courts des épopées cinématographiques, et son échec est patent. On aimerait croire qu’une autre issue était possible mais, à bien y réfléchir, pouvait-il réellement en être autrement alors que le succès de Kaamelott reposait d’abord sur le sens de la formule de son créateur et les situations absurdes dans lesquelles se débattaient les personnages ?

Le choix était simple à poser : poursuivre dans la veine comique et irrévérencieuse des premières saisons de la série, ou prolonger la gravité de la saison V et le sérieux de la saison VI. Coincé entre le souhait de contenter les fans de la première heure et l’ambition de se hisser au niveau de John Boorman, John Steinbeck ou Michel Rio grâce à des moyens lui permettant d’exalter la quête du Graal, Astier ne fait ni l’un ni l’autre. Comme un trop grand nombre de superproductions françaises, son film croûle sous les acteurs connus, auxquels il faut bien accorder quelques lignes, mais ne parvient pas à articuler un récit. Les enjeux sont mal exposés, et aucun rythme n’émerge tant l’ensemble est d’abord une suite de saynètes dont certaines ne sont que de poussifs exercices de fan service pour des hordes d’admirateurs répétant à l’envi des « C’est pas faux » ou des « le gras, c’est la vie » sans avoir rien saisi de la grandeur et de la finesse du projet. La présence à l’écran de Sting est par ailleurs incongrue – le pauvre homme est bien plus à l’aise Only Murders in the Building (2021 – ) – et confirme que le film souffre aussi de problèmes lourds de construction et d’articulation de l’intrigue. On passe, par exemple, trop ou pas assez de temps avec les pirates, tandis que l’intervention du duc d’Aquitaine est bâclée. Tout le film souffre de cette absence de choix de mise-en-scène.

Dans une série faite de dizaines d’épisodes courts, le récit général émerge progressivement et le spectateur se fait sans à-coups à l’univers qui se déploie devant lui. Dans un film, il ne saurait être question d’une telle méthode et tout doit s’enchaîner harmonieusement. Seuls les maîtres comme Robert Altman, Woody Allen, Paul Thomas Anderson, Lawrence Kasdan ou Agnès Jaoui savent construire des films-choraux, et Astier, immense dialoguiste et immense créateur, n’est pas capable d’une telle prouesse.

Son premier film, mal conçu, mal monté, n’est rien de plus qu’un œuvre de télévision réalisée sans la fantaisie et les fulgurances qui font de Kaamelott une série d’une richesse stupéfiante. La déception est sévère, mais il n’est pas trop tard pour sauver la suite. C’est, en tout cas, tout ce qu’on souhaite, à Alexandre Astier et à ceux qui l’admirent.

« You see I’m just like you » (« Cabron », Red Hot Chili Peppers)

On reconnaît les vrais fans de rock au fait qu’à un moment de la conversation ils commencent à parler du disque que tel ou tel groupe ou chanteur n’aurait jamais dû enregistrer parce qu’il amorçait une descente vers la normalité, la banalité, le commercial, loin de l’urgence créatrice qui l’avait justement porté au sommet. Springsteen après The River ? U2 après The Joshua Tree ? Dylan après Blood on the Tracks ? Dire Straits après Love over Gold ?

La question s’est posée à plusieurs reprises au sujet de Ridley Scott, réalisateur entre 1977 et 1982 de The Duellists (d’après Joseph Conrad), d’Alien et de Blade Runner (d’après Philip K. Dick), trois monuments indétrônables du cinéma – dont deux sont mêmes devenus iconiques – puis auteur d’une série de films esthétisants boursouflés : Legend (1985), Traquée (1987), Black Rain (1989), Thelma & Louise (1991), 1492 : Christophe Colomb (1992), Lame de fond (1996), et surtout le ridicule G.I. Jane (1997). Technicien extrêmement talentueux, réalisateur recherché de clips publicitaires, Scott a cependant rebondi en 2000 avec Gladiator, triomphe mondial, et a ensuite réalisé un des plus grands films de guerre jamais tournés (Black Hawk Down, 2001), une remarquable épopée médiévale (Kingdom of Heaven, 2005, sur fond de guerre en Irak), un très bon polar (American Gangster, 2007) et un film d’espionnage plutôt convainquant (Mensonges d’État, 2008).

Hélas, entre temps, il avait aussi filmé le risible Hannibal (2001), le terne  Les Associés (2003), et le charmant – mais quand même mièvre – Une Grande année (2006). Depuis, et c’est là que tout s’est irrémédiablement gâté, il a enchaîné les superproductions invariablement prétentieuses et ratées : un des plus mauvais Robin des Bois de l’histoire (2010 – le meilleur étant évidemment celui de Disney, en 1973), un pitoyable remake, en 2014, des Dix commandements (1956), un thriller lourdaud (Tout l’argent du monde, 2017) et, surtout, la destruction méthodique de la saga Alien par deux films incompréhensibles à la métaphysique ridiculement prétentieuse : Prometheus (2012) et Alien: Covenant (2017). On pourra éventuellement sauver son survival movie martien (Seul sur mars, 2015), et j’avoue humblement avoir évité Le Dernier duel et  House of Gucci, tous deux sortis en 2021, parce que, à un moment, ça va bien.

Le vif intérêt que je porte à la lutte contre le narcotrafic m’a cependant conduit à voir le film que Ridley Scott a consacré au sujet. Sorti en 2013, The Counselor (en français, Cartel, puisque les distributeurs de notre pays s’obstinent à massacrer les titres des films étrangers), était un projet ambitieux, porté par une impressionnante distribution et écrit par un grand écrivain. La médiocrité du résultat n’en est que plus accablante.

De fait, la combinaison de tous ces talents aurait pu nous offrir un classique, un film-fresque de l’ampleur de Traffic (Steven Soderbergh, 2000) ou un thriller poisseux ou haletant comme le fera Denis Villeneuve en 2015 avec Sicario, deux ans après Cartel. Il n’en est rien, et le film passe à côté de son sujet pour n’être qu’un polar raté, écrasé par le cabotinage de ses acteurs et une mise en scène qui ne semble pas savoir ce qu’elle raconte.

La cupidité du personnage de Michael Fassbender, bien trop proche de ses clients pour être honnête, n’est pas véritablement traitée, tandis que son complice chez les narcos, joué par un Javier Bardem manifestement pas dirigé, est une caricature dont la coiffure, à peine digne de Robert Smith, se veut sans doute la réponse à celle qu’il arborait dans No Country for Old Men 2007), le chef-d’œuvre indépassable des frères Coen.

C’est que le film repose d’abord sur le fait que son scénario – original, s’il-vous-plaît – est signé par Cormac McCarthy, l’immense romancier américain dont le roman a justement donné No Country for Old Men. Ridley Scott, qui est d’abord un faiseur, tente ici d’appliquer une recette : un écrivain de stature mondiale pour l’histoire, des acteurs pas moins mythiques pour lui donner vie, et des scènes racoleuses pour pimenter l’ensemble et s’approcher des récits vénéneux réalisés par Martin Scorsese, William Friedkin, Michael Mann ou Brian De Palma. Malgré tous ces ingrédients de grande qualité, la recette ne fonctionne cependant  pas et on se moque éperdument du sort de tous ces gens, riches oisifs, trafiquants idiots et intermédiaires médiocres se prenant pour les rejetons de Michael Corleone.

Il aurait pourtant été possible d’explorer les deux seuls personnages féminins, attribués à Penélope Cruz et Cameron Diaz. La première, à la fin tragique, joue une délicieuse irresponsable victime de son crétin de futur mari, et la deuxième, prédatrice désaxée à la jeunesse sordide, aurait pu être le centre du film si Ridley Scott avait le moindre sens de la dramaturgie. Glacial, incapable de la moindre empathie pour ses personnages – il est vrai tous détestables -, il filme cette petite bande de criminels disparaître sous les coups d’un ennemi invisible et impitoyable (non, je ne vais pas comparer les cartels mexicains aux aliens de la saga) comme on filmerait dans la brousse des tigres dévorer des zèbres.

Cartel est un film plat, linéaire, qui ne crée aucune tension, si ce n’est une ponctuelle envie de rire, notamment au début lors d’une scène sous les draps (au sens propre) ou lorsque Cameron Diaz s’assoit sur un pare-brise. Les passages fugaces à l’écran de John Leguizamo, Dean Norris, Edgar Ramírez ou Bruno Ganz délassent mais ne nous sauvent ni de l’ennui ni du sentiment d’un immense gâchis.

Le renseignement au cinéma : les stagiaires sur le terrain (3)

Avoir réussi le concours vous a conduit à suivre les cours du stage terrain. Ces premiers exercices, pour lesquels tout le monde n’est pas nécessairement fait, ont permis d’identifier celles et ceux qui géraient mal les imprévus, voire la simple pression (et je ne parle pas des bières au Bistrot du Poinçonneur), et les autres, à l’enthousiasme parfois hors de contrôle. Une autre catégorie, plus complexe à détecter, émergera plus tard, au gré des circonstances : les boulets, les maladroits, les distraits et les malchanceux.

Pour eux, le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) est une souffrance tant il demande une concentration de chaque seconde, non pas seulement pour détecter le dispositif adverse et évaluer l’environnement, que pour maîtriser leur tendance naturelle à laisser divaguer leur esprit ou à gaffer. Chaque mission leur demande des efforts particuliers, chaque contact un contrôle absolu et leurs instructeurs leur reprochent souvent un manque de naturel, aussi bien lors de leurs déplacements que lors des entretiens. Naturellement, l’aisance vient avec la pratique, au fur et à mesure que naissent les automatismes partir en mission n’est plus une angoisse telle qu’elle vous paralyse.

Reste l’épineuse question des chats noirs. A l’entraînement, à défaut de briller, ils s’en sont sortis et personne n’a vraiment relevé leur capacité à systématiquement se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, à retrouver leur source au point de rendez-vous fixé, envahi par une manifestation imprévue ou à croiser un camarade de collège dans un aéroport au bout du monde. Certains seront malades comme des chiens après avoir imprudemment dîné dans le souk, d’autres auront égaré leur passeport, perdu la clé de leur chambre, oublié leur liasse de billets locaux on ne sait où, etc.

Dans la plupart des cas, ces incidents n’auront pas de conséquences. Le passeport était au fond du sac, l’argent sur la table de nuit dans la chambre, et sauf intoxication carabinée, tout passe avec des médicaments et du Coca. Parfois, cependant, la malchance, combinée à une bonne dose d’amateurisme, peut provoquer des catastrophes, comme le montre la douloureuse affaire du Rainbow Warrior. Quand vous vous présentez devant le jury du concours, dites-vous que les question que se posent ses membres sont les suivantes : pourrais-je partir en mission avec elle ou lui ? Sera-t-il un atout ou un poids-mort ? Quelle sera sa fiabilité ? La seule interrogation qui vaille, finalement, est celle de la confiance que l’on peut placer en vous.

The Spy Ninja, de Yoshinari Kamiya (2004)