Le renseignement au cinéma : entraînement difficile, guerre difficile

On nous l’a dit lors de notre affectation, et nous l’avons répété avec la même gourmandise arrogante : quand vous intégrez un service de renseignement, vous ne savez pas travailler. C’est ainsi, et ce n’est finalement pas si grave. Il n’en va évidemment pas de même pour ceux qui parviennent aux plus hautes fonctions et qui ne savent pourtant toujours pas travailler, mais il paraît que ce phénomène a pour nom Principe de Peter. Réjouissons-nous, cependant, car l’association du temps et du darwinisme contribue à la disparition de ce phénomène.

Toujours est-il que vous voilà au cœur d’une structure à la complexité byzantine, théâtre de multiples intrigues croisées, de vieilles rancœurs nées on ne sait quand – une histoire d’âne boiteux vendu à un cousin d’Ange-Gabriel, le frère du maire – et de missions aussi variées que délicates. Tout y a un nom de code, même la cantine (qui ne méritait peut-être pas tant d’honneur) et vous avez l’impression, les premiers temps, que vous n’allez jamais vous en sortir. Et, comme si ça ne suffisait pas, en plus d’appendre votre métier d’analyste, vous devez vous initier à l’art complexe et délicat du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !).

Contrairement, en effet, à une légende tenace, tout le monde va sur le terrain, même parfois ceux qu’il faudrait en tenir éloignés. Il y a, évidemment, des zones où il est déconseillé d’expédier des bibelots gaffeurs de mon espèce, mais, tout le monde étant censé pouvoir traiter une source, tout le monde se voit inculquer les compétences requises. Les meilleurs finissent à Bagdad, Islamabad, ou Mogadiscio, les autres, non moins glorieux et non moins attachés à la défense de la République, exercent leur art ailleurs. Quoi qu’en disent certains mythomanes, certaines des opérations les plus délicates se mènent dans les rues de métropoles occidentales et non dans d’exotiques contrées.

Etre initié aux réalités les plus concrètes du traitement de sources humaines ne vous rend pas seulement plus opérationnel et plus polyvalent. Cela vous donne également une compréhension des contraintes auxquelles sont soumis les officiers traitants avec lesquels vous dialoguez lorsque vous gérez des dossiers ou que vous enquêtez depuis Paris et que vous pouvez actionner les nombreux moyens de votre service, dont les postes et les missions. Avoir cavalé dans Paris, une équipe de surveillance aux trousses, vous permet de mieux appréhender l’environnement dans lequel doivent évoluer vos collègues à l’étranger, déclarés aux autorités locales et donc pas supposés faire leur métier, ou clandestinement présents et encore plus exposés.

Même si, comme moi, vous n’avez guère d’appétence pour l’exercice et/ou que vous n’avez pas démontré de dispositions hors du commun pour la chose, ce passage par le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) est une étape importante. J’ai quitté l’administration alors que les stages et entraînements proposés avaient considérablement gagné en technicité et en difficulté. Le récit de quelques exercices m’avait, à l’époque, favorablement impressionné – ce qui, convenons-en, n’arrive pas souvent – et m’avait convaincu que mon service, après des années de routine et de torpeur, avait pris son destin en main et donnait à ses jeunes personnels les outils dont ils avaient besoin. Je n’ai, d’ailleurs, jamais caché mon admiration pour ceux qui, après des stages particulièrement relevés, incarnaient à la fois la relève et de nouvelles capacités. Comme de juste, ces jeunes OT si à l’aise sur le terrain montraient la même modestie que leurs aînés, se concentrant sur le bilan de la mission sans s’attarder sur les prouesses ou les risques nécessaires à son accomplissement. Comme dans d’autres domaines, plus intimes, ce sont qui en parlent le plus qui en font le moins.

Spy game

Tout, évidemment, ne se passe pas comme prévu lors de ces stages, et quelques anecdotes, aimablement diffusées par les instructeurs ou les élèves, faisaient rire pendant des semaines. Quelques unes participaient même de la légende générale du service. Tel jeune analyste avait ainsi décroché d’un exercice de filature à 17h30 pétantes ; tels autres, lors d’un exercice de restitution dans un pays d’Europe, en avaient tant fait qu’ils avaient rameuté les services locaux et les avaient même rabattus sur leur instructeur. Les histoires sont nombreuses et se transmettent autour du feu de camp virtuel que constituent la cantine et le bar.

J’imagine que nous gardons tous quelques souvenirs, parfois émerveillés, parfois cuisants, de ces jours passés à marcher, à échanger des mots de passe idiots pour obtenir des enveloppes vides, à tracer des croix à la craie sur des murs ou à coller des vignettes de couleur sur des poteaux. C’était dans une autre vie.

Bowfinger, de Frank Oz (1999)

There will never be a final cell!

Près de quinze ans après les attentats du 11 septembre, près de trente après la fondation d’Al Qaïda, on attend toujours LE film sur le jihad. On aurait pu penser que le phénomène aurait inspiré les cinéastes comme il a inspiré les romanciers et les essayistes, mais il n’en a rien été et le bilan, s’il n’est pas maigre, laisse quand même sur sa faim.

Des films ont évidemment été réalisés, et certains se sont même révélés être de réjouissants naufrages (Secret défense, de Philippe Haïm, 2008). Si l’on excepte, cependant, une poignée de navets, depuis 2001 ont été traité par le cinéma américain les dérives de la campagne anti terroriste des Etats-Unis (Rendition, de Gavin Hood, 2007 ; The Bourne Ultimatum, de Paul Greengrass, 2007 ; Good Kill, d’Andrew Niccol, 2014), le rôle des monarchies du Golfe (Syriana, de Stephen Gaghan, 2005 ; The Kingdom, de Peter Berg, 2007), les attentats du 11 septembre (United 93, de Paul Greengrass, 2006 ; World Trade Center, d’Oliver Stone, 2006), la guerre en Afghanistan (Lions for lambs, de Robert Redford, 2007 ; Lone survivor, de Peter Berg, 2013), et, bien sûr, le renseignement (Body of Lies, de Ridley Scott, 2007 ; Zero Dark Thirty, de Kathryn Bigelow, 2012). Les nombreux films consacrés à l’Irak n’ont, pour leur part, jamais réellement abordé la question des réseaux jihadistes, et je les laisse donc de côté. On voudra bien me le pardonner.

United 93

Il manque dans cette liste, qui va du mauvais (World Trade Center) à l’excellent (Zero Dark Thirty), un film qui essaierait de décrire le jihad, de le présenter dans sa complexité, qui décrirait les difficultés rencontrées par ceux qui le combattent, et qui accomplirait ainsi le nécessaire travail de pédagogie que permet la fiction. Cette perle rare existe, en réalité, et si elle a été tournée en 1998, il y a donc une éternité, elle n’en reste pas moins une remarquable introduction à notre sujet. Et de toute façon, nous n’avons qu’elle, alors…

Bus explodes

The Siege, (Couvre-feu), sorti au mois de novembre 1998, quelques mois après les attentats commis par Al Qaïda contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar Es Salam, reste en effet à ce jour un film qui frappe par sa précognition et la pertinence de ses descriptions. Partant d’une idée à la fois simple et – à l’époque – originale, (un réseau terroriste islamiste radical lance une campagne d’attentats à New York afin d’obtenir la libération de son guide spirituel, capturé par les forces spéciales américaines au Moyen-Orient et détenu clandestinement), il déploie une histoire aux multiples aspects et aux résonances encore très actuelles.

Il faut dire que The Siege n’est pas un film dont l’ambition est d’impressionner par sa virtuosité. Son réalisateur, Edward Zwick, est un conteur, et il met tout son art au service d’un scénario. Celui-ci n’a rien d’anodin puisqu’il est tiré d’une histoire de Lawrence Wright, un grand journaliste américain qui publiera en 2006 un remarquable récit des premières années d’Al Qaïda The Looming Tower: Al-Qaeda and the Road to 9/11 (chez Alfred A. Knopf, 480 pages).

The looming tower The SIege

En adaptant Wright, Edward Zwick s’inscrit, certes modestement, dans la lignée du cinéma politique américain des années ’70 et ne raconte une histoire que pour aborder une situation en y faisant évoluer des personnages. Sa filmographie, à cet égard, ne laisse guère de doutes quant à sa conscience politique. On y trouve, avec quelques comédies, un film remarquable consacré aux soldats afro-américains de la Guerre de Sécession (Glory, 1989, 3 Oscars, dont le premier de la carrière de Denzel Washington), un autre, très distrayant, sur une femme pilote d’hélico pendant la Deuxième guerre du Golfe (Courage under fire, 1996, encore avec Denzel Washington), un suivant, décrivant les aventures d’un soldat américain devenu un guerrier traditionnel japonais (Le dernier samouraï, 2003, avec Tom Cruise), un autre, remarquable, sur les diamants de sang (Blood diamond, 2006, avec Leonard DiCaprio, Jennifer Connelly, Djimoun Hounsou et Arnold Vosloo, 5 nominations aux Oscars), un sur les maquis juifs en Biélorussie combattant l’armée allemande (Les Insurgés, 2008, avec Daniel Craig) et enfin un dernier, consacré à la rencontre Fischer/Spassky de 1972 (Pawn sacrifice, 2014, pas encore sorti en France).

Glory Courage under fire Blood diamond

Zwick est un cinéaste classique, évitant les effets de manche, les filtres ou les ralentis. Ses récits sont linéaires, et il laisse l’intrigue se développer sans se précipiter – ce qui ne veut pas dire qu’on s’ennuie à sa vision. The Siege lui permet de décrire, comme aucun autre film ne l’a fait depuis, (alors que le besoin est pourtant pressant), la complexité d’une véritable politique sécuritaire anti terroriste. Les rapports entre le FBI (service de sécurité intérieure dont la seule mission est d’empêcher les attentats), la CIA (qui voit les choses de plus haut mais est prisonnière des évolutions brutales et parfois irréfléchies de la diplomatie et doit, à la différence de la police, frayer avec tout le monde), l’armée (qui ne veut pas de la mission mais qui l’accomplira à sa façon), le pouvoir politique (qui ne peut tolérer ni les attaques terroristes ni la peur grandissante de la population), et la presse, (témoin et actrice du bras de fer) sont très bien décrits et renvoient à des situations que nous connaissons bien, désormais.

Une collaboration entre le FBI et la CIA qui ne va pas de soi.
Une collaboration entre le FBI et la CIA qui ne va pas de soi.

Comme un cours magistral projeté sur un écran de cinéma, Zwick présente progressivement les défis (Négocier avec les terroristes, mais négocier quoi, et au nom de qui ? Qu’y a-t-il, d’ailleurs, à négocier ? Empêcher les attentats, mais qui arrêter et comment prévoir ? Accepter le danger, et le faire accepter au pays) et les enjeux (Quelle réponse globale ? Quelle prévention ? Quel degré de violence exercer sur l’adversaire ? Comment éviter le recours indiscriminé à la force ? Quelles concessions faire à la vie quotidienne de la démocratie ?). Jamais l’affaire n’est simple, et les motivations des terroristes ne doivent rien à la pauvreté ou à de quelconques pathologies mentales. Ils parlent de revanche, d’injustice, et les islamistes que nous voyons à l’écran sont palestiniens, égyptiens ou irakiens. Leurs revendications ne peuvent avoir de réponse, puisqu’ils sont venus frapper pour punir. La réponse militaire dans les rues américaines, en plus d’être intrinsèquement inappropriée et porteuse de dérives, constitue ainsi une victoire symbolique forte, résumée par Denzel Washington lors d’une de ses nombreux affrontements avec Bruce Willis (qui joue, admettons-le, comme un pied).

Ce film de 1998 en dit plus que bien des experts de plateaux abondamment consultés par nos parlementaires et nos ministres. Il n’est, naturellement, pas exempt de défauts (on ne connaît pas de désert au Liban, du moins pas aux dernières nouvelles, et la scène finale est inutilement pompière) mais il faut lui reconnaître de belles séquences consacrées à l’organisation d’une cellule de crise ou à la conduite d’une enquête.

En cellule de crise

De même faut-il saluer l’ambiguïté des personnages. D’autres cinéastes auraient montré des policiers ou des militaires hystériques, mais Zwick tourne avec sobriété et évite presque tous les écueils de l’emphase. Les scènes d’attentats sont d’un grand réalisme et contribuent à faire du film une remarquable tentative de vulgarisation. Certains de mes chefs, quand j’étais fonctionnaire, n’ont jamais possédé le début de compréhension du jihad contenue dans The Siege, et on est en droit de penser que pas mal de nos dirigeants et parlementaires, au vu des lois et autres rapports débattus ces temps-ci, n’ont guère progressé. Ce film pourrait constituer pour eux une efficace initiation à nombre de questions centrales. Certains de nos ministres avouent ne pas lire, mais peut-être d’autres regardent-ils des films. On peut toujours rêver.

Vigipirate rouge super foncé
Vigipirate rouge super foncé

Le renseignement au cinéma : faits et certitudes (2)

Un des questionnements les plus taraudants que je connaisse est lié aux biais de confirmation. Le phénomène ne cesse de m’interpeller depuis mon entrée dans le monde de l’analyse et de l’investigation, car il contredit tout ce que j’ai appris durant ma longue scolarité. S’il est bien normal de diverger, et s’il est établi que la vie serait d’un ennui achevé si nous étions tous du même avis sur, par exemple, les grandes questions de l’existence ou certains albums des Stones, il est en revanche plus étonnant que des événements relativement simples, comme un attentat, puissent susciter des affirmations aussi contraires. Je ne parle pas ici de la recherche de solutions politiques, car dans ce cas le débat est indispensable – pour peu qu’on nous épargne les saillies de psychologues au rabais ou de ministres séniles – mais simplement de l’étude d’événements tactiques.

Il peut arriver à tout le monde de se tromper, en particulier à votre serviteur, mais on connaît des méthodes imparables pour éviter que ça devienne une habitude, et l’une d’entre elles consiste à recenser les faits, à les confirmer et à les analyser froidement.

Il existe, naturellement, des domaines dans lesquels il est impossible de disposer de tous les faits, et on peut alors, avec méthode, et instruit par d’autres connaissances, émettre des hypothèses. Bonnes ou mauvaises, celles-ci sont indispensables à la progression du raisonnement, et le premier enquêteur correctement formé, même inexpérimenté, sait ça. Cela dit, et sans jouer les vieux cons (une tendance naturelle depuis mon 5e anniversaire), on peut déplorer le manque flagrant de curiosité intellectuelle de nombre de nos contemporains, manifestement ignorants de concepts aussi basiques que la profondeur historique. On aurait pu croire que la mise à disposition, grâce à Internet, de tout le savoir du monde aurait permis de gagner en pertinence et en intelligence, mais on constate, au contraire, que la facilité avec laquelle on peut faire remonter des informations conduit à la paresse et aux raccourcis. Là encore, il ne s’agit pas de critiquer le média mais bien les faiblesses éducatives qu’il révèle. Les lecteurs du Protocole des sages de Sion n’avaient pas Internet, me semble-t-il.

Peser les faits, ensuite, pour séparer ceux qui sont significatifs de ceux qui ne le sont pas, est une autre démarche indispensable, comme le tamis de l’archéologue ou du chercheur d’or. Prenons, à tout hasard, les attentats de Copenhague. Un homme ouvre le feu à l’arme automatique sur un local abritant une conférence informelle consacrée à la liberté d’expression. Faut-il conclure de l’usage d’une arme à feu qu’il s’agit d’une attaque inspirée par les attentats de Paris, ou faut-il plutôt estimer que le lien entre les deux drames vient de la nature des cibles ? Parce que, quand on y pense, les attentats au lance-pierre ou à la sagaie ne sont pas si souvent, de mémoire.

Recenser les faits, les évaluer pour commencer à réfléchir peut prendre du temps. Il y a vingt ans, il fallait des jours et des jours pour obtenir des détails au sujet d’un événement, et beaucoup ne mesurent pas la chance – si je puis dire – de pouvoir disposer en une poignée d’heures de témoignages, et même de rapports. On aimerait, dès lors, que ceux qui se pressent dans les médias, mauvais opérationnel ayant exposé quelques secrets qui auraient dû le rester, chroniqueuse omnisciente ou journaliste émoustillé par la vue du sang, contrôlent leur nature et se retiennent de balancer les idioties habituelles, faites d’islamofascisme, de loup solitaire, de « Oh mon Dieu, il avait une arme » et d’autres remarques puissantes. Oui, je sais, c’est pas gagné.

Cela dit, et parce que je suis en vacances, je suis enclin à pardonner aux idiots, car, malgré les efforts méritoires de la médecine, la greffe de cerveau n’est toujours pas d’actualité et la lutte contre le jihadisme, appelée à durer encore une bonne génération, s’accompagnera longtemps de ces dérives. Certaines seront même publiées au Seuil, c’est vous dire.

Sauter aux conclusions sans trop étudier les faits, sans s’arrêter dans les détails (où, pourtant souvent se cache le diable) ou sans envisager de contre hypothèse peut conduire à de véritables catastrophes, dont des erreurs judiciaires, voire des morts autant brutales qu’inutiles. Et après, on est bien embêté. Retrouvons donc notre ami Walter Sobchak, déjà mis à contribution il y a quelques mois, dans ses œuvres. Il nous livre ici une merveilleuse illustration des conséquences regrettables d’une mauvaise analyse des faits, mal compris, surévalués, déformés par une investigation bâclée, menant à des actions pour le moins inopportunes.

The Big Lebowski, de Joel et Ethan Coen (1998)

Parvenir à de mauvaises conclusions à partir de faits partiels et/ou insuffisamment étudiés n’a cependant rien, somme toute, de bien étonnant ou de très nouveau. Seul l’inspecteur chef Clouseau parvient à résoudre des enquêtes en ratant de tout ce qu’il est humainement possible de rater, et la littérature ou le cinéma ont plutôt tendance, pour on sait quelle raison, à mettre en avant des esprits opiniâtres, rigoureux, de Sherlock Holmes à Kurt Wallander en passant par le toujours impeccable Hercule Poirot.

Il est également possible de tout manquer si, malgré les faits parfois abondamment documentés, on s’obstine à construire des raisonnements à partir de certitudes conçues ailleurs, en dehors du champ du savoir. Ce que l’on appelle les biais de confirmation, que j’ai déjà évoqués ici, peut avoir de redoutables conséquences, opérationnelles ou même politiques en fonction de la position du fautif dans la société, la hiérarchie administrative ou le pouvoir politique.

S’agissant du jihadisme et de la menace terroriste qui en découle, les exemples ne manquent pas, ces temps-ci, et on songe, par exemple, à l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin, désespérément bloqué au mois de février 2003 lorsque ce qu’il pensait être le début de son destin national se révéla être le point d’orgue d’une carrière finalement assez piteuse. S’être rêvé Napoléon et finir avocat d’affaires, on a vu mieux. Bon, cela dit, question carrière, je ferais sans doute mieux de ne pas trop la ramener…

Personne, en réalité, ne conteste le fait que l’intervention anglo-américaine se soit révélée une catastrophe majeure, déstabilisant durablement une région qu’il serait par ailleurs hasardeux de décrire, avant la guerre, comme un havre de paix et de prospérité. Le terrorisme, quoi que pense notre homme, n’était pas inconnu en Irak (et on pourrait s’interroger sur le rôle de l’Iran, à ce sujet), et s’il a pris l’ampleur que l’on connaît pendant l’été 2003, il avait su prospérer avant la guerre. Il serait sans doute plus malin de revenir à la guerre de 1991, voire, comme je le pense profondément, aux excès de régimes autoritaires que tous, à commencer par la France, nous avons encouragés, armés, soutenus pendant de trop nombreuses décennies. Les voix de M. Villepin et de ses amis étaient alors bien silencieuses.

Le jihadisme se résumerait-il donc au conflit irakien ? Que fait l’ancien Premier ministre de la révolution ratée syrienne ? Et avant cela, de la guerre civile algérienne, et de la crise égyptienne ou de l’insurrection du sud des Philippines ? L’obsession de Villepin pour l’Irak, il y a déjà douze ans, est celle d’un homme qui ressasse son heure de gloire et nous sert, encore et encore, les mêmes arguments. L’exercice ne manquait pas d’intérêt dans les mois ayant suivi le début de la guerre, mais qu’en est-il de sa pertinence aujourd’hui ?

De même, comment comprendre ce changement d’attitude face à la diplomatie française, accusée (air connu) de suivisme ? Refuser de voir que combattre le même ennemi que le Etats-Unis ne fait pas de nous des esclaves de Washington est typique d’une génération de (faux) penseurs qui regardent les alliés plutôt que l’adversaire. Pour eux, et sans surprise, la posture compte plus que les actes, la victoire finale moins que le panache (ou ce qu’ils croient être le panache), puisqu’ils se nourrissent d’abord de formules creuses. Paris, comme n’importe quelle nation souveraine, a le droit et le devoir de concevoir ses propres solutions politiques et de diverger d’avec ses partenaires les plus proches quand cela est nécessaire. On ne voit pas, en revanche, pour quelles mystérieuses raisons il lui faudrait nécessairement s’opposer aux uns ou aux autres par principe dès lors que ses intérêts sont en jeu. Le changement de posture de la France en Bosnie, en 1995, après l’élection de Jacques Chirac à la Présidence, était-il la marque d’un quelconque suivisme ? Qu’a pensé alors M. Villepin, secrétaire général de l’Elysée, de l’entrée en action de la FRR contre les Serbes de Bosnie ?

La vieille rengaine au sujet du terrorisme qui apporterait la guerre est ainsi d’une affligeante médiocrité, faisant peu de cas des faits (encore !), inversant les causes et les conséquences pour des raisons que l’on serait bien généreux de qualifier d’idéologiques. Les attentats du 11 septembre 2001 ou ceux du 7 août 1998 étaient-ils une riposte à une quelconque guerre américaine, ou étaient-ils plutôt la manifestation d’une hostilité à une politique ancienne au Moyen-Orient ? L’attentat déjoué de Strasbourg, au mois de décembre 2000, répondait-il à la diplomatie française ? Il n’y a qu’un pas entre le pacifisme et le renoncement, manifestement franchi avec aisance par ceux qui, pourtant, ne cessent d’invoquer les mânes de nos plus grands hommes.

S’obstiner à ne voir dans la menace jihadiste qu’une réponse mécanique à des actions identifiées, ici ou là, révèle une profonde incompréhension du phénomène. Le jihad contemporain mène une guerre qui dépasse, de loin, la réaction à des actions ponctuelles et manifeste une haine profonde de ce que nous sommes. L’attentat de Stockholm en 2010 punissait-il la Suède pour son aventurisme militaire bien connu ?

Disposer des faits et des différents outils analytiques permettant de les raffiner et parvenir, malgré tout, à systématiquement passer à côté des conclusions révèle un talent précieux. En France, où il n’existe quasiment pas de débat scientifique sérieux au sujet du jihadisme, et où les travaux universitaires sur l’islamisme radical sont rarissimes – et anciens, la parole reste laissée à des gens qui vous affirment, contre toute évidence, que les terroristes sont fous, pauvres, victimes du racisme ordinaire (qu’il ne saurait, par ailleurs, être question de nier) et qu’ils sont en révolte contre le capitalisme. Ces conclusions, plus fausses que simplement hâtives, mènent à des lois sans valeur, à des organisations décalées, à des initiatives plus politiciennes que politiques, et servent, in fine, plus les carrières que le bien commun. Souvenons-nous du réveil brutal de l’agent Dave Kujan, aveuglé par ses certitudes au point de laisser filer celui-qu’on-ne-doit-pas nommer…

The Usual Suspects, de Bryan Singer (1995)

Il faut, en effet, poser les questions désagréables, quand bien même elles seraient brutales ou irrespectueuses. Se tromper avec constance (qui ça ?) alors que tous les faits sont là est-il la marque d’un esprit médiocre, d’une lecture du monde dépassée ou d’une mauvaise foi cachant plus ou moins habilement de sombres desseins ? Faudra-t-il atteindre que nos échecs et nos pertes deviennent insupportables pour que le débat soit enfin posé sérieusement, avec méthode, que de véritables échanges contradictoires aient lieu, ou allons-nous comme nous savons si bien le faire, nous contenter de créer des commissions d’enquête après la défaite ?

Personne ne dit que c’est facile, et il ne s’agit pas d’être injuste, mais nous sommes certains d’échouer en nous y prenant comme ça. Sauf à penser que le naufrage d’une démocratie vieillissante face à des menaces internes et externes fasse partie d’un cycle normal, presque prévisible.

Le renseignement au cinéma : laisser tomber

Il faut savoir s’écouter, détecter les signes de fatigue, de lassitude, et décrocher avant qu’il ne soit trop tard. Il faut aussi savoir, quand le combat est perdu, abandonner le terrain pour mieux revenir – éventuellement.

On voit parfois mieux les choses de loin, et parfois on souhaite aussi simplement ne plus les voir, laisser le monde poursuivre sa course folle, et observer son cheminement. Vient un moment où le fatalisme l’emporte sur la lassitude, où on se dit, après un déjeuner avec des amis eux-mêmes dépités, que tout est trop imbriqué pour espérer une solution, ou même un diagnostic à peu près réfléchi.

Quand à la violence aveugle de l’ennemi répondent les niaiseries de queues de promo, quand la stratégie de l’adversaire est savamment décryptée par des stratèges de salon et des sociologues de boudoir, quand ce qui devrait être un débat politique et intellectuel à la hauteur des enjeux est à peine digne de figurer dans un recueil des Brèves de comptoir, quand les documentaires censés éclairer le bon peuple sont réalisés par des personnes dont le regard devient fixe dès que les phrases s’allongent, on est en droit de se dire que c’est perdu, que tout ce cirque ne sert à rien et qu’il s’agira, pour l’essentiel, de sombrer dignement.

Quand les querelles de structures sont plus importantes que les missions qui leur sont confiées, quand on passe plus de temps à cacher les cadavres dans les armoires qu’à empiler ceux des ennemis abattus, on peut légitiment estimer que la situation prend une tournure préoccupante. Et alors, se déplaçant habilement entre les épaves, les naufragés et les naufrageurs, on se retire dignement et on gagne un bord hospitalier.

Fort heureusement, c’est pas bien mon genre… Gniark gniark

Traffic, de Steven Soderbergh (2000)

Le renseignement au cinéma : le briefing avec le bureau des affaires réservées.

Imaginons donc qu’il ait été décidé, sur l’idée de votre chef, de tenter de déstabiliser un réseau d’Al Qaïda en Europe en offrant de la layette à la femme du responsable des volontaires maghrébins en Afghanistan.

L’idée ne vous pas a convaincu, mais on ne vous paye pas pour être d’accord. La machine se met donc lentement en branle, et on commence par déterminer le plus important, le nom de l’opération. Les vétérans de la cave, mémoire du Service, ont interrogé leurs fichiers, vérifié notre longue histoire et finalement rendu leur oracle. Le pseudonyme choisi, qui figurera sur les télégrammes et les notes, est Babigros. Le clin d’œil, comme souvent,  est subtil, et a même arraché un sourire au conseiller du directeur, un homme pourtant peu connu pour son goût de la poilade.

L’opération nommée, il s’agit de ne pas s’endormir. Afin d’obtenir des fonds, on commence à écrire des notes. Certaines détaillent l’intérêt qu’il y aurait à perturber le réseau jihadiste visé (lié, rappelons-le, à Al Qaïda, l’organisation qui n’existe pas selon le chef de service mais fait quand même l’objet de multiples actions offensives de la part de grands services alliés ou rivaux), d’autres se concentrent sur l’idée de manœuvre, les leviers utilisés, les effets attendus, à quelle échéance et pour quelles conséquences éventuellement néfastes.

Le projet, qui n’était pas le vôtre, évolue et vous met peu à peu sur la touche tandis que vos dossiers ne sont plus accessibles, stockés dans son bureau par votre chef qui se pique de mieux les comprendre que vous (ce dont vous doutez fortement, entre autre raison parce qu’il ne parle pas un mot d’anglais et que les échanges les plus importants sur votre cible ont lieu, depuis des mois, avec vos collègues suédois, tous parfaitement anglophones et qui vous épargnent l’apprentissage de leur langue).

Le chef suédois

En haut lieu, de vifs débats opposent des praticiens chevronnés au sujet de détails cruciaux : quelle marque de layette choisir ? Onéreuse ou modeste ? Raffinée ou simple ? Horrible ou charmante ? Fille ou garçon ? Connaît-on le sexe du bébé de l’émir Abou Djaffar ? La tension est palpable. Faut-il, par exemple, solliciter le chef de poste à Copenhague afin qu’il aille acheter l’objet du délit dans une boutique danoise, sans doute comparable à celles que l’on trouve à Stockholm ? Si notre homme au Danemark est désigné, doit-il le faire aux heures de bureau ou plutôt en week-end ? Doit-il vérifier qu’il est suivi par le PET, les services danois ? Et s’il réalise un IS, va-t-il inutilement attirer leur attention ? Ces derniers vont-ils s’étonner de voir notre lieutenant-colonel au long cours, un cavalier raide comme la justice qui ne quitte jamais ses gants, déambuler dans les allées d’un magasin pour bébés et soupçonner, voire compromettre, la sécurité de notre ambitieuse opération Babigros ? Doit-on les prévenir, alors, ou plutôt dépêcher le secrétaire du poste, un célibataire notoirement gay dont la présence entre les couches et les biberons ne manquera pas d’attirer l’attention ? Toutes les énergies sont sollicitées pour répondre au mieux à ces questions fondamentales, afin d’éviter un nouveau naufrage opérationnel qui pourrait tous nous envoyer sur le front de l’Est – ou pire.

Vient enfin le moment tant attendu du briefing final avant le lancement. Les semaines ont passé, et vous avez renoncé à faire savoir qu’il serait bon, sans doute, à l’occasion, comme ça, histoire d’être sûr, de savoir si le missionnaire de la DO, un para du 13 expédié à Copenhague sous une fausse identité afin d’acheter un body et un petit bonnet avec des billets usagés (attention à ne pas perdre la PJ pour la compta, sinon l’adjudant-chef-qui-ne-rit-jamais va râler) a bien été informé qu’on achetait pas du 3 mois à un gros bébé de 9 mois.

Dans la salle de réunion, quelques visages connus, et pas mal de têtes importantes entraperçues à la cantine ou dans les couloirs de la direction. Des carrières mystérieuses, quelques légendes, et aussi de purs rats d’antichambre, allant de cabinets en états-majors, de commissions en détachements obscurs. Tous ces gens se toisent, votre chef expose la philosophie générale de l’opération, prend des airs mystérieux sans savoir que presque tous les participants ont lu les télégrammes, y compris les réservés, sur leurs ordinateurs grâce à une faille découverte dans le logiciel maison réalisé à grand frais par un pilote de l’ALAT devenu, par la grâce d’un coup de tampon sur son dossier, le grand spécialiste maison de la chose. Mais passons, ça m’agace.

L’affaire est donc lancée, mais elle n’aboutira pas, comme de juste. La source chargée de poster le colis à Mme Abou Djaffar, Pampers 101, commettra une fausse manip’ (mauvaise adresse ? pas les bons timbres ? mystère) et jamais les vêtements ne parviendront à destination. Pas grave, puisqu’Abou Djaffar mourra dans les montagnes afghanes lors de combats avec les forces spéciales américaines. Quand même, à quoi ça tient.

The Departed, de Martin Scorsese (2006), d’après Infernal Affairs, de Wai-Keung Lau et Alan Mak (2002).

Le renseignement au cinéma : les idées… originales

Mars 2001. Nous avons un nouveau chef. Il a été nommé là par surprise, après le départ brutal du précédent, épuisé par la médiocrité du commandement, et il a rapidement pris ses marques. Sa réputation est exécrable, et on le dit autoritaire, brutal, plein de morgue, tout en lui reconnaissant de beaux succès sur le terrain. Préférant de loin une séance chez le dentiste à un passage de frontière sous un faux nom, je ne peux, pour ma part, dissimuler mon admiration, malgré tous ses défauts, pour cet homme dont la carrière est déjà en passe de devenir légendaire et que j’ai eu le privilège de voir travailler de près, sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !).

Ses goûts personnels le conduiraient sans doute plus vers les activités des services syriens ou iraniens ou les agissements des mouvements radicaux palestiniens que vers nos jihadistes, auxquels il ne comprend manifestement rien, mais l’actualité le pousse à s’intéresser à nous et à nos réseaux hermétiques. Très vite, nous comprenons qu’il ne le fait pas parce qu’il est persuadé que cette menace doit être gérée en priorité, mais bien parce que le sujet est au cœur des préoccupations de certains de nos responsables politiques, de nos cousins policiers et de l’ensemble de nos grands alliés. Que notre service soit à la traîne en matière de mobilisation est une chose, mais il est impensable que nous ne donnions pas le sentiment d’être mobilisés. A dire vrai, nous le sommes, d’ailleurs, mais nos moyens sont risibles, et aucun de nos chefs, jusqu’au Directeur général, ne nous prend vraiment au sérieux.

Le climat va même se dégrader au printemps, quand il nous sera expliqué que les travaux sur les groupes islamistes exotiques, aux Philippines, au Cachemire, en Indonésie, en Somalie, au Kenya ou au Kurdistan irakien ne présentent aucun intérêt. On nous dira alors que les recherches sur Al Qaïda ne sont d’aucune utilité, et certains d’entre nous devront même batailler de longues journées pour sauver le groupe d’analystes qui se démène depuis des années au sujet de l’organisation d’Oussama Ben Laden. Trois mois avant les attentats du 11 septembre, et alors que nos principaux partenaires, au Moyen-Orient ou dans le monde occidental, s’inquiètent ouvertement de la montée en puissance d’AQ ou des rapprochements entre réseaux, nos chefs expriment donc ouvertement à la fois leur scepticisme face à une ahurissante accumulation de signaux et la foi dans leurs anciennes certitudes. Ils auront beau se justifier par la suite, inventer des excuses, réécrire l’histoire, les faits sont terribles et les témoins ne manquent pas.

Je ne suis, pour ma part, pas directement concerné par ce débat. J’ai, en effet, la chance de travailler avec d’autres sur les réseaux jihadistes en provenance d’Afrique du Nord, et là, il n’est pas question de baisser la garde. Peu importe que nos tentatives de modélisation ne soient pas écoutées, si ce n’est pas comprises, puisque nous sommes mobilisés face à la menace terroriste la plus immédiate. On nous laisse une relative autonomie – bien que notre nouveau chef ait déjà la fâcheuse tendance à rependre les dossiers tout seul et à se prendre pour un analyste, ce qu’il n’a jamais été et qu’il ne sera jamais.

Il a envie de marquer des points, moins pour affaiblir l’adversaire que pour montrer qu’il est à la hauteur et que la machine fonctionne. Le renseignement a aussi une réalité administrative, purement comptable (combien d’opérations ? combien de sources recrutées ? combien de stagiaires convaincus lors des séances de retape ? combien de papiers diffusés ? combien de réunions avec des services étrangers ? etc.) et on ne fait pas une carrière en étant le meilleur connaisseur d’un sujet. On monte les échelons en répondant aux exigences de la gestion d’une machine d’une terrible complexité, et il serait bien vain de protester. Faut-il, après tout, privilégier la mission ou la pérennité d’une structure dont le rôle s’étend bien au-delà de son mandat ? L’excellence permanente étant impossible, faut-il donc tout jouer sur un coup ou essayer de durer, quitte à ne pas toujours être au mieux de sa forme ?

The Wire

Alors que nos camarades s’échinant sur le Lashkar-e-Tayyeba ou Al Qaïda doivent justifier de leur existence, nous sommes confortés dans notre mission. Et il est inutile d’expliquer que le groupe de Francfort, les réseaux suédois ou la cellule d’Abou Doha à Londres sont reliés à AQ, car nous sommes inaudibles. La hiérarchie ne voit que ce qu’elle veut voir, des noms dans des organigrammes incomplets, des cibles à la portée d’un service qui essaye de rapprendre ce que sont les opérations offensives.

En cette belle matinée de mars 2001, nous voilà donc convoqués chez le chef. Nous sommes quatre, peut-être cinq, dans son bureau, à attendre qu’on nous explique l’objet de cette réunion imprévue. Comme à son habitude, il dessine en nous parlant, des triangles avec un œil l’intérieur entourés de rayons de soleil, ou des graffitis moins aisément déchiffrables. Il ne nous a pas convoqués pour nous demander notre avis, ça n’est pas son genre, mais pour nous informer d’une opération dont il a eu l’idée sur une de nos cibles principales.

A force de nous lire et de signer notes ou télégrammes, il sait que la personnalité que nous jugeons la plus menaçante pour nous est le jihadiste algérien Omar Chabani, alias Abou Djaffar, un ancien du GIA devenu le chef des filières maghrébines en Afghanistan et qui œuvre, sans en être membre, pour Al Qaïda. Les policiers français pensent que leur ennemi principal est Abou Doha de Londres, mais nous pensons qu’il s’agit plutôt d’Abou Djaffar, un petit gars ambitieux, déjà capé, qui a connu le feu et entretient des relations avec la fine fleur du jihad européen. Abou Doha est dans le viseur des services de sécurité, mais Abou Djaffar, en Afghanistan, est censé être sur notre théâtre de jeu, loin de l’espace européen et de ses pénibles contraintes opérationnelles ou juridiques.

Comment, donc, allons-nous nous occuper de son cas ? Une coopération opérationnelle avec les Jordaniens, les Américains, ou même les Algériens ? Pas du tout. « Nous allons offrir des cadeaux à sa femme », nous lance, le chef, pas mécontent de son idée.

Le silence se fait. L’épouse d’Abou Djaffar vit toujours en Suède, au sein d’une cellule de sympathisants islamistes radicaux étroitement surveillés par la Sapö. Je suis perdu dans mes pensées. Le chef veut-il la compromettre ? Lui faire passer des messages ? Va-t-il essayer de monter un barnum avec les services suédois, mes alliés préférés ?

Il nous regarde et explique son idée de manœuvre. « Nous savons qu’elle vient d’avoir un bébé, et qu’elle est pauvre. Nous allons lui faire passer des vêtements, des couches, des trucs pour bébé, sans en indiquer la provenance. Ça va attirer l’attention, et ils vont tous se demander d’où ça vient. Nous allons la déstabiliser, elle, pour l’atteindre, lui ». Il jubile, ravi de son idée. Son adjoint ne dit rien.  Il est plus ancien que nous et il a appris à durer sur la passerelle.

Dans l’absolu, le projet de s’en prendre à une cible en visant son entourage n’est pas bête. Il s’agit même d’une méthode classique dans le monde de l’espionnage et du contre-espionnage, et elle peut donner des résultats intéressants (merci, ici, de m’épargner les moues écœurées). Tout dépend, évidemment, de la nature de la cible, du contexte, et même des moyens. Comment allons-nous procéder ? Disposons-nous d’une source au contact nous permettant de lancer le projet ? Pourquoi ne pas en discuter avec les Suédois ? On sent le chef impatient de lancer le projet, car il s’agit pour lui de sa première opération dans le domaine en tant que concepteur.

Il sent bien, malgré tout le respect que nous avons – encore – pour lui, que nous ne débordons pas d’enthousiasme. Trop d’éléments inconnus nous échappent encore, et, surtout, nous doutons fortement de l’impact de la manœuvre sur Chabani. Sa crédibilité est solidement établie, ses garants sont nombreux, et parfois prestigieux – dont le propre frère d’Oussama Ben Laden, nous a-t-on dit. S’il ne voit pas la provocation, d’autres la verront pour lui, et lui exposeront. Quel sera d’ailleurs l’effet sur ses actions en Afghanistan de notre attaque périphérique ? Est-on certain que celle-ci portera ? Qu’elle réduira la menace terroriste ?

La réunion s’achève. Quelque chose s’est brisé ce jour-là, lorsque nous n’avons pas bondi d’enthousiasme à l’énoncé d’un projet opérationnel déconnecté du sujet. Dans les semaines qui suivront, sans doute vexé et échaudé, notre chef évoluera dans un sens qu’il n’est pas utile de raconter ici, maintenant, ou même un jour. Mais ceux qui étaient là à cette époque n’oublieront pas le jour où nous avons essayé de casser notre principal adversaire au sein des réseaux jihadistes maghrébins en offrant de la layette à son épouse.

Astérix & Obélix : mission Cléopâtre, d’Alain Chabat (2002)

Le renseignement au cinéma : les rançons

Un précédent DGSE avait coutume de dire, un imperceptible sourire en coin, que la France ne payait pas de rançons pour ses otages mais qu’elle remerciait. Toute la complexité du monde réside dans cette formule faussement drôle.

Le monde se divise, comme on le sait, en deux catégories : ceux qui tiennent le flingue, et ceux qui creusent. S’agissant des affaires d’otages, il y a ceux qui payent et ceux qui ne payent pas. Une différence s’impose cependant d’emblée : ceux qui creusent ne peuvent nier qu’ils creusent, alors que ceux qui payent nient farouchement qu’ils payent, pour d’évidentes raisons. Payer une rançon revient, en effet, au moins aux yeux de ceux qui refusent de passer à la caisse, à financer le terrorisme et à encourager d’autres prises d’otages. Ils n’ont pas tort, évidemment, mais il doit être noté que cette posture, admirable, présuppose des nerfs d’acier et de solides convictions, et ne souffre aucune exception.

Cette intransigeance est, par exemple, celle de la doctrine officielle américaine, et on est bien obligé de constater, quoi qu’on pense des Etats-Unis, qu’elle est appliquée. L’affaire Bergdahl a bien contribué à fragiliser un peu plus le président Obama, accusé d’avoir violé la règle en négociant avec ses ennemis, mais le fait qu’il les décime depuis 2010 par d’incessants raids de drones et d’opérations spéciales a permis d’évacuer l’accusation de mollesse. Le même a par ailleurs autorisé une opération des forces spéciales en Syrie cet été pour sortir des geôles de l’Etat islamique ses concitoyens. En vain.

La prise d’otage, que j’évoquais déjà (rapidement) ici, est un authentique acte de terrorisme dont la finalité est d’exercer une pression sur un Etat souverain. Il ne saurait être question, dans ces conditions, de négocier, et cette fermeté est pratiquée par nombre de puissances bien décidées à ne pas abdiquer face à la violence de groupes illégaux.

Il existe pourtant une autre posture, tout aussi défendable. La France, ainsi, met un point d’honneur à libérer ses otages, fussent-ils des idiots partis faire une croisière au large de la Somalie ou des humanitaires isolés ou des journalistes plus ou moins prudents, et cette obsession de la sauvegarde de la vie conduit à négocier. Et qui dit négociation dit éventuelle transaction.

La France, officiellement, ne paye pas, en tout cas pas plus que les autres. Au Sahel, par exemple, bien peu ont refusé de céder au chantage du GSPC puis d’AQMI, et les Allemands, en 2003, ont été les premiers à donner de l’argent pour les touristes capturés par Abderrazak le Para. D’autres ont suivi le mouvement, comme l’Autriche, l’Espagne ou l’Italie. La France, pour sa part, sans doute consciente des limites de ses capacités d’action, a choisi de négocier. Elle a largement utilisé ses relais locaux et ses relations plus ou moins cordiales avec ses anciennes possessions (devenues parfois des protectorats), pour trouver les bons interlocuteurs et actionner les bons leviers.

En se pinçant le nez, nombre d’observateurs critiquent la façon dont Paris a décidé de gérer ces affaires, et la presse anglo-saxonne diffuse régulièrement, publiquement effarée, l’estimation des sommes que certains Etats ont versées aux terroristes. Evidemment, dans la mesure où aucun payeur ne se vante de telles démarches, ces estimations, à défaut d’être totalement fausses, participent d’une condamnation morale et politique qui n’essaye pas d’y voir clair. Il ne s’agit pas, ici, de justifier le versement de rançons, mais on pourrait, en revanche, se demander si tout l’argent dépensé est bien allé au fond des poches de Mokhtar Belmokhtar ou du regretté Abou Zeid. Les mêmes qui critiquent les compromissions européennes sont par ailleurs bien silencieux face aux errements de la diplomatie américaine, mais passons.

La question fondamentale est de savoir si les dizaines de millions de dollars et d’euros dépensés par les Etats occidentaux au Sahel ou ailleurs n’ont été versés qu’aux terroristes. La réalité, de fait, est bien plus nuancée.

Comme dans n’importe quelle transaction commerciale d’importance (puisqu’il s’agit aussi de ça), il arrive que le besoin se fasse sentir d’un intermédiaire, un homme de confiance reconnu par les deux parties et qui puisse rapprocher les positions ou aplanir les difficultés. Le cas des prises d’otages est particulier (certes !), puisqu’un des acteurs de la transaction est illégal, et parfois clandestin. Au Sahel, les terroristes, qui maîtrisent le terrain et disposent de nombreux capteurs, se tiennent à distance des forces qui pourraient être tentées par une issue violente. Il s’agit donc, avant toute chose, de déterminer par quel chemin, nécessairement tortueux, on va pouvoir poser les essentielles questions préliminaires : Que voulez-vous ? Pourquoi avez-vous fait ça ? Qu’est-ce qu’on pourrait faire qui vous obligerait ?

L’argent dépensé qui fait tant gronder le New York Times sert donc d’abord à ça. Il achète la coopération des intermédiaires, il prouve la bonne foi (enfin, dans une certaine mesure, évidemment…) et permet de poser les bases d’une négociation que les terroristes ont tout intérêt à faire durer.

L’intermédiation est un business, mais pas comme les autres dès qu’il s’agit de jihadistes et d’otages. Le métier est complexe (gagner la confiance, construire une relation stable à défaut d’être apaisée, ne pas se faire flinguer par les concurrents et les adversaires de toute solution) et requiert du doigté jusqu’au bout, lorsque l’argent a été versé et que les prisonniers sont enfin libres. On trouve là de grands professionnels, des affairistes pistonnés ou des personnalités pour le moins ambigües, comme le sulfureux Moustapha Limam Chafi, conseiller du président burkinabé renversé récemment. Désormais réfugié à Abidjan, l’homme de l’ombre mauritanien, qu’Alger rêve de voir sanctionner par les Nations unies pour ses liens avec AQMI, ne nous sera peut-être plus utile à grand’chose.

On aimerait d’ailleurs lire dans la presse française des réflexions sur les conséquences de la révolution burkinabé sur notre dispositif clandestin au Sahel, mais je suis sans illusion – ou elles alors m’ont échappé et je présente par avance mes excuses à leurs auteurs.

Toujours est-il que la phase finale de la négociation est celle de tous les risques, lorsque l’affaire ne tient plus qu’à un fil, que tous les acteurs convergent vers un seul point et que les otages vont être libérés. C’est un moment d’équilibre sur le fil du rasoir, parfois géré en direct par les DG, alors que la cellule de crise retient son souffle et que les opérationnels sur le terrain se demandent comment ça va tourner. Autant dire qu’il faut avoir mûrement réfléchi au plan.

The Big Lebowski, de Joel et Ethan Coen (1998).

Le renseignement au cinéma : l’infiltration.

L’infiltration est à la fois la hantise et le Graal des services de renseignement, et tous s’ingénient à placer dans le camp d’en face des sources humaines tout en empêchant le dit camp d’en face de faire de même de ce côté-ci du limes.

Le terme, cependant, est souvent mal employé et mérite qu’on s’y arrête un instant. Les mots, après tout, ont un sens et il s’agit de savoir de quoi il est question ici. Une source humaine est un individu recruté par un service, qui le contrôle et peut éventuellement le rémunérer, pour recueillir des renseignements sur des sujets définis et dans un environnement particulier. Personne ne songera à interroger un avocat pakistanais au sujet de la vie politique colombienne, et la source recrutée par une agence spécialisée l’a évidemment été en fonction de ce qu’on appelle communément ses accès (i.e. ses propres sources, pour faire simple), à la suite d’une expression de besoin.

Tous les services de renseignement dignes de ce nom disposent de sources humaines, intrinsèquement clandestines, gérées depuis la centrale ou par un poste, selon des règles gravées dans le marbre mais en respectant les impératifs opérationnels de l’opération. Certaines sources peuvent être vues chaque semaine, d’autres tous les six mois. Certaines sont libres de se déplacer dans le vaste monde et peuvent être traitées dans un pays tiers, tandis que d’autres doivent être vues sur place, ce qui implique les contraintes que vous imaginez.

Le terme de source, d’ailleurs, ne décrit que la fonction de production de renseignement, mais aucunement l’ensemble des autres possibilités offertes, et on préfère utiliser, dans les textes officiels (manuels, doctrines, rapports et autres comptes-rendus), le mot agent. Un agent, en effet, n’est pas statique, et il peut être conduit à manœuvrer pour fournir ce qu’on lui demande. Il pourra même être employé à d’autres fins que la seule obtention de données protégées, et il pourra peser sur son environnement. C’est, par exemple, le cas de Verloc dans le roman de Joseph Conrad L’Agent secret (1907), adapté au cinéma à plusieurs reprises, notamment par Alfred Hitchcock en 1936 et par Christopher Hampton en 1996. J’ai, pour ma part, renoncé à corriger ceux qui confondent espion et agent secret. Le premier, qui est un fonctionnaire (civil ou militaire), manipule (là aussi les mots ont un sens) le second, et il est qualifié d’officier traitant par ceux des esprits qui ne s’arrêtent pas aux clichés les plus éculés.

Sabotage Secret Agent 1996

Toute l’affaire est évidemment illégale, ce qui conduit, tout aussi naturellement, à la dissimuler au regard des services de contre-espionnage étrangers. L’agent manipulé fait parfois bien plus que simplement répondre à des questions (et on revient à Conrad), et l’opération se doit d’être secrète. Une source humaine rémunérée, en effet, n’est ni plus ni moins qu’un citoyen étranger trahissant son pays pour un autre, par conviction, par intérêt ou sous la contrainte. Il n’est pas opportun de revenir sur les méthodes de recrutement d’une source (on pourra toujours aller voir ici), mais il convient avant tout de garder en tête qu’une source humaine rémunérée court de grands risques, tout comme son traitant, et que la chose se pratique donc avec un extrême rigueur. Les erreurs ne pardonnent pas, et si elles peuvent s’achever par l’expulsion de l’espion (ou sa plus ou moins longue incarcération, en fonction de son statut), elles ont d’autres conséquences, infiniment plus dramatiques, pour le traître.

La manipulation d’une source est donc un art délicat, tout en subtilité, faisant appel à des méthodes éprouvées, mélanges de psychologie, de sens politique, d’analyse et de techniques parfois ancestrales. Il reste, cependant, un confort pour le service qui la gère : la source peut, in fine, être sacrifiée et reste, à l’instar de l’équipe du major Dutch, expendable : elle est un moyen, un outil, et on peut s’en débarrasser en cas d’urgence si on décide de s’affranchir de tout sentiment humain. Cela n’arrive cependant pas si souvent, une source humaine pouvant se retourner contre ses (anciens) maîtres et la prudence étant un des maîtres mots de ce métier.

L’agent recruté et manipulé se doit de figurer dans la boîte à outils d’un service de renseignement. On a pourtant connu des agences spécialisées qui, par frilosité, posture morale ou dérive technophile, avaient fait le choix, non pas de l’action et de l’aventure, mais de la coopération internationale (les totems, pour les SR extérieurs français) ou du ROEM/SIGINT afin de ne pas s’exposer. Si la prudence est un maître mot, il ne s’agit pas non plus d’essayer d’accomplir sa mission comme si on pratiquait une activité routinière. La suite des évènements est souvent cruelle.

Il y a mieux, cependant, que la source humaine. Celle-ci, après tout, a été recrutée dans le milieu ciblé par le service de son traitant, et il faut la former aux mesures de sécurité, tenir compte de ses contraintes, écouter ses doutes, gérer sa peur, identifier les vulnérabilités au sein de son entourage, tout en étant conscient qu’elle a des limites. Certains services choisissent donc d’infiltrer les structures ou les groupes qu’ils ciblent à l’aide de fonctionnaires spécialement choisis et entrainés.

Une épée.

La démarche est logique. Pour savoir, comprendre et éventuellement agir, quoi de mieux qu’un insider expérimenté, autonome, capable de gérer seul une grande partie de sa sécurité, formé à la mise en forme des renseignements recueillis et parlant le même langage que l’équipe le gérant à distance. Le dispositif est évidemment tentant, mais il est aussi infiniment plus complexe, lourd et risqué que l’emploi d’une source.

L’agent recruté l’a été dans son milieu, et il est le plus souvent déjà en place, au contact des individus ou de la structure visés. Il bénéficie ainsi de sa propre histoire, ce qui lui permet de résister aux vérifications que ne manqueront pas de faire ses nouveaux amis, dans un groupe criminel, une cellule terroriste ou un mouvement politique clandestin. Il n’est ainsi nul besoin de construire ex nihilo une légende, ni de se préoccuper de la question, fondamentale, de la langue.

L’infiltration d’un policier ou d’un membre d’un service de renseignement est donc, d’entrée, infiniment plus ardue. La personne que l’on tente d’intégrer à un groupe clandestin a un passé, des études, une carrière. Il s’agit alors non seulement de l’effacer de nombre de registres mais de lui recréer une vie, de la couper de son environnement initial afin de lui permettre de gagner la confiance de son objectif. Il lui faut, et c’est véritablement indispensable, non seulement maîtriser la langue mais aussi la culture du milieu que l’on veut infiltrer. Un simple détail peut vous trahir, comme en fait la pénible expérience le lieutenant Hicox dans le par ailleurs très moyen Inglourious Basterds, de Quentin Tarantino (2009).

Pauvre lieutenant Hicox

La mode est au jihad, mais on oublie bien souvent que l’infiltration est d’abord au service de l’espionnage le plus classique, comme l’ont rappelé des centaines de romans et des dizaines de films plus ou moins réussis, jusqu’à la série télévisée The Americans (2013 – ) mettant en scène des illégaux du KGB. On pourra ainsi revoir, notamment, No way out (Roger Donaldson, 1987) ou La Main droite du Diable (Betrayed, Costa-Gavras, 1988), rapidement mentionné ici, et il faudra surtout se replonger dans les archives Mitrokhine (Le KGB contre l’Ouest : 1917-1991 et Le KGB à l’assaut du Tiers Monde. Agression – corruption – subversion. 1945-1991, de Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine, chez Fayard, 2000 et 2008).

No way out The Americans

Les services luttant contre le crime organisé ont également recours à l’infiltration, dans le but, non pas seulement de comprendre le fonctionnement des groupes criminels, mais de les faire tomber. Des organisations spécialisées comme la DEA – qu’il faut considérer comme un authentique service de renseignement et pas seulement comme une administration répressive – ont érigé cette méthode en véritable art, donnant naissance à une mythologie soigneusement entretenue. Le musée de la DEA, dans la banlieue de Washington, est à cet égard passionnant. L’infiltration a inspiré, au cours des années ’80, deux séries télévisées mythiques, Miami Vice (1984 – 1990) et, surtout, Un Flic dans la Mafia (Wiseguy, 1987 – 1990). Le thème de l’infiltration sera d’ailleurs au cœur de l’adaptation au cinéma de Miami Vice par Michael Mann en 2006, et avec elle toutes les questions liées à la loyauté et au double jeu. Les plus jeunes, quant à eux, pourront lire avec délice Biggles chez l’ennemi, du Capt W.E Johns (1935).

wiseguy Miami vice

Les sources humaines sont naturellement gérées, contrôlées, surveillées, évaluées, testées, mais l’enjeu, comme je le disais plus haut, est bien moindre que lors de l’engagement d’un infiltré. Le fonctionnaire passé de l’autre côté peut, à tout moment, devenir un trophée aux mains de l’adversaire, et à l’échec de sa mission s’ajoutera alors la nécessité de gérer une crise politique. Un espion démasqué devient un otage, et on connaît bien, en France, le prix d’une telle situation.

Infiltré, parfois profondément, l’espion ne peut être laissé seul trop longtemps. Si, pour des raisons évidentes, il lui est souvent impossible de communiquer avec la centrale, il doit pourtant se sentir épaulé, soutenu par une équipe qui peut lui apporter des réponses, contrôler son environnement et même déjouer des pièges ou prévenir des embuscades. La nécessité de ce contrôle, même de loin, est accrue par le besoin, impératif, de se protéger des éventuelles dérives de l’infiltré. On sait, comme le rappelle Jean-Charles Pommier, à quel point la chasse en solitaire est dangereuse, et les risques ne sont pas que physiques. L’équilibre psychologique des infiltrés est parfois soumis à rude épreuve en raison de ce qu’ils doivent faire ou voir (cf., par exemple, Les Promesses de l’Ombre, de David Cronenberg, en 2007), sans parler de leur retournement éventuel par l’adversaire.

Les promesses de l'ombre

La question de la source ou de l’infiltré est, en effet, inextricablement liée à celle du contre-espionnage et de la chasse aux taupes. Les exemples littéraires et cinématographiques sont innombrables, et on pense, évidemment, à Robert Littell, John Le Carré ou Graham Greene. Plus récemment, la série Homeland (2011 – ), qui ne vaut que pour sa 1ère saison, a bien illustré les doutes nés d’une trop longue présence en territoire indien. Les jihadistes, d’ailleurs, n’ont pas tardé à se mettre aux techniques d’infiltration et de subversion. La façon dont Mohamed Merah a pu tromper les policiers qui croyaient l’avoir retourné a tragiquement illustré la façon dont les terroristes, bien moins idiots que certains tentent de nous le faire croire, savent abuser des services engoncés dans leurs certitudes. La douloureuse affaire du camp Chapman, en 2009, avait déjà clairement démontré que les jihadistes faisaient aussi du renseignement, comme semblent le découvrir aujourd’hui certains commentateurs de la crise syro-irakienne.

Je ne m’attarderai pas ici sur l’infiltration pratiquée par les journalistes, même si on ne peut pas ne pas mentionner Tête de Turc (Ganz unten) le livre de Günter Wallraff publié en 1985. En l’espèce, cependant, Wallraff ne s’était pas attaqué à une organisation criminelle clandestine, et son travail visait d’abord à témoigner de la situation des travailleurs clandestins turcs en Allemagne de l’Ouest.

Les infiltrations de groupes jihadistes, pour tout dire, sont rarissimes, et même les services les plus aguerris rencontrent d’immenses difficultés à placer des sources au plus près des centres de décision. En 2007, Omar Nasiri livra dans Au cœur du jihad le récit de ses missions de sources au sein des cellules européennes du GIA puis du jihad international. Le FBI, selon une stratégie qui fait régulièrement jaser, se livre quant à lui à des provocations régulières à l’aide d’agents infiltrés qui permettent d’intercepter des terroristes le plus souvent en devenir. C’est, paraît-il, mieux que rien.

Le cas le plus spectaculaire a été révélé par son principal protagoniste, Morten Storm, en 2012. Biker danois converti à l’islam puis au jihad, il a révélé à la presse qu’il avait été recruté par les services intérieurs du Danemark (le PET), puis qu’il avait œuvré au profit du MI6 puis, surtout, de la CIA qui lui doit la localisation puis l’élimination de l’idéologue d’AQPA Anwar Al Awlaki en 2011. Storm, rémunéré et formé par ces services, n’était cependant pas un fonctionnaire en activité. Le récit de son aventure, Agent Storm. My life inside Al Qaeda and the CIA. (2014), se dévore et est d’une autre tenue que certains textes publiés récemment, sans parler de sa crédibilité.

Il est naturellement possible de s’approcher des jihadistes comme des mafieux ou des groupes politiques clandestins, jusqu’à recevoir leurs confidences ou relayer leurs messages. La chose n’est pas sans risque, mais elle n’a rien à voir avec une véritable infiltration, qui implique d’être sous couverture, et, pour faire simple, de se faire passer pour un autre.

OSS 117 : Le Caire, nid d’espions, de Michel Hazanavicius (2006).

Le renseignement au cinéma : gagner les coeurs et les esprits.

Non seulement massacrer ses ennemis est passé de mode (ce qu’on peut déplorer), mais il a en plus été démontré que ça pouvait, soit ne pas marcher, soit ne pas suffire. Du coup, les armées occidentales tentent depuis des décennies de convaincre les populations au milieu desquelles elles combattent du bienfondé de leur lutte et de leur mission. Une telle démarche est censée éviter la cruelle désillusion du centurion Mordicus Tullius, connu pour sa fameuse formule : « On se bat contre les gens, on les massacre, on les envahit, on les occupe, et après, sans raison, ils se retournent contre vous ».

Ceux que ça intéresse pourront d’ailleurs consulter avec profit les recensions d’ouvrages consacrés au sujet par War Studies Publications, les réflexions d’En Vérité ou les études de l’IRSEM, avant d’observer d’un œil neuf les actions de la France au Sahel ou en RCA.

Cette approche de la lutte contre une guérilla ou une insurrection  nécessite évidemment de déployer sur le terrain des unités qui ne soient pas composées de brutes avinées, de pillards patentés ou de suprématistes blancs dont on connaît la faible empathie pour la souffrance des populations du Sud. Il s’agit également de disposer d’un commandement adéquat, qui ne raisonne pas seulement à courte vue, a pris la mesure de l’environnement dans lequel doit s’accomplir la mission et n’attend des résultats immédiats. On peut ici rendre hommage à ceux qui ont envoyé en RCA pour y rétablir l’ordre l’équivalent d’un régiment renforcé en indiquant que l’opération prendrait fin au début du mois de juin 2014. Demain, donc. Mais nous savons bien, en France, à quel point l’Histoire est sans pitié pour ceux qui tentent de gouverner un pays comme on gère une petite épicerie.

On imagine sans mal à quel point il est difficile et dangereux de combattre un ennemi caché au sein d’une population dont on connaît peu ou pas les ressorts profonds, mais un observateur lointain ne peut ressentir la tension du terrain, ni subir la pression permanente d’un danger invisible. Ceux qui critiquent donc doivent donc garder en tête les aspects les plus concrets de telles opérations, et ne pas se tromper de cibles.

48 heures, de Walter Hill. 1982

Le renseignement au cinéma : les faits et les certitudes (1)

Les jihadistes d’AQMI ? Une bande de pouilleux balayés en une semaine, et de la main gauche, encore. Le jihad ? Un feu de paille. Les milices en RCA ? De grands enfants un peu turbulents qui ne connaissent pas la puissance de la magie de l’homme blanc. Les attentats de Nairobi et Dar-es-Salam en 1998 ? Les services secrets soudanais. Les Ardennes ? Infranchissables. Le Vietminh ? Sans artillerie. La chevalerie française à Azincourt ? Invincible.

Depuis des décennies, les intelligences studies se concentrent sur les dysfonctionnements conduisant aux naufrages que connaissent de temps à autre les services de renseignement et les états-majors. On peut ainsi lire, essentiellement en langue anglaise, de fascinants développements sur les biais idéologiques, les dérives technologiques, les filtres culturels, les aveuglements collectifs et les pressions gouvernementales qui peuvent mener à des échecs.

On oublie cependant trop souvent d’étudier la capacité de nuisance de personnalités isolées, placées à des postes centraux et qui, armées de leurs seules convictions, conduisent avec elles tout le système dans le mur. Dans un monde idéal, de tels responsables se verraient contrés par leurs supérieurs, ou circonvenus par leurs subordonnés, mais il n’est pas toujours possible de s’opposer aux options retenues, quand bien même on en aurait la volonté. Dans le système pyramidal qui caractérise les administrations, la pensée hétérodoxe ne peut être la bienvenue et la force de conviction vient avec la puissance hiérarchique.

Obama RCA Sangaris

Ce décalage entre la réalité sur laquelle il faudrait peser et ceux qui ont les moyens de le faire mais n’en éprouvent pas le besoin explique bien des échecs. S’il n’est évidemment pas question d’exonérer les services de leurs responsabilités – et elles sont parfois tellement grandes qu’on est pris de vertige, il n’est pas inutile de se pencher sur le cas de ces professionnels déconnectés usant de leur pouvoir pour imposer au système des décisions au mépris des faits, des analyses ou même du bon sens.

Je pourrais, par exemple, vous parler du regretté Fazul Abdallah, dont la carrière aurait pu être abrégée, mais ce serait retourner la hallebarde dans la plaie, et ça n’est pas mon genre, d’autant plus que cette histoire est déjà ancienne. Je préfère m’arrêter sur une idée soufflée par Clarisse qui réagissait à la fois aux scissions au sein du jihad syrien et des difficultés observées dans les grands services de renseignement et de sécurité occidentaux – et pas que – face à l’islamisme combattant. « Il s’agit d’une lutte entre les anciens et les modernes », m’a-t-elle asséné. « Les seconds prennent le pas, parfois brutalement, sur les premiers », déphasés, dépassés, déconnectés, presque perdus.

Aux combattants des années ’90 et 2000 succèdent à présent de jeunes hommes encore plus radicaux, sans attache personnelle avec le jihad fondateur contre les Soviétiques et formés par la résistance à l’Empire en Irak. Après tout, le jihad syrien, mené en partie par un groupe formé par Abou Moussab Al Zarqawi, n’est qu’une déclinaison du jihad irakien, et il s’en diffère surtout par son ampleur et sa facilité d’accès.

Face à ces terroristes, les services qui les combattent sont dirigés par des hommes ayant parfois, eux aussi, fait leurs classes contre les Soviétiques (ou les Syriens, même si certains l’ont manifestement oublié). Dans l’administration et les forces armées, où les promotions sont plus lentes qu’au sein de groupes clandestins pratiquant un darwinisme brutal et sans entrave (bien que ponctuellement attachant par son refus des compromis), cette génération de hauts responsables se voit forcée de lutter contre des hommes qu’elle comprend d’autant moins qu’ils ont succédé à des terroristes dont elle ne saisissait déjà pas les motivations, ou sur lesquels elle projetait de vieux concepts.

Si l’explication ne peut évidemment tout éclairer, elle a l’immense mérite de souligner une des caractéristiques de cette guerre qui dure et n’en finit pas de s’étendre. Contre des ennemis en colère qui innovent et se nourrissent de nos ripostes mêmes, nos systèmes socio-politico-administratifs ne peuvent, fort logiquement, que tenter d’améliorer l’existant sans parvenir à faire la révolution. Cet état de fait explique, en partie, mon immense scepticisme quand on me parle de lutte contre la radicalisation religieuse. Surtout, on voit mal comment ceux qui ont ignoré un phénomène, l’ont mal compris ou l’ont nié pourraient, d’un coup, et le cerner parfaitement et concevoir des stratégies que devraient valider des dirigeants encore plus impuissants.

Monty Python and the Holy Grail, de Terry Williams et Terry Jones, 1975.