Non, mais moi je crois qu’il faut que vous arrêtiez d’essayer de dire des trucs

C’est moi, ou quelqu’un a dit une énorme connerie ? (Désolé, je ne vois pas d’autre mot). Dans le pays des droits de l’Homme, celui de la Résistance devenue religion d’Etat, celui de la repentance devenue dogme officiel, celui de la tolérance devenue unique valeur nationale, celui de la défense mondiale des faibles contre les forts, voilà qu’une sénatrice socialiste élue à Marseille demande l’intervention de l’armée contre les dealers et le rétablissement du service militaire pour les délinquants. Faut dire ce qui est, c’est du lourd. Chapeau bas, Madame la Sénatrice.

Donc, depuis le début de l’année, 19 personnes sont mortes dans la région de Marseille lors de fusillades liées au narcotrafic. Faut admettre, ça commence à causer, mais ça ne fait pas de la ville l’équivalent français de Tijuana ou de Damas. Et ces morts ont une cause, non ? Madame la Sénatrice pourrait-elle lever les yeux de Biba ou de Plus belle la vie et réfléchir quelques seconde avant de parler ?

Ça n’amuse vraiment personne de ramasser les cadavres de jeunes gars dans les rues ou de sortir des corps de voitures incendiées, mais rien de tout cela ne devrait être mystérieux pour une responsable politique qui doit gérer des arrondissements de Marseille. Il suffit de lire les rapports de l’UNODC, ou ceux de la MILDT, ou si c’est trop dur pour vous, les romans de Richard Price ou de George Pelecanos pour comprendre que le marché de la came à Marseille n’est pas encore passé sous le contrôle d’un seul groupe criminel et que la lutte fait donc rage entre les prétendants.

Après tout, la drogue est un produit que l’on distribue, que l’on vend et que l’on achète, et le secteur doit se réguler. Sauf que là, au lieu de se lancer dans des procès pour copie de brevets, on flingue. Demandez donc à Carlito Brigante ou à Tony Montana. Sinon, il y aussi le cinéma, Spike Lee, Ridley Scott, William Friedkin, Steven Soderbergh. Faîtes un petit effort, vous êtes sénatrice, vous avez du temps libre.

 

 

 

Et il se trouve, en effet, qu’on flingue avec des armes de guerre plutôt qu’avec des cuillères à pamplemousse. Question de distance, me dit-on. Je ne sais pas où vous étiez ces, disons, vingt dernières années, mais les AK-47 – au tac-tac classique – et autres Skorpion ne sont plus rares en Europe occidentale depuis que le rêve socialiste de la Yougoslavie pluriethnique a volé en éclats. Il se murmure même que les convois de fonds sont attaqués au RPG ! Rendez-vous compte ! Faut-il déployer une brigade blindée et un régiment de Tigre aux abords de nos banques ?

En même temps, ce qui est vraiment agréable, avec votre remarque, c’est qu’on ne sait pas par où commencer tellement elle est confondante de naïveté, voire proprement affligeante. Tenez, par exemple, le déploiement de l’armée en temps de paix sur notre propre territoire. Avouez que c’est pas banal.

Alors, donc, l’armée. Pourquoi l’armée ? Pardi, pour remplacer la police. Ah. Mais alors, dans ce cas, si on remplace la police par l’armée, c’est pour faire la guerre, non ? Pour faire ce que la police n’a pas le droit de faire, comme, je ne sais pas moi, tirer sans sommation, tirer pour tuer, tabasser les prisonniers (Les quoi ? Les suspects ? Ah non, désolé, il n’y aura plus de suspect en zone de combat, il y aura des ennemis et des civils). A nous, les perquisitions sans commission rogatoire, les arrestations arbitraires, les violences volontaires. Ben oui, parce que, Madame la Sénatrice, vous ne croyez pas que le déploiement du 126e RI, du 2e REP ou du 17e RGP va permettre de garantir les droits constitutionnels des citoyens ? Si ?

Donc, si je vous suis, on déploie l’armée, sur le territoire national, en temps de paix, contre notre propre population. On reconnaît là d’authentiques valeurs de gauche, ça fait plaisir. Et, évidemment, la présence de militaires réglera d’un coup l’épineuse question du narcotrafic. Plus de consommation, plus de crises de manque, plus de malaise social, plus de dépression, rien. Il va de soi que la vision d’une patrouille de Marsouins redonnera à ce tout petit monde l’amour de la République, de ses lois et de ses valeurs et apportera des réponses tangibles à tous ces petits dossiers sans importance.

Et donc, l’armée. 19 morts, 19 narcos flingués, et hop, l’armée. Faut admettre, ces flics, ces juges, ces douaniers, ces gendarmes, tout ça, c’est rien que des imposteurs. Vous avez mille fois raison, Madame la Sénatrice, une bonne guerre, ça remet tout le monde d’aplomb. D’ailleurs, vous vous y connaissez, vous, en guerre. Vous avez connu le feu, vous avez traîné vos camarades blessés sous les tirs ennemis, vous avez partagé votre rata froid avec un prisonnier, vous avez tenu la position avec un demi-chargeur. Vous savez que la guerre est belle, qu’elle est romantique, qu’elle soude les hommes, qu’elle régénère la société, qu’elle élimine les plus faibles. Non ? Ah bon. Et vous savez aussi, sans doute, que le déploiement d’armées au milieu de civils hostiles donne toujours d’excellents résultats. Par exemple, à Fallujah, ou à Gaza, ou à Belfast, ou à Kaboul.

Et de toute façon, vous avez raison, un peu de courage, bon Dieu. Il faut crier à la face du monde que la France renonce à la légalité, que toutes ces histoires de justice, de droits de la défense, c’est de la flûte. Il aura fallu attendre toutes ces années pour qu’une sénatrice socialiste abandonne enfin toute idée d’une politique globale associant répression et prévention pour appeler à l’instauration de la loi martiale. Non, vraiment, mes respects.

Ah, et puis il y aussi la puissante idée d’un service militaire pour les délinquants. Mais alors là, on parle de quoi ? Du service militaire que nous avons connu, ponctuellement un peu viril, mais quand même assez confortable – nous ne sommes pas en Russie ou en Egypte, ou alors votre ignorance et votre antimilitarisme sont prodigieux – ou parlons-nous de bataillons disciplinaires, dans nos lointaines colonies ? Ne pourrions-nous pas demander à Mme Taubira et à M. Le Drian de reconstituer les BILA en Afrique équatoriale française ? Chaleur, humidité, moustiques, maladies, mauvais traitements, encadrement sadique. Ah ça, ils vont revenir calmés, vos jeunes administrés. Et puis, voilà une authentique réponse de gauche, à l’écoute de la souffrance, en quête de solutions alternatives.

C’est votre échec, Madame la Sénatrice, le vôtre et celui de la classe politique nationale après 40 ans de médiocrité, de lâchetés, d’aveuglement idéologiques et de petits calculs minables. Ne pas voir que l’argent de la drogue fait vivre des quartiers entiers avec l’assentiment de la République, c’est être aveugle. Oublier que les prohibitions ont toujours les effets contraires à ceux désirés, c’est être ignorant. Affirmer à une ville que seule l’armée pourra y rétablir l’ordre, c’est être irresponsable. Occulter le fait que le narcotrafic se développe grâce à l’échec de l’Etat dans des quartiers gangrenés par la misère sociale, le fiasco de l’intégration, le naufrage de l’éducation nationale, la dislocation de notre politique sociale, c’est se mentir.

Autant de talents en une seule personne, c’est presque gênant.

You want me on that wall, you need me on that wall

Un des hastags les plus populaires, ces temps-ci, sur Twitter, est #AaronSorkinIsGod (Aaron Sorkin est Dieu), en hommage au grand scénariste américain Aaron Sorkin.

 

Bon, tout le monde sait que le véritable Dieu est Eric Clapton, mais je dois confesser une certaine admiration pour M. Sorkin, auteur d’une poignée de scénarios particulièrement bien ficelés, dont celui de La guerre selon Charlie Wilson (Mike Nichols, 2007) ou celui de l’ébouriffant The Social Netwok, du génial David Fincher (2010).

 

Sorkin est également le créateur d’une des plus grandes séries de l’histoire de la télévision, A la Maison Blanche (The West Wing, 1999-2006), et sa dernière création, The Newsroom, diffusée par HBO depuis le printemps dernier, est saluée par tous comme un nouveau monument.

En 1989, la première – et unique, à ma connaissance – pièce de théâtre d’Aaron Sorkin est montée à Broadway. Il s’agit d’un drame judiciaire, inspiré d’une affaire ayant eu lieu à Guantanamo en 1986, et que l’auteur baptise sobrement A few good men.

Les Américains raffolent des histoires de procès, et il est rapidement décidé de porter la pièce à l’écran. La mission est confiée à Rob Reiner, un cinéaste efficace et plutôt porté sur la comédie, qui a notamment réalisé un extraordinaire faux documentaire sur un groupe de hard rock imaginaire (This is Spinal Tap, 1984), une plaisante fantaisie pour adolescent (Princess Bride, 1987) et surtout Quand Harry rencontre Sally (1989) – le seul rôle correct de Meg Ryan, soit dit en passant. En 1990, sans doute porté par cette décennie de succès, Rob Reiner passe aux choses sérieuses en adaptant un roman de Stephen King, Misery, et ce changement de ton lui permet sans doute de s’attaquer à la pièce de Sorkin.

 

 

La mission est périlleuse, le casting impressionnant et le sujet sensible. Le film (en français : Des hommes d’honneur) comporte trois rôles principaux, dont deux sont confiés à des étoiles montantes (Tom Cruise et Demi Moore), le dernier étant joué par Jack Nicholson qui trouve là un rôle à la hauteur de son talent. Derrière eux se débattent un nombre indécent de jeunes pousses : Kevin Pollack, que l’on reverra dans Usual Suspects, (1995, Bryan Singer), Kiefer Sutherland, Kevin Bacon, James Marshall, ou Noah Wyle. Le film donnera même naissance à une insipide série, JAG, dans laquelle jouera un des acteurs du film, John M. Jackson, mais on s’en moque, à bien y penser.

 

Le film de Rob Reiner est une honnête réalisation, sans relief mais sans faute. Il ne manque pas un bouton sur les vestes d’uniforme des uns et des autres, et les rebondissements propres aux films de procès sont tous là, soigneusement alignés. Tom Cruise surjoue, et il n’est pas plus crédible en avocat-branleur-mais-doué qu’il ne l’était auparavant en barman ou en pilote de l’aéronavale. Demi Moore, qui ne sourit qu’une fois, est finalement plus crédible, même si je pense depuis 20 ans qu’elle aurait dû jeter Cruise de l’affaire dès le début du film – ce qui posait un léger problème pour la suite, je vous le concède.

Au début plutôt léger, voire même drôle, le film gagne progressivement en gravité avec l’apparition des Marines, dont Jack Nicholson et Kiefer Sutherland jouent de fascinants représentants. Ces deux personnages, Nicholson en vieux guerrier lucide et cynique, et Sutherland en jeune croisé arrogant issu de la Bible Belt, sont le principal attrait du récit, et ils donnent au film tout son intérêt.

De quoi s’agit-il, en effet ? De juger deux soldats pour une punition clandestine qui a mal tourné, et s’affrontent donc tout au long du procès les principes qui font une démocratie – et que rappelle Kevin Pollack (« Ils ont tué un type qui ne courait pas assez vite ») – et les principes des défenseurs armés de cette même démocratie, qui mettent en avant leur connaissance de la violence du monde extérieur. Le film, qui professe de hautes idées morales au sujet de la justice ou de la camaraderie, est en réalité particulièrement ambigu. La mémorable tirade de Jack Nicholson, qui sauve le film de l’insipidité, fait vibrer tous ceux qui, à un moment de leur vie, se sont engagés pour leur pays.

Si les propos que tient Sutherland à plusieurs reprises sont, en effet, effrayants de simplisme et de fanatisme, ceux de Nicholson, certes terriblement cyniques, ne m’ont hélas jamais vraiment choqué. Enfant, j’ai grandi au milieu de chantiers de fouilles, de ruines médiévales, de campements paléolithiques où l’on trouvait parfois des pointes de flèches qui n’avaient pas servi qu’à tuer du giber, j’ai écouté des récits de guerres coloniales de la bouche d’anciens des services spéciaux qui évoquaient leurs goumiers en Indochine ou leurs commandos en Algérie, j’ai entendu mon grand-père évoquer la libération de camps de concentration en Allemagne, j’ai admiré la vie d’un ami de la famille, grand voyageur, résistant, anthropologue. Vous me direz que ces moments ont sans doute été pour beaucoup dans ma vocation – même si j’aurais pu aussi bien finir guitariste de blues dans un bouge. Toujours est-il que j’en ai retiré quelques tristes certitudes au sujet de l’Histoire.

La guerre est probablement l’activité la plus ancienne de l’humanité. Il y a toujours un type qui pense que votre coin de littoral est mieux que le sien et qui tente de vous le prendre, un autre qui ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas vous forcer à croire à ses foutaises, un autre qui pense que votre épouse et vos filles seront bien agréables à sauter, d’accord ou pas d’accord, un autre qui viendra vous dire que la façon dont vous vivez est contraire aux bonnes mœurs, un autre qui décidera que votre simple existence est une offense intolérable à sa vue.

On pourra éventuellement en discuter, mais in fine, ça finira dans le sang, le sien, le vôtre, les deux mêlés. On peut toujours s’entendre si on établit une base commune pour le dialogue reposant sur des appréciations concordantes au sujet d’un certain nombre de choses : organisation sociale, type de gouvernance, modèle économique, droits et devoirs des individus, etc. Mais il est souvent difficile de se parler – et j’ai été diplomate, c’est parfois vertigineux. Alors, soit on ne fait rien, soit on agit. Et si on décide de peser sur les affaires du monde parce qu’on pense qu’un enfant de 5 ans n’a pas à bosser dans une briqueterie au Pérou, qu’une gamine de 11 ans n’a pas à être déflorée au Yémen, qu’un homme n’a pas à être inquiété parce qu’il croit en X ou Y en Chine ou en Iran, qu’une femme n’a pas à tapiner sur les boulevards parisiens, qu’un peuple n’a pas être chassé, parqué ou exterminé parce qu’il aime vivre à cheval dans le Dakota ou ne pas travailler le samedi en Pologne, alors, on fâche, on énerve, on s’expose.

Mais on tient la position parce que nos philosophes, nos hommes d’Etat, nos guerres perdues et gagnées, nos révolutions, notre histoire nous ont appris que nos valeurs, jusqu’à plus ample information, sont universelles et qu’elles doivent être d’abord appliquées chez nous, et ensuite défendues chez ceux qui, loin d’ici, luttent pour se les garantir et offrir à leurs enfants autre chose que la répétition des horreurs précédentes. Et comme ça agace, et comme il y a des maladresses, des erreurs, des intérêts stratégiques vitaux éloignés de la morale, mais qu’il faut défendre quand même, on se frictionne avec d’autres. Et c’est le plus décidé qui gagne, pas celui qui avait raison sur le fond au début, simplement celui qui a raison sur le champ de bataille, à la fin. C’est pour ça qu’on se bat, justement, pour être ce dernier-là, et la meilleure des issues est celle qui voit triompher sur le champ de bataille celui qui avait raison sur le fond.

Le personnage de Nicholson, officier supérieur d’une arme que l’Empire déploie aux quatre coins du monde pour faire le sale boulot, est ainsi dérangeant aussi bien pour ce qu’il dit que pour ce qu’il représente. Il a raison de rappeler que la violence qu’on lui reproche est celle que l’on projette à grands renforts de déclarations grandiloquentes, qui en Asie du Sud-Est, qui dans les Caraïbes, qui au Moyen-Orient ou en Afghanistan. Et il aurait pu également s’étonner du mépris affiché par une opinion publique qui, par ailleurs, fait des triomphes à des films de plus en plus gratuitement violents.

Rob Reiner et Aaron Sorkin se doutaient-ils que de leur film ne resterait, non pas un verdict sage et vertueux, mais les quelques phrases d’un centurion nourri de guerres lointaines et conscient que rien de ce qu’il faisait ne pourrait convenir à ceux qu’il défendait ? La question est pendante dans nos démocraties, et les réactions de certains après l’affaire Merah au sujet des actions des services de renseignement et de sécurité ont bien montré que la perception de l’arbitraire, des libertés individuelles ou de la violence étatique pouvait évoluer en fonction des menaces. « Mais pourquoi ne l’a-t-on pas tué avant ? » m’a-t-on benoitement demandé au sujet de Merah ? « Mais parce que vous auriez hurlé », ai-je répondu, non moins benoitement.

Tell him I’m coming, tell him I’m fucking coming

Ça s’agite, ça s’agite. On se consulte, on se déplace, on aligne les idées nobles, on prend son temps, on ménage les susceptibilités, on compte ses moyens, on pèse le pour et le contre, bref, on ne s’affole pas, mais on dirait bien qu’on va y aller quand même. Où ça ? me demanderez-vous ? En Syrie ? Mais non, voyons, au Mali, là où l’exigeante diplomatie russe, soucieuse de démocratie, nous laissera la bride sur le cou et là où nos pléthoriques moyens militaires nous autorisent une intervention décente.

Contrairement à ce que pensent les généraux algériens, ça n’amuse pourtant personne de devoir aller affronter au Mali, mais aussi en Mauritanie et au Niger, les petits gars d’AQMI, du MUJAO, d’Ansar al Din, sans parler de leurs amis nigérians ou pakistanais venus se mêler à la grande aventure du jihad au Sahel. Et ça n’amuse pas plus nos dirigeants de devoir gérer la présence dans la zone de quelques membres du Croissant rouge qatari… On imagine les dialogues entre nos fiers commandos et leurs homologues du Golfe, avec lesquels ils ont fait le coup de feu en Libye il y a un an.

– Oh, cousin Hubert !

– Oh, lieutenant Rachid. Tu vas plus au Balajo ? (le reste de cette conversation est classifié)

Pour l’heure, la France appuie plus ou moins discrètement la création d’une coalition ad hoc dont l’ossature visible serait formée par les armées du Niger et surtout de la Mauritanie, notre meilleure alliée dans la région. Et on me permettra de rappeler à certains salisseurs de mémoire que si la Mauritanie est à nos côtés, c’est en raison des efforts constants de Paris depuis 2008 afin de la sensibiliser et de la préparer à l’inévitable choc. Inutile, donc, de balancer par dessus bord l’ensemble de l’héritage diplomatique de Tracassin. De même, il n’échappera à personne que c’est très probablement un gouvernement de gauche qui va porter le fer contre nos fiers barbus en 2012 – ou 2013, sait-on jamais – après le refus d’un de ses prédécesseurs socialistes en 2000 de vaporiser les mêmes. Mais il sera beaucoup pardonné à ceux qui agissent.

Officiellement, donc, la France admet qu’elle apportera un soutien logistique aux contingents régionaux quand ceux-ci auront une idée à peu près claire de ce qu’il faut faire, comment, où et pour combien de temps. La notion de soutien logistique est évidemment plus que floue, et il ne s’agira sans doute pas seulement de transporter des blessés et de livrer des caisses de munitions. Gageons que les cibles à traiter auront été obligeamment désignées par l’armée française et qu’on trouvera quelques officiers supérieurs dans les états-majors locaux afin de coordonner le merdier qui s’annonce. De même, il ne faudra sans doute pas chercher trop longtemps afin de repérer quelques centurions de l’Empire – enfin, ceux qui ne meurent pas comme des imbéciles en plein désert avec des tapineuses locales, je me comprends – puisque toutes les armées régionales participent depuis des années aux manœuvres Flintlock, d’abord sous l’égide de l’EuCom et depuis quelque temps l’AfriCom et que ces exercices sont tous tournés vers la lutte anti terroriste. Du coup, on est en droit d’espérer une certaine efficacité de la part des contingents de la région – on peut toujours rêver.

On comprend bien les pudeurs de jeune fille de Paris à l’égard d’une intervention militaire dans la région, à défaut de pouvoir les justifier. La vie n’est pas tendre avec les petits bras et la tâche est parfois trop rude. Il faut bien pourtant que quelqu’un se dévoue, et, comme à chaque fois, on profitera du travail fait tout en dénonçant des « pratiques d’un autre âge » ou une « posture néocoloniale ». La routine, en quelque sorte.

La mission ne s’annonce donc pas aisée, et l’équation à résoudre est d’une aimable complexité. En réalité, tout mérite qu’on s’y arrête. Que veut-on faire au Nord Mali ? Libérer le territoire des groupes islamistes ? Soit, mais encore faudrait-il qu’il y ait à Bamako un régime digne de ce nom. Entre incompétence, impéritie et corruption, la classe politique malienne semble loin de pouvoir rétablir un ordre de toute façon fragilisé par la situation économique. Et l’armée n’est pas beaucoup mieux, surtout si l’on se souvient que le putsch du printemps est venu, non pas d’une obscure manœuvre d’acteurs à la solde d’odieux intérêts étrangers, mais du ras-le-bol de quelques soldats auxquels des officiers manifestement incapables ordonnaient de remonter faire le coup de feu contre AQMI.

Mais admettons que l’intervention ait lieu sans tenir compte de la vacance du pouvoir à Bamako. A quelle autorité nationale malienne faudra-t-il rendre compte de l’avancée des combats ? Et quand des zones et/ou des villes auront, on l’espère, été libérées, sous le contrôle de qui seront-elles placées ? Il est, en effet, permis de douter de la capacité de l’administration malienne à gérer une région du pays qui échappait depuis des années à son contrôle et qui restera, même si les jihadistes en sont chassés, tiraillée par les tensions entre populations (quid du problème touareg ?). Du coup, a-t-on pensé à une administration internationale, sous l’égide des Nations unies ou de l’Union africaine (UA), mais qui, finalement, ne ferait que pérenniser la partition du Mali ? Et comment éviter les règlements de compte entre ceux qui se sont faits à la domination islamiste radicale et ceux qui l’ont subie, voire même l’auraient combattue ? Et si – épineuse question – cette prochaine intervention cristallisait les tensions ethniques et religieuses en prenant toutes les apparences d’une opération militaire décidée en l’absence de tout acteur politique malien digne de ce nom ?

Parlons en effet de cette coalition. D’ores et déjà, le Sénégal, que l’on sentait hésitant, a annoncé qu’il n’irait pas. Il faut dire que la fière puissance régionale fait moins la maline depuis qu’on arrête à ses frontières des membres d’AQMI et que l’optimisme plein d’assurance de certains responsables (que j’évoquais ici) a laissé la place à une sourde angoisse face à la montée en puissance, prévue, observée et annoncée, de l’islam radical. Exit, donc, le Sénégal, qui regardera de loin, et qui aimerait tant être encore plus loin du cirque. La Mauritanie et le Niger iront, sauf imprévu, car les jihadistes du Nord Mali les menacent directement, et parce que la France leur a demandé gentiment.

Il se murmure à Paris, de toute façon, qu’une irruption des katibats d’AQMI au Niger serait considérée comme le franchissement d’une ligne rouge. Evidemment, Georges Bonnet disait ça d’une attaque de la Pologne par l’Allemagne en 1939, jusqu’au moment où la Pologne a été attaquée par l’Allemagne et où M. Bonnet a jugé qu’on pouvait sans doute encore discuter. Bon, je m’égare, puisque M. Fabius semble être un homme responsable.

Le Burkina, qui est aux premières loges et qui s’est impliqué depuis quelques semaines dans certaines opérations secrètes liées aux libérations d’otages, pourrait s’en mêler aussi, mais a-t-il les reins assez solides ? Ou alors le Tchad, qui est plus préoccupé par son très encombrant voisin soudanais ? Quoi qu’il en soit, la participation la plus porteuse de difficultés pourrait bien être celle du Nigeria.

La grande puissance, qui se débat depuis près de dix ans contre les hystériques de Boko Haram, ne saurait rester immobile alors que le cauchemar d’un sahelistan (une délicieuse expression du Quai) prend corps et que convergent vers le nord du Mali des garçon qui iront ensuite faire sauter les églises nigérianes. Mais si l’armée nigériane, soutenue par les Etats-Unis, intervient au Mali avec un mandat de la Cédéao, elle le fera sans suivre les recommandations de Paris, dont elle n’a sans doute que faire. Et la composition du contingent nigérian (des Africains, évidemment, et sans doute une poignée de chrétiens dans le lot) fera sans doute bondir au Nord Mali, où Arabes et Touaregs entretiennent les rapports que l’on sait avec leurs concitoyens du sud… Rien ne serait pire que d’alimenter les accusations de croisade que ne manqueront pas de lancer les idéologues de la mouvance islamiste et que des imbéciles tiers-mondistes  relaieront sans plus y réfléchir. Cela dit, voir enfin face à face l’Algérie et le Nigeria ne manquera pas d’intérêt, à défaut d’apporter des satisfactions.

A-t-on, justement, pensé aux conséquences et d’abord aux éléments de langage qu’il faudra largement diffuser quand la fête commencera ? Y a-t-il quelque part quelques paragraphes intelligemment articulés sur le pourquoi du comment d’une intervention armée au Mali ? Y parle-t-on de l’Etat malien, de son peuple, des droits de l’Homme, de la préservation du patrimoine culturel mondial, de la restauration de l’Etat de droit, de la sécurité régionale, de l’impérieuse nécessité de frapper les jihadistes dès qu’ils se regroupent et défient l’autorité d’un Etat ? Et s’y prépare-t-on à répondre aux hurlements d’Alger par un sobre, courtois mais ferme « Vous n’aviez qu’à faire votre devoir » ? On verra. Et les otages ? Dans quelques semaines, nos compatriotes employés de Vinci et d’Areva entameront leur troisième année de captivité aux mains des gars d’AQMI. Autant dire que ça fait long, très long, et qu’il faut bien assumer le fait que puisqu’on ne peut les acheter il va falloir aller les chercher. Pas une mince affaire.

Les affrontements directs entre les jihadistes et les troupes régulières de la région n’ont pas toujours donné de fiers succès dont on chante les hauts-faits, le soir autour du feu. Les Mauritaniens ont perdu des soldats, dont les têtes tranchées étaient soigneusement alignées par les esthètes d’AQMI, et les Algériens y ont laissé un nombre indécent de douaniers et autres gendarmes. Les Nigériens ont bien marqué des points, mais c’était il y a presque dix ans contre des combattants moins nombreux et moins bien armés. Le matériel obtenu en Libye, à commencer par les missiles sol-air portables (MANPADS) et les missiles anti-chars, va rendre l’expédition punitive plus aventureuse en 2012 qu’en 2000.

Et ensuite ? Je veux dire, une fois que les combats au sol auront commencé et qu’il sera évident pour tout le monde que les Français en treillis qui trainent dans le coin ne sont pas là uniquement pour l’ordinaire et la rigolade. Il faut espérer que tous les Etats de la région, et pas seulement ceux qui participeront à la coalition, auront été informés des semaines à l’avance afin de donner un coup de vis aux cellules islamistes radicales présentes sur leur sol. Parce que, naturellement, il est quand même éminemment probable que les membres d’AQMI et autres sympathisants du jihad en Mauritanie, au Sénégal, au Sud-Mali, au Burkina, au Niger, au Tchad, au Nigeria, mais aussi en Tunisie, en Algérie, au Maroc, en Libye, et jusqu’au Kenya ou en Ethiopie, vont donner de la voix, et il ne s’agira pas seulement de manifestations devant les ambassades. Etre un expatrié français sera, décidément, une activité à hauts-risques dont on espère qu’ils seront pris en compte par nos responsables politiques comme par les entreprises.

Les dangers sont donc réels, et il y a dans cette affaire tout le charme vénéneux du jihadisme. Ne pas le combattre est une erreur, mais le combattre oblige à des choix qui créent presque immanquablement des situations encore plus complexes. Une intervention militaire au Mali est ainsi, à n’en pas douter, une véritable nécessité stratégique, mais non seulement le succès final de l’entreprise est loin, très loin, d’être garanti, mais en plus les conséquences (au Mali, dans la région, pour la France, pour l’Algérie, pour nos ressortissants et nos intérêts) vont être lourdes, importantes, et on peut presque parier que les difficultés vont s’accumuler au lieu d’être traitées au fur et à mesure. Si au moins on pouvait, pour une fois, tenir la position, ça ne serait pas un mal.

La patrouille perdue

Faut-il encore présenter John Ford, un homme qu’Orson Welles plaçait au sommet de ses influences et qui incarne aux yeux de la critique mondiale la figure du cinéaste américain par excellence ?

Sa filmographie, étroitement liée au western, à John Wayne et Henry Fonda, regorge de classiques, de véritables monuments du cinéma : La chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939, 2 Oscars), Les raisins de la colère (1940 2 Oscars), Qu’elle était verte ma vallée (1941, 5 Oscars), La poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946), La charge héroïque (She wore a yellow ribbon, 1949, 1 Oscar), L’homme tranquille (1952 2 Oscars), La prisonnière du désert (The Searchers 1956) ou The man who shot Liberty Valance (1962).

 

 

 

En 1934, John Ford, qui a déjà derrière lui une longue carrière, réalise le remake d’un film muet britannique de 1929, Lost patrol, tiré d’un roman de Walter Summers. Tourné dans un coin du désert californien, porté par une distribution exemplaire, (Victor McLaglen, Boris Karloff), The lost patrol est un film court (66 minutes) considéré à l’époque comme le meilleur film de l’année. Près de quatre-vingts ans plus tard, il va de soi que le film a vieilli, mais il reste fondateur par bien des aspects.

En 1917, en Mésopotamie, pendant la difficile – et peu connue – campagne menée par les troupes impériales britanniques contre les Ottomans, une petite patrouille de cavaliers parcourant un paysage de dunes est prise à partie par des combattants invisibles et perd son officier. Le reste de la troupe se réfugie autour dans un oasis et y est progressivement décimé par un ennemi habile et patient, jusqu’au dénouement, qui préfigure les mythiques westerns.

Lointain ancêtre des survival movies qui se multiplient depuis plus de trente ans, The lost patrol est une étude de caractère, aux dialogues parfois trop écrits mais à l’excellente interprétation. Ford y regarde, comme souvent dans son cinéma, un groupe d’hommes soumis à des forces hostiles. Tracés à grands traits, les portraits n’en sont pas moins frappants, du sous-officier expérimenté à la jeune recrue candide, en passant par les soldats, hommes simples ou complexes, à commencer par le personnage de Karloff, religieux névrosé qui a toute sa place dans Les sorcières de Salem, le chef d’œuvre d’Arthur Miller (1953).

Parmi les lointains descendants de ce film, il me semble enfin que l’on peut regarder avec intérêt le film de Walter Hill, Southern comfort (Sans retour, 1981), qui remplace le désert par le bayou.

Finalement très américain, The lost patrol nous montre aussi une troupe bavarde, peu disciplinée, à la tête de laquelle le sergent est d’abord un grand frère. Certaines des péripéties et des morts sont d’ailleurs directement imputables à ce commandement très amical, étonnant au sein d’une armée britannique que l’on ne savait pas si cool, en particulier en temps de guerre…

I hope Texas remembers

De même qu’il y a de moins en moins de techniciens du combat à pied, l’art délicat de la poliorcétique se perd, ce qui est un tort, reconnaissons-le. Du siège de Troie à celui de Sarajevo, en passant par Jérusalem, Stalingrad, Château-Gaillard ou Tenochtitlán, les combats pour conquérir des villes ou investir des places fortes émaillent l’histoire de notre pacifique planète.

En Amérique du Nord, à l’exception notable de la bataille des Plaines d’Abraham devant Québec, les sièges sont rarissimes. Rien de plus logique pour une partie de continent, non pas vide, mais sans culture urbaine. Des siècles d’affrontements entre Britanniques et Français en Nouvelle France ou le long des 13 colonies, seuls les spécialistes et les amateurs maniaques, comme votre serviteur, gardent le souvenir des combats pour des fortins et autres comptoirs. Moi qui ai l’insigne honneur d’être le propriétaire d’un exemplaire du Tome 1 de l’Atlas historique du Canada, je ne me lasse pas de contempler, depuis mes lointaines études, les cartes des combats de la Guerre de Sept ans, mais les effectifs engagés sont réduits et les conséquences politiques minimes.

En février 1836, alors que les Texans, soutenus par l’Empire tentent d’obtenir l’indépendance de la République du Texas, moins de deux cents hommes se retranchent dans une mission à Alamo, près de l’actuelle San Antonio. Face à eux, l’armée mexicaine, menée par le général Santa Anna, prend position et entreprend de réduire la petite garnison avant de poursuivre la guerre contre les rebelles. La bataille de Fort Alamo est un événement majeur de l’histoire du Texas, et une date importante dans le vaste mouvement d’expansion vers l’Ouest et le Sud-Ouest des jeunes Etats-Unis. Le combat, terriblement déséquilibré (1.500 soldats mexicains contre près de 190 miliciens), est devenu un symbole de courage et de sacrifice, et son souvenir flatte le nationalisme des Texans.

John Wayne caressait depuis la fin des années 30 l’idée de réaliser un film sur la bataille. Son projet se concrétise en 1959, et le film sort finalement en 1960.

A ce propos, merci de faire savoir au journaliste de Télérama qui commet l’erreur chaque année qu’Alamo n’est pas le seul film réalisé par the Duke, puisque le grand homme commettra en 1968 un authentique navet, The Green Berets, consacré à la guerre du Vietnam. Une véritable consternation.

The Alamo est un film, à mes yeux, assez particulier. Long, (près de 3 heures), il est aussi lent et on ne voit les premières troupes mexicaines qu’après plus d’une heure de pellicule. Surtout, dans un décor de western, il est d’abord un film de guerre plus attaché aux hommes qu’à l’action, et on sent là l’influence de John Ford ou de Howard Hawks sur Wayne.

Et il est le film d’une transition stratégique. Certains des Américains ont combattu les Anglais en 1812, et la guerre « à l’européenne » est encore la norme – comme elle le sera jusqu’à la Guerre de Sécession (Civil War) : uniformes flamboyants, tireurs en ligne disciplinés, fusils à un coup que l’on recharge avec une baguette, drapeau blanc, civils épargnés, et ce code qui fait rendre les honneurs militaires à une veuve et sa fille, rescapée de la tuerie. Pourtant, on sent bien, ici et là, que les miliciens ont vécu d’autres combats. Jim Bowie ne quitte pas un coutelas qui fleure bon la petite guerre, et nombre des volontaires de Crockett, outre des castors morts sur la tête, exhibent des étuis à fusils qui ont plus à voir avec l’artisanat amérindien qu’avec celui de Boston. La fin est connue, et le combat final, l’investissement de la mission, ne prend qu’une vingtaine de minutes, plutôt violentes pour l’époque. Wayne a l’habileté de nous éviter les conclusions larmoyantes si chères à Spielberg et autres délires pompiers.

Classique dans sa facture, The Alamo n’est pas un très grand film, mais il est attachant et les trois heures ne pèsent pas. Les dialogues, très écrits, sont aussi naturels que la poitrine d’une starlette californienne, mais ils ont une toute autre élégance. Lawrence Harvey incarne un impeccable colonel Travis, officier intransigeant et raide comme la justice porté par son idéalisme et son désir de reconnaissance sociale, tandis que Richard Widmark (Jim Bowie) et John Wayne (Davy Crockett) sont de vrais personnages de western, bagarreurs, buveurs, jureurs et râleurs. Le film est ainsi la rencontre entre un décor (le Texas poussiéreux et hispanique), un contexte (la lutte entre deux Etats pour le contrôle d’un territoire), et de deux univers sans rapport : celui de la guerre presque en dentelles, et celui de la conquête sauvage de l’Ouest, comme si William Thackeray croisait Cormac McCarthy…

 

« Des pensées qui glacent la raison » (« Protège-moi », Placebo)

Mohamed Merah est mort, enterré, et on dirait que tout est fini. Comme s’il ne s’était agi que d’une aimable mésaventure, que l’on racontera dans quelques années à nos petits enfants. Pourtant, on a compté 7 morts, des soldats, des enfants, abattus de sang froid par un jeune homme que des psychiatres d’opérette et des experts de salon ont tenté de nous présenter comme un dingue isolé, irresponsable. Certains – que leur nom soit à jamais maudit – ont même essayé de le présenter comme une victime, jusqu’à son père – un homme pour lequel j’éprouve décidément bien peu de sympathie, même si sa peine est sans doute sincère. Et les mots me manquent pour qualifier son avocate, la troublante Mme Mokhtari, aux motivations probablement aussi douteuses que ses qualifications professionnelles.

Et puis il y a eu les élections, la vie d’une démocratie blasée, avec ses ridicules disputes, ses pitoyables polémiques, ses bisbilles et, malgré tout, l’expression de la volonté populaire. Et du coup, plus rien. Oublié, Merah. Oublié, le fait qu’une opération terroriste a bel et bien eu lieu en France, dans deux belles villes de province. Oublié, le fait que malgré l’historique excellence de nos services un jihadiste a pu agir et frapper sur notre sol, malgré le renforcement, maintes fois vanté, de nos capacités sécuritaires et de – trop – nombreuses réformes du monde du renseignement. Oublié, le fait que l’action a été revendiquée par un groupe terroriste, le Jund Al Khilafa, d’abord de façon peu convaincante, puis de façon bien plus troublante – et on ne saluera d’ailleurs jamais assez le remarquable travail d’Aaron Zelin sur son blog, Jihadology.

A proprement parler, je n’ai pas enquêté. Je n’ai pas posé de questions, pas appelé d’amis, pas pris des airs de conspirateur en sillonnant Paris. La vie a continué, et, au détour de conversations tenues au restaurant, le sujet est venu sur la table, et à chaque fois, je me suis vu conforté dans mes doutes par le fait que, dans toutes les administrations pudiquement qualifiées de spécialisées, on en était venu aux mêmes conclusions que votre serviteur.

Essayons donc de procéder avec méthode. Je vais vous épargner de longs développements techniques, car il serait aussi inutile de dévoiler ici quelques secrets professionnels que cruel de vous les asséner sans autre explication, et je vais donc me concentrer sur l’essentiel.

1.     Fiasco

L’affaire Merah est un fiasco, un gigantesque fiasco, et presque tout ce qui pouvait rater a raté. J’avais initialement, ici, envisagé le fait que Merah avait été simplement, si j’ose dire, meilleur que nos services. Ces choses-là arrivent, et demandez donc aux pilotes de l’Armée de l’Air, pendant le printemps 1940, s’il n’est pas possible de perdre alors qu’on s’est mieux battu. Dans mon esprit, Mohamed Merah, jeune homme intelligent, convaincu de la justesse de son combat, avait réussi à donner le change aux services chargés de le surveiller. Mais on dirait bien, vu d’ici, en tout cas, que la vérité est plus cruelle. On peut gagner parce qu’on est meilleur que l’adversaire, qui est bon. Mais on peut aussi gagner parce qu’on est meilleur que l’adversaire, qui est mauvais. Et Merah n’a, dirait-on, pas été confronté à trop forte partie.

Fiasco, donc. Ou plutôt, fiascos.

D’abord, un fiasco d’ensemble : un terroriste a réussi à tuer sur notre sol, et personne n’a rien vu venir. Je suis désolé, c’est un peu brutal, mais on va avoir du mal à qualifier ça de succès majeur ou de brillante réussite.

Fiasco, ensuite, de l’opération lancée par le RAID, et loin de moi l’idée de nier le courage ou l’esprit de sacrifice de cette unité. Mais les faits sont têtus, comme le disait l’humaniste russe Vladimir Ilitch Oulianov. Le déroulement du siège de l’appartement de Merah a fait bondir bon nombre de professionnels, et on s’interroge jusque dans certaines unités étrangères sur le niveau réel des forces d’intervention françaises, pourtant jusque là portées au pinacle. Les questions sont nombreuses, rien qu’à la lecture de la presse nationale. Par exemple :

– Pourquoi ne pas avoir attendu le début de la matinée et le départ d’une bonne partie des habitants de l’immeuble pour donner l’assaut au lieu d’essayer en pleine nuit ?

– Comment ne pas avoir envisagé qu’un homme soupçonné d’avoir tué 7 personnes de sang froid, dont 3 enfants, allait sans doute se défendre ? Voire, puisqu’il avait combattu en Afghanistan, qu’il allait être un adversaire décidé ? A ce propos, les extraits du compte-rendu du chef du RAID, publiés par Le Point, confirment que les policiers n’avaient aucunement envisagé une telle violence de la part de Merah. Une telle candeur laisse pantois, tout comme l’usage d’un négociateur, alors que jamais des jihadistes assiégés ne se sont rendus et que les cas, au contraire, de baroud d’honneur, sont connus, comme à Leganés, en avril 2004, après les attentats de Madrid. D’ailleurs, et pour tout dire, ces turbulents garçons ont la fâcheuse tendance à se faire exploser dès qu’on les contrarie. Ah, les sales gamins.

– Pourquoi ne pas avoir poursuivi l’assaut jusqu’au bout, lors des premières minutes de la fusillade, comme le fit le GIGN en décembre 1994 à Marignane ? Au final, après 30 heures, le RAID a quand même compté 6 blessés dans ses rangs. A ce compte, autant aller tout de suite à l’essentiel, me semble-t-il, au lieu de faire marche ailleurs dès les premiers impacts. Chacun sait à quel point un siège est pénible à réaliser, et il faut, ne serait-ce que pour des raisons médiatiques, ne pas donner l’impression qu’on piétine.

– Est-il exact d’affirmer, comme le fit le Nouvel Obs il y a quelques semaines, que Mohamed Merah est sorti de l’immeuble pendant le siège, pour téléphoner, parce que personne ne disposait d’un plan correct du quartier et du bâtiment et que celui-ci n’était donc pas correctement encerclé ?

– Finalement, la question que tout le monde se pose, parfois pour de mauvaises raisons, est celle-là : le RAID était-il réellement dimensionné (commandement, doctrine, entrainement, moyens, que sais-je ?) pour mener une telle action ?

Etre et avoir été, les gars…

Fiasco, également, du travail de renseignement : comment un individu, connu, identifié, logé, suivi, traité (rpt fort et clair : traité), a-t-il pu autant abuser ceux qui étaient censés le contrôler ? Depuis plusieurs semaines, la presse emploie sans vergogne, pour qualifier au moins un policier de l’antenne toulousaine de la DCRI, le terme de traitant, sans le moindre démenti officiel. Je suis sans doute un peu simple, mais pour moi les mots ont un sens, et ce sens ne peut être ignoré. En l’occurrence, un traitant traite une source, et il faut bien conclure de tout ce qui a été dit et écrit depuis mars dernier que Mohamed Merah n’était pas un inconnu pour les services de police et pour la DCRI. En relation avec des policiers, il était sur écoute jusqu’à la fin de l’année 2011 (Cf. cet article) et était largement identifié, de longue date, comme un sympathisant actif de la mouvance jihadiste. La regrettée Section Etrangers et Minorités de la défunte DCRG n’avait pas manqué de flair, en 2006, en le jugeant dangereux. Et j’en profite pour adresser mes amitiés aux membres de cette unité d’élite qui travaillaient dans l’ombre pendant que d’autres couraient les caméras. Les vrais héros ne sont pas nécessairement ceux qui plastronnent, je me comprends.

Dès le 27 mars, un article du Point posait la question et relevait les maladresses du discours officiel. Surtout, un autre article du 24 avril, évoquant la surprenante distribution de Légions d’Honneur (note à qui veut : j’attends toujours les ONM pour les membres de la cellule de crise du 11 septembre, si ça vous dit de corriger une injustice) aux policiers impliqués dans l’affaire, revient sur les relations entre un bienheureux brigadier de Toulouse et le jeune terroriste. Sinon, ça va les gars ? Vous pensez à quoi, en vous rasant, le matin ?

Mohamed Merah n’était sans doute pas une source vue chaque semaine, mais il était manifestement connu, et il est même permis de se demander si cette relation avec nos services de police ne lui avait pas permis d’éviter des problèmes judiciaires (affaire de la plainte pour séquestration, par exemple) ou de financer une partie de ses activités. Alors, indic ? « Contact utile » ? « Point d’entrée » ? Il avait quand même le numéro de téléphone d’au moins un policier en sa possession quelques heures avant sa mort.

Mais alors, me direz-vous, puisque la question est lancinante, comment est-il possible, alors qu’il était parfaitement identifié par la police, qu’il ait pu faire ce qu’il a fait à Toulouse et Montauban ?

Ecartons d’entrée la thèse de la manipulation électorale, à la fois idiote, insultante et irréaliste, pour nous concentrer sur le cœur du problème, qui constitue le fiasco le plus inquiétant. Si les policiers de Toulouse n’ont, apparemment, rien vu venir, si le RAID est parti à l’assaut de Merah comme on tente de circonvenir un chômeur en fin de droit qui hurle son désespoir ou un père divorcé privé de ses enfants, c’est bien que l’évaluation de la situation était erronée. Pardon, je reformule : complètement à côté de la plaque.

Encore une fois, comment Mohamed Merah, avec le parcours et les convictions qui étaient les siens, a-t-il pu abuser aussi aisément son traitant et l’équipe chargée de le surveiller ? Ne doit-on pas envisager, à ce point du système administratif qui était censé évaluer sa dangerosité, une authentique défaillance ? Le traitant a-t-il été naïf ? Sa hiérarchie l’a-t-elle été tout autant ? Qui a lu les rapports rédigés après les entrevues ? Qui les a validés en concluant que Merah n’était pas bien méchant et qu’il était, bon an mal an, sous contrôle ? Qui l’a traité comme on traite une petite frappe qui propose de l’herbe près de la fac ? Qui n’a vu en lui qu’un jeune Maghrébin un peu énervé mais sans envergure ? Si les rapports avaient été correctement évalués, n’aurait-on pas pu éviter le pire ?

Dans un service de renseignement digne de ce nom, le traitant d’un contact, et plus encore celui d’une véritable source, recrutée, rédige des rapports après chaque entrevue. Ce premier exercice, correctement réalisé, lui permet déjà de prendre de la hauteur et d’évaluer, non pas tant ce qui a été dit mais la façon dont ça a été dit. Qu’a-t-on appris sur la source ? Son attitude, ses envies, ses peurs, sa famille, ses besoins ? Ce rapport est lu par d’autres, dans des structures de contrôle de ces opérations, et eux aussi se posent des questions. Qui manipule qui ? La source est-elle tenue ? Quelles sont ses relations réelles avec le traitant ? Y a-t-il un risque de manipulation inverse, c’est-à-dire d’intoxication ? La source ne dit-elle au traitant que ce qu’il veut entendre ? Et faut-il changer ce traitant, justement, devenu trop proche, ou pas au niveau, ou sans imagination, ou tellement bercé par ses certitudes qu’il n’envisage même pas qu’on puisse lui mentir ?

Le renseignement, comme la charcuterie, la peinture sur verre ou le droit des affaires, c’est un métier. Il ne consiste pas à se reposer sur des écoutes téléphoniques, surtout mal comprises et mal analysées, à verrouiller les enquêtes grâce à une commission rogatoire complaisamment délivrée par un magistrat sous le charme ou à ricaner dès qu’on entend une critique. Mohamed Merah était considéré comme un jeune homme brillant, exalté, courageux, désireux de se battre, et l’avoir manifestement sous-estimé, au-delà du désastre humain, pourrait bien relever de la faute professionnelle lourde. A charge aux administrations concernées et à nos nouveaux gouvernants de réaliser des audits, sans esprit de vengeance ou de chasse aux sorcières, dans ce qui pourrait être un bel exercice démocratique d’une République qu’on aimerait, enfin, irréprochable. Et si on pouvait, à l’avenir, nous épargner les auditions au Sénat des Bouvard et Pécuchet du contre-terrorisme, ça serait aussi bien, merci.

2.     « Croyez-moi, les Anglais n’auront pas d’archers » (Charles VI)

Oussama Ben Laden est mort il y a un peu plus d’un an, et l’anniversaire de sa disparition a donné lieu à la publication de nombreux articles de qualité évaluant la portée de son décès, revenant sur Al Qaïda, essayant d’articuler deux ou trois idées originales. Dans Foreign Policy, dans le COMOPS Journal, dans Foreign Affairs, comme sur de nombreux blogs de qualité, on réfléchit, on débat, on tourne et retourne les questions. La publication par le CTC de West Point de 6.000 lettres découvertes à Abbottabad par les officiers de l’Empire venus dézinguer le grand dingue a alimenté un grand nombre de réflexions, comme ici, ici, ou , par exemple.

En France, et le débat électoral ne peut en être tenu pour seul responsable, le niveau des interventions publiques est resté, sans surprise, dramatiquement bas. Faux experts, universitaires à l’extrême marge de leur domaine de compétence, journalistes plus ou moins correctement informés, on a eu droit au service minimum, sans parler des anciens dont certains feraient vraiment mieux de se taire. A-t-on jamais vu un général vaincu être consulté lors de la guerre suivante ? Et inutile de venir me parler de vision stratégique ou de perception braudélienne, ça ne prend plus.

Plus grave, infiniment plus grave, il se murmure que nos grands services, certains obsédés par les coups judiciaires, d’autres uniquement tournés vers l’opérationnel à courte vue ou les nécessaires libérations d’otages, ont lentement laissé mourir ce qui faisait l’excellence de la communauté française du renseignement : des analyses rigoureuses, fines mais globales, capables d’alimenter la réflexion des autorités politiques, de leur présenter des options, de les aider à décrypter les manœuvres des uns et des autres, et de répondre à leurs questions. Où sont passées ces analyses ? Et leurs auteurs ?

La manifeste dégradation de nos capacités d’analyse ne peut qu’entraîner une dégradation de notre souveraineté. Souvenez-vous de l’Irak. Le travail patient et rigoureux de spécialistes, associant les méthodes du contre-espionnage et une remarquable maîtrise technique, a permis à la France de s’opposer aux Etats-Unis et de contrer chacun des mensonges de l’Administration Bush. La médiocrité actuelle du débat public français sur le jihadisme et ses vecteurs violents, associée à ce qu’on devine être le vaste chantier des capacités d’analyse de nos services – et j’espère, naturellement, me tromper – ne lasse pas d’inquiéter, sans parler du refus obstiné de nombreux universitaires à échanger avec les professionnels du renseignement. En France, les rares orientalistes ayant survécu à la période d’hystérie collective du printemps 2011 ne font que ressasser les mêmes foutaises, sans avoir jamais eu réellement accès aux dossiers dont ils parlent pourtant.

Cette faiblesse, qui empêche nos autorités – et peu importe leur couleur politique – de percevoir les nouveaux développements de la lutte contre l’islamisme radical combattant, a manifestement eu des conséquences mortelles à Toulouse et à Montauban.

 3.     Loups solitaires, terroristes isolés, et imbéciles heureux

Quelque chose a donc raté, mais quoi ? Le profil de Mohamed Merah, sous-estimé, n’a pas été correctement évalué, et son apparente absence de liens avec des réseaux violents en Europe a peut-être conduit certains responsables à le juger avec trop de confiance. Pourtant, le parcours de Merah aurait pu attirer l’œil, en raison de ce que les services occidentaux ont appris après l’attaque de Bombay par le LeT en novembre 2008 et l’alerte en Europe occidentale en septembre 2010.

Reprenons doucement. Les premiers réseaux opérationnels déployés par Al Qaïda, aux Etats-Unis ou en Afrique de l’Est, au début des années 90, comptaient un nombre relativement élevé de membres, organisés selon le schéma, inconsciemment dicté par les événements, de cercles concentriques allant du cœur du projet aux tâches de soutien. Les différentes nationalités se conjuguaient par ailleurs assez facilement en raison du charisme et de l’autorité des chefs, sans parler du désir de servir la cause. Ces réseaux, comme ceux du GIA en 1995 en France, s’appuyaient également sur des relations personnelles et des solidarités familiales, garantes de sécurité en raison de la difficulté à pénétrer de tels systèmes. Ce fonctionnement en cercles, empirique, n’avait pas été théorisé par les idéologues ou les responsables opérationnels jihadistes et résista longtemps à l’analyse (je m’y suis risqué, bien laborieusement, ici).  Un patient travail d’environnement des individus permit cependant d’identifier les logiques internes de ces réseaux, une étape indispensable avant toute opération d’infiltration.

A partir de septembre 2001, on réalisa en Europe une impressionnante série de démantèlements de réseaux, petits ou grands. Longtemps considéré comme une zone refuge, le continent avait de toute façon changé de statut, comme avaient pu le confirmer les projets avortés d’attentats contre la cathédrale de Strasbourg (Groupe de Francfort 2, décembre 2000) ou contre l’ambassade impériale à Paris (Réseau Beghal, septembre 2001). Les attentats du 11 septembre 2001, l’assassinat du commandant Massoud, ou l’attentat contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba (Tunisie, 11 avril 2002, 21 morts) avaient ainsi été en partie organisés par des cellules européennes, ce qui montrait les limites de la stratégie sécuritaire largement suivie en Europe jusqu’à cette période – et qui avait longtemps très efficace.

Les démantèlements successifs eurent, à mon sens, trois conséquences principales. D’abord, désormais engagés dans un jihad sur tous les fronts, Al Qaïda et ses alliés s’employèrent désormais à frapper aussi en Europe. Ensuite, sous la pression des autorités, en Europe, et des actions militaires dans le vaste monde, les réseaux changèrent de nature, et les opérations furent repensées dans leur ensemble afin de ne pas exposer inutilement les membres des équipes. La sécurité des communications fut renforcée, des procédures plus professionnelles furent progressivement appliquées, et les perquisitions effectuées ne permirent plus que rarement de découvrir des éléments compromettants (il s’agit ici d’un point qui mériterait d’ailleurs un développement particulier). Enfin, la pression accrue sur les réseaux jihadistes et plus généralement sur la mouvance islamiste radicale, ainsi que les interventions militaires occidentales dans le monde arabo-musulman (Afghanistan, Irak, évidemment, mais aussi Somalie ou Yémen) entrainèrent l’apparition de sympathisants isolés désireux de participer, avec leurs moyens, au jihad.

L’attentat de la Ghriba, déjà évoqué ou le projet de Richard Reid, le sémillant shoe bomber, contre le vol AA 63 Paris-Miami du 22 décembre 2001, avaient mis en évidence la capacité de nuisance d’individus agissant seuls, après avoir été correctement formés et dirigés. Cette constatation était d’autant plus cruelle qu’un des chocs du 11 septembre, surtout dans les services, avait résidé dans la découverte de jihadistes littéralement under cover, présentant tous les signes extérieurs d’une parfaite intégration dans nos sociétés. Et personne pour porter un T-shirt siglé, comme l’agent spécial Ray Nicolette (Out of sight, 1996, Steven Soderbergh, puis Jackie Brown, 1997, Quentin Tarantino).

Dès 2002, en réalité, le FBI, qui redoutait le pire, avait vu ses craintes confirmer par l’affaire des snipers de Virginie et du Maryland – et d’ailleurs. Déjà, le 25 janvier 1993, un citoyen pakistanais sans lien avec des groupes jihadistes, Aimal Qazi, avait ouvert le feu sur le parking de la CIA, tuant deux employés de l’agence impériale. Et pour ceux qui s’émeuvent de la condamnation à 30 ans de prison par la justice pakistanaise du médecin qui a aidé à localiser Oussama Ben Laden, sachez que Qazi, finalement arrêté au Pakistan, puis condamné à mort et exécuté aux Etats-Unis en 2002, voit sa mémoire honorée au Balouchistan par un monument. Puisqu’on vous dit que ce sont des alliés, voyons. Bref, ça m’a fait plaisir, mais ça n’a rien à voir, reprenons.

Qazi, comme les tireurs de 2002, était un loup solitaire, c’est-à-dire, selon l’expression même utilisée par les ravagés de l’extrême droite américaine, un homme agissant seul, sans connexion avec une organisation, ne donnant ni ne recevant d’ordre. Je conseille à cet égard la lecture de cette étude, et je ricane encore en pensant aux aberrations racontées par, notamment, Daniel Martin lors de son audition au Sénat, le 3 avril dernier – et dont vous pourrez lire des extraits sur le compte Twitter de la Haute assemblée (@Senat_direct). L’homme seul, qu’il soit dans la foule ou pas, est évidemment la hantise des services de sécurité, et un mode d’action privilégié par le monde du renseignement. Connecté à une organisation ou capable de s’activer seul, il constitue un défi majeur. Dans le monde du contre-espionnage, de tels individus, quand ils sont implantés de longue date, sont qualifiés d’agents dormants, de clandestins, voire d’illégaux dans la nomenclature des services soviétiques (désormais russes), qui s’y connaissent.

Les premières réflexions réalisées après le 11 septembre ont, un temps, laissé penser que Mohamed Atta et ses petits camarades étaient de véritables clandestins. Il n’en était, en réalité, rien, car un tel vocabulaire ne s’applique qu’à de longues opérations, étalées sur plusieurs années. Dans le cas des terroristes de Londres, Bali, New York ou Moscou, les terroristes n’étaient entrés dans la clandestinité que lors de la phase finale, opérationnelle, de leur projet, de façon très classique et mille fois observée.

Entre les loups solitaires, hommes seuls autoradicalisés et les individus envoyés en mission solitaire est apparue, à partir de 2003/2004, une catégorie intermédiaire, que les services français classèrent dans le 3e cercle de leur fameuse théorie des 3 cercles. Dans ce 3e cercle du jihad se trouvent les groupes et réseaux inspirés par Al Qaïda mais sans lien avec l’organisation, ses responsables et ses jihadistes. L’exemple le plus fameux a été le groupe de Hofstad qui, aux Pays-Bas, fut responsable de l’assassinat en pleine rue du cinéaste Théo Van Gogh et qui planifiait, avant son démantèlement, des attentats contre des parlementaires.

L’apparition de ces jihadistes sans attache fut une bénédiction pour Al Qaïda, qui y vit la preuve que son combat faisait des émules, et une malédiction pour les services et les autorités, confrontés à l’expression violente d’un manifeste échec socio-politique et forcés de relever le défi de surveiller, dans le respect de la loi, des radicaux potentiels qui n’avaient encore commis aucun crime. Comme me le fit remarquer un policier français en 2006, en l’absence de tout élément incriminant découvert lors de la plupart des perquisitions, il fallait commencer les interrogatoires par une question, « Etes-vous un islamiste radical ? » qui aurait pu relever du délit d’opinion. Cette relative impuissance de l’appareil judiciaire avant la perpétration d’un crime donnait encore plus d’importance au travail de renseignement en amont, afin de cerner au plus vite les acteurs de la menace.

Conscients de l’évolution de la posture sécuritaire des pays occidentaux, les jihadistes s’adaptèrent à leur tour, apportant une nouvelle contribution au duel sans fin entre le glaive et le bouclier. Dès les années 90, Oussama Ben Laden lui-même avait appelé au recrutement et à l’emploi de « jeunes musulmans occidentalisés » à même de tromper la vigilance des services intérieurs – et de provoquer des tensions sociales. Les membres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), Al Qaïda en Irak/Etat islamique d’Irak, les Taliban pakistanais du TTP ou les Shebab ne s’y sont pas trompés en faisant appel à de jeunes hommes parfaitement à l’aise dans les pays occidentaux afin d’y conduire des attentats. Même ratés (Vol Amsterdam-Detroit en décembre 2009,  New York en mai 2010, Stockholm en décembre 2010, etc.), ces actions ont contribué à placer les services de sécurité sous pression et à accroître la suspicion.

Le raid jihadiste sur Bombay en novembre 2008, une opération en tous points remarquable, a confirmé que le bon docteur Zawhiry avait réussi l’alliance du jihad global avec les jihads globaux, dans ce que j’avais pompeusement appelé le new model jihad, à l’occasion d’un post dont les deux dernières phrases se sont révélées tristement prophétiques.

Des attaques contre des villes riches regorgeant de cibles par des hommes bien entraînés sont la hantise des services de sécurité comme des services de secours, qui commencent à réaliser qu’ils sont devenus des objectifs majeurs pour des terroristes désireux de semer le chaos. L’idée mise en œuvre à Bombay en 2008 a été reprise en 2010 par les garçons du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), de l’Union du Jihad Islamique (UJI) et leurs amis du Jund Al Khilafah (tiens tiens, comme on se retrouve), tous membres de ce que nous sommes quelques uns à appeler l’arc de crise turcophone, qui va du Caucase à Xinjiang – où opère le follement romantique Front Islamique du Turkestan Oriental. Ces ambitieux jeunes gens, étroitement liés à Al Qaïda (vous savez, ce truc qui n’existe pas), avaient alors utilisé leurs réseaux en Allemagne pour préparer dans plusieurs villes européennes un Bombay like – une affaire déjà évoquée ici, justement à propos de Mohamed Merah. Les plus acharnés d’entre vous pourront consulter ce passionnant article, qui décrit à merveille les réseaux du MIO et de ses alliés.

Le professionnalisme croissant des jihadistes a par ailleurs été révélé, pour ceux qui en doutaient, dans les documents rendus publics lors de récents procès en Allemagne (comme ici), dans lesquels on apprend, par exemple, que Younès Al Mauritani appelait à la réalisation d’attaques dans des villes occidentales à l’aide d’une poignée de combattants afin de créer la panique et entraîner une répression accrue… Oui oui, moi aussi ça me dit quelque chose…

Alors, quelles conclusions tirer de tout ça ?

D’abord, Mohamed Merah a été cruellement sous-estimé, pris pour un jeune homme sans envergure, et certaines phrases écrites par les policiers sont sidérantes de candeur.

Et non seulement il a été mal jugé sur le terrain par ceux qui étaient censés suivre son dossier, mais à aucun moment il n’a, semble-t-il, été envisagé qu’il ait pu manipuler ses interlocuteurs. Pourtant, et de plus en plus d’affaires nous le montrent, le contre-terrorisme s’inscrit désormais dans la durée, et la lutte contre les réseaux jihadistes devrait faire appel aux méthodes éprouvées du contre-espionnage. D’ailleurs, en 1998, Edward Zwick, dans Couvre-feu, prévoyait parfaitement l’affaire Merah.

Face à des terroristes qui n’ont rien à voir avec les hordes chevelues qui égorgeaient dans la Mitidja en 1997, il convient d’être un peu malin, les amis. A cet égard, je ne sais quoi répondre à ceux qui osent encore dire que rien ne pouvait confirmer que Mohamed Merah était un islamiste radical dangereux, puisqu’il ne portait pas la barbe et ne psalmodiait pas continuellement Dieu est grand. Franchement, si vous en êtes encore là, c’est à pleurer. Les jihadistes sont conscients des méthodes employées contre eux, et ils diffusent même (ici) quelques recettes pour détecter les sources qu’on leur envoie… Alors, seraient-ils devenus meilleurs que nous au petit jeu du « qui espionne qui » ?

Les erreurs manifestement commises par certains, à Toulouse ou ailleurs, ne doivent-elles pas être reliées à la baisse de qualité de nos analyses ? Parmi les gestionnaires de ce dossier, combien avaient en tête l’affaire de l’agent-double jordanien qui tua en Afghanistan 7 membres de la CIA, en décembre 2009, après une remarquable opération d’infiltration/intoxication ? (Cf. cet article, notamment). Qui a suivi les avancées des réseaux turcophones inféodés à Al Qaïda ? Et si Mohamed Merah, comme la seconde revendication évoquée plus haut le suggère, avait bien été un terroriste revenu en Europe y semer la terreur ? Et s’il avait récupéré ses 7 fameuses armes auprès d’un contact en France prépositionné afin d’y soutenir un commando du type de celui observé à Bombay ?

Il ne faut pas céder à la manie des réformes, mais il faut relancer les machines, revenir à l’humble et acharné travail de terrain et d’analyse, celui qui casse les certitudes, qui explore des pistes, qui ose proposer ou dire non. Deux mois après l’affaire Merah, le constat est sévère, et on dirait bien que nous n’avons jamais été aussi exposés. Nous qui pensions être parmi les meilleurs, nous voilà douchés par un sanglant raté. Pour l’heure, seules les frappes de l’Empire sur les jihadistes ouzbèkes nous sauvent – peut-être.

La question du retrait d’Afghanistan est tranchée. Celle qui devrait se poser désormais est celle de notre futur retour dans ce pays, ou au Pakistan, d’ailleurs, si nous ne parvenons pas à retrouver notre niveau d’excellence. Allez donc expliquer à nos concitoyens, quand les rues de Paris, Lyon ou Bordeaux ressembleront à celles de Bombay et que les crèches brûleront, qu’il ne faut pas tomber dans le piège…

 

Délire sous les tropiques

Ben Stiller est sans doute la figure la plus marquante de la nouvelle génération de comiques américains connue sous le nom de Frat Pack, en référence au Rat Pack de Dean Martin, Frank Sinatra, Peter Lawford et Sammy Davies Jr.

Le groupe de Stiller comprend lui aussi des pointures comme Vince Vaughn, Owen Wilson, Steve Carell, Owen Wilson, Jack Black ou Will Ferrell.

Avec ses camarades de jeu, Stiller, qui est devenu un plus que bankable, explore les genres, les explose, et n’hésite pas à s’attaquer aux figures les plus mythiques et les plus classiques du cinéma américain.

Ben Stiller et ses amis sont ainsi capables de dynamiter n’importe quelle émission de télévision, comme le faisait en France Daniel Prévost du temps de splendeur. Incontrôlables, sans véritable limite, ils sont également des spécialistes du détournement et de la parodie, pratiqués avec une remarquable absence de bon goût.

Ils bénéficient surtout du soutien amusé du reste de Hollywood, qui se prête à leurs sketchs – mais leurs collègues ont-ils le choix ?

Démocrates, sans pitié, les membres du Frat Pack n’en ratent pas une et tapent plutôt fort…

En 2008, Ben Stiller écrit, avec Justin Theroux et Etan Coen (aucun lien), le scénario d’une superproduction qui attaque frontalement, justement, les superproductions : Tropic Thunder.

Reprenant à son compte la trame classique du film dans le film (cf. La nuit américaine, de François Truffaut, en 1975, Le mépris, de Jean-Luc Godard, en 1963, ou Ça tourne à Manhattan, de Tom DiCillo, en 1995), Stiller décide de nous montrer, au début du moins, le fiasco du tournage d’un film qui évoque furieusement Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), mais qui cite également abondamment Platoon (Oliver Stone, 1986) et même Black Hawk Down (Ridley Scott, 2001).

Sans faire dans la finesse – et certaines scènes sont même à déconseiller aux plus jeunes, sauf s’il se destinent à la médecine de guerre, Stiller dresse le tableau terrifiant d’un film trop gros, trop cher – tiens, ça me dit quelque chose – trop complexe, trop ambitieux, confié à un cinéaste inexpérimenté, entouré de parasites (excellent Matthew McConaughey), soumis à la pression d’un producteur tyrannique (incroyable Tom Cruise) et à la tête d’une équipe d’acteurs pour le moins dissemblables.

Le casting de ce film est en effet plutôt étrange. On y trouve une star, sur le déclin, du film d’action (Tugg Speedman/Ben Stiller), un acteur multioscarisé adepte de la méthode de l’Actors Studio (Kirk Lazarus/Robert Downey Jr), le héros d’une affligeante série de films comiques (Jeff Portnoy/Jack Black) et un chanteur de (mauvais) rap plus vrai que nature (Alpa Chino/Brando T. Jackson).

Le personnage le plus remarquable de la troupe reste, à n’en pas douter, Kirk Lazarus, que la soif d’authenticité à pousser à une opération de pigmentation de la peau afin de le transformer en Afro-américain.

Forcément, cette démarche, qui a agacé dans la vraie vie, agace également sur le tournage du film que nous montre le film (je me comprends) :

Tous ces égos torturés sont censés tourner un film inspiré du livre d’un vétéran du Vietnam, Four Leaf Tayback, quintessence du vieux guerrier marqué dans sa chair par la guerre – et on pense une nouvelle fois à Oliver Stone (Né un 4 juillet, 1989, avec Tom Cruise, justement).

Naturellement, ça ne se passe pas comme prévu, et les acteurs se trouvent confrontés à la réalité qu’ils essayaient de reproduire à l’écran. L’air de rien, Tropic Thunder est une intéressante mise en abime, voire un jeu de miroirs. Film qui raconte un film, il est joué par d’authentiques superstars, et on imagine sans peine que certaines répliques ou certaines scènes renvoient à des événements vécus par les acteurs, tous au sommet de leur carrière. Bon, de là à dire que Ben Stiller, Justin Théroux et Etan Coen ont cité Borgès, ou Woody Allen, il y a de la marge, mais la démarche est là.

Pour parachever le délire, un faux documentaire a été tourné, Rain of madness, et tout en lui évoque le mythique Hearts of Darkness que vous connaissez par coeur.

 

Disponible en bonus de l’édition blu ray de Tropic Thunder, Rain of madness est également en ligne :

Le film et le documentaire, qui poussent assez loin la supercherie – mais moins loin que les auteurs du Projet Blair Witch (Daniel Myrick, Eduardo Sanchez, 1999), ne sont pas seulement distrayants. Ils sont aussi la critique, certes faciles et gratuite, et très ironique, d’un certain cinéma de guerre, très stylisé, invoquant sans cesse la réalité mais avide de filtres colorés, d’explosions harmonieuses, et de répliques définitives.

Francis Coppola, Steven Spielberg ou Ridley Scott ont sans doute trouvé ça facile, eux qui ont véritablement révolutionné le genre, mais la leçon de Tropic Thunder est sans doute qu’on ne fait pas un bon film de guerre – et un bon film tout court – sans une bonne histoire, et avec de la sobriété.

« It’s just time to pay the price/For not listening to advice » (« Policy of truth », Depeche Mode)

Le monde change, aurait dit Galadriel, avec le ton sentencieux qu’ont volontiers les elfes. Vous vous réveillez un matin, et les types que vous aviez au bout de vos Jaguar il y a dix ans se pavanent dans les rues de Tombouctou, la mythique porte du désert. Pour le coup, ça donnerait envie d’écouter la bande originale de Pat Garrett & Billy the Kid (Sam Peckinpah, 1973), du grand Bob Dylan, en contemplant la campagne et en laissant filer le temps, un verre à la main.

Que s’est-il passé ? A quel moment a-t-on perdu le contrôle ? Qui n’a pas su réagir ? Qui a eu peur de s’engager ? J’en parle avec d’autant plus d’agacement que voilà plus de quinze ans, non pas que je fais le trottoir pour le Mexicain, mais que j’observe de très près le développement du jihadisme au Sahel.

En 1996, pourtant, il ne s’agissait même pas d’un front secondaire, mais simplement de l’arrière-cour de la guerre civile algérienne. Quelques armes en provenance du Soudan y arrivaient au compte-goutte, et une poignée de membres du Groupe islamique armé (GIA) y sillonnaient le désert aux côtés de Touaregs bien plus mobilisés par les conflits avec le Niger ou le Mali que par le jihad mondial. Pour nous, le nord du Niger était d’abord le moyen de remonter vers les maquis algériens afin d’y infiltrer des sources. Après tout, à l’époque, personne ne comprenait plus rien à la mouvance islamiste radicale algérienne, entre l’assassinat des moines, la mort de Djamel Zitouni et les dissidences successives (Hassan Hattab en Kabylie, deux ans avant de créer le GSPC, Khaled Sehali et les Mouhajiroun, Moustapha Kartali et son MIPD, Sid Ali Bouhadjar et sa LIDD, sans parler du vétéran afghan Kada Benchiha Larbi dans le grand ouest, qui faisait bande à part depuis 1993).

La guérilla islamiste algérienne avait refusé de rejoindre Oussama Ben Laden, malgré des contacts de haut niveau au Soudan, et le seul moyen de savoir ce qu’il se tramait au sein du GIA était d’y glisser un homme. Les uns essayaient en Europe, les autres essayaient au Niger ou dans les camps de Peshawar, avec plus ou moins de bonheur et de talent. Contrairement à ce que beaucoup croient ou semblent croire, le renseignement n’est pas tant une affaire de moyens qu’une affaire de méthode, un peu comme le siège du palais de César.

Jihad là-bas, jihad ici

C’est à peu près cette époque, à l’automne 96, que nous entendîmes pour la première fois le nom de Mokhtar Belmokhtar.

Alors que le GIA, au nord, continuait de se diviser en factions rivales, l’homme apparut très au sud, dans le désert, autour de la légendaire Tamanrasset. Présenté comme l’émir de la région saharienne du groupe, que les initiés connaissaient sous le nom de Région 9, il était né à Ghardaïa et semblait écumer la région en tous sens à la tête d’une poignée de combattants, formant une petite katiba sans objectif clairement défini mais loin d’être le groupe de pillards décrits par certains amuseurs publics. Belmokhtar, un garçon qu’on ne bouscule sans doute pas impunément dans les bars branchés de la Khyber Pass, se fit remarquer en massacrant les 37 passagers d’un bus, une action qui faisait à coup sûr de lui un digne membre du Groupe islamique armé… Comme tant d’autres, il semblait avoir combattu les Soviétiques en Afghanistan et nous avions pu, de source sûre, confirmer sa présence dans les camps que les Pakistanais entretenaient à Peshawar. Là, à la fin des années 80 ou au début des années 90, il avait reçu un entraînement paramilitaire qui lui avait été bien utile en Algérie. Bien sûr, nous évitions de penser qu’il avait peut-être appris à démonter un AK-47 des mains d’un instructeur du 13e RDP, puisque la CIA, quoi qu’en dise certains, n’avait pas été la seule à apporter son soutien aux freedom fighters célébrés par James Bond. A coup sûr, il n’avait de toute façon pas l’élégance discrètement raffinée d’un moudjahid de cinéma, comme ceux vus dans The Living Daylights (John Glen, 1987).

Que faisaient donc ces vigoureux jeunes gens dans le désert, entre le grand sud algérien et le nord du Niger ? L’étroitesse de leurs relations avec certains Touaregs nous sauta immédiatement aux yeux. Il devint ainsi évident que Belmokhtar bénéficiait du soutien logistique d’amis bien placés, de riches commerçants dont je tairai le nom, qui fournissaient du carburant, réparaient les 4X4 en échange de l’amicale présence de jihadistes aux côtés de leurs convois de cigarettes qui remontaient vers l’Algérie sur les millénaires routes caravanières. Pas d’otages, pas de fusillades, pas d’attentats, donc, mais la présence de ces terroristes du GIA hors d’Algérie, dans une zone échappant à tout contrôle, nous intriguait et commençait même à nous inquiéter. Belmokhtar ne trafiquait pas, il rendait service sans en tirer d’autre bénéfice que logistique, sans les valises de dollars qu’évoquent quelques criminologues et sur lesquelles je reviendrai.

Disons le tout net, elle n’inquiétait pourtant que nous. Nos collègues africanistes, fidèles à un héritage typiquement français, nous répétaient que nous ne comprenions rien à l’Afrique – puisqu’il était manifeste à leurs yeux qu’on pouvait appréhender d’un seul regard un aussi vaste continent, eux qui auraient pu par ailleurs disserter des heures des différences entre un Breton et un Marseillais. Nous ne comprenions donc rien à l’Afrique, nos sources nous mentaient, nous étions les obsessionnels du contre-terrorisme, bien éloignés de l’aimable sérénité du vieux colonial. Dans des pays dont nous contrôlions les services, dont nous financions les caprices des dirigeants, dont nous réprimions avec discrétion et fermeté les revendications démocratiques – ah, le pays des Lumières et du Général ! – il était absolument impensable de s’inquiéter des agissements d’une bande d’Arabes barbus errant dans le désert comme une tribu perdue d’Israël. On nous servait les pires clichés sur l’islam africain, et il était rare de pouvoir s’asseoir autour d’une table pour un véritable échange d’analyses. Nous continuâmes donc notre route sans les africanistes, malgré les grandes qualités de quelques uns.

Le suivi des katibats du désert devint une activité parmi d’autres, on y recensait les petits camps d’entraînement mobiles, les liens avec des Touaregs islamistes, membres d’un obscur Front islamique de libération de l’Azawad – ben oui, déjà – et les connexions avec quelques grandes familles du cru. De temps à autre, nous découvrions la preuve des liens de tout ce petit monde avec la mouvance jihadiste internationale, et un seul numéro de téléphone, obtenu par des moyens que le lecteur moyen de Libération jugerait horriblement immoral, nous éclairait un peu plus. Tenez, si j’avais le temps, je vous parlerais d’une petite entreprise de Niamey dont le patron, arrêté plus tard en Thaïlande dans le cadre de la passionnante affaire des faux passeports français, n’était autre que l’oncle d’un membre d’Al Qaïda intercepté à Amman en décembre 1999, ou qui appelait directement un officier de la garde royale saoudienne. Mais je m’égare.

Donc, ça s’agitait, ça parcourait le désert, dans tous les sens, ça restait loin des maquis, ça avait de drôles de liens avec de drôles de types à Kano, au nord du Nigeria – ben oui, déjà, en 1997 – mais la menace contre la France n’était pas directe, et tout le monde doutait. Trop de convictions, trop de confort, et sans doute, aussi, pas le temps. A l’époque, cela ne nous choquait pas. Comme toujours, certains eurent un réveil pénible.

Tu viens au rallye, samedi ?

Tout changea donc en décembre 1999, alors que les services occidentaux étaient occupés ailleurs, à essayer de déjouer le fameux et complexe complot du millénaire ourdi par Al Qaïda. On nous informa que le groupe de Belmokhtar, toujours officiellement membre du GIA, accueillait généreusement un membre de l’état-major du GSPC, un certain Nacer Eddine Mellik – sans lien connu avec le sympathique maire de Béthune – auquel il prêtait ses moyens de communication. Le jihad est une grande famille, bien plus drôle que celle des Enfoirés, soit dit en passant.

Hassan Hattab, qui avait quitté le GIA en août 1996, mais qui ne fonda officiellement le GSPC qu’en 1998, cherchait depuis des années à réactiver à son profit les réseaux jihadistes algériens actifs en Europe. Disons-le tout net, ça ne marchait pas fort. En Scandinavie, une terre chère à mon cœur, les cellules de Stockholm, Lund, Malmö ou Copenhague regardaient depuis des mois vers l’est, où rôdait une sombre terreur, comme sur les hauteurs de Minas Morgul.

Au Royaume-Uni ou en Belgique, longtemps terres d’élection du jihad algérien, on n’en avait plus que pour les Taliban et leur allié saoudien, Oussama Ben Laden. A Bruxelles, le mythique Bureau des Moudjahiddin Afghans fonctionnait à nouveau, et Farid Melouk avait été arrêté dans la capitale belge le 5 mars 1998 en possession d’explosifs, de communiqués du GPPC, et surtout en compagnie de quelques pointures du jihad international, dont Mohamed Chawki Badache, et Bakhti Raho Moussa, deux garçons délicieux dont je parlerai une autre fois.

Bref, Hattab essayait de rallier toutes ces bonnes volontés abandonnées depuis des années par les querelles entre maquis, et Al Qaïda, vous savez, le truc qui n’existe pas, avait raflé la mise. Tout ce petit monde s’agitait, essayait de semer les policiers, de déjouer les surveillances, complotait, rêvait de jihad, de revanche, et les plus courageux prenaient la longue route qui les mènerait à Khalden ou Darunta, en Afghanistan, en passant par le Yémen, l’Iran, la Turquie, les Emirats ou le Pakistan.

Pour les chefs du GSPC, il ne restait plus que l’Allemagne, où quelques uns, dont Adel Mechat, un petit gars de Kouba, et Mustpaha Ait El Hadi, notamment, se démenaient pour la cause au nom du groupe. Pour les plus curieux, je conseille d’ailleurs la lecture de cet article, remarquablement documenté, qui mentionne les fameuses valises Inmarsat si précieuses dans le désert – surtout quand on y est depuis trop longtemps.

Hassan Hattab, qui n’arrivait à rien en Europe, avait donc dépêché auprès de Belmokhtar, quelque part au Niger, un de ses proches adjoints, le fameux Mellik, afin de profiter de sa puissance dans la région. Mellik utilisait une des valises Inmarsat de Belmokhtar pour contacter Aït El Hadi et organiser avec lui un attentat contre le rallye Paris-Dakar-Le Caire qui devait traverser le Niger. Les terroristes, largement armés, avaient besoin de GPS, de lunettes de vision nocturne et de quelques autres gadgets, mais ils étaient de toute façon largement capables de frapper.

Plusieurs services de renseignement écoutaient avec gourmandise les conversations entre Mellik et le reste du monde, et on ne regrettait pas sa soirée. A partir de la fin du mois de décembre 1999, et en raison de la crédibilité de la menace, il fut ainsi décidé à Paris que l’affaire serait gérée par le Ministère de la Défense. Une petite cellule de crise se mit en place, et il faut dire que certains des propos de Mellik méritaient un peu d’attention, comme, par exemple : « Les Français, on va leur rentrer dedans comme jamais ». Vous imaginez que les autorités suivaient ça avec intérêt, et des moyens supplémentaires furent mobilisés. Un Atlantique 2 de la PatMar de Dakar effectua des passages et parvint à prendre quelques clichés de ceux que l’on supposait être les garnements de Belmokhtar. Des équipes spéciales furent mises en alerte, et quelques compagnies de parachutistes passèrent des jours sur des tarmac d’Afrique, près de Transall, à attendre le signal.

Malgré les précautions des terroristes, il avait été possible d’identifier leur itinéraire dans le nord inhospitalier du Niger. Dès lors, il était possible de prévoir dans quelle zone le groupe du GSPC allait se mêler aux concurrents du rallye et y semer la désolation. La perspective était assez effrayante : plus de quarante hommes armés, mobiles et expérimentés, au milieu des concurrents, ou, pire, en plein bivouac… Les images diffusées dans la presse montraient une caravane forte de centaines de mécaniciens, techniciens de toute sorte, journalistes, et tout ce petit monde ne pouvait évidemment pas rejouer Alamo, et encore moins Camerone ou Bazeilles.

La conviction de la cellule de crise était faite depuis des semaines : ces terroristes fonçaient vers le rallye, et aucun moyen militaire nigérien ne pouvait raisonnablement les intercepter, mais la France disposait dans la zone de troupes aguerries et de moyens aériens conséquents. Il suffisait d’un peu de volonté politique : un passage bas de Mirage F-1CT ou CR, ou de Jaguar, et le déploiement de parachutistes dans une zone propice aux embuscades.

La décision d’interrompre le rallye fut ainsi finalement prise après la découverte à Niamey et Agadez de contacts téléphoniques de Mellik. Ce garçon disposait manifestement de soutiens dans tout le pays, et il n’était pas question de courir le moindre risque.

Figurez-vous que les responsables de la course durent se faire prier pour prendre les mesures adéquates. L’interruption de l’épreuve était évidemment une catastrophe financière pour eux, mais sans commune mesure avec le carnage qu’aurait entraîné un raid du GSPC. Comme de bien entendu, les concurrents, dont certains étaient manifestement absents lors de la distribution de cerveaux, gémirent comme des enfants gâtés à qui on interdit la piscine parce qu’il y a un crocodile dedans. Je ne m’attarderai pas sur eux, ni sur le présentateur vedette de l’épreuve, adolescent attardé à la voix de crécelle, au chèche impeccable et à la barbe de trois jours aussi soignée que celle de George Michael. Je me rappelle quand même d’un motard qui déclara devant la caméra, après la décision d’annuler deux étapes et de reprendre la course en Libye : « On nous gâche notre Dakar ». « Pauvre idiot », fûmes-nous quelques uns à penser. « Quand tu auras été égorgé par un barbare du GSPC, tu verras qui gâche quoi ».

Quelques jours plus tard, notre motard éploré reprenait la course dans la riante Libye du regretté colonel Kadhafi, et nous nous retrouvions, seuls ou à peu près, avec la bande de Belmokhtar. Le refus de traiter comme il se devait la menace terroriste dans la zone fut une véritable désillusion et manifestement une lourde erreur stratégique. L’affaire avait quand même eu l’avantage de rappeler à nos autorités que nos histoires de barbus dans le désert ne relevaient pas du fantasme de contre-terroristes obsessionnels.

Pas de ça entre nous

Et ensuite ? Ensuite, rien.

Nasser Eddine Mellik, malgré une malencontreuse fuite dans Le Point, continua à parler et parler et parler avec ses amis, en Europe ou ailleurs. La menace contre le rallye avait attiré l’attention, et les services de l’Empire commencèrent à s’intéresser à cette lointaine et désertique région. De leur côté, les chefs d’Al Qaïda, toujours à la recherche de bons coups, reprirent contact avec le GSPC. Heureux hasard, le frère de Mellik coulait des jours heureux au Yémen et il joua avec plaisir les entremetteurs. On n’est pas plus serviable.

A défaut de transformer les 40 garçons de Belmokhtar en chaleur et lumière, une méthode certes sommaire mais qui peut être efficace, il fut décidé de tenter de coopérer avec les SR algériens, dont l’apport dans cette affaire avait pourtant été comparable à celui de la police islandaise. Cette décision, uniquement politique, contraignit à des actions d’une incommensurable mesquinerie afin de coopérer sans se mouiller – un art délicat qui frustre tout le monde. Je vous épargne les détails, le temps perdu, l’argent jeté par les fenêtres – on aurait d’ailleurs sans doute mieux fait de réellement le jeter plutôt que de l’investir dans une opération qui ne déboucha jamais et ne fonctionna que par intermittence, les pudeurs de jeune fille (« Vous croyez vraiment que les Algériens pourraient utiliser nos informations pour tuer des gens en Kabylie ? Ah, mais, ce n’est pas très moral, ça, mon jeune ami. Donnez-leur la météo d’hier, ils verront que nous coopérons de bonne grâce mais que nous ne faisons pas n’importe quoi »), les pitoyables bricolages. Moi, je vous raconte ça, c’est ce qu’on m’a dit, vu que je tirais 5 ans au pénitencier fédéral d’Angola, en Louisiane, pour vol de guimauve et blasphème.

Pendant des mois et des mois, la gestion de la menace contre le rallye fut présentée comme un aboutissement. Ce succès, puisque c’en était un, évidemment, n’appela jamais d’autre souhait que celui d’en savoir un peu plus encore sur le GSPC au Niger. Suivre, analyser, évaluer, anticiper, avec plaisir. Mais traiter, éradiquer ? Allons allons, ne vous emportez pas et dîtes-moi plutôt si Belmokhtar mange ses pizzas avec un rab de fromage.

Le GSPC dans la zone, demeurait une force militairement négligeable, comptant une cinquantaine de combattants, certes armés, mais probablement incapables de tenir le choc face à des troupes entrainées et correctement commandées. Seulement voilà, où trouver de telles troupes ? On se le demande encore.

Passée l’alerte, tout ce petit monde retourna à sa routine. Belmokhtar et les siens se déplaçaient entre le Niger, le Mali et l’Algérie, avec ou sans leurs amis touaregs, et personne n’y comprenait rien. Avaient-ils des liens avec les ONG islamistes dont on observait la ruée en Afrique sub-saharienne ? Et avec les Taliban nigérians qui émergeaient juste ? Mystère. Et de toute façon, ça intéressait qui, au fait ?

Regardez comme ils sont beaux, mes jihadistes

L’étude d’AQMI devint un domaine d’excellence. Comme des entomologistes qui étudient à la loupe les activités d’insectes dans un milieu confiné, des analystes suivaient de leur mieux les mouvements de Belmokhtar et de ses hommes. Chaque année, les organisateurs du rallye étaient mis en garde par les responsables de plusieurs services de renseignement et par le Quai, et chaque année il fallait leur tirer l’oreille. Etienne  Lavigne, directeur de la course, déclara même que les autorités françaises ne lui avaient rien dit. Pauvre petit bonhomme égaré au milieu de messieurs très méchants.

Novembre était le mois des listes de cadeaux de Noël et de la planification opérationnelle. Moi qui suis un esprit moqueur, je trouvais que monter des cellules de crise pendant 10 ans était bien étrange, une crise devant, selon moi, être bien éloignée d’une routine. Et une crise qui se répète chaque année à la même période au même endroit de la part des mêmes nuisibles en dit long sur la détermination de leurs adversaires. Heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des Cieux est à eux.

Le GSPC semblait brûler les doigts de certains chefs, qui observaient la menace terroriste se développer, défier le Niger ou le Mali, mais refusaient d’agir. Ils contemplaient leurs propres moyens d’action, chasseurs, paras, forces spéciales, mais ne parvenaient pas à trancher. Il y avait là comme une forme de vertige face à la prise de décision, sans parler du dilemme moral. « Toute cette violence », aurait murmuré Eliott Ness d’un ton las. Le suivi de Belmokhtar était une niche industrielle, une menace administrativement rentable qui garantissait moyens et effectifs. Personne ne manipulait les terroristes, mais les épargner était plutôt rentable – enfin, pour ceux qui vivaient en France, bien sûr.

Pourtant, d’autres, plus pragmatiques, plus lucides, peut-être plus courageux aussi, avaient pris des décisions. En 2001, les Etats-Unis, frappés par les attentats du 11 septembre, avaient rapidement listé les zones dans lesquelles des actions devaient être entreprises contre les réseaux jihadistes. L’Afghanistan, le Yémen, les Philippines, l’Indonésie, la Somalie figuraient au menu, tout comme le Sahel. La CIA avait commencé à s’intéresser à la région après la menace de janvier 2000 contre le rallye, et elle avait gardé un œil dessus. Au cas où. Le changement de posture de l’automne 2001 libéra hommes et moyens. En octobre 2002, le Département d’Etat lança la Pan Sahel Initiative (PSI), un vaste programme d’aide à la Mauritanie, au Mali, au Niger et au Tchad visant à les épauler contre les réseaux islamistes radicaux.

A Paris, le plan de l’Empire dans la région fut considéré comme un insupportable défi. Comme certains ambassadeurs le relevèrent avec dépit, Washington parvenait à donner à son projet une visibilité que n’avait pas l’aide française, dont le montant était pourtant supérieur. Moi qui n’étais qu’une petite souris dans ces réunions, je pensais candidement que considérer l’influence comme une vulgarité hors-de-propos ou ne pas être capable de dire pour quelles raisons nous versions tout cet argent étaient de sérieux handicaps. L’Administration Bush pouvait bien avoir tous les défauts du monde, elle avançait, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, certes, mais elle avançait. Nous, nous trépignions. On ne se refait pas, me disais-je alors en contemplant ces augustes serviteurs de la République proprement ulcérés devant tant de changements.

Le GSPC comptait désormais au Sahel une nouvelle star, plus flamboyante que le taciturne Mokhtar Belmokhtar. Il s’agissait d’Aberrazak le Para, un émir venu des maquis du nord et qui avait enlevé, en février 2003, 32 otages européens, au sud de la frontière entre la Libye et l’Algérie. L’affaire fit grand bruit, et l’Allemagne paya une rançon plutôt conséquente (au moins 5 millions d’euros, d’après ce que me dit un collègue allemand à Bruxelles). Une partie des otages fut quand même libérée par l’armée algérienne qui mena un assaut à peu près réussi contre un groupe du GSPC. Au final, lorsque les derniers otages furent libérés à Gao (Mali), le 17 août 2003, une seule perte était à déplorer, une ressortissante allemande décédée lors de sa détention en raison de la chaleur.

Le Para, dont le parcours a suscité nombre d’articles de la part de conspirationnistes en mal d’action, devint une sorte de légende, un peu comme Provençal le Gaulois. De ce côté-ci de l’Atlantique, tout cela fut observé avec le détachement qui sied aux puissances mondiales, naturellement sereines et peu sensibles aux petits groupes de maquisards. A Washington, en revanche, il semble que quelques cerveaux se soient mis en branle.

En mars 2004, Le Para et ses petits amis, passés au Tchad, tombèrent – l’accident bête – sur l’armée tchadienne, opportunément guidée par l’Empire, dont un avion survolait la scène et écoutait les échanges radios et téléphoniques des terroristes.

Sévèrement étrillé par les Tchadiens, le groupe du GSPC fila vers le nord et rencontra des combattants du MDJT, un mouvement d’opposition qui captura tout ce petit monde mais se trouva bien embêté. A qui refiler le bébé ? Qui pourrait bien être intéressé par Le Para et ses hommes ? L’Algérie ? Evidemment. La France ? Bien sûr. Si vous avez du temps à perdre, essayez donc de savoir pourquoi Paris n’a pas pu récupérer discrètement les survivants du GSPC. De ce que j’en sais, on est loin d’une manœuvre subtile et complexe, et cela évoquerait plutôt les plus belles heures de mai 1940 et j’espère que quelques hauts fonctionnaires ont du mal à avaler leur salive. En même temps, ça m’étonnerait.

Bref, après des semaines de contacts discrets, le MDJT remit ses prisonniers à la Libye qui les livra aussitôt, conformément au deal, à l’Algérie. Il s’agissait de la première intervention occidentale contre les jihadistes algériens dans la région, et l’absence de la France était pitoyable. Fort heureusement, les archives saisies lors de la déroute du GSPC furent accessibles, et on y trouva des trésors, dont la preuve de relations du groupe avec des ONG radicales du Golfe, dont Al Haramain.

Cette dernière était impliquée dans bon nombre de zones de jihad, elle avait donné des armes aux maquis tchétchènes, elle avait été fermée par les autorités kenyanes après les attentats de 98, et elle faisait l’objet de sèvères sanctions internationales. Découvrir ses liens avec le GSPC était une indication précieuse : les jihadistes algériens n’avaient donc pas que des contacts avec certains Touaregs ou des sympathisants au Nigeria, ils étaient également en relation avec des acteurs plus institutionnels du prosélytisme radical en Afrique sub-saharienne.

Mine de rien, le tableau était ainsi plutôt inquiétant. En Somalie, les Shebab et Al Qaïda marchaient la main dans la main et rayonnaient tout le long de la côte est-africaine. D’ailleurs, on cherchait encore Fazul jusqu’à Madagascar, tandis que l’Empire lançait des raids réguliers en Somalie. Entre les opérations contre le GSPC au Tchad et les décollages d’AC-130 à Djibouti, la prédominance française en Afrique s’estompait rapidement.

Notez bien que ça ne me faisait pas de peine, mais je restais, comme souvent, fasciné par notre impuissance et notre foi en de vieilles lunes.

Au Nigeria, les Taliban du nord du pays, que l’on présentait, pour faire simple, comme une simple secte d’analphabètes complètement dingues, tuaient et tuaient encore. « Querelles ethniques », nous disait-on. « Les Africains », soupiraient de vieux guerriers qui oubliaient que pas bien longtemps avant, dans les Balkans, des Européens s’étaient étripés avec le même enthousiasme. Et nos petits gars du GSPC. Et nos amis du GICL, dont on avait démantelé une cellule à Bamako en 2005. Comme je l’ai déjà dit ici, j’avais eu l’honneur de réaliser un briefing au CSI au sujet de la montée de l’islam radical en Afrique. Peu de temps après, j’avais même été convié à une passionnante réunion avec un général sénégalais qui n’était autre que le conseiller « rens » du Président Wade. Avec tout le respect dont je suis capable – ne riez pas, je tentais de lui faire savoir à quel point le prosélytisme de certaines ONG du Golfe pouvait conduire à la violence et à cette forme dévoyée de jihad que nous combattions. Nous savions que des dizaines de petites associations, dûment enregistrées auprès des autorités, pratiquaient un maillage systématique de la société sénégalaise, comme d’ailleurs au Cameroun ou au Burkina le faisaient d’autres ONG. Le général m’écouta avec politesse, et, je l’espère, un peu d’intérêt, mais sa réaction me laissa bien abattu :

– Mon jeune ami, l’islam sénégalais est pacifique, et mon grand-père a même fondé telle confrérie (je ne me souviens plus de laquelle, désolé, mes notes sont incomplètes). C’est dire si nous sommes à l’abri du terrorisme islamiste radical.

Peut-être a-t-il évoqué la question à plus haut niveau. Ses arguments me semblaient quand même bien faibles, tout général qu’il était. Un type qui aurait dit en Allemagne, à l’extrême fin du 19e siècle « le protestantisme germanique est pacifique » n’aurait pas brillé par sa prescience. Mais que faire ? Je m’inclinais donc, et ça n’arrive pas souvent.

Quand ça change, ça change

Le 11 septembre 2006, le bon docteur Zawahiry, adjoint d’Oussama Ben Laden, annonça que le GSPC avait fait allégeance à Al Qaïda. Le groupe algérien, désespérément à la recherche d’un nouveau souffle en Algérie, rompait enfin son splendide isolement et intégrait de plain-pied le jihad international. Après ces dizaines de jeunes algériens morts en Irak lors d’attentats-suicides, ça n’était que justice. Ne faut-il pas encourager les talents et les bonnes volontés ?

Le GSPC devint Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) le 25 janvier 2007.

 

Le 11 décembre 2006, le GSPC avait déjà attaqué un bus, près d’Alger, transportant des employés d’une filiale algérienne de Halliburton, Brown Root and Condor. Manifestement, les chefs du groupe essayaient de mettre leurs pas dans ceux de leurs modèles yéménites ou irakiens. Je ne vais pas m’étendre sur le jihad au nord, mais en 2006/2007, c’est là que ça se passait. Le sud était, en apparence, plus tranquille. En apparence seulement.

Le 24 décembre, près d’Aleg, en Mauritanie, une famille de Français fut interceptée par des membres d’AQMI, qui tuèrent 4 personnes. Le 27 décembre, trois soldats mauritaniens furent tués lors de l’attaque de leur poste par un groupe de combattants d’AQMI.

Les meurtriers des Français furent arrêtés en Guinée-Bissau le 11 janvier 2008 grâce à une opération rondement menée, qui prouva que le travail d’entomologiste pouvait avoir des applications opérationnelles, pour peu qu’on prenne des décisions. Les terroristes avaient fui le pays en empruntant, à l’envers, une filière d’immigration clandestine. Au Sénégal, et malgré la fière assurance des autorités, ils avaient pu traverser le pays sans attirer l’attention.

Auprès des enquêteurs qui les entendaient, les assassins se réclamèrent en toute simplicité d’Al Qaïda. A Paris, on savait que ces meurtres avaient été un rite d’initiation pour intégrer le groupe, les terroristes recevant pour mission de tuer les premiers Français qu’ils rencontreraient. Des poètes, on vous dit.

Dès lors, la menace ne cessa de croître dans toute la région. La zone d’influence d’AQMI au Sahel, qui s’étendait initialement au nord du Niger, engloba progressivement le nord du Mali, l’est de la Mauritanie et même le sud de l’Algérie.

AQMI combat depuis lors sur deux fronts : en Kabylie et dans le grand sud. On a déjà vu des évolutions sécuritaires plus positives.

Déterritorialisation : le jihad plein sud

L’année 2007 fut donc une année fructueuse pour AQMI, et on n’avait pas vu un groupe algérien aussi bien portant depuis plus de dix ans : double attentat à Alger le 11 avril contre le Palais du Gouvernement, attentat à Batna le 7 septembre lors d’une visite du Président Bouteflika, double attentat à Alger le 11 décembre contre le siège du Conseil constitutionnel et le bâtiment du HCR

La reddition de Hassan Hattab en septembre, peut-être touché par la limite d’âge, n’avait été qu’une péripétie. Fermement commandée, AQMI poussait les feux, face à des autorités algériennes dont il faut souligner, une fois de plus, qu’elles subissaient plus qu’elles n’agissaient.

Pourtant, assez vite, la pression sécuritaire en Kabylie interdit toute nouvelle action dans Alger. Le pouvoir, qui savait que le monde ne regardait que la capitale, décida plutôt habilement de la sanctuariser, et contraignit ainsi AQMI à mener en Kabylie une longue guérilla qui mobilisait toutes ses ressources. Le calcul n’était pas bête, mais l’armée algérienne n’avait plus les chefs d’antan et la guerre d’attrition la toucha tout autant que les maquis jihadistes. Du coup, la situation sécuritaire au nord se bloqua. Aux ratissages mollement menés par l’ANP succédaient des embuscades sans envergure autour de Boumerdès, Cap Djinet ou Tizi-Ouzou. Des morts, terroristes, militaires, civils, mais pas de décision.

En revanche, au sud, ça s’agitait plutôt. Belmokhtar était désormais épaulé par un psychopathe de grande classe, Abou Zeid, et à deux, ils transformèrent la région en point de fixation jihadiste.

Alors que les responsables survivants d’Al Qaïda au Pakistan envisageaient depuis des mois de partir au Yémen, les chefs d’AQMI en Kabylie étudiaient quant à eux un basculement stratégique du nord vers le sud. Cette décision visait à relancer le jihad, bloqué en Kabylie, en profitant des opportunités nées du cirque régnant au Sahel. Ce que les spécialistes ont alors appelé déterritorialisation commença à l’automne 2009. Par petits groupes, des combattants d’AQMI présents en Kabylie quittèrent la région et gagnèrent le nord du Mali. Dès 2010, certains responsables touaregs interrogés par la presse évoquèrent la présence de presque un millier de jihadistes, dans leur écrasante majorité algériens, au nord du Mali, au nord-est du Niger et à la frontière avec la Mauritanie. Forcément, et même s’il faut tenir compte de l’abyssale médiocrité des cercles sécuritaires algériens qui n’anticipèrent rien, ce mouvement de maquisards fit les affaires, au début du moins, d’Alger, qui se débarrassait d’une partie du problème et pensait sans doute s’en servir pour peser sur ses voisins.

La supposée manœuvre fut naturellement dénoncée par les comiques habituels, comme Jeremy Keenan, le Robert Langdon du Sahel, l’homme qui découvrirait un complot dans une mare aux canards. J’y reviendrai plus loin.

Otages, ô désespoir

La montée en puissance d’AQMI, spectaculaire à partir de la fin 2009, avait en réalité commencé quelques mois plus tôt, le 14 février 2008, lorsque deux touristes autrichiens avaient été capturés dans le sud de la Tunisie puis transférés au Mali via l’Algérie. Une sacrée ballade, quand on regarde une carte.

Les kidnappings récurrents focalisaient déjà l’attention, mais ils n’étaient pourtant pas les seules opérations menées par les hommes d’AQMI, quoi qu’on dise.

  • 14 décembre 2008 : Enlèvement de deux diplomates canadiens, Robert Fowler et Louis Gay, au Niger, à une centaine de kilomètres de Niamey . Ils seront libérés le 22 avril 2009 en échange de la libération par le Mali de 3 jihadistes algériens. A noter que Fowler écrira un livre de souvenirs.
  • 22 janvier 2009 : Enlèvement au Niger, à Bani-Bangou, de quatre touristes occidentaux (2 Suisses, 1 Allemand, 1 Britannique).
  • 31 mai 2009 : Annonce de l’exécution du touriste britannique, Edwin Dyer, alors que les rumeurs d’une intervention des forces spéciales anglaises se faisaient pressantes.
  • 10 juin 2009 : Assassinat à Tombouctou (Mali) d’un lieutenant-colonel des SR maliens spécialisé dans le contre-terrorisme.
  • 23 juin 2009 : Enlèvement raté et assassinat à Nouakchott d’un citoyen impérial, Christopher Leggett. Il avait commencé à rosser ses agresseurs, qui ont préféré l’abattre. On n’est jamais trop prudent.
  • 8 août 2009 : Attentat devant l’ambassade de France à Nouakchott (3 blessés).
  • 26 novembre 2009 : Enlèvement de Pierre Camatte au Mali (et on ne revient pas sur les idioties de Bakchich, que j’avais relevées ici. Le simple fait de publier Simary en dit déjà assez long, me semble-t-il).
  • 29 novembre 2009 : Enlèvement de trois humanitaires espagnols en Mauritanie, sur la route côtière au nord de Nouakchott. Ils furent exfiltrés sans encombre vers le Mali, malgré la mobilisation de l’armée mauritanienne.
  • 18 décembre 2009 : Enlèvement en Mauritanie d’un coupe italo-burkinabé.
  • 16 avril 2010 : Libération du couple italo-burkinabé.
  • 19 avril 2010 : Enlèvement de Michel Germaneau au Mali.
  • 23 juillet 2010 : Exécution de Michel Germaneau, peu avant ou pendant le raid franco-mauritanien contre un camp d’AQMI.
  • 16 septembre 2010 : Enlèvement de 7 employés d’Areva et de Vinci au Niger (5 Français, 1 Malgache, 1 Togolais).
  • 8 janvier 2011 : Enlèvement de deux Français au Niger. Tués lors de la poursuite des terroristes par les forces spéciales françaises.
  • 2 février 2011 : Enlèvement en Algérie, près de Djanet, d’une touriste italienne.
  • 23 octobre 2011 : Enlèvement à Tindouf (Algérie) de deux Espagnols et d’une Italienne.
  • 24 novembre 2011 : Enlèvement de deux Français à Hombori (Mali).
  • 5 avril 2012 : Enlèvement par le MUJAO du consul d’Algérie à Gao (Mali) et de 6 de ses collaborateurs.
  • 15 avril 2012 : Enlèvement d’une citoyenne suisse à Tombouctou (Mali).
  • 17 avril 2012 : Libération de l’otage italienne enlevée en février 2011.

Vous aurez noté, en passant, qu’il n’y a pas que des enlèvements. Je vous ai épargné la liste des accrochages avec les armées locales, mais croyez-moi, ça flingue, des militaires mauritaniens ou maliens, des douaniers algériens. Les gars d’AQMI ne font pas de quartier, mais ils ne font pas non plus de jaloux. Curieusement, pourtant, nos grands analystes se concentrent sur les kidnappings, ressassant le montant supposé des rançons versées et radotant sur les motivations crapuleuses de nos amis barbus.

Personne ne semble vouloir écrire qu’AQMI veille à toujours disposer d’otages afin de ne pas être inutilement exposée à des opérations militaires. La chronologie me semble à cet égard très éclairante : chaque libération est suivie d’un nouvel enlèvement, et plus la pression internationale s’accroît plus le nombre d’otages augmente. Un peu plus d’un mois après le raid franco-mauritanien au Mali, 7 employés d’Areva et de Vinci ont été enlevés au Niger, et la série ne s’est pas interrompue depuis. Séparés, dispersés, les otages sont certes des monnaies d’échange, mais ils sont surtout des boucliers et des moyens de pression. A cet égard, le changement de doctrine opéré en juillet 2010 lors du raid contre AQMI depuis Néma (Mauritanie), s’il a été moralement salutaire, n’a duré qu’un temps. Il est en effet politiquement bien trop risqué de tenter de reprendre par la force des otages alors que les Français, ardents partisans du coup de menton sans effet, blâment toujours moins les terroristes que leurs propres dirigeants.

Les rançons, qui obsèdent tant d’analystes, sont-elles là pour financer de luxueuses villas aux Seychelles ou dans les Keys, ou pour rétribuer les alliés touaregs, acheter des armes et, peut-être le plus important, distribuer aux populations du nord du Mali l’argent qui manque cruellement à l’Etat ? On a tendance à l’oublier un peu facilement, mais l’islam rigoriste fait une percée remarquée du Sénégal au Tchad, et rien de tel pour (re)convertir que d’apporter un peu d’argent à des communautés pauvres comme Job. Oui, je sais, encore un juif.

Evidemment, l’argent des rançons a également été bien utile pour acheter en Libye, il y a quelques mois, SA-7 et autres Milan qui rendront à coup sûr une future opération internationale plus risquée que des manœuvres à Mourmelon ou dans le Nevada…

Ceux qui persistent à ne voir dans AQMI qu’un ramassis de criminels sont, ou bien des aveugles, ou bien des imposteurs agissant sur ordre. Je ne sais pas ce que je préfère, à tout dire. Nier la dimension politico-religieuse des actions d’AQMI revient en effet à nier le phénomène de réislamisation radicale en cours dans la région, le dernier livre de Serge Daniel, AQMI, l’industrie de l’enlèvement, (Fayard, 2012), étant à cet égard un exemple très éloquent de contre-sens.  Comme d’autres, Daniel a tout vu et n’a rien compris. Et je ne m’étends pas sur certaines de ses interviews, singulièrement consternantes. Dans une série d’entretiens accordés à Slate.fr, il a par exemple raconté que les Maliens avaient pleuré Kadhafi et prié pour lui parce qu’il était musulman (ici). Moi, quand Franco est mort, je n’ai pas versé une larme, et pourtant il était catholique. Il faut croire qu’il sera décidément beaucoup pardonné à certains au nom d’une lecture particulièrement primaire de leur religion. Et je pense que si Kadhafi avait été renversé sans l’aide des Occidentaux, les Maliens n’auraient pas autant prié. Oui, je sais, je suis odieux.

 

Se focaliser à l’excès sur les actions criminelles imputées à AQMI est donc une habile manœuvre de diversion qui permet d’éviter de poser les questions qui fâchent. Je ne m’attarde pas sur la fable, qui fait ricaner dans tous les services sérieux, qui voudrait que les terroristes d’AQMI soient le nez dans la coke ou en blouse blanche dans des laboratoires clandestins. Certains auteurs vivent de ça, laissons les vivre. Il ne me paraît pas en revanche inutile de m’attarder sur les avantages de la manœuvre :

– Ramener les terroristes à de simples criminels permet de nier leur démarche politique. Inutile de geindre, même les pires crapules peuvent avoir des objectifs politiques. On attend avec intérêt que nos complotistes se penchent sur le LTTE, par exemple.

– Nier leur démarche politique permet également de ne pas évoquer leur discours religieux. Personne ne discute le fait qu’il s’agit de dégénérés, mais ces dégénérés se disent musulmans. C’est un scandale, comme je l’ai déjà écrit maintes fois, mais c’est aussi un fait, et on aimerait que cette appartenance religieuse ne soit pas un tabou ou un blanc-seing.

– Les qualifier de criminels permet d’éviter les questions qui agacent concernant les causes de leur engagement : pauvreté, oppression sociale, tensions communautaires, corruption, faillite de l’Etat, etc.

– Enfin, les qualifier de criminels permet également d’accuser, par une subtile manœuvre rhétorique que je ne peux qu’admirer, les Etats occidentaux engagés plus ou moins massivement dans la région d’être des suppôts du néocolonialisme occidental, créateurs, comme chacun sait, d’Al Qaïda et instigateurs des pires bassesses contre les glorieux régimes du sud. Les sceptiques pourront se référer aux déclarations des intellectuels d’élite que sont Marion Cottillard, Bernard Lugan, Thierry Meyssan ou Jean-Marie Bigard, le Brummell français.

Franchement, on rigole.

Y a qu’à, faut qu’on

Et voilà qu’aux délires de quelques observateurs s’ajoutent les réflexions tactiques d’autres esprits affutés. A les en croire, neutraliser plusieurs centaines de types armés dans le désert serait aussi aisé qu’échanger des insultes avec un cycliste parisien. On dirait bien que pas un n’a lu Thomas Edward Lawrence et ses réflexions sur la guerre navale appliquée au désert, et qu’aucun n’a même entendu parler du Long range desert group (LRDG). Il faut bosser, les amis, il faut bosser, avant de parler. Quelques dizaines de combattants mobiles et correctement équipés peuvent poser d’insondables difficultés, tout le monde le sait – et ceux qui parlent devraient à coup sûr le savoir.

L’anéantissement – de quoi parlons-nous, sinon ? – d’AQMI et de ses alliés demanderait ainsi des moyens conséquents et une véritable volonté politique. En réalité, rien n’est jamais si facile. L’Empire envisagea même un temps d’intervenir, sans apparemment se soucier des froncements de sourcils algériens – ou en ayant peut-être reçu l’accord d’Alger, allez savoir. Un raid de F-15 sur une colonne fut même envisagé, mais les planificateurs de l’EuCom, qui allait bientôt laisser la place à l’AfriCom, furent dissuadés de lancer une opération dont les risques pour les Touaregs étaient ingérables.

Et les drones ? En l’absence de satellites dédiés au-dessus de l’Afrique, ces beaux engins n’étaient, à l’époque, pas déployables.

AQMI s’est donc renforcée sur le flanc sud de l’Algérie, occupant sans difficulté majeure un espace laissé vacant par le Mali et le Niger, aux moyens insuffisants et à la volonté politique défaillante.

Ce basculement stratégique, paradoxalement, n’a pas vraiment changé la donne dans la zone, comme anesthésiée. Hérault de la résistance à l’oppression occidentale et aux hypothétiques poussées néocoloniales de Paris, Alger a en effet plongé la sous-région dans une profonde glaciation. La coalition régionale annoncée en 2009 par l’Algérie est restée lettre morte, sans la moindre opération conjointe. La Libye et la Tunisie, qui en étaient membres, ne sont plus impliquées dans les projets algériens. Une histoire de révolutions, à ce que j’ai compris. De même, le Maroc reste tenu à l’écart par Alger, qui ne redoute rien tant que l’irruption dans son arrière-cour d’une puissance qui aurait des projets et des buts à atteindre. En avril 2010, un état-major régional fut même installé à Tamanrasset afin de coordonner les actions contre AQMI dans la zone. C’était il y a deux ans… Le 3 mars dernier, les petits gars du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), qui sont tout sauf des dissidents d’AQMI, soit dit en passant, ont commis un attentat-suicide à Tamanrasset même, histoire de montrer à Alger à quel point la coalition régionale les impressionnait. Ces jihadistes sont d’un taquin…

Il faut dire que la dégradation de la situation constitue un nouveau fiasco pour Alger, déjà incapable de mater AQMI au nord. L’exportation involontaire de la violence jihadiste algérienne est une nouvelle conséquence de la calamiteuse gestion de la guérilla islamiste par des généraux que l’on sent surtout occupés à étouffer toute poussée démocratique.

Littéralement obsédé par une défense à courte-vue de ses intérêts stratégiques, le pouvoir algérien ne gère rien mais interdit aux autres, enfin, à certains autres, d’intervenir. Alors que les Etats-Unis sont présents dans la région depuis 2003 et qu’ils organisent régulièrement les manœuvres Flintlock au profit des Etats de la bande saharo-sahélienne, la France se voit interdire toute présence auprès de ses anciennes colonies. On comprend, naturellement, que les autorités algériennes soient attentives aux menées de Paris, mais quand la vigilance devient de la paranoïa, il me semble que cela relève de la médecine psychiatrique.

Refusant obstinément des opérations militaires occidentales contre AQMI, mais incapable de s’opposer à Washington ou Londres, Alger rejette le paiement des rançons par des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie. Le 17 décembre 2009, le Conseil de sécurité des Nations unies a d’ailleurs adopté la résolution 1904 – coparrainée par la France, ce que la presse algérienne ne dit pas – condamnant le versement de rançons et l’associant au financement d’Al Qaïda, sanctionnée par la résolution 1267 de 1999 et les suivantes. Cette authentique victoire diplomatique algérienne visait à systématiquement disqualifier les libérations négociées d’otages occidentaux au Sahel. Curieusement, pourtant, ni Rome ni Madrid n’ont été attaqués par les autorités algériennes.

Si on ne peut pas payer et qu’on ne peut pas intervenir militairement, il faut donc se fier à la puissance régionale et attendre d’elle qu’elle agisse. Or, il se trouve qu’elle n’agit pas. Les théoriciens de complot estiment qu’Alger tire les ficelles et en retire des avantages. Pour ma part, je ne vois pas les ficelles, depuis 15 ans, et je cherche toujours les gains obtenus par l’Algérie. Manifestement impuissante, elle subit les crises politiques, joue les mauvais chevaux, montre qu’elle ne parvient même pas à influencer marginalement qui que ce soit et se trouve juste capable de rappeler, toujours avec retard, comme un mauvais élève qu’on réveille et à qui il faut répéter la question, qu’elle est contre toute modification de frontière. Régulièrement, de médiocres colloques d’universitaires aux ordres se réunissent ici et là pour condamner à mots couverts les Occidentaux et pratiquer cet art mystérieux qu’est le contre-terrorisme par invocation. Ici aussi on a essayé de lutter contre le terrorisme en faisant de grandes déclarations, et, devinez quoi, ça ne marche pas.

Utiliser ses cellules grises

Comme je le disais plus haut, il y a les faits, et il y a les certitudes. Dans un monde idéal, les premiers bousculent les secondes, et ils priment. Mais dans notre monde, certains, oubliant les leçons de Sherlock Holmes, tentent de plier les premiers pour les faire coïncider avec les secondes. On trouve là quelques journalistes, tiers-mondistes égarés, grands reporters ratés et plumitifs hésitants, mais on trouve aussi une poignée d’orientalistes égarés au milieu de l’islam radical, et, mes préférés, les anciennes gloires un peu rances de services de renseignement continuant à exposer, comme du temps de leur splendeur, leurs erreurs et leurs certitudes. Ce qui ne lasse pas de me fasciner, c’est l’aplomb avec lequel quelques unes de ces vieilles pointures continuent de radoter alors qu’elles se trompent depuis 20 ans. Elles se trompaient lorsqu’elles commandaient, elles se trompent quand elles pérorent devant une poignée de parlementaires ou quelques membres d’un institut parisien, elles se trompent quand elles racontent leur vie.

Une des rares choses que j’ai toujours enviée chez les policiers, de tous les pays, c’est que même leur plus haute hiérarchie connaissait les dossiers. Au Danemark, en Italie, en Australie, en Egypte ou ailleurs, on sentait que la vision globale des réseaux et de leur articulation n’était pas l’apanage des seuls enquêteurs ou des analystes. Ailleurs, hélas, selon le principe si gaulois qui veut que le chef commande tout et n’importe quoi, un hôpital comme une usine Coca, l’impulsion intellectuelle venait d’en bas et les différences d’appréciation étaient nombreuses. Et vous savez quoi, je n’ai jamais vu un de nos grands chefs avoir raison, du moins dans notre domaine. Plusieurs ont été de remarquables leaders, parfaits gestionnaires, mais d’autres ont raté tous les coches, ignorant des pistes, modifiant des notes, jouant leur propre partition. Aucun, cependant, n’a eu le déclic. Le combat commençait parfois dans les bureaux. Pire, certains, qui osent encore s’exprimer en public malgré des carrières émaillées de sanglants échecs et autres magouilles, continuent à nier l’évidence et mentent sans vergogne. Quelques phrases, entendues ici et là, sur Al Qaïda, relèvent ainsi, non plus de l’aveuglement, mais du révisionnisme, voire du sabotage tant leur audience est grande auprès du public.

Alors ? AQMI serait donc une création des SR algériens ? Certains auteurs le croient, mais leurs démonstrations ne reposent que sur de hasardeux raisonnements, de douteux syllogismes sans preuve. Accoler des faits, parfois imparfaitement perçus, pour leur donner l’apparence de la cohérence est de la simple sophistique, pas de l’analyse. S’il ne fait aucun doute que les services algériens ont glissé, comme leurs homologues occidentaux, des sources humaines dans les groupes terroristes, il n’a jamais pu être prouvé que ces groupes obéissaient aux généraux. Les témoignages de garçons comme Samraoui et consorts, officiers en rupture de ban aux motivations douteuses, ont toujours été traités avec beaucoup de prudence en Europe, malgré toutes nos réserves à l’égard du DRS, pour ne citer que lui. De même, vous pensez bien que nous avons cherché à savoir, et rien de probant n’en est sorti. Je compte bien revenir sur se sujet un de ces jours.

AQMI ne serait donc qu’un groupe criminel ? Et Ansar Al Din ? Et le MUJAO ? Et les cellules mauritaniennes ? Evidemment, le phénomène terroriste n’est pas central dans la région, et il ne faudrait surtout pas oublier les défis, autrement plus importants, que sont le développement économique, la bonne gouvernance, la sécurité alimentaire, le progrès social, ou l’apaisement des tensions ethniques ou religieuses. Il reste un sujet d’intérêt pour deux raisons :

– Il s’en prend à nos intérêts

– Il est devenu un enjeu régional, qu’on soit d’accord ou pas d’accord.

Inutile, donc, de faire la moue ou de râler.

Créant une vaste bouillie indigeste d’autant plus prétentieuse qu’elle est mauvaise, plusieurs commentateurs avancent une vision mécanique de l’Histoire. Ils mélangent les phénomènes, font appel à Braudel en pensant qu’on ne l’a pas lu – et pour cause, Braudel est le quarterback des Broncos de Denver, et donc peut-être le père d’Eric Cartmann – et ils présentent une série d’enchaînements de causes et de conséquences, loin de toute intervention humaine. Invoquer Braudel sans se référer aux travaux, fascinants, sur les mécanismes de la prise de décision (voir ici, par exemple) ou sans même avoir lu les mémoires de Churchill, les chroniqueurs antiques ou médiévaux, est la preuve d’un parti-pris teinté d’ignorance volontaire.

Cette totale inexpérience du pouvoir, ce manque cruel de culture, cette vision paranoïaque des faits conduisent à de cruelles erreurs d’appréciation, et confortent la séparation entre universitaires, surtout français, faut-il le préciser, et membres des administrations. Pourtant, quand on a fréquenté le pouvoir, on sait comment se prennent les décisions. Du coup, alors que les analyses devraient converger, elles s’éloignent de plus en plus. Force est ainsi de constater que, en raison de leur refus même d’avoir des contacts avec des fonctionnaires, la plupart des universitaires tombent dans le piège du déterminisme et confondent temps historique et temps tactique. Combien de spécialistes de l’Afrique ricanent ainsi dès qu’on leur parle de jihadisme ? Mieux, le fait d’aller sur le terrain ne permet pas de tout comprendre… Il y a là une forme d’aveuglement de géopoliticiens confrontés à un phénomène qu’ils ne comprennent pas et qu’ils évacuent d’un revers de la main. Des chars allemands dans les Ardennes ? Impossible.

Cleaning up the mess

Où en sommes-nous donc ?

Qu’on le veuille ou non, AQMI a réussi son pari et est devenue un enjeu régional. Ayant tissé des liens opérationnels avec les Shebab et Boko Haram, le groupe est également connecté à quelques pointures en Europe, au Moyen-Orient et jusque dans la zone pakistano-afghane. Pour le savoir, il faut être un minimum connecté aux gens qui travaillent vraiment sur le sujet, et ne pas se contenter de creuser les sillons, importants mais pas suffisants, de l’histoire locale, de la sociologie ou de la démographie. Vous pouvez être le plus grand connaisseur de telle ou telle éthnie, mais si vous n’avez pas eu entre les mains le débriefing d’un émissaire jordanien d’Al Qaïda et si vous n’avez pas étudié les factures téléphoniques d’Abou Zeid, au final, vous ne savez pas grand chose.

Quel que soit le degré d’autonomie des hommes du sud vis-à-vis de l’état-major du mouvement en Kabylie, la machine reste cohérente et elle tente de reproduire dans toute l’Afrique de l’Ouest ce qu’AQ, sa glorieuse inspiratrice, avait réussi : créer des vocations, reprendre des luttes à son compte, rassembler les bonnes volontés et combattre. Ce que les jihadistes algériens font aujourd’hui avec les Touaregs d’Ansar Al Din, les jihadistes d’AQ l’avaient fait avant eux en Asie centrale ou au Cachemire. Faut-il être un génie pour voir cela, ou faut-il simplement enlever les œillères que fournissent si aimablement quelques régimes locaux à des journalistes en mal de célébrité ?

Il n’y avait aucune raison valable que l’Afrique sub-saharienne, pauvre, victime de systèmes politiques corrompus et travaillée par le prosélytisme islamiste radical, échappe aux crises qui secouent depuis des années d’autres régions. On ne peut s’empêcher de penser que l’attitude française, entre lâcheté, calculs administratifs et inconséquence, n’a pas pesé pour rien dans la catastrophe actuelle.

You better hold fast

Peter Weir ne filme pas des aventures, il filme des hommes – et, plus rarement, des femmes. Sa filmographie, variée, est de qualité et il a été nominé 6 fois aux Oscars, une performance plutôt impressionnante. Que ce soit dans Pique-nique à Hanging Rock (1975), L’année de tous les dangers (1982), Witness (1985), Mosquito coast (1986), Le cercle des poètes disparus (1989), The Truman show (1998) ou Les chemins de la liberté (2010), Peter Weir étudie ses personnages au plus près, avec tendresse, lentement.

 

 

En 2003, Peter Weir réalise, avec Master and commander: The far side of the world une magistrale adaptation des aventures d’un des personnages les plus aimés de la littérature d’aventures en langue anglaise, Jack Aubrey, dit Jack la Chance.

Lucky Jack, héros d’une prodigieuse saga écrite par Patrick O’Brian (1914 – 2000), est l’incarnation de ce que bon nombre d’adolescents ont sans doute rêvé de devenir (bon, pas moi, qui voulais devenir espion depuis mes 10 ans). Courageux, chef-né aimé de ses hommes, guerrier accompli mais romantique, tenace, fin tacticien s’escrimant à jouer du violon, patriote, Jack Aubrey est un personnage complexe mais finalement plutôt serein qui gravit les échelons de la Royal Navy pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire.

Capable de douter, courant une partie de sa vie après la sécurité financière, Aubrey n’est pas monolithique et la fréquentation de son ami, le Dr. Mathurin, médecin militaire et homme de renseignement, l’initie aux complexités du monde et aux intrigues de couloirs.

Master and commander est, à l’image du cycle romanesque, un film ambitieux. Entouré de seconds rôles talentueux (Paul Bettany, Max Pirkis, Robert Pugh, Billy Boyd, notamment), Russell Crowe y incarne un homme souriant, presque une première pour lui, à bord d’un splendide trois-mâts, le HMS Rose, acheté par la Fox 1,5 million de dollars et rebaptisé HMS Surprise, le légendaire navire du capitaine Aubrey. Le voilier est, peut-être plus encore que le personnage de Crowe, la figure principale du film, mais celui-ci, contrairement à celui de Polanski (Pirates, 1986) n’est pas écrasé par ce splendide décor. Au contraire, il l’explore, et chacune des péripéties du voyage que réalise l’équipage de la Surprise est l’occasion de découvrir les détails de la vie à bord.

Comme Patrick O’Brian le fit dans ses romans, édités en recueils chez Omnibus, Peter Weir ne nous cache rien, mais il ne nous montre rien avec ostentation. On est loin de ces cinéastes aveuglés par leurs moyens et oublieux de leurs acteurs. Tempête ou calme plat, ravitaillement, entretien, navigation, combats, discipline, vie des officiers et de l’équipage, rien ne nous est caché, jusqu’à la terrible ingéniosité qui confie à l’eau de mer pompée dans les cales pendant les combats le soin de nettoyer le sol de la rudimentaire infirmerie – dans laquelle il est de bon ton de ne pas se rendre…

La caméra de Peter Weir se joue de la terrible exiguïté du navire, entre canons, hamacs, carré et mats. Sur ce petit bout d’Angleterre, les barrières sociales sont plus que maintenues, elles sont comme figées par les exigences de la discipline et certaines scènes, qui montrent la cabine de Lucky Jack devenir l’infirmerie au gré du déplacement de quelques cloisons, rappellent que le navire est un théâtre tragique. Du coup, le film présente de nombreux personnages, visages devenus familiers au fil d’une poursuite qui conduit la Surprise dans le Pacifique.

Master and commander, qui emprunte à plus de dix romans de la saga, s’inspire surtout, évidemment, du roman éponyme qui voit Aubrey poursuivre un corsaire de l’Empire. En 2003, et afin de ne pas déplaire au public américain, les producteurs décident de le transformer en corsaire français – ce qui conduira de nombreux critiques français à penser qu’il s’agit là d’une nouvelle manifestation de la querelle autour de l’intervention en Irak. En réalité, les romans de Patrick O’Brian ne montrent guère d’indulgence pour la France de Napoléon 1er et le film n’a rien de bien choquant – surtout quand on connait le cinéma de Peter Weir, peu tourné vers les blagues xénophobes. Les scènes de combats sont impressionnantes et elles montrent que Weir possède ses classiques – jusqu’à citer Spielberg (Saving Private Ryan, 1998) dès les premières minutes. Le film a sans doute appris à bon nombre de spectateurs que personne n’avait attendu 1914 pour livrer une guerre mondiale – qui connaît la Guerre de Sept Ans ? – et il met bien en évidence quelques traits de la guerre navale (distances parcourues, importance d’une seule unité si elle est raisonnablement puissante et bien commandée). On apprend beaucoup en deux heures, et ceux qui ne lisent pas ensuite les romans sont impardonnables.

Sobrement et élégamment mis en scène, Master and commander nous gratifie également d’une étourdissante bande originale, faite de musique de chambre (Boccherini, Corelli, Bach, Mozart) – de celle que jouent Aubrey et Mathurin – et de compositions originales ou de morceaux traditionnels.

L’élégance des choix musicaux n’a, en réalité, d’égale que celle de la mise en scène du plus grand film de Weir et probablement d’un des plus grands moments de la guerre navale au cinéma.

« Those who are dead are not dead/They’re just living in my head » (« 42 », Coldplay)

Soupir.

J’ai tellement honte que je ne sais pas par où commencer. Ou alors, je pourrais commencer par des choses simples, que personne ne dit.

Par exemple, savez-vous que les attaques de Mohamed Merah sont les plus meurtrières depuis l’attentat contre la station RER de Saint Michel, le 25 juillet 1995 (8 morts) ?

Savez-vous que Merah est le premier terroriste islamiste radical à réussir à frapper dans l’Hexagone depuis l’attentat du 4 décembre 1996 à la station RER de Port-Royal (4 morts) ?

Ben oui, malgré les accusations du président du Conseil de l’Essonne Jerôme Guedj, qui, ancien champion junior de Cluédo à Massy, est un spécialiste reconnu du renseignement mais a préféré, par modestie, s’occuper des transports dans l’équipe de François Hollande, on a du mal à voir un échec, de prime abord.

Le territoire national a été protégé des attaques jihadistes pendant 16 ans, tandis que des voisins, pas moins compétents et mobilisés, ont été frappés (Espagne, Royaume-Uni, Pays-Bas, Suède) depuis des années. Alors ? Alors, c’est bien simple, je constate que les barrières de nos services ont duré bien plus longtemps que celles de nos voisins.

Evidemment, ça ne me console pas, ni pour ces enfants, ni pour leur père, ni pour ses jeunes hommes, ni pour leurs parents, leurs épouses, leurs frères et sœurs, leurs amis. La tragédie est là, à chaque fois insupportable, horrible, qui vous laisse hagard, rongé par cette impuissance. Depuis 16 ans, j’en ai lu, des listes de cadavres, j’en ai vu des photos de bébés tués, des visages de parents littéralement dévastés par la douleur. Autant dire que je méprise par avance les remarques qui me seraient faites au sujet d’une soi-disant insensibilité à ce drame. Lundi soir, je me suis vu expliquer à mes enfants ce que signifiait « ouvrir le feu », je leur ai même montré une douille de Kalachnikov (je suis un grand nostalgique) et j’ai essayé de leur raconter le massacre de ces enfants sans les traumatiser. Pas facile, car j’ai la larme facile dès qu’on parle de gamins flingués.

Depuis trois jours, je reçois des appels de journalistes, je donne des interviews et rien de ce que je peux dire n’intéresse autant que ma réponse à la question « Y a-t-il eu une faille, une erreur ? ». Depuis le temps que la France est confrontée au terrorisme, plus de dix ans après le 11 septembre, après tous ces rapports, toutes ces enquêtes (de journalistes anglo-saxons, il est vrai), on a toujours l’impression de parler à une classe de 6e. Par exemple, personne n’a l’air d’imaginer une seule seconde que les terroristes n’ont pas envie d’être arrêtés, qu’ils prennent des précautions – même Mohamed Merah qui ignorait ce qu’était une adresse IP – et qu’ils tentent d’être meilleurs que les services de sécurité. Comme lors de certaines catastrophes aériennes, ça ne peut pas être la faute d’un orage ou d’un oiseau dans la turbine, ça ne peut être que la faute du pilote ou celle du constructeur.

Quand Mme Le Pen ose dire que le « risque fondamentaliste musulman a été négligé », doit-on penser qu’elle est sérieuse ou qu’elle a trop bu de monte-en-ligne ? Sait-elle que la France, jusqu’en 2001, était la démocratie dont le code pénal contre le terrorisme était le plus sévère, et le plus efficace ? Etait-elle à Bruxelles quand nous expliquions à nos partenaires, incrédules et vaguement moralisateurs, que oui, mille fois oui, la France des Lumières expulsait les imams radicaux car dans notre pays l’incitation à la haine, l’apologie des crimes de guerre, la négation des crimes contre l’Humanité – ce droit auquel est tellement attachée la riante Turquie – étaient non seulement punies mais surtout n’étaient, ne pouvaient être tolérées ? Pour parler franc, les déclarations des responsables du Front national, sur ce sujet comme sur tous les autres, n’ont pas de valeur. Quand un attentat touche les Etats-Unis, chacun de prendre un air mystérieux (un point, en passant : le sourcil froncé ne rend pas intelligent) et de demander « Hmm, à qui profite le crime ? ». Un complot, forcément un complot. Mais quand un attentat touche la France, alors là pardon, ce ne sont que des saloperies d’Arabes, et puis c’est tout. Forcément, avec une telle finesse analytique et de telles fulgurances, on comprend que certains ne puissent être élus qu’avec les voix des anciens de la LVF. Quoi, je suis désagréable ? Mais non, je taquine.

Et si Mohamed Merah avait été meilleur que nous ? Je veux dire, et si nous n’avions pas été mauvais, mais s’il avait été bien meilleur, plus rapide, plus réactif, plus imaginatif ? Et s’il n’y avait pas – l’enquête interne le dira – d’erreur, d’oubli, de sous-coudage ? Parce que c’est finalement assez facile, alors que les douilles sont encore chaudes et grasses sur le lino, et qu’on n’a même pas été capable de finir une partie de Counter Strike, d’accuser les services d’incompétence.

Quand vous parlez à des contre-terroristes, policiers, espions, gendarmes, douaniers, experts de TracFin, tous vous disent la volonté têtue, l’obsession même, de ne pas voir trop tard un jihadiste, de ne pas sentir le filet de la cage trembler sans avoir même vu le ballon passer. Car ils savent, au-delà de leur engagement sans faille pour leur pays et leurs compatriotes, chrétiens, juifs, musulmans, ou adorateurs de Cthulhu, qu’aucune défaite ne leur sera pardonnée. Un policier chargé de la lutte contre le crime organisé va tenter de démanteler des gangs, d’arrêter des caïds, de casser des réseaux de narcos ou de proxénètes, mais il ne croit pas une seconde qu’il pourra annihiler le phénomène, et pas un de ses concitoyens, chauffeur de bus, professeur de chimie ou médecin ne croit une seconde qu’il est possible d’empêcher une ville d’abriter des prostituées, des braqueurs de bijouteries ou des vendeurs d’herbe qui fait rire.

Pour une raison que je ne me suis jamais vraiment expliquée, on attend en revanche des contre-terroristes une efficacité totale, un taux de réussite de 100%. Est-ce la peur d’être touchée qui rend la population si incroyablement exigeante, et si sourde, aussi, aux explications que nous sommes quelques uns à essayer de lui donner ? Pourtant, nulle envie, chez moi par exemple, de justifier par avance un éventuel attentat en disant « Mais ils sont tellement forts, on n’a rien pu faire ». Non, on se bat – enfin, moi, plus tellement, depuis que j’ai rendu ma carte de cantine un soir sur un comptoir que regardait d’un œil vide une piteuse créature du Très Haut vêtue d’un uniforme en mauvais tissu bleu. Mais d’autres ont continué, et ils se battent, ils y passent leurs nuits, à réfléchir, à faire plus avec moins, à tendre des pièges, à imaginer des opérations, à découvrir que parfois le pire ennemi est le triste médiocre qui rajoute des fautes aux notes urgentes et non pas l’émir embusqué près de Tizi-Ouzou ou de Mossoul. Et eux, dans de ternes bureaux, ils savent que personne ne comprend rien à ce qu’ils font, que la parole publique est confisquée par de faux anciens, de vrais escrocs, de très – trop – vieilles gloires qui dissocient, comme M. Pellegrini hier, le GSPC d’AQMI, de doctes universitaires qui se bouchent le nez dès qu’on parle de perquisitions ou de sources humaines mais qui tueraient père et mère pour toucher une note de l’UCLAT ou pour passer sur LCI y raconter n’importe quoi avec le sérieux d’un Moïse présentant les tables de la Loi.

Qui osera dire publiquement que nos ennemis bougent, qu’ils ne nous attendent pas comme la mauvaise IA d’un vieux jeu sur PC, qu’ils anticipent, qu’ils s’adaptent ? Qui osera dire qu’on ne peut courir après tout le monde ? Et, surtout, qui osera moucher les crétins – quoi, j’ai dit crétins ? Hmm, pas mon genre, je voulais sans doute dire pauvres imbéciles – qui geignent le dimanche dès qu’on parle de Pass Navigo ou de Carte Vitale, qui invoquent Orwell, souvent sans l’avoir lu, d’ailleurs, et qui, le lundi, dénoncent le laxisme des services de renseignement et de sécurité et appellent à des « mesures fortes et décidées contre le terrorisme » ?

Franchement, heureusement qu’ils sont là, nos veaux apeurés, pour nous rappeler que contre le jihad des mesures débonnaires et hésitantes pourraient ne pas être la réponse appropriée. Et les mêmes qui appellent à la fermeté, qui adoptent des postures qu’ils voudraient churchilliennes, sur le thème de « we will never surrender » et qui au premier coup de feu implorent qu’on retire nos troupes d’Afghanistan. On a fait des études là-dessus, et on a découvert que souvent, pendant les guerres, les armées se tiraient dessus. Je comprends que vous titubiez sous la force de la révélation, mais on a désormais la quasi certitude que nos ennemis ne nous aiment pas. Alors, ce serait donc ça, la nouvelle doctrine  : arrêter de faire les guerres si l’ennemi n’est pas d’accord ? Bon, ben, on n’a pas fini de rire.

Et il y a ceux qui exigent de la fermeté mais qui se demandent, après coup, si on a bien garanti les droits du suspect lors de la fusillade. Fallait-il lui livrer des pizzas, aussi ? De ce point de vue, Eva Joly, pourtant grande magistrate, montre qu’elle ne vit pas dans le même monde que nous. Le Français moyen, qui condamne Guantanamo sans y avoir vraiment réfléchi, se demande à présent comment on pourrait gérer plus efficacement les terroristes potentiels qui rentrent au pays. Certains, qui hurlent à la mort dès qu’un drone impérial efface un jihadiste dans les lointaines vallées pakistanaises, se demandent désormais s’il a la solution n’est pas là. Moi, je ne dis rien, on va encore penser que je suis trop brutal.

La recherche obstinée par la presse de responsables pourrait ne pas être si stérile si elle aboutissait à des échanges publics de qualité. Hélas, l’hystérie calculée – ou pire, sincère, d’un Jérôme Guedj, le Serge Letchimy de l’Île de France – contre M. Guéant, un homme que pourtant je ne goûte guère, pollue le débat.

On se demande, sérieux comme un pape, si Mohamed Merah était bien surveillé, pourquoi il a pu passer à l’action. D’inquiétants psychiatres aux allures de gourous californiens, brushings et costumes à larges rayures, vous disent que le défunt terroriste se prenait pour Dieu. En même temps, il se serait pris pour un notaire ou un charcutier, pour Candy ou Victor Pivert, l’information eut été étonnante.

Alors, puisqu’il était connu, comment a-t-il pu agir ? L’a-t-on laissé faire ? Merah, dont le parcours reste à mes yeux  encore assez nébuleux, avait été dûment identifié par les différents services de l’Etat, entendu, environné, logé, même. Qui l’avait signalé aux services de l’Empire qui l’avaient placé sur une no fly list, comme des dizaines de milliers d’autres ? Les administrations françaises ? Les forces de la coalition à l’œuvre en Afghanistan ? Le fait est qu’il était connu des services spécialisés, et c’est là que tombe la question posée par les commentateurs de la fameuse émission sportive On refait le jihad, de prétendus experts arborant fièrement sur leur blazers mal coupés d’opérationnels de salon un Ordre national du mérite que, décidément, on donne beaucoup ces temps-ci. Mais, câlisse, comment se fait-il qu’il n’y avait pas 25 analystes dans sa cuisine, à ct’animal-là ? C’est que, braves gens, un type qui rentre d’Afghanistan, immédiatement repéré et logé, est évidemment placé sous surveillance. On le scrute, on étudie sa famille, ses amis, ses contacts, on observe sa vie quotidienne et puis, à un moment, soit il y a quelque chose, soit il y a rien (la puissance de cette remarque ne vous aura pas échappé). Si le comportement est vraiment suspect, les services de police, peut-être même épaulés par un magistrat, peuvent décider de maintenir ou d’intensifier la surveillance : écoutes téléphoniques, contrôle à distance des ordinateurs, vérifications financières, recrutement d’une source humaine « au contact ».

Mais, et s’il n’y a rien ? S’il n’y a rien, on met en veille, on installe un système de recueil passif de renseignements, « sondages », etc. Je sais que c’est étonnant, mais la France reste un Etat de droit, et le suivi permanent des citoyens n’est pas possible, pour des raisons légales comme pour des raisons pratiques puisque la République n’a pas des milliers de policiers expérimentés à placer derrière chaque individu. Donc, demandera, l’œil gourmand, un des « experts » de On refait le jihad, on peut surveiller quelqu’un et ne pas voir qu’il se radicalise ? Si ça, c’est pas un plantage, ajoutera le même, toujours constructif…

Ben oui, sauf que non. Imaginez que notre vétéran du jihad décide, seul dans sa douche, de passer à l’action, sans en parler à personne, sans rien écrire. Comment le savoir ? Ou alors, imaginez qu’il confie son projet à son frère, un soir, alors que la TF1 diffuse Matt Helm contre Godzilla. Comment l’apprendre ? Qui aura demandé et obtenu le placement de micros dans l’appartement de notre jihadiste ? Qui saura lire dans ses pensées ? Qui, parmi les responsables politiques de ce pays, a envie nous jouer Minority report (2002, Steven Spielberg, d’après Philip K. Dick) ? Qui peut oser râler, à mon avis à raison, contre la posture sécuritaire du gouvernement et de ses ministres de l’Intérieur successifs avant de demander, sous le coup de l’émotion, que tout le monde soit surveillé ? Police partout, justice nulle part (air connu).

Et s’il y avait des types en apparence plus dangereux dans la région de Toulouse la semaine dernière ? Et si Merah n’avait pas été le dossier du dessus de la pile ? Et si, au vu des éléments en sa possession, un responsable avait décidé de ne pas en faire une cible prioritaire ? Faut-il rappeler que les services de police norvégiens, après la tuerie d’Oslo, ont réalisé un audit interne, reconstitué le fil des événements, identifié les éléments dont ils disposaient et la manière dont ils les avaient traités et en avaient conclu que non, hélas, la tuerie ne pouvait pas être évitée. Croyez-moi, ça n’a rien de vraiment satisfaisant, mais comme je le disais plus haut, il faut parfois admettre que l’ennemi a été meilleur.

Evidemment, on peut aussi envisager qu’un chef, à quelque niveau que ce soit de la chaine analytique, ait décidé que Mohamed Merah n’était qu’un abruti un peu exalté, une grande gueule de la guerre sainte, le genre de type qui vous explique avec des flammes dans les yeux qu’il faut tuer tous les mécréants, mais qu’il vous laisse commencer parce qu’il a du repassage en retard. Manifestement, Mohamed Merah était pourtant un garçon sérieux, et le RAID a su mettre fin à sa vocation. J’appelle ça du darwinisme, et ça ne me fait pas plus d’effet qu’une l’impact d’une mouche sur une verrière de F-15.

Savez-vous que depuis tout ce temps je n’ai presque jamais vu d’attentats commis par de parfaits inconnus ? A Londres, à Madrid, à Washington, à Bali, certains des terroristes étaient connus et pourtant ils ont pu agir. Il ne vient à l’esprit de personne que le renseignement est un travail difficile, qui prend en compte des dizaines de facteurs, qui doit gérer la pression administrative, politique, celle du terrain, et qui, malgré les rêves d’automatisation de quelques uns, restent un métier très humain. Jean-François Daguzan rappelait, dans un lumineux entretien avec Le Monde, que les services français déjouaient des projets terroristes deux à trois par an. Le bilan me semble très impressionnant, et il dit surtout à quel point la menace jihadiste est vive. Oser évoquer un supposé laxisme ou une faille à ce stade est tellement indécent… Il faut en revanche espérer que des enquêtes internes seront faites afin de déterminer si quelque chose a effectivement raté. Et là encore, entendre de doctes ignares gloser sur la fusion entre la DCRG et la DST a de quoi agacer. La presse, depuis quelques heures, ne fait pas son métier : au lieu d’éclairer le public en menant sa propre réflexion, elle suit les interrogations du public et les relaie sans réfléchir. On est bien loin, décidément, du journalisme exigeant censé s’intercaler entre le pouvoir et la population afin de présenter les faits sous d’autres angles.

– Mais y a-t-il eu faille ?

– A San Andreas, oui, indiscutablement.

Il faut souligner, par ailleurs, que l’angélisme de nos sociaux-démocrates laisse pantois. Thomas Legrand, le chroniqueur politique de France Inter aux raisonnements souvent acérés, a vivement réagi aux propos de quelques uns de nos responsables politiques, qui, après avoir appelé à la décence, se vautrent dans la boue comme des gagneuses de Vegas dans un claque pour routiers. « Le contexte n’est pas invocable », nous assène Thomas Legrand, qui met en avant le principe de la responsabilité individuelle et exonère tout le reste. C’est amusant – un rien m’amuse – mais l’été dernier, lorsque notre vilain poupon norvégien a commencer à flinguer à tout-va, comme pendant l’Occup’, aurait dit Me Folace, les mêmes commentateurs ont immédiatement invoqué le climat de haine, les tentacules néo-nazis s’étendant sur l’Europe.

Alors, si je comprends bien, mais corrigez-moi, je réfléchis en écrivant, quand une petite crevure nazie massacre des innocents, c’est la faute du contexte, de la propagande, de la banalisation des idées de l’extrême-droite. Mais quand une petite crevure islamiste massacre des innocents, nul contexte et seulement le parcours individuel ? C’est moi, ou bien y a-t-il un truc qui cloche ? Y aurait-il comme une forme de tabou, qui empêcherait nos analystes de dire qu’un jihadiste puise les arguments de sa haine dans une interprétation erronée de l’islam, de même qu’un membre du KKK en Alabama – un doux foyer, soit dit en passant – a puisé dans la Bible, qu’il n’a manifestement pas comprise, de quoi alimenter sa violence ? Tous ces types se valent, et si les chrétiens sont capables d’admettre que les miliciens du Montana sont des dégénérés, j’attends que les musulmans disent que les jihadistes sans exception sont d’autres dégénérés. La prise en otage d’une écrasante majorité de musulmans par une minorité richissime de radicaux est un scandale, et ce n’est pas en niant le contexte que nous remporterons cette bataille. Pas d’amalgame, répètent les responsables de la Mosquée de Paris, comme un mantra. Bien sûr, pas d’amalgame, mais on attend la déclaration tonitruante d’un imam, d’un recteur qui dira : « Marre de la violence, marre de la confiscation de notre foi par des fanatiques, marre des arriérés ».

Comment, en effet, vaincre, marquer des points, contrer chaque argument, en niant que de puissantes forces sont à l’œuvre dans le monde musulman ? Thomas Legrand a-t-il déjà suivi les prêches de quelques uns de ces imams qui, réfugiés dans un luxe indécent au Qatar, aux Emirats ou dans le riant royaume saoudien, appellent au jihad sans prendre d’autres risques que celui de glisser dans la salle de bains ? A-t-il entendu tel imam justifier l’excision au motif qu’il ne s’agirait que d’une opération de chirurgie esthétique ? A-t-il conscience de l’immense puissance de la propagande salafiste qui radicalise en Afrique, en Asie du Sud, dans le Caucase et jusque dans nos villes ? Cette campagne, qui habille jusqu’à de grands clubs de football européens, ne mérite-t-elle pas autre chose qu’un froncement de nez ? Pourquoi ne faudrait-il pas poser la question de l’échec patent de notre modèle social ? L’autisme est-il une solution, une posture, un choix ? Ça n’est pas le mien, en tout cas.

Comme je l’écrivais il y a bien longtemps, tout notre drame réside dans notre refus d’agir, peut-être principale cause de notre faiblesse. Le refus obstiné de créer un véritable contre-discours nous expose, évidemment. Et ce n’est pas en lançant de pitoyables débats sur l’identité nationale qu’on va y arriver, surtout en faisant appel aux pics de la pensée contemporaine que sont MM. Jacob, Estrosi, Ciotti, et consorts. Je ne sais plus qui décrivait l’appartement de Mohamed Merah comme étant « meublé à la musulmane ». Bon Dieu, les gars, il va falloir sortir la tête du trou et réaliser qu’il y a 5 millions de musulmans en France, et ils méritent mieux que de telles déclarations qui fleurent bon l’ignorance et le désintérêt. Ça veut dire quoi, « à la musulmane » ? Et ça veut dire quoi, « à la catholique » ? Soupir. Et, suis-je obligé d’ajouter, ce n’est pas en interdisant la fréquentation des sites jihadistes qu’on va plus beaucoup progresser. La prohibition n’a jamais fonctionné, n’importe quel amateur de polar vous le dira, mais peut-être le Président ne lit-il que les anciens amants de son épouse actuelle ? Et peut-être ses conseillers sont-ils trop absorbés par ailleurs pour avoir vu Boardwalk Empire (Terence Winter, 2010) ou Les Incorruptibles (Brian De Palma, 1987) : la prohibition rend attirante, elle contribue à cacher ce que chacun pouvait voir. Autant le dire tout net, cette mesure est idiote, et elle doit être rangée avec les dizaines d’annonces imbéciles et improvisées que nos dirigeants pondent à chaque évènement atypique. Interdisons les scooters, puisque Mohamed Merah en avait un. Et interdisons les grandes marées, les tempêtes, tout ce qui dépasse. Je ne veux voir qu’une tête, et bien vide, merci.

La fascinante obsession du Président pour les victimes, déjà évoquée ici, est indissociable de son goût immodéré pour le micro management. Si les questions sur l’enquête elle-même sont prématurées, et pour tout dire indécentes, celles sur l’intervention du RAID sont d’autant plus gênantes que tout le monde a bien vu que ça patinait, manifestement. Comme me le disait hier un ami qui s’y connaît, ça n’a vraiment pas bien marché. Envisageons, évidemment, que Mohamed Merah, un homme formé et sur ses gardes, s’attendait à la visite de quelques uns de nos meilleurs éléments. L’effet de surprise raté, il va de soi que la suite s’annonçait plus complexe, mais les gars du RAID, que je salue et auxquels je rends humblement hommage, ne sont pas les bras cassés de la police de Manille qui ont raté de belle manière une intervention il y a quelques mois.

Alors, faut-il relayer les critiques de Christian Prouteau, qui évoque l’absence d’un schéma tactique – et sinon, vos amis irlandais, ça va ? Bien ? Super – ou plutôt envisager que la pression du pouvoir a été proprement insupportable sur les épaules du commandement du RAID ? Pourquoi avoir attendu 31 heures sinon pour obtenir la reddition sans violence de l’autre dingue ? Et pourquoi ne pas avoir utilisé les gaz incapacitants dont disposent toutes les unités de ce type ? Impréparation ou souci de ne pas être accusé par les habituels crétins d’avoir utilisé des « gaz de combat » ? En période électorale, la volonté de tout maîtriser a-t-elle été la plus forte ? Doucement, les gars, tout doucement. Il ne faut pas qu’il se suicide, il ne faut pas qu’il parle en sortant, il ne faut pas le descendre, il ne faut pas l’esquinter, il faut… Bon Dieu, mais c’est qu’il nous tire dessus, ce con-là. Ben oui, messieurs les politiques, les jihadistes utilisent rarement les BIC et les grains de riz (note pour plus tard : penser à interdire les BIC et le riz). Les critiques de certains responsables israéliens, pour brutales, n’en paraissent pas moins justifiées, mais on se demande si les vrais responsables saisiront le message.

Evidemment, on a aussi les va-t-en guerre, les Tartarins de Tarascon de la sainte croisade, ceux qui, drapés dans leur splendide ignorance, utilisent un vocabulaire qu’ils ne comprennent pas (alors, M. Luca, dîtes-nous donc ce qu’est l’islamo-fascisme. Vous avez 15 minutes, et enlevez cette cravate qui offense nos sens et cette veste de porte-flingue manifestement achetée en solde). Ceux qui, avachis au comptoir ou enfermés dans leur bureau de La Pravda, pardon, du Figaro, dénoncent une guerre de religion. Pourtant, je n’ai pas entendu la cloche de Saint-Germain-L’auxerrois, je n’ai pas vu la fumée des bûchers, ni aperçu une foule attaquer des églises ou des mosquées. S’il y a bien affrontement, pourquoi aurait-il d’ailleurs commencé lorsque des enfants juifs ont été tués à Toulouse plutôt que quand des trains de banlieue ont explosé à Madrid ? Jusqu’à preuve du contraire, la région de Toulouse ne ressemble pas à la région de Jos, au Nigeria, une terre que M. Rioufol situe sans doute difficilement sur une carte et qui en aurait, des choses à dire sur les guerres de religion. S’agirait de grandir, les gars, s’agirait de grandir.

Et Merah, alors ? Il n’était pas plus membre d’Al Qaïda que moi, mais il était quand même jihadiste – une subtilité déjà gigantesque pour la plupart de nos dirigeants et de nos medias. Et il n’était pas un tueur en série, les experts psychiatres peuvent laisser tomber le blabla, merci. Rien de ce que j’ai lu depuis des années en terme de profilage psy ne m’a jamais aidé à faire tomber un réseau. Certains jihadistes sont des aventuriers, d’autres d’authentiques croyants radicalisés. Certains sont plus bêtes qu’une borne kilométrique, d’autres sont brillants. Mais ils sont tous fanatiques, et on peut sans doute en relier quelques uns au portait que faisait Michel Goya des « super-combattants ». A ce stade, il est de même difficile de le qualifier de loup solitaire, même si quelques affaires troublantes (Doha en 2005, Fort Hood en 2009) semblent montrer que de tels individus existent.

Evidemment, me direz-vous, et cette rigueur vous honore, nous avons les exemples du groupe de Hofstad (2004) ou celui de l’attentat de Glascow (2007) pour prouver qu’une cellule familiale ou sociale peut se radicaliser et agir à la fois en marge et au nom du jihad mondial. Bon, pour dire ça, il faudrait bosser un minimum, relire les archives, consulter Sageman ou Marret ou Khosrokhavar. Bosser, vous avez dit ?

Et de même, il y a quand même lieu de douter de la revendication du Jund al Khilafah, de sympathiques garnements liés au Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) et à l’Union du jihad islamique (UJI), les jihadistes turcophones qui étaient, peut-être, impliqués dans les projets Bombay like de 2010 en Europe. Sur ce coup-là, l’AFP, en confondant AQMI et AQ – un peu comme les Rolling Stones et Sly & the Familly Stone – n’a pas beaucoup aidé la presse et le public. Une amie, qui se reconnaîtra, me confiait hier avoir cherché le communiqué original, en vain – et elle trouve toujours. Quant au tôlier du site de référence Jihadology, il confiait sur Twitter son scepticisme.

Partons donc du principe que Mohamed Merah était un jihadiste en maraude, un parmi les centaines qui ont fait le coup de feu en Irak, en Afghanistan ou au Yémen et sont revenus dans leur pays, la France – ça vous agace, hein, les gars de la Droite populaire, que je dise ça ?

Comment donc les neutraliser avant le passage à l’acte ? Comment déceler le passage à l’acte ? Comment placer une source humaine dans une cellule familiale ? Essayez de recruter une mère contre son fils, et racontez-moi, ça m’intéresse. Je ne vais, de toute façon, pas m’étendre sur les conséquences opérationnelles, je réserve ça à d’autres, mais ne soyez pas jaloux car c’est plutôt aride. En revanche, il me semble qu’il faut conclure par quelques mots sur l’indéniable succès de Mohamed Merah.

Qu’il ait conçu son affaire en fonction du calendrier électoral, ou qu’il ait agi presque par pulsion, il a quand même semé un sacré foutoir. Les pitoyables appels à la trêve n’ont évidemment pas été suivis d’effet, et les polémiques fusent de toute part, indécentes, stériles, prématurées, nourries par l’opportunisme le plus odieux, la bêtise la plus crasse. Les appels à l’unité deviennent de ridicules incantations, les déclarations d’idiots tendent les relations entre communautés, les mythomanes sortent du bois, les escrocs tentent de nous revendre leurs mauvaises compilations de faits incompris. Chaque parole est surinterprétée, vous parlez de la difficulté à organiser des coopérations entre services – mais ça marche – et ça devient de la désorganisation. De mystérieux spécialistes prennent un air préoccupé sans réaliser/admettre qu’ils disposent d’à peine 20% des informations, on découvre l’existence du Yémen, du Pakistan (Comment ça il y a une frontière commune avec l’Afghanistan ? Mais pourquoi on ne m’a rien dit ?), des internautes évoquent des complots, on ne s’entend même plus réfléchir.

Oui, Mohamed Merah, s’il n’a pas gagné, a réussi son coup. Et les autres auraient tort de se priver, nous sommes si prévisibles, si désespérément prévisibles.