« Going nowhere, going nowhere » (« Mad World », Tears for Fears)

Ecrire sur le jihad, c’est écrire sur une longue série d’échecs, une suite ininterrompue de défaites stratégiques ponctuée de quelques succès tactiques et de contre-offensives maladroites, toutes menées sans que de vrais objectifs aient été fixés.

Décrire le jihad, un phénomène non pas mineur mais malgré tout secondaire, c’est décrire la lutte de quelques milliers de radicaux contre un Occident pataud, indécis, qui hésite entre répression brutale et capitulation, sans jamais trancher.

Etudier le contre-jihadisme en Europe ou en Amérique du Nord, c’est contempler vingt ans d’aveuglement, de présupposés, d’incompréhension, de tâtonnements, d’impasses, d’erreurs et d’inadaptation. C’est aussi constater la complexité croissante d’une lutte qui ne donne pas de résultat probant, et la militarisation d’une réponse à un défi dont personne ne semble, en France par exemple, saisir tous les enjeux. C’est enfin prendre conscience de la faiblesse de son pays, incapable de procéder aux réformes, prisonnier de son passé, sans imagination, sans volonté, engoncé dans ses habitudes, paralysé par les querelles administratives et les chocs d’égos, intoxiqué par quelques vieilles ganaches ressassant leurs obsessions et une poignée d’imposteurs qui vendent du contre-terrorisme comme ils vendraient des implants capillaires.  C’est contempler son pays se confronter à la si cruelle réalité de son impuissance.

Qui oserait dire, en effet, que la menace islamiste radicale, désormais connue sous le nom de jihadisme, n’a pas cru depuis plus de vingt ans ? Qui oserait affirmer qu’elle ne s’est pas étendue, qu’elle n’a pas gagné en intensité, qu’elle n’a pas innové, et qu’elle ne cesse de nous prendre de court ? Qui de nos si brillants orientalistes pourra encore affirmer sans rire que les révoltes arabes marquent la défaite inéluctable d’Al Qaïda ? Sans vouloir être outrageusement désagréable, force est de reconnaître qu’à part lancer des réformes à contretemps de nos alliés et allouer des moyens quand on n’a plus besoin, on n’est plus bons à grand’ chose. Une sorte de tradition, me direz-vous.

Reprenons les choses dans l’ordre, si c’est possible. Le terrorisme, tel que le code pénal le définit, a le plus souvent été le fait de mouvements politiques ou séparatistes, poursuivant des buts précis. Dans certains cas, des Etats leur prêtaient même une amicale assistance, financière, logistique, militaire, mais nous restions dans le schéma parfaitement défini d’un acteur politique exerçant une pression sur un Etat par la réalisation d’actions violentes, ciblées ou aveugles. Comme je l’ai déjà souvent écrit, c’est avant tout l’atteinte à la souveraineté nationale qui justifie la mobilisation de la justice française, et, à son service, l’entière communauté des services répressifs.

A défaut d’être simples, les choses étaient donc, somme toute, assez claires : d’une main, l’Etat enquêtait, identifiait et neutralisait les auteurs, et de l’autre main essayait de convaincre les commanditaires que la méthode employée pour atteindre les buts poursuivis n’était ni acceptable ni pertinente, et que les diplomates feraient bien de, rapidement, prendre le pas sur les hommes d’action.

Disons, pour faire court, que cette méthode a été très efficace jusqu’au début des années 90. Depuis 1945, la justice française avait été confrontée à des dizaines d’attentats sur le territoire national, aussi bien perpétrés par des gens sérieux (FLN, OAS, Action Directe, etc.) que par des groupuscules moins crédibles – mais parfois meurtriers, comme les irrédentistes bretons. Les pouvoirs donnés aux services d’enquête par la justice, et à la justice par le législateur, étaient sans commune mesure avec tout ce qu’on pouvait observer dans les démocraties, et les sombres opérations du FBI de Hoover ne pouvaient être comparées puisqu’elles avaient le plus souvent été à la fois clandestines et illégales. En France, le parquet antiterroriste et les services du ministère de l’Intérieur agissaient, eux, en toute légalité. L’incrimination pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » permettait de ramasser tout un réseau, y compris le cousin qui vous avait naïvement prêté sa voiture ou le concierge qui gardait vos lettres pendant que vous prépariez la révolution mondiale et prolétarienne en assassinant des hauts fonctionnaires dans la rue ou des touristes dans les aéroports. On faisait le tri après, quand on y pensait.

Va dire à César que tu as été vaincu par des Gaulois de la Gaule celtique

L’irruption en France de la guerre civile algérienne, à partir de 1992, a lentement changé la donne, mais personne ne s’en est véritablement rendu compte – une constante nationale dont nous devons être fiers. Sans doute l’urgence puis la frénésie ont-elles empêché de prendre de la hauteur.

Dans un premier temps, après les premiers assassinats de Français en Algérie par des Afghans arabes (ah, ce brave Kada Benchiha Larbi – le garçon coiffeur de Sidi-Bel-Abbès, comme l’appelait un ami – et sa bande de dégénérés…), on a commencé à arrêter en France des soutiens du GIA (rappel : aucun observateur sérieux ne dit « les GIA »). Il s’agissait parfois d’arrestations liées à un meurtre, parfois liées à la diffusion d’un communiqué de menaces, parfois d’une simple convocation dans les locaux de la DST ou de la 6e DCPJ, pour un entretien cordial (Ben quoi, tu vas pas pleurer pour une gifle, non plus ? Un grand gars comme toi !). Ces arrestations visaient à la fois à identifier les réseaux de soutien de l’insurrection islamiste, à les casser autant que possible en s’appuyant sur les délits commis, à recruter quelques sources et à envoyer des messages aux responsables des mouvements.

S’agissant de l’ex-FIS et des maquis de l’AIS, son bras armé, les choses étaient assez simples. Le parti dissous disposait à Bruxelles de l’Instance exécutive du FIS en exil (IEFE), une petite équipe de ténors de seconde zone connectés à leur mouvement en Algérie et à l’ensemble de la mouvance islamiste radicale algérienne dans le monde, à commencer par l’Europe (il faut vraiment que je vous raconte ça, un jour). Pour le GIA, c’était plus compliqué, mais il y avait des contacts à Londres, en Suède, en Belgique et en Allemagne, et évidemment des liens avec le Pakistan où tout ce petit monde avait gardé des amis, du temps des grandes heures.

Chacun suivait évidemment avec grande attention les développements des relations entre maquis algériens afin de lire les évolutions des réseaux actifs en Europe, et donc de pouvoir frapper le moment venu. Pourtant, au fil des mois, la scène jihadiste algérienne devint de moins en moins lisible et la belle mécanique justice/diplomatie secrète se grippa. A Paris, certains cherchaient les maitres cachés du jihad algérien – quelques uns cherchent encore – et ne comprenaient pas qu’ils étaient confrontés à une des premières manifestations du jihad mondial, qui bientôt se développerait au Yémen, aux Philippines, en Egypte, dans le Caucase ou en Afghanistan. Du coup, arrêter des terroristes et casser des cellules, tout en limitant la menace immédiate, ne suffisait plus à circonvenir l’ensemble de la mouvance, dont on cherchait les financiers, les idéologues, les inspirateurs, les soutiens et les points de convergence.

S’engagea alors une course contre la montre, d’abord continentale puis planétaire, entre les réseaux jihadistes et les services de sécurité et de renseignement. Ce furent de passionnantes années…

Ramasser les miettes, vous appelez ça la sécurité ?

Deux logiques s’affrontaient, et elles s’affrontent encore : police contre renseignement. Et cette lutte qui se menait dans les couloirs de Beauvau ou dans d’autres lieux moins recommandables était encore épicée par des enjeux qui, au lieu d’être annexes, étaient devenus centraux. Combien de carrières faites sur des arrestations ? Combien de primes très conséquentes versées à tel ou tel haut fonctionnaire pour son rôle supposément décisif ? Combien de ministre paradant devant les caméras, à coup de déclarations martiales, de formules choc, de poses conquérantes ? Inutile de rappeler ici que le terrorisme est, plus que tout autre défi criminel, un enjeu politique majeur dans nos sociétés, et peu importe la rationalité de cet état de fait.

La ST et la PJ estimaient, à raison, qu’il fallait arrêter, casser des réseaux, prévenir, ne pas attendre. Leurs chefs considéraient que nous autres espions, habitués à travailler à l’étranger, n’étions pas impliqués comme eux dans la défense du territoire, et qu’un attentat serait d’abord leur échec. Sur ce dernier point, ils avaient raison, mais penser que nous ne serions pas ulcérés par le succès d’une entreprise terroriste contre notre pays, que nous ne nous sentirions pas frappés au cœur, était pour le moins insultant. Il faut dire que ces policiers d’élite, qui nourrissaient des sentiments voisins à l’encontre de leurs collègues des RG, sans parler des gendarmes, méprisés et surnommés les gardes-champêtres, étaient bien conscients de leur valeur et n’acceptaient pas de notre part nos méthodes et ce qu’ils considéraient comme un refus de jouer en équipe.

Dans leur esprit, me semble-t-il, il y avait comme le sentiment que nous n’aurions dû être que des supplétifs soumis, bien utiles pour leurs moyens techniques ou leurs capacités opérationnelles mais quand même pas bien malins. Le fait que nos chefs soient le plus souvent dociles, pour des raisons plus ou moins avouables, ne pouvait les détromper. On avait beau se réunir pieusement, le mardi matin, dans le bureau du chef de l’UCLAT, la coopération entre services pouvait plus facilement ressembler à la confrontation entre l’inspecteur Valentin et Roberto Texador (Q&A, Sidney Lumet, 1990, avec Timothy Hutton, Nick Nolte, Luis Guzman, Armand Assante et Paul Calderon) qu’à une réunion de catéchèses.

Il faut bien reconnaître, malgré tout, que nos philosophies différaient – et on me dit qu’elles diffèrent manifestement toujours. Cette opposition donnait souvent lieu à des situations cocasses, entre gamineries et mauvaises manières. Comme cette voiture avec gyrophare garée dans la cour d’une certaine caserne du boulevard Mortier, ou ce commissaire entrant dans le bureau du directeur adjoint avec son holster (go ahead, punk, make my day), ou encore ce responsable nous demandant au début d’une réunion de crise le nom de notre source principale dans une certaine affaire. Plutôt mourir, mon vieux, surtout quand on voit comment vos sources, quand vous en avez, sont traitées.

Parfois, l’arrogance, la pression de la hiérarchie politique, et même une forme sourde de compétition (ne nous voilons pas la face) conduisaient à des écarts de conduite bien plus graves. Je me souviens de cet ami me racontant, devant les grilles de la place Beauvau, comment ses collègues d’un certain service avaient suivi, pendant la campagne terroriste de 1995, un policier allant voir sa source infiltrée au sein du GIA et avaient arrêté son indic afin de pouvoir plastronner devant le ministre le lendemain. Des haines inextinguibles sont nées pendant ces heures difficiles et avoir imposé la fusion des RG avec la ST a ressemblé à la fusion du PSG avec l’OM. Ça ne pouvait pas marcher, et ça ne marche d’ailleurs pas, à bien y regarder. Nous, de notre côté, puisque nous ne faisions rien ou si peu, il aurait été difficile de nous surprendre en train de faire autre chose que nous lamenter.

La création d’une équipe anti terroriste inter services, après le 11 septembre, vit même certains donneurs de leçon piller le pot commun dans lequel les autres administrations versaient consciencieusement dossiers et affaires. Il est certes plus facile de copier que d’apprendre ses leçons, mais ça se paie un jour. Mohamed Merah, ça vous dit quelque chose ? Bref, enchaînons, sinon je vais vider mon sac et ça va casser l’ambiance.

Le fait est que le contre-terrorisme est devenu un enjeu de pouvoir aux retombées immédiates, qui fait vivre son petit monde, entre ceux qui hantent les commissions de chaque Livre blanc, les réformateurs hystériques, et les donneurs de leçons qui ne croyaient pas à Al Qaïda en juin 2001 ou ceux qui, en 2002, dissolvaient les équipes travaillant sur l’Europe puisque celle-ci, supposément sanctuarisée, ne risquait plus rien. Ce sont eux, les références publiques françaises en matière de contre-terrorisme. C’est vous dire si on est bien protégés et c’est donc sans surprise qu’on ne peut que constater que rien n’a changé depuis vingt ans, ni dans la doctrine, ni dans l’articulation des services ni dans les buts à atteindre – puisque je veux croire qu’il y en a.

Celui qu’a des lunettes, c’est Rey. Le plus dangereux, c’est Rey. Le plus con, c’est Rey. L’autre, c’est Massart.

L’arme absolue des policiers français dans ces années était, et reste, la commission rogatoire internationale (CRI). De façon finalement très française, nos collègues du ministère de l’Intérieur pouvaient ainsi se mêler des affaires du monde, puisqu’on trouvait toujours un jeune crétin dans une banlieue de Mossoul, dans un hôtel miteux de Peshawar ou même dans la jungle thaïlandaise à jouer avec un M-16. La CRI était précieuse par bien des aspects, et il s‘agissait, comme la Force, d’un puissant allié. Elle permettait à un service de devenir leader (il en faut bien un), elle lui permettait d’obtenir la coopération des services judicaires des démocraties (allez savoir pourquoi la vue d’une CRI n’a jamais fait réagir la police syrienne), et elle marginalisait tous les autres services. Ah non, mon cher camarade, ce que vous me dîtes est passionnant mais tout est versé en procédure et je ne devrais même pas parler à un espion. Encore un rollmops ?

La méthode Bruguière, qui reposait sur la ST et marginalisait les RG, pourtant plus pertinents s’agissant de la lutte contre le jihadisme, connut quand même quelques ratés. Le procès du réseau Chalabi, qui dut se tenir dans un gymnase tant le nombre de prévenus était élevé, aboutit à une gifle judiciaire en janvier 1999 : très peu de condamnations, pas mal de relaxes totales, et la confirmation qu’avoir prêté votre voiture à votre imbécile de cousin parti venger le Prophète (QLPSSL) en tuant des enfants ne faisait pas de vous un fou de Dieu. Ou alors un crétin de Dieu ?

Après le 11 septembre, j’assistai à quelques réunions secrètes d’anthologie au cours desquelles j’entendis de véritables perles. Ces moments, fascinants pour le professionnel du renseignement que j’étais à l’époque comme pour l’historien que j’avais failli être, m’affligèrent véritablement car j’y pris conscience de l’ignorance ou de l’aveuglement de la plupart de nos chefs. Ainsi donc, même eux ne lisaient pas nos notes, et très peu, par ailleurs, semblaient avoir pris conscience du caractère inédit de la menace contre laquelle nous luttions. Je compris alors, en écoutant ces vieux routiers du contre-espionnage rappeler avec effroi que les terroristes du 11 septembre s’étaient dissimulés dans nos sociétés (rendez-vous compte, les fumiers), que ceux qui veillaient à la bonne organisation de notre défense n’y étaient pas du tout. Demandez à l’entraîneur des Washington Red Skins de prendre en main le Spartak de Moscou…

Entre choc générationnel, idées fixes, mépris pour ces jeunes hommes un peu exaltés et manifeste incompréhension du monde qui changeait à vue d’œil, il y avait de quoi être inquiet. Certains responsables pensaient qu’il ne fallait toucher à rien, d’autres qu’il fallait réformer à tout prix, quelques mythomanes issus d’autres administrations (je pense ici à au moins un transfuge de l’Education nationale qui donna une autre ampleur au mot imposture) rêvaient d’opérations spéciales et de recrutements offensifs, et bien peu pensaient à la menace plutôt qu’à leur carrière… Quand il faut monter sur les remparts et que vos chefs choisissent la couleur de leur tunique, vous savez que vous allez avoir un problème.

Assure-toi qu’il s’est recouché

Les attentats du 11 septembre furent évidemment un choc en Europe où les services étaient mobilisés, (sauf en Allemagne, où on voyait essentiellement dans la lutte contre le jihadisme une idée fixe raciste) et redoutaient plus ou moins consciemment un  big one – mais personne ne pensait que cela pourrait être autre chose qu’une nouvelle attaque contre une ambassade. Si on trouvait dans tous ces services des analystes conscients de la nature de cette nouvelle menace, aucun n’avait vraiment envisagé la réalisation de ce qu’il faut bien considérer comme une véritable rupture.

Le cataclysme au sein de la communauté américaine du renseignement fut plus provoqué par l’ampleur de l’échec du système, dans son ensemble, que par un refus de comprendre le phénomène. D’abord réticents ou dubitatifs, les services de Washington, confrontés aux attentats de 1996 en Arabie saoudite, puis aux remarquables attaques simultanées de 1998 au Kenya et en Tanzanie, et enfin à l’opération de 2000 contre l’USS Cole au Yémen, commençaient à se faire une idée du merdier qu’il fallait combattre. Avec le recul, il ne me semble pas que la doctrine impériale ait, depuis, vraiment changé sur le fond : toujours une forme raffinée de vengeance, tempérée par une touche de justice. Seule l’ampleur changea et aux attaques du 11 septembre répondit le déclenchement de la plus vaste campagne anti terroriste de l’Histoire, à la fascinante brutalité.

Peut-on dire que l’Administration Bush fit de pertinents constats au sujet du jihadisme ? Portée par les théories, somme toute assez séduisantes, des néoconservateurs et poussée par les obsessions de Dick Cheney et de Paul Wolfowitz, elle se servit de l’islamisme radical combattant pour nourrir un vaste projet stratégique de refonte du Moyen-Orient. On ignore souvent que cette stratégie s’accompagna d’un authentique effort d’ouverture vers la région, mais doit-on être reconnaissant au pyromane du verre d’eau qu’il vide sur le brasier qu’il vient de provoquer ? La logique de l’Administration Bush en matière de contre-terrorisme fut très largement répressive, entre soif de vengeance et contemplation de sa propre puissance.

Pendant un peu plus d’une semaine après le choc, l’Empire resta muet. Nous pressentions qu’à la stupeur allait rapidement succéder une colère froide. Le 12 septembre, j’avais dit à mon équipe : Nous nous sommes préparés pendant des années pour un moment comme celui-là, et mon chef avait ajouté, en pointant du doigt une carte de l’Afghanistan que montrait CNN : Il faut se demander si eux ont conscience de ce qu’ils ont déclenché et de ce qu’ils vont ramasser.

Le fait est que nous fûmes débordés, immédiatement, aussi bien par l’ampleur des attentats que par celle de la riposte impériale. Qu’aurions-nous fait si un groupe basé à l’étranger nous avait infligé de telles pertes humaines et de tels dégâts matériels ? La réponse militaire ne faisait pas de doute, et l’issue de l’expédition afghane ne change rien à la donne. Face à des centaines de combattants jihadistes et à leurs milliers d’alliés taliban, comment envisager sérieusement une action judiciaire classique ? Et comment envisager, politiquement, l’inaction ? Comment justifier auprès de son opinion le refus de l’option militaire ? Ceux qui étaient aux affaires à l’époque à Paris peuvent bien dénoncer l’inefficacité de la politique de la canonnière, on ne se souvient pas les avoir entendus proposer d’alternatives. Et pour cause. Quand on ne croît pas à la réalité d’une menace et qu’elle vous surprend dans votre sommeil…

L’intervention militaire en Afghanistan, que j’ai longuement évoquée ici, a été la première indéniable illustration de la nature décidément évolutive du défi jihadiste. Manifestement, les moyens judiciaires classiques ne suffisaient plus à circonscrire une menace mondiale dont les membres étaient mobiles, rapides, de plus en plus professionnels et capables de mener, au Moyen-Orient des actions de guérilla, et en Europe des actions purement clandestines. Eux pouvaient tout faire, se jouaient des frontières, tandis que nous étions, pour des raisons parfaitement compréhensibles, soumis aux lois qui font, par ailleurs, la force de nos démocraties. Sauf que la loi, c’est bien joli, mais ça n’a pas réponse à tout, quoi qu’on pense en France où on légifère sur à peu près n’importe quoi.

Le choix d’intervenir militairement en Afghanistan répondait, en réalité, à un impératif sécuritaire immédiat. Parachuter des agents du FBI avec des mandats aux portes des camps de Khalden ou de Darunta n’aurait sans doute pas eu le même impact que les frappes de B-52 et les raids de forces spéciales. Mais sans aucun doute eut-il mieux valu que les jihadistes et autres combattants soient d’abord traités selon les conventions de Genève puis, après examen, remis à la justice. Quitte à innover, il y avait là matière à associer justice et armée, sans tomber dans l’inconnu juridique d’un statut bâtard (« ennemi combattant ») ou l’excessive judiciarisation du champ de bataille dont on débâtait ces jours-ci entre gens de bonne compagnie. Le fait est qu’il n’existait aucune réponse prête à ce cas de figure inédit, et le fait est que, onze ans après, rien n’a été inventé alors que nous allons – peut-être – bientôt combattre au Mali contre des terroristes. Prisonniers de guerre ou terroristes présumés mis en examen sur le champ de bataille ? Personne ne semble savoir, et surtout pas ceux qui devraient savoir.

Ceux qui condamnent les interventions armées occidentales, au nom d’un souverainisme le plus souvent bien nauséabond, n’ont manifestement pas réfléchi à l’ampleur de la menace – quand ils ne l’ont pas niée – et, évidemment, ne proposent rien. Face à des groupes de petite taille, géographiquement localisés, l’action judiciaire, avec ce qu’il faut d’adaptations et de coopération internationale, a toujours donné satisfaction. Nous sommes, en revanche, loin du compte face à la mouvance jihadiste, souple, imaginative, aux foyers de recrutement multiples, aux motivations différentes et aux détestations communes.

Le prix s’oublie, la qualité reste

Je me souviens parfaitement de ces photos satellite des camps de Darunta sur mon bureau, en octobre 2001. Elles furent remises à l’Empire quelques heures plus tard, et il me plaît de penser qu’elles ont servi à préparer les raids qui ont écrasé les infrastructures d’Al Qaïda et de ses alliés. Dans notre esprit, et bien avant les attentats de New York et de Washington, il ne faisait pas de doute que nous livrions une guerre. Il ne s’agissait pas pour autant d’abattre les suspects dans les rues de nos villes, mais le constat de notre impuissance était terrible. Pas un seul d’entre nous n’imaginait l’ampleur des attentats de septembre 2001, mais cette catastrophe, outre qu’elle révéla les failles du dispositif impérial, nous confirma dans nos craintes. Nous étions en guerre, et nos méthodes nous contraignaient, comme dans une partie mondiale de Space Invaders, à tenter de parer les attaques.

Les pudeurs de nos chefs avaient fait des services de renseignement extérieurs de simples prestataires des services intérieurs, contraints de coopérer avec les autorités locales, fuyant toute activité clandestine, évitant les risques comme on évite un malade de la peste. Cette stratégie, directement héritée du fiasco du Rainbow Warrior, avait entrainé depuis des années une terrible perte de compétences, la disparition progressive de la culture de l’action secrète et la montée en puissance d’une génération de cadres dont bien peu avaient le courage de dire à leurs chefs qu’il fallait se mouiller. Cette dégradation du dispositif n’est, évidemment, pas pour rien dans la montée en puissance, concomitante, des services de renseignement judiciaires, y compris à l’étranger, y compris loin, très loin de l’Europe. Comme le dit un soir de crise un directeur adjoint, « nous sommes le meilleur service de renseignement du 20e arrondissement ». Effet garanti sur la troupe.

Inutile de nier les grandes ambitions du Ministère de l’Intérieur. Inutile de réfuter ses arguments selon lesquels il fallait, pour gérer la menace, aller la combattre à sa source. Ainsi donc, les policiers français, fidèles à leur mission, occupaient sur la ligne de front une place laissée vacante par une administration qui, en tout cas à l’époque, se ridiculisait régulièrement en diffusant, pour se couvrir, des notes indigentes dont aurait eu honte un jeune journaliste de la Pravda.

Loin de moi, donc, toute volonté de blâmer mes anciens collègues de la place Beauvau ou du 15e arrondissement.Si on pouvait, en effet, leur reprocher leur manque de courtoisie, il nous était hélas difficile de contester la profondeur de leur engagement pour la sécurité de notre pays, illustrée par leur réactivité, leur imagination, leur audace – leur culot ? – et le courage de leurs chefs. A cette époque, il n’était pas rare de voir revenir de réunion un de nos collègues, écœuré, demandant à mi-voix s’il existait des passerelles entre administrations. « Ne cherche pas, on a déjà essayé », lui disions-nous.

Un matin, je filai à Amman y rencontrer une poignée de garçons un peu turbulents – la mission fut un échec complet – juste pour que mon service puisse se prouver qu’il était capable de projeter en 24 heures un blanc-bec de mon espèce. A l’aube des années 2000, cet aveu d’un de mes chefs me consterna. On en était donc là, à vérifier, au prix de plusieurs dizaines de milliers de francs, que si on allumait une lampe munie d’une ampoule on aurait de la lumière ?

Nos collègues policiers, certes ambitieux, certes convaincus d’être des seigneurs quand nous n’aurions été que d’aimables amateurs, illustraient ce vieux précepte qui veut que la nature ait horreur du vide administratif. Puisque nous ne pouvions rien faire seuls, puisque nous refusions de faire en secret, alors ils le faisaient, au grand jour, avec une CRI, avec des téléphones civils que la planète entière pouvait écouter. Je me souviens encore de l’effroi sur le visage d’un DG quand il découvrit que le policier membre de la mission commune que nous venions d’envoyer sur une scène d’attentat, au Moyen-Orient, parvenait à transmettre à sa hiérarchie des renseignements avec cinq ou six heures d’avance sur notre homme. Et que, du coup, ses renseignements, recueillis en commun sur le terrain, arrivaient chez son ministre avec douze heures d’avance sur notre propre note…

En nous expliquant qu’ils remontaient à la source de la menace, les policiers nous expliquaient en fait qu’ils faisaient notre métier en plus du leur. Croyez-moi, ça pique les yeux. Mais au moins le travail était-il fait, et ce constat nous consolait, à défaut de nous satisfaire.

Moi, mon truc, c’est la loi, pas toi ?

Le paradoxe était délicieusement gaulois. Nous étions en guerre (nous le sommes toujours, d’ailleurs), et elle était faite par des policiers. La chose aurait plu à Fouché, elle plaisait assurément à bon nombre de nos responsables, qui passaient le dossier dès qu’il devenait un peu chaud. L’affaire des menaces contre le rallye Paris-Dakar-Le Caire, en janvier 2000, que j’ai rapidement relatée ici, fut littéralement arrachée des mains de la police pour nous être confiée. Et si je retire une réelle fierté de la gestion de cette crise, je ne peux m’empêcher de penser que nous ne l’avons pas conclue comme nous aurions dû le faire, puisque Mokhtar Belmokhtar, le borgne le plus célèbre du Sahel, est encore en vie, et qu’il nous menace même.

Lorsque vous demandez à des militaires de réaliser des missions de police, ça se passe rarement bien. Mais lorsque vous demandez à des policiers de faire la guerre, rien ne se passe, ou si peu. A l’aide de leurs CRI, de leur très habile stratégie de coopération avec les grands services occidentaux, de leurs relations de confiance avec quelques homologues au Moyen-Orient, les policiers français voyaient venir la plupart des coups. Mais rien n’était fait contre les structures terroristes embusquées au Niger, en Somalie, au Yémen, et aucune stratégie nationale ne se dessinait. La partie de Space Invaders était simplement devenue multi-joueurs.

Les prises d’otages en Irak donnèrent l’occasion de démontrer un savoir-faire, et un potentiel, au point que l’unité de contre-terrorisme fut un temps surnommée « service de contre-kidnappings ». L’appellation était flatteuse, car elle reconnaissait le talent et l’engagement de ceux et celles qui travaillaient à libérer nos compatriotes, même ceux qui étaient de parfaits imbéciles inconséquents, mais elle était aussi, à bien y réfléchir, cruelle : qu’était devenu le contre-terrorisme ? Qui analysait la menace, ses évolutions, ses pics et ses creux ?

Dieu sait qu’elle avait pourtant évolué. L’Europe avait été assez aisément nettoyée de ses réseaux en 2001/2002, ce qui avait semblé conforter nos Weygand et nos Gamelin dans la certitude que se désengager du Vieux continent avait été un choix pertinent. Sauf que ce désengagement n’avait pas donné lieu, quoi qu’on dise, à une croissance exponentielle des opérations clandestines ou à ce fameux recentrage, maintes fois annoncées, sur le « cœur de métier ». Et sauf que l’apparition de filières liées au conflit irakien, dès 2003, avait redonné au jihad européen une impulsion, encore accrue par notre enlisement en Afghanistan. En 2004 à Madrid et en 2005 à Londres, preuve fut cruellement faite que l’Europe n’était pas sanctuarisée. L’évolution des modes opératoires – des kamikazes au Royaume-Uni – et la détermination sans faille des terroristes, comme à Leganés, confirma que l’action judiciaire classique ne suffisait plus. Que faire face à des hommes qui veulent mourir en vous tuant ? La lecture d’une commission rogatoire pourrait bien ne pas suffire, et on a vu à Toulouse comment ça peut finir – et ce ne sont pas les lamentables jérémiades corporatistes (téléchargeables ici) d’un syndicat de police qui y feront quelque chose. Faut casquer, gros père, faut casquer.

Animal factory

De même, le recours à l’emprisonnement, dans le cadre de peines de prison infligées par une justice indépendante – et, en France, spécialisée – a démontré sa totale inefficacité. Je ne suis pas partisan des exécutions extrajudiciaires ou des systèmes d’exception, mais le fait est qu’emprisonner des terroristes n’est utile que tant qu’ils restent enfermés. Depuis plus de dix ans, chacun sait au sein de la communauté du renseignement que les peines de prison, mises en place dans un Etat de droit pour punir, isoler puis réinsérer dans la société des criminels, ne sont d’aucune utilité contre les radicaux. Qu’ils soient nazis, révolutionnaires marxisants ou jihadistes, aucun ne sort de détention, à l’issue de sa peine, calmé, convaincu de s’être égaré dans la violence et d’avoir eu tort de tuer des innocents pour sa cause.

Pire, la prison est devenue un lieu de radicalisation, de recrutement, voire d’organisation de réseaux, et les administrations carcérales ne peuvent qu’avouer leur impuissance face à un phénomène qu’elles ne peuvent combattre autrement que par des mesures disciplinaires qui, à terme, font le jeu des fauteurs de troubles en les stigmatisant. En France, ceux qui mènent les contestations religieuses dans les prisons sont finalement déplacés vers d’autres centres de détention, où ils recommencent. Ainsi, au lieu de les isoler, l’administration française n’a d’autre solution, pour les sanctionner, que de leur permettre de poursuivre leur œuvre de prosélytisme. Notre impuissance, malgré les efforts des uns et des autres, est totale, et le constat, lors des réunions du G8 de 2005, n’avait pas manqué d’amuser nos collègues russes, dont les méthodes sont nettement plus expéditives. Si Guantanamo a été un gâchis juridique et diplomatique, il faut en revanche convenir qu’on y a appris bien des choses intéressantes, dont l’existence d’un homme dont la traque a conduit jusqu’à Oussama Ben Laden. Soupir d’aise.

Il ne s’agit aucunement ici pour moi de promouvoir la peine de mort, des traitements inhumains ou une violence étatique sans nuance. Le fait est, simplement, que nos outils actuels n’apportent pas de solution satisfaisante, dans le respect de nos valeurs, à ceux dont la mission est de lutter contre le terrorisme. Le dernier numéro de la vénérable Revue de la défense nationale (RDN) établit ainsi quelques constats intéressants, à défaut d’être indiscutables, sur ce point.

Qu’est-ce qui te gêne, toi ?

La question de la pertinence de la solution carcérale, comme celle de l’efficacité à moyen terme de la réponse pénale, et même comme celle de l’action armée, n’est pas seulement légitime, elle est inévitable. Comme d’habitude, je n’ai pas de solution, mais je constate simplement, pour le peu de temps qu’il me reste à travailler sur le terrorisme, que la France, qui disposait d’une solide expertise, a laissé filer le temps et se réveille, après l’affaire Merah, dans une situation d’extrême vulnérabilité.

Plus grave, notre volonté, affichée mais manifestement mollissante, d’aller combattre au Mali nous place dans la même situation que l’Empire lorsqu’il lui fallut détruire avec des moyens militaires classiques des groupes terroristes devenus de véritables mouvements de guérilla. Au Sahel comme en Somalie, au Yémen comme en Irak, aux Philippines comme au Pakistan, des organisations qui relèvent du code pénal ne peuvent plus être sérieusement affrontées qu’avec des moyens militaires. Depuis 2001, la mouvance jihadiste a déjà mué plusieurs fois, perdant son centre (AQ core) au profit d’affidés innovants (Irak, Yémen, Algérie et Sahel, Somalie/Kenya), suscitant des vocations, déléguant à de brillants héritiers en Asie centrale le soin d’avancer et de promouvoir le jihad. En Europe, les réseaux structurés ont disparu, remplacés par des individus isolés agissant sur ordre ou des cellules autogénérées saturant les défenses. Jihad global et jihad local sont plus que jamais imbriqués, et les polémiques religieuses qui n’agitaient avant que les révolutionnaires du vendredi sont désormais reprises et alimentées par des salafistes de plus en plus audacieux, qui sont la dernière étape avant le terrorisme.

Posons la question brutalement. Sommes-nous en mesure de répondre à ces nouveaux défis ? L’expertise française existe-t-elle toujours ? Il est permis d’en douter.

Comme aux Etats-Unis depuis 2001, le terrorisme est devenu un enjeu industriel et administratif. Les logiques d’appareils ont remplacé, dans bien des cas, l’accomplissement de la mission. L’acharnement avec lequel les anciens de la ST étouffent toute velléité de recréer de véritables RG illustre à merveille, en plus de certitudes pourtant démenties par les faits, la survivance de rivalités d’un autre âge. Les auteurs du rapport sur l’affaire Merah (téléchargeable ici) l’ont écrit, certes très poliment, mais ils l’ont écrit quand même : perte de compétences, mauvaise coordination, manque de formation, absence de confiance, etc. Le constat est désastreux, et force est de constater que si les uns et les autres avaient passé plus de temps à travailler au lieu de regarder chez le voisin s’il a plus de primes ou de RTT, certaines dérives auraient pu être arrêtées. Ce n’est pas le tout, de vouloir le pouvoir, encore faut-il avoir les épaules.

Les temps sont durs, Camille.

Avoir définitivement mis la main sur la lutte contre le terrorisme aurait dû donner aux grands vainqueurs de cette lutte de vingt ans une autre attitude, plus responsable. Hélas, certains restent manifestement tributaires du travail des autres, en France comme à l’étranger. Le temps des sources humaines intelligemment recrutées et correctement traitées est bien passé de mode, et on s’appuie, toujours plus, sur le bon vouloir de grands alliés. Ailleurs, dans d’autres services, la mécanique administrative s’est emballée, et comme elle ne tournait déjà pas bien, vous imaginez son état. Les indicateurs, les tableaux de bord, les réunions de comptables ont remplacé le cœur du métier. Comme au temps béni, non pas des colonies mais de l’Union soviétique, l’administration passe plus de temps à se contrôler elle-même qu’à agir.

Il a été révélé récemment que les structures de coordination mises en place dans l’Empire après le 11 septembre produisaient essentiellement des foutaises. D’un strict point de vue technique, cette découverte n’a rien de surprenant et est même plutôt logique. Engagé dans un conflit mondial, enseveli sous sa propre puissance, l’Empire a multiplié les agences et les intiatives, alourdissant du même coup sa communauté du renseignement. Le récit de la traque d’OBL par Peter Bergen, par exemple,  met en scène une petite équipe d’acharnés, soutenue par des moyens colossaux. L’expérience montre qu’il vaut mieux une poignée de gros cerveaux qu’une pléthore de cerveaux médiocres, ne serait-ce que pour des raisons d’organisation.

La croissance trop rapide d’une structure met celle-ci en danger : elle se fragilise, elle risque de se disperser, de perdre de vue ses missions, son premier métier. Comment intégrer des contingents de jeunes cadres, auxquels, en plus, des recruteurs ont vendu du glamour et de la gloire alors qu’il s’agit d’abord de remuer la boue et de recoller des milliers de morceaux ? Croyez-moi, ça ne se passe pas si bien, et avoir décidé de n’embaucher que des forts en thème quand le Quai, de son côté, réduisait sa voilure, a conduit à bien des erreurs d’orientation. Et le problème est voisin s’agissant des officiers. On trouve dans certains couloirs une telle proportion de jeunes brevetés de l’Ecole de guerre qu’on a l’impression de visiter un état-major de force. Brillants civils comme militaires, tout le monde attend une carrière, des promotions, des missions. Le hic, c’est que beaucoup de ces beaux esprits sont trop pressés. Dans le renseignement, ça n’est vraiment pas une qualité.

La course à la production, de notes, de dossiers, d’opérations (appelons ça comme ça, par charité chrétienne), la crainte permanente, si caractéristique du ministère de la Défense, de déplaire ou de faire une boulette paralyse un système qui, de toute façon, n’aime guère les pensées hétérodoxes – mais qui survit grâce à elles. Face à cette lourdeur, face à ce centralisme démocratique que Staline a sans doute volé au génie français, il était naturel que le ministère de l’Intérieur sorte grand vainqueur d’une confrontation de méthodes, mais aussi de réseaux et de personnes.

La pensée est donc sclérosée. Les liens entre les services et le monde universitaires sont ténus, incomplets. Les grands penseurs que nos dirigeants politiques adoubent ou flattent dans les salons de la République, malgré leur ignorance crasse des réalités du jihadisme, sont plus écoutés que les analystes des services spécialisés. Et ces derniers n’ont ni le temps ni l’envie d’aller écouter un conférencier ou de lire les actes d’un colloque. Sans parler du mépris des uns envers les autres, constant, solide, porté comme une médaille.

Du coup, qui réfléchit VRAIMENT ? Qui discute encore du terme de « guerre », sinon ceux qui répètent les lieux communs du moment en espérant obtenir des postes, ou ceux qui, n’ayant jamais rien compris, ne comprennent toujours rien ? La guerre ne serait-elle, immuablement, que le choc dans une plaine ou un bras de mer de deux formations militaires pareillement organisées ?

Qui, donc, dans ce pays envisage le phénomène de l’islam radical combattant dans sa globalité, des poussées salafistes en Tunisie, en Libye ou en Egypte aux maquis caucasiens en passant par l’irrédentisme du sud de la Thaïlande, le Sahel ou la mystérieuse Asie centrale ? Depuis 2001, la doctrine française n’a pas évolué, et seuls les textes répressifs se sont, certes utilement, étoffés. La seule évolution visible a été la fusion entre les RG et la DST, dont on a pu mesurer l’extrême efficacité à Toulouse au printemps.

Y a-t-il une doctrine ? Une stratégie ? Nationale ? Internationale ? Des relais ? Une offensive médiatico-intellectuelle conçue sur plusieurs années pour détacher du jihadisme une population qui trouve dans cette idéologie, que ça plaise ou non, des réponses ? Entre angélisme et racisme, entre orientalisme dévoyé et pains au chocolat populistes, qui se lance ? Qui écrit des notes désagréables à nos chefs ? Les liraient-ils, de toute façon ? Nous avons cru compenser notre incapacité à nous adapter à l’adversaire par un accroissement des moyens. L’ennemi s’est déplacé, a pris des coups, s’est adapté, et il a su rebondir avec une agilité qui nous était désormais interdite par notre montée en puissance. Je crois, plus que jamais, à l’articulation entre les services clandestins et judiciaires. Je crois à l’importance de l’action légale et à la nécessité de l’action illégale, je crois au soft power et aux raids de drones, je crois qu’il faut avoir une doctrine mais pas de dogme, je crois aux forces spéciales de l’analyse, à ces policiers, espions, diplomates, militaires, universitaires, qui ruent dans les brancards, et je crois au besoin impérieux d’avoir des chefs qui n’ont pas peur et qui ont des convictions. Forcément, donc, je n’ai pas d’espoir.

« It was fun for a while » (« More than this », Roxy Music)

Bravo. Moi, je dis bravo. Et je m’incline. Notre septième concitoyen capturé le 20 novembre au Mali, cette fois par le MUJAO – qui N’EST PAS UNE DISSIDENCE D’AQMI – est là pour confirmer l’extrême pertinence de la stratégie française contre les jihadistes au Sahel. Manifestement, les petits gars d’AQMI et leurs alliés ne sont pas vraiment impressionnés par les déclarations martiales de notre Président, mais, comme ils ne sont pas non plus tombés du dernier drone, ils font tranquillement croître leur cheptel de Français. Du coup, ils peuvent se sentir libres d’en liquider un, histoire de montrer à la France qu’ils ne se laisseront pas faire, un peu comme des John McLane du jihad annonçant, moqueurs : Maintenant, j’ai une arme !

Oui, je sais, la déception est terrible. Nous qui pensions que les menaces allaient suffire, nous qui étions certains que la force de nos convictions laïques et progressistes allait contraindre l’ennemi à se rendre sans combattre, nous voilà obliger de passer à l’acte. Sauf que voilà, finalement, ça n’est pas si simple, et puis on n’en a pas tellement envie. A force de fréquenter certains cercles bien connectés, j’en viens même à me demander si nous avions vraiment prévu de combattre. Mais quand on voit la fermeté avec laquelle ce pays est dirigé, tous les doutes sont permis.

Pourtant, à bien y regarder, le ridicule achevé de la situation n’a rien de bien surprenant, et paraît même cruellement logique. En avril dernier, j’ai longuement présenté, de mon humble point de vue, les origines de la crise que subissent les habitants de la région, avant, car je suis la proie des idées fixes, de revenir sur nos projets d’intervention puis d’en préciser les risques. Il y a encore un mois, je fondais mes quelques remarques sur la certitude, bien naïve, que nous savions où nous allions, à peu près de quelle façon et avec quels moyens, que toutes les remarques agressives de nos dirigeants étaient le reflet d’une ferme résolution, et que la guerre que nous annoncions sur tous les tons « dans les prochaines semaines » allait exprimer la volonté de la France (ici, adopter un ton solennel).

Après tout, quand on pointe du doigt, depuis le printemps, des ennemis, et qu’on annonce qu’on est en train de monter une coalition pour les déloger du Nord Mali, on est en droit d’espérer qu’il ne s’agit pas que de rodomontades. Parce que, en face, les méchants garçons d’AQMI et consorts, ils sont vraiment méchants. Et ils n’ont aucun humour. Quand on leur dit qu’on va les ratiboiser, ces imbéciles le croient et, forcément, parce qu’ils ont leur petit orgueil, ils se formalisent.

Pensez donc. Pendant quinze ans ou presque, ils ont bâti leur domaine, défiant les puissances régionales (question : l’Algérie est-elle une puissance régionale ? Vous avez trois heures), fragilisant les Etats du champ, s’alliant avec leurs camarades de jihad en Somalie, au Nigeria, jusqu’au Yémen, accompagnant la résurgence de réseaux terroristes en Tunisie ou en Libye. Pendant quinze ans, on les a scrutés, suivis, étudiés, on a payé des rançons et fait libérer quelques nuisibles avant de, soudainement, en juillet 2010, tenter d’en corriger quelques uns. On a même essayé, en janvier 2011, de libérer par la force deux jeunes hommes enlevés au Niger. Malgré le bilan dramatique de ces deux actions, je reste, par ailleurs persuadé qu’il vaut mieux avoir essayé et n’avoir pas pu plutôt qu’être resté paralysé par les doutes, puis les remords.

Discrètes avant les élections présidentielles, les autorités françaises, après le changement de Président puis de majorité, ont paru d’un coup pleines d’allant. Très vite, des constats sévères ont été faits par les ministres concernés, et par le chef de l’Etat lui-même. On a parlé de solution militaire, d’intervention inévitable, de soutien français. On a commencé, dès juillet, à bâtir une coalition avec les Etats de la région, à étudier des plans de bataille, à recenser les moyens et à préparer une validation internationale.

A Paris, il ne faisait de doute pour personne que les forces françaises en seraient, au moins pour le ciblage, l’accompagnement des unités africaines affectées à l’opération par la CEDEAO, et sans doute quelques frappes précises contre des émirs, sans parler des otages.  La presse spécialisée et quelques blogs de référence ont opportunément diffusé des détails sur nos unités déployées sur place depuis des mois. Dès juillet, il m’avait été dit que la reconquête du Nord Mali serait « notre prochaine guerre », mobilisant hommes, moyens, argent. Les hommes de l’art évoquaient des actions spéciales, des opérations audacieuses, celles qui ont fait la réputation de l’armée française.

Et puis, sournoisement, le ton a changé. Alors que l’Empire, échaudé par l’attentat du 11 septembre contre son consulat à Benghazi, changeait de posture et décidait enfin, après des années d’hésitation, d’y aller, la France semblait mollir. « Pas de troupes combattantes », a-t-on entendu. « Que des unités africaines », a-t-on précisé. Puis, on a accéléré le processus diplomatique et militaire, on a tenu la main de nos partenaires africains aux Nations unies, on a obtenu de haute lutte un peu plus de 3.000 hommes et on s’est laissé aller à confier que l’opération aurait lieu rapidement. Dont acte.

Dès juillet, Laurent Fabius a, fort justement, qualifié les terroristes d’AQMI d’ennemis. Au mois de novembre, au cours de sa conférence de presse, le Président a clairement indiqué que « notre sécurité [était] en jeu ». Quelques jours avant, son ministre de la Défense, M. Le Drian avait indiqué qu’il n’y aurait pas d’appui aérien de la part de la France au profit de la coalition africaine. Du coup, un esprit fragile comme le mien s’est troublé. AQMI et ses alliés sont des ennemis, une menace directe, mais on ne les combattra ni au sol ni dans les airs ? Donc, seulement du renseignement, de l’accompagnement et du travail d’état-major ? Peut-être aussi un concours de poésie au mess ? Non ? Tant pis, ça aurait eu de la gueule, autour du feu de camp, un peu de Rimbaud.

Alors ? Alors, la France, soucieuse de ne pas apparaître comme une nation impérialiste, désireuse de ne pas attiser les tensions avec l’Algérie (qui est un des nœuds du problème) se tourne vers ses partenaires africains et leur dit, en substance : Les amis, on a un problème, une bande de débiles nous enlèvent des gars et menacent nos ambassades, mais on n’ose pas aller les corriger et donc, bande de petits veinards, vous allez faire le boulot pour nous. Non, ne nous remerciez pas, c’est tout naturel. Comment, avec quels moyens ? Allons, ne faites pas les mijaurées, ça va bien se passer. Du soutien ? Vous n’y pensez pas…

En fait, la France ne veut pas jouer les puissances impériales – et de toute façon, elle aurait du mal, dans son état – mais elle force quand même la main de pays parmi les plus pauvres du monde pour aller castagner des terroristes qui vivent à la dure depuis vingt ans. Question impérialisme à peine assumé, ça se pose quand même là. Et l’issue fait frémir.

Pas de troupes combattantes, pas d’appui aérien. Soit. Et en face ? Environ 3.000 hommes plus ou moins motivés, dont un millier de vraiment sérieux selon les estimations de Washington. Mobiles, aguerris, disposant de soutiens locaux. Face à eux, entre 3.000 et 5.000 soldats africains pas motivés, mal armés, mal commandés, pas habitués à travailler ensemble, sans moyens aériens corrects, sans réelles capacités de coordination. Un observateur délicieusement ironique faisait remarquer, cet après-midi sur Twitter, que l’armée yéménite avait engagé près de 45.000 hommes contre AQPA, et que les 5.000 soldats de la CEDEAO n’allaient pas peser lourds face aux terroristes. Bon, moi, je dis ça, j’espère évidemment me tromper, mais quand j’entends que certains colonels, habitués de nos opérations africaines, pensent que les jihadistes seront balayés comme l’ont été les milices ivoiriennes, je suis bien obligé de me dire que le mur s’approche à grande vitesse. Il va y avoir des réveils pénibles.

J’ai déjà présenté les risques liés à cette nécessaire intervention, et les actions à entreprendre. Plus d’un mois après cet article, il semble que la France soit de moins en moins décidée à s’engager directement dans une guerre dont toute la région se passerait volontiers, et qui va être menée, de son propre aveu, pour défendre ses intérêts. Les actions à entreprendre ont-elles été entreprises ? Hélas non.

La coalition régionale n’est toujours pas convaincante. Le calendrier voulu par les états-majors parisiens (d’ici le printemps 2013) semble intenable sans une implication directe de nos forces. Selon Romano Prodi, envoyé spécial de l’ONU pour la région, une offensive pourrait même ne pas avoir lieu avant l’automne 2013… La sécurité dans les Etats voisins de la crise est toujours illusoire : enlèvement de six humanitaires au Niger en octobre, enlèvement d’un Français au Mali à quelques centaines de kilomètres des frontières mauritanienne, sénégalaise et burkinabée, arrivée de volontaires jihadistes, etc. On le voit, tout va bien.

Et à Paris ? A Paris, il se murmure que les administrations ne se parlent pas, que ceux qui savent ne veulent pas y aller, et que ceux qui vont peut-être y aller n’en savent pas assez pour le faire dans de bonnes conditions. Il paraît même qu’il existerait des difficultés de coordination, mais il s’agit sans doute de calomnies. Ça n’est vraiment pas le genre, en France. Il paraît qu’il y a un ambassadeur chargé du Sahel, mais il semble aussi performant à son poste qu’il l’a été au Caire, en 2011, lorsqu’il minimisait le poids des Frères musulmans. Une épée, quoi.

Comme à son habitude, la France a confondu la puissance de ses principes et la justesse de sa cause avec les moyens nécessaires à leur défense. Mieux, une fois de plus, un pouvoir politique se trouve pris de vertige quand il doit tenir ses engagements (on me dit dans l’oreillette que ça n’arrive pas qu’au Sahel, mais passons.). Dans un tel cas de figure, un Etat désireux d’intervenir a le choix entre menacer et mobiliser à son rythme, ou ne pas prévenir et frapper. Nous ne pouvions frapper au printemps, pour des raisons aussi bien politiques qu’opérationnelles. Il nous restait donc à mobiliser avec le calme qui sied aux vraies puissances, sans déclaration à l’emporte-pièces, sans vocifération vengeresse, avec la certitude que le choc allait intervenir.

Nous avons fait, avec ce talent si gaulois, tout le contraire. Après avoir menacé, après avoir – sans l’avouer, à la différence des véritables puissances – abandonné nos otages, après avoir créé une coalition à notre service, nous semblons réaliser que l’affaire est délicate. Les services de sécurité des pays qui bordent le futur théâtre des opérations se tiennent-ils prêts à réaliser des arrestations préventives quand les combats auront commencé ? En sont-ils même capables ? Avons-nous un discours explicatif destiné aux populations locales et pas à nos partenaires de New York ou Bruxelles ? Avons-nous conscience que l’implication de l’Union européenne, au Niger et bientôt au Mali, crée de la complexité diplomatico-administrative et expose d’autres Occidentaux à des enlèvements, pour un apport opérationnel faible ? Avons-nous conscience que la faiblesse de nos moyens est ridicule ? Que nos pudeurs de jeune fille nous fragilisent ? Je souhaite naturellement me tromper, mais on ne voit pas pourquoi les terroristes qui détiennent sept de nos concitoyens n’en liquideraient pas un, disons fin décembre, pour nous signifier toute la crainte que leur inspirent les déclarations de notre Président.

Déclencher une guerre, c’est démontrer sa volonté, celle de compter les cadavres, dans son camp comme dans celui d’en face. Déclencher une guerre, c’est avoir conscience des enjeux, c’est avoir conscience des risques, c’est avoir conscience des défis qui se présenteront après les combats. Déclencher une guerre, c’est se dire qu’on est capable de durer.

Je crois profondément que cette guerre est nécessaire, mais je commence à me demander si elle va être correctement menée. Je me demande même si elle est correctement conçue. Pour tout dire, j’ai l’impression que comme à son habitude la France, en déclenchant une guerre, ne va pas projeter sa volonté mais au contraire sa faiblesse.

Si on me cherche pour m’arrêter, je suis au bar.

« What else was there for me to do but cry? » (« (Marie’s the name) His latest flame », Del Shannon)

Il y a quelque chose d’infiniment gênant à voir agoniser un peuple vaincu. Et il y a quelque chose d’agaçant à voir certaines réactions, dans les deux camps. Quant aux commentaires publiés ici ou là, ils confirment surtout que personne ne réfléchît plus froidement, comme si nous étions entrés dans une ère où seules les passions prévalent.

A quoi assistons-nous, en vérité ? A un conflit colonial de basse intensité, qui dure depuis des décennies et dont les vainqueurs et les vaincus sont connus depuis le début. Je pense profondément qu’Israël a le droit de vivre en paix, et je trouve légitimes les aspirations qui ont conduit à la fondation d’un foyer national juif, puis à celle de l’Etat hébreu. Et je pense tout aussi profondément que les Palestiniens ont le droit de vivre en paix au sein d’un Etat. Cette position est naturellement parfaitement schizophrène, mais le Moyen-Orient rend fou les Occidentaux…

Le processus de paix a été un rêve, porté par des hommes d’exception, dans un contexte historique qui enflammait les imaginations et nous enivrait des possibles qui s’offraient. Mais les radicaux ont besoin des radicaux, et l’assassinat de Rabin, la montée des extrêmes en Israël et dans les Territoires, le besoin viscéral de Damas et de Téhéran de s’appuyer sur des mouvements extrémistes alliés en Palestine, tous ces facteurs ont balayé les espoirs en quelques mois. Et il y a la logique historique. Car si l’Histoire ne se répète pas, elle nous donne des clés pour comprendre. En Palestine, en Judée, quel que soit le nom qu’on donne à cette terre trois fois sainte et manifestement maudite, Israël a gagné parce qu’il n’a jamais dévié de son but, n’a jamais renoncé, a toujours fait front. Et les Palestiniens ont perdu parce qu’ils ont été trahis, manipulés, divisés par les Etats arabes qui ne les ont jamais soutenus mais les ont toujours utilisés. Irak, Syrie, Egypte, Libye, Iran : qui n’a pas eu son groupe palestinien, nécessairement plus résistant que les autres, évidemment plus intègre, plus pur, meilleur socialiste, meilleur musulman que celui du voisin ?

Disons-le tout net, la défense sacrée de la Palestine et sa libération ne sont que des farces mises en avant par des régimes confits dans leur cynisme qui n’agitent le malheur des Palestiniens que pour canaliser la colère de leur propre peuple et faire oublier l’étendue de leurs échecs. Défaits en 1948, avertis en 1956 à Suez, balayés en 1967, vaincus en 1973 – sans parler de la correction infligée à la seule Syrie en 1982, les Etats engagés dans la défense de la Palestine ont brillé par leur incompétence. En France, nous savons bien que le seul courage ne fait pas gagner les guerres…

La politique de colonisation israélienne est logique, elle a été annoncée, elle repose sur l’idéologie qui a présidé à la création du pays, elle est systématique, elle est menée avec constance et elle ne s’arrêtera pas, en particulier parce que les terres colonisées sont autant de gages territoriaux à négocier si le vent devait tourner.

Et elle ne s’arrêtera pas parce qu’elle est victorieuse, et qu’on n’a jamais vu un colonisateur victorieux faire preuve de retenue. On pourrait disserter sans fin du poids déterminant de l’Empire, de la lâcheté insigne de l’Europe, du jeu trouble de la Russie, de la fascinante incapacité arabe à monter des coalitions sérieuses et des projets politiques, mais on ne discute pas de la couleur du ciel ou des points cardinaux. C’est comme ça. On peut se lamenter, pester, mais c’est cuit.

Devant l’inéluctabilité de la conquête israélienne comme devant leurs épouvantables conditions de vie ou leur isolement, les Palestiniens sont à la merci des pires idéologies, et ils sont naturellement tentés par la violence. Les attentats commis jusqu’à l’érection de la barrière de séparation  et les tirs de roquettes depuis ne sont que des piqûres d’insectes, au bilan, certes tragique, mais finalement gérable. Le fait que ces tirs soient dirigés à l’aveugle vers des zones civiles en fait des actes de terrorisme, même s’ils s’inscrivent dans une stratégie de résistance. Mais comme je me suis épuisé à l’expliquer pendant des années, la résistance est une démarche politique, tandis que le terrorisme est une tactique. On pourrait aussi bien résister en menant des grèves de la faim ou en inondant le monde de films ou de livres.

Israël est un Etat occidental, ou en partie occidental, engagé dans une entreprise de colonisation. A ce titre, au début du 21e siècle, cinquante ans après la vague des indépendances, il fait figure d’anomalie, mais le souligner ne change rien aux faits. Face à un adversaire vaincu, cet Etat occidental, développé, démocratique, dont les dirigeants vont parfois en prison et dont la justice est indépendante, ne peut pas faire montre de la même brutalité que d’autres, il y a cent ou cent cinquante ans, et il ne peut pas non plus parachever rapidement sa conquête. On est loin des menées françaises, belges ou britanniques en Afrique, et de leur violence aveugle, et c’est cette lenteur qui rend l’agonie palestinienne si insupportable. Elle contraint également les dirigeants israéliens, qu’il est absolument indécent de comparer, comme le font les crétins, à certains responsables politiques européens du 20e siècle, à une certaine mesure opérationnelle. J’invite les esprits les plus curieux à reprendre les données de la prise de Falloujah, en 2004, ou de la seconde bataille de Grozny, en 1999/2000, pour mesurer quelles pertes humaines peuvent provoquer des unités modernes. Quoi qu’on dise, le conflit israélo-palestinien, malgré sa très forte charge émotionnelle, est peu meurtrier – mais les morts sont toujours de trop, surtout quand il s’agit d’enfants.

Face à une résistance qui ne peut que pratiquer le terrorisme puisqu’elle est incapable de conduire des actions conventionnelles, Israël pratique la prévention par des actions ciblées plutôt précises et doit, de temps à autre, intervenir plus massivement quand la menace est insupportable. Mais la menace représentée par le Hamas n’est pas insupportable comme peuvent l’être des raids aériens ou des déboulés de chars, et elle ne remet pas en cause l’existence de l’Etat hébreu. La menace représentée par le Hamas est insupportable comme le sont des attentats à Paris : il s’agit d’actes de terrorisme qui visent à faire peser sur la population civile une pression qui doit au moins autant à l’irrationalité qu’à la réelle valeur militaire des roquettes.

Les frappes lancées le 14 novembre dernier, qui ont fait suite à des raids ponctuels, sont donc d’abord une réponse militaire à un problème sécuritaire, déjà en partie géré par le système Iron Dome. Il s’agit de casser l’appareil militaire du Hamas et, évidemment, de démontrer la volonté de s’attaquer militairement à une menace, malgré l’inévitable réprobation internationale. Il s’agit aussi, évidemment, d’envoyer un message au Qatar, à l’Egypte, et aussi de favoriser l’émergence de nouveaux responsables palestiniens encore plus radicaux.

La disproportion des moyens est fascinante à observer, de même que la différence entre les bidonvilles d’où partent les roquettes et les villes en pleine croissance où elles tombent – parfois. Mais Israël est un Etat occidental, disais-je, et sa population n’accepte plus la glorieuse incertitude de la vie – et encore moins de la conquête et de la colonisation. Du coup, malgré toute la sympathie que je peux nourrir pour Israël, je suis bien obligé de repenser aux dernières révoltes indiennes contre l’Empire, à la fin du 19e siècle, lorsque des unités de cavalerie ont défait, sans pitié, des tribus de vieillards brisés et de jeunes hommes désespérés. C’est pas joli joli, les gars.

A la différence des Indiens des plaines, pourtant, les Palestiniens ne sont pas seuls. Assiégés, oui, sans aucun doute, mais pas seuls. Et on en revient à cette malédiction moyen-orientale qui veut que depuis près de mille ans les Arabes se divisent et se déchirent. Repensez à l’Europe sortant du Moyen-Age, repensez à ces Etats modernes tentant de soumettre des duchés et des princes. Le Moyen-Orient n’est pas autre chose, qu’un continent toujours pas à parvenu à une véritable maturité politique, et dont les dirigeants n’ont longtemps été que de sales gamins essentiellement occupés à faire des vacheries à leurs voisins tout en enrichissant leur clan au lieu de construire des Etats modernes et stables. On verra ce que donneront les nouveaux leaders islamistes.

Reste l’entêtante question de la perception de ce conflit, et de son bilan. Loin de moi l’idée d’établir des classements entre tueries, mais force est de constater qu’on tue assez peu en Palestine, surtout si on regarde vers l’Irak ou la Syrie. Et je ne parle même pas du Darfour. Selon les estimations habituellement retenues, 13.000 Palestiniens seraient ainsi morts dans les combats avec Israël entre 1948 et 1996 (ici), ce qui doit nous donner un peu moins de 16.000 morts à ce jour. Pour mémoire, lors de Plomb durci, décembre 2008/janvier 2009, plus de 1.300 personnes sont mortes à Gaza. C’est évidemment horrible, et intolérable, mais les accusations de génocide proférées par pas mal de gens sont tout simplement intolérables. En Syrie, le président El Assad, défenseur bien connu de la Palestine, mène une répression qui a, en en 20 mois, tué 39.000 personnes…

Aux ignorants, et aux pauvres imbéciles qui parlent de génocide, je ne rien peux que conseiller que la lecture de quelques récits de rescapés de la Shoah, du génocide arménien, de la conquête du Mexique par les Espagnols, du génocide rwandais, voire de la famine en Ukraine. Mais l’époque n’est pas à la subtilité ou à la rigueur. Le moindre film comique à succès est qualifié de génial, et chaque tuerie devient un génocide. Sauf que non, justement. La politique israélienne est loin d’être satisfaisante, mais la comparer à la Shoah relève d’un raisonnement d’une rare obscénité qui rend inaudibles ceux qui le tiennent – sans parler du fait qu’on les méprise.

Il me vient, pour finir – puisque mes invités m’attendent et que je dois quitter la cuisine, deux réflexions. La première est que la mansuétude dont font preuve à l’égard du président soudanais, en comparaison, un grand nombre de citoyens du monde arabe est troublante. Comme si voir tuer des Africains animistes était bien plus supportable que voir tuer des Palestiniens. Pourtant, les amis, si vous voulez un génocidaire, mis en examen par la CPI, le président El Bechir est votre candidat. Je ne sais pas si c’est du racisme, mais les commentateurs qui se répandent en invectives au sujet du deux poids/deux mesures feraient bien d’y réfléchir.

La seconde réflexion est que cette opération israélienne, par la supériorité militaire qu’elle démontre (qui possède un système comparable à Iron Dome ?) et par son impunité diplomatique (induite) ne fait que renforcer ce profond sentiment d’humiliation, de domination et d’oppression que ressent le Moyen-Orient depuis des siècles, et que la dernière décennie n’a fait que confirmer. En affirmant aujourd’hui que le but de l’attaque en cours était de « renvoyer Gaza au Moyen-Age » (ici), le ministre de l’Intérieur israélien, Eli Yishai, montre qu’il vaut à peine mieux que les chefs du Hamas. Il montre aussi qu’on peut dire en public des choses qu’on ne confie d’habitude que dans les boxons à une gagneuse fatiguée. Il laisse enfin à penser à ceux qui n’attendaient que ça qu’Israël a tort de se défendre.

Une fois de plus, alors que le silence de l’Europe récemment nobélisée est une honte, c’est à un concours de bêtise que nous assistons. Et ce sont toujours les mêmes dont on ramasse les corps dans les rues ou les jardins.

Peace through superior fire power

James Cameron est le cinéaste du chaos industriel. Dès son deuxième film (Terminator, 1984, Grand prix du festival d’Avoriaz), il expose sa vision d’un futur proche où le monde dévasté par une guerre nucléaire serait dominé par des robots guerriers. Terminator est un choc visuel, un film novateur qui remet en cause la confiance aveugle que l’Empire triomphant place dans sa toute puissance industrielle et technologique. Interprété par Arnold Schwarzenegger, qui vient de triompher dans Conan le Barbare (1982, John Milius) puis Conan le Destructeur (1984, Richard Fleisher), le film de Cameron donne sa chance à Michael Biehn, qui va devenir son acteur fétiche.

Le triomphe commercial et critique de Terminator, considéré comme un des films de SF les plus influents de l’histoire du genre, permet à son réalisateur de s’attaquer à la suite d’Alien (1979, Ridley Scott), un autre monument. Déjà culte, le film est considéré comme une œuvre indépassable, tant par sa distribution (Tom Skerritt, Sigourney Weaver, Harry Dean Stanton, Veronica Cartwright, Yaphet Kotto, Ian Holm, John Hurt, quand même !) que par sa mise en scène virtuose et ses innovations visuelles. Cameron, en 1986, alors que le cinéma hollywoodien s’est lancé dans une pénible série de films d’action, abandonne les ambitions de Scott et imprime sa marque. Pas de virtuosité, mais des moyens.

 

Aliens (1986) est un film long, (2h17) qui, comme souvent chez Cameron, se caractérise par une patiente mise en place. Ellen Ripley, qui a survécu à sa rencontre avec la créature du premier film, accepte, après bien des hésitations, d’accompagner sur une planète récemment colonisée un détachement de colonial marines chargé de rétablir le contact avec une implantation qui ne répond plus. Ripley, persuadée de trouver sur cette planète des représentants du monstre qui a décimé son équipage, se mêle donc à cette patrouille de soldats.

De fait, Cameron, suivant les règles du survival movie que j’ai déjà évoquées ici et  , ne réalise pas tant un film de SF qu’un authentique film de guerre. Les colonial marines de l’USS Sulaco se lancent dans l’exploration et la reconquête de la base manifestement abandonnée, et le cinéaste nous sert, sciemment, tous les clichés qui collent à l’armée impériale depuis le Vietnam, voire depuis bien plus longtemps.

Suréquipés, surarmés, peu disciplinés, grandes gueules, les marines veulent en découdre et s’ils écoutent leur sergent ils n’ont que mépris pour leur jeune officier, nerveux et inexpérimenté. Dans cette troupe d’élite, on répond à ses supérieurs, on porte des bandanas, on discute les ordres, et on n’est là que pour la castagne.

A cet égard, Aliens, qui est un sommet dans son genre, fut acclamé par les amateurs de ces films où on vide encore plus de chargeurs que de canettes, et on put y voir une ode à la toute puissance de feu. Pourtant, et malgré leurs armes et leur équipement, les marines sont impitoyablement décimés, et c’est encore une fois Ripley, qui à l’aide d’une machine, vient à bout d’une dernière créature.

La vision qu’a James Cameron des space marines est celle de combattants à peine mieux équipés que leurs camarades terriens, tout comme Paul Verhoeven dans son Starship troopers (1997), d’après Robert Heinlein. Et de fait, on est loin des soldats du futur, en armure, que décrit Michel Goya ici et dont les plus grandes déclinaisons sont données depuis 1977 par George Lucas dans l’univers de Star Wars.

Dans Aliens, comme plus tard dans Abyss (1989, encore avec Michael Biehn), Terminator 2 (1991), ou Titanic (1997), James Cameron décrit la lutte des hommes contre des machines hostiles ou contre des mécanismes incontrôlables.

 

 

Mais dans Aliens, James Cameron, mieux que Scott qui s’était livré à un brillant exercice de style, raconte l’histoire d’une espèce prédatrice, les hommes, confrontée, pour la première fois depuis des millénaires, à des prédateurs qu’elle ne peut vaincre qu’en se détruisant elle-même. Cette idée sera largement explorée par David Fincher (Alien 3, 1992) puis Jean-Pierre Jeunet (Alien: resurrection, 1997), mais sans que ces-derniers, malgré leur talent, ne parviennent à atteindre la perfection visuelle de Ridley Scott ou la démesure de James Cameron.

 

Près de trente ans après, Aliens est surtout une magistrale anticipation des guerres que mène désormais l’Empire, dans des compounds dévastés, contre des ennemis innombrables et invisibles que la simple puissance de feu ne parvient pas à abattre durablement. Tout reste alors question de volonté.

Cette nuit glacée va tous nous changer en idiots et en fous

Dans l’histoire du cinéma comme dans celle de la peinture, on compte des maîtres, des petits et des  grands. Akira Kurosawa, à l’instar de son ami Francis Ford Coppola, de Jean Renoir, d’Howard Hawks, d’Ingmar Bergman, ou de Federico Fellini, compte sans nul doute parmi les plus grands maîtres du 7e art.

Récompensé à de multiples reprises (Lion d’Or à Venise en 1951 pour Rashômon, Lion d’Argent en 1954 pour Les sept samouraïs, Prix Spécial du Jury à Berlin la même année pour Vivre, Ours d’Argent à Berlin en 1957 pour La forteresse cachée, Prix de l’Organisation Catholique Internationale du Cinéma/OCIC à Venise en 1965 pour Barberousse, Palme d’Or à Cannes en 1980 pour Kagemusha, l’ombre du guerrier, Oscar d’honneur en 1990, etc.), Kurosawa s’est rapidement imposé comme un cinéaste à la fois héritier de l’art dramatique japonais et porté vers l’universalité. Ses films, qui ont inspiré les plus grands cinéastes, dénotent une vision cruellement lucide de l’humanité et il est considéré comme le plus grand artiste japonais du 20e siècle.

 

 

A plusieurs reprises au cours de sa carrière, Akira Kurosawa a montré avec flamboyance, mais sans ostentation, l’art de la guerre du Japon féodal. Et si la guerre n’a jamais été au centre de son œuvre, elle a régulièrement servi de toile de fond à ses fresques ou à ses portraits, toujours teintés d’un profond pessimisme.

A deux reprises, il a porté Shakespeare à l’écran – comme c’est brillamment rapporté ici par Critikat.com. En 1957, Le château de l’araignée est inspiré de Macbeth (1623).  En 1985, Ran est l’adaptation du Roi Lear (1606). Et nombreux sont ceux qui estiment, apr ailleurs, que Les salauds dorment en paix (1960) puise sa source dans Hamlet (1603). Quoi de plus logique, finalement, qu’un des plus grands auteurs dramatiques de l’Histoire ait nourri l’oeuvre d’un cinéaste tout aussi ambitieux et tout aussi universel ?

En 1980, Kagesmusha – L’ombre du guerrier, produit par George Lucas et Francis Ford Coppola, remporte à Cannes, ex-aequo avec Que le spectacle commence, de Bob Fosse (All that jazz, 1979), une Palme d’Or qui récompense la maîtrise formelle atteinte par le cinéaste japonais.

Ran suit Kagemusha de cinq ans, et se révèle être un film encore plus abouti, mêlant dans de somptueux décors naturels scènes de bataille hollywoodiennes et scènes intimes dont la mise en scène doit tout au théâtre traditionnel japonais. Les critiques considèrent d’ailleurs qu’il s’agit du plus grand film réalisé par Kurosawa, sommet indépassable de la fresque tragique à la subjuguante beauté, pour lequel il n’obtiendra cependant pas de nouvel Oscar en raison d’obscures complications administratives, mais qui sera quand même présenté à Cannes, hors compétition.

Le cinéaste expose dans Ran son profond pessimisme et utilise, en la simplifiant, la trame du chef d’œuvre de Shakespeare. Au 16e siècle, un grand féodal japonais, Hidetora Ichimanji, parvenu au faîte de sa puissance et voyant la fin arriver, décide de répartir entre ses trois fils ses possessions, et de confier la tête du clan à son aîné.

Mais le plan, cyniquement accepté par  deux des enfants, est repoussé par le troisième, qui y voit la fin du clan et l’annonce de futures divisions. C’est sur ce profond désaccord que commence le film, qui n’est ensuite qu’une longue suite de cruelles et sanglantes désillusions pour Ichimonji, trahi, déçu, abandonné.

Tout est tragique, désespéré, et le film s’achève, comme la pièce, par une succession de drames à peine supportables. Kurosawa et ses scénaristes ont su tirer l’essence même de du texte de Shakespeare pour en livrer une vision visuellement somptueuse mais, paradoxalement, dépouillée. N’étant pas, loin s’en faut, un spécialiste de la chose, je me permets, à ce stade, de vous renvoyer vers ce passionnant article de la Société française Shakespeare, ainsi que vers vers ce mémoire de Jean-Baptiste Lenglet, L’expérience du désastreEtude de l’espace dans “Le château de l’araignée”, d’Akira Kurosawa.

 

 

Produit par un Français, Serge Silberman, Ran a bénéficié d’une minutieuse préparation, dont la fabrication par un artisan de centaines d’armures traditionnelles japonaises.

Manoeuvres d’infanterie, charges de cavalerie, embuscades d’arquebusiers, siège, pluie de flèches, tout y passe dans des tableaux que l’on sait composés avec une extrême minutie par le maître. Comme rarement, la guerre trouve là une représentation fascinante mais jamais complaisante, l’illustration du choc de volontés entre stratèges et le poids du chaos, du hasard, de ce que Kurosawa appelait sans doute la terrible fatalité. Fresque visuellement profondément marquée par le Japon féodal, Ran est aussi une oeuvre universelle dont le propos n’a rien à envier à nos classiques grecs, et qui ne saurait rougir de la comparaison avec la tragédie anglaise dont il s’inspire. Un authentique chef d’oeuvre, qui redonne à ce terme toute sa force.

« Can you hear the drums, Fernando? » (« Fernando », ABBA)

Le 15 septembre dernier, mes pas m’ont conduit à Meudon-la-Forêt, dans les Hauts de Seine, où je me suis négligemment mêlé aux familles et amis de nos otages au Sahel. J’ai longtemps hésité avant de me rendre à cette manifestation de soutien, mais il m’a, finalement, paru important de côtoyer les proches de nos concitoyens détenus au Mali par AQMI, aussi bien pour leur montrer mon modeste soutien que pour bien garder à l’esprit que la lutte contre le terrorisme, ou, me concernant désormais, l’étude de ce phénomène, ne sont pas des activités froides mais au contraire bien humaines.

Il faut saluer ici la présence aux côtés des familles de plusieurs élus, maires, députés et sénateurs venus pour certains de Martinique, ainsi que celle d’anciens otages, dont Hervé Ghesquière qui, toujours très marqué par sa longue captivité en Afghanistan, a prononcé quelques paroles émouvantes et nous a épargné ses récentes et peu glorieuses sorties sur l’armée française. Je précise, enfin, que toutes ces bonnes volontés agissent sans grand soutien. Les orateurs nous ont bien affirmé que des représentants des autorités françaises étaient présents, mais force est de reconnaître qu’ils ont été bien discrets. Je sais que c’est un métier, mais quand même. J’ai, par ailleurs, été frappé par le manque de moyens de ceux qui soutiennent les familles de nos otages, et j’ai ainsi appris, en bavardant avec mes voisines, que les T-shirts étaient imprimés à la maison et les flyers au bureau. Tout le monde ne peut pas avoir une carte de presse ou être l’ancienne élève d’un ex-Premier ministre. Je me comprends.

Mais c’est surtout en écoutant la porte-parole du comité de soutien aux otages du Sahel que j’ai réalisé, même si je m’en doutais, à quel point elles étaient seules, à quel point personne ne leur expliquait rien, à quel point tout cette affaire leur semblait mystérieuse – une dame manifestement exaltée évoquant même des intérêts cachés. Allons allons, il ne faut pas croire tout ce qu’on lit sur les sites des médias citoyens.

Il faut pourtant reconnaître que la mission de nos hommes politiques et autres fonctionnaires n’est pas facile. Allez donc expliquer à une femme enlevée avec son époux mais libérée seule que non seulement les terroristes ne veulent rien entendre, qu’ils vont sans doute descendre un ou deux otages pour faire bonne mesure et que de toute façon on va leur tomber dessus comme une bande d’adolescentes sur un stock de chemises de chez Hollister. Difficile de convaincre, malgré les récentes déclarations du président, que tout sera fait pour libérer les otages alors qu’on promet une mort spectaculaire à leurs ravisseurs. La méthode n’est pas vraiment conseillée par l’amicale des négociateurs (note pour demain : vérifier auprès des Russes ce qu’ils en pensent, et s’ils ont même encore des négociateurs).

Il y a, traditionnellement, trois méthodes pour obtenir la libération d’un otage : céder aux exigences, convaincre – peu importe comment – les ravisseurs qu’il serait de bon ton de laisser filer le malheureux, ou tenter le coup de force. Au Sahel, la France – comme d’autres – a cédé à plusieurs reprises. Elle a ainsi payé et/ou fait libérer des jihadistes détenus par des pays de la région. Elle a également essayé la manière forte, en juillet 2010 pour libérer le malheureux Michel Germaneau, et en janvier 2011 en interceptant le convoi dans lequel se trouvaient Vincent Delory et Antoine de Léocour, avec les résultats que l’on sait.

Malgré les tragédies qu’ont été ces décès, on ne peut s’empêcher de penser, malgré tout, qu’il faut savoir mettre un terme au règne de certains criminels, faute de quoi les enlèvements se poursuivront indéfiniment Comme je m’échine à le répéter, la lutte contre le terrorisme ne vise pas tant à contrer une menace somme toute moins prégnante que celle du crime organisé ou que les menées de puissances étrangères qu’à défendre coûte que coûte la souveraineté nationale et un certain modèle sociopolitique. Le hic, c’est que cette posture implique une certaine intransigeance – ni Washington ni Pékin ni Londres ni Moscou ne négocient – et donc une véritable force de caractère quand vous allez au devant des familles pour leur annoncer que leur mari, père, fils ne sera pas échangé contre de l’argent, des armes, ou un quelconque prisonnier qui ferait bien de ne pas trop la ramener, d’ailleurs. Je n’ai jamais eu à accomplir cette pénible mission, et, le 15 septembre, vous pensez bien que je n’allais pas commencer à parler au nom de la République ou de mon ancien employeur. Tout le monde n’a pas ces scrupules, mais j’ai reçu une éducation intransigeante et je suis conscient de ma place en ce monde.

Alors qu’il est déjà difficile de tenir un discours sincère aux familles de nos otages, imaginez, depuis quelques mois, leurs tourments alors que les bruits de bottes s’amplifient dans la région. La porte-parole du comité de soutien a bien exhorté les autorités françaises à agir, mais je ne sais pas si elle pensait à une audacieuse opération du COS…

Il ne vous a probablement pas échappé que je porte à la région un intérêt tout particulier. Même si rien de ce qui est jihadiste ne saurait m’être étranger, on revient toujours sur les lieux de son crime et le nord du Niger, ses notables acoquinés avec le GIA, ses pistes caravanières et ses 4X4 armés m’ont longtemps occupé – depuis Paris, évidemment, car je suis un bibelot, un Gaulois de chez Tifus… C’est donc avec satisfaction que j’ai entendu le discours officiel français changer au sujet des opérations d’AQMI au Mali, et avec curiosité que j’ai réalisé que nos dirigeants envisageaient très sérieusement d’aller mener dans ces lointaines contrées une guerre qui s’annonce d’ores et déjà singulièrement complexe. J’ai déjà, longuement, décrit ici à quel point le refus d’intervenir en 2000 avait été une erreur majeure, et à quel point l’aveuglement de certains responsables avait été dommageable. Depuis le printemps dernier, le ton a changé, et si on peut penser que le Président a repris à son compte les plans de son prédécesseur, il faut saluer sa détermination. Pourtant, bien que la parole du chef de l’Etat soit intrinsèquement, à mes yeux, d’une grande valeur, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur une poignée de points. Et plutôt que de vous assommer avec un interminable exposé, je vais tenter de les présenter de façon, comme on dit au Quai, sexy et opérationnelle. Attention, néanmoins, puisque cette fascinante expression n’implique pas que l’expérience soit, au final, plaisante.

Quelle est la mission ?

A plusieurs reprises depuis le début de l’été, la France a clairement manifesté son intention de recourir à l’action armée contre les jihadistes qui règnent au Nord Mali. Le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a ainsi déclaré, le 12 juillet, que l’usage de la force au nord contre AQMI était probable. Ce discours n’a fait que se renforcer depuis, et les démentis français au sujet d’une planification dans la zone ne sont pas plus crédibles que les bulletins de santé de certains chefs d’Etat.

La mission est double, et, pour tout dire, elle me paraît singulièrement confuse – au moins lorsqu’elle est évoquée publiquement. Le Président l’a, en effet, dit le 11 octobre (cf., par exemple, ici), il s’agit de libérer le nord du Mali ET de libérer nos otages :

Comprenez moi bien. Penser que la position de la France peut être dépendante d’une prise d’otage? Nous avons deux devoirs: libérer nos otages et libérer le Mali du terrorisme. Ils ne sont pas contradictoires. Au contraire même. […] Je pense que les ravisseurs savent bien ce qui peut arriver, et donc peuvent être dans une disposition de relâcher le plus rapidement possible nos ressortissants. […] Qu’ils m’entendent bien, s’ils sont devant l’écran ou à la radio : nous voulons la libération de nos otages, et nous ferons tout pour qu’il en soit ainsi.

Passons sur le Comprenez-moi bien, qui rappelle le Make no mistake du précédent Empereur (J’ADORE cette expression, on imagine l’orateur poser un coude sur le pupitre avant de pointer un doigt martial vers la caméra), et posons-nous la question : comment va-t-on tomber sur le râble des jihadistes et obtenir d’eux, dans le même temps, la libération de nos concitoyens ?

Soit on veut la libération des otages à tout prix, et alors on négocie, on fait des concessions, on joue même l’apaisement, on fait pleuvoir les euros et les dollars sur les intermédiaires et on sort les détenus au compte-goutte, en plusieurs mois. Mais alors, forcément, inévitablement, on arrête de menacer.

Soit on estime que la liberté des otages passe après notre souveraineté, et on décide que la fermeté, comme la liberté dans la chanson, guide nos pas et on dit aux ravisseurs : vous les relâchez, et vous survivez, ou alors vous jouez les durs et on est plus durs que vous, fidèles que nous sommes à la fameuse Chicago way de Jim Malone (The Untouchables, Brian De Palma, 1987) – dont je ne me lasse pas.

Soit on décide que de toute façon c’est trop tard et qu’il n’est pas question, une seconde de plus, de transiger avec un groupe de fanatiques que nous ne parviendrons, de toute façon, jamais à ramener à la raison, et alors on attaque afin d’éliminer le plus possible de terroristes et on considère – en l’assumant – que les otages sont les premières victimes de la guerre (ce qui est vrai, soit dit en passant).

Les plus taquins d’entre vous pensent sans doute qu’une opération audacieuse, lancée au début d’une offensive de grande ampleur, pourrait extraire les otages dès les premières heures des combats. En revanche, et en toute franchise, vu de loin, je vois mal comment nous pourrions parvenir à un deal avec AQMI, le MUJAO et Ansar Al Din, malgré les efforts du Burkina Faso, alors que notre diplomatie est toute entière tournée vers leur éviction du Mali et que leurs fondamentaux idéologiques nous vouent aux gémonies. Et ce ne sont pas les récentes affaires en France qui vont les calmer, et encore moins les propos du Président : Il y a des cellules – je ne sais pas encore l’importance, des enquêtes sont en cours – qui veulent faire de l’islamisme radical une cause de haine et d’agression. Nous ne les lâcherons pas, nous les pourchasserons, nous les éliminerons. Comme quoi, on peut éviter son ex dans le hall des Nations unies et ne pas reculer devant ses responsabilités stratégiques. Moi aussi, je suis un grand timide.

Quel est l’adversaire ?

Il s’agit donc de récupérer nos otages – et ceux des autres, dont 3 diplomates algériens capturés à Gao en avril dernier et pour lesquels leur pays, certes très lointain et peu fait de la région, ne semble pas beaucoup se démener. Non, laissez, on va le faire. Ça nous fait plaisir. Non, ne nous remerciez pas, c’est tout naturel.

Et il s’agit donc de déloger, et si possible de réduire à néant, les groupes islamistes présents au Nord Mali. Pour faire simple et vous épargner l’inventaire fastidieux des katibats, disons qu’il y a là un contingent très conséquent d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), la quasi totalité des effectifs du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), la branche africaine d’AQMI, et les fiers Touaregs islamistes Ansar Al Din, qui jouent à domicile, et même quelques amis de Boko Haram venus du Nigeria s’initier aux joies du désert.

Tous ces braves garçons se connaissent de longue date. Les jihadistes algériens sont, par exemple, là depuis presqu’une génération, comme je l’ai longuement relaté ici. Ils connaissent désormais la région mieux que l’Oranais ou la Kabylie, ils parcourent les pistes en tous sens, disposent de solides relais dans toute la zone grâce à leur grande générosité, une vraie solidarité ethnique et quelques judicieuses alliances matrimoniales. Les membres du MUJAO et d’Ansar Al Din sont, quant à eux, des enfants du pays, négro-mauritaniens ou Touaregs combattants pour la Vraie Foi comme pour leur autonomie politique ou la reconnaissance de leurs droits.

La valeur militaire des ces hommes, dont on estime le nombre à 3.000 au total, ne doit certes pas être surestimée, mais il ne s’agit pas non plus de penser que tout s’annonce au mieux. Estimons que, sur ces 3.000 combattants, au moins 1.000 ont une véritable expérience guerrière, acquise en Algérie depuis des années, en Libye l’année dernière ou depuis avril dernier, contre ce qui fait office d’armée malienne ou contre les girouettes du MNLA. Equipés comme tout groupe irrégulier de fusils d’assaut, de mitrailleuses légères et de RPG, ils ont pris à l’armée malienne des véhicules blindés, quelques pièces d’artillerie, des mitrailleuses lourdes et autres joujoux. Le véritable danger provient des stocks d’armes libyennes, et chacun a cherché, l’année dernière, à mettre la main sur les missiles sol-air portables SA-7 et sur les missiles antichars volés ou achetés du côté de Benghazi après le début de la révolte.

Dépourvus de moyens de communication militaires ou de toute informatique de combat, les jihadistes du Mali sont probablement aussi rustiques que les Taliban afghans, et comme eux ils vont éviter d’affronter des forces régulières dotées d’une confortable puissance de feu. Comme les autres mouvements islamistes radicaux combattants, AQMI et le MUJAO ont en effet la capacité de mener des combats urbains comme de perpétrer des attentats-suicides. Du coup, soit les jihadistes vont s’accrocher aux villes et nous jouer une poignée de mini-Fallujah, soit ils vont s’éparpiller en refusant le combat et donner corps à un cauchemar dont la perspective a, je l’espère, été prise en compte par nos chefs.

Quels sont les moyens ?

Mais avant d’envisager les combats et leurs conséquences, jetons un œil à ce que nous pouvons aligner face à AQMI. Alors que les travaux du prochain Livre blanc ont commencé malgré l’absentéisme d’une proportion non négligeable des membres de la commission, et alors que notre effort principal est tourné vers le rapatriement de nos hommes et de leur matériel d’Afghanistan, tous les facteurs de la crise malienne nous conduisent à privilégier l’option des forces spéciales. Nous ne disposons pas, de toute façon, des moyens nous permettant de déployer dans la région les effectifs pléthoriques qui seraient nécessaires en cas d’opération classique. Et quand bien même aurions-nous les régiments et tout leur fourniment que nous ne pourrions pas les transporter. Varus, où sont mes C-17 ?

Les forces spéciales françaises, qu’il s’agit du COS ou des petits gars de Cercottes ou de Perpignan, sont censées bien connaître le nord du Mali et le nord du Niger, explorés depuis des années. Leurs capacités d’infiltration, leur endurance et leurs moyens sont, là comme ailleurs, les plus adaptés à une opération coup de poing contre AQMI et ses alliés.

A ces quelques centaines de « conseillers » français, dont nos dirigeants continuent de dire qu’ils ne seront pas là (Alésia, c’est où ça, Alésia ?) doivent s’ajouter environ 3.000 hommes de la CEDEAO, pauvrement équipés, pas forcément très motivés, dont on ne connaît pas la valeur au combat et dont on ne peut qu’espérer que leurs chefs savent travailler au sein d’une coalition. C’était le but des manœuvres Flintlock de l’Empire, que j’ai rapidement évoquées ici, mais qui peut savoir ? Pour l’heure, on ne peut que constater que les Etats sur lesquels on comptait se tiennent en retrait, comme le Sénégal ou la Mauritanie, et que d’autres, comme le Niger, n’y vont que parce que de toute façon ils sont déjà impliqués dans la crise. L’armée tchadienne est plus que crédible, mais se pose alors la question de la gestion par le gouvernement de ses troupes, parfois un peu, comment dire, turbulentes. Et tout ce petit monde, qui se débat dans une pauvreté biblique, demande des aides financières. Ça tombe bien, nous sommes d’une indécente richesse, ces temps-ci.

3.000 soldats réguliers, dont les échelons arrière, contre 3.000 maquisards motivés… Il me semble que le rapport de force n’est pas favorable aux assaillants, et le recours à des forces spéciales est donc une obligation opérationnelle, quoi qu’on dise à Paris. Les FS ne peuvent cependant pas tout, et il nous faut aussi des moyens plus lourds, dont des avions de combat et des drones. La France ne dispose plus d’avions antiguérilla et seules les aviations tchadienne ou mauritanienne sont capables de faire du strafing. Il nous manque surtout des drones armés, malgré les affirmations de certains quotidiens algériens et de quelques observateurs qui ignorent manifestement tout de Jane’s ou d’Air et Cosmos. Ce réel déficit capacitaire est un handicap majeur si on ambitionne de frapper des groupes terroristes et qu’on n’a manifestement pas les moyens de les écraser sous les bombes ou qu’on n’a pas envie de réduire les villes maliennes à l’état de parkings de centres commerciaux.

En l’absence de drones armés – dont je doute, de toute façon, que nous soyons capables de les employer aussi rapidement que l’Empire, il nous reste les Mirage qui font des déploiements réguliers à N’Djamena et nos vaillants Super Etendard Modernisés (SEM). Le hic, comme on le sait depuis le Vietnam, c’est que la contre-guérilla avec des jets supersoniques est un art délicat. Quand en plus les cibles sont très mobiles, que le nombre d’avions disponible est très faible, et qu’il manque dans les arsenaux des dizaines de bombes guidées utilisées en Libye ou en Afghanistan et pas encore rachetées, la mission devient plus complexe.

Cette réflexion nous conduit au point suivant, le plus important : Quels sont les risques ?

Que ce soit seule, avec la CEDEAO ou derrière elle, la France s’apprête donc à jeter un pavé dans la mare. On pourra dire que c’est trop tard, mais au moins ne pourra-t-on plus nous reprocher de rester là à contempler le désastre. Un de mes amis, qui navigue sur les sept mers à bord d’un de nos orgueilleux bâtiments, me faisait récemment la réflexion suivante. Pour éliminer une espèce dans un biotope, m’écrivait-il, il faut adapter le biotope pour rejeter l’espèce, ou introduire un prédateur spécifique qui ne détruira pas le biotope. Manifestement, le rejet n’a pas eu lieu et les islamistes radicaux, malgré la courageuse résistance de quelques uns et de quelques uns, ont su, depuis des années, et grâce à l’aveuglement de Paris, s’implanter profondément. Ceux qui parlent avec dédain d’un épiphénomène historique sont dans des bureaux de la rive droite, loin des lapidations et des viols. Nous allons, par cette offensive, tenter de jouer le rôle du prédateur. Sommes-nous sûrs que le biotope n’a pas été contaminé et que notre mission ne va pas changer de nature en quelques semaines ?

Que faire si les populations du Nord ne nous accueillent pas en libérateurs mais en occupants, ou en supplétifs d’un pouvoir qui, au sud, a montré l’étendue de son incurie ? Que faire lorsque certains, après les combats, nous reprocheront de vouloir restaurer de force, contre l’évidence, l’unité d’un pays qui est, quoi qu’on dise, divisé entre nord et sud, musulmans et chrétiens ou animistes, entre Touaregs, Kountas et Bambaras ?

Que faire lorsque, après la première bavure touchant des civils, on nous ressortira le vieux discours sur nos visées néocoloniales, nos intérêts plus ou moins cachés ? Certaines plumes d’un grand quotidien du soir en sont déjà à affirmer que le but poursuivi par le Président n’est ni plus ni moins qu’intérieur, et que la lutte contre AQMI n’est qu’un moyen de ressouder les Français… J’espère que dans le plan de bataille figure un chapitre prévoyant une poignée d’éléments de langage permettant de répondre à ceux qui verront une nouvelle croisade et une démonstration du complot de la France contre l’islam.

Mais les risques vont bien au-delà des polémiques politiques. AQMI est un mouvement terroriste dont l’expansion est ininterrompue depuis six ans et qui est, désormais, étroitement connecté au reste de la mouvance jihadiste africaine. On a vu des membres d’AQMI faire le coup de la Mauritanie au Niger, en Tunisie et jusqu’en Libye. Le groupe coopère avec Boko Haram, et c’est même un Algérien qui coordonne tout ce petit monde, depuis le nord du Nigeria. Les éléments sahéliens d’AQMI sont également en excellents termes avec les Shebab somaliens, eux-mêmes copains comme الخنازير  avec les réseaux d’Afrique de l’Est ou les esthètes d’AQPA au Yémen.

D’ailleurs, et comme par hasard, les Shebab ont diffusé une vidéo de Denis Allex implorant le Président d’agir. Une pensée pour lui, mes amis.

Le message est, me semble-t-il, clair. Attaquez nos frères au Mali, et les ripostes interviendront partout, partout où des cellules jihadistes brûlent d’envie d’en découdre avec la France, sa laïcité sourcilleuse, ses dessinateurs insolents, sa démocratie impie et son alliance avec l’Empire. Il est évidemment possible que rien ne se passe et que les combats au Mali se déroulent dans un silence poli, sans que les jihadistes de Tunisie, du Pakistan, du Yémen ou de France se décident à répondre à l’attaque. Mais j’aimerais être certain que dans le plan de bataille a également été prévue cette hypothèse. Nos ambassades sont-elles prévenues ? Les entreprises ont-elles été sensibilisées ? Avons-nous, par exemple, je réfléchis à voix haute, envisagé de nouveaux enlèvements ? Et si chaque émir d’AQMI ne se déplaçait qu’avec un otage collé à ses basques ? Adieu, les frappes ciblées que l’Empire prépare avec d’autant plus de soin que la présence de maquisards d’AQMI aux côtés des jihadistes libyens, le 11 septembre dernier à Benghazi, a tendu tout le monde à Washington.

Et tant pis, soit dit en passant, pour cette nouvelle illustration du fiasco algérien. Les Algériens, en laissant en 2009 AQMI, bloquée dans une impasse opérationnelle en Kabylie, transférer des centaines d’hommes au Mali, pensaient sans doute se débarrasser du problème. Et pour se donner bonne conscience tout en affirmant leur très surestimé leadership régional, ils avaient même créé une coalition tournée contre AQMI, et qui n’a jamais combattu. Trois ans après cette brillante manoeuvre, les voilà qui observent avec stupeur les jihadistes en Tunisie et en Libye, liés à des anciens d’AQ évadés de prison en Egypte et bien décidés à mettre un peu d’ambiance. L’encerclement actuel de l’Algérie par des mouvements islamistes radicaux est une sanction brutale mais attendue d’une décennie gâchée à ne pas écraser le GSPC sous les bombes en Kabylie. Et inutile de chercher un master plan derrière tout ça. Comme dans les domaines économiques ou sociaux, les autorités algériennes sont simplement consternantes, et elles ne retirent aucun avantage de ce nouvel échec. Passons, je sens que je m’agace.

Les risques sont donc de trois ordres : enlisement, dissémination et retour de bâton. J’ai déjà évoqué ce dernier point plus haut, mais qu’en est-il d’un enlisement ? Et si nous étions confrontés à une guérilla jihadiste touchant l’ensemble du Mali, mêlant représailles à l’intervention et revendications sécessionnistes sous forme d’une agitation politico-religieuse qui provoquerait manifestations, harcèlement des Occidentaux, enlèvements, assassinats et attentats ? Et si nous étions contraints de rester des mois, des années, afin de participer, comme dans les Balkans, à un long processus de stabilisation qui, par ailleurs, nous exposerait d’autant plus aux terroristes ? Lancer une guerre n’est déjà pas facile, mais nous savons tous que la finir, surtout quand les victoires semblent de moins en moins nettes, est parfois douloureux, ou impossible. Quels sont nos plans pour l’après-guerre ? Que voulons-nous faire après l’eventuelle destruction d’AQMI ? Avons-nous une idée de ce que devrait être le Mali dans un an ?

Le pire des scénarii, du point de vue d’un monomaniaque tel que moi, est cependant celui d’une dissémination des jihadistes dans toute la région avant la constitution d’une authentique terre de jihad internationale et la création de filières de volontaires. Nous avons déjà au Mali des Nigérians, des Pakistanais, des Sénégalais, des Français, sans parler des Algériens, des Mauritaniens, des Nigériens, sans parler des Maliens eux-mêmes, évidemment. Je ne suis pas un spécialiste de la contre-insurrection, à la différence de certains de mes camarades d’AGS, mais il me semble que frapper, même très fortement, un adversaire irrégulier dans un environnement intrinsèquement incontrôlable implique que toute la région soit maillée et qu’on se tienne prêt à un retour des combattants ennemis survivants dans les pays voisins.

Les terroristes vont donc non seulement frapper au Mali mais également s’éparpiller, façon puzzle dans le meilleur des cas, et susciter des vocations dans des villes déjà très vulnérables, comme Nouakchott ou Niamey. S’en prendre à la branche locale d’un mouvement international implique, non pas une stratégie locale, mais une stratégie internationale prenant en compte le fait que nous risquons d’être pris sur nos flancs en Europe ou au Maghreb, loin de la zone des combats. Quant aux otages, mon Dieu, espérons que nos responsables ont, soit une manoeuvre habile et osée pour les sortir de là, soit la force de caractère qui les verra assumer le fait qu’on ne fait pas entendre raison à des fanatiques et qu’on ne plie face à des barbares, sous peine de passer sa vie un genou à terre.

 

« The morning sun, when it’s in your face, really shows your age » (« Maggie May », Rod Stewart)

Mohamed Merah ? Un dingue. Jérémie Louis-Sidney ? Un sociopathe. Oussama Ben Laden ? Un type qui compensait ses handicaps physiques.

Avec des analyses d’une telle profondeur, on ne s’étonne plus des étonnants résultats de la communauté française du renseignement contre la menace jihadiste, ni de l’étourdissant éventail de sources humaines que certains responsables ont laissé lors de leur retraite, évidemment bien méritée.

Mais, qui parle donc avec autant d’autorité ? Qui assène de telles affirmations, drapé dans la toge du vieux professionnel qui en a vu d’autres ? Qui balaye avec un tel mépris les travaux de centaines d’analystes, universitaires et autres journalistes qui, depuis près de vingt ans, tentent de comprendre ? Qui réduit tout cela à un simple déséquilibre mental ?

Voyons, cherchons. Un homme qui a porté de rudes coups à Al Qaïda ? Ah non, il n’y a jamais cru, et il a même essayé de dissoudre la seule équipe de spécialistes de France, en juin 2001 – même s’il prétend désormais le contraire. Ou alors un homme qui a recruté un idéologue du jihad à Londres ? Ah non, il préférait fréquenter des journalistes libanais concentrés sur leur propre pays. Ou alors un homme qui a démasqué les horribles manœuvres des SR algériens ? Ah non, il n’a jamais rien trouvé. Ou alors un homme qui a pressenti les révolutions arabes des mois avant les autres ? Ah non, il n’a rien vu venir et répète partout que toutes ces révoltes ont été lancées par les Frères – non, pas les siens, les autres. Le suicide de Mohamed Bouazizi ? Une manip’, voyons.

Mais parlons-nous de celui qui, le nez sur le disque dur d’un PC d’Al Qaïda découvert dans une planque de Kandahar, persistait à dire qu’il ne croyait pas à tout ça ? Ou parlons-nous de celui qui contraignit, sur la foi de ses seules obsessions – pardon, convictions – des analystes à écrire que les attentats du 7 août 1998 au Kenya et en Tanzanie étaient le fait des services soudanais ? Ou parlons-nous de celui qui refusa toujours d’aborder la modélisation des réseaux jihadistes ? Ou parlons-nous de celui qui essaya, en vain, de tordre le bras des spécialistes d’AQ afin qu’ils écrivent qu’il y avait des membres des SR irakiens aux côtés des Taliban, en octobre 2001 ? Ou parlons-nous de celui dont les critères moraux exceptionnellement élevés le conduisirent à fréquenter de près les phalangistes libanais au début des années 80 ? Ou parlons-nous de celui qui vante sa sagesse alors que les rues de Beyrouth ne furent pas plus sûres malgré l’enivrante habileté de ses manœuvres à trois bandes ? Ou parlons-nous de l’homme qui, grâce à cette belle sagesse de vieux guerrier, quitta brutalement le navire sur un caprice d’enfant, laissant derrière lui un champ de ruines commandé par une poignée d’authentiques pervers patiemment mis en place ?

Comment évaluer la contribution d’un vénérable ancien, authentique légende des années 80, qui ne sait que proférer banalités au sujet des terroristes ? Tous ces hommes seraient donc fous parce qu’ils tuent ? Venant d’un homme qui a fait sienne la raison d’Etat, parfois la plus sale, tout au long de sa carrière, il y a de quoi ricaner. Et s’ils sont fous parce qu’ils tuent, comment envisager nos propres tueurs, nos commandos, nos opérationnels, ceux qui dans l’ombre liquident les ennemis de la République, avant-hier en Algérie ou au Liban, hier en Afghanistan ou en Libye, demain au Mali ? Alors, tous des dingues, des sociopathes ? Et si les terroristes, comme ceux qui les combattent, croyaient à la justesse de leur cause, à la supériorité de leurs valeurs ? Et si considérer avec une telle arrogance nos adversaires ne relevaient pas seulement de l’aveuglement, mais aussi d’une forme non assumée d’ignorance, voire de racisme ? Et si la folie n’avait rien à voir là-dedans ? Nos propres combattants, nos fiers héros aux torses bombés recouverts de médailles, ceux qui ne sont heureux que dans les djebels, les rizières, les dunes ou les rues de villes en guerre, seraient-ils donc des malades ? On préfère ne pas répondre.

Et comment considérer les propos d’un homme qui, du haut de sa supériorité morale, préfère les tyrans d’hier aux rêves d’aujourd’hui. Personne ne nie – et surtout pas moi – que les islamistes étaient en embuscade lorsque les révolutions arabes ont éclaté. N’ayant pas de livre à vendre ni de place au soleil à défendre, et étant par ailleurs totalement insouciant, je l’ai même écrit régulièrement, dès mars 2011, puis ici, , encore ici, à nouveau là, et même ici.

On peut déplorer, même si c’était largement prévisible, que ces révolutions accouchent aujourd’hui de régimes qui nous sont hostiles. On peut même dire que cette hostilité est une conséquence de notre trop grande et trop longue proximité avec des régimes qui étaient des hontes. Mais de là à les regretter, de là à souhaiter la victoire de Bachar El Assad, un homme qui, héritier d’un système répressif que nous avons combattu et qui a tué plusieurs de nos concitoyens, dont un ambassadeur, il y a un pas infranchissable pour qui conserve un peu de décence.

En venir à souhaiter la victoire d’un vieil ennemi par peur d’un nouveau, qu’on ne comprend pas et qu’on refuse même d’étudier, n’est pas seulement une erreur, il s’agit d’un signal fort. Le signal d’un changement d’époque, le signal qu’il faut, enfin, se retirer, et ne plus jouer les Caton de seconde zone. Et si on ne se retire pas dans une lointaine bastide entouré des souvenirs d’une grandeur passée, si on ne se tait pas, si on persiste dans les errements, si on s’obstine dans les veilles rengaines, alors, on n’est pas seulement celui qui induit ses concitoyens en erreur, on est pitoyable.

Vous n’êtes pas capable de mettre une femme dans un hélico ?

Combien de manifestations pour protester contre les massacres autour des Grands Lacs ? Combien pour condamner les tueries au nord du Nigeria ? Combien pour évoquer les récents massacres à Madagascar ou les violences électorales au Kenya ? Heureusement, George Clooney est là pour parler du Darfour, mais le silence du reste du monde est étonnant, à croire que les caricatures d’une figure religieuse sont infiniment plus choquantes que les 1.000 viols quotidiens commis dans l’est de la RDC. Ou le sort des Africains serait-il moins tragique que celui des Arabes, surtout s’ils sont musulmans ? On ne sait pas, et on préfère ne pas savoir.

Combien de films sur l’Afrique ? Combien de films occidentaux sur l’Afrique ? Et combien de films tournés à Hollywood sur l’Afrique ? Ne cherchez pas, vous y passeriez la journée pour n’en trouver qu’une poignée.

En 2002, Antoine Fuqua, qui a permis à Denzel Washington de remporter son deuxième Oscar avec Training Day (2001), un très honorable polar, entame le tournage de Tears of the Sun, un film de guerre qui décrit une opération d’évacuation de civils dans un Nigeria ravagé par un conflit ethnique.

 

Cette production assez riche, dont le casting est dominé par un Bruce Willis manifestement exaspéré – par le cinéaste – et une Monica Bellucci qui fait son possible, veut brasser trop de sujets et se révèle, au final, une vraie déception. Antoine Fuqua, qui a pourtant bénéficié du soutien – désintéressé – du Pentagone, qui a prêté l’USS Harry S. Truman (CVN-75), des SH-60B Sea Hawk de la HSL-37 et deux F/A-18A Hornet de la VFA-204, avait pourtant tout en main pour faire un honnête film de guerre. Mais, emporté par leur élan, les scénaristes de Fuqua en font trop. Choisissant de placer leur intrigue au Nigeria, ils y simplifient à l’extrême les enjeux ethniques, religieux, énergétiques et stratégiques pour finalement ne raconter que des âneries. Quelques scènes bâclées autour d’un coup d’Etat simpliste apparaissent dans la première partie du film, et on sent bien que les auteurs ont voulu traiter des relations Afrique-Occident, ou du poids du pétrole, ou du cynisme en politique, mais leur propos ne dépasse pas le niveau de ce qu’on lit dans les commentaires de certains articles sur le net, ou sur Facebook, voire même sur quelques blogs omniscients.

Le cinéaste est un peu plus à l’aise dans les scènes d’action. Le film, qui nous raconte la marche dans la jungle d’une poignée de SEALS ayant choisi, en désobéissant, de sauver et une humanitaire occidentale et ses patients africains, est ainsi le prétexte à quelques scènes marquantes. La violence ethnique y est montrée sans fausse pudeur, et le nettoyage d’un village de ses génocidaires par les soldats impériaux apporte une satisfaction brutale au spectateur. Un homme simple, des joies simples.

Hélas, on assiste aussi à quelques moments particulièrement gratinés, comme lorsqu’un Nigérian s’approche d’un commando américain et lui annonce, après avoir étudié ses traits, qu’ils sont originaires de la même région d’Afrique. A les voir, pourtant, on ne le dirait pas. En réalité, Fuqua, un peu comme John Wayne lorsqu’il tourna son calamiteux Green Berets (1968), filme à côté de son sujet. Il recycle les concertos pour violons sur fond de jungle et d’hélicoptères, comme Oliver Stone (Platoon, 1986), montre des hordes de soldats nigérians capables de courir pendant des heures avec leurs armes, glisse quelques fusillades nourries et finit par un raid de la cavalerie, pardon de la Navy.

Sur une musique alternativement pompière ou larmoyante, tout est donc bien qui finit bien, mais on est loin de Ridley Scott, de Steven Spielberg, et évidemment de Francis Ford Coppola, de Sam Peckinpah ou de Terrence Malick. Tout au plus doit-on reconnaître à Fuqua d’avoir réalisé à Hollywood un film de guerre africain, loin de l’Asie du Sud-Est ou du Moyen-Orient. Reste que tout cela, sincère et engagé, est à peine mieux et moins naïf que Les Oies sauvages (The Wild Geese, 1978, Andrew V. Laghlen) ou Dogs of War (1980, John Irvin).

 

Sur les conflits ethniques en Afrique, on doit plutôt voir Hotel Rwanda (2004, Terry George), Shooting Dogs (2005, Michael Caton-Jones) et le terrifiant Johnny Mad Dog (2008, Jean-Stéphane Sauvaire).

 

Enfin, je n’ai pas encore vu Kinyarwanda (2011, Alrick Brown).

En 2006, Edward Zwick, l’homme qui avait compris dès 1998 le jihadisme (The Siege) alors que d’augustes professionnels du renseignement en sont encore à nier l’évidence, ajouta Blood Diamond à sa filmographie. Là où Fuqua avait simplifié jusqu’à la caricature, Zwick, grâce à un scénario infiniment plus subtil et de grands acteurs (Leonardo DiCaprio, Jennifer Connelly, Arnold Vosloo et Djimon Hounso), rendait compte au grand public d’une réalité largement ignorée.

Il faut également mentionner ici, même si le sujet ne concerne pas seulement l’Afrique, le film d’Andrew Niccol, Lord of War, (2005, avec Nicolas Cage, Jared Leto, Ethan Hawke, Ian Holm et Donald Sutherland) qui, inspiré de la vie de Viktor Bout, décrit les trafics d’armes planétaires qui nourrissent les conflits, en Afrique comme ailleurs.

La scène d’ouverture du film, brillantissime, nous plonge en quelques minutes au milieu d’un conflit.

Remis à sa place, Antoine Fuqua, après un catastrophique King Arthur (2004) et un très moyen Shooter (2007), est revenu aux affaires en 2009 avec un bon polar, L’élite de Brooklyn. Il ne reste plus qu’à espérer qu’il se tienne loin du cinéma de guerre.

Without victory, there will be no peace

En 2001, Ridley Scott, qui s’est remis en selle grâce à Gladiator (2000, 5 Oscars dont celui du meilleur rôle masculin pour Russell Crowe), s’attaque à autre sujet martial, la bataille de Mogadiscio qui a vu, en octobre 1993, les forces spéciales impériales sévèrement accrochées dans la capitale somalienne par des milices à l’occasion d’une opération de capture devenue une opération de combat search and rescue.

Ridley, le frère de feu Tony, n’est pas un petit cinéaste, et j’ai déjà évoqué ici sa longue et irrégulière carrière, ainsi que son goût pour les sujets ayant un minimum d’ampleur. Les combats de Mogadiscio, et l’intervention militaire occidentale dans son ensemble sont des sujets passionnants, la région elle-même étant proprement fascinante – et j’en profite pour conseiller ici la lecture de ce numéro de Sécurité globale consacrée à la Corne de l’Afrique.

L’intervention militaire en Somalie, après la deuxième Guerre du Golfe (1990-1991), marqua le début de la décennie des interventions humanitaires occidentales, quand l’Empire et ses alliés, enivrés par leur puissance et la victoire sur l’URSS, croyaient que l’heure était à la pacification du monde, à l’imposition par la force de leur modèle sociopolitique. Récemment sur Facebook, quelqu’un critiquait l’interventionnisme impérial de la période et je ne peux m’empêcher de trouver ce jugement négatif, vingt ans après, assez facile. Nous avons tous cru, finalement, à ce moment de projection de puissance militaro-moral, avant de réaliser que les conflits régionaux dans lesquels nous nous immiscions avaient leur propre temporalité et leurs propres logiques, et que nous n’allions que les aggraver si nous refusions de mener de véritables guerres.

En Somalie, mais aussi et surtout dans les Balkans, l’invention des soldats de la paix, venus mourir mais surtout pas tuer, a sans doute constitué un authentique recul militaire occidental, dont l’échec est désormais patent en Afghanistan. Le refus, tellement politiquement correct, de s’engager pour un camp, l’incapacité à déterminer une ligne dépassant l’incantation pacifique stérile, et l’auto-intoxication de nos décideurs au sujet du supposé refus des opinions publiques de toute mort de militaire occidental, ont été et sont encore d’authentiques handicaps, alors que les puissances émergées ou émergentes ne sont pas parvenues à ce stade de dégénérescence de leur pensée stratégique.

Ridley Scott parvient à retranscrire cette nouvelle réalité militaire. Porté par un casting fleuve (Sam Shepard, Josh Hartnett dans son seul rôle valable, Tom Sizemore, Ewan McGregor,  Eric Bana, William Fichtner, Kim Coates, Jason Isaacs, Orlando Bloom, etc.) qui rappelle les superproductions sur la Seconde Guerre mondiale, il décrit une armée impériale surpuissante (mais manifestement pas encore assez), suréquipée, vivant dans un luxueux camp retranché et animé d’une volonté pacificatrice finalement très paternaliste.

La trame du film est parfaitement classique : mise en place du contexte et des nombreux personnages, préparatifs et début de l’opération, rebondissements au fur et à mesure que la mission tourne à la catastrophe, et fin de l’opération, qui sans être une déroute n’en reste pas moins une défaite assez sévère, aussi bien militaire que politique. Pour le spectateur peu ou pas initié, le plan de bataille présenté par Sam Shepard ne présente pas faille majeure. En réalité, et en l’absence de moyens aériens lourds, l’opération du général Garrison ne peut que tourner à la catastrophe. Le fait que jamais au cours de la première partie du récit ne soit évoquée la capacité de réaction des milices somaliennes est très révélateur de la nature d’une opération conçue pour exfiltrer d’une zone perçue comme figée les responsables somaliens visés. Il se trouve, hélas, que la zone n’est pas figée et que, comme le fait remarquer Garrison, « toute la ville tombe sur ses hommes ». Une telle naïveté laisse pantois, et le général, qui se fera connaître par la suite par ses déclarations bien senties (« Certaines personnes méritent de mourir »), bien que véritable légende vivante au sein de la communauté des forces spéciales, vécut là un authentique échec.

Reprenant le film de guerre là où Steven Spielberg l’avait laissé (Saving private Ryan, 1998) en terme de réalisme et de reconstitution, Ridley Scott ajoute des filtres et, comme son frère, esthétise, parfois même à outrance. Il cite aussi Coppola et nous montre les fameux MH-60 Blackhawk, dignes successeurs des UH-1 Iroquois. On retrouve même le délicieux OH-6 Cayuse qui apparaissait dans Apocalypse Now – mais il est devenu MH-6.

Il met du rock (le grand Rachid Taha),

et, suprême clin d’œil aux 60s, nous offre Jimi Hendrix repris par Stevie Ray Vaughan. Il faudra un jour écrire quelques lignes sur le rock, la bande-son des guerres occidentales et de la décolonisation…

Le film montre l’extrême puissance de feu d’une troupe moderne, son suréquipement, sa condition physique, son entraînement et la disproportion de ses moyens face à des milices. Face à elle, les combattants somaliens pauvrement équipés et à peine commandés paraissent innombrables – certaines sources, contestées, évoquent près d’un millier de morts – mais Scott prend soin de ne pas nous montrer les mort civiles. On a peine à croire, pourtant, que tous les Somaliens non armés tués pendant ces heures de combat ne l’ont été que par leurs concitoyens et pas par un Ranger

Scott évoque également le renseignement de terrain, un thème qu’il reprendra en 2008 dans Body of lies et qui semble le fasciner. Il faut dire que ces hommes seuls dans une ville pour le moins hostile ne peuvent que susciter l’admiration.

Tourné avant le 11 septembre, le film est sorti en 2002, dénoncé par une certaine critique comme une ode à l’impérialisme yankee et un éloge des troupes impériales – qui faisaient au même moment le coup de feu en Afghanistan. En réalité, Scott, qui n’évite en effet pas l’écueil d’une trop grande proximité avec les soldats US, essaye malgré tout de porter un regard froid sur les combats. S’il a adopté le point de vue américain, il ne cache rien du désarroi du commandement ou du merdier au sol, quand les colonnes doivent faire demi-tour ou les sections se rassembler dans des conditions dantesques. Les combattants somaliens, quant à eux, sont tous anonymes, et seule surnage dans cet océan de visages la figure du vétéran qui sait comment abattre les hélicoptères. La légende veut même que certains de ces miliciens aient été des vétérans du jihad afghan. Il faudra que je vous parle un jour des réseaux d’Al Qaïda en Afrique de l’Est, et de l’attentat de décembre 92 au Yémen contre les troupes américaines engagées en Somalie.

 

 

Black Hawk down est sans nul doute un des plus grands films de Ridley Scott, et d’ores et déjà un classique de film de guerre. Un de mes binômes, qui se reconnaîtra, me glissa en 2002 que ce film le mettait mal à l’aise tant il était réaliste. Venant d’un des officiers les plus brillants de l’armée française, la remarque m’avait frappé. Hélas, et comme souvent, le film, qui décrit une défaite et une faillite, est devenu également culte auprès d’un certain public qui porte des pijamas camouflés, collectionne les répliques de M-4, appelle à la croisade et pense que la guerre est un spectacle comme un autre.

A l’heure où vont à nouveau se poser les douloureuses questions de nos interventions armées au sud (vaincre et partir  ? soumettre et rester  ? perdre et rester ? corriger et regarder ?), le dernier mot revient à un des adjoints du général Aidid, qui déclare à son prisonnier américain que l’imposition de la paix ne se fera pas sans une véritable victoire militaire, et on imagine que cette victoire, dans son esprit, ne se fera pas tant par la conquête des coeurs et des esprits que par l’annihilation militaire de l’adversaire. Oui, je sais, c’est mal.

Agresseurs et adversaires

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, les forces aériennes américaines (US Army Air Forces, US Naval Aviation et USMC Aviation) comptaient dans leurs rangs des centaines d’as (5 victoires et plus) ayant combattu dans le Pacifique, en Afrique du Nord et en Europe. Des pilotes américains avaient volé au sein de la Royal Air Force dès 1940, avant d’être progressivement rassemblés, à partir de février 1941, au sein de trois Eagle Squadrons (No 71, 121 et 133), puis intégrés à la 8th Air Force en 1942, tandis que d’autres, membres de l’ American Volunteer Group (AVG) de Chenault en Birmanie et en Chine du Sud (les Tigres volants), avaient mené la vie dure à la chasse japonaise.

La qualité des appareils (P-38 Lightning, P-47 Thunderbolt ou P-51 Mustang, voire P-39 Airacobra ou P-40 Kittyhawk pour les USAAF, F-4F Wildcat, F-6F Hellcat ou F-4U Corsair pour la Navy ou les Marines) y était évidemment pour quelque chose, de même que la qualité décroissante des pilotes allemands ou japonais. Paradoxalement, soit dit en passant, la supériorité numérique des alliés, qui écrasait progressivement les chasses ennemies, ne favorisait pas l’émergence d’as en raison du relatif manque de cibles par pilote. Pour tous, cependant, les qualités de combattants et de techniciens du vol des pilotes américains ne faisaient pas de doute, et elles furent rapidement élevées au rang de mythe national.

Très vite, l’USAF, créée en septembre 1947, se transforma massivement sur chasseurs à réaction – de l’intérêt de servir une armée riche. Le P-80, renommé F-80 Shooting Star, devint le premier jet de chasse en dotation massive de l’Air Force, avant d’être rapidement épaulé puis remplacé par le F-84 Thunderjet et le F-86 Sabre. De son côté, la Navy mit elle aussi aux rencarts ses chasseurs à piston, comme le remarquable F-8F Bearcat, et se dota de jets, comme le FH-1 Phantom, puis le F-2H Banshee et surtout le F-9F Panther.

Autant le dire tout de suite, cette première génération de chasseurs à réaction en service dans les forces de l’Empire, si elle assurait une supériorité sur le reste du monde (vitesse en palier, vitesse ascensionnelle, accélération, puissance de feu), ne révolutionnait pas vraiment l’art du dog fight, dont les lois fondamentales restèrent inchangées : voler dans le soleil, repérer le premier, surprendre, viser juste et abattre en une sale passe, ne pas s’acharner, etc. L’arme de bord par excellence restait le canon (de 20 mm pour l’Empire), ou, éventuellement la roquette, et le radar embarqué n’en était qu’à ses débuts (faible portée, pas de calculateur, viseur optique simple). Du coup, il fallait savoir manœuvrer, « secouer son zinc » comme l’auraient dit des personnages de BD, et tout cela se passait, naturellement, quasiment à portée de voix.

MiG alley

Le début de la Guerre de Corée, en 1950, permit aux aviateurs de l’Empire de tester au-dessus de la péninsule leurs chasseurs et leurs propres aptitudes contre les pilotes chinois et – chut ! c’est un secret – russes. Le 8 novembre 1950, un pilote de Sabre abattit deux MiG-15 nord-coréens lors de la première rencontre entre jets.

Evidemment, et comme d’habitude, chaque camp revendiqua le plus grand nombre de victoires aériennes. Longtemps, l’Empire vécut d’ailleurs sur le mythe d’un ratio victoires/pertes indécent (15 contre 1 !) et parfaitement irréaliste qu’aucun historien sérieux ne retient plus. Il semble, malgré tout, que les pilotes américains aient bien largement dominé leurs adversaires (kill ratio autour de 7 contre 1, quand même), avec des périodes de crise et de doutes. Les pilotes communistes, pas moins méritants, étaient cependant moins bien formés et moins dirigés. Et quoi qu’on nous veuille nous faire croire dans une certaine littérature et sur quelques forums complaisants, il y eut aussi des as chinois (une petite dizaine), nord-coréens (on parle de 4), et même russes, dans cette affaire.

En mai 1952, la Navy, désireuse de maintenir le niveau général de ses pilotes, créa sur la base des Marines (Marine Corps Air Station – MCAS) à El Centro (Californie) la Fleet Air Gunnery Unit (FAGU) destinée à l’entraînement au combat. En 1958, le FAGU fut déplacée vers la MCAS Yuma (Arizona), tandis que la mode évoluait, de plus en plus, vers les missiles air-air.

Les appareils de la FAGU (ici, F-8U Crusader, F-4D Skyray, A-4D Skyhawk et FJ-4 Fury) furent ainsi, sans doute, les premiers appareils de la Navy spécialement employés lors d’exercices de combat dissemblables (DACT), mais l’expérience ne dura pas tant il devenait évident pour les stratèges et les industriels que l’avenir était au combat à moyenne portée à l’aide de missiles guidés.

Un missile ou rien

L’irruption du missile air-air guidé, par infrarouge ou par radar, révolutionna naturellement le combat. Dès la seconde partie de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands avaient utilisé des missiles air-surface guidés, et avaient envisagé des armes emportées contre les avions ennemis, mais il leur manqua, entre autre chose, du temps. Comme le faisait remarquer mon prof d’Histoire de Terminale au sujet des pays de l’Axe écrasés sous les bombes, « ‘fallait pas y aller ».

Dès 1946, Hughes avait entamé la mise au point pour l’Air Force de l’AIM-4 Falcon (Air Interceptor Missile, désignation post-1962, je vous épargne les dénominations pré-62 et je suivrai dorénavant cette règle), qui entra en service en 1956 et se révéla d’une presque complète inutilité contre des cibles manoeuvrantes, comme le découvrirent rapidement les équipages de Phantom au Vietnam. Le Falcon, d’abord à guidage thermique puis à guidage semi-actif, avait une faible portée, une faible charge militaire et on pouvait assez aisément le faire décrocher…

La Navy, de son côté, avait lancé les travaux en vue de se doter, elle aussi, d’un missile air-air, ce qui donna l’AIM-9 Sidewinder, un authentique succès industriel toujours en service et qui pourrait bien être produit pendant encore des décennies. Le Sidewinder, à guidage infrarouge, se révéla plus rapide, plus agile et plus puissant que le Falcon, mais il restait un missile à courte portée, sorte de prolongement du canon en dog fight. L’obsession de l’interception de bombardiers nucléaires, mission prioritaire en ces temps de guerre froide, requérait l’emploi de missiles à plus grande allonge, et l’AIM-7 Sparrow, dont les origines remontaient un programme de 1947, semblait répondre à ce besoin.

A guidage semi-actif – c’est-à-dire, pour faire simple, doté d’un petit radar le guidant vers une cible elle-même éclairée par le radar de l’avion lanceur, le Sparrow , que l’on vit monté sur le F-7U Cutlass ou sur le F-3H, équipa d’entrée les F-4 Phantom II de la Navy puis ceux de l’Air Force.

L’heure était à la confiance absolue dans la technologie, et les appareils, surtout ceux de l’Air Force, en charge de la défense de l’Amérique du Nord, étaient conçus pour foncer vers les formations de bombardiers soviétiques pour les décimer à l’aide de missiles puissants et rapides, et pour certains dotés de charges nucléaires. C’était l’époque des successeurs du F-89 Scorpion ou du F-94 Starfire, comme le F-102 Delta Dagger et son grand petit frère, le F-106 Delta Dart (et leurs AIM-26 Falcon à tête nucléaire, terrifiante évolution de l’AIM-4 déjà évoqué), sans parler de l’incroyable YF-12, dont le couple radar/missiles finit par équiper le F-14, et qui devint lui-même le SR-71. Mais c’est une autre histoire.

Inutile de dire que personne au sein de l’Air Force n’envisageait sérieusement de commander des chasseurs maniables, et l’effort portait sur les radars, la vitesse des appareils, la rapidité de leur réaction, la qualité des transferts de données entre les stations du réseau de veille du NORAD et la précision des trajectoires d’interception.

La Navy, pour sa part, paraissait loin du débat. Elle n’avait pas participé au programme des Century Series et devait remplir deux missions principales : projeter de la puissance grâce à ses groupes aéronavals et être capable de les défendre contre les bombardiers soviétiques.

C’était le début des groupes embarqués richissimes, équipés de chasseurs, d’avions d’attaque, d’avions de veille, d’avions de lutte anti-sous-marine, puis d’avions de guerre électronique, sans parler des hélicoptères ASM et de sauvetage. Le F-4H Phantom II, héritier du F-3H Demon, qui constituait la dernière évolution des chasseurs embarqués, de plus en plus lourds, avait pour mission de protéger le groupe aéronaval mais les contraintes de l’emploi sur porte-avions limitaient, malgré tout, les dérives (poids et vitesse à l’appontage, manœuvrabilité, robustesse). Le Phantom II se présentait comme un  chasseur massif, puissant, conçu pour le combat à moyenne portée grâce à l’emport d’au minimum quatre Sparrows sous le fuselage, voire de quatre Falcon en plus sous les ailes. Personne n’envisageait sérieusement que l’interception puisse se terminer en combat tournoyant, et aucun canon n’était prévu – même si on pouvait, par coquetterie, accrocher un pod de 20 mm en point central.

Étonnamment, le Phantom côtoyait dans les unités de chasse embarquée (VF) le Crusader, un appareil très différent. Ce dernier, bien qu’équipé, lui aussi, d’un radar, emportait en effet quatre canons de 20 mm dans le nez, et jusqu’à quatre Sidewinder sur ses flancs. La communauté des pilotes de F-8 en était persuadée, et elle reprit avec plaisir le slogan du consortium Ling-Temco-Vought (LTV) qui construisait le chasseur, « si vous n’êtes pas dans un F-8, vous n’êtes pas dans un chasseur ».

On peut noter, en passant et sans se moquer parce que ce n’est pas notre genre, que les responsables britanniques allèrent encore plus loin dans la confiance aveugle dans la technologie en annulant à l’époque tous leurs programmes de chasseurs pilotés. Ils estimaient, en effet, que l’avenir était aux avions de combat guidés du sol et que, de plus, les performances des missiles air-air allaient sonner le glas de la chasse traditionnelle. La France, elle, s’obstina et conserva sur les Mirage le fameux canon DEFA de 30 mm qui fit des merveilles – une question de point de vue, évidemment, et les pilotes syriens ou égyptiens étrillés par les Mirage III CJ israéliens ne sont sans doute pas d’accord…

Le rapport Ault

Comme souvent, les réalités opérationnelles rappelèrent cruellement à la réalité aux stratèges et autres responsables. Les premiers engagements aériens au-dessus du Vietnam, en 1965, firent voler en éclats les certitudes.

Face à leurs appareils lourds et paradoxalement trop puissants et trop rapides, les pilotes de l’Air Force et de la Navy trouvèrent des chasseurs infiniment moins sophistiqués, (MiG-17, 19, et 21),  maniables, utilisant presque exclusivement leurs canons (23 ou 37 mm…) et pratiquant donc à outrance le combat tournoyant. Les pilotes américains, qui de plus devaient combattre au-dessus du territoire ennemi, étaient confrontés à des conditions climatiques détestables qui dégradaient les performances de leurs missiles. Mais, disons-le franchement, ces derniers n’avaient de toute façon pas besoin de ça pour ne pas marcher. Le Sparrow, en particulier, se révéla particulièrement peu fiable, et il fallait parfois en tirer quatre – soit la dotation habituelle d’un Phantom – pour toucher un MiG…

Les pilotes nord-vietnamiens, qui redoutaient, malgré tout, les missiles et qui n’en possédaient eux-mêmes que très peu, choisirent rapidement de pratiquer le dog fight à outrance, se collant littéralement aux appareils américains. Plusieurs as nord-vietnamiens déclarèrent après la guerre qu’ils avaient décidé de combattre comme on le faisait au-dessus de la France en 1917 : en se mettant dans la queue de la cible et en vidant leurs magasins. Avec un canon de 37 mm, on imagine les résultats. Evidemment, la multiplicité des cibles aériennes offertes par l’Empire favorisa l’émergence de pilotes aux palmarès élevés, vainqueurs d’avions de guerre électronique ou d’attaque, voire de drones, mais il serait injuste de nier les grandes qualités de ces as.

Si l’on considère les seuls combats entre chasseurs, entre 1965 et 1968, le ratio  victoires/pertes pour la Navy fut de 2,75/1, et seulement de 2,15/1 pour l’Air Force. De plus, les statisticiens du Pentagone établirent qu’en 1966 seuls 3% des pertes enregistrées étaient dues à la chasse nord-vietnamienne. En 1967, ce pourcentage passa à 8%, et atteignit finalement 22% lors du premier trimestre 1968. Cette même année, le ratio de la Navy atteignit même un très inquiétant 1/1…

Naturellement, il faut lier ces données aux évolutions de la guerre, et en particulier aux offensives aériennes américaines au-dessus du territoire nord-vietnamien, mais il était évident que quelque chose ne fonctionnait pas. Le constat était d’autant plus évident que les unités de F-8 de la Navy enregistraient de bons résultats, comme la VF-211 (8 victoires), dont les membres se surnommaient, en toute modestie, les MiG killers. Ce n’est pas de l’orgueil, c’est de la lucidité.

Au total, les F-8 abattirent au-dessus du Vietnam 19 appareils adverses (16 MiG-17 et 3 MiG-21). Certes, la plupart des victoires furent remportées à l’aide de Sidewinder (4 MiG-17 seulement furent abattus au canon), mais l’emploi de ce missile à courte-portée requérait de mener un véritable combat rapproché, à quelques kilomètres de la cible.

Le taux de réussite des flottilles de F-8 ne changeait cependant rien au constat général. Preuve était faite, dans la douleur, qu’une armée pouvait perdre en une décennie ses compétences les plus précieuses. Et les pilotes de toutes les armes engagées réclamaient des canons de bord. Paradoxalement, le principal chasseur de supériorité arienne de l’Air Force au Vietnam, le Phantom, n’en emportait pas non plus, alors que les F-100 Super Sabre ou les F-105 Thunderchief en étaient équipés. Certains chefs faisaient pourtant preuve d’imagination, comme le légendaire Robin Olds (16 victoires, dont 4 au Vietnam) à la tête du 8th Tactical Fighter Wing (TFW) basé en Thaïlande, qui monta quelques opérations d’anthologie.

 

Evidemment, cette situation n’avait pas échappé à la haute hiérarchie militaire – comme quoi – et l’amiral Moorer, patron des opérations navales, chargea le capitaine Ault de mener une étude sur le sujet. Le résultat, connu sous le nom de Rapport Ault (téléchargeable ici) établit en 1968 un constat brutal, remettant en cause bien des certitudes et posant autant de questions gênantes.

Le capitaine Ault s’interrogeait ainsi sur la valeur des équipages, la pertinence de leur entraînement, leurs capacités à utiliser toutes les ressources de leurs avions, ainsi que sur la qualité de la doctrine du « tout missile » ou, autre point bien gênant, sur l’adéquation entre les matériels achetés par la Navy et ses besoins réels – sans parler de la qualité des missiles qui avaient tendance à faire long feu ou à se perdre. Dans ses conclusions, Ault disait les choses avec le langage rude des hommes d’action et écrivait, parmi d’autres paragraphes percutants :

Existing schools for CVA guided missile officers and squadron ordnance officers are not adequate. A course is needed designed specifically to provide information on missile theory and operation, test equipment, handling and assembly, publications, and reporting requirements.

Since decommissioning of the Fleet Air Gunnery Unit (FAGU) in 1960 there has been a gradual loss of expertise and continuity in the field of fighter weaponry. This trend must be reversed by providing a means of consolidating, coordinating, and promulgating the doctrine, lore, tactics, and procedures for fighter employment.

Comme un fait exprès, on avait en effet dissous à Yuma, en février 1960, la FAGU, quelques années avant que les pilotes de l’aéronavale ne soient engagés dans de véritables opérations de guerre. Ault suggérait simplement que l’unité soit réactivée, et il proposait qu’elle le soit à partir de la VF-121, le Phantom Replacement Air Group (RAG) stationné en Californie, sur la NAS Miramar.

Il faut dire que les petits gars de la VF-121 et ceux de la VF-124 (le Crusader Replacement Air Group, connu aussi sous le nom de Crusader College) avaient commencé en cachette, dès 1965, à organiser des DACT entre Phantom et Crusader et qu’ils avaient entraîné dans leur projet, comme le raconte Richard Wilcox, leurs camarades de la VA-126, une unité chargée d’entraîner au vol aux instruments les pilotes de Skyhawk. Il n’est ainsi pas anodin de constater que l’impulsion ayant conduit aux agresseurs et autres adversaires vint d’unités d’entraînement avancé.

Et pendant ce temps, à Tonopah… 

Evidemment, l’Air Force n’était pas en reste et elle était pleinement engagée, malgré les réticences de certains caciques, dans des travaux visant à améliorer les performances des pilotes et de leurs appareils.

Dès 1953, l’Air Force avait pu se procurer un Yak-23 auprès de la Yougoslavie et l’avait testé à Wright-Patterson – une histoire fascinante racontée, notamment, ici, et qu’évoque Curtis Peebles dans son livre Dark Eagles. Le chasseur russe avait été intensément étudié par une petite équipe de pilotes, et chacun avait pu en conclure que les avions de l’Empire étaient bien supérieurs… La volonté de se procurer d’autres appareils soviétiques ne faiblit pas, la DIA et la CIA essayant plusieurs pistes au fil des ans. Il s’agissait surtout d’évaluer au plus près les progrès technologiques du bloc de l’Est afin d’y répondre.

En 1968, dans le cadre du projet Have Doughnut, un Mig-21 iraquien, dont le pilote avait fui vers Israël en 1966, avait fait l’objet d’évaluations poussées dans une zone particulièrement secrète de Nellis AFB (Nevada), dans le polygone d’essais de Groom Lake, que les geeks et autres conspirationnistes du monde entier connaissent sous le nom de Zone 51 et qui est, en effet, une base secrète. Il en faut, n’en déplaise à certains.

Evalué par la Foreign Technology Division (FTD) de l’Air Force Systems Command (AFSC) au sein de laquelle évoluaient des pilotes de l’ Air Force mais aussi des officiers détachés de l’escadron de test de la Navy, la VX-4, ce MiG-21 – redésigné YF-110 – fut rapidement rejoint par deux MiG-17, également d’origine iraquienne et dissimulés dans les registres en tant que YF-113A et YF-114C… Je conseille à ce sujet la lecture du livre Steve Davies, Red Eagles, qui expose l’ensemble du programme Constant Peg, et je vous renvoie à l’article d’Andreas Parsch au sujet des covert designations des chasseurs de l’Empire.

 

Une fois maîtrisés par la poignée de pilotes autorisés à les piloter, ces MiG furent confrontés lors de DACT à des équipages d’unités régulières mais triés sur le volet, et l’idée des aggressors se renforça encore. Se renforça, dis-je, car des expériences très poussées avaient été conduites par l’Air Force dès 1965.

Le programme Feather Duster, lancé cette année-là peu de temps après le début des opérations aériennes au Vietnam, visait ainsi à mettre au point les meilleures tactiques de combat au profit des F-4C et autres F-105, les principaux chasseurs de première ligne de l’Air Force. Des unités de l’Air National Guard (New York, Maryland, et Porto Rico) dotées de F-86H furent mises à contribution et participèrent à des séries d’engagements lors de Feather Duster I et II. Le Sabre était censé y jouer le rôle du MiG-17, et il y remporta, certes aux mains de pilotes chevronnés, un grand nombre de combats simulés.

Ces combats ne visaient cependant pas à aguerrir des pilotes mais à déterminer dans quel domaine de vol les chasseurs US étaient les plus vulnérables. La rapport final identifiait ainsi des conditions précises d’emploi en terme, par exemple, d’altitude et de vitesse, qui, si elles n’étaient pas remplies, devaient conduire les équipages à ne pas engager le combat. Une partie de la doctrine d’emploi des chasseurs américains se vit renforcée par ce travail (importance de la puissance moteur, priorité accordée aux missiles, etc.), mais, et ce fut le point le plus désagréable, tous les problèmes identifiés par ce programme se trouvèrent cruellement confirmés dans les cieux vietnamiens.

A nous deux, Baron Rouge !

Comme je l’écrivais plus haut, le taux de pertes au combat au Vietnam était particulièrement insatisfaisant. L’Air Force, comme la Navy, était évidemment préoccupée par ses piètres performances. Le principe de réalité appliqué au combat aérien faisait grincer bien des dents dans les états-majors, qui avaient tant misé sur les plates-formes de tir et se retrouvaient tenus en échec par des chasseurs bien moins sophistiqués. L’incapacité à tirer des conclusions des exercices Feather Duster faisait jaser. Entre 1967 et 1969, trois études successives nommées Red Baron I, II et III, furent donc menées concernant l’ensemble des combats entre appareils américains et nord-vietnamiens depuis le début des opérations aériennes, en 1965. Il s’agissait, engagement après engagement, de détailler les tactiques ennemies et d’identifier les manques des équipages US. Des centaines de pilotes furent interrogés au cours de ce qu’il faut bien appeler un gigantesque RETEX.

Ce travail colossal, initialement mené par le 4520th Combat Crew Training Wing (CCTW) qui devint ensuite le Tactical Fighter Weapons Center (TFWC), listait les insuffisances et concluait, sans surprise, à l’impérieuse nécessité de tout revoir et de tout changer, malgré les hurlements des mandarins de la Fighter Weapons School (FWS) qui, pour faire simple, refusaient l’évidence et jouaient les vieilles ganaches. Au sujet de la guerre aérienne au Vietnam, je ne peux que conseiller le classique de Marshall L. Michel III, Clashes.

You two characters are going to Top Gun

Parallèlement aux réflexions conduites par l’ Air Force, la Navy n’avait pas perdu son temps et mit en place ce qui allait devenir Top Gun. Les premiers stages commencèrent  en mars 1969 à Miramar, sous l’égide de la VF-121, qui se vit attribuer une poignée d’appareils supplémentaires (A-4 issus des escadrons d’attaque en cours de transformation sur A-7 Corsair II, et T-38 Talon gracieusement prêtés par l’Air Force).

Le cursus (US Navy Postgraduate Course in Fighter Weapons Tactics and Doctrine) des équipages stagiaires consistait en quatre semaines de cours et de dissimilar air combat trainings (DACT) au cours desquels on leur apprenait, dans les conditions les plus réalistes possibles, comment se comporter lors d’un combat rapproché.

Il s’agissait ainsi de réapprendre aux pilotes de l’aéronavale à secouer leurs avions, à ne pas s’en remettre aux seuls missiles et à apprendre à évoluer contre des appareils qu’ils ne connaissaient pas – ou peu. Les études avaient, en effet, démontré que les pilotes américains étaient abattus au-dessus du Nord Vietnam au cours de leurs premières missions (grosso modo : les 10 premières) et que les risques d’être descendus décroissaient rapidement à mesure que leur expérience du combat augmentait. Vu avec le recul, ça semble logique, mais il fallut quand même des études statistiques pour démontrer cette loi. A Top Gun, l’idée était donc, très simplement et très logiquement, de les soumettre à un entraînement si exigeant et si réaliste qu’on pourrait les considérer comme aguerris, quand bien même ils n’auraient jamais connu de véritables combats. Une sorte de déniaisage en Phantom, si je puis me permettre, obéissant aux fortes pensées chères aux fantassins, du genre Entraînement difficile, guerre facile, ou La sueur épargne le sang. Oui, je sais, que de souvenirs.

Depuis 1967, un escadron de perfectionnement, la VA-126 (cf. supra), devenue VF-126, pratiquait déjà à Miramar l’entraînement au combat aérien (Air  Combat Maneuvering – ACM) pour les unités embarquées de la Navy. Avec le recul, la VF-126 doit sans doute pouvoir être considérée comme la mère de tous les agresseurs et autres adversaires.

En 1972 fut, enfin, créée la Navy Fighter Weapons School (NFWS), qui obtint rapidement un statut d’escadron indépendant de la VF-126. Il existait désormais sur la base de Miramar deux entités chargées exclusivement d’enseigner le véritable combat aérien aux pilotes de chasse.

Les résultats de ce nouveau programme ne se firent pas attendre, et la tendance au-dessus du Vietnam s’inversa rapidement. Dans la dernière partie de la guerre, le ratio victoires/pertes de la Navy atteignit ainsi 8,33/1, jusqu’à culminer à 12 /1 au printemps 1972. Le 10 mai 1972, au début de l’opération Linebacker II, le binôme Cunningham/Driscoll, de la VF-96, abattit même trois Mig en une seule mission.

Pour beaucoup, le fait que le pilote et son opérateur radar (RIO) aient été diplômés de Top Gun expliquait tout, et c’était sans doute vrai. Pour la petite histoire, Cunningham, qui devint le patron de la VF-126, se lança par la suite dans une carrière politique qui le conduisit à la Chambre des Représentants, où il fut considéré comme un des plus corrompus des hommes politiques de l’histoire américaine. On est bien loin des heures glorieuses du Golfe du Tonkin et de Yankee Station

Top Gun, les équipages de Phantom étaient confrontés à des Skyhawk, appareils qu’ils côtoyaient au sein de leur groupe aérien embarqué (CAW), mais aussi à des T-38, rapidement remplacés par des F-5E/F Tiger II. Le Skyhawk était censé simuler le MiG-17, tandis que le T-38 et le F-5 dont il était issu simulaient les MiG-21, plus rapides.

Rapidement (dès 1970, me semble-t-il), les appareils reçurent des camouflages exotiques et des marquages censés imiter ceux des chasseurs du bloc soviétique et de ses alliés. L’aéronavale américaine portait alors une livrée très codifiée grise et blanche, et le contraste fut saisissant. Inutile de rappeler à quel point les militaires sont sensibles à ces marques distinctives, symbole d’une appartenance à un corps d’élite. Les appareils de la Navy, agrémentés d’une étoile rouge sur la dérive, devinrent le symbole et la marque distinctive des adversaires de la Navy.

Viva Las Vegas

Les performances de la chasse embarquée américaine au Vietnam s’améliorèrent donc de façon spectaculaire, à tel point qu’il semble que les pilotes nord-vietnamiens décidèrent de s’en prendre en priorité aux Phantom de l’Air Force et d’éviter ceux de la Navy. On n’est jamais trop prudent… Du coup, les pertes de l’Air Force s’accrurent encore, et son ratio victoires/pertes était plus mauvais en 1972 qu’en 1968.

Les chefs de l’Air Force étaient bien conscients qu’un conflit en Europe serait un défi d’une toute autre ampleur que l’engagement au Vietnam et qu’il fallait d’autant plus s’y préparer que, manifestement, tout le monde n’était pas prêt. En 1972, alors qu’était créée Top Gun à Miramar, il fut donc décidé, enfin, de tirer les conséquences des différents rapports écrits depuis des mois et d’activer à Nellis une nouvelle unité de chasse, le 64th Fighter Weapons Squadron (FWS) doté de T-38 puis, lui aussi,  de F-5E/F, qui devint ainsi le premier escadron d’agresseur de l’Air Force. Le 64th FWS rejoignit le 414th Fighter Weapons Squadron, recréé, lui, en 1969 pour remplacer le 4538th Combat Crew Training Squadron et doté de Phantom, et les deux unités furent complétées en 1975 par le 65th FWS tandis que de deux autres escadrons étaient activés outre-mer (cf. infra).

En 1976, le 414th CTS remplaça même le 4440th Tactical Fighter Training Group (TFTG) et le grand cirque fut enfin en place.

Ces unités allaient constituer l’ossature de l’opposite force (OPFOR) de Red Flag, les manoeuvres géantes que l’Air Force mena dans le Nevada à partir de Nellis, dès 1975 et qu’avait longuement suggérées le colonel Suter, un vétéran du Vietnam, convaincu, lui aussi, qu’il fallait aguerrir les pilotes. Ces unités seraient ainsi régulièrement engagées contre des équipages venus participer à ces exercices, censés être très réalistes et reproduire les conditions de vastes batailles aériennes dans un environnement opérationnel impliquant des moyens de guerre électronique, des ravitailleurs, des bombardiers et même des avions de transport, de jour comme de nuit. Les 64th et 65th FWS seraient ainsi plus particulièrement chargés, de façon encore plus poussée que ce que leur homologue de Miramar, la VF-126, réalisait, de reproduire les méthodes de combat de la chasse soviétique.

Dans le désert commencèrent donc de grands travaux visant à reproduire tout ce qu’un pilote de l’Air Force aurait à frapper quand le moment serait venu : bases aériennes, concentrations de blindés, sites industriels. Ce furent sans doute des moments bénis pour tous ces grands enfants qui purent essaimer dans le désert du Nevada quantités d’épaves (avions, blindés de toute sorte) sorties des dépôts.

Dix ans après le début du fiasco de la guerre aérienne au Vietnam, les principales composantes aériennes des forces américaines s’étaient donc dotées de deux centres d’entraînement avancé. A Miramar, l’aéronavale avait mis en place une école de chasse qui organisait des stages intensifs permettant aux équipages des VF de se mesurer à des instructeurs particulièrement capés volant comme des pilotes soviétiques. A Nellis, l’Air Force était allée encore plus loin en transformant radicalement son Warfare Center et en proposant, non seulement des exercices de combat aérien, mais aussi des manoeuvres complètes associant dog fights, frappes tactiques et guerre électronique.

Ce fut le début d’un véritable âge d’or, qui dura jusqu’au début des années 90, lorsque les dividendes de la paix entraînèrent de drastiques réductions d’effectifs.

Arbitrage vidéo

Pour bien tirer les leçons de ces combats, encore fallait-il dépasser l’exploitation des images des ciné-mitrailleuses et ne pas se fier aux cris de victoire des pilotes. En plus d’éviter les bagarres dans les vestiaires, les instructeurs désiraient disposer d’outils leur permettant de reconstituer les trajectoires et manoeuvres de chacun, et de gérer le grande nombre d’appareils engagés dans les exercices.

Les chasseurs furent donc équipés sur un rail lance-missile d’un pod ACMI (ACM Instrumentation) transmettant en temps réel à une salle de contrôle l’ensemble des données du vol. Associé à un AIM-9 inerte emporté pour sa tête chercheuse, ce pod recueillait des éléments qui, associés à ceux des autres participants, contribueraient à des débriefings poussés.

L’importance des exercices menés depuis Nellis conduisit, tout naturellement, à la mise au point d’un mécanisme de suivi des appareils et de restitution des performances, connu sous le nom de Nellis Air Combat Training System (NACTS).

Rien de pire que les tricheurs.

La gloire de l’Empire

Navy et Air Force, chacune à leur façon, commencèrent à répandre dans leurs rangs ces nouvelles méthodes d’entraînement. On créa des unités, on acheta du matériel, on modifia les cursus et on systématisa les manoeuvres avec les agresseurs et les adversaires.

La plus rationnelle fut certainement l’ Air Force. Les exercices Red Flag, qui débutèrent en 1975, furent déclinés sous l’impulsion des Pacific Air Forces (PACAF) en 1976, en un exercice organisé en Alaksa sous le nom de Cope Thunder.

Deux escadrons, affectés aux PACAF et à l’ US Air Force in Europe (USAFE), furent chargés de répandre la bonne parole auprès des unités de ces deux grands commandements régionaux.

A Clark AB, aux Philippines, le 26th Tactical Fighter Training Squadron (TFTS), créé en 1973 mais seulement actif à partir de 1976 avec une poignée de T-38 puis des F-5E, se chargea d’entraîner les unités stationnées en Corée du Sud et au Japon.

A RAF Alconbury, au Royaume-Uni, le 527th Tactical Fighter Training Aggressor Squadron (TFTAS), fut créé en 1975 et activé en 1976 avec des F-5E, devenu décidément le plastron standard.

Les choses étaient donc claires. Pour rencontrer des agresseurs, il fallait aller à Nellis, Clark ou Alconbury. Les escadrons, après quelques hésitations, furent tous progressivement rebaptisés Tactical Fighter Training Aggressor Squadron et devinrent des affectations particulièrement recherchées. Pour le détail de l’histoire de ces escadrons, je vous invite par ailleurs à consulter le site de l’Air Force Historical Research Agency, une véritable mine d’or.

Du côté de l’aéronavale, disons-le tout de suite, ce fut légèrement différent. Je dois confesser ici ne pas avoir réussi à répondre à toutes les questions. Les livres de Rick Llinares ou George Hall sont avant tout de superbes recueils de photos et d’anecdotes, et le livre de Richard Wilcox ne répond pas à toutes les questions. Et même le site du Naval History and Heritage Command ne parvient pas à lever plusieurs ambiguïtés en ce qui concerne l’histoire de certains escadrons.

 

 

De même, et bien que certaines de ses pages soient incohérentes ou incomplètes, le site de l’A-4 Skyhawk Association regorge d’informations et de témoignages précieux. On peut également consulter Home of the MATS, le site de référence sur le F-14, voire interroger les membres de la Navy Adversary Pilot Association.

Bref, poursuivons. L’aéronavale possédait, elle aussi, un centre nerveux pour son programme de DACT, et il s’agissait, naturellement, de Miramar où étaient stationnées la NFWS et la VF-126. Une autre unité, la VA-127, initialement moins en pointe que la VF-126, fut rapidement impliquée. Basée à NAS Lemoore, la VA-127 devint la seconde adversary unit  de la côte Ouest en 1975,  en recevant des A-4 et, surtout, des TA-4J.

Sur la côte Est, un premier escadron stationné à NAS Oceana, la VF-43, fut activé dès 1973. Constitué à partir de la VA-43, cette nouvelle unité, elle aussi dotée de Skyhawk et de F-5, reçut également des T-2 Buckeye, un appareil d’entraînement plutôt pataud mais pas dénué de charme qu’utilisait en petit nombre la VF-126. Mais les T-2 de la VF-43 étaient camouflés, et ça change tout…

 

Surtout, la VF-43 fut la seule unité de la Navy à recevoir une douzaine de Kfir loués à Israël de 1985 à 1988 et utilisés par l’Empire sous le nom de F-21 Lion.

La VF-43 fut rapidement rejointe par la VF-45 – encore un escadron de Skyhawk devenu une unité d’adversaires. Rapidement stationnée à NAS Key West, la VF-45 fut la 4e unité d’active, en plus de la NFWS elle-même, à être chargée des DACT.

Le moral de l’aéronavale, requinqué par les achats de matériels décidé par l’Administration Reagan,  grimpa encore grâce aux performances, très médiatisées, du F-14, qui devint une star des médias dans le cadre d’une campagne de propagande particulièrement bien montée. Déjà, en 1980 (donc sous l’Administration Carter), Don Taylor, un tâcheron de Hollywood avait tourné The Final Countdown, avec Kirk Douglas et Martin Sheen (quand même !).

Et comme Don Taylor n’était pas du genre à laisser de côté les copains, il tourna pour la télévision, en 1981, Red Flag: The Ultimate Game, avec William Devane et Joan Van Ark, tout droit sortis de Côte Ouest. Oui, je sais.

Pendant que les citoyens de l’Empire découvraient à quel point la Navy était puissante, celle-ci donnait une petite leçon de savoir-vivre à deux pilotes libyens. Le 19 août 1981, au-dessus du Golfe de Syrte, deux F-14 de la VF-41 expédièrent au tapis en 45 secondes deux Su-22 Fitter J de la glorieuse Jamahiriya. Anytime, baby.

Juste pour le plaisir, rappelons que la VF-32 détruisit à son tour deux chasseurs libyens, deux MiG-23 Flogger, le 4 janvier 1989. Trois ans après le triomphe mondial du film de Tony Scott, Top Gun, il y avait de quoi bomber le torse.

Jusqu’au début des années 90, l’aéronavale développa tous azimuts ses unités d’adversaires. En plus du parc aérien de Top Gun et de ceux des 4 escadrons de première ligne, (VF-43, VF-45, VF-126 et VFA-127) déjà mentionnés, la Navy associa à l’ensemble un certain nombre d’unités de soutien (Composite Squadron, VC), des unités de la Naval Reserve, et, fort logiquement, les RAG qui affectaient les équipages tout juste sortis d’école. Certaines unités de formation de base, comme la VT-7 de la NAS Meridian, ne résistèrent pas à la tentation et se permirent de rompre avec la livrée des appareils d’entraînement de l’aéronavale à l’occasion des cours d’Air Combat Maneuvering. Mais les tâches de couleur ne font pas les agresseurs (proverbe californien).

Au temps de sa toute puissance, la Navy disposait par ailleurs d’une quantité appréciable d’unités de soutien stationnées aux quatre coins de l’empire, sur les deux côtes, dans les Caraïbes, à Hawaï et jusque dans les Philippines. Ces escadrons de réservistes, tous dotés de l’increvable Scooter – le surnom du Skyhawk – remorquaient des cibles, véhiculaient en place arrière des autorités, prêtaient leurs appareils aux officiers ayant besoin de se décrasser ou de remplir leur carnet de vol, et ils s’initièrent avec empressement au DACT. Certains, comme la VC-2, se livraient déjà à l’exercice depuis des années, un peu comme M. Jourdain.

Et comme la demande croissait et croissait encore, la Navy fit également appel à des escadrons de chasse de la Naval Reserve, les VF-201, 203 et 204. Je dois d’ailleurs avouer ici mon ignorance. Tandis que l’Air Force concentrait à Nellis l’essentiel de ses sessions de formation et d’entraînement, l’aéronavale multipliait, pour sa part, les unités impliquées, manifestement en soutien de Top Gun. S’agissait-il d’essaimer des escadrons d’adversaires au profit des groupes aéronavals en croisière afin de procéder à des entraînements permanents ? N’y a-t-il pas eu une mode du DACT, chaque responsable de base, chaque commandant de Wing désirant sa petite bande d’adversaires ? Cette politique a-t-elle permis de considérablement relever le niveau des réservistes ? Je n’ai pas trouvé de réponse satisfaisante, du moins à ce stade de mes recherches.

En route pour Fallon

Au Liban, l’état-major de la marine, qui voyait ses efforts en matière de combat aérien récompensés, découvrit que les escadrons d’attaque n’étaient plus capable d’affronter un environnement raisonnablement hostile. Le 4 décembre 1983, lors d’un raid contre des positions syriennes, trois appareils (un A-6E TRAM et deux A-7E) furent perdus, un pilote tué, et un autre capturé. Après les années d’efforts pour relever le niveau de la chasse, découvrir que les unités d’attaques avaient également des lacunes à combler fut sans doute un sale coup.

Il fut rapidement décidé de remettre tout le monde au travail puisque, pendant que tout ce petit monde s’envoyait en l’air au large des Keys ou au-dessus de la Sierra Nevada, les escadrons d’attaque de la Navy avaient manifestement perdu l’expérience acquise au Vietnam. Dès mai 1984 fut installé à NAS Fallon (Nevada) le Naval Strike Warfare Center (NSWC), sorte d’équivalent pour l’aéronavale de ce qui existait à Nellis depuis près de dix ans.

  

Surnommé Strike U, ce nouveau centre venait compléter les écoles existantes basées à Mirama, la Navy Fighter Weapons School – Top Gun, et la Early Warning Weapons School – Top Dome. Il s’agissait là aussi de réapprendre à combattre, mais dans le domaine des frappes aériennes et des missions d’appui. Le raid du Beyrouth avait été, plus qu’un fiasco, un signal inquiétant pour une Navy censée pouvoir participer à des opérations de guerre dans un contexte autrement plus sérieux.

En 1987, la VF-127, devenue VFA-127 (Strike Fighter Squadron) fut transférée à Fallon et entama ses missions d’adversaire contre les escadrons d’attaque de la flotte qui se transformaient depuis des années sur F/A-18 Hornet.

 

(Les puristes que vous êtes n’auront pas manqué de noter que ces F-5 portent des insignes de dérive libyens et nord-coréens, tandis que ce F/A-18 arbore une marque irakienne. Ah, les enfants…).

Electronic adversaries

Cet intérêt accru pour l’art délicat du raid aérien et pour la simulation poussée conduisit à une autre innovation, permise par l’importance des budgets de ces années bénies. Dès 1977, la VAQ-33 de Key West avait participé à des exercices de guerre électronique, mais la recréation de la VAQ-34, en 1983, marqua le vrai début des agresseurs électroniques.  Les deux unités, dotées de versions spécialisées des appareils en service dans l’aéronavale (EA-6A Prowler, EF-4J Phantom II, EA-4F Skyhawk, EA-7L Corsair II, ERA-3B et EKA-3B Skywarrior et même un EC-121K Warning Star), participèrent à des exercices de grande ampleur. La VAQ-34 permit même à des équipages féminins de piloter des Skyhawk et des Corsair.

En 1991, la VAQ-35, dotée d’EA-6B, fut à son tour activée et les trois escadrons se trouvèrent alors sous le contrôle du Fleet Electronic Warfare Support Group (FESWG).

La communauté des Adversaires de l’aéronavale était alors au sommet de sa puissance. A Miramar et Fallon, deux écoles fournissaient un entraînement de qualité. Sur les côtes Est et Ouest comme dans des bases outre-mer, des unités de soutien et de réserve participaient à ce gigantesque effort de remise à niveau et alimentaient la gestation du mythe. Mais la paix était là et l’heure fut à la réduction, rapide, des budgets de la défense.

Fin de la récréation

Les différents programmes d’agresseurs et d’adversaires étaient évidemment critiqués. Leurs détracteurs y voyaient un Barnum que se réservait une élite pour jouer à la guerre avec des avions qui auraient été bien plus utiles dans des unités de première ligne. La Navy, par exemple, avait obtenu de commander, à la fin des années 80, des F-16 pour remplacer ses F-5 et A-4. 22 F-16N et 4 TF-16N (des F-16C et D modifiés) avaient ainsi été achetés, et des F-21 (cf. supra) avaient été loués à Israël. Tout cela commençait à faire désordre, d’autant plus que les missiles marchaient enfin, que l’empire soviétique était en train de s’effondrer et que les pilotes du Tiers-Monde n’étaient, disons le mot, que des amateurs.

Le programme de DACT de l’aéronavale était un véritable gouffre financier, une danseuse qui faisait voler des dizaines d’avions dans des escadrons éparpillés sans véritable cohérence de doctrine ou de tactique. Même les Marines s’y étaient mis en créant, en 1986 sur la MCAS Yuma, un escadron d’adversaires, la VMFT-401, d’abord dotée de F-21 – elle-aussi – puis, à partir de 1989, de F-5E.

Les Marines, qui ne sont pas les derniers pour la rigolade, avaient même affecté un escadron de soutien, le H&MS-31, à des missions de DACT dès 1965, mais il ne s’agissait là que d’un pis-aller, loin du professionnalisme des unités dédiées au programme. Mais tout le monde avait son petit groupe d’adversaires sous la main, ça faisait chic.

L’ Air Force, en transformant Red Flag en véritable académie occidentale du combat aérien, pensait avoir été bien plus habile. Comment envisager, en effet, de supprimer les plus grandes manoeuvres de l’OTAN, à la fois creuset d’une véritable interopérabilité et vitrine de la puissance impériale ? Ce subtil calcul n’allait pourtant pas sauver les escadrons de Nellis.

Pour les uns et les autres, malgré les succès, le réveil allait donc être brutal.

Quand ça change, ça change

Il faut dire que pendant ces vingt années de DACT intensifs à Nellis et Miramar, le contexte avait bien changé. La chute de l’URSS, l’indépendance de ses satellites, l’isolement croissant de leurs anciens alliés au Sud, tout avait concouru à assoir l’écrasante domination aérienne occidentale. Les chasseurs de l’Empire étaient polyvalents, maniables, puissants, et fiables. Ils avaient été testés par les Israéliens pendant les années 80, et tout le monde avait été rassuré. Au moins 86 victoires contre la chasse syrienne en 1982… ça cause, quand même.

Le nouveau missile AIM-120 était satisfaisant, et les nouvelles versions du Sidewinder fonctionnaient à merveille. Les chasseurs entrés en service depuis les années 70 ont tous été conçus en fonction des leçons tirées du conflit vietnamien, qui ont par ailleurs au développement des unités d’adversaires et d’agresseurs.

Tous dotés d’un canon, tous capables d’engager des combats rapprochés, ces chasseurs ne sont pas seulement de bonnes plate-formes de tir. Evidemment, le F-14 était sous-motorisé, oui, le F/A-18 n’a pas un rayon d’action très satisfaisant, mais le F-16 est un appareil très agile et le F-15, bien que massif, est un adversaire redoutable. Cette génération d’avions de combat était performante, et elle allait même être un succès commercial.

En face, les Soviétiques, qui continuaient d’aligner MiG-21, MiG-23 et Su-22, avaient fait entrer en service le MiG-29 Fulcrum et le Su-27 Flanker. Si le MiG-29, équivalent du F-16 ou du F/A-18, s’était révélé décevant, le Flanker fut d’entrée un chasseur exceptionnel, mais, au début des années 90, bien peu d’exemplaires étaient en service. J’en profite pour indiquer ici que les Soviétiques déployèrent eux aussi des escadrons d’agresseurs, dotés de MiG-23 et de MiG-29, en particulier sur la base de Mary, au Turkménistan. Bref, ne nous égarons pas – et ne parlons pas des F-5 sud-vietnamiens transférés en URSS après 1975 ou des F-14 amicalement prêtés par l’Iran.

L’état de délabrement des forces armées soviétiques, la certitude que les dividendes de la paix étaient à portée de main, et le besoin de réduire l’abyssal déficit budgétaire contribuèrent donc à des dissolutions d’unités.

La VC-1 et la VC-5 furent dissoutes dès 1992, suivies par la VC-10 en 1993. Les trois VAQ d’entraînement disparurent la même année, et en 1994 la VF-43 et la VF-126, primary adversary squadrons, furent emportées à leur tour. La VF-74, détachée de l’USS Saratoga, fut brièvement chargée de cette mission de plastron en 1993 et 1994, avant d’être dissoute.

L’Air Force avait été encore plus rapide. A Nellis, le 65th Aggressor Squadron fut dissous dès 1989, et le 64th AS en 1990, ses avions étant transférés au 4440th TFTG. En Europe, le 527th d’Alconbury disparut en 1989, et le 26th AS, basé aux Philippines, le suivit en 1990. En moins de deux ans, l’Air Force élimina donc ses 4 escadrons d’agresseurs, et le flambeau fut finalement confié au 414th Combat Training Squadron en 1991, intégré au 57th Wing et acteur historique de l’aventure.

Mais au moins le matériel évoluait-il et les F-16 (C et D) remplacèrent en 1989 les F-5 (E et F). Il leur revenait la mission de simuler le MiG-29 et le Mirage 2000, les stratèges de l’Empire redoutant à l’époque leur prolifération dans les pays hostiles.

 Et alors tous partirent dans le désert

Les réductions d’effectifs ne touchaient pas que les unités de danseuses, et un effort de rationalisation avait été entamé sous l’impulsion de la Defense Base Closure and Realignment Commission (BRAC). En 1993, il fut donc décidé de déplacer vers la NAS Fallon Top Gun et Top Dome, et d’attribuer Miramar aux Marines. La fin de Fightertown

Ce mouvement administratif se concrétisa de façon spectaculaire en 1996, avec la création du Naval Strike and Air Warfare Center (NSAWC) à Fallon.

Cette nouvelle école rassemblait donc, fort logiquement d’ailleurs, Top Gun, Strike U et Top Dome au sein d’un vaste complexe associant l’aéronavale et les Marines.

Sans atteindre la taille et l’importance de Nellis, cette nouvelle entité était tout sauf un caprice ou une installation de seconde zone. Mais la réduction de format de la communauté des adversaires se poursuivit et la VFA-127, dernière unité d’active, fut dissoute à son tour en 1996. Elle fut remplacée à Fallon par la VFC-13, un escadron de réserviste en provenance de Miramar (cf. tableau supra Naval Reserve Adversary Squadrons) qui, après avoir brièvement volé sur F/A-18, était désormais équipé de F-5E et F puis de F-5N – des F-5 suisses présentant des différences mineures mais au potentiel plus important rachetés à la Confédération helvétique en 2006.

En 1996, plus de vingt ans après le début de Top Gun et l’institutionnalisation du concept d’adversaires, l’aéronavale de l’Empire ne disposait plus que de deux escadrons spécialisés et de la composante aérienne du NSAWC…

Renaissance

L’effort militaire entrepris par les Etats-Unis depuis le début des années 2000 mit fin à cette période de vaches maigres. La persistance des tensions avec la Corée du Nord et l’Iran, l’évidence de la compétition avec la Chine et la Russie, la montée en puissance de l’Inde, tout contribuait à un renforcement des capacités d’entraînement des forces aériennes.

Dès 2003, le 64th AS fut réactivé à Nellis et doté d’une vingtaine de F-16C et D block 32, le 414th CTS devenant alors une unité de soutien entièrement dédiée à la tenue des exercices Red Flag. Les F-16 reprenaient ainsi leur rôle de faux MiG-29.

Fin 2005, ce fut au tour du 65th AS de renaître, équipé de F-15C aux livrées également chatoyantes.

Le dispositif fut enfin complété en 2006 par la transformation en Aggressor Squadron du 18th Fighter Squadron stationné à Eielson AFB, afin de donner une ossature aux manoeuvres Red Flag Alaska qui venaient d’être créées.

L’Air Force avait reconstitué en trois ans un ensemble d’unités spécialisées visant à maintenir le niveau de ses pilotes. Mais, alors que près de 40 ans plus tôt les insuffisances constatées au Vietnam avaient conduit à la mise en place d’un programme structuré, la décision de donner une nouvelle dynamique et de nouveaux moyens à la communauté des agresseurs reposait d’abord sur des constats géopolitiques et techniques. L’heure n’est plus aux « enroulages à blanc » avec les chasseurs libyens ou russes en Méditerranée, et la supériorité des pilotes de l’Empire est théorique.

Les unités Red Flag évoluent, plus que jamais, en fonction des renseignements fournis par la DIA et des observations effectuées à Nellis ou lors de manoeuvres outre-mer. Dans ce domaine comme bien d’autres, on ne connait pas la valeur réelle de ses combattants tant qu’ils n’ont pas été confrontés au feu ennemi. Si le F-16 et le F-15 sont de bons appareils, fiables (mais âgés, s’agissant des F-15C), le F-22 constitue d’ores et déjà une déception dans le domaine du combat tournoyant. Plate-forme de tir furtive, le Raptor s’est révélé plutôt lourd lors de ses premiers DACT et un article d’ABC News en juin dernier révélait qu’il avait été sérieusement secoué par des Typhoon II allemands lors d’un Red Flag – Alaska. Le 23 juillet 2012, David Cenciotti, sur son blog The Aviationist, notait d’ailleurs, l’air de rien, que les pilotes de la Luftwaffe ne semblaient pas peu fiers de leurs performances.

Censé nettoyer le ciel à distance de sécurité, le F-22 pourrait ainsi bien n’être que la version la plus aboutie du chasseur dont rêvaient les concepteurs du YF-12 ou du F-14… Et le F-35, pour prometteur qu’il soit malgré les inévitables difficultés de mise au point, ne semble pas être non plus conçu pour le dog fight. Il reste donc le F-16 et le F-15E pour faire le travail, pour l’instant.

Top Gun revival

La même année, la VFC-13 de Fallon détacha à NAS Key West un groupe de F-5 qui devint, après quelques mois, la VFC-111 – en reprenant les traditions d’un mythique escadron de chasse, la VF-111.

De son côté, à Oceana, la VFC-12 tenait, vaille que vaille, son rôle d’adversaire à un rythme plus que soutenu. Considérée comme l’unité la plus demandée de toute l’aéronavale, elle est encore un escadron de réserve à la solide réputation d’excellence.

Enfin, à Fallon, les instructeurs volaient sur des F/A-18 de différents types et, depuis 2003, sur des F-16 pakistanais bloqués par un embargo et destockés de l’Aerospace Maintenance and Regeneration Center (AMARC) de David-Monthan AFB. Le Pakistan peut donc être utile à quelque chose.

Au-delà de la propagande relayée par des auteurs le plus souvent fascinés et facilement influencés par le mythe en échange d’un vol plein de frissons, il faut, en effet, estimer que ces trois escadrons et la composante chasse du NSAWC représentent la fine fleur de l’aéronavale. Pour autant, la dimension dog fight est menacée par les qualités mêmes des appareil acquis par l’aéronavale depuis plus de vingt ans, pas aussi maniables que les F-16 de l’Air Force. Le Hornet et son successeur, le Super Hornet, n’ont ainsi pas l’agilité du Viper et rien n’indique qu’il seront capables de tenir face à des Mirage 2000 ou des Su-27 bien pilotés. Cela dit, la doctrine impériale prévoit justement que le ciel soit dégagé grâce à l’action combinée des appareils de guerre électronique, des plate-formes de tir et des avions de C4I. Mais, comme l’écrivait Tom Clancy, un plan de bataille est obsolète après le premier coup de canon.

(voix martiale) Vers l’infini, et au delà

40 ans après les premiers balbutiements des adversaires et des agresseurs, le concept est donc largement validé. De nombreuses armées de l’air ont d’ailleurs créé des unités spécialisées ou réaffecté des escadrons existants.

Le Canada voisin a son propre exercice, Maple Flag, lui aussi ouvert aux alliés de l’Empire, et l’étoile rouge des agresseurs fait fantasmer tous les pilotes occidentaux.

Les besoins sont tels que des sociétés privées proposent désormais leurs services. Vous n’avez pas les moyens d’affecter trop de vos chasseurs à des unités de danseuses ? Pensez au privé !

On croise désormais sur les tarmacs des Alpha Jet ex-Luftwaffe, des A-4L ex-RNZAF ou des Kfir ex-Heyl Ha’Avir…

Mais l’avenir n’est pas là. Alors que la Navy et les Marines gèrent sereinement à Fallon un dispositif fidèle aux origines du programme, l’Air Force innove. Le concept d’agresseur, s’il n’était que l’amélioration de pratiques anciennes, a donné naissance à une véritable culture de l’entraînement agressif, tourné vers la découverte des failles, l’identification des faiblesses et la validation de contre-mesures. A Nellis oeuvrent des milliers de spécialistes au sein du gigantesque complexe décrit, notamment, par Bryan Jones sur son Jonesblog.

Dans le sillage de Red Flag, des unités d’agresseurs spécialisés ont ainsi été créées afin de brouiller les GPS, les flux de données transitant par satellite ou les communications via Internet. La priorité donnée par les Etats-Unis à ce que certains appellent la cyber war – alors que la Chine fait preuve d’une fascinante audace dans le domaine – laisse présager le développement de cette nouvelle dimension. Je ne vais cependant pas m’aventurer sur cette voie, moi qui sais à peine utiliser mon Mac, et plutôt penser avec nostalgie au bon Scooter de la Navy s’agitant au-dessus des hauts plateaux californiens…

 

Un grand nombre des illustrations de ce post viennent de l’incontournable site Airliners, qui regorge de photos parfois exceptionnelles mais aussi de renseignements, pour qui veut chercher, ainsi que de sites officiels.