« Ils ont pris une sacrée raclée »

Grâce à un lecteur attentif de ce blog, j'ai retrouvé cette succulente vidéo du général Puga qui, à la fin du mois d'août 2008, évoquait la "sacrée raclée" infligée par nos troupes aux Taliban. Hélas, et pour reprendre les termes du général, seul un "stratège en chambre" peut estimer que cet engagement a été un succès. Je m'explique :

 - Tout militaire entré en activité après la guerre du Vietnam sait qu'un conflit de cette nature ne supporte pas de pertes importantes dans le camp de l'armée occidentale. Nos sociétés ne tolèrent plus les boucheries de la première partie du XXe siècle et demandent, parfois à tort, des comptes. En tuant 10 soldats français, les Taliban nous ont causé bien plus de tort que nous ne leur en avons causé en tuant 50 des leurs. S'il y a peut-être eu victoire tactique, il y a eu échec stratégique, puisque les pertes enregistrées ce funeste jour d'aôut ont provoqué, et provoquent encore, un choc dans notre opinion. Le général Puga nous explique doctement que les Taliban se sont sciemment approchés de nous pour éviter tout appui aérien : qu'attendre d'autre de la part de combattants qui, pour certains, se battent depuis 30 ans ? Le général Puga aurait-il oublié que les Soviétiques ont perdu leur empire ici ?

- 50 Taliban tués contre 10 Français tués ? Le ratio est inacceptable pour une armée qui est censée disposer d'une puissance de feu largement supérieure, d'une capacité de reconnaissance inégalée et d'un appui disponible en quelques minutes. C'est avec ce genre de rapport pertes ennemies/pertes amis que ce sont perdues les guerres de l'Empire. Et s'agissant de l'armée française, cela fait belle lurette qu'elle a perdu sa capacité à perdre autant d'hommes pour contrôler un col. Il faudra penser à revoir "Hamburger Hill".

Et je conclus en citant notre Président, qui poussant à ses limites son obsession du "il y a toujours un coupable", a ouvert la voie à la plainte des familles de deux de nos tués :

"En tant que chef des Armées, je n'ai pas le droit de considérer la mort d'un soldat comme une fatalité. Je verrai les familles dans quelques minutes, je veux qu'elles sachent tout. Elles y ont droit. Je veux que vos collègues ne se retrouvent jamais dans une telle situation. Je veux que tous les enseignements soient tirés de ce qui s'est passé."

Réflexions à chaud sur les suites judiciaires de l’embuscade d’Uzbin

La modernité dans ce qu’elle a de plus absurde aurait donc frappé nos autorités aujourd’hui ? La plainte des familles de deux combattants issus du 8e RPIMa et du 2e REP révèlerait à quel point nos sociétés ne supportent plus l’imprévu, le danger, même dans une situation par nature volatile comme un combat.

Cette plainte m’a initialement choqué. Par réflexe, sans doute, comme par calcul politique, j’ai craint qu’une fois de plus l’armée en tant qu’institution régalienne ne soit mise en cause, et j’ai redouté que notre engagement dans cette guerre d’Afghanistan qu’il faut mener, quoi qu’en pensent les analystes de salon, ne soit remis en question.

Et j’ai repensé à toutes ces confidences recueillies depuis août 2008, aux 8 versions contradictoires du gouvernement. J’ai revu les visages arrogants de ces officiers sûrs de leur bon droit, et je me suis dit : et pourquoi pas une plainte ? Il s’agit sans doute de mon côté anarchiste, mais rien ne vaut l’exposition en place publique des petites lâchetés de certains pour me réjouir. Et si cette plainte, pour indécente, qu’elle puisse paraître de prime abord, n’était pas l’occasion de casser quelques unes de nos certitudes sur l’état de notre armée ? Et s’il devenait évident, enfin, que la France s’obstine à mener la diplomatie d’un Empire avec les moyens d’une obscure baronnie ? Car à les écouter, ces familles ne veulent pas la fin de la guerre, elles ne critiquent pas le Président ou l’Etat-Major, elles s’en prennent aux supérieurs directs de leurs fils.

Et Dieu sait qu’elles ont vécu des épreuves, ces familles. Après la mort de leurs enfants, les révélations, les versions divergentes, les polémiques, les rumeurs. Et la maladresse insigne du pouvoir, qui les met dans un avion, les pousse à Kaboul en leur promettant, suprême idiotie, de visiter le champ de bataille, comme si des familles de GI’s avaient visité le Delta du Mékong en février 68…

Et la panne de l’Airbus présidentiel sur l’aéroport de Kaboul… Et le retour en France dans le même avion que les compagnons d’armes de leurs frères, 18 heures de conversation horribles. Et les coups de menton d’un chef de corps digne des « Sentiers de la gloire » ou de la « Colline des hommes perdus », menaçant de porter plainte contre les familles qui osaient poser des questions…

Et la découverte des manquements : non, il n’y avait pas eu de reconnaissance préalable. Oui, les hommes n’avaient pas assez de munitions. Oui, quand les Américains leur ont livré des caisses de 5,56 mm, nos soldats ont découvert que leur FAMAS n’acceptait pas les munitions OTAN…

Car derrière les erreurs, les fautes, la fatalité et la surprise du combat, que va-t-on voir dans tout son dénuement ? Une armée qui en vient à croire ses propres mensonges, un pays qui se rêve aussi puissant que le royaume de Louis XIV, et qui ignore qu’il faut 3 hélicoptères pour en faire voler un, que le canon du Tigre n’est pas fiable, que la France doit acheter des paniers à roquettes (l’arme suprême contre la guérilla) puisqu’elle n’en produit plus et puisque nous misons tout sur le guidage laser, que nos blindés sont fragiles, vieux, que nous n’avons pas de transport pour les acheminer en Afghanistan. Mais il nous reste le nucléaire, cher au Général, et le Rafale, ce chef d’oeuvre de technologie que nous ne vendons pas (non, même pas au Brésil !). Alors, que nous reste-t-il ? Des soldats conscients de leurs mission, qui font honneur à leur pays, qui le sauvent même, malgré lui, d’une humiliation encore plus grande. Et des chefs, beaucoup de chefs, trop de chefs, savamment irresponsables.

Vous ai-je déjà conseillé de lire Marc Bloch ?

XIII : incompréhensible compilation

Les Français adorent les feuilletons, songez à Dumas, Balzac, Sue, etc. Mais cet amour des sagas, cette soif de rebondissements les conduisent parfois à porter au pinacle des œuvres surévaluées. C’est le cas de la série XIII, de Jean Van Hamme et William Vance (cf. http://www.treize.com/).

Comme vous peut-être, j’ai adoré les premiers albums et je dois avouer avoir passé une après-midi de révisions (en DEUG ? en licence ? je ne sais plus) à dévorer la première partie de la saga. Mais après Rouge total (1988), 5e épisode de la série, j’ai vraiment cru que la messe était dite. Pas du tout. La saga continue, elle a même atteint le tome 19, mais à quel prix ?

Sans doute grisés par le succès, peut-être attachés à leur personnage, tentés par la promesse de gains conséquents, les auteurs ont transformé ce qui n’était déjà qu’une compilation de faits historiques en un salmigondis indigeste où le meilleur des enquêteurs ne peut que se perdre.

Regardons les choses de plus près. Un homme est retrouvé inconscient en mer, porteur d’un mystérieux signe, ça ne vous rappelle rien ? Moi, ça me rappelle La mémoire dans la peau (The Bourne identity) de Robert Ludlum, publié en… 1980.

Ludlum, pour ce roman – le premier de la trilogie – s’était inspiré d’une superbe manœuvre d’intoxication du Reich conduite par les services britanniques sous le nom d’opération Mincemeat (cf. dans un français laborieux : http://fr.wikipedia.org/wiki/Op%C3%A9ration_Mincemeat).

 Les auteurs de XIII ne sont même pas remontés à cette opération et ont fait démarrer leur intrigue d’une façon assez semblable. Et ils y ont ajouté l’affaire Kennedy. Soyons honnête : ça marchait très bien pendant les 5 premiers albums, mais c’est après que ça se gâte. Les personnages sont caricaturaux (jusque dans leur physique) et on se perd dans les innombrables identités d’un homme qui, en toute logique, aurait dû devenir fou un paquet de fois après toutes les révélations sur son passé. Les soubresauts de l’enquête de Ross Tanner sont initialement intéressants, puis préoccupants, et deviennent finalement comiques tant ils enlèvent à chaque péripétie un semblant de crédibilité à l’histoire. Pour des auteurs désireux de recréer la réalité, l’échec est de taille.

Mais une bonne idée n’est jamais gâchée, et en 2002 Doug Liman adapte au cinéma The Bourne identity (avec Matt Damon, Chris Cooper et Brian Cox).

On est loin du téléfilm avec Richard Chamberlain… En 2004, le flambeau est repris par Paul Greengrass, un fin connaisseur de l’espionnage puisqu’il est le co-auteur, en 1988, du classique de la littérature consacrée au renseignement Spy Catcher, dans lequel Peter Wright y expose sa version de la guerre froide.

Paul Greengrass, qui a réalisé en 2002 le remarquable Bloody Sunday, donne au film d’espionnage une claque salutaire et renvoie James Bond à la préhistoire. Les producteurs de la franchise ne s’y tromperont d’ailleurs pas, et Casino Royale doit bien plus aux aventures de Jason Bourne qu’aux 40 années de gadgets idiots et de jolies filles pas moins idiotes de 007. Evidemment, à bien y regarder, entre The Bourne Supremacy et Live and let die, le choix est vite fait !

Greengrass conclut la trilogie en 2007 par le tonitruant The Bourne ultimatum. Il a, entre temps, réalisé Flight 93, un film étonnant sur les attentats du 11 septembre.

Gagnés à leur tour par le cinéma, les créateurs de XIII se sont risqués en 2008 à Hollywood, qui a produit une minisérie télévisée, XIII: The conspiracy, disponible en janvier 2010 en DVD en France. La simple bande-annonce vous permet de mesurer l’impact de Liman et de Greengrass sur l’univers décidément très influençable de XIII.

Mais nous n’allons pas nous quitter fâchés. Je vous laisse avec Extreme ways de Moby, le morceau fétiche de la trilogie Bourne.

Vous reprendrez bien quelques navets ?

Les années 80 ont été de belles années.D'abord, ce furent celles de mon adolescence, studieuse, rangée. Ce furent celles de la défaite de l'URSSS, celles d'un monde qui paraissait simple tant nous ne portions aucune attention au sud de la planète et à ses désespoirs. Ce furent celles de l'argent roi, de la pop clinquante, de la mode ridicule, concours de coiffure pour tout le monde, celles de The Cure et Depeche Mode, celles de la seconde partie du règne de Freddie Mercury, celles de Philip Glass. Ce furent de belles années pour le cinéma : Salavador, Platoon, Le retour du Jedi, Angel Heart, Mississippi burning, Nomads, Nocturne Indien, L'étoffe des héros, Amadeus, etc. Mais bon, dans le cinéma, il y a sans doute eu quelques déchets...Tenez, vous m'êtes sympathique, je vous dis tout : il y a eu deux gigantesques navets militaristes. D'abord, L'aube rouge, de John Milius (l'homme qui inspira aux frères Coen le personnage de Walter dans The big Lebowski...), avec la future fine fleur des séries B hollywoodiennes (cf. http://finnish.imdb.com/title/tt0087985/).

Pour ceux qui ont envie d'imaginer ce qu'aurait pu être une guerre en Europe au début des années 80, je conseille plutôt la lecture de "Tempête rouge", de Tom Clancy. Passons. Il y eut aussi Aigle de fer (en fait, il y en eut 4, le dernier étant tourné en 1995), un des plus mauvais films d'aviation de l'histoire.

Et pourtant, il partait bien, ce projet. Tourné en Israël avec le soutien de la Heyl Ha'Avir (qui prêta ses F-16 et ses Kfir et qui put en échange s'offrir un musée), le film souffrit de plusieurs handicaps majeurs : produit par le tandem infernal Golan-Globus, il ne disposait pas de ce qu'on appelle couramment un scénario. Joué par des nigauds, dont le phénoménal Jason Gedrick, il ne pouvait que provoquer l'hilarité. Dépourvu des moyens aériens initialement prévus (le C-130 de prises de vue ayant été raflé par les producteurs de "Top Gun"), il sentait bon le bricolage. Tourné par un très mauvais cinéaste, Sidney J. Furie, il n'était que l'accumulation des situations les plus éculées. Seul bon point, il disposait d'une chanson de Queen, One vision qui figure sur l'album A kind of magic. Si vous tendez l'oreille, vous entendrez d'ailleurs vers la fin la détonation sourde d'une postcombustion enclenchée. Rien de tel qu'une bonne odeur de kérosène pour oublier de tels navets.

Seuls contre tous ?

Chahdortt Djavann est née en Iran en 1967. Réfugiée en France après avoir fui avec sa famille la révolution islamique de 1979, elle porte sur l’islam radical un regard acéré, voire acerbe. Sa quête de liberté et de laïcité se nourrit de sa condition de femme et la conduit à écrire de courts textes, enlevés, polémiques, où la provocation le dispute à l’appel au sursaut citoyen.

 

Parmi ses ouvrages, je conseille vivement « Bas les voiles ! » et « Que pense Allah de l’Europe ? ». On y trouve des pensées salvatrices contre le politiquement correct, la lâcheté des élites, la faillite de la République et le dévoiement de l’islam par une poignée de radicaux.

Dans le même ordre d’idées, je vous invite à lire deux brulots de Jack-Alain Léger, « Tartuffe fait Ramadan » et « A contre Coran ». Violents, parfois même choquants tant l’exaspération de l’auteur le conduit aux pires excès de langage, ces deux livres ont au moins le mérite de mettre les pieds dans la plat. On pourra exprimer des réserves sur certains points, mais au pays de la polémique-reine, leur lecture est revigorante. Evidemment, on est loin de Gilles Kepel ou d’Olivier Roy, Jack-Alain Léger a parfois la plus un peu lourde, mais il faut bien s’amuser… L’essentiel est de lire ses textes comme autant de cris d’épouvante, et non comme des essais sérieux et argumentés.

Al Qaïda : le retour aux fondamentaux

Le 27 avril 2009, le Président pakistanais Asif Zardari a confié lors d’une interview que les responsables de l’ISI, les services de renseignement militaires, estimaient qu’Oussama Ben Laden était mort.

Cette déclaration, qui pourrait conduire à la divulgation de nouveaux renseignements sur la situation du fondateur d’Al Qaïda, intervient alors que le jihadisme accomplit une nouvelle mutation. A la toute puissance opérationnelle et médiatique d’Al Qaïda se substituent en effet depuis plusieurs mois des jihads régionaux connectés entre eux. Cette évolution, qui marque la fin d’une époque, est porteuse de nouvelles menaces.

1. Al Qaïda : la source de toute chose

–  La Base : le soutien au jihad

Issue du Bureau des Services de Peshawar (Maktab ul-Khadamat), un organisme conçu dans les années ’80 pour alimenter le jihad afghan en volontaires, Al Qaïda (La Base) fut pensée par son créateur, Oussama Ben Laden, comme une structure de soutien aux vétérans de cette guerre.Réfugié au Soudan, Oussama Ben Laden y rencontra de nombreux responsables terroristes islamistes et y tissa des relations qui s’avéreront précieuses par la suite. Certains, comme les membres du GIA algérien, refusèrent cependant de lier leur combat à celui d’Al Qaïda. Jusqu’en février 1998, Al Qaïda resta donc une organisation de soutien au jihad, sans activité opérationnelle directe. Le mouvement apportait une aide d’autant plus précieuse qu’il s’était implanté en 1996 dans l’Afghanistan des Talibans, dans lequel il dispensait entraînement paramilitaire et formation à la clandestinité. Il faut rappeler ici que les tous les camps d’entraînement terroristes en Afghanistan n’étaient pas gérés par Al Qaïda, certaines structures étant réservées à d’autres mouvements.Mais, le 23 février 1998, Oussama Ben Laden diffusa le communiqué annonçant la création du Front Islamique Mondial pour le Jihad contre les Juifs et les Croisés. L’arrestation en Albanie de trois jihadistes égyptiens grâce à la CIA et leur expulsion vers l’Egypte confirma Oussama Ben Laden dans sa volonté de frapper les Etats-Unis en Afrique.

– Al Qaïda en première ligne

Les attentats contre les ambassades des Etats-Unis à Nairobi et Dar-es-Salam, commis presque simultanément le 7 août 1998, furent l’aboutissement d’une longue période de préparation et constituèrent le véritable « coming out » d’Al Qaïda. Revendiquées par l’Armée Islamique de Libération des Lieux Saints (AILLS), une organisation prête-nom, ces attaques montrèrent au monde les capacités d’Al Qaïda, ses modes opératoires, les cibles qu’elle allait privilégier et son mépris pour la vie des populations civiles.

Complot terroriste associant des cellules implantées dans deux capitales, un réseau logistique couvrant l’Afrique de l’Est, le Yémen et l’Afghanistan, et s’appuyant sur des ONG du Golfe, cette opération fut le fruit de la seule volonté d’Oussama Ben Laden, obnubilé par le jihad mondial contre les Etats-Unis. Ses adjoints directs et le majliss d’Al Qaïda attendaient pour leur part la réalisation d’attentats contre les intérêts israéliens, mais les succès de l’organisation firtent taire, pour un temps, leurs doutes.

De 1998 à 2002, Al Qaïda réalisa elle-même une série d’attentats spectaculaires, et imprima sa marque dans l’Histoire avec les opérations du 11 septembre 2001 à New-York et Washington : Attentats contre l’USS Cole en octobre 2000 au Yémen, contre la synagogue de la Ghriba à Djerba en avril 2002, contre une discothèque à Bali en octobre 2002, contre un pétrolier français au Yémen en octobre 2002, contre des intérêts touristiques israéliens au Kenya en novembre 2002. Des projets ont été déjoués en Jordanie et aux Etats-Unis en décembre 1999, en France en décembre 2000, en Italie en janvier 2001, en Belgique et en France et en septembre 2001, etc.

 

Cette période, sorte d’apogée opérationnel, trouva sa fin à la suite de la vaste campagne anti terroriste déclenchée par les Etats-Unis et leurs alliés. Les arrestations de plusieurs hauts responsables de l’organisation, dont Khaled Sheikh Mohamed et Abou Zoubeida, et l’élimination d’autres, dont le chef militaire d’Al Qaïda, Abou Hafs al Masri, mirent un frein aux projets du groupe. De plus en plus, Oussama Ben Laden fut contraint de s’appuyer sur les réseaux locaux et laisser se développer des opérations contre Israël et les communautés juives, à la demande des émirs désireux de s’impliquer dans le conflit palestinien.

–  Un réseau mondial structuré

L’organisation d’Al Qaïda a constitué pendant près d’une décennie une énigme pour les services de sécurité occidentaux habitués à lutter contre leurs homologues du l’ex-bloc soviétique ou contre des groupes terroristes révolutionnaires. Reposant sur une organisation militaire, le réseau terroriste s’appuyait sur des solidarités personnelles échappant à la compréhension initiale. Bien que disposant d’organes internes rappelant le fonctionnement de structures clandestines passées (comité militaire, comité religieux, unités chargées de la gestion des volontaires, du budget, etc.), Al Qaïda a privilégié une organisation souple s’appuyant sur des coordinateurs régionaux ou nationaux puisant dans les communautés musulmanes des volontaires jihadistes. Présents à Londres, en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Egypte, en Syrie, au Yémen, au Pakistan et au Canada, ces individus ont joué un rôle majeur avant la répression ayant suivi le 11 septembre en organisant aussi bien des attentats que filières logistiques. Le démantèlement rapide de cette « internationale du jihad » a conduit Al Qaïda à confier de plus en plus à ses alliés locaux la mise en œuvre de ses projets terroristes et à laisser une grande autonomie opérationnelle aux cellules ayant survécu aux arrestations.

2. Le jihad mondial : du jihad global aux jihads régionaux

La pression sécuritaire de plus en plus forte sur les réseaux jihadistes, si elle n’a pas empêché tous les attentats projetés par Al Qaïda et sa mouvance, a cependant entraîné de profondes modifications des méthodes opérationnelles.

De la toute puissance opérationnelle au repli stratégique

L’intervention occidentale en Afghanistan, si elle a considérablement réduit les capacités d’Al Qaïda, a renforcé sa détermination à lutter et à frapper partout où cela serait possible. La nécessité s’est donc imposé de déléguer aux réseaux locaux la conduite des attentats. Cette stratégie s’est rapidement révélée payante en Indonésie grâce à la Jemaah Islamiya (JI) puis au Maroc en mai 2003.Parallèlement, l’invasion anglo-américaine de l’Irak a redonné au jihadisme une impulsion, probablement décisive. Comme dans les années ’80 et ’90, des réseaux se sont spontanément constitués afin d’envoyer des volontaires combattre en Irak, tandis que l’idéologie jihadiste redonnait à des groupes en perte de vitesse une légitimité qu’ils avaient perdue depuis des années. Les attentats d’Istanbul, de Madrid puis de Londres, ainsi que le retour du terrorisme en Egypte ou son émergence en Jordanie et surtout en Arabie saoudite, ont favorisé le repli stratégique d’Al Qaïda, qui, pour reprendre une expression des services de renseignement français, « avait rempli son rôle historique de déclencheur du jihad mondial ». Cet effacement opérationnel de l’organisation a cependant été également provoqué par le retrait progressif d’Oussama Ben Laden du processus décisionnel.

L’effacement de Ben Laden et le retour des idéologues

Traqué, malade – et désormais probablement mort, Oussama Ben Laden a été remplacé à la tête d’Al Qaïda par Ayman Al Zawahiry. Celui-ci, en raison de son histoire personnelle, a progressivement imprimé sa propre marque sur Al Qaïda.

D’abord focalisé sur l’Irak, perçu comme le piège qui allait fonctionner là où celui tendu en Afghanistan avait échoué, l’idéologue égyptien a développé une rhétorique complexe inspirée aussi bien par l’islam radical que par une forme modernisée du panarabisme. Sa vision du monde, à la fois plus subtile et plus radicale que celle de Ben Laden, a permis la mobilisation de centaines de sympathisants dans le monde, en partie grâce à ses incessantes interventions télévisées. Surtout, l’impopularité croissante des Etats-Unis et de leurs alliés dans le monde arabo-musulman ont offert à Ayman Al Zawahiry l’occasion de mettre en pratique sa propre conception du jihad. Au lieu de mener seule une vaste campagne terroriste, au risque d’y prendre des coups sans pouvoir les rendre, la nouvelle direction d’Al Qaïda a choisi de revenir au rôle de structure de soutien logistique et idéologique de mouvements régionaux. Cette stratégie est particulièrement visible depuis plus de deux ans, avec l’adoubement du GSPC algérien, devenu Al Qaïda au Maghreb Islamique ou la réactivation d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique, issue de la fusion des cellules rescapées du jihad en Arabie saoudite et des réseaux présents en Yémen. La volonté de pousser les feux en Somalie mais aussi au Pakistan à la faveur des troubles graves qui secouent ces pays est considérée comme une menace majeure en raison de la capacité d’Al Qaïda à peser sur la ligne politique des insurgés.

Les nouveaux fronts du jihad

La nouvelle stratégie de Zawahiry a été parfaitement illustrée par l’ambitieuse opération terroriste menée à Bombay en novembre 2008. Réalisée par des individus ayant bénéficié du soutien avéré d’une partie de l’appareil sécuritaire pakistanais, cette attaque, unique par son ampleur, a également reçu l’imprimatur des responsables d’Al Qaïda, impliqués dans la fourniture de moyens et de conseils.

Les attentats de Bombay obéissaient en effet à une double logique, de plus en plus présente dans les opérations jihadistes : inscrits dans un contexte « local », ils visaient à la fois un Etat et des objectifs internationaux. Cette double ambition, qui cherche également à susciter des vocations par la « propagande par le fait », influence les groupes actifs au Yémen ou en Algérie dans le choix de leurs cibles, et mobilise depuis des mois les jihadistes turcophones présents en Asie centrale dont les menaces récurrentes pèsent sur la politique allemande.

A la campagne globale s’est donc substituée une stratégie de soutien à de nombreux jihads locaux. L’ouverture de nouveaux fronts jihadistes est un objectif que Zawahiry poursuit depuis 2006, à l’occasion de ses commentaires de l’actualité internationale. Héritier de la mouvance islamiste radicale égyptienne mobilisée à la fois par la lutte contre le régime du Caire et la libération de la Palestine, le leader d’Al Qaïda tente de reproduire ce double objectif. Il est aidé par la résurgence de méthodes, modernisées, ayant fait les beaux jours de la mouvance islamiste radicale dans les années ’90. Les lieux de rencontre clandestins dans les mosquées radicales et les coordinateurs régionaux ont ainsi été remplacés par les forums jihadistes sur Internet, mais l’essentiel demeure : la communauté du jihad est plus que jamais unie et échange informations, méthodes et idées. Elle pratique toujours l’entraide, et on a vu récemment l’épouse d’un jihadiste mauritanien exfiltrée vers le Pakistan via le Mali, le Tchad, la Somalie et le Yémen. Cette longue chaîne de solidarité, qui a mis à contribution l’ensemble des groupes terroristes de ces pays, illustre l’étroitesse des liens au sein de la mouvance jihadiste.

La présence de terroristes marocains ou maliens dans les maquis kabyles d’AQMI est une autre illustration de ces incessants mouvements invisibles.

La menace terroriste, si elle n’a pas changé de nature, a changé de logique. Base idéologique, Al Qaïda organise depuis le Pakistan la nouvelle architecture de son jihad et tente de défier ses adversaires sur de nombreux fronts simultanés.

On nous prie d’annoncer le décès de…

On nous prie d’annoncer le décès de Tahir Yuldashev, membre fondateur de Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), rappelé à Dieu par un drone américain en août dernier.

Yuldashev était le chef survivant du MIO après la mort, en novembre 2001, de Juma Namangani, l’autre tête pensante du mouvement. Le groupe, fondé en 1997, était à l’origine une organisation d’opposition au régime de Tachkent et avait pour objectif de créer une république islamique incluant l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, et le Kirghizistan. Le coeur du dipositif de MIO était placé dans la vallée de la Fergana. C’est dans cette vallée que les forces spéciales américaines firent le coup de feu en 2002.

Jusqu’aux attentats du 11 septembre, le MIO, étroitement lié à Al Qaïda, bénéficiait du soutien du Pakistan et des Talibans. L’intervention américaine, puis occidentale, en Afghanistan, a porté des coups très durs au mouvement, dont les cadres se sont réfugiés dans les zones tribales pakistanaises. En 2004, la rumeur a couru que Yuldashev avait été blessé lors d’un accrochage avec des unités pakistanaises soutenues par les forces spéciales américaines, mais sa mort n’avait pas été confirmée.

 

Le MIO était fortement soupçonné d’avoir réalisé une série d’attentats à Tachkent entre le 28 et le 31 mars 2004, causant la mort de 43 personnes. Le groupe était de toute façon objet de sanctions internationales et figurait sur la liste des Nations unies (Comité 1267) ainsi que sur plusieurs listes nationales de groupes terroristes.

La mort de Yuldasev intervient alors qu’on note une résurgence du jihadisme dans les milieux islamistes radicaux turcophones, le long d’un axe de crise qui s’étend de l’Allemagne au Xinjiang, nommé dans la rhétorique d’Al Qaïda « Turkestan oriental ». Surtout, elle confirme que les zones tribales pakistanaises abritent toujours des combattants étrangers aux côtés des Taliban. Enfin, ce succès opérationnel démontre aux sceptiques que la communauté américaine du renseignement a su, et de quelle façon, surmonter la crise ayant abouti au 11 septembre. Je vous parlerai, un de ces jours, de quelle façon un drone peut éliminer un chef jihadiste…

Occupation et rock

Loin des consensuels concerts de charité et des concours de candeur, il arrive que le rock mette brutalement son énergie au service de causes nobles. En 2008, les Guns N’Roses ont sorti un album attendu depuis des années, « Chinese democracy », dont le titre éponyme a été illustré, avant l’offensive israélienne à Gaza, par un clip édifiant : 

En 1993, Rage Against The Machine avait publié un album remarquable dont un titre, "Freedom", fut illustré par un clip évoquant l'affaire Leonard Peltier (je vous renvoie d'ailleurs au lien de ce blog vers le site de l'AIM).

Hélas, les musiciens de RATM n'ont pas toujours su faire d'autant de discernement et ont, dans le clip de "Bomtrack", apporté un soutien plus que discutable aux terroristes du Sentier Lumineux.

Il sera poutant beaucoup pardonné aux rockers, surtout grâce aux Clash...

Que savaient les services de renseignement le 10 septembre 2001 ?

Au risque d’en choquer quelques uns, je suis bien obligé d’affirmer qu’il est des sujets dont on ne peut pas parler si on ne les a pas explorés de l’intérieur. L’imagination, l’empathie, la capacité de projection sont autant de qualités précieuses chez un auteur de fiction, mais qui peut décrire un saut en parachute sans avoir sauté lui-même ? Qui peut rapporter les sentiments d’un chirurgien s’il n’a pas lui-même opéré ? Il en va de même pour le renseignement, et les esprits les plus rigoureux se cantonnent le plus souvent à l’étude des archives. Hélas, dans bien des cas, le lecteur curieux est assailli de toutes parts par des ouvrages dont les auteurs soignent leur mythomanie par la compilation d’articles et les confessions de quelques vieilles gloires plus ou moins lucides. Il en est ainsi, évidemment, de nombre d’écrits concernant les attentats du 11 septembre 2001.

Les tenants de la théorie du complot, que j’ai évoqués ici, font preuve, en plus d’une folle arrogance intellectuelle, d’une ignorance crasse du monde du renseignement et plus généralement de ce qu’on appelle « le facteur humain ». Ce fameux facteur explique que malgré de nombreuses mais incomplètes informations personne n’ait pu/su prévoir les attaques du 11 septembre. Alignés froidement sur une feuille de papier, tous ces indices constituent pourtant un dossier accablant, mais l’Histoire regorge de ces incroyables et terribles enchaînements de circonstances qui jettent un pays dans l’abîme. J’y reviendrai plus tard. Il ne fait aucun doute que de nombreux éléments avaient été recueillis par diverses agences de renseignement au sujet d’un vaste projet terroriste, mais la synthèse était-elle possible ? Qui savait quoi ? Comment ? N’est-il pas vain et en partie idiot de réécrire ainsi l’Histoire ? Que savaient donc les services ? Essayons de faire un point mêlant chronologie et acteurs.

1/ La CIA, dès janvier 2000, avait détecté le passage à Kuala-Lumpur de plusieurs opérationnels de grande qualité d’Al Qaïda. Accueillis par Hambali, l’émir de la Jemaah Islamiyah, ils venaient de suivre un entraînement poussé dans un camp en Afghanistan et se préparaient à gagner les Etats-Unis pour y poursuivre les préparatifs des attentats du 11 septembre 2001 (cet épisode est décrit avec précision dans les pages 156 – 160 du rapport du Sénat sur les attentats).

Malheureusement, personne n’avait détecté la nature de l’entraînement reçu en Afghanistan… Par mesure de précaution, et parce qu’au moins un des jihadistes était impliqué dans l’attentat contre l’USS Cole au Yémen en octobre 2000, la CIA transmit au FBI et aux services douaniers les identités des individus détectés afin de leur interdire l’entrée du territoire américain.

2/ Ce voyage de terroristes d’Al Qaïda d’Afghanistan vers les Etats-Unis via la Malaisie illustrait à l’époque la structuration des ramifications mondiales du réseau de l’organisation jihadiste. Au même moment, la cellule de Hambourg se mettait en place avec des ressortissants du Golfe, un leader égyptien, et des fonds en provenance d’Espagne… Au sein des services de sécurité et de renseignement, la convergence entre réseaux, visibles dès l’été 1999 en Europe, avait été détectée et analysée comme la preuve d’un accroissement sensible de la menace. Tout le monde s’attendait à une action spectaculaire, et les opérations déjouées donnaient de précieuses indications : complot du Millenium à Seattle et Amman en décembre 1999, projet d’attentat contre la cathédrale de Strasbourg en décembre 2000, projet d’attentat contre l’ambassade américaine à Rome en janvier 2001, etc.

3/ Identifiés grâce aux patientes recherches des services français et britanniques, certains camps d’entraînement d’Al Qaïda étaient régulièrement photographiés par des satellites, ce qui permit de détecter des exercices de capture d’avions de ligne sur les appareils hors d’usage d’Ariana Airlines parqués sur l’aéroport de Kaboul

   

L’analyse faite à l’époque par la DGSE, diffusée dans une note que Guillaume Dasquié jugea utile de publier dans Le Monde du 17 avril 2007, concluait que les membres d’Al Qaïda s’entraînaient à détourner des avions. Cette hypothèse paraissait d’autant plus crédible qu’en décembre 1999 les Taliban avaient détourné sur l’aéroport de Kandahar un appareil d’Indian Airlines – et avaient même exhibé à cette occasion des missiles sol-air Stinger (FIM-92 pour les pros) – afin d’obtenir la libération d’un leader islamiste.

 

Personne n’envisageait donc sérieusement ces exercices de détournement autrement que comme une volonté de l’alliance Talibans/AQ de reproduire le succès de décembre 99.

En Europe, les services suivaient avec inquiétude le départ de volontaires maghrébins vers les camps afghans grâce aux filières d’Abou Zoubeida, soutenues par Abou Doha, un opérationnel basé à Londres qui faisait le lien entre les cellules algériennes, les réseaux d’AQ et les maquis tchétchènes, sous l’impulsion de l’émir Abou Djaffar, lui-même installé en Afghanistan.

4/ Ayant atteint son apogée organisationnel pendant l’été 2001, Al Qaïda restait difficilement lisible par les services. Les sources techniques étaient rares et concernaient essentiellement des responsables jihadistes liés à Al Qaïda mais en aucun cas des chefs de l’organisation. Le constat de la faillite du renseignement humain au sein de la CIA, dénoncée par Robert Baer (La chute de la CIA) ou Michael Scheuer (Imperial hubris), était également valable pour d’autres services, dont les agences françaises qui compensaient ce manque de sources par la qualité de leurs analyses. Seuls, une fois de plus, les services britanniques semblaient disposer en 2001 d’une source humaine de très haut niveau au cœur de l’état-major d’Al Qaïda. Certains observateurs estiment qu’il s’agissait de l’idéologue espagnol d’origine syrienne Abou Moussab, figure du Londonistan entre 1995 et 2000, un contact de haut niveau digne des sources que traitait le MI-5 (actuellement BSS) dans les services de l’Est quelques années plus tôt. Ce serait donc grâce à ses indications que les autorités britanniques, au printemps 2001, redoutaient un attentat majeur, dont ils avaient averti leurs alliés américains. Mais les détails manquaient…

L’arrestation en juillet 2001 à Dubaï du Franco-algérien Djamel Beghal, sur la foi d’un renseignement de la CIA transmis aux services émiratis, permit de dévoiler un projet d’attentat majeur contre l’ambassade des Etats-Unis à Paris. Informés, les services français et britanniques se mobilisèrent et concentrèrent leurs efforts contre le réseau impliqué, jugeant que cet attentat était le projet majeur dont parlaient les sources. Ce complot confirmait une grande partie des renseignements recueillis par la DGSE et la DCRG, qui coopéraient étroitement sur ce sujet depuis des mois, au grand dam de la DST qui pour une fois n’avait rien vu venir et en était réduite à vociférer lors des – rares – réunions de travail qu’elle acceptait de tenir avec ses homologues.

Il est désormais admis que ce projet d’attentat, prévu pour l’été 2002, était réel mais qu’il s’agissait d’abord pour Al Qaïda de détourner l’attention des services occidentaux en les attirant vers des cellules maghrébines. Le fameux briefing du 6 août 2001 réalisé par la CIA au profit du Président des Etats-Unis mentionnait la volonté d’Al Qaïda de réaliser une attaque sur le territoire américain. La découverte du complot Beghal mobilisa donc les énergies du FBI et de la CIA, et la délégation américaine participant à la réunion parisienne du 6 septembre 2001 consacrée à cette menace fut composée d’un nombre considérable d’agents qui surprit leurs homologues français.

Comme on peut le voir dans cette note, déclassifiée en 2004,  le fameux avertissement adressé par la CIA au Président Bush ne contenait rien de bien sensible : un rappel de l’affaire Ressam (décembre 99), et la confirmation que des cellules jihadistes sont actives sur le territoire US. Cette dernière information n’était pas nouvelle, et était considérée à l’époque par le FBI comme une des données fondamentales du paysage terroriste.

5/ Mais pendant que les grands services occidentaux traquaient entre l’Afghanistan, le Moyen-Orient et l’Europe les « cosmocrates » jihadistes, les bureaux locaux du FBI en Floride et en Arizona détectaient d’étranges élèves dans des écoles de pilotage. De plus, à Boston, ville bien connue des spécialistes pour son fameux réseau de chauffeurs de taxi islamistes radicaux, le même FBI interpellait un citoyen franco-marocain, Zacarias Moussaoui, pour un défaut de titre de séjour. L’officier en charge de l’affaire eut rapidement un doute sur l’individu et demanda à un juge d’autoriser une perquisition poussée du logement de l’individu et d’explorer le disque dur de son ordinateur. Cette autorisation lui fut refusée, jusqu’à ce que la DST française, interrogée par le FBI, révèle que Moussaoui était un sympathisant jihadiste bien connu, lié aux filières tchétchènes. Trop tard…

Les rapports envoyés par les antennes de Miami et de Phoenix furent perdus dans une remarquable illustration de ce qu’on appelle dans les services français – qui le pratiquent avec talent – le « sous-coudage ». Par ailleurs, la vétusté du réseau informatique du FBI empêcha un agent du bureau de Floride d’envoyer par e-mail les photos des suspects. Il fut ainsi contraint d’expédier une disquette par la poste jusqu’à Washington… Enfin, l’enquête révéla par la suite que plusieurs des terroristes avaient pu entrer aux Etats-Unis malgré les avis d’alerte émis par la CIA (cf. supra) Complot ? Non. Incompétence ? Oui, en partie, comme dans toute administration complexe. Facteur humain ? Hélas oui.

6/ Les Allemands, pour leur part, firent preuve, eux aussi, d’une coupable négligence en laissant se développer la fameuse cellule de Hambourg. Contraints par un système judiciaire conçu à la suite de la catastrophe nazie, les services de sécurité allemands firent longtemps fait preuve d’une très grande prudence à l’égard de l’islam radical. Ils redoutaient d’être accusés de discrimination et de bafouer la liberté d’opinion. En 1999, ces services, par ailleurs handicapés par le cirque administratif fédéral, libérèrent ainsi l’émir des jihadistes tunisiens en Europe en le considérant comme un simple délinquant… Il était en effet inconcevable pour les services de sécurité de Berlin de surveiller des individus en raison de leurs pratiques religieuses, même radicales…

7/ L’Espagne, plus mobilisée, ne fut cependant pas capable d’identifier les liens entre la cellule de Hambourg et un des leaders d’Al Qaïda en Europe, Imad Eddine Barakat Yarkas, alias Abou Dahdah, financier des attentats du 11 septembre… Comme leurs homologues européens, les services espagnols concentraient leurs efforts sur les réseaux jihadistes maghrébins. L’arrestation en juin 2001 d’un des hommes impliqués dans le complot contre la cathédrale de Strasbourg conforta les analystes dans la certitude que la menace était d’abord maghrébine.

8/ Les Saoudiens semblaient pour leur part au courant de beaucoup de choses. Le prince Turki al Faisal, chef des services de renseignement royaux, ancien « traitant » d’Oussama Ben Laden, démissionna d’ailleurs brutalement à la fin du mois d’aoûut 2001, après avoir organisé la livraison aux Talibans de 200 pick-ups parfaitement équipés… Beaucoup pense que cette démission surprise fut provoquée par la découverte de l’imminence d’un attentat majeur, voire que le Prince fut poussé dehors pour limiter les inévitables conséquences d’une telle catastrophe sur les relations entre Riyad et Washington.

9/ Mais le pire est que le concept mis en oeuvre du 11 septembre avait été validé dès 1994 à l’occasion de l’échec de l’opération Bojinka, un vaste complot visant à détourner au-dessus du Pacifique une série d’avions de ligne pour les faire s’écraser aux Etats-Unis et au Japon. Le projet était mené par Ahmed Ramzi Youssef, principal exécutant de l’attentat de 1993 contre le World Trade Center et neveu de Khaled Sheikh Mohamed, le concepteur des attentats du 11 septembre… Ramzi fut arrêté en 1995 au Pakistan, pendant que son oncle, avec lequel il avait conçu la bombe du vol Philippines Airlines 434 (cf. http://en.wikipedia.org/wiki/Philippine_Airlines_Flight_434) demeurait insaisissable. Réfugié au Qatar en 1996 avec la complicité des autorités locales, KSM échappa en janvier en 1996 à une opération du FBI à Doha alors qu’il était un fonctionnaire modèle du Ministère de l’Energie et de l’Eau dans l’émirat. Les services américains ont toujours été persuadés qu’il avait été prévenu par un membre du gouvernement local.

Lors de son transfert à New York, Ramzi, passant en hélicoptère devant les Twin Towers, déclara aux agents du FBI « qu’un jour ces tours tomberaient ». Il faut respecter les hommes accrochés à la réalisation de leurs projets.

10/ Le seul fait concret dont disposaient en fait certains services, dont ceux de la République, étaient les interceptions des communications de l’ONG islamiste radicale Al Wafa, financée par Oussama Ben Laden et étroitement liée à une autre ONG impliquée dans le jihad, l’Al Rashid Trust Foundation. Pour le moins obscures AVANT le 11 septembre, ces quelques conversations prirent tout leur sens APRES le 11 septembre et la sanction américain fut à la hauteur de l’affront. Le bâtiment de l’ONG fut détruit par un tir de Tomahawk dans les premières heures de l’intervention US en Afghanistan, provoquant un carnage dénoncé par les organisations humanitaires occidentales qui ignoraient qu’au-dessus du dispensaire géré par Al Wafa étaient entreposées des armes et des munitions. La déflagration n’en fut que plus violente, mais personne ne songea à accuser l’ONG d’utiliser comme boucliers humains de jeunes enfants…

Bien sûr, donc, mis bout à bout, tous ces éléments constituent un tableau effrayant. Mais l’échec du 11 septembre est d’abord celui de la communauté du renseignement, engagée dans de multiples opérations, courant après des terroristes à travers le monde et incapable de prendre le recul nécessaire à la découverte du tableau dans son ensemble. Lourdeurs administratives, erreurs humaines, refus inconscient d’envisager le pire… Ces phénomènes sont à l’origine de nombreuses catastrophes stratégiques, et rien ne nous préserve de leur répétition.

La République des petits bras

Dans son édition du 15 septembre, le quotidien Libération évoque l’arrestation en 2002 en Espagne de deux membres de la DGSE, manifestement en train de préparer ce qu’on appelle dans le jargon de la maison une « mission homo ». (cf. http://www.liberation.fr/societe/0101590997-les-agents-de-rondot-troublent-l-espagne).

Ces missions, rarement exécutées, sont planifiées par le Service Action de la Direction des Opérations et font l’objet d’intenses préparatifs, si concrets que les entraînements et autres répétitions ressemblent parfois à s’y méprendre à de véritables opérations. Qu’il me soit permis ici de saluer le courage de ces hommes, leur engagement au service de la République et les immenses compétences qu’ils ont développées et qu’ils entretiennent en attendant que nos dirigeants se souviennent que la France n’est pas que la patrie de Georges Bonnet.

Evidemment, on ne peut que regretter cette affaire, qui jette le doute sur les capacités de nos agents. Mais, comme le disait un sous-officier de mes connaissances, citant une de ces fortes pensées qui font le charme de l’institution militaire, « il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne font pas d’erreur ». La révélation de ce mini fiasco cache surtout les succès, parfois miraculeux, que les services français enregistrent depuis des années, lors de la libération d’otages comme lors de démantèlements de cellules terroristes.

Un point me chagrine bien plus que cette mésaventure : il s’agit des réactions d’Alain Richard, alors Ministre de la Défense, et de Lionel Jospin, alors Premier ministre. Comme le rappelle Libération, les deux hommes « ont démenti avoir «envisagé ou encouragé» des projets «d’assassinats ciblés» après le 11 septembre 2001″. Fidèles à leur grand courage politique (le premier a toujours considéré le Ministère de la Défense comme une charge indigne de ses grandes qualités, et le second a « choisi de se retirer de la vie politique » après la déroute de 2002), nos deux anciens responsables réagissent comme deux premiers communiants surpris en train de feuilleter les pages « lingerie » du catalogue de La Redoute. Un service spécial ? pas au courant. Des commandos à Cercottes, Perpignan, Quelern ? Ah non, ça ne me dit rien. Des agents secrets entraînés à tuer des ennemis de la République ? Quelle idée. Et d’abord la France n’a pas d’ennemis, c’est bien connu.

Cette nouvelle lâcheté d’une partie de la classe politique française, celle-là même qui soutient les pires dictatures d’Afrique et enterre les enquêtes sur la mort de journalistes en Côte d’Ivoire, en Polynésie ou d’un magistrat à Djibouti, m’afflige. On me pardonnera, malgré toutes ces années, mon idéalisme.

Où est l’homme qui dira : « En effet, après le 11 septembre 2001, nous avons autorisé les services spécialisés à réaliser des dossiers d’objectif afin, le cas échéant, d’éliminer des menaces directes contre nos intérêts ou ceux de nos alliés. La responsabilité d’un responsable politique porté au pouvoir par l’expression de la volonté du peuple est de protéger celui-ci. » Sinon, on ferme et on transforme les centres du SA en hôtels de luxe.

J’ajoute, juste pour le plaisir, que l’Espagne abritait à l’époque plusieurs terroristes directement liés aux groupes jihadistes maghrébins et à Al Qaïda. Qui sait si l’élimination de quelques uns de ces aimables individus n’aurait pas empêché les attentats du 11 mars 2004 ? Mais non, mieux vaut nier, se défausser, parler de dérives barbouzardes.

Tiens, ça me fait penser à quelque chose : c’est le même gouvernement qui en septembre 2001 a interdit à certains services d’enqûeter sur l’explosion de l’usine AZF à Toulouse. Il y pire que le mensonge, c’est la peur de la vérité.