« Les experts/Beyrouth » : Roland Jacquard

Il se produit, après un attentat ou un enlèvement imputé à Al Qaïda, un phénomène fascinant que les initiés appellent « la multiplication des nains ». Il s’agit, pour faire simple, d’une apparition soudaine d’experts en terrorisme que les médias, qui se passent et se repassent la même liste d’intervenants depuis des lustres, invitent sur leurs plateaux afin de leur faire commenter l’actualité.

Le plus réjouissant spécimen de cette engeance n’est autre que Roland Jacquard, l’homme au teint de surfeur et aux costumes de souteneur levantin, spécialiste national du scoop moisi.

Un des premiers souvenirs que je garde de M. Jacquard est une carte des maquis islamistes en Algérie, publiée par France Soir, le fameux quotidien français de référence, et qu’un de mes analystes fut obligé de commenter en décembre 1996, peu de temps après l’attentat de Port-Royal (3 décembre, à Paris). Notre hiérarchie, toujours à la pointe du combat, n’avait rien de trouvé de mieux que de demander à ceux qui enquêtaient sur cet attentat, attribué au Groupe Islamique Armé (GIA), que de passer une matinée à étudier une carte minable, truffée d’erreurs grossières et manifestement conçue par un amateur n’ayant qu’une vague idée de ce que pouvait être la terreur islamiste en Algérie.

Je ne me suis jamais vraiment expliqué la réputation flatteuse dont M. Jacquard jouit encore au sein de nos cercles dirigeants, malgré les « coups de 12 » qui lui sont régulièrement infligés par les services de sécurité et de renseignement de la République, et malgré les gaffes qu’il commet avec l’aplomb des grands professionnels. Il se murmure qu’il entrediendrait des relations étroites avec quelques hauts fonctionnaires, cotoyés au sein d’associations à but non lucratif. Passons.

Président de l’Observatoire International du Terrorisme, un organisme tellement secret qu’il ne dispose même pas d’adresse sur le web, auteur d’un coup de génie éditorial en publiant en septembre 2001 Au nom d’Oussama Ben Laden, une compilation maladroite de données sur AQ, expert auprès des « pays du Conseil de Sécurité de l’ONU et du Conseil de l’Europe », Roland Jacquard n’a pourtant jamais été aperçu dans les parages de ces organismes, de mémoire de diplomates en tout cas. Il n’est en revanche jamais loin d’une caméra ou d’un micro, et je me souviens de sa lumineuse présence, en novembre 2005, au Centre de Conférence International de l’avenue Kléber, lors de la restitution du Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme (cf. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/064000275/index.shtml). Il paradait dans les couloirs du vénérable batiment devant la presse nationale pendant que Gilles Képel s’adressait à l’assistance sous le regard des chefs de services français. Chacun son métier, n’est-ce-pas ?

En octobre 2001, Le Figaro Magazine, autre journal aux qualités appréciées des ménagères de la bourgeoisie de province, entreprit de faire l’éducation des foules sur Al Qaïda en publiant, tous les samedis, les fortes pensées de Roland Jacquard et de son fidèle acolyte, Atmane Tazaghart – l’homme avec lequel il affirma en juillet 2007 que la Mosquée rouge d’Islamabad était le coeur d’Al Qaïda… En 2001, donc, Roland Jacquard et son ami décrivirent avec force détails dans le FigMag les moyens de communication des jihadistes stationnés en Afganistan, et pour frapper les esprits, ils balancèrent un numéro de valise Inmarsat en affirmant que l’état-major d’AQ pouvait y être joint.

Pas de chance, car ce matin-là je prolongeais au bureau ma semaine de contre-terroriste dans le calme précaire d’un début de week-end, et je n’eus donc qu’à vérifier dans les bases de données de la République si le numéro livré par Jacquard était connu de nos services. Il l’était, en effet, puisqu’il s’agissait d’un des numéros dont la Croix Rouge, cette terrible organisation jihadiste, disposait dans la zone pakistano-afghane. Fort heureusement, la CIA ne suit pas les conseils de Jacquard pour guider ses raids de drones..

L’assassinat de Michel Germaneau par AQMI a, donc comme prévu, provoqué une multiplication des nains, et dès lundi dernier, le 26 juillet, Roland Jacquard brandissait sur le plateau de C dans l’air, sur France 5, un mystérieux document prouvant qu’Al Qaïda donnait à ses cadres des consignes précises quant à l’utilisation d’Internet. Jusque là, rien de nouveau. On imagine mal les chefs de l’organisation dire à leurs subordonnés : allez-y, ne prenez aucune précaution, ne changez pas de téléphone ou d’adresse électronique, tout est cool.

Mais là où Jacquard a, une fois de plus, fait fort, c’est en nous assénant qu’il s’agissait d’un scoop. Grossière erreur, mais l’homme ne connaît pas la honte. Le soir même, la communauté des geeks en rigolait et rappelait que l’info n’était pas neuve (on la trouvait dès mai sur quelques blogs). Malgré les rires de plus en plus assourdissants, (cf. http://www.zataz.com/news/20513/inspire–al-qaeda-.html), notre ami persiste (http://www.numerama.com/magazine/16343-c-et-terrorisme-roland-jacquard-persiste-et-signe.html).

Errare humanum est sed perseverare diabolicum, comme on disait à Rome, mais depuis qu’il a été démontré que le ridicule ne tuait pas, on comprend l’aisance de certains.

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– Allo, la Croix Rouge à Kaboul ?

– Oui ?

– Ça va couper, chérie.

« In The Loop » : derrière la porte de verre.

Souvenez-vous de 2002. Le 21 avril, la déroute du PS, la victoire miraculeuse de Chirac, les attentats à Djerba, Karachi, Bali, l’opération Anaconda en Afghanistan, et surtout, surtout, les bruits de bottes autour de l’Irak.

Le hasard des affectations m’a conduit à suivre de près, de très près même, les préparatifs anglo-américains puis la guerre elle-meme, et ce que j’ai vu m’a plutôt donner envie de rire – ou de pleurer, selon qu’on croie ou pas à la grandeur de l’administration française.

Personne ne veut s’en souvenir, mais jusqu’en novembre 2002 la France, malgré ses réserves, se préparait à intervenir en Irak au sein de la coalition conduite par les Etats-Unis. Les services de renseignement dressaient des listes de cibles à traiter, d’objectifs à atteindre, l’armée recensait dans la douleur les moyens qu’elle pouvait mettre à disposition du grand dessein de l’Administration Bush.

Tous pourtant, ceux qui s’opposaient à cette guerre comme ceux qui y étaient favorables, nous savions qu’il n’y avait pas le début d’une preuve liant le régime de Saddam Hussein à Al Qaïda. Tous, nous savions aussi que les programmes non conventionnels de l’armée irakienne avaient, depuis longtemps, été abandonnés. Mais, contrairement à ce que voudrait nous faire croire la légende dorée du chiraquisme et du villepinisme, nous étions prêts à y aller. Bien sûr, et comme toujours, nous étions à la recherche d’une forme de blanc-seing juridique, une résolution des Nations unies nous déchargeant de cette terrible responsabilité. Pour les plus curieux, il faut lire Plan d’attaque, de Bob Woodward.

Jusqu’en novembre 2002, donc, nous comptions et recomptions nos moyens. Il n’était plus question d’envoyer dans le Golfe un corps expéditionnaire bricolé, comme en 1990 lorsque la division Daguet avait réussi, au prix d’un miracle typiquement gaulois, à rassembler des hommes et des moyens pour en faire une force crédible, évidemment en déshabillant la moitié des unités opérationnelles de l’Armée de Terre.

En novembre 2002, le format retenu était celui d’une brigade de forces spéciales constituée à partir du Commandement des Opérations Spéciales (COS), officiellement en raison de l’extrême – et réel – savoir-faire de ces unités, en réalité parce que la France était parfaitement incapable de projeter si loin une dizaine de milliers d’hommes avec leurs matériels. Je garde le souvenir de quelques généraux – surtout un, en fait – qui n’étaient pas les derniers à vanter la disponibilité de leurs troupes mais pâlissaient dès qu’on parlait de combat, de pertes, de missions dangereuses :

– Mais ce sont de vraies balles ! comme s’écriait Steve Martin (au centre) dans Three Amigos (1986, John Landis).

Bref, au soulagement général tomba fin 2002 l’ordre tant attendu : la France n’irait pas en Irak, ne participerait pas à ce déni de droit international, ne se commettrait pas avec l’Empire. Oubliée, l’intervention, illégale, au Kosovo. Oubliées, les dizaines d’opérations en Afrique pour maintenir au pouvoir des tyrans sanguinaires mais tellement sympathiques.  La France restait du côté du faible.

Tiens, ça me rappelle qu’un de mes amis, vétéran du contre-espionnage (vous savez, cet art ancestral qui consiste à détecter les espions qui volent nos secrets, écoutent nos conversations et influencent notre diplomatie), me confia, un soir de spleen alcoolisé, qu’il y avait, quelque part près du pouvoir, un agent russe qui avait tordu le bras de la France et nous avait conduits à rejoindre la coalition des pacifistes, au premier des rangs desquels la prude et vertueuse Russie, ennemie de la violence, adversaire de la force, adepte du compromis.

Bien sûr, je n’en crois rien. Pensez donc, des espions en France, l’amie du monde entier, et des espions russes de surcroît… N’importe quoi, et ce n’est pas parce que le FBI vient encore de cueillir 10 clandestins qu’il faut en conclure que le FSB poursuit la politique du défunt KGB. Au contraire, bien au contraire. De même, le fait que certains de nos ambassadeurs et hommes politiques aient profité des largesses de Saddam Hussein n’a bien sûr pas compté dans notre décision…

Tout ça pour dire qu’Antonio Ianucci, déjà auteur de la série de la BBC The Thick Of It,

consacrée à la vie au sein du gouvernement britannique, a utilisé cette remarquable matière première pour réaliser en 2009 In The Loop, une hilarante plongée au coeur du pouvoir londonien alors qu’une mystérieuse intervention militaire se prépare au Moyen-Orient.

Caméra à l’épaule, un peu comme un Peter Greengrass qui s’essaierait à la comédie, Iannucci suit à la trace ses personnages et dresse le portrait peu reluisant d’une bande d’incapables et d’intrigants menés à la baguette par le directeur de la communication du Premier ministre de Sa Gracieuse Majesté, Malcolm Tucker, authentique psychopathe à intégrer au panthéon des pires malades mentaux de l’histoire du cinéma.

Evidemment, Malcolm Tucker sait s’entourer d’hommes de sa trempe, et il travaille ainsi avec un autre dingue de compétition, Jamie McDonald, affectueusement qualifié de crossest man in Scotland. Tout un programme…

Les opposants à la guerre contre l’Irak en 2003 se sont bien sûr réjouis de cette satire, grinçante, remarquablement jouée, parfaitement écrite. Faut-il préciser que la vie quotidienne dans les couloirs du Quai d’Orsay, du Foreign Office ou du Département d’Etat n’était pas risible à ce point ? Le trait est grossi par les auteurs, mais je dois confesser avoir retrouvé quelques souvenirs personnels dans ce film, des missions montées à l’improviste pour aller négocier on ne sait trop quoi aux réunions improbables, en passant par les soirées pourries dans un Hilton à regarder le plateau du room service tout en gérant le jet lag. Et je préfère ne pas m’étendre sur les réunions multilatérales à New-York ou Bruxelles, je pourrais devenir franchement ironique.

Pouvez-vous vous dispenser de regarder In The Loop, évidemment en VO ? Malcolm Tucker a la réponse…

Barbares un jour, barbares toujours.

Un responsable d’AQMI a confirmé aujourd’hui à Al Jazeera la mort de l’otage français Michel Germaneau, tué « en réponse » à la mort de 6 jihadistes lors du raid franco-mauritanien du 22 juillet.

Mes pensées vont d’abord à la famille du malheureux, assassiné par des  barbares aux motivations absurdes, aux croyances archaïques et aux méthodes criminelles. Au moins nous sera épargné à leur sujet l’habituel couplet sur les freedom fighters, les damnés de la terre et les forçats de la faim, tout juste capables de tuer froidement un homme de 78 ans.

Qu’il me soit également permis de rendre un modeste hommage aux fonctionnaires et militaires français qui, mobilisés à Paris, Bamako, Niamey et Nouakchott, n’ont pas épargné leurs efforts pour sauver notre compatriote. J’ai une pensée particulière pour les membres de nos forces spéciales qui ont eu l’honneur de frapper le 22 juillet des terroristes qui nous narguent depuis plus de dix ans. La tristesse de ces hommes et ces femmes, silencieux serviteurs de la République, doit être grande ce soir.

On peut toujours espérer que la vie publique française ne nous offrira pas, cette fois, le désolant spectacle d’une indécente polémique sur la dépouille d’un compatriote, certes bien imprudent – mais il sera beaucoup pardonné à un rêveur insensible aux menaces de quelques brutes.

Il faut en effet souhaiter que le choeur des critiques ne se trompera pas de cible. Au lieu de se perdre en vaines vociférations contre l’opération militaire lancée le 22 juillet, il ne faudra pas oublier qui étaient les agresseurs. Si le raid a été déclenché, c’est sans nul doute qu’il n’y avait plus beaucoup d’espoir de sauver Michel Germaneau. Il se trouvera sans doute quelques révolutionnaires en pantoufles pour y voir un nouvel échec de la présidence Sarkozy, quelques comploteurs d’opérette – sans doute à chercher du côté de http://www.algeria-watch.org ou du Monde diplomatique – pour déceler une chronologie troublante, des intérêts cachés, la main de la CIA ou celle du sempiternel complot judéo-maçonnique et suggérer que le malheureux M. Germaneau avait en réalité 31 ans, était capitaine au 1er RPIMa et se livrait à de malfaisantes activités lorsqu’il a été enlevé. On connaît la chanson.

Le pauvre homme a donc le triste honneur d’être le premier otage français tué par des terroristes algériens depuis les moines de Tibéhirine, et on ne peut s’empêcher de penser que la persistante incapacité de l’Algérie à venir à bout de sa crise socio-politique, un cauchemar humain qui dure depuis près de 20 ans, a des répercussions dans une bonne partie de l’Afrique. Le bilan des généraux au pouvoir à Alger fait décidément rêver.

On ne peut désormais que souhaiter que le chasse aux jihadistes se poursuive au Sahel, en Mauritanie, au Mali, au Niger, au Tchad et jusqu’au sud de l’Algérie si le Président Bouteflika accepte d’oublier les rengaines sur le colonialisme et s’il parvient, malgré son état de santé, à se souvenir qu’il est censé oeuvrer pour le bien de son peuple.

Notre détermination doit être renforcée après cet assassinat. Soyons prêts à assumer la défense de nos valeurs, même si ce terme, galvaudé par l’extrême-droite, est tourné en ridicule par une partie des Occidentaux, volontiers sourds aux avertissements qui leur parviennent de plus en plus souvent par dessus le limes. Malgré le brouhaha des débats qui nous agitent, il s’agit ici de comprendre que du Maroc au sud des Philippines, du nord du Nigeria à l’Afghanistan, nous nous battons contre une tenace forme d’obscurantisme. La menace, si elle n’est pas mortelle, mérite quand même que nous nous mobilisions, quoi qu’en disent les modernes défenseurs des accords de Munich.

Don’t fear them, my child. We are going to kill them all.

Figurez-vous que 15 des 19 terroristes du 11 septembre étaient saoudiens. Je sais, je vous dis ça un peu brutalement, mais bon, c’est comme ça. Forcément, ça fait réfléchir. Je me souviens encore d’un de mes supérieurs qui, il y a bien longtemps, avait rangé dans un tiroir une note que j’avais écrite sur le rôle de l’Arabie saoudite dans le terrorisme islamiste radical – à l’époque, on ne disait pas encore jihadiste.

Pas question de dire à nos autorités politiques, qui de toute façon le savaient et s’en moquaient, que les Saoudiens, auxquels nous rêvions de vendre des Rafale, des Leclerc, des TGV et auxquels nous vendions déjà du parfum et des bijoux, armaient, avec l’argent du pétrole que nous leur achetions, des types assez énervés en Somalie, au Liban, en Algérie, au Niger ou ailleurs (euh, pour l’Afghanistan, c’est autre chose, mais c’est un secret, on a dit qu’on en parlait pas).

Pas le droit de dire que l’un des suspects des attentats de 1995 à Paris vivait paisiblement à Médine.

Pas le droit de dire que le principal trafiquant d’armes du GIA algérien actif au Niger appelait régulièrement un officier de la garde royale saoudienne à Riyad.

Pas le droit de dire que les richissimes ONG du Golfe déversaient des millions de dollars en Afrique sub-saharienne où, sous prétexte d’éducation, elles endoctrinaient la jeunesse – enfin, pas toute, hein, seulement les garçons – et transformaient la pratique millénaire d’un islam pacifique en une idéologie haineuse qui conspuait l’Occident, les juifs, les chrétiens, les homosexuels, les femmes éduquées, la démocratie, la science.

Pas question de rappeler, même en passant, que les rebelles tchétchènes donnaient du fil à retordre à la soldatesque russe grâce à l’argent d’Al Haramein, l’ONG saoudienne qui transportaient les missiles Milan que NOUS avions fournis à la résistance afghane dans les années ’80 vers le Caucase pour une autre cause. Il faut dire ici que donner des Milan aux rebelles tchétchènes était une source de grande satisfaction pour quelques ingénieurs. Pensez donc, ces barbus avaient réussi à abattre un hélicoptère de combat russe avec un missile anti-char français ! Ah, les braves gens. Mais je m’égare.

Le 11 septembre au soir a été le moment de la grande prise de conscience. Alliés fidèles et délicieusement riches, nos amis saoudiens devenaient d’un coup – et quel coup – des alliés un peu, comment dire ? turbulents ? encombrants ? gênants ? voilà, c’est ça, gênants – et trop riches. Alors tout le monde s’est dépêché de rapatrier ces messieurs-dames dans leur royaume, avec un arrêt sur l’aéroport du Bourget entre les Etats-Unis et le Golfe, et on a fait les gros yeux avec plus ou moins de talent et de conviction.

Mais il aura fallu attendre pour que cette triste et fascinante réalité soit portée à la connaissance du grand public. Pas celui qui lit Le Monde ou le Washington Post, mais celui qui va au cinéma voir des films dans lesquels on se flingue avec entrain. C’est Peter Berg qui s’y est collé, et il faut lui tirer notre chapeau.

Acteur, producteur, réalisateur, Peter Berg, un ami du grand Michael Mann (Heat, The Insider, Collateral, etc.) a choisi, avec le Royaume, de nous donner une leçon de géopolitique et de contre-terrorisme sous couvert d’une intrigue  policière assez classique : après un attentat contre un compound en Arabie saoudite, le FBI envoie une équipe d’enquêteurs qui se heurte au silence plus ou moins gêné des autorités locales mais parvient à remonter la piste des terroristes.

(les puristes noteront la présence de la chanson de U2 Bullet the blue sky (The Joshua Tree, 1987)

Le film est bien fait et, s’il n’évite pas les clichés (personnalités des enquêteurs) et les invraisemblances (on voit mal le FBI prendre le risque de saboter une enquête en envoyant une femme en Arabie saoudite, même s’il s’agit de Jennifer Garner), il a le mérite de montrer un des attentats les plus réalistes qu’il m’ait été donné de voir au cinéma (mieux, même, que ceux vus dans The Siege) et une scène de fusillade, assez voisine de celle de Clear and present danger, où l’on sent la patte de Michael Mann.

 

Tourné à Abou Dhabi, The Kingdom reproduit parfaitement l’ambiance qui règne en Arabie saoudite, ces autoroutes sillonnées de voitures américaines, l’omniprésence de l’armée et la police, ce mélange fascinant d’archaïsme socio-politique et de richissime modernité technique.

Comme je le disais plus haut, l’attentat contre le compound est d’un réalisme terrifiant, et il mériterait d’être montré aux stagiaires de plusieurs administrations (je ne me prive pas pour le faire, de mon côté). On sent que le réalisateur et les scénaristes ont planché sur les attentats de mai 2003 à Riyad. Opération complexe, avec diversion, double charge, mitraillages, terroristes portant des uniformes officiels – comme dans la réalité, il ne manque rien.

Une photo d’un des compounds attaqués par Al Qaïda à l’époque :

Bienvenue à Riyad

Le second atout du film réside dans ses seconds rôles. Chris Cooper est, comme d’habitude parfait, mais il faut saluer la performance d’Ashraf Barhom, un acteur arabe israélien déjà vu dans Paradise Now (2005, Hani Abou Assad), un film exceptionnel sur des kamikazes palestiniens, et d’Ali Suliman, également arabe israélien, vu dans Body of Lies (2008, Ridley Scott).

Mais surtout, surtout, le film vaut par son générique de début, véritable opening scene stratégique, leçon accélérée d’histoire qui en quelques minutes vous résume ce que d’autres mettraient des dizaines de pages à expliquer, en plus caricatural.

Ne serait-ce que pour cette introduction, il faut impérativement voir The Kingdom. Et les deux dialogues parallèles qui clôturent le film, entre agents du FBI et entre un grand-père saoudien et son petit-fils, se répondent cruellement tout en illustrant la nature de cette guerre : We are going to kill them all, affirment les deux camps…

Négatif, Ghostrider, il y a du monde dans la boucle.

Dans quelques siècles, quand les historiens tenteront d’identifier le film le plus représentatif des années ’80 du 20e siècle, ils pourront placer Top Gun en tête de liste. Difficile aujourd’hui d’imaginer, en effet, plus clinquant, plus tape-à-l’œil, plus creux et malgré tout, par-delà nos scrupules d’hommes et femmes de goût, plus séduisant.

dis donc, étranger, ici, on n’aime pas tellement les voleurs de chevaux.

Au plus fort du reaganisme triomphant, alors que James Braddock et John Rambo viennent d’infliger une tannée à ces salauds de Viet-Congs, voilà qu’Hollywood nous la fait high-tech avec la complicité active de la Navy, alors engagée dans sa fameuse campagne de recrutement « It’s not just a job, it’s an adventure » – on aperçoit d’ailleurs l’affiche dans les vestiaires de ces messieurs. Il faut dire que l’US Air Force a refusé de participer à l’aventure, sans doute en raison de ses bien connues exigences culturelles.

Papier ciseaux caillou

Par où commencer ? Le casting ?

Un casting de classe, avec une foule de jeunes acteurs promis à un brillant avenir, et quelques vétérans :

– Tom Cruise, bien sûr, le petit scientologue qui monte (il vient alors de tourner dans un épouvantable navet, Risky business (1983, Paul Brickman), mais aussi avec Ridley Scott dans Legend (1985), et Francis Ford Coppola dans Outsiders (1983) ;

– Kelly McGillis, vue avec Harrison Ford dans Witness (1985, Peter Weir) et Jodie Foster dans Les accusées  (1988, Jonathan Caplan) ;

– Val Kilmer, qu’on ne présente plus (on peut quand même citer Les Doors, d’Oliver Stone (1991), Cœur de Tonnerre, de Michael Apted (1992), Heat, de Michael Mann (1995) ou Spartan, déjà évoqué ici) ;

– Tom Skerritt, inoubliable Dallas dans Alien (1979, Ridley Scott) ;

– Michael Ironside, une vraie sale gueule, vu entre autres dans la série culte V (1984), Total Recall (1990, Paul Verhoeven), ou Starship troopers (1997, du même) ;

– Anthony Edwards, le sympathique Dr. Greene de l’interminable série Urgences (1994) ;

– Tim Robbins, à la carrière exemplaire – malgré Top Gun : The Player (1992, Robert Altman), Le grand saut (1992, les frères Coen), Mystic River (2003, Clint Eastwood), entre autres – et je ne parle pas des films qu’il a réalisés : Bob Roberts (1992) ou Dead Man Walking (1995) ;

– Meg Ryan, la seule et unique Sally (Quand Harry rencontre Sally, 1989, Rob Reiner) à la carrière par ailleurs assez terne.

Alors le scénario ?

Un équipage de F-14, plutôt casse-cou, est envoyé en stage à l’école de chasse de Top Gun, après un accrochage dans l’Océan Indien contre un mystérieux pays hostile (sans doute des Arabes musulmans et communistes, voire, pire, des Iraniens, bref, des gars dangereux). Le copilote meurt dans un accident, son pilote déprime mais retrouve du poil de la bête et donne une leçon à ces salauds de l’Océan Indien. Evidemment, on est loin de l’Oscar du meilleur scénario, et même John Milius aurait fait mieux (d’ailleurs, quand j’y pense, il a effectivement fait mieux).

Bon, donc pas le scénario.
Alors quoi ?

Alors les avions. Le seul intérêt du film réside dans ses scènes aéronautiques, filmées sur l’USS Enterprise et sur les bases de Fallon (Nevada, www.cnic.navy.mil/Fallon, la version pour l’aéronavale de Nellis AFB, http://www.nellis.af.mil), et Miramar (Californie, http://www.miramar.usmc.mil, une Naval Air Station de la Navy cédée depuis aux Marines et qui abritait la fameuse Navy Fighter Weapons School).

Tourné avec le Learjet qui manquera si cruellement au réalisateur de Iron Eagle, Top Gun marque une étape importante dans l’histoire du cinéma aéronautique. On y voit des chasseurs – et quels chasseurs : Grumman F-14A Tomcat et McDonnell Douglas A-4F Skyhawk – s’y livrer à des dogfights enragés au-dessus de la Sierra Nevada. Les images sont superbes, et elles doivent beaucoup à C.J « Heater » Heatley III, un pilote de la Navy diplômé en journalisme (profil LinkedIn : http://www.linkedin.com/pub/c-j-%22heater%22-heatley-iii/11/4b4/b19) et auteur de splendides recueils de photographies, parmi lesquels on peut citer The cutting edge (en français : Les ailes d’or, chez Atlas) et Forged in steel: US Marine Corps Aviation (D’acier et de feu, Atlas).

Evidemment, pour les besoins du film, de nombreuses inexactitudes ont été introduites : les insignes d’escadron portés par les F-14 sont tous fantaisistes ou issus d’autres unités, tandis que les fameux Mig-28 rencontrés au début et à la fin sont des Northrop F-5E (monoplace) et F (biplace) peints en noir et affublés d’étoiles rouges. Pour mémoire :

– les Mig portent toujours des numéros impairs (à la notable exception du Mig-30, version syrienne du Mig-29 Fulcrum)

– les F-5 de la Navy – désormais appelés F-5N – étaient employés pour simuler les Mig-19 Farmer et -21 Fishbed lors de Dyssymetric Air Combat Training inspirés des exercices de l’Air Force à Nellis AFB. La livrée noire a néanmoins été conservée sur certains chasseurs de Top Gun et fait forte impression sur le public lors des JPO.

F-5F Tiger II

– les A-4F (monoplace) et TA-4F (biplace), dont les canons avaient été démontés et qui, dotés du même réacteur que les Skyhawk des Blue Angels, étaient censés simuler le Mig-17 Fresco.

– en revanche, la vrille plate est en effet mortelle sur le F-14, et le manuel de vol ordonne même l’éjection immédiate. Il est quasiment impossible de récupérer d’une telle vrille en raison de la dépression qui se crée sous l’appareil entre les deux moteurs.

Médiocrement écrit, médiocrement joué, médiocrement réalisé, Top Gun n’est qu’un immense clip à la gloire de l’aéronavale américaine. La musique, mauvaise comme il se doit, y est omniprésente. Kenny Loggins, habitué des bandes originales de navets, y livre un Danger zone formaté pour la FM…

… mais la palme du comique revient à Harold Faltermeyer, l’homme qui composa le thème du Beverly Hills Cop (« Axel F »). Il balance ici un hymne pompier dans lequel le piano de Richard Clayderman s’associe à la guitare de Steve Stevens, le guitariste ébouriffé de Billy Idol. Question ridicule, on est en effet « plus haut avec les meilleurs des meilleurs »…

Alors que le nombre de volontaires pour l’aéronavale grimpe en flèche après la sortie du film, Pepsi s’inspire du film et diffuse une publicité réjouissante :

Pendant ce temps, Quentin Tarantino se livre à une analyse décapante du film et conclut qu’il incarne la quintessence de la fiction gay, une conclusion hilarante – mais logique quand on pense au match de volley sur la plage – et on se prend à rêver de la présence d’un pilote de chasse au sein des Village People.

Bref, Top Gun est surtout l’occasion de revoir deux films plus sérieux, bien que très différents. D’abord, Nimitz ou le retour vers l’enfer/The final countdwon (1980, Don Taylor, qui réalisera également en 1981 un assez mauvais téléfilm sur les manoeuvres à Nellis appelé Red Flag: The Ultimate Game), une aimable serie B de SF tournée sur l’USS Nimitz avec Kirk Douglas, Martin Sheen, James Farantino et Ron O’Neal, l’inoubliable sultan de Johore de Franck, chasseur de fauves/Bring Em Back Alive (1982)

et surtout L’étoffe des héros/The Right Stuff, de Philip Kaufman (1983) d’après Tom Wolfe, avec la fine fleur des acteurs du moment (Ed Harris, Fred Ward, Scott Glenn, Sam Shepard, Jeff Goldblum, Lance Henriksen, etc.)

Je ne peux que vous conseiller le superbe ouvrage de Donna Brackeen Top Gun Miramar (Atlas), que l’on trouve chez quelques soldeurs ou sur Internet, et je vous laisse sur cette image, rare, d’un pilote faisant l’imbécile près, très près, de l’USS Stennis.

Reconnaissons cependant – même si c’est vivement déconseillé par tous les manuels, que la scène d’ouverture reste indépassable :

L’Afghanistan a désormais sa « Section Anderson »

Le 2 juillet dernier est sorti dans quelques salles américaines le documentaire de Tim Hetherington et Sebastian Jünger Restrepo, tiré du récit de ce dernier, War. Ce film, qui a remporté le grand prix du jury au festival de Sundance, est d’ores et déjà considéré comme un monument par les critiques qui l’ont vu, et je ne peux que vous conseiller la visite de son site Internet www.restrepothemovie.com.

La comparaison avec le film de Pierre Schoendoerffer, La section Anderson (1967, oscar du meilleur film étranger en 1968) vient naturellement à l’esprit tant les démarches et les guerres filmées sont proches. Il faut désormais attendre l’hypothétique sortie du film en France, ou plus probablement son édition en DVD dans les mois qui viennent, pour se faire une idée.

Abou Daoud : les bourreaux meurent aussi.

Mohamed Daoud Oudeh, connu sous le nom du guerre d’Abou Daoud, est mort à Damas le 3 juillet. Ce turbulent « résistan » palestinien était connu pour son rôle majeur dans la terrible affaire de Munich, les 5 et 6 septembre 1972, alors que les Jeux olympiques se déroulaient dans la capitale bavaroise.Pour ceux qui ignorent tout de cette opération, aux répercussions majeures, je ne peux que conseiller le documentaire de Kevin MacDonald, Un jour en septembre (1999), qui expose l’affaire clairement.

https://dailymotion.com/video/x9dt6e_un-jour-en-septembre-bande-annonce_shortfilms

Cette opération entraînera une riposte du Mossad, que Steven Spielberg, avec ses qualités et ses défauts, a relaté dans  Munich (2005, avec Eric Bana, Daniel Craig, Mathieu Kassovitz, Mickaël Lonsdale, Mathieu Amalric) tiré du récit de George Jonas, Vengeance.

L’échec total des forces allemandes à la fin de la prise d’otages, le 6 septembre 1972, aboutira à la création du GSGS 9, une des unités d’intervention les plus réputées du monde. J’ajoute, pour finir, deux faits à méditer :

– la France, qui arrête en 1977 Abou Daoud, refuse de le remettre à la RFA ou à Israël en prétextant des obstacles juridiques et préfère le laisser s’envoler vers l’Algérie, qu’il quitte évidemment libre. Inutile d’en dire davantage.

– la Syrie est décidément une terre aimée des grands humanistes. Avant Abou Daoud y sont ainsi morts Imad Moughnieh, le chef de l’Organisation de la Sécurité Extérieure (OSE) du Hezbollah libanais, responsable des attentats de 1983 contre les contingents américains et français à Beyrouth, et Alois Brunner, ancien chef du camp de Drancy.

La Syrie moderne est donc bien loin de se montrer à la hauteur de ce qu’elle fut lorsqu’elle était la capitale du califat omeyyade, mais c’est une autre histoire. N’empêche, ils doivent avoir de la gueule, les cimetières, à Damas.

iPod, iMac, iPhone, iRaq…

Un sketch vaut parfois bien plus que de longs exposés, et en 2007 la chaîne américaine Mad TV a livré une vision hilarante, à la fois de Steve Jobs, le gourou visionnaire d’Apple, et de l’aventure irakienne des Etats-Unis. Un must, à déguster ici.

Qui peut dire quand tout a commencé ?

Qui peut dire quand tout cela a VRAIMENT commencé ? Certainement pas un matin de septembre 2001 à New-York, ni même à Nairobi ou Dar-es-Salam en 1998.

Alors, à Brooklyn en 1993 ? Ou bien à Koweït City le 2 août 1990 ? À Kaboul en décembre 1979 ? Ou au Caire en octobre 1981 ? Peut-être en 1967 en Palestine et dans le Sinaï ? Ou alors dans la nuit du 14 au 15 mai 1948 en Israël ? Le 11 avril 1929 en Egypte ? Le 10 août 1920 à Sèvres ?

Peut-on arbitrairement établir qu’un phénomène historique a débuté un jour précis, comme il est communément admis que la chute de Rome, le 4 septembre 476, a marqué la fin de l’Antiquité, ou que le 14 octobre 1492, lorsque Christophe Colomb découvrit l’Amérique, fut la fin du Moyen-âge  ?

Nos dirigeants et nos concitoyens sont naturellement attirés, à l’heure de la surconsommation médiatique, et de la simplification excessive des événements mondiaux qui l’accompagne, par les explications tranchées, les raisonnements simples, les réponses immédiatement assimilables. Chaque semaine, dans les dernières pages de nos hebdomadaires, des observateurs plus ou moins inspirés nous livrent leurs réflexions sur le monde, sans parfois s’encombrer de rigueur ou d’humilité.

Entre raccourcis, caricatures et dénis d’évidence, force est de constater que notre perception de la menace jihadiste est fortement biaisée et ne nous incite pas à une véritable mobilisation.

Pourtant, même les autorités gouvernementales françaises et leur administrations spécialisées ont admis, au prix d’une douloureuse, tardive, et incomplète prise de conscience, que le terrorisme contemporain était un défi majeur : « Ancrée dans une génération encore jeune, la menace présentée par le terrorisme mondial devrait être durable. Elle a acquis une dimension stratégique. La France est l’une de ses cibles. »

Mais, paradoxalement, et sans doute d’abord pour s’opposer de façon enfantine à la désastreuse rhétorique de l’Administration Bush, la France refuse obstinément de parler de guerre (cf. sur ce point précis l’article de Jefferey F. Addicott : www.ict.org.il/Articles/tabid/66/Articlsid/474/currentpage/1/Default.aspx). Comment alors qualifier cette lutte quotidienne ?

En 2005, le Centre d’Analyse et de Prévision (CAP) du Quai d’Orsay écrivait que « la lutte contre Al Qaïda emprunte à la guerre, tout en étant plus qu’une guerre, et autre chose qu’une guerre ». Les réticences françaises sont aisément compréhensibles : le terrorisme, qui est avant tout un modus operandi, un moyen d’action choisi parmi d’autres, relève du droit pénal. A la justice et aux services de police, la prévention et/ou la répression du terrorisme, aux forces armées la lutte contre la guérilla, la contre-insurrection. Mais quand les terroristes se font guérilleros, quand les guérilleros se font terroristes, qui doit-on envoyer en première ligne ? Et si on fait des prisonniers, quel doit être leur sort ?

Jusqu’en 2001, les manifestations – les militaires préféreront « points d’application » – de la menace permettaient un partage du fardeau : on arrêtait (souvent) en Europe ceux qu’on n’avait pu éliminer (très souvent) en Afghanistan ou en Afrique. Là encore, la France tenait un discours public très moralisateur (respect du droit, importance des Nations unies, etc.) mais se réjouissait en secret de la volonté, parfois brouillonne, de l’Empire de frapper les ennemis sans s’arrêter à des objections juridiques. D’ailleurs, l’arrestation de Djamel Beghal, en juillet 2001 à Dubaï, malgré des motifs juridiques plutôt minces (cf. www.guardian.co.uk/world/2001/sep/30/terrorism.afghanistan6) ne nous émut pas plus que ça, et le rapatriement de ce turbulent jeune homme, à bord d’un avion de transport militaire dépourvu de ses cocardes tricolores, ne fut pas un véritable cas de conscience pour le gouvernement socialiste du moment – le même qui autorisa les missions de fonctionnaires d’élite à Guantanamo (Cf. www.lefigaro.fr/actualite/2006/12/29/01001-20061229ARTFIG90005-la_dst_et_la_dgse_entendues_sur_leurs_visites_a_guantanamo.php).

Après tout, le devoir moral d’un Etat n’est-il pas de défendre ses citoyens coûte que coûte ? En novembre 2002, l’élimination – je me refuse à parler d’assassinat – au Yémen du membre d’Al Qaïda responsable de l’attentat contre l’USS Cole souleva dans certains bureaux du Ministère de la Défense un enthousiasme teinté d’envie. Alors que nous nous refusions toujours à frapper au Niger les terroristes qui y sévissaient sous nos yeux depuis des années, la CIA nous montrait ce qu’une volonté politique soutenue par des moyens peut donner.

Sans présager de l’issue de la profonde crise qui déchire le monde musulman, et donc sans renoncer à accompagner l’émergence d’un islam apaisé compatible avec l’idée que nous nous faisons de la modernité (égalité entre les hommes et le femmes, laïcité, prédominance du temporel sur le spirituel, confinement du religieux à la sphère privée, démocratie, accès libre à l’éducation, etc.), il nous appartient pour l’heure de nous défendre, de répondre aux attentats, voire de les anticiper selon le principe de la frappe préventive.

Les interrogations morales de la France à ce sujet – on aimerait voir notre pays tout aussi attentif à la morale et au droit en Tunisie, en Russie ou Gabon – ne révèlent, finalement, que la volonté obstinée d’être l’élève le plus apprécié de la classe, quel que soit le prix de cette ambition. Le refus têtu de la violence, en soi défendable, est ainsi rendu intenable face à la réalité du monde. Notre condamnation de la simple idée de guerre nous conduit à tenir des raisonnements d’une grande naïveté. En 2005, François Heisbourg affirmait ainsi à l’occasion d’une conférence que les Etats-Unis étaient « comme ivres de leur propre puissance » et n’envisageaient plus le règlement des crises que par la seule force.

Cette analyse est révélatrice de l’incompréhension dont les intellectuels et les dirigeants français font souvent preuve, à la fois face au phénomène mondial de l’islamisme radical et face aux réactions américaines, aux conséquences également mondiales. Heureusement que nous avons Olivier Roy, dont les écrits sur le sujet sont lumineux.

Des Etats, dont il est d’usage de rire, à Paris, comme l’Australie (Cf. http://www.dfat.gov.au/publications/terrorism) ou Singapour, sont bien plus lucides – ou courageux – sans pour autant tomber dans des excès racistes, voire, pour reprendre un terme inventé en 1979 par les révolutionnaires iraniens, islamophobes. Sylvain Gouguenheim a d’ailleurs défini le terme de façon lumineuse :

« C’est un concept utilisé sans avoir été soumis à un examen critique. Au sens propre, il désigne la peur de l’islam, qu’il assimile à une phobie, donc à une réaction maladive, dépourvue de fondement rationnel : l’islamophobe est un déséquilibré. L’accusation discrédite d’emblée celui contre qui elle est lancée et permet de biaiser à l’avance ou d’esquiver le débat sur le contenu des thèses incriminées. Elle suggère également que les critiques sont le produit d’arrière-pensées racistes. L’islamophobe passe donc pour un malade mental et un individu infréquentable. A partir de là, plus aucune discussion n’est possible. » (Lire, n°378, p. 79). En vérité, il semble bien que ce phénomène cristallise à nouveau, dans notre pays comme ailleurs, les tensions politiques et surtout communautaires d’un Occident en proie au(x) doute(s).

Il est cependant bien trop tôt pour qualifier ce phénomène. Certains observateurs notent, en particulier au Maghreb, les signes d’une « modernisation » des comportements qui pourrait confirmer les vieilles croyances positivistes. Pour ceux-là, les tensions religieuses ne seraient donc que le signe des sursauts de défense des religieux face aux laïcs, la démonstration que la raison l’emporte sur les ténèbres des croyances dévoyées (Cf. parmi d’autres : http://www.miraclesducoran.com/index.php). Pour d’autres, dont le pessimisme est parfois l’alibi d’un européano-centrisme, ces tensions ne sont que la manifestation la plus visible et la plus immédiate d’un conflit religieux, ethnique, politique et économique qui va imprimer sa marque sur ce siècle. Les sombres prédictions de Samuel Huntington – que d’aucuns s’acharnent à présenter comme des souhaits et que beaucoup n’ont pas lues – sembleraient donc, pour un temps au moins, prendre corps.

Je n’ai, pour ma part, pas tranché. Ma confiance dans le progrès, mon enthousiasme naïf me disent que cette crise, douloureuse, longue, s’achèvera par le triomphe de la raison sur l’intégrisme, sur les intégrismes. Mais mon pessimisme, né d’une déjà longue fréquentation de la violence et de la mort, me dit au contraire que rien ne garantit notre – « notre » car il faut bien choisir son camp – victoire. La conclusion heureuse que je souhaite pour nous ne serait-elle que la répétition du 20ème siècle qui a vu la chute, difficile, de deux totalitarismes sanglants ? Ne s’agirait-il pas de la transposition à l’échelle du monde, d’un optimisme européen ô combien indécent comparé aux tragédies vécues par les Amérindiens, les Tibétains, les Juifs d’Europe, les habitants du Caucase russe, les populations africaines de la région des Grands lacs (3 millions de morts depuis 1998, dans l’indifférence) ou du Darfour ? Pour reprendre l’équation en termes enfantins, la « victoire des gentils sur les méchants » est-elle une donnée historique immuable ?

Quelle que soit la réponse à cette question, il faut continuer la lutte, sans haine, mais avec détermination, en ayant défini ce que nous défendons, ce que nous combattons, et ce que nous sommes prêts à sacrifier pour la victoire, si elle s’avère possible.

Pas de vainqueur sans un historien dans l’équipe

Economica, dont on ne saluera jamais assez l’exceptionnel travail éditorial depuis plus de 20 ans, vient de publier une somme absolument remarquable consacré à la « petite guerre ». En plus de 850 pages, on bénéficie des éclairages pertinents d’historiens et de militaires français sur une longue série de conflits asymétriques, sources de réflexions pour les guerres que nous conduisons aujourd’hui.

Comme toujours, le colonel Goya n’hésite pas à s’affranchir du politiquement correct et des effets de mode pour relire, avec la finesse que chacun lui connaît, les opérations françaises de contre-guérilla en Algérie. Son analyse est précieuse, et on ne peut que regretter qu’elle soit utilisée par certains commentateurs pour réfuter, par un exercice intellectuel que n’auraient pas renié les sophistes, le bien-fondé de la guerre conduite en Afghanistan contre les Taliban et Al Qaïda.

Que cette opération soit délicate et victime des contradictions occidentales, personne ne le conteste – et on pourra, pour s’en convaincre, se référer au livre de Jean-Dominique Merchet ou à celui, récemment publié chez André Versaille, d’Olivier Hubac et Matthieu Anquez L’enjeu afghan. Mais que ces hésitations permettent de proposer, sans solution de rechange, un retrait pur et simple, voilà qui en dit long sur la compréhension qu’ont ces observateurs de la menace terroriste – voire sur l’idéologie sournoisement défaitiste de certains. Anciens militaires, policiers à la carrière achevée depuis des lustres et reconvertis dans la sécurité privée, autodidactes n’ayant jamais confronté leurs lectures disparates à la cruelle réalité du terrain, on ne compte plus les « experts » qui confient avec plus ou moins de talent le fruit de leurs réflexions à un public qui ne sait plus qui croire.

Le grand intérêt de ce livre, qui évite habilement le piège dans lequel était tombé Gérard Chaliand dans son « Histoire du terrorisme » en établissant des comparaisons hasardeuses, est de présenter une longue série de conflits, tous analysés par des spécialistes reconnus, et d’en tirer des éléments de doctrine sans nier leurs spécificités.

Et comme pour faire mentir ceux qui affirment que les militaires français ont oublié que dans une contre-guérilla on tue aussi, je conseille la lecture du compte-rendu de novembre 2009, « Des armes et des coeurs : les paradoxes des guerres d’aujourd’hui » (cf. ici).