La vérité sort-elle de la bouche des centristes ?

En août dernier, je me suis laissé aller à écrire un long billet dans lequel je déplorais l’incapacité des hommes politiques français à expliquer les raisons de notre engagement en Afghanistan.

Me sachant lu par quelques conseillers proches du Seigneur et de ses saints, j’espérais naïvement que mes remarques seraient entendues. Il semble hélas que mon voeu ait été exaucé et que mes conseils aient été mis en oeuvre avec la finesse qui caractérise nos gouvernants.  

Désormais, et devant tant d’arrogance, il va devenir franchement impossible d’argumenter. C’est à pleurer.

« There’s a war outside still raging. » (« No Surrender », Bruce Springsteen)

Plus de neuf ans après les attentats du 11 septembre, les services de renseignement et de sécurité restent confrontés à une série de défis organisationnels, opérationnels et juridiques majeurs. Les rapports des commissions d’enquêtes et les audits internes que les gouvernements occidentaux ont demandés – ou se sont vus imposer – après des attaques d’Al Qaïda ont permis d’identifier les écueils que les responsables de la lutte contre le terrorisme devaient éviter, sans qu’ils en soient d’ailleurs nécessairement capables.

De nombreuses réunions ont dû alors ressembler à ce que vit Michael Douglas dans Traffic (2000, Steven Soderbergh) lorsqu’il demande à ses collaborateurs de « nouvelles idées », « sans censure ». Le silence qui suit est éloquent et me rappelle quelques réunions auxquelles j’ai été convié après un certain mois de septembre, il y a neuf ans.

traffic.1287431434.jpeg

Défis organisationnels

La pression politique née des attentats du 11 septembre et du flagrant échec de l’appareil sécuritaire conduisit l’Administration Bush à créer le Department of Homeland Security (www.dhs.gov), un ministère censé prendre sous son aile les actions des agences gouvernementales impliquées dans la gestion des menaces internes. Cette décision, qui visait à montrer à la population que les autorités se saisissaient de la menace terroriste, ne fit en réalité que compliquer la tâche, déjà ardue, des services. Plusieurs difficultés majeures apparurent en effet rapidement :

– d’innombrables querelles de périmètre entre le DHS et les services intérieurs, à commencer par le FBI, coiffé par le Département de la Justice, les douanes, les gardes-côtes et les milliers de services de police municipaux ;

– les importants mouvements de fonctionnaires, mutés vers le DHS ou recrutés spécialement, et mal formés/mal commandés, dans un contexte de paranoïa généralisée ;

– les réticences à partager les bases de données et les renseignements recueillis ;

– l’impossibilité à coordonner efficacement les actions d’une nouvelle entité administrative convaincue que sa légitimité se fondait sur l’échec des services « historiques ».

A la recherche de l’impossible coordination

Le rapport rédigé en 2004 par une commission spéciale du Congrès au sujet des attentats du 11 septembre (http://govinfo.library.unt.edu/911/report/index.htm) prouva nettement que le fiasco n’était pas tant dû à un manque de renseignements ou de moyens qu’à un complet échec du travail entre agences – voire au sein des agences.

Cependant, au lieu de faire fonctionner ce qui était déjà en place, l’Administration décida de créer des structures de coordination, dont le National Counterterrorism Center (www.nctc.gov), directement rattaché au Président et au chef de la communauté américaine du renseignement, le DNI (www.dni.gov). Aujourd’hui, cette multiplication d’échelons ne donne toujours pas satisfaction, comme l’a prouvée la récente éviction de l’amiral Blair par le Président Obama. Le DNI a en effet payé cash les alertes qu’ont été les attentats ratés de décembre 2009 (vol Amsterdam-Detroit) et de mai dernier (Times Square à New York) qui ont révélé un défaut de communication entre les services consulaires et la CIA ou des lacunes du FBI. L’agitation politico-administrative qui suit les crises n’accouche hélas que rarement de bonnes idées.

Les difficultés organisationnelles au sein de la communauté américaine du renseignement, qui sont légendaires, sont à la mesure des moyens dont elle dispose. Ils sont surtout révélateurs du maintien en vigueur des anciennes règles de cloisonnement, alors que la principale caractéristique de la menace jihadiste est justement sa volatilité et l’extrême mobilité de ses membres. Au Royaume-Uni, cette donnée a été prise en compte il y a de nombreuses années, et les fonctionnaires français n’ont de cesse d’admirer le faible nombre d’acteurs institutionnels de la lutte contre Al Qaïda et surtout leur totale intégration au sein du JTAC, un organisme unique au monde chargé de la synthèse et de l’analyse des renseignements portant sur la menace terroriste.

La France, qui présente elle aussi un excellent bilan contre les groupes jihadistes, est pourtant loin d’avoir atteint ce niveau d’intégration horizontale et verticale, et les réunions hebdomadaires dans les locaux de l’UCLAT ne sont, souvent, que l’occasion pour les « grands » services de briefer les « petits ». C’est ensuite dans les couloirs ou dans les cafés de la rue des Saussaies que se montent les véritables coopérations, lorsque les subordonnés font fi des rivalités de leurs chefs pour faire avancer, vaille que vaille, la machine. Evidemment, les succès de l’UCLAT tiennent aussi à la qualité de son chef, pas toujours choisi pour ses connaissances dans le domaine de la lutte contre le terrorisme…

Appréhender de façon rationnelle des réseaux en apparence irrationnels

Si le 11 septembre a constitué une cruelle révélation pour l’opinion publique, les spécialistes avaient dès les années  90s été frappés par les menaces véhiculées par la mouvance jihadiste, et surtout par son mode d’organisation. Pour exposer schématiquement un phénomène sur lequel je reviendrai longuement dans un autre billet, le fonctionnement de la mouvance islamiste radicale sunnite mêle deux types d’organisation, en apparence contradictoires.

Comme n’importe quel mouvement révolutionnaire clandestin, le groupe jihadiste classique, tel que conçu dans les années 70s et jusque dans les années 2000, est pensé comme un système militaire traditionnel. On y trouve une hiérarchie : chef, adjoints par fonction (action armée, finance, entrainement, communication/propagande, etc.), idéologues. On y trouve un système cloisonné, censé résister aux tentatives d’infiltration des services de sécurité, organisé selon les contingences géographiques ou opérationnelles. Cet organigramme est rarement totalement secret, et on parvient à le reconstituer en partie grâce aux signatures apposées au bas des communiqués de menaces ou de revendications. Ce type d’organisation, connue sous le nom de râteau, a longtemps été considéré comme le système le plus satisfaisant, aussi bien dans le monde administratif que dans celui du privé. Un exemple particulièrement parlant : le Département d’Etat de l’Empire (ici, son organigramme en 2006) :

Très vite, les responsables des SR chargés de surveiller, voire de démanteler, les réseaux jihadistes se sont trouvés dans l’incapacité de déchiffrer les organigrammes adverses avec la seule grille de lecture du râteau. Cette incapacité initiale, outre qu’elle révélait la déconnection entre certains organismes sécuritaires et le monde extérieur, présentait évidemment de grands dangers. Si on ne comprend pas une organisation, comment lutter contre elle ? Comment savoir quelle source recruter ? Quels téléphones écouter ? Quelles cellules démanteler ? Quelles autres infiltrer ? Il faut ici reconnaître et saluer le pragmatisme des services de police, qui furent beaucoup plus rapides à s’adapter, sans cependant s’abaisser à théoriser – pénible et universel mépris des opérationnels pour les « intellectuels ».

La grande nouveauté, qui va donc longtemps échapper à des responsables sécuritaires habitués à lutter contre des organisations paramilitaires classiques, comme le Hezbollah ou l’ETA, réside dans l’importance d’un système d’organisation complémentaire, reposant en grande partie sur la famille, l’origine régionale et le passage par les mêmes points nodaux du jihadisme : maquis, camps d’entraînement (Afghanistan, Pakistan, Soudan, Philippines), centres religieux (Pakistan, Arabie saoudite, Egypte, Royaume-Uni, Belgique), cellules principales (Royaume-Uni, Suède, Italie, Allemagne, Espagne), voire prisons – occidentales, cela va sans dire, car un jihadiste ressort rarement d’une prison du sud de la planète.

La mouvance islamiste radicale est en effet un petit monde disposant de ses codes, de ses signes de reconnaissance, de ses rites initiatiques, de ses passages obligés et de ses personnages ou faits légendaires. Elle est ainsi assez proche de ce que les criminologues ont pu observer au 20e siècle au sein des gangs actifs en Europe occidentale et surtout en Amérique du Nord (cf. www.cops.usdoj.gov/Default.asp?Item=1593) ou en Amérique centrale. Lorsque j’avais exposé à des policiers algériens, dans les années 90s, cette vision des réseaux jihadistes, ils n’avaient pu que cacher leurs sourires en m’expliquant que ce que nous avions mis au jour – et qui fut moqué en leur temps par quelques uns de nos anciens – était pour eux une réalité concrète qui leur servait quotidiennement pour remonter des cellules et les neutraliser. Certains groupes, que nous suivions d’Europe en nous basant sur l’étude de leur structure hiérarchique, étaient d’abord vus à Alger comme de véritables systèmes familiaux construits sur une identité initialement fondée autour d’une ville, d’un quartier ou d’une cité HLM.

Dès le début de la guerre civile, les services algériens identifièrent ainsi de véritables foyers islamistes, à Alger (Kouba, Cité de la Montagne) ou, par exemple, à Oran (Cité Emile Petit) et parvinrent à comprendre le fonctionnement de certaines cellules sur cette seule base. Le démantèlement du GIA, dans les années 97-99, s’explique de cette façon : regroupé au sud de Blida autour d’Antar Zouabri, le dernier carré du GIA fut finalement réduit au silence en raison de la structure familiale de son réseau de soutien. Une fois identifiée, cette vulnérabilité – que je décrirai dans mon post sur le jihad algérien dans quelques mois – permit aux services de sécurité algériens d’entreprendre un démantèlement méthodique du GIA tout en apportant des clés de compréhension indispensables aux services occidentaux.

Le succès de cette méthode nous conduisit à appliquer à l’échelle européenne cette grille de lecture, avec d’appréciables résultats – qu’il ne m’appartient pas de révéler ici – mais qui nous menèrent de la Bosnie à l’Irlande en passant par la Suède ou la Belgique et nous donnèrent surtout de précieuses indications, encore valables si on étudie le groupe de Hofstad (assassinat de Theo Van Gogh en novembre 2004) ou celui de Tooting (attentats de Londres en juillet 2005),  sur le fonctionnement de la mouvance jihadiste.

Ce système international de solidarité jihadiste, au sein duquel les compétences de chacun sont mises à profit d’une opération ponctuelle, semble avoir été un exemple exceptionnel d’instauration intuitive d’une organisation matricielle. D’ailleurs, les récentes menaces terroristes en Europe, attribuées à Al Qaïda, pourraient bien illustrer cette mise en commun des moyens et des compétences : bloqué en Algérie, sans moyen d’action, l’état-major d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) aurait demandé de l’aide aux chefs d’Al Qaïda au Pakistan pour que ceux-ci mobilisent des réseaux mieux implantés. L’Union du Jihad Islamique (UJI), mouvement jihadiste turcophone, et Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), souvent cités depuis un mois, sont à même de réaliser des attentats au profit d’AQMI, mais finalement, au profit de l’ensemble de la mouvance.

Les exemples sont innombrables. Ils n’ont jamais cessé d’impressionner les services chargés de la lutte contre le terrorisme et ont contribué à populariser l’idée d’un « réseau des réseaux » jihadiste, copie islamiste radicale de l’architecture du Net. Ici, un exemple simplifié d’un réseau qui illustre le modèle des interconnexions multiples :

Les travaux que nous conduisîmes à nos rares heures perdues furent également, comme je l’écrivais plus haut, grandement facilités par les analyses des services de police nord-américains. En 2008, la Gendarmerie royale canadienne, un service particulièrement performant, diffusa une analyse qui résume bien ce que nous tentions d’expliquer sans les outils,méprisés par le monde de la sécurité, de la sociologie et de la gestion des ressources humaines. Parmi les paragraphes les plus parlants de l’étude de Michael C. Chettleburgh (cf. www.rcmp-grc.gc.ca/gazette/vol70n2/gang-bande-canada-fra.htm) figurent ces quelques phrases, lumineuses :

Nous assistons par ailleurs à une hybridation accrue des gangs de rue caractérisée par une composition multiethnique, une utilisation réduite de signes communicatifs comme les couleurs et le code vestimentaire, le passage de la protection des secteurs géographiques à la protection des marchés économiques, une collaboration accrue avec des groupes traditionnels du crime organisé et une perméabilité nouvelle permettant à des gangs ou des membres de gangs de s’associer pour une courte période afin de commettre des crimes opportunistes avant de se séparer.

Le terme d’hybridation, qui provient du vocabulaire de la chimie, a été utilisé pour la première fois par les services français en 2005, suscitant un intérêt poli. Il décrit pourtant  parfaitement le phénomène auquel nous assistons au sein de la mouvance islamiste radicale depuis plus d’une décennie. Cette mobilité permanente, cette capacité à changer de cellule, voire de groupe – ce que les militaires de l’Empire ou les ingénieurs appellent adaptabilité opérationnelle – constituent des difficultés majeures pour des administrations régaliennes intrinsèquement rétives au(x) changement(s). La tentative, en 2004, de réorganiser un grand service français selon un schéma matriciel afin de l’adapter aux « nouvelles menaces » (jihadisme, criminalité internationale, prolifération) s’est conclue par un retentissant échec. Les auteurs de cette réforme, s’ils avaient parfaitement perçu le besoin d’adapter la structure aux menaces, avaient oublié quelques points fondamentaux. Une organisation matricielle ne peut en effet fonctionner que si ses membres :

– partagent tous la même formation et/ou possèdent tous la même culture opérationnelle/opérative ;

– comprennent dans quelle organisation ils évoluent, et quel est le but poursuivi ;

– adhèrent au projet global.

Ces caractéristiques sont manifestement celles des jihadistes, et elles autorisent une remarquable souplesse opérationnelle. Qui se souvient de Farid Hillali, alias Choukri, jihadiste marocain représentant en Europe du Front Islamique de Libération Moro philippin ? Ou des cellules iraniennes de la Gama’a Islamiya égyptienne qui favorisaient le passage de l’Iran vers l’Afghanistan des volontaires maghrébins ? Ou encore de cet émir suédois d’origine marocaine, Mohamed Moummou, tué au Kurdistan irakien alors qu’il dirigeait l’ancien groupe d’Abou Moussab Al Zarqawi ? Ou bien de ce Djamel aperçu dans le Londonistan et reparu à la tête de la cellule des attentats de Madrid quelques années plus tard ?

Une des principales forces de la mouvance jihadiste réside également dans la capacité de ses membres à agir de façon autonome s’ils pensent que cette action sera bénéfique. Ce goût pour l’initiative, même de la part d’individus étroitement liés au cœur d’Al Qaïda, offre à la mouvance d’immenses capacités opérationnelles. De même, l’adhésion préalable de ses membres au projet politico-religieux poursuivi par les groupes islamistes radicaux limite les risques de défection, en effet peu nombreuses, tout en garantissant une émulation dépourvue des compétitions individuelles qui minent souvent les groupes ou les organisations militaires. Certains émirs d’Al Qaïda ont ainsi choisi, alors que leur progression au sein de l’appareil aurait séduit plus d’un jeune diplômé occidental, de réaliser un attentat-suicide pour le bien de leur cause. L’arrestation en août 2005 en Turquie de Luay Sakka, un chef de réseau syrien impliqué dans l’envoi de volontaires en Irak et dans le financement des attentats d’Istanbul, en novembre 2005, confirma qu’une figure majeure de la mouvance pouvait décider de se sacrifier seule pour la cause, et pour le panache. (cf. www.state.gov/documents/organization/65465.pdf).

La comparaison va probablement vous sembler osée, et je tiens donc par avance à récuser toute comparaison, en l’état, entre le jihadisme et le nazisme. Pour autant, la lecture, il y a quelques années, de l’extraordinaire biographie de Hitler par Ian Kershaw ou de son essai Hitler : Essai sur le charisme en politique m’a fait découvrir ce que le grand historien britannique a résumé par la formule : « Le devoir de tout un chacun est d’essayer, dans l’esprit du Führer, de travailler dans sa direction », i. e vers le but que l’on pense qu’il aurait voulu atteindre, sans avoir à lui demander des instructions. Soit dit en passant, c’est par l’application de ce schéma mental de complète soumission intellectuelle que Kershaw explique l’absence de Hitler lors de la funeste conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942.

Si on laisse de côté la comparaison sans objet – le débat aura lieu entre historiens quand nous serons tous morts – entre nazisme et jihadisme, il faut admettre que le mode de fonctionnement de la mouvance jihadisme obéit en grande partie à ce schéma, en particulier en ce qui concerne le fameux 3e cercle – que j’ai déjà décrit ici – que les services de sécurité considèrent comme une menace très sérieuse en raison de sa quasi invisibilité.

Je m’en voudrais enfin de ne pas évoquer, même brièvement, la nature féodale des liens qui unissent les deux premiers cercles constitués autour d’Oussama Ben Laden par les éléments les plus organisés de la mouvance jihadiste. Sa manifestation la plus connue est le serment d’allégeance (bay’a / بَيْعَة) que doivent prêter à OBL les candidats à l’intégration dans Al Qaïda. Cette allégeance implique une fidélité sans faille au chef terroriste, à son organisation et à ses desseins, et elle a été illustrée à de nombreuses reprises depuis plus de 15 ans. L’exemple le plus récent a été donné par le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) en 2006 lorsque, après des échanges de lettres et de compliments entre son émir et les chefs d’AQ au Pakistan, le mouvement algérien a été littéralement adoubé avant de devenir, en janvier 2007, Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI).

Cette organisation féodale, avec son système de vassalités croisées mêlé à un mode de fonctionnement clanique, continue d’échapper aux nouveaux venus du contre-terrorisme. Son étude est surtout interdite, par respect pour le Secret Défense, aux universitaires, dont les compétences nous seraient si précieuses pour comprendre les phénomènes émergents (jihadisme africain, basculement de certains jeunes musulmans européens dans le radicalisme) et tenter de les limiter.

Il ne nous reste donc qu’à reprendre nos vieux manuels d’histoire médiévale ou, de façon plus ludique, qu’à visionner l’intégrale des Sopranos. Après tout, le fonctionnement de la mafia a beaucoup à voir avec la féodalité. Il s’agit enfin d’adapter notre système répressif à ces réalités qui le mettent en partie en échec. Les dernières années nous ont ainsi enseigné que les peines de prison classiques ne venaient pas à bout des certitudes idéologiques des jihadistes (cf. la récente implication de Djamel Beghal dans un projet d’évasion d’islamistes radicaux). Les programmes de réhabilitation religieuse lancés par les riantes démocraties que sont l’Arabie saoudite – coeur du radicalisme sunnite – et du Yémén – Etat en voie d’effondrement aux relations plus que troubles avec l’islam radical – ont de leur côté montré très vite leurs limites, et on ne compte plus les jihadistes réhabilités retournés au terrorisme après quelques semaines. Finalement, comme pour les violeurs récidivistes aux perversions incurables, nos jihadistes paraissent incapables de changer tant leur adhésion à la cause est viscérale mélange de foi religieuse, de colère politique et de rage sociale. Donald Rumsfeld, qui n’était pas le dernier dès qu’il s’agissait de raconter des sottises, affirma un jour qu’il était particulièrement en verve, que la solution consistait à liquider tous les étudiants sortant des écoles coraniques du Pakistan – et du Golfe, aurait-il pu ajouter. Comme toujours chez les néoconservateurs, le constat était bon, et suivi d’une mauvaise solution. Mais la question demeure : comment lutter contre l’islam radical sans casser son moteur idéologique ?

La question des bases de données : pas de traque sans fichier.

L’extrême mobilité des jihadistes, décrite par Peter Bergen dans son classique Jihad, Inc et observée dès les premiers attentats d’Al Qaïda au début des années 90s, a naturellement renforcé l’importance des bases de données.

Elle a surtout mis en avant la nécessité de leur interconnexion – sans parler de la cohérence du fichage et du travail fondamental de criblage, cette dernière activité demandant ténacité, imagination et un minimum de compréhension de ce qu’on apprend des ensembles lors des cours de mathématiques au lycée. On peut également avoir un don, mais je préfère ne pas évoquer mon cas personnel.

La majorité des correspondances entre services est constituée par des interrogations de fichiers, qu’il s’agisse de classiques demandes de renseignement ou de criblages réalisés dans l’urgence, lors de crises sécuritaires (attentats, démantèlements de réseaux, etc.).

L’intervention en Afghanistan puis l’invasion de l’Irak ont conduit la CIA à conduire un ambitieux projet de gestions des centaines de milliers de pages saisies dans les fiefs des Taliban ou dans les locaux de l’appareil d’Etat irakien.

A l’occasion de la présidence américaine du G8, en 2004, l’agence proposa à ses partenaires de se connecter à cette gigantesque base de données afin de mettre en commun, en temps réel, les connaissances acquises sur le terrain ou lors des enquêtes. Le projet, mené par la CIA et auquel était associée la DIA, impliquait la présence dans toutes les unités de combat américaines d’un spécialiste chargé de scanner et d’indexer les documents saisis. Des résumés traduits de ces archives devaient permettre aux services associés d’aller à l’essentiel. Plusieurs obstacles mirent fin prématurément à la dimension internationale du projet :

Juridiques : les services intérieurs européens et japonais firent valoir qu’il leur était impossible de laisser un libre accès aux données intégrées à des procédures judicaires. De la même façon, ils se refusaient à laisser les services judiciaires américains construire des procédures sur les renseignements recueillis en dehors d’une commission rogatoire. Il n’était en effet pas question de laisser des policiers européens apparaître dans des procédures américaines sur lesquelles il n’y aurait aucun contrôle. Enfin, même si cet argument n’a évidemment jamais été mentionné officiellement, aucun des pays du G7 ne comptait autoriser les services russes à puiser dans ses fichiers des données permettant de mener des opérations illégales – même si ce n’est pas leur genre.

Certains responsables estimaient par ailleurs que l’accès à des bases de données « étrangères » provoquerait d’innombrables viols de la règle dite « du tiers service » et aboutirait à de graves confusions. Pour eux, trop de renseignements tueraient inévitablement le renseignement

Opérationnels : Un accès libre aux bases de données des services aurait exposé les sources à l’origine des renseignements, et aucun des partenaires sollicités par la CIA n’était prêt à un tel risque.

Techniques : Plus prosaïquement, les systèmes d’exploitation des fichiers des services du G8 étaient incompatibles et les relier entre eux auraient demandé un temps et des moyens considérables, sans même parler des infinies difficultés liées aux droits d’accès.

Près de neuf ans après les attentats du 11 septembre, la question des bases de données est donc loin d’être réglée, et les accords signés entre les Etats-Unis et l’Union européenne sur les fichiers de passagers n’ont pas d’utilité opérationnelle immédiate.

Plus que jamais, les échanges ad hoc sur tel ou tel individu vont donc rester la norme entre services. Rien n’indique, de toute façon, que l’accès aux fichiers français ou allemands aurait permis à la CIA ou au FBI d’éviter les attentats du 11 septembre. La cellule de Hambourg avait été signalée à la CIA en 2000, celle-ci avait interrogé la DST française en août 2001 au sujet de Zaccarias Moussaoui, et le QG de FBI n’avait prêté aucune attention aux rapports rédigés par des bureaux de Miami et Phoenix. Les services américains disposaient de tous les éléments nécessaires, il ne leur manquait qu’un minimum d’organisation…

Le besoin de bâtir de nouvelles bases n’a cependant pas disparu. Ainsi, conscients depuis le début des années 2000 de la dangerosité des réseaux pakistanais présents au Royaume-Uni, les services britanniques ont mis en place, après les attentats de juillet 2005 à Londres, un système de fichage de tous les voyageurs entre le Royaume-Uni et le Pakistan.

Défis opérationnels et juridiques

Des difficultés autrement plus importantes ont fait leur apparition dès les débuts de l’intervention occidentale en Afghanistan. Jusqu’en octobre 2001, les pays occidentaux, qui connaissaient les liens entre les Taliban et Al Qaïda, géraient la menace grâce à leurs services judiciaires. Seuls les Etats-Unis, qui avaient bombardé des camps en août 98, le Royaume-Uni et la France disposaient sur le terrain d’une poignée de membres de leurs services de renseignement ou des forces spéciales. La priorité avait été donnée à la judiciarisation des affaires impliquant des individus ayant séjourné en Afghanistan, qui étaient systématiquement entendus à leur arrivée en Europe.

Dès 1997, la justice française avait émis une commission rogatoire internationale (CRI) portant sur les filières afghanes placée sous la responsabilité du pôle antiterroriste du parquet de Paris et de la DST. Et en 1999, le Conseil de sécurité des Nations unies créa, par la Résolution 1267, un comité spécial (cf. www.un.org/sc/committees/1267/) chargé de sanctionner l’émirat talêb, Al Qaïda et leurs soutiens. Sans conséquence opérationnelle, ce dispositif eut en revanche un réel poids diplomatique contre les Etats qui accueillaient, voire soutenaient, les fameuses ONG islamiques impliquées dans une réislamisation radicale de pays musulmans du Sud. Allez donc demander à un responsable saoudien des nouvelles de l’ONG Al Haramein, vous verrez sa tête.

La décision américaine d’intervenir militairement en Afghanistan, à partir du 7 octobre 2001, introduisit une nouvelle dimension dans la gestion des terroristes, ou supposés tels, présents dans le pays. Nul n’avait en effet pris le temps d’établir des règles régissant leur sort. Deux options se présentaient aux Etats de la coalition : considérer les prisonniers, Taliban ou membres d’Al Qaïda, comme des prisonniers de guerre et les traiter ainsi, ou intégrer aux forces combattantes des policiers qui les auraient formellement interpellés. Dans les deux cas, les prisonniers auraient ainsi bénéficié d’un statut juridique. En créant, contre toute logique, le statut d’ennemi combattant, l’Administration Bush commit une lourde erreur juridique puis politique qui aboutit à l’impasse de Guantanamo (cf. www.jtfgtmo.southcom.mil/) et d’autres prisons. La leçon a d’ailleurs été retenue puisque les pirates somaliens capturés par les marines européennes dans l’Océan Indien sont transférés en Europe afin d’y être mis en examen, puis jugés. Les malheureux seront de toute façon mieux traités dans les prisons danoises que sur les bateaux-mères.

Peut-on judiciariser une guerre ? Evidemment non. Doit-on nier les droits fondamentaux des terroristes ? Pas plus. Mais alors, comment fait-on ?

La Russie a réglé à sa façon ce débat juridique – et celui, exposé plus haut, de l’incapacité des jihadistes à se réformer  – en ne faisant pas de prisonnier, mais la méthode, si elle peut donner des résultats ponctuellement acceptables d’un strict point de vue opérationnel, est inacceptable dans une démocratie. La mise en œuvre de juridictions d’exception, nous le savons bien, est le prélude à des accommodements de plus en plus grands avec la loi, sa lettre et son esprit. Le cinéma a choisi de dénoncer ses dérives dans plusieurs films, dont Rendition (2007, Gavin Hood) et surtout The road to Guantanamo (2006, Michael Winterbottom et Mat Whitecross) tandis que la découverte des sévices infligés à Abou Ghraïb relança le débat sans fin sur la torture.

Par delà l’action violente : la guerre des mots

Ce n’est pas pour entrainer le Pakistan dans la guerre que les dirigeants d’Al Qaïda ont choisi de se réfugier au Waziristân. Traqués par les forces de la Coalition, ils n’ont eu d’autre choix que de suivre leurs protecteurs taliban dans les zones tribales. Ce calcul, initialement tactique, a eu d’importantes conséquences stratégiques, d’abord en fragilisant le pouvoir pakistanais face à son opposition islamique, ensuite en radicalisant cette dernière et en entraînant l’apparition des Taliban pakistanais, enfin aux yeux du monde musulman que l’Amérique était bien en guerre contre lui.

Cette croyance, qui oublie la grande liberté religieuse offerte aux Etats-Unis et les interventions américaines en Bosnie contre les Serbes ou en Somalie pour tenter de stopper la guerre civile et la famine, n’a fait que croître depuis. La succession de crises diplomatico-religieuses d’importances inégales (dossier nucléaire iranien, caricatures du Prophète, loi sur la laïcité en France puis interdiction de la burqa, dégradation – si cela est encore possible – de la situation dans les Territoires palestiniens, scandale d’Abou Ghraïb, menaces d’autodafé du Coran, etc.) semble avoir durablement enraciné cette perception dans la vision du monde qu’ont certains dans les pays musulmans.

Fondée par Oussama Ben Laden à partir du Bureau des Services de Peshawar, dont la mission était d’attirer des volontaires au jihad contre les Soviétiques, Al Qaïda est l’incarnation d’un radicalisme islamiste émergent, qualifié de jihadisme depuis les attentats du 11 septembre malgré les protestations de plusieurs autorités religieuses musulmanes. Minoritaires au sein de la communauté des croyants, les jihadistes ont su habilement reprendre à leur compte plusieurs thèmes primordiaux et devenir le fer de lance de l’exaspération des populations du Sud. Ce véritable hold-up a été largement facilité par les dictatures arabes, incapables de renoncer à leur mode si particulier de gouvernance (cf. www.unesco.org/most/globalisation/govarab.htm) et comme paralysés par la poussée islamiste. Il faut d’ailleurs noter, et s’émouvoir, de l’incapacité de la totalité des régimes musulmans à condamner le terrorisme jihadiste, soit parce qu’ils le soutiennent, soit parce qu’ils redoutent de passer pour des vassaux de l’Occident.

Cette autocensure donne ses plus spectaculaires résultats à l’occasion des régulières polémiques religieuses que quelques humoristes plus ou moins talentueux déclenchent en Europe du Nord, ou récemment en Floride. Une caricature, une remarque déplacée, un projet insensé d’autodafé de Corans, et nous voilà au bord de l’embrasement. Restons sérieux : quelle devrait être la portée de ce genre de provocations ? Pourquoi les autorités temporelles et spirituelles du monde musulman se révèlent-elles incapables de dire « Voyons, tout cela n’a aucune importance, ce pasteur est un fou, ce cinéaste est un imbécile, cette journaliste est une idiote, ne prêtez aucune attention à ces fauteurs de troubles ». Au lieu de cela, au lieu de ce que l’on est en droit d’attendre d’un pouvoir responsable, on entend la grande litanie de l’innocence outragée, de la vertu bafouée. Pas une voix, pas une voix audible en tout cas, pour dénoncer la mascarade.

Et les responsables occidentaux, comme pris d’un néfaste syndrome munichois, d’appeler à la raison les auteurs isolés de ces actes absurdes et non les responsables religieux qui osent comparer l’incendie de 200 livres de poche un « acte de terrorisme ». Je ne vais pas nier que ces provocations sont odieuses et qu’elles méritent autant d’être condamnées que d’être méprisées, mais comment croire qu’elles soient plus conspuées que les attentats contre les restaurants au Maroc ou les hôtels à Amman ? Les médias ont bien sûr leur part de responsabilité, et il y a une forme de jeu pervers entre les provocateurs et les caméras, mais nous sommes au 21e siècle et nos dirigeants ne découvrent pas, comme le fit Nixon face à Kennedy, que le pouvoir de l’image dépasse parfois celui des mots.

L’Occident judéo-chrétien a connu bien des ténèbres et certains siècles sont là pour nous rappeler que la tolérance religieuse n’a pas toujours été au nord de la Méditerranée. Cet héritage sanglant, qui va jusqu’au cataclysme unique de la Shoah en passant par le massacre des populations d’Amérique, les procès en sorcellerie ou en hérésie et les guerres civilo-religieuses, lui permettent de tolérer aujourd’hui les blagues sur les prêtres pédophiles, les films sur les pensionnats de jeunes filles en Irlande ou celui, absolument remarquable, de Scorsese sur le Christ. Et quand une bande de jeunes crétins incendie un cinéma place St Michel parce qu’il projette La dernière tentation du Christ, la réprobation est, à juste titre générale.

Quand le grand Milos Forman (Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975 ; Hair, 1979 ; Amadeus, 1984 ; Valmont, 1989) diffuse une affiche provocante pour son génial Larry Flynt (1996), il est certes attaqué par les religieux, mais il est défendu par la majorité.

On aurait aimé que le non moins génial Salman Rushdie soit défendu de la même manière dans le monde musulman lorsque le régime iranien publia une fatwa appelant à son meurtre, en 1989, après la publication des Versets sataniques.

La lutte contre le jihadisme et l’islam radical devrait emprunter, à mon sens, trois voies au sein d’une stratégie globale qui manque cruellement.

Nous devons d’abord, plus que jamais, poursuivre la conduite d’actions judiciaires publiques selon le fameux triptyque enquête+arrestations+procès afin de renforcer notre démocratie et surtout profiter de l’exposition publique des jihadistes pour faire l’éducation des foules.

Il nous faut ensuite, comme je l’ai écrit ici en août dernier, assumer la nouvelle donne sécuritaire internationale et donc admettre, qu’on le veuille ou non, qu’une guerre d’un nouveau genre est en cours. Nous ne l’avons peut-être pas voulue, nous ne l’avons peut-être pas déclenchée, mais l’évidence s’impose, et elle est d’autant plus cruelle que pour faire une guerre, s’il faut bien deux belligérants, il ne faut qu’un agresseur. Il me semble que nous l’avons identifié, et la capacité du jihadisme à accélérer la destabilisation d’Etats ou de régions constitue un défi assez grand pour que nous ne refusions plus l’évidence.

Enfin, et c’est ce à quoi s’oblige le Président Obama, il faut conduire la guerre des idées. Contrairement à quelques populistes européens, il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain et condamner en bloc 14 siècles de civilisation musulmane. Il faut cependant poser les questions qui fâchent au sujet de la capacité d’une société donnée à incorporer trop vite une masse, même pacifique, de migrants d’une autre culture, et il faut se montrer intransigeant quant à nos valeurs. Elles ne sont peut-être pas universelles, mais ce sont les nôtres, et le respect que nous entendons pratiquer à l’égard d’autres systèmes moraux mondiaux doivent également s’appliquer à nous-mêmes. Dans ce cadre, la guerre des mots fait rage : démocratie, égalité, laïcité, justice. Curieusement, personne, à part les partis d’extrême-droite auxquels nous abandonnons une fois de plus une sorte d’exclusivité, ne tente de mener cette guerre du langage. Assez curieusement, des services engagés de longue date dans la lutte contre le jihadisme font encore l’impasse sur les méthodes d’agit-prop. Dieu sait pourtant que ces agences pourraient aisément faire pression sur quelques idéologues radicaux tout en soutenant avec doigté des réformateurs. Mais il faudrait que les Etats concernés aient établi des plans d’action, aient conçu une doctrine. Pour l’heure, en France, les livres blancs s’accumulent sans que les conclusions opérationnelles en découlent – et de toute façon, avec quel argent pourrait-on les mettre en application ? Les Etats anglo-saxons semblent progressivement abandonner la community policy qui a montré ses limites lors des récentes crises diplomatico-religieuses. Quant à l’Empire, il conduit depuis 2001 une diplomatie globale faite d’actions armées assumées et de démarches plus positives. Il suffit pour s’en convaincre de fréquenter le site Internet du Central Command, mais il me paraît pour le moins prématuré d’évoquer une régression de la menace. Le très beau discours du Caire n’a, comme le redoutaient certains, décidément servi à rien.

J’ai pour ma part la conviction, déjà exposée ici comme dans une précédente vie au sein de l’administration, que nous sommes engagés dans une guérilla mondiale qu’il nous appartient de mener avec subtilité mais sans faiblesse. En laissant aux jihadistes, et derrière eux aux fondamentalistes, le monopole de la parole publique, nous exposons l’écrasante majorité du monde musulman à l’influence néfaste de quelques dizaines de milliers d’imposteurs. Cette lâcheté n’est pas seulement indigne, elle est suicidaire. Il faut donner la parole aux musulmans modernes, ceux à qui on ne demande aucunement de renoncer à leur foi, mais à qui nous sommes bien obligés de dire que nous, chrétiens ou juifs, nous avons su surmonter la tentation obscurantiste si bien décrite par Caroline Fourest. Il faut soutenir les intellectuels comme Malek Chebel qui osent écrire sur l’esclavage ou la sexualité en terre d’islam, ceux qui réfutent la légende dorée du salafisme. Il faut répondre point par point, ne rien laisser passer en Europe au sujet des horaires aménagés dans les piscines ou des des exigences dans les hôpitaux, il faut rappeler à certains Etats que le principe de réciprocité est un fondamental. Pourquoi laisser des musulmans radicaux – mais peu importe, après tout, leur religion – réclamer des exceptions au droit commun pour la pratique de leur culte, alors que des chrétiens – les juifs, hélas, ont été chassés depuis bien longtemps – ne peuvent même pas posséder plus d’une seule bible en Algérie, soi-disant « république démocratique et populaire ».

Il ne s’agit pas d’exercer d’insupportables pressions sur des populations, il s’agit de ne pas nier son propre héritage. En osant qualifier le multiculturalisme allemand d’échec, Angela Merkel a été accusée de dérive populiste. L’attaque était si prévisible qu’elle n’a même pas porté. Le constat, terrible, infiniment triste, devrait désormais provoquer un sursaut, susciter des questions (qu’est-ce qui a raté ? quand ? pourquoi ? l’échec était-il inévitable ?). Sans questionnement, pas de réponse, et sans réponse, pas de salut. Il n’est pas trop tard pour accompagner, si cela est possible, la modernisation d’un islam que trop d’Occidentaux méconnaissent. Et si une entente est impossible, alors il faudra monter sur les remparts et tenir la position.

« Les experts/Dakar » : Jean-Christophe Rufin

Autant le dire tout de suite, c’est avec un a priori très négatif que j’ai attaqué la lecture de ce roman. Il faut dire que les inepties entendues ici ou là, et encore récemment, me faisaient craindre un indigeste récit parsemé de bons sentiments et d’idées préconçues sur le jihad au Sahel, un sujet que je fréquente depuis maintenant près de 15 ans.

Le titre même, Katiba, laissait craindre le pire tant sa définition par l’auteur est éloignée de la réalité : une katiba n’est en aucune façon un « camp d’entraînement mobile », mais une compagnie de combat. Les islamistes algériens, dès le début de la guerre civile, ont en effet adopté le système mis en place par l’ALN lors de la guerre d’indépendance et ont créé des régions militaires au sein desquelles se mouvaient des katibas, toutes porteuses de noms à connotation religieuse – mais nous y reviendrons dans un autre post.


Passées les 100 premières pages, qui voient s’accumuler un nombre assez conséquent de lieux communs et d’images d’Epinal, en particulier sur les sociétés militaires privées (SMP) américaines et leurs moyens, sur l’Administration américaine ou sur les jihadistes, le roman prend son rythme de croisière. Il faut reconnaître à M. Rufin une capacité à décrire des phénomènes mondiaux en s’intéressant à une poignée de personnages, mais ceux-ci n’ont hélas qu’une faible épasseur psychologique, et on n’est pas toujours très éloigné des romans de Robert Ludlum ou de Jack Higgins, qui n’ont jamais été ou ne seront jamais académiciens.

L’intérêt bien connu de Jean-Christophe Rufin pour les zones grises et leurs visiteurs, espions, diplomates, humanitaires, aventuriers, donne cependant au roman un certain cachet. Quelques paragraphes sur l’Afrique, le désert ou Nouakchott nous rappellent que l’auteur a également écrit Rouge Brésil (par exemple), une oeuvre d’une autre qualité.

Bien mieux qu’un Mathieu Guidère ou qu’un quelconque « spécialiste » dont les médias sont friands, Rufin parvient à évoquer avec efficacité le monde des jihadistes du Sahel. Il faut dire qu’il s’inspire largement de l’actualité (assassinat de 4 Français en Mauritanie en décembre 2007) ou de personnages encore en activité, dont le légendaire Mokhtar Belmokhtar, mais sa connaissance des groupes jihadistes algériens reste malgré tout superficielle. Il faut le déplorer car il y aurait des choses à écrire sur un sujet encore largement méconnu du public, et même des universitaires.

Plaisant, Katiba reste cependant un roman écrit, semble-t-il, à la va-vite et on se demande bien ce que l’auteur aurait pu produire sur un sujet sans doute plus dans ses cordes, comme l’action en Afrique de l’Ouest des ONG du Golfe qui professent un islam radical rétrograde sous couvert de développement et d’assistance humanitaire. Rufin a à coeur de traiter des thèmes actuels, mais, comme l’a montré Le parfum d’Adam, cette capacité à percevoir les évolutions du monde ne donne pas nécessairement des romans haletants, ou au moins complets. Pour l’heure, seul John Le Carré, avec son Homme très recherché (2008) a su montrer les enjeux humains du jihadisme et du contre-jihadisme, avec humour et acidité.

Mais il sera beaucoup pardonné à un homme qui a osé dire et écrire que le Président Wade, comme d’ailleurs ses homologues de la région, devenait peu à peu un despote assez peu éclairé, et avec la bénédiction de la France. Là encore, et ce n’est pas Alain Joyandet qui nous contredira, la fameuse rupture tant vantée a fait long feu.

It is not for you to decide what happens here!

L’association Matt Damon/Paul Greengrass nous offre régulièrement de bonnes surprises, et il faut même lui reconnaître une évolution vers plus de gravité. Le dernier volet de la trilogie Bourne mettait ainsi en scène un responsable de la CIA bien décidé à violer toutes les lois au nom de l’intérêt du plus grand nombre, mais il ne s’agissait malgré tout que du troisième épisode d’une série d’espionnage.

Avec Green Zone, le duo parvient à nous décrire, au prix de quelques sacrifices et raccourcis, comment l’Administration Bush, aveuglée par des certitudes idéologiques, a menti au monde en invoquant la menace irakienne avant d’envahir le pays et d’y commettre en quelques semaines une série de bourdes magistrales dont personne n’est sorti indemne.

Jeune chief warrant officer (adjudant chef dans notre Armée de Terre), Matt Damon, à la tête d’une petite équipe, écume l’Irak à la recherche des fameuses armes de destruction massives (ADM) mises en avant par l’équipe Bush pour justifier le renversement du régime de Saddam Hussein. Il découvre rapidement, car il n’est pas bête, l’animal, une série de vérités désagréables :

– il n’y a pas d’ADM ;

– les renseignements qui lui sont transmis ont été recueillis auprès d’une mystérieuse source humaine mais n’ont jamais, lui semble-t-il, été recoupés ;

– la CIA, ou du moins son principal représentant à Bagdad, n’a pas l’air si convaincue que ça de la présence d’ADM en Irak, mais son avis est superbement ignoré par des technocrates aveuglés par leurs certitudes idéologiques ;

– cette histoire d’ADM n’était, on s’en doutait, qu’un prétexte pour envahir l’Irak et y commencer la mise en oeuvre des principes défendus par les néoconservateurs.

Forcément, pour un sous-officier idéaliste, c’est assez difficile à admettre, surtout quand s’ajoute à ces contrariétés les mystérieuses menées de la Task Force 221 – en fait une version cinématographique de la mythique TF 121 (cf. http://en.wikipedia.org/wiki/Task_Force_121) .

Tiré du livre de Rajiv Chandrasekaran, Imperial Life in the Emerald City: Inside Iraq’s Green Zone, le film de Paul Greengrass est d’abord un efficace thriller qui, au lieu de reprendre à son compte la cruelle ironie du récit initial, décide d’expliquer en moins de deux heures comment le fiasco irakien a commencé, et surtout pourquoi il semblait inévitable. Tout en reproduisant avec brio le rythme de ses précédents films, le cinéaste parvient à ne pas caricaturer son propos et on sort de là évidemment consterné, mais finalement moins étourdi qu’après Syriana (2005, Stephen Gaghan), un film par ailleurs remarquable mais plutôt destiné à un public de spécialistes.

Syriana

Ici, la recherche des ADM devient un enjeu concret, opérationnel, qui vous conduit à exposer vos hommes aux tirs adverses, qui vous confronte au chaos né de l’effondrement d’une dictature. On est loin du sucre glace brandi par Colin Powell, un homme pourtant remarquable, lors de la séance historique du 5 février 2003 au Conseil de Sécurité des Nations unies au cours de laquelle Dominique de Villepin prononça un discours exceptionnel – et perdit probablement la raison à jamais.

Il se trouve que j’ai suivi cette affaire de très près, et je me souviens encore de ces journées de l’hiver 2002/2003. Il nous semblait évident, ne serait-ce qu’en suivant le déploiement militaire américain dans le Golfe, que la guerre aurait lieu, et les débats sans fin sur la présence d’ADM en Irak nous paraissaient plus que vains. L’Empire rêvait de « finir le travail », et la France se tâtait. Y aller ou pas ?

Dans un superbe jeu de dupes, les Etats-Unis tentaient de nous convaincre que l’Irak avait poursuivi le développement d’ADM après sa défaite de 1991, tandis que nous tentions de prouver au monde qu’il n’en était rien. En réalité, et dans une délicieuse falsification des faits, l’Administration Bush essayait de prouver que le système stratégique multilatéral avait échoué et qu’il fallait donc punir l’Irak, alors que ce système multilatéral – en l’espèce, les sanctions des Nations unies contre l’Irak – avait trouvé dans cette crise sa plus efficace réalisation (si l’on excepte la gigantesque catastrophe humanitaire qui frappait la population irakienne depuis 1990, évidemment…)

Toujours prête à faire beaucoup avec rien, ou si peu, la France accepta le principe d’inspections répétées en Irak sur les sites suspects et prêta pour ce faire un vénérable Mirage IV P de reconnaissance stratégique.

Les inspections, menées par la CCVINU (www.unmovic.org), redoublèrent donc en Irak, et l’on vit alors à l’oeuvre une des plus belles collections d’espions des dernières années. Je pense, sans exagérer, qu’au moins la moitié des experts employés par la CCVINU travaillaient pour des services occidentaux, arabes ou russes. Les Français, en ordre dispersé – mais je n’en dirais pas plus – avaient pour mission de marquer les Américains à la culotte afin 1/ de les empêcher de « saler » une éventuelle scène de crime 2/ d’avertir Paris en cas de découverte gênante. De leur côté, les Américains cherchaient le moindre prétexte permettant de légitimer leur future invasiontout en surveillant les spécialistes européens, suspectés de vouloir sauver vaille que vaille le régime de Bagdad. L’affaire était entendue, mais ce fut malgré tout très distrayant.

Paul Greengrass parvient à rendre passionnant un débat stratégique qui a ému beaucoup de spécialistes mais dont les subtilités ont échappé au grand public. Matt Damon n’est plus l’invincible Jason Bourne, et il reçoit même une belle correction. En devenant humain, il permet au spectateur de mieux saisir le tiraillement moral d’un soldat qui comprend qu’il a été abusé et qui veut alerter le monde. La dernière scène est d’ailleurs, à mon sens, une réminiscence de la scène finale des Trois jours du Condor (1975, Sidney Pollack).

Je me permets enfin de signaler deux petits faits qui réjouiront les cinéphiles maniaques :

– le peu scrupuleux Briggs, de la TF 221, est interprété par Jason Isaacs,toujours aussi délicieusement arrogant. On l’avait vu dans The Patriot (2000, Roland Emmerich), où il incarnait le colonel Tavington, illustration de la brutalité de la contre-guérilla menée par l’armée britannique contre les colons américains. A Bagdad, il n’est pas moins dépourvu de scrupules.

  

– le personnage de Freddy est quant à lui interprêté par Khalid Abdalla, un acteur britannique déjà vu dans un film de Paul Greengrass, United 93 (2006), une exceptionnelle reconstitution de cette partie relativement moins connue des attentats du 11 septembre. Il y incarne Ziad Jarrah, un des 19 kamikazes.

Freddy, qui coopère avec les troupes américaines et découvre que celles-ci sont loin d’être unies autour d’un projet politique cohérent, finit par abattre un homme qui, tout en incarnant le pire du régime inversé, aurait pu être utile. Ce faisant, et alors que l’insurrection commence, il symbolise les tensions internes à l’Irak, décuplées par les Etats-Unis. Revenu à son affectation après avoir livré sa version des faits, Damon roule sur une route, en pleine zone de guerre, et contemple le désastre. Thriller nerveux, parfaitement réalisé, Green Zone, malgré les facilités que pourront dénoncer à raison les vrais spécialistes de l’Irak, montre sans concession le chaos administratif impérial, les aveuglements de la presse, et, surtout, l’immensité du gâchis humain dont nous ne sommes pas près de sortir.

« Le loup et l’agneau partageront la même couche, mais l’agneau ne dormira pas beaucoup. » (Woody Allen)

Pour la deuxième fois en une semaine, Bernard Squarcini, ancien n°2 des Renseignements Généraux et actuel Directeur de la DRCI, a averti ses compatriotes de l’imminence d’une menace terroriste sobrement qualifiée de « majeure ». Quand on connaît l’homme, les services français et l’habituelle discrétion de nos gouvernants sur ces sujets, on est en droit de penser que le danger est là et qu’il ne saurait être comparé aux supposés ravages d’une maladie exotique, fut-ce-t-elle porcine ou aviaire.

Le calamiteux mode de gouvernement mis en place depuis 2007, fait d’outrances verbales, d’amateurisme, de mauvaise foi, d’incompétence et d’aveuglement, a durablement détourné les Français de leurs dirigeants. Dans ces conditions, les appels à la vigilance de M. Squarcini ne suscitent que des réactions proprement imbéciles. Les accusations sont nombreuses, et elles en disent long sur les imprécateurs.

Des menaces terroristes ? Encore une manœuvre de diversion pour stigmatiser une religion et/ou une communauté, ou pour faire oublier les interventions du DGPN en faveur de son fils, ou pour détourner l’attention de la désastreuse affaire Woerth, ou encore pour justifier l’extrême énervement d’un Président qui de toute façon n’a jamais été très calme. Et si ces menaces sont avérées, elles ne sont, de toute façon, que la conséquence de son atlantisme, de la loi sur la burqa, de l’engagement français en Afghanistan, voire de nos rapports par trop étroits avec les dictatures du Sahel.

Tout se passe, en réalité, comme si une partie de l’équation était sciemment ignorée par les imprécateurs – ceux-là même qui dans de grands élans lyriques inspirés par un vieux fond pétainiste, par une coupable nostalgie pour le marxisme ou par un gaullisme rance, me conspuent à longueur de mails, me soupçonnent d’être vendu à l’Amérique ou de ne pas être un authentique « patriote ». Pour ceux-là, et dans une remarquable démonstration de logique, on peut être vendu à tous les camps, quand bien même seraient-ils incompatibles, et c’est bien en raison de la médiocrité de ces reproches que nous allons les ignorer et nous concentrer sur ces menaces terroristes émanant de la mouvance jihadiste.

Il ne m’appartient pas ici de révéler quoi que ce soit sur la nature des menaces qui pèsent sur notre pays et surtout sur nos concitoyens. Il me semble en revanche plutôt utile de rappeler quelques points fondamentaux :

La France est menacée par les groupes islamistes radicaux algériens depuis le début de la guerre civile algérienne (1992). Accusée d’avoir soutenu le coup d’Etat qui mit fin au processus électoral qui devait donner au Front Islamique du Salut (FIS) la majorité parlementaire, la France n’a cessé d’être visée par les mouvements islamistes algériens : assassinats et enlèvements dès 1993, attentats en France en 1995, sans parler de la terrible affaire de l’Airbus en décembre 1994. Inutile de préciser que le Président de l’époque, un certain François M, n’était pas connu pour être un homme facilement agacé, fasciné par les Etats-Unis ou amateur de montres que seuls portent les souteneurs et les golden boys.

Faut-il préciser que la haine que nous vouaient – que nous vouent toujours – les radicaux algériens avait surtout à voir avec notre douloureuse histoire en Afrique du Nord, notre soutien au régime algérien et surtout nos valeurs républicaines et laïques ? Qui se souvient, parmi les « experts » qui se succèdent dans les médias, que de nombreux membres du FIS ou du GIA étaient des fils de harkis, rejetés par l’Etat algérien comme leurs parents l’avaient été en 1962 ? N’est-ce pas être aveuglé qu’attribuer à un seul homme, même le plus critiquable, la cause de tous nos maux ? Estimer que chaque phénomène n’est le produit que d’une cause simple ne révèle-t-il pas l’étendue de l’ignorance, voire de l’inconscience, de ceux qui osent de telles analyses ?

Malgré les vociférations de certains, d’ailleurs de plus en plus nombreux, la France est et reste, jusqu’à plus ample information, un pays occidental, et elle est à ce titre incluse par les islamistes radicaux et autres jihadistes dans leur simplissime vision du monde : les pays musulmans et les autres.

On peut déplorer, comme moi, que cette rhétorique primaire prenne en otage une religion et sa civilisation, on peut tout autant regretter le silence embarrassé des autorités morales, mais il faut bien constater que cette vision du monde est partagée, ou du moins acceptée, par un nombre croissant et préoccupant des habitants de cette planète. Notre système social, notre mode de gouvernement, notre organisation économique, malgré leurs ratés et leurs difficultés, sont à la fois enviés et contestés par une frange de la population mondiale. N’oublions pas que de nombreux Etats occidentaux ont été visés et/ou frappés par le jihadisme (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni, Belgique, Norvège, Suède, Danemark, Allemagne, Pays-Bas, Espagne, Italie, France), qu’ils soient ou non membres de l’OTAN, engagés ou pas en Afghanistan ou en Irak – et parfois même bien avant le déclenchement de ces deux guerres.

Faut-il rappeler que les premières affaires de voile islamique remontent à juin 1989 ? Où était donc Nicolas Sarkozy à l’époque ? Qui était donc Ministre de l’Intérieur et des Cultes ? Et qui a décidé en 2004 d’expulser les imams les plus radicaux, sinon Dominique de Villepin, le Napoléon au petit pied ? Et quel est donc ce Président dont le GIA demanda par deux fois, en 1995 et 1996, la conversion à l’islam ? Et qui a décidé de l’engagement de la France en Afghanistan, sinon un Premier ministre socialiste ?

Les menaces proférées contre notre pays ne dépendent pas tant de nos positions que de notre simple identité, peu importe qui est le Père de la Nation… Ce constat est évidemment terrifiant, car il exonère notre classe politique de ses errements – et Dieu sait s’ils sont nombreux – et nous renvoie à la violence d’individus avec lesquels il est intrinsèquement impossible de s’entendre.

Que les motivations des jihadistes se nourrissent de nos fautes passées ou des injustices dont ils se sentent, à tort ou à raison, victimes, cela ne fait pas de doute. Violences politiques, corruption, pauvreté, occupation, colonisation, personne ne nie ces faits terribles. Mais il s’agit ici de ne pas se leurrer : la phase de négociation est passée, le court moment pendant lequel il nous aurait été possible de sauver l’espoir dans les pays arabo-musulmans est passé, et bien passé. Désormais, et même si le terme choque nos belles âmes, la guerre est là, à nos portes, forme inédite et fascinante d’insurrection globale sur fond de mutations sociales et identitaires occidentales, alors que nos démocraties semblent éprouver du mal à se renouveler à l’occasion d’une longue période de paix – mais comment peut-on en arriver à redouter la paix ?

Je ne vais pas ajouter ma voix au concert actuel à celle des experts, consultants, spécialistes, anciens du 2e Bureau, membres de l’amicale des chaussures à clous, je raconterai plus tard mes humbles souvenirs du Sahel. Je préfère m’inquiéter de la réaction de nos concitoyens, de leur incapacité à séparer la légitime détestation d’un régime avec l’appréhension rationnelle d’une menace. Du coup, les sites Internet de la presse nationale – c’est à se demander d’ailleurs si certains se sont dotés de modérateurs, à moins que ces-derniers ne soient basés près de Peshawar – reflètent la schizophrénie d’un Etat dont le peuple soupçonne ses gouvernants des pires manœuvres tandis que des administrations, des militaires, des universitaires et une poignée de journalistes tentent de prévenir la menace en la décrivant et en tentant d’en dresser un portrait intelligible par le plus grand nombre.

Cette France, obsédée par les complots, suspicieuse, craintive, dégage de bien nauséabonds relents et elle expose dangereusement ses plus grandes et ses plus intimes failles. Le refus de voir l’ennemi, le déni de la menace, qui rappelle le pacifisme le plus irresponsable qui succéda à la Première guerre mondiale et qui facilita grandement la Seconde, l’incapacité à se mobiliser, tout cela en dit long sur notre abattement, sur l’absence de grandes causes, de grands projets.

Le passage à l’acte des terroristes a toujours constitué un défi adressé aux psychologues, aux enquêteurs et aux magistrats. Et je ne parle même pas des kamikazes, intrinsèquement assez délicats à interroger – sauf si vous avez déjà réussi à dialoguer avec un sac à viande. De ce point de vue, les actes de terreur perpétrés par les groupes jihadistes algériens m’ont toujours semblé d’une désarmante banalité, et il a souvent manqué aux opérationnels du GIA la petite touche de fantaisie apportée par les Egyptiens d’Al Qaïda : attentats simultanés, cibles multiples, saturation des défenses. La société française, anxieuse, traversée d’innombrables revendications corporatistes, fragilisée par les menées communautaristes, rongée par le doute, me semble présenter  tous les symptômes d’un malade qui attend qu’on l’achève. Dans notre malheur, nous pouvons nous féliciter de la médiocrité des planificateurs du jihad algérien, mais il nous faut redouter l’habileté du bon Docteur Zawahiry, l’adjoint dévoué d’Oussama Ben Laden (RIP) et l’aimable conseiller de la planète jihadiste. Cet homme, ô combien habile, a sans doute remarqué à quel point la France était « l’homme malade de l’Europe », et il nous faut désormais craindre des coups autrement plus violents que l’enlèvement de 7 employés d’entreprises françaises au Niger.

Quelle sera donc la réaction de la France lorsque Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, se réveilleront un matin comme Madrid, Londres, voire comme Bombay/Mumbai ? Le citoyen français déposera-t-il des bougies devant les gares dévastées, les hôpitaux éventrés et les crèches réduites en cendres avant d’aller manifester silencieusement sa détermination sur une place peuplée de milliers de compatriotes ? Dira-t-il, comme les Londoniens, qu’il se tient debout face aux barbares ? Saura-t-il ne pas céder aux démons gaulois de la vaine polémique, du débat stérile ? Ou au contraire ira-t-il brûler des mosquées, traquer les femmes voilées ? Accusera-t-il son Président d’avoir fomenté les attentats pour détourner le peuple de la réforme des retraites ? Et verrons-nous des milices « blanches et chrétiennes » faire régner dans les rues un ordre qui n’aura plus rien de républicain ?

Ce qui se joue à la fois au Sahel et en Europe n’est ni plus ni moins que le test, observé par nos alliés comme par nos ennemis, de notre volonté et de notre solidité. Je ne suis pas partisan des métaphores sportives, mais on dirait bien que la France vient de prendre un relais et que personne dans l’équipe ne sait si elle peut aller jusqu’au bout.

Peace One day : on peut toujours rêver.

Cela peut paraître incongru, par les temps qui courent, mais on a bien besoin de se rappeler que, si la guerre est l’état naturel des relations de l’homme avec ses semblables, la paix est quand même bien agréable – ne serait-ce que pour laver les treillis, nettoyer les flingues et enterrer les corps.

Le 21 septembre est donc une journée consacrée à la paix, et je vous invite à consulter le site www.peaceoneday.org. Il vous donnera toutes les explications nécessaires, et même bien d’autres.

Ayez une pensée pour les dizaines de millions de malheureux qui vivent coincés au coeur de conflits interminables dans notre tout petit monde, et pensez à nos otages au Sahel. Et tant que vous y êtes, pensez aussi à ceux qui les ont enlevés et que certains commentateurs dédouanent déjà au nom de la lutte contre la pauvreté, du combat contre le Nord trop riche, etc., parce que ces barbus vont prochainement avoir besoin de prières pour le salut de leur âme éternelle

La petite mariée m’a tiré dessus hier soir à Orly.

Je déambulais il y a peu dans les allées d’un disquaire du 5e arrondissement parisien, et me voilà d’un coup face à face avec les noms et les visages de parfaits inconnus. Des DJ Macheprot, des MC Tartemuche, une véritable terra incognita, bien éloignée de mes chers B.B King, Eric Clapton, John Mayall, Stevie Ray Vaughan, et là, mon oeil de professionnel du renseignement s’est bloqué sur un nom : Bob Sinclar.

Je confesse volontiers mon ignorance, et je ne doute pas un instant du talent de ce souriant jeune homme, mais il s’agirait quand même de ne pas oublier un point fondamental, essentiel, central même aux yeux de certains membres de l’honorable communauté française du renseignement: Bob St Clar (j’ai choisi de façon parfaitement autoritaire cette orthographe), c’est ce superbe spécimen masculin, ici vu près de la piscine d’un hôtel d’Acapulco.

Bob St Clar est la quintessence de l’espion français : élégant, discret, cultivé sans être méprisant, sachant doser la violence mais capable de réflexion au coeur de la plus sauvage des fusillades. Comparé à St Clar, le commodore Bond n’est qu’un figurant sans classe, Jason Bourne un névropathe et Austin Powers un garçon un peu coquet, voire timoré.

C’est en 1973 que Philippe de Broca offre à Jean-Paul Belmondo le rôle de Bob St Clar, espoir du monde libre, légende vivante au sein des services secrets occidendaux, et ennemi juré de l’infâme Karpov, le chef des services secrets de la République populaire d’Albanie – que l’on ne savait pas si puissante, même à l’époque.

Le scénario proprement délirant de Francis Véber offre une version française de Malko Linge, le libidineux et aristrocratique héros de Gérard de Villiers, et son auteur, François Merlin, un écrivain qui pond au kilomètre, depuis son triste et délabré appartement parisien, les aventures exotiques et luxueuses de notre champion. Inutile de tenter un résumé de l’intrigue du Magnifique, elle est à la fois d’une insondable idiotie et sans aucun intérêt. Le but du film est en effet d’aligner, en les exagérant progressivement, tous les poncifs du roman et du film d’espionnage qui vivaient alors leurs heures de gloire.

C’est d’ailleurs avec bonheur que le tandem Michel Hazanavicius/Jean Dujardin a su reprendre le flambeau de la parodie avec Le Caire, nid d’espions (2006) puis Rio ne répond plus (2009.

Grâce à Bob St Clar et OSS 117, quelques poignées de fonctionnaires français, inspirés par ces glorieux modèles, ne peuvent plus se rendre en Egypte sans un portrait du Président Coty – Joe, cette phrase est pour toi – et ne peuvent s’empêcher de préciser lors d’un RVPI (Rendez-vous avec une Personne Inconnue) qu’ils n’ont pas trouvé de pain de campagne.

Ces éléments d’élite ont un fond de sensibilité qu’ils ne parviennent pas à réprimer, aiment se battre, redoutent, plus que tout, les rats dont les dents ont été imprégnées de cyanure et se demandent d’où vient ce pope. Ils ne dédaignent pas les tenues à l’élégance discrète et savent faire équipe avec leurs collègues féminines, quant à elles incarnation de l’idéal défendu par Mme de Fontenay.

Sommet de la carrière comique de Jean-Paul Belmondo, Le Magnifique constitue un véritable monument cinématographique, aux innombrables répliques cultes et doté d’une absurdité qu’on ne trouve que dans les films d’Alain Chabat. Je n’hésite pas, pour ma part, à le placer au-dessus des Barbouzes et de Ne nous fâchons pas, et presque sur le même pied que les Tontons flingueurs. J’ajoute, et je sais m’adresser ici aux plus exigeants de mes distingués lecteurs, que le lien entre Belmondo et Audiard sera établi par l’immense Georges Lautner dans Flic ou Voyou (1979)  dans lequel Bebel a maille à partir avec un certain Volfoni, au cours duquel sa fille va au cinéma voir Le terminus des prétentieux et pendant lequel il corrige de belle manière Venantino Venantini, l’inoubliable Pascal – pas le philosophe, l’autre.

Enfin, sachons saluer la clairvoyance de Philippe de Broca et de Francis Véber, qui ont su dresser un portrait fidèle du véritable espion français…

Le Magnifique

Toi aussi, chef, tu aimes savoir pourquoi nous combattons ?

L’Afghanistan est décidément un pays fascinant, quand bien même on n’y aurait jamais mis les pieds. En guerre depuis 1979 – voire un peu avant si on considère les vives tensions internes qui précédèrent l’intervention soviétique, le pays n’a pas quitté le cœur du débat stratégique mondial. On s’y bat avec constance, on y change d’alliés tous les dix ans et on a bien du mal à expliquer pourquoi. Mais, puisque nos dirigeants semblent avoir plus de facilités à « déclarer la guerre à la délinquance » plutôt qu’à expliquer celle que nos soldats mènent à 6.000 km contre un des pires régimes que cette planète ait accueillis, il va bien falloir que quelqu’un se dévoue pour fournir quelques clés.

Entraînés en Afghanistan par Al Qaïda, qui pensait rééditer la victoire contre les Soviétiques en piégeant l’Amérique dans une guérilla perdue d’avance, les Etats-Unis ont été, en réalité, piégés par l’infernale manie de la communauté internationale d’imposer partout où elle le peut des régimes calqués sur les démocraties européennes. Personne ne peut sérieusement contester le droit des Afghans à bénéficier des droits fondamentaux issus de notre vie politique et désormais considérés comme universels, mais il faut se garder de tomber dans le piège tendu par l’accélération des communications : nous savons en temps réel ce que les Afghans subissent, mais il faut se souvenir que leur univers mental, politique, social, moral, est loin du nôtre. Une démocratie ne se crée pas en si peu de temps – c’est même ce que Kagan nous reproche dans Robert Kagan dans Of Paradise and Power, véritable résumé de la doctrine néoconservatrice, avec ce qu’il faut de constat avéré et de mauvaise foi crasse.

Du coup, alors que les premiers mois de l’opération Enduring Freedom s’étaient révélés prometteurs (destruction de l’infrastructure d’Al Qaïda et de ses alliés, élimination de plusieurs des cadres historiques d’AQ), et malgré les inévitables chocs en retour (attentats en Tunisie, en Indonésie, au Pakistan, au Yémen), les forces coalisées ont été doublées par les acteurs politiques afghans, à commencer par l’Alliance du Nord, qui ont pris Kaboul sans crier gare, et ont crié vengeance contre le Pakistan, accusé à raison d’avoir soutenu les Taliban.

En mars 2001, l’armée pakistanaise n’avait en effet même pas songé à maquiller les immatriculations des camions qu’elle avait prêtés au régime talêb pour transporter les explosifs employés pour la destruction des Bouddhas de Bamyan. Et nous savions depuis 1998 que l’opérateur téléphonique pakistanais prolongeait ses lignes et offrait ses numéros à la clique du mollah Omar et à ses amis d’Al Qaïda. Dans ces conditions, si l’Alliance du Nord désirait poursuivre les Taliban jusqu’à leur débâcle, il s’agissait surtout pour elle de porter le fer au Pakistan contre l’armée et l’ISI.

En décembre 2001, alors que j’évoquais l’assassinat de Massoud avec le chef des SR de l’Alliance du Nord, je dus batailler toute une après-midi pour le convaincre de ne pas accuser trop rapidement Abdul Rasuf Sayyaf, une des âmes du jihad contre l’URSS. Il n’était évidemment pas question de déclencher une guerre avec le Pakistan en tuant ses alliés, malgré les innombrables preuves que nous détenions, mais nous avions besoin d’Islamabad, comme le comprit le général Musharaf, décidément tacticien hors pair. Pour ceux qui s’interrogent encore sur la politique pakistanaise, je ne peux que conseiller la lecture des documents que publie Wikileaks (cf. http://wikileaks.org/wiki/Afghan_War_Diary,_2004-2010) et qui révèlent combien nous sommes piégés par le Pakistan dans cette affaire.

La cohabitation en Afghanistan de deux opérations militaires, officiellement complémentaires mais en réalité contradictoires, nous mène droit dans une impasse. Tandis que l’OEF a été conçue, et est menée depuis, comme une véritable opération militaire de contre-terrorisme, conduite par des forces spéciales et des services de renseignement – avec tout ce que cela implique de violences cachées, d’exceptions au droit et de réjouissantes barbouzeries, le mandat de l’International Security Assistance Force (ISAF), sous la direction de l’OTAN, vise à stabiliser le pays et à le doter d’un régime légitime tout en réduisant au maximum son opposition armée.

L’Histoire nous a pourtant enseigné que ces deux missions étaient incompatibles et que la mise en place d’un Etat digne de ce nom ne pouvait intervenir qu’APRES la défaite de la guérilla. Mais les opinions publiques de l’Occident postmoderne ne tolèrent plus, ni la violence des guerres, ni surtout leur durée et leur issue incertaine. De surcroît, les hommes politiques, dont la crédibilité a été singulièrement mise à mal par les fadaises de l’Administration Bush sur l’Irak, n’osent plus dire grand-chose, et surtout pas les vérités qui dérangent. En France, les ministres de la Défense et des Affaires étrangères se révèlent de piètres et rares propagandistes, bien incapables de défendre le bien-fondé d’une guerre que les Français ne comprennent pas et que certains présentent comme un conflit néocolonial.

L’enjeu des combats que nous livrons dépasse désormais la seule question de l’islam radical et de la traque des dirigeants jihadistes. En se débattant dans le cirque afghan, les Occidentaux sont observés par les puissances mondiales, actuelles ou émergentes, et par les opinions publiques des pays du Sud. Sont-ils capables d’assumer le poids humain et moral d’une guerre qui repose, non pas sur un contentieux territorial, mais sur un affrontement entre deux systèmes de valeur, entre deux conceptions du monde – et de la vie que l’on peut y mener ?

Pour éviter une faillite militaire, le Président Obama, qui avait pourtant placé le conflit afghan au cœur de sa diplomatie et de sa stratégie sécuritaire, a indiqué que le retrait des troupes de l’Empire pourrait commencer en juillet 2011. Les principaux généraux américains ne cachent pas leur trouble : à quoi bon continuer à se battre alors que le corps expéditionnaire va bientôt faire ses bagages ? Pourquoi donner ainsi aux Taliban et à leurs alliés pakistanais une indication aussi cruelle sur notre échec ? Pourquoi surtout renoncer à la défense de nos valeurs, une donnée plus que jamais fondamentale alors que plusieurs puissances régionales assument désormais leurs « différences » morales ?

La notion de valeur est certes volontiers galvaudée, en particulier par les régimes du Sud qui entendent poursuivre sereinement l’oppression de leurs populations. Je ne crains pas, pour ma part, d’évoquer ces valeurs car nous n’avons pas en rougir : démocratie, liberté de pensée et de foi, respect des minorités – quelles que soit leur nature, protection des plus faibles, prédominance de la justice sur le politique, prédominance de la raison sur la religion, égalité des droits entre homme et femme. Alors que nous en sommes, et c’est malheureux, à lutter pour l’égalité des salaires entre hommes et femmes, des pays pratiquent la lapidation pour l’adultère – quand celui-ci n’est pas seulement la traduction de ce que nous appelons, dans l’Occident décadent, un viol.

Malgré cet inventaire, la guerre en Afghanistan, initialement très différente de celle du Viêt-Nam (1964-1973), est en train de se transformer en une nouvelle faillite morale et les comparaisons deviennent gênantes. En soutenant, vaille que vaille, un régime que nous avons mis en place et que des élections organisées dans des conditions dantesques n’ont pas contribué à légitimer, nous voilà coincés. Notre supériorité militaire et technologique, inégalée dans l’Histoire, nous fait réaliser des exploits dont nos rêvaient nos anciens, tandis que la mission d’assistance dont nous sommes les dépositaires nous transforme en supplétifs d’un régime corrompu, incompétent, incapable de dépasser les querelles tribales et tenté, de plus en plus régulièrement, de donner des gages aux extrémistes religieux afin de préparer l’après-ISAF.

Du coup, la guerre que nous menons là-bas tourne à la démonstration de schizophrénie : il faut avoir entendu des officiers raconter comment il leur a été ordonné de laisser passer des convois de narcotrafiquants, probablement liés au pouvoir, tandis qu’ils lisent sur Internet l’inquiétude des régimes occidentaux face à l’afflux de drogue en provenance d’Afghanistan. De même, la (re)découverte des grands principes de la contre-insurrection (Galula, Lyautey, etc.) conduit les militaires, sous la pression des politiques, à associer actions civiles et actions de combat alors que l’orthodoxie voudrait qu’il y ait d’abord des opérations militaires puissantes censées assommer l’adversaire avant de passer à une phase plus diplomatique.

Très naturellement, donc, des voix s’élèvent pour réclamer le retrait des troupes occidentales et rétablir ainsi la fiction d’un Afghanistan unifié et débarrassé des ingérences étrangères. Les arguments sont connus :

– Les Taliban ne constituent pas une menace contre la France.

– L’intervention occidentale est de nature coloniale et vise à s’emparer des ressources naturelles afghanes et à mettre en place le fameux oléoduc nord-sud dont on parle depuis près de 15 ans.

– Les opérations militaires de l’OEF et de l’ISAF contribuent plus à la montée de l’islam radical qu’à son éradication.

Répondons dans l’ordre :

Si le régime talêb des origines (1996) n’a pas proféré de menaces directes contre la France, il faut néanmoins garder en tête une poignée de faits que les partisans du retrait occultent avec soin. L’idéologie prônée par les Taliban, un savoureux mélange de salafisme, version fantasmée et obscurantiste de l’islam, et de nationalisme pachtoun les a conduits à apporter leur soutien à différentes organisations jihadistes, dont Al Qaïda, bien sûr, mais aussi le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), les groupes extrémistes tchétchènes ou plusieurs groupes cachemiris, tout cela avec la fraternelle complicité du Pakistan, bien sûr, mais aussi de l’Arabie saoudite, des Emirats Arabes Unis ou du Qatar – qui a depuis sagement renoncé à cette option politique.

Toutes ces organisations ont proféré des menaces directes contre la France, ses ressortissants, ses intérêts et ses alliés. Dédouaner les Taliban de ces menaces relève de la sophistique, une mauvaise foi d’autant plus criminelle que la négation d’une menace ne la rend pas inopérante – à moins que vous ne soyez ce fameux colonel corse qui affirmait, il y a au moins quinze ans, que jamais des islamistes algériens ne commettraient des attentats en France. Il se reconnaîtra.

Dès 1997 et l’ouverture par la justice française d’une enquête sur les filières afghanes, il est apparu évident pour tous les acteurs de la lutte contre le terrorisme que l’émirat talêb ne se contentait pas d’accueillir des terroristes islamistes radicaux. Il les formait, les finançait, omettait d’apposer des tampons compromettants sur leurs passeports et leur accordait toutes les facilités imaginables. Faut-il rappeler que tous les camps d’entraînement présents dans l’émirat talêb ne relevaient pas, loin s’en faut, de l’autorité d’Al Qaïda ?

Les attentats commis par les Shebab en Ouganda il y quelques semaines, le projet raté de Times Square, revendiqué par le Taliban Tehrik Pakistan (TTP) au printemps dernier, ou l’attentat manqué contre le vol Amsterdam Detroit en décembre 2009 ont largement démontré que, malgré les affirmations de quelques-uns, les mouvements terroristes locaux et les organisations islamistes régionales ne s’interdisaient pas de recourir aux méthodes du jihad mondial pour porter le combat chez l’ennemi. Nos commentateurs sont-ils toujours si convaincus du dédain des Taliban afghans pour nous ?

Evidemment, me répondra-t-on, l’intervention militaire initiale dirigée contre le régime talêb – jugé illégal par les Nations unies en 1999 – et contre Al Qaïda est désormais vécue comme une occupation par certaines parties de la population afghane, en particulier dans la zone pachtoune, à la frontière nord-ouest du Pakistan. Il s’agit là d’une réalité cruelle pour nous et douloureuse pour les Afghans, qui subissent chaque jour les infinis progrès de la technologie guerrière, qu’il s’agisse des munitions de M-4 ou de FA-MAS ou des sous-munitions larguées avec générosité par les avions d’appui de la Coalition.

Qui n’a jamais vu les brulures infligées à la peau par des munitions au phosphore ou les membres déchiquetés de jeunes enfants n’a pas réellement conscience du déchaînement de violence du combat moderne.

Ces pertes irréparables et insupportables sont, paradoxalement, un test pour notre volonté. Je ne fais pas mienne, ici, l’insoutenable anecdote racontée par le colonel Kurtz au capitaine Willard, à la fin d’Apocalypse Now (1979, Francis Ford Coppola), mais il me semble que l’engagement par une nation, qui plus est démocratique, d’un corps expéditionnaire dans un conflit asymétrique constitue une épreuve, ô combien révélatrice, pour sa volonté. Il doit cependant exister une voie médiane entre les boucheries de 1914 ou de la guerre Iran-Irak (la VRAIE première guerre du Golfe) et les pitoyables scrupules de l’état-major américain tout au long des années 90s. Au moins le 11 septembre aura-t-il rappelé aux Occidentaux que les militaires sont faits, et ça ne se discute pas, pour tuer et pour mourir au combat, instruments d’une politique qui ne sacrifie par ses enfants sans y avoir réfléchi à deux fois – enfin on l’espère.

Car il s’agit de ne pas nous leurrer sur les motivations de certains des partisans d’un retrait de nos troupes d’Afghanistan, quelle que soit la nature de la menace qui pourrait y reprendre racine. Pour ceux-là, l’idée que la France puisse mener une guerre loin de l’Europe est intolérable, et on trouve là le cruel rappel de la débâcle indochinoise puis de l’immense gâchis algérien. Et, puisque nous sommes en France, où l’un des ravages du gaullisme est un anti-américanisme qui tient parfois lieu de grille de lecture du monde, il est encore plus insupportable de voir des troupes françaises combattre aux côtés de celles de l’Empire (Il faut dire que nous n’avons plus tellement l’habitude : en 18, les Yankees nous ont relevés après les trois surhumaines années de tueries, et en 44 ils nous ont tout simplement libérés pour même nous accepter, avec une candeur qui reste une énigme, à leurs côtés en tant que puissance victorieuse. Au football, on appellerait ça une victoire sur tapis vert – et ne voyez pas là une critique des milliers de nos compatriotes qui se battirent comme des lions au printemps 40 ou de ceux qui choisirent de résister pour rétablir un honneur bafoué. Mais un honneur lavé ne fait pas de vous un vainqueur. Passons)

En ce qui concerne les buts de guerre que l’on nous cacherait – puisque, comme le chantait Jacques Dutronc, on ne nous dit rien – toute cette violence ne se déploierait donc que pour assurer la richesse d’une poignée de pétroliers, d’industriels et de mercenaires ? On pourrait en rire si la croyance de complots ne devenait pas si forte chez nos compatriotes – mais ceux-ci semblent préférer les émissions de Thierry Ardisson, l’homme qui « fit » Thierry Meyssan, aux livres d’Olivier Roy, de Gilles Képel ou de Jean-Baptiste Duroselle. On a la population qu’on mérite.

La récente révélation de la présence en Afghanistan d’importantes réserves de métaux rares a redonné un peu de vigueur aux tenants de la thèse coloniale. Pour ceux-là, la vie internationale ne peut être qu’une suite d’événements dictés par la seule loi du profit et prévus de longue date, sans qu’il y ait la moindre place laissée au hasard et au facteur humain. Que les Etats-Unis fassent la guerre dans un pays dans lequel ils envisageaient le passage d’un oléoduc efface toutes les autres causes et confirme, à leurs yeux du moins, que les attentats du 11 septembre n’ont été qu’un montage. J’ai déjà dit ici tout le bien que je pensais des conspirationnistes et de leurs capacités intellectuelles, et il me reste à rappeler que plusieurs Etats occidentaux, impliqués de longue date en Afghanistan, entretenaient eux aussi avec le régime talêb des relations secrètes. Faut-il y voir la preuve d’une conspiration planétaire ? Je ne peux qu’inviter les esprits curieux à lire Les illusions du 11 septembre, d’Olivier Roy, pour creuser encore la question.

Nul besoin, donc, d’un complot pour obtenir le passage d’un oléoduc, alors qu’on en parlait sans doute discrètement avec les Taliban. Il faut que je vous raconte ça. Au printemps 2001, le commandant Massoud, qui devait se rendre à Strasbourg au Parlement européen, fit escale à Paris, où il fut reçu au Quai d’Orsay. Certains racontent que, ce même jour, une délégation de responsables des Taliban était également dans le bâtiment et que des trésors d’ingéniosité furent déployés pour que les ennemis mortels ne se croisent pas dans les couloirs feutrés du ministère des Affaires étrangères. Mais pourquoi la France recevait-elle donc les Taliban, sinon pour s’attirer les bonnes grâces du régime de Kaboul et de son supporter pakistanais. Dois-je préciser que dans ces conditions la piste des motivations financières de l’attentat de Karachi (8 mai 2002) ne me convainc absolument pas?

Et qu’en est-il de soutien, bien involontaire, à la croissance de l’islam radical ? Il s’agit là, et de loin, de l’argument le plus convaincant des opposants à la guerre. Il ne fait en effet aucun doute que les combats qui se déroulent en Afghanistan sont vécus par une partie de l’opinion publique arabo-musulman comme une agression contre l’islam. Les maladresses de certains discours en Occident contre l’islamisme radical, régulièrement confondu avec l’islam, et l’habileté avec laquelle les idéologues radicaux se présentent comme de paisibles musulmans ne font pas peu pour ancrer cette perception dans l’esprit de ce que les diplomates français appellent, un peu vite, la rue arabe. En réalité, ce sentiment d’être agressé, envahi par l’Occident, se greffe sur une histoire douloureuse qui, depuis le 13e siècle, n’est pas tendre avec les Arabes. Comme me le fit un jour remarquer une amie marocaine, « tu te rends compte que jusqu’aux indépendances du 20e siècle les Arabes étaient dirigés par des étrangers ? ». Terrible, ce constat nourrit en grande partie le ressentiment du monde arabe à l’égard de l’Occident, et alimente un nationalisme régional – si vous me permettez ce concept un peu osé – qu’on appelait, du temps de Nasser, le panarabisme et qui, désormais vidé de sa substance politique, s’accroche vaille que vaille à l’islam comme facteur culturel commun.

Du coup, les opérations militaires conduites en terre arabo-musulmane par des Etats étrangers à la zone sont doublement perçues comme des agressions, politiques mais surtout culturelles, et il faut admettre que la contre-offensive occidentale, après le 11 septembre, n’a fait qu’accélérer un phénomène déjà ancien.

C’est ainsi que des conflits territoriaux deviennent au fil des ans des conflits religieux, ou en tout cas fortement impactés par le religieux (en Palestine, bien sûr, mais également en Irak depuis 2003) et que, inversement, les mouvements radicaux religieux, comme le Hamas palestinien, le Hezbollah libanais ou les différents groupes ralliés à Al Qaïda mettent en avant leurs revendications territoriales pour accroître leur audience ou compenser le vide abyssal de leur programme de gouvernement. Face à cela, les Occidentaux sont, hélas, impuissants. Souvent ignorants de la culture des pays dans lesquels ils agissent, nos dirigeants sont également piégés par les ruses de potentats – en Algérie, en Tunisie, au Yémen ou ailleurs – qui leur font croire qu’ils sont le dernier rempart contre la barbarie, alors même que leur politique ne fait que la renforcer, consciemment (en Algérie) ou inconsciemment (en Tunisie).

On en revient dès lors à se poser des questions qui relèveront du débat historique dans 100 ans : qui a précipité quoi ? Qui a commencé ? Je ne vais pas répéter ici ce que j’écrivais en introduction de Combattez dans le chemin d’Allah (cf. http://aboudjaffar.blog.lemonde.fr/category/combattez-dans-le-chemin-dallah/). Il semble acquis que l’envoi de milliers de volontaires en Afghanistan a accéléré la cristallisation de l’islamisme radical, aussi bien en créant une véritable chanson de geste du jihad – loin de toute réalité militaire, car il ne fait guère de doute que les moudjahiddine auraient été écrasés sans les Stinger, les Milan et plus largement le soutien de l’Occident – et en lui donnant ses figures tutélaires : Abdallah Azzam, puis Oussama Ben Laden (il faut à ce sujet lire les remarquables pages consacrées à OBL dans Al Qaïda dans le texte, un ouvrage réellement indispensable).

On connaît la suite : la démobilisation des Afghans arabes puis leur retour au pays et le début des ennuis pour ces-derniers (Algérie, Egypte), le refus saoudien à l’offre d’aide d’OBL après l’invasion du Koweït par l’Irak, la montée des revendications communautaristes musulmanes en Occident (la première affaire du voile remonte en France à 1989), etc.

Trois interprétations, pour faire court, sont possibles à ce stade de nos connaissances :

– La montée de l’islamisme combattant, qualifié de façon très logique de jihadisme par nos services, est le symptôme du malaise né dans le monde arabe de l’échec – là comme ailleurs – des expériences socialistes et du naufrage de gouvernements plus occupés à piller leurs pays qu’à les gérer. Le rôle de l’islamisme comme idéologie de substitution est acté par l’ensemble de la communauté universitaire, mais les néoconservateurs américains ou les faucons israéliens en ont conclu que les catastrophes actuelles étaient les conséquences d’échecs d’autant plus prévisibles que certains n’hésitent pas à avancer des arguments proprement racistes. Mais on peut porter un regard froid sur un phénomène et aboutir aux mêmes conclusions que des radicaux sans en être un soi-même. La désastreuse influence des néoconservateurs américains ne doit pas cacher le fait qu’une partie de leur constat était, et reste, juste, en particulier au sujet de la profonde crise du monde arabo-musulman et les conséquences de décennies de mauvaise gouvernance sur la population.

– Ce phénomène est également interprété par certains penseurs comme la marque d’une crise de croissance du monde arabo-musulman, crise inévitable lors de la marche inéluctable vers la démocratie. Cette vision, défendue par Emmanuel Todd et Youssef Courbage dans Le rendez-vous des civilisations, pourrait séduire si Emmanuel Todd, un intellectuel certes brillant et prolifique, n’avait pas révélé dans son Après l’Empire l’ampleur de ses préjugés d’inspiration marxiste (rires) et une tendance au positivisme le plus naïf. Il paraît ainsi singulièrement prématuré de prétendre que le monde arabo-musulman finira par être gouverné selon les méthodes occidentales sous prétexte que ce modèle domine actuellement le monde.

– D’autres, enfin, affirment sans rire qu’il aurait fallu laisser leur chance aux régimes islamistes. François Burgat est de ceux-là, prompts à voir la main de l’Occident derrière les ignominies commises au nom de l’islam par des fanatiques comme il y eut – et qu’il y a encore – des admirateurs de Marx qui jurent que l’échec mondial du communisme n’a été causé que par l’hostilité – et pas qu’un peu ! – des bourgeois que nous sommes. Ainsi donc, il aurait fallu laisser leur chance aux Frères musulmans en Egypte, au FIS en Algérie, au Parti de la Justice et du Développement au Maroc. Quant on contemple le fiasco iranien, on se dit qu’on n’a pas si mal fait de bloquer la création d’autres théocraties – même si cela a maintenu au pouvoir des cliques qui ne valent pas tellement mieux. Comme le disait le regretté William Colby au sujet des dictateurs sud-américains, « ce sont peut-être des salauds, mais ce sont NOS salauds ». Le raisonnement vaut manifestement dans le monde arabe.

Parmi les puissances mondiales, certaines, et pas des moindres, sont loin de répondre à nos idéaux de bonne gouvernance : la Chine est plus que jamais une dictature, la Russie postsoviétique ne semble guère pressée de gouverner son peuple comme le fait la Suède, le Brésil et l’Inde paraissent être des démocraties fragiles, et les Etats-Unis ou l’Union Européenne, l’Occident pour faire court, ne rassemblent qu’une petite partie de la population mondiale. Quel est donc le système dominant dans un monde ni plus ni moins instable et violent que celui de Louis XIV, de Philipe Auguste ou de Marc-Aurèle, sinon un système différent de celui qui nous gouverne ? Admettons que nous vivons dans un ilot de prospérité et de calme, alors que le reste de la planète se débat dans diverses crises dont on ne voit pas l’issue.

Alors, menons-nous une guerre déjà perdue, ingagnable même ? Et que nous proposent donc les partisans du retrait ? Là aussi, on ne peut pas dire que nous soyons ensevelis sous les options, et se retirer d’Afghanistan tient plus de la marotte que d’une décision murement réfléchie. Le retrait est d’abord conçu comme la fin d’un engagement militaire coûteux et sans intérêt, voire comme une inféodation aux Etats-Unis (cf. plus haut). L’idée de manœuvre est donc simple : nous retirons le contingent français et… et l’histoire s’arrête là. Pas de conséquence, pas de risque, pas de problème. Certains, qui ne s’arrêtent pas aux lubies antiaméricaines, reconnaissent qu’un retrait va entrainer, au mieux un regain de vigueur chez les Taliban et leurs alliées jihadistes, au pire un retour à la case départ, i.e. à la veille du 11 septembre 2001. Que faire, alors ?

Ne nous leurrons pas : la guerre telle qu’elle est actuellement conçue ne peut que s’achever par un échec. Le régime de Kaboul est dénué de toute légitimité, et on aimerait que M. Karzai, au lieu de donner des leçons de lutte contre la guérilla, fasse un peu le ménage dans son entourage – le pire étant de penser que nous n’avons ni le courage ni les moyens de le remplacer à l’occasion d’un de ces coups d’Etat si divertissants que nous pratiquions dans les années 60. Devenue une lutte de libération nationale – quelle ironie dans un pays qui n’a rien d’une nation – l’insurrection afghane bénéficie de tous les atouts possibles :

– Elle est financièrement soutenue par des ressources internes (trafic de drogue) et externes, essentiellement en provenance du Golfe et du Pakistan.

– Elle bénéficie de deux sanctuaires inviolables, ou si peu, que sont justement le Pakistan, dans lequel seuls les Etats-Unis se permettent d’intervenir (dans les seules zones tribales) et l’Iran, qui compte à sa frontière orientale plus d’un million de réfugiés, qui a une longue pratique du soutien discret au jihadisme et qui, dans les circonstances actuelles, est pratiquement intouchable. Tout le monde sait qu’une guérilla ne peut être vaincue que si elle est isolée de ses soutiens. Ce que les Soviétiques n’ont pu faire dans les années 80, l’OTAN ne peut le faire dans les années 2000. Mais les Occidentaux oublient un peu vite qu’ils ont déjà réussi ce pari, en Malaisie ou en Algérie, lorsqu’ils avaient la volonté de vaincre. On peut même se souvenir du projet Phoenix mené dans le delta du Mékong et qui aboutit, en 1968, à la destruction du Viêt-Cong.

– La coalition qui s’oppose aux Taliban est en effet minée par la faible résolution des dirigeants européens et les doutes de l’opinion publique. Pour des fanatiques, il s’agit de la combinaison idéale.

Et on nous ressort les vieilles rengaines sur l’Afghanistan, terre qu’on ne peut conquérir, peuple qu’on ne peut soumettre. Et on invoque les échecs russes puis soviétiques ou les cuisantes défaites britanniques. C’est oublier un peu vite que l’Afghanistan a été conquis et soumis, d’abord par Alexandre le Grand, puis par les cavaliers arabes ou par Gengis Khan, autant de puissances politico-militaires portées par des buts de guerre clairement énoncés et libres de toute opposition interne – je ne dis pas que je suis contre le système démocratique, je dis juste qu’il est plus facile de s’entretuer quand les civils n’interfèrent pas. Même les Britanniques, qui ont certes subi deux échecs militaires majeurs au 19e siècle, avaient réussi à imposer leur domination politique sur le pays, sur les marches de l’Empire des Indes.

Il n’y a peut-être pas de solution miracle, mais il manque de toute évidence une véritable révolution intellectuelle chez les stratèges et les diplomates occidentaux. Le principal dogme à remettre en question est probablement celui du droit des nationalités et de la toute puissance du concept d’Etat. Il serait temps d’admettre que toutes les régions du monde ne sont pas prêtes à être gouvernées par un système politique « moderne », comprenant une séparation des pouvoirs, une vie politique démocratique et non violente et des médias indépendants. Certains peuples n’ont pas encore la maturité politique nécessaire à la mise en place d’un système de gouvernement rationnel, essentiellement en raison de crises politiques de longue durée (Somalie, Afghanistan, Soudan, Balkans). Dans ces cas, trois options sont possibles :

– Ne rien faire et laisser les guerres civiles perdurer ;

– Tenter plus ou moins mollement d’imposer une « pause » par l’envoi d’un contingent international, muni d’un mandat des Nations unies ou d’une organisation régionale ;

– Laisser à ces peuples leur souveraineté sans leur imposer un modèle d’organisation sociopolitique, mais sans s’interdire pour autant des interventions militaires ponctuelles (raids de toutes natures, occupations de territoire pour une durée limitée dans un but précis). Le mandat confié à leurs dirigeants par les électeurs ne comprend pas seulement la gestion économique et des réformes sociales, il comprend clairement la défense des intérêts de l’Etat.

Il va de soi que mon vieux fond impérialiste penche pour la dernière option, librement et humblement inspirée du modèle romain. Il s’agit, en réalité, d’un choix fait avec dépit, sans le moindre sentiment de supériorité culturelle mais avec la conscience que le temps traite les peuples avec plus ou moins d’équité – il suffit de contempler le sort fait aux populations indigènes du Nouveau Monde pour s’en convaincre.

Dans ces conditions, et en admettant que la vie internationale est faite de violences et d’injustices et que le monde ressemble plus à celui décrit par Hobbes que celui rêvé par Kant, il convient d’adapter notre posture et d’écarter tout angélisme, non au profit d’un cynisme militant, mais d’une vision pragmatique. Refuser de voir ses frères humains soumis à la tyrannie n’implique hélas pas qu’on soit capable de leur offrir en moins d’une génération un mode de gouvernement que nos sociétés ont mis des siècles à créer, et qui se révèle infiniment fragile.

Accepter le constat, qui reste évidemment à discuter, que nous sommes parvenus à la fin du cycle historique du droit des nationalités, dont la mise en application a été longtemps sanctionnée par la création d’Etats plus ou moins viables, nous rendrait probablement un grand service. Créé et répandu par notre glorieuse révolution, le droit des nationalités a, dans un premier temps, conduit à la fin des empires qui s’étaient imposés par la force. Mais dans un deuxième temps, après avoir libéré des peuples, il les a conduits à commettre les pires crimes de l’Histoire afin de parachever le rassemblement de communautés éparpillées au gré des siècles. IIIe Reich, Balkans, Prusse Orientale, Rwanda, séparation de l’Inde et du Pakistan, le bilan est lourd.

Nous en sommes aujourd’hui à une troisième étape qui voit des peuples prendre conscience de leur appartenance à des cultures et à des continents et à se lancer, pacifiquement, dans une nouvelle phase de rassemblement. En Europe, en Amérique du Nord, l’intégration est très avancée. En Amérique du Sud, en Asie du Sud-Est, elle est balbutiante, mais les projets sont là. L’émergence future de puissances continentales va remettre au goût du jour les logiques impériales, dont nous avons connu quelques savoureuses démonstrations à l’occasion de la Guerre froide.

C’est dans cette optique d’une communauté des nations devenue une communauté des empires qu’il faut envisager l’inévitable persistance de régions chaotiques, qu’il s’agisse de zones dont les habitants refusent une tutelle externe ou d’Etats tampons qui seront soumis au jeu des alliances mondiales. L’Afghanistan, anti-nation par excellence, pourrait conserver longuement ce statut, du moins tant que le Pakistan continuera à jouer sur la solidarité pachtoune afin de se garantir une « profondeur stratégique » face à l’Inde, une option bien inutile quand les deux protagonistes disposent de l’arme nucléaire – mais c’est une autre histoire.

Marc Sageman, psychiatre de la CIA auréolé du succès de son essai Leaderless jihad, prônait en septembre 2009 un retrait d’Afghanistan et un renforcement en conséquence des lignes de défense de l’Occident face aux réseaux jihadistes.

Présenté comme ça, le projet peut nous séduire, aurait dit un porte-flingue de mes amis, mais il ne peut, en réalité, que susciter des réserves.

L’Histoire, encore elle, nous a montré que les lignes de défense fixes n’étaient pas efficaces face à un ennemi très mobile, et il convient donc de ne pas se faire d’illusion sur les capacités des systèmes de sécurité européens ou nord-américains à rendre nos frontières hermétiques, alors que nous sommes déjà traversés par des dizaines de réseaux de trafiquants. De surcroît, il faut garder en tête le fait, fondamental, que nous ne sommes pas visés que sur notre sol, mais partout où sont installés nos ressortissants et où sont déployés nos intérêts économiques. Le dernier attentat jihadiste en France a été commis en 1996, mais la France a été attaquée à de nombreuses reprises depuis, en Algérie, au Mali, en Mauritanie, au Yémen, en Arabie saoudite, au Pakistan, etc. Il faut enfin se souvenir que les services de renseignement et de sécurité, même dotés des moyens les plus sophistiqués et les plus puissants et du personnel le plus qualifié et le plus motivé ne sont, in fine, que des structures humaines au sein desquelles l’erreur est possible. Se contenter d’une telle posture, comparable à celle d’un gardien de hockey, puissamment équipé devant une cage minuscule, revient à défier les lois de la probabilité : quels que soient l’engagement physique du gardien et la qualité de l’équipe, un but sera marqué un jour.

ice_hockey_goalkeeper_irbe_of_ec_red_bull_salzburg.1289587671.jpg

En matière de terrorisme, la même logique prévaut, et un ami me confia un jour que la plus grande injustice de la lutte contre des organisations violentes résidait dans la cruauté du jugement du public et des politiques : peu importe que vous ayez démantelé des réseaux par dizaines par le passé, vous serez frappé d’infamie lorsque finalement un kamikaze passera entre les mailles du filet et ira faire détonner sa charge d’explosifs devant les vitrines de Noël du boulevard Hausmann. Vos succès seront oubliés et on vous reprochera cet échec. Il ne s’agit pas de minimiser un tel échec, coûteux en vies, mais force est de constater que plus que jamais les organismes en charge de la lutte contre le terrorisme sont soumis à une obligation de résultat intrinsèquement incompatible avec la nature même de la menace qu’ils doivent neutraliser.

La guerre conduite en Afghanistan – et au Pakistan, ne nous leurrons pas – est, de façon évidente pour qui connaît un tant soit peu la question, primordiale pour notre sécurité, non pas que notre existence même soit menacée en tant que nation, mais parce que la sécurité individuelle des Occidentaux est engagée et qu’ils ne sont pas en mesure de supporter cette incertitude. Nous sommes, d’une certaine façon, victimes de nos réussites économiques et sociales et la mort n’est plus considérée comme la fin inévitable mais comme un accident insupportable – qui de surcroît doit avoir un responsable.

Du coup, la mort de nos soldats dans un conflit que nous refusons de justifier par un discours ferme mais argumenté, par lâcheté et amour immodéré du consensus, est également insupportable. La pression politique est devenue intolérable sur les épaules de leaders qui ont besoin, et c’est aussi la force de la démocratie, du soutien de plus de 50% de leurs concitoyens pour conduire d’autres actions, tout aussi importantes, dans d’autres domaines. Les sacrifices à peine imaginables auxquels les populations ont consenti durant les deux conflits mondiaux ont été autant de traumatismes impossibles à dépasser, et la longue période de paix qui règne dans les pays du Nord depuis 1945, véritable anomalie historique, a effacé les milliers d’années pendant lesquelles l’humanité savait qu’elle était destinée à mourir, le plus souvent violemment, le plus souvent jeune – ce qui me rappelle une phrase de Yukio Mishima : « The average age for a man in the Bronze Age was eighteen, in the Roman era, twenty-two. Heaven must have been beautiful then. » Mais je m’égare.

L’option proposée par Sageman, qui peut séduire des décideurs politiques soucieux de limiter le poids des nécessités sécuritaires, n’est donc pas satisfaisante en raison des risques induits. Je suis pour ma part partisan d’une défense active, impliquant aussi bien les services que la justice ou des moyens militaires plus ou moins secrets. La première partie de l’intervention américaine en Afghanistan en octobre 2001 correspondait parfaitement à cette logique : une intervention militaire reposant sur des forces spéciales soutenues par la mobilisation de la communauté du renseignement, et le début d’une stratégie internationale de traque illustrée par des raids réguliers au Yémen, en Somalie, en Afghanistan, au Pakistan, aux Philippines, etc.

Cette stratégie, dictée à l’Administration Bush par l’échec, patent, du système onusien et une forte dose de paranoïa née du traumatisme du 11 septembre, a au moins eu le mérite de prouver au monde, ou du moins à cette partie du monde qui se cachait la vérité, que le droit international est une fiction destinée à habiller la vie diplomatique. Le système de sécurité mondial sorti de la 2e Guerre mondiale a cessé d’exister en 1990, lorsque l’Irak, prenant acte des changements en cours, a osé violer le tabou de la frontière en envahissant le Koweït. Dans les années qui ont suivi, plusieurs Etats ont implosé, des frontières vieilles de plusieurs décennies ont été redessinées, d’autres Etats se sont créés, et plusieurs régions du monde se sont révélées ingouvernables. Il convient donc de ne pas s’acharner à imposer des solutions artificielles alors que nous n’en avons ni la volonté ni les moyens.

S’agissant de l’Afghanistan, dont la situation actuelle est une conséquence de la catastrophique partition de l’Empire des Indes sur des bases religieuses puis des conflits indo-pakistanais et de la profonde crise qui secoue le monde musulman depuis près d’un demi-siècle, il nous revient de faire preuve de discernement . Comme je crois l’avoir déjà dit, une victoire militaire est désormais exclue, même si les chefs militaires américains, aveuglés par leur puissance et animés par une admirable volonté de combattre l’estiment possible –  le syndrome Westmoreland ? L’option du retrait pur et simple, que j’ai également évoquée plus haut, est sans doute la pire de toutes en raison du signal de faiblesse qu’elle enverrait. Souvenons-nous de la terrible appréciation de Georges Bernanos : « Ce sont les Chamberlain qui font les Hitler ».

Il ne nous reste donc plus qu’à opérer une véritable révolution diplomatique et stratégique en reconnaissant les limites, actuelles, de notre mode de résolution des conflits et en admettant que certaines situations, certaines crises, ne peuvent trouver leur solution que dans l’affrontement de volontés par le biais des armes. Il ne s’agit nullement de laisser se réaliser des projets génocidaires ou d’abandonner des peuples, il s’agit au contraire d’appliquer à fond le principe de l’ingérence humanitaire, ce fameux principe inventé par la France mais qui n’empêcha nullement les horreurs commises dans les Balkans ou autour des Grands lacs.

Mais l’intervention humanitaire ne devrait pas conduire à des présences permanentes. La Russie a récemment publiquement assumé son rôle de gendarme du Caucase. A nous d’assumer la défense de nos intérêts en utilisant nos moyens militaires. N’imposons pas aux Afghans un régime dont ils n’ont ni l’envie ni le besoin, mais intervenons au nom de nos intérêts bien compris en frappant nos adversaires dans le but pleinement revendiqué de leur infliger une cinglante défaite. Le limes marque la frontière au-delà de laquelle nous considérons ne pas/plus avoir de territoires à conquérir. Il ne nous interdit pas de le dépasser pour frapper l’ennemi avant qu’il ne nous frappe. Qui saura convaincre nos concitoyens ?

« … And then we fucked up the endgame. » (Charlie Wilson)

Avez-vous déjà essayé d’expliquer à votre belle-soeur, à l’occasion d’un repas de famille, pour quelle raison 1/ les Occidentaux avaient aidé les Afghans dans les années 80s 2/ s’étaient désintéressés de leur sort dans les années 90s 3/ avaient finalement envahi le pays dans les années 2000 ? Croyez-moi, c’est pas bien facile.

Alors, évidemment, comme votre famille vous admire pour les 20 ans que vous venez de passer à parcourir le monde pour le salut de la République, elle vous écoute sagement parler de la CIA, de Massoud, de l’ISI, des salafistes, des Mi-24 Hind, du Bureau des Services de Peshawar (qui ça ?), des Taliban, du Soudan, d’Oussama Ben Laden, d’Abdallah Azzam. Et puis un des enfants demande s’il peut quitter la table, on change de sujet, et vous surprenez – car c’est votre métier – le regard de compassion que votre belle-soeur décoche à votre épouse, une femme merveilleuse qui ne s’offusque pas de la présence d’un pakol dans la salon. Les grands esprits sont bien seuls. Mais vous pouvez poursuivre l’édification des foules en offrant à votre entourage La guerre selon Charlie Wilson, de Mike Nichols (2007).

Le film raconte, avec une légèreté qui n’e s’interdit pas des moments de gravité (cf. les scènes dans les camps de Peshawar), comment Charlie Wilson, un représentant du Texas à la Chambre, a initié le soutien massif des Etats-Unis puis des Occidentaux à la résistance afghane. Buveur, coucheur, entouré d’une nuée de secrétaires plutôt accortes, Wilson est un habile tacticien qui siège dans des sous-commissions stratégiques et utilise son influence pour mettre en musique la grande ambition d’une de ses amies, et maîtresse occasionnelle, milliardaire texane interprétée par une Julia Roberts impeccable malgré une coiffure improbable. L’équipe est complétée par un vieux routier de la CIA, (terrible Philip Seymour Hoffman) dont le caractère entier m’a rappelé un type que j’ai très bien connu – et qui ne s’appelait pas Frieda.

Evidemment, les esprits les plus rigoureux s’interrogeront peut-être sur quelques scènes (la rencontre, hilarante, entre Wilson et le Président Zia, par exemple) et noteront quelques grossières erreurs dans le domaine aéronautique (pour illustrer la puissance anti-aérienne des Afghans, on nous montre la chute d’un Phantom, d’un Intruder, et même d’un F-16, ce qui est d’autant plus cocasse qu’en 1987 la chasse pakistanaise a justement abattu deux Mig-23 soviétiques qui attaquaient un camp de réfugiés dans la NWFP). Mais le film, sans temps mort, et porté par des dialogues vifs, expose clairement la stratégie américaine en Afghanistan, sa mise en oeuvre – y compris le soutien français, puisque le missile Milan est un des héros de l’histoire avec le Stinger – et son abandon, une fois la victoire acquise, du théâtre des opérations pour d’autres lieux.

Le personnage de Philip Seymour Hoffman, Gust, attire d’ailleurs l’attention de Wilson sur l’après-guerre en lui racontant une énigmatique parabole où il est question d’un maître zen qui dit régulièrement « on verra »… Et on a vu, en effet. Wilson ne s’y est pas trompé, puisqu’il a tenté, en vain, de convaincre ses collègues parlementaires de financer la reconstruction tout en essayant de juguler les ardeurs religieuses de Julia Roberts. La scène où le Président de la Chambre crie Allah uh Akhbar avec des moudjahiddin dit tout sur la connivance des Etats-Unis, nation religieuse s’il en est, avec les pires régimes du monde musulman.

Et comme l’a dit Wilson, qui avait le langage des hommes d’action cher à l’Empereur Smith :

These things happened. They were glorious and they changed the world… and then we fucked up the endgame.

C’est le moins qu’on puisse dire.