The usual experts

Il n’a échappé à personne que la guerre que nous avons déclenchée contre le régime libyen n’est pas terminée, et encore moins gagnée. J’ai déjà indiqué ici mes doutes quant au déclenchement de cette opération, mais également ou mon soutien à une offensive qui vise à nous débarrasser, enfin, du bondissant colonel Kadhafi et de sa bande de bras cassés.

L’événement, d’importance, a évidemment suscité un grand nombre de réactions, allant de l’enthousiasme le plus belliciste à la condamnation la plus ferme. Fidèle – bloquée ? – à ses vieilles alliances, la fringante Russie a naturellement condamné l’intervention occidentale en Libye, comme elle défend bec et ongles la Syrie et l’Iran. On sait l’attachement historique de Moscou à la souveraineté de ses voisins et à la défense des Droits de l’Homme, et il convient donc de saluer cette constante et intransigeante posture russe.

L’Iran, justement, attaché à ces mêmes valeurs et qui entretint longtemps de troubles relations avec la Libye, a, lui aussi, fait part de son opposition à cette insupportable invasion judéo-croisée. Il faudra songer à rappeler au Yémen, au Liban ou à Irak cet attachement perse à la paix universelle. Dans une troublante concomitance, les leaders nationalistes européens, dont on mesure à chaque saillie l’humanisme et l’empathie qu’ils éprouvent à l’égard de la civilisation arabo-musulmane, ont rejeté avec fureur cette nouvelle démonstration de l’impérialisme cosmopolite judéo anglo-saxon. Il faut, soit dit en passant, reconnaître aux fascistes, marxistes, staliniens et autres extrémistes un authentique talent dans le choix des adjectifs, même si tous n’ont pas, loin s’en faut, la verve d’un Howard Phillips Lovecraft, le plus talentueux – et dingue – des prognathes de Nouvelle Angleterre.

Et il convient de signaler, mais nous y reviendrons, la courageuse prise de position de l’Algérie, aveuglément cramponnée au dogme de la résistance à l’oppression étrangère et qui, de toute façon, contredirait même la France – mais pas l’Empire, allez savoir pourquoi – sur la date d’hier. Notons que la solidarité algérienne s’est également exprimée à l’égard du régime yéménite, démontrant une fois de plus la pertinence de la vision historique et morale du Président Bouteflika.

Forcément intrigués par l’ampleur de cette crise, sa soudaineté, ses implications régionales, ses conséquences mondiales, d’éminents spécialistes de la chose stratégique se sont rapidement emparés de la question et, n’écoutant que leur courage et leur inextinguible soif de vérité, se sont précipités en Libye au milieu des bombes et des raids, évidemment aveugles et criminels, de l’OTAN. Il est sorti de cette initiative un rapport (téléchargeable ici) dont le simple titre, Libye : un avenir incertain, nous en dit déjà long sur la puissance des observations qui y sont relatées et la force des recommandations qui y figurent.

Attardons-nous à présent sur les six courageux auteurs de cette somme intellectuelle qui promet de marquer son époque comme BHL a marqué le cinéma. On ne présente plus Monsieur Eric, heureux président du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), l’homme qui s’acharne à porter des chemises aux cols rehaussés mais qui ne ressemble hélas pas à Erich Von Stroheim – il faut plus qu’une minerve pour présenter au regard la classieuse rigidité d’un officier prussien.

Il est, en revanche, permis d’évoquer le parcours politique de Madame Saïda Benhabyles, ancienne ministre algérienne de la Solidarité (un gros poste, on n’en doute pas), ancienne sénatrice et fondatrice du CIRET-AVT, un étonnant think tank que nous présenterons plus bas. Mme Benhabyles ne compte pas que des amis dans son beau pays, et il se trouve même quelques esprits rétifs au progrès social pour critiquer son action (ici, par exemple). On ne sait pas bien de quelles compétences se réclame Madame le (la ?) Ministre pour aller ainsi s’exposer en pleine guerre civile, mais saluons quand même son courage – c’est toujours ça. La quintessence de la pensée diplomatique de Mme Benhabyles peut, pour les plus curieux d’entre vous, être appréciée dans les nombreuses interviews qu’elle donne à la presse de son pays, et qui sont parfois reprises par des médias aux motivations pour le moins curieuses, comme Nouvel ordre mondial, un site Internet dont les propos me paraissent, pour certains, relever de la médecine psychiatrique.

Parmi nos six aventuriers se trouve également Mme Roumania Ougartchinska, une troublante « journaliste d’investigation » franco-bulgare déjà auteure d’ouvrages sur le KGB – « vaste programme », aurait sans doute dit le Général.

Plus étonnante encore est la présence dans notre panel d’Yves Bonnet, ancien DST, ancien député, préfet honoraire, et surtout, surtout, président du CIRET-AVT. M. Bonnet, qui n’a jamais réellement impressionné son monde par sa fine connaissance du Moyen-Orient, est pourtant l’auteur d’une déjà longue série d’ouvrages manifestement marqués par une franche hostilité au régime des mollahs. Il faut dire, et on le comprend, que l’homme a subi, lorsqu’il était le chef de nos contre-espions, les coups que Téhéran nous assénait avec patience et régularité pour une malencontreuse affaire de dette nucléaire sur fond d’affaires d’otages en Liban. On ne dira jamais assez à quel point les Perses sont soupe au lait.

Aux côtés de notre honorable préfet honoraire officie également Monsieur Dirk Borgers, un citoyen belge qui se présente comme « expert indépendant ». Il eut été cocasse que ce garçon se présentât en tant qu’agent d’influence, mais il faut souligner, avec le respect qui s’impose, cet effort de transparence. Tout le monde n’est pas forcément aussi doué.

Et enfin, un autre expert indépendant – mais c’est une manie ! – s’est joint à notre petite troupe, sans doute pour son plus grand bonheur. Monsieur André Le Meignen n’est pas le moins intéressant de nos experts : vice-président du CIRET-AVT (encore ?!), l’homme se présente comme la victime d’un racket fiscal – air connu – mais aussi, et ça ne manque pas de piquant, comme un « diplomate, ambassadeur en mission ». Etrangement, son nom ne me disait pourtant rien, et l’annuaire diplomatique ne le mentionnait nullement. Dieu sait pourtant que le Quai d’Orsay regorge littéralement d’ambassadeurs itinérants chargés des missions les plus essentielles. Il paraît par ailleurs que le poste d’ambassadeur auprès de l’UNESCO a été récemment libéré par sa titulaire, une bondissante pétroleuse aux convictions changeantes et au parler imagé. En réalité, et comme souvent, je m’égarais : Son Excellence André Le Meignen est un diplomate centrafricain.

Et donc, quatre de nos amis œuvrent au sein du Centre international de recherches et d’études sur le terrorisme & l’Aide aux victimes du terrorisme, un organisme plutôt mystérieux présidé par M. Bonnet, assisté de M. Borgers et d’un certain M. Saleh Radjavi, le bienheureux frère de Massoud Radjavi, président du Conseil national de la résistance iranienne (CNRI) et dirigeant de l’Organisation des moudjahiddines du peuple d’Iran (OMPI), un mouvement armé qui fut, un temps, considéré comme terroriste par l’Union européenne et qui est suspecté d’avoir adopté un fonctionnement de type sectaire. Le hasard faisant bien les choses, il se trouve que M. Bonnet ne rate pas une occasion de signer des pétitions en faveur de l’OMPI et de sa bondissante dirigeante, Maryam Radjavi. Bref, nous sommes en pleine affaire de famille.

En une quarantaine de pages, notre équipe de fins limiers, dont on a pu mesurer plus haut les connaissances étendues dans le domaine de la guérilla et leur immense savoir au sujet de l’est libyen, nous livre donc leur appréciation de la guerre. Franchement, on ne ressort pas intact de la lecture d’une œuvre d’une telle intelligence prospective, même si on ne peut que conseiller à ses auteurs de réviser les règles de la ponctuation en français tant certaines tournures de phrases font mal aux yeux.

Officiellement, le rapport s’est fixé pour objectif une « énonciation des faits excluant tout jugement », une précision utile (p. 3) puisque on apprend très vite, et la révélation est brutale, qu’il « n’est nul besoin d’insister sur la nature hautement critiquable de la dictature imposée, depuis 1969, par Mouammar Kadhafi à ses concitoyens ». Comme annoncé, le style est donc froid, presque chirurgical, et on sent la patte de grands universitaires et d’esprits aiguisés. On retrouve cette distance avec le sujet page 9, lorsque les auteurs indiquent que « le régime Kadhafi, c’est 42 ans d’injustice et de privation de liberté. » Pourtant, et à plusieurs reprises, les mêmes mettent en avant le « socialisme arabe du gouvernement » (p. 9), le succès de son développement économique (p. 10), voire – et on se pince – un « fait trop souvent ignoré : la Libye a été un acteur majeur du développement et de l’indépendance du continent africain ». Nul doute que cette affirmation, qui n’est bien sûr aucune étayée, provoque le vif intérêt des africanistes du monde entier. Nos experts passent d’ailleurs rapidement sur le rôle plus que douteux joué par l’Association mondiale pour l’appel à l’islam (AMAI), une ONG libyenne aux activités troubles. De même, la révoltante affaire des infirmières bulgares est ici pudiquement décrite et on apprend, pages 9, que les « hôpitaux et dispensaires sont aux normes européennes ».

Pas un mot, non plus, sur les dessous de la contamination des 475 enfants de Beghazi – victimes d’un mélange, déjà vu ailleurs il est vrai, d’incompétence et de corruption. Et pas d’explication sur le dédommagement des familles de Benghazi par l’état libyen, en réalité l’achat par le colonel de la paix socio-politique dans la région, traditionnellement hostile à la Tripolitaine. Le caractère artificiel de la Libye moderne est à peine évoqué, tout cela restant du niveau d’une « aventure d’Alice au pays du gentil colonel K » et un petit paragraphe, page 15, expédie la question. C’est le propre des hommes d’action et des esprits visionnaires d’aller à l’essentiel.

Selon un – fort médiocre – plan qui aurait sa place dans la copie d’un mauvais élève de Terminale, le rapport s’organise en 13 parties (!), la dernière faisant office de conclusion. Tout le monde ne peut pas avoir suivi les cours de la Sorbonne ou de Sciences Po. Les banalités y côtoient les affirmations péremptoires (cf. plus haut), les inexactitudes manifestes (lien du régime avec le terrorisme, par exemple) et les contradictions. Le texte est plutôt mal écrit, sentencieux, la démonstration laborieuse et il se dégage, à la pénible lecture de ces pages, le sentiment de plus en plus fort que tout cela a été écrit sous influence, voire même qu’il pourrait s’agir d’une commande.

Initialement, je pensais que Monsieur Eric avait assemblé une bande de ses joyeux amis pour un séjour plein d’émotions en Libye.

– Allez, fais pas ta timide, mets du cirage noir sur tes joues, ça fait plus guerrier !

– Zut, j’ai tâché ma chemise Figaret avec de la graisse à fusil !

– Tu crois que je peux demander à cette jeune femme qui a été violée 14 fois si elle peut me photographier près de ce T-72 démâté ?

L’étude, rapide, du profil des missionnaires m’a vite convaincu du contraire. Il ne pouvait s’agir d’une virée de mythomanes mais bien d’un coup de pub, assez courageux d’ailleurs. Mais je vois mal Yves Bonnet courir sous les balles ou la troublante Roumana O vider un chargeur de M-4 à l’aveugle en criant à ses camarades « Mouvement ! ».

Surtout, le texte ne cesse de mettre en avant une opinion plutôt limpide et assumée sur les causes de la révolution libyenne, les motivations et les conséquences de l’intervention occidentale en usant d’arguments, dont certains sont lus et relus depuis des années :

– le colonel Kadhafi n’était pas un poète, mais son peuple était riche. C’est vrai, ces histoires de démocratie, c’est une manie occidentale et ça devient lassant, à la longue.

– Il y a des islamistes en Cyrénaïque. Noooon ? Sans blague ?

– Il ne faut JAMAIS intervenir pour aider un peuple qui se révolte. Ah bon ? Ok. Donc, l’Egypte a eu tort de soutenir le FLN ? Et c’est mal d’aider les Sahraouis ? Et tous ces types qui se battaient en Europe contre les nazis, alors ?

– Il y a des réseaux criminels à l’œuvre sur les arrières de la rébellion. Moi, je pensais qu’il n’y avait que des scouts. Comme quoi, on en apprend tous les jours.

– Tout ça, c’est la faute des médias (air connu) et surtout d’Al Jazeera. Il faut dire que le Qatar participe aux opérations de la Coalition, forcément, ça agace.

– Le régime n’a pas tiré sur sa propre population. Nos enquêteurs sont allés vérifier, et ils n’ont rien vu. Et quand bien même, aurait pu argué Claude Piéplu, « ils ont sans doute leurs raisons ». (Le charme discret de la bourgeoisie, Luis Buñuel, 1972).

– La résolution de l’ONU a été votée sur la foi de simples informations de presse. Quel amateurisme !

– La révolution est menée par d’anciens dignitaires du régime. Rendez-vous compte, ça ne n’est jamais vu nulle part, c’est insensé !

– « La révolution libyenne n’est pas une révolte pacifique ». Je dois dire que ça m’avait échappé. Et puis, seules les révolutions pacifiques sont légitimes. Finalement, les Syriens n’ont pas tort, leurs policiers se font tirer dessus.

– « La crise a provoqué le retour chez eux de nombreux émigrés économiques ». Là  encore, on est sidéré par le caractère novateur de ce conflit.

– Certains membres du CNT veulent que les principes de la sharia soient la source des lois libyennes. Non mais rendez-vous compte, bon Dieu ! Et au Maroc, en Egypte, au Yémen, dans le Golfe, en Tunisie, en Algérie, en Jordanie, c’est quoi, la source des lois ? Les Pages jaunes ?

– La volonté américaine d’empêcher la pénétration chinoise en Afrique. Outre qu’elle était un peu tardive, cette offensive contre Pékin a échoué puisque l’Empire du Milieu a reconnu, finalement, le CNT. Pas de chance, les gars.

– L’insurrection libyenne est raciste. Alors que le régime libyen a toujours été d’une grande correction avec les populations étrangères, c’est bien connu. Demandez aux Tchadiens, demandez aux étrangers travaillant à Tripoli, ils vous diront à quel point la population libyenne est respectueuse, amicale et combien elle fait honneur aux traditions méditerranéennes d’hospitalité.

– « La Libye est le seul pays du « printemps arabe » dans lequel la guerre civile s’est installée » (p. 43). Quelqu’un peut prévenir les Yéménites et les Syriens ?

On pourrait également moquer les approximations (Saïf Al Islam, il a libéré 800 ou 2.000 islamistes ?), les ragots (Moussa Koussa, le ministre des Affaires étrangères ayant fait défection aurait été, évidemment de notoriété publique, un « agent-double du MI-6 ». C’est à ces petits riens que l’on peut percevoir la patte d’un authentique spécialiste du renseignement), l’évidente ignorance des arcanes de la diplomaties (les passages sur le droit d’ingérence et les résolutions de l’ONU sont à pleurer de rire) et des erreurs de débutants : on ne peut pas « rejoindre » l’US Africa Command, (AFRICOM), qui est un commandement militaire régional et non une organisation comme l’OTAN ou l’Union africaine. Heureux les simples d’esprit car le royaume des cieux est à eux.

N’en jetez plus, la coupe est pleine. Je me permets quand même de finir par un dernier ricanement, en me remémorant la réflexion attristée des auteurs, page 29, commentant une salve de Tomahawk sur des cibles sans intérêt : « Trois millions de dollars ont ainsi été dépensés pour réduire en cendres des matériels inertes ». Et alors, c’est votre argent ?

Finissons par le plus important. Outre d’importantes faiblesses, dues au fait que pas un seul de ces « observateurs » n’est réellement compétent, un point doit être souligné, et je n’ai fait que l’évoquer pour l’instant. Il me semble ainsi plus que probable que ce texte, qui n’a finalement eu qu’un faible retentissement dans nos contrées, soit un travail de commande, ou du moins un travail sous influence. A qui peut donc profiter ce rapport, écrit à la va-vite, mais sous-tendu par une hostilité, parfaitement admissible, à l’intervention en Libye ?

Le texte n’est en effet qu’une longue liste des arguments que le régime algérien ressasse depuis des années, le plus souvent pour l’édification de son peuple et de ses voisins arabes. Tout y passe :

– D’abord, une fidélité sans faille au principe bien inconnu de souveraineté nationale, essentiellement quand l’envahisseur est occidental et l’envahi un pays du Sud. L’expérience prouve que la dite souveraineté est moins importante dans d’autres configurations.

– De même, l’obsession occidentale pour la démocratie est ici dénoncée avec vigueur, dans des termes assez voisins que ceux qu’emploient depuis des mois les ministres algériens pour s’opposer aux revendications, quotidiennes, de la population.

– Ensuite, un goût immodéré pour le complot, ici – naturellement – ourdi par les Etats-Unis, mais surtout par Israël – qui, cherchez l’erreur, pourrait être reconnu par le CNT, vous savez bien, ce ramassis d’islamistes radicaux.

– Les intérêts économiques, là aussi soigneusement cachés, sont bien sûr de la partie. Page 37, on nous parle même de « contrats secrets » entre l’Empire et les insurgés. Fumiers, voilà que le CNT va acheter des F-15E à la place de nos Rafale.

Que voilà des experts à la pensée raffinée et manifestement parfaitement indépendante.

« Les experts/Créteil » : Michel Bounan

J’accumule tellement de livres que mon épouse décrit désormais notre appartement parisien comme une annexe d’Amazon. Il va de soi que cette accusation est sans fondement, même si j’envisage depuis peu de stocker des polars dans nos salles de bain. Bref, c’est donc en triant des bouquins que j’ai découvert ce petit livre de Michel Bounan, Logique du terrorisme.

J’avais oublié jusqu’à son existence, mais un simple coup d’œil à son 4e de couverture m’a rafraichi la mémoire, et je ne résiste pas au plaisir de vous en citer le texte :

La guerre menée par le terrorisme contre ses adversaires déclarés est tout à fait invraisemblable. Pour être crédible, cette histoire exigerait triplement et simultanément une excessive stupidité des terroristes, une incompétence extravagante des services policiers et une folle irresponsabilité des médias. Cette invraisemblance est telle qu’il est impossible d’admettre que le terrorisme soit réellement ce qu’il prétend être.

Michel Bounan a au moins le mérite d’assumer sa position. Evidemment, des esprits chagrins avanceront que notre homme est un médecin homéopathe et que ses compétences en matière de terrorisme sont infimes. Autant vous le dire, je suis fier de me compter parmi ces esprits chagrins tant j’ai été affligé par la lecture de cet essai d’une soixantaine de – petites – pages.

Bounan, après tant d’autres, se roule dans la plus médiocre des théories complotistes. Mais, saluons son ambition, notre homme ne se contente pas de s’en prendre aux Etats-Unis, il préfère réinterpréter pour notre édification l’histoire du terrorisme au 20e siècle.

Michel Bounan, qui semble connaître quelques difficultés avec certains concepts historiques (crimes de guerre ? connaît pas), se vautre dans l’erreur et l’anachronisme en qualifiant les bombardements allemands sur le Royaume-Uni, alliés sur l’Allemagne et américains sur le Japon d’attentats terroristes. Peut-être l’auteur prendra-t-il le temps, à l’occasion, de lire quelques textes juridiques ainsi que, par exemple, le livre que Patrick Facon consacra, il y a plus de dix ans, au bombardement stratégique.

Il pourrait même feuilleter quelques pages du Code pénal, un ouvrage précieux. Inutile, non plus, d’informer Michel Bounan que le Blitz sur Londres a bien failli avoir raison de la légendaire ténacité britannique, que les raids sur le Reich, pour criminels qu’ils aient été, n’en ont pas moins eu de réelles conséquences politiques intérieures et que, pour finir, les bombardements nucléaires sur Hiroshima puis Nagasaki ne visaient pas à démoraliser le peuple japonais mais à frapper de stupeur le régime pour le contraindre à la capitulation. Il est difficile de nier le succès de la manœuvre, au-delà des terrifiantes pertes humaines, et, ma foi, si l’URSS a, en plus, été impressionnée par la puissance de l’Empire, pourquoi se plaindre ? Bounan, qui semble plus fréquenter les ouvrages de Thierry Meyssan que les historiens sérieux, n’a pas non plus pensé que l’issue rapide de la guerre dans le Pacifique coupait l’herbe sous le pied de Staline et empêchait les Soviétiques de trop progresser en Extrême-Orient.

Pour le bien de sa démonstration, qui voudrait que le terrorisme n’ait jamais obtenu de gains politiques, Michel Bounan – qui évoque avec une grande légèreté la résistance française durant le dernier conflit mondial – passe sous silence les gains politiques de l’OLP ou la prise de pouvoir de Castro à Cuba. Et il ne s’interroge pas plus sur les motivations de groupes comme Al Qaïda, désireux de provoquer des conflagrations et pas plus tentés que ça par une prise de pouvoir.

L’ignorance de Bounan ne s’arrête évidemment pas là, ce serait trop beau. Nourri de quelques articles cueillis dans Libération, il pense être en mesure d’affirmer que les services de renseignement et de police font preuve d’une « impuissance surprenante ». Ce bon Dr Bounan serait sans doute effaré d’apprendre combien d’attentats sont déjoués chaque année…

S’agissant des médias, il n’a pas tort de moquer leur fébrilité, mais il lui a sans doute échappé que l’irruption de CNN, à l’occasion de la guerre contre l’Irak en 1991, avait durablement bouleversé les mœurs journalistiques. On peut le déplorer, se lamenter, théoriser sans fin, mais les faits sont têtus et les grands médias ne jouent pas d’autre jeu que le leur lorsqu’ils nous inondent d’informations angoissantes et d’images pénibles liées à la menace terroriste. Enfin, Bounan dévoile l’étendue de son ignorance en affirmant que les groupes terroristes ne peuvent être que dirigés par des esprits supérieurs. En réalité, il semble même que notre écrivaillon n’ait pas son service militaire, sans quoi il saurait que la bêtise la plus crasse peut côtoyer de grands esprits, et que les plus beaux plans de bataille sont parfois réduits à néant par de piètres exécutants – demandez donc à Grouchy, ou éventuellement à Provençal le Gaulois.

Le regard, incroyablement naïf, que porte Bounan sur l’Histoire, le cours des événements ou le facteur humain nous en dit long sur l’intolérable ignorance qui le guide tout au long de cet opuscule. Pourtant, l’homme essaye d’étayer son propos par des arguments, mais ceux-ci, puisés dans les délires de Meyssan ou de Gore Vidal, sont sans valeur. Et à la naïveté ou à la stupidité s’ajoute une insondable mauvaise foi, tant il est évident que Michel Bounan n’écrit pas pour prouver ou démontrer mais pour coucher sur la papier la vision inepte qu’il se fait du monde.

Franchement, il aurait pu éviter de nous la livrer.

Le Caire ne répond plus

Figurez-vous que le printemps est ma saison préférée. C’est la période des révisions au Jardin du Luxembourg, le moment de l’année où les amitiés nouées en classe sont les plus profondes, les sourires reviennent sur les visages, la séduction reprend le dessus, l’espoir est là. C’est sans doute en raison de cet espoir que le monde a pris l’habitude de qualifier les mouvements révolutionnaires de printemps : printemps des peuples en 1848, printemps de Prague en 1968, printemps de Pékin en 1989, et à présent printemps arabe. Le seul hic, mais il est de taille, c’est que tous ces printemps se sont achevés dans le sang et/ou dans l’échec de leurs revendications.

Depuis janvier dernier, on nous parle ainsi de printemps arabe, ce que je trouve plutôt inquiétant pour la raison susmentionnée. A l’approche de la fin de ce premier semestre riche en événements, le bilan de ce printemps n’est, en effet, pas fameux. Du Maroc à l’Irak, combien de tyrannies renversées ? Trois. A Tunis et au Caire, l’épicier et Pharaon ont été chassés par la rue. A Sanaa, le Président Saleh, le cher ami de Jacques Chirac, a bien failli passer l’arme à gauche et il est désormais soigné dans la riante Arabie saoudite, en passe de devenir pour les tyrans arabes ce que l’Argentine ou le Paraguay ont été pour les nazis.

Et ailleurs ? Ailleurs, il n’y a pas de quoi pavoiser. En Algérie, un Président malade et persuadé d’avoir une mission divine à accomplir, aidé par une poignée de généraux hors d’âge, bloque le système. En Syrie, le fils de son père pratique avec une admirable détermination une répression sans pitié à l’encontre de son peuple. Il s’inspire peut-être de l’exemple bahreïni, puisque le petit Etat a été le premier à parfaitement et méthodiquement écraser la révolte de la population – avec l’amical soutien des alliés du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Au Soudan, le foutoir reste de mise, comme il se doit, et rien ne change vraiment. Au Yémen, le Président Saleh, debout sur l’accélérateur, a conduit son pays vers l’abyme. Il faut dire qu’avec une insurrection houthiste, la révolte des tribus et la guérilla d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), le Yémen avait tous les atouts pour devenir le nouvel Afghanistan, juste en face de la Somalie des Shebab et des pirates. Et tous les drones de l’Empire ne suffiront pas à exterminer les jihadistes actifs de chaque côté du Golfe d’Aden. En Libye, la guerre contre le Guide et ses sales gosses est bien partie pour durer et devenir sans doute l’occasion, à terme, de redéfinir les frontières de cet Etat artificiel. Tous ces pays sont en train de sombrer dans de graves crises intérieures qui voient, malgré l’optimisme béat des éditorialistes parisiens, des régimes policiers défendre bec et ongle des décennies de pouvoir absolu et de kleptocratie décomplexée.

Restent le Maroc et la Jordanie, deux monarchies dont les souverains, respectivement Commandeur des Croyants et Protecteur des Lieux saints, font preuve d’une belle habileté malgré les tensions internes et un environnement régional plutôt agité. Mais l’avenir est loin d’être écrit.

Le printemps arabe a donc toutes les allures d’une fête gâchée. La plupart des commentateurs audibles dans les médias semblent, à mon sens, en proie à un enthousiasme béat bien éloigné des réalités observées sur le terrain. Les universitaires et les administrations pudiquement qualifiées de spécialisées sont pour leur part plus mesurés. Quant à moi, je dois confesser, très modestement, mes grands doutes quant à l’issue positive de ces révolutions.

Combien de temps faut-il pour réellement changer un régime, pour chasser les serviteurs de la dictature ? Et combien pour effacer des esprits la peur et la soumission à l’autorité, ou la crainte de l’uniforme ? Combien de temps pour bannir la corruption, la violence comme seul mode de communication ? Et qui peut prédire la capacité de l’ancien système à résister ? Qui peut même garantir que la révolution réussira ? Y a-t-il vraiment une marche irrésistible vers le progrès et la démocratie ? Ne sommes-nous pas des meurtriers en poussant des adolescents à affronter des services secrets et des gardes présidentielles Je me posais ces questions au Caire en mars dernier, je me les pose toujours alors que la situation égyptienne se dégrade à vue d’œil, sans réellement intéresser les médias français. Seuls les blogs des journalistes du Monde ou de Libération essayent de rendre compte de ce qui se trame sur les bords du Nil à un public plus intéressé par les frasques supposées de DSK ou par le maintien de leur droit à rouler comme des bourrins sur les autoroutes. Pourtant, l’évolution de la situation égyptienne a de quoi donner le vertige.

Commençons par l’économie, et rappelons-nous que, comme les Tunisiens, les Egyptiens qui se sont d’abord soulevés contre un Etat policier, avaient aussi faim et réclamaient la fin de la confiscation des richesses par le pouvoir et ses amis. Avec un salaire mensuel moyen de 150 dollars, un ouvrier égyptien gagne, à quelques euros près, le prix d’une cravate en soie achetée au Bon Marché. La cruelle absence des touristes européens, partis vers le Maroc et surtout vers l’Europe du Sud, n’a fait qu’accélérer la chute de l’économie nationale (pour plus de détails, cf. ici, par exemple), qui survit grâce aux revenus du Canal de Suez, à de maigres gisements gaziers et une industrie lourde qui construit des immeubles à perte de vue.

Les guides de Guizèh qui attendaient en mars, au pied du Sphinx, que je descende de voiture et qui ont essayé, de dépit, de m’en extraire avaient déjà faim. Trois mois plus tard, toujours sans touristes, où en sont leurs réserves ? Je doute qu’ils disposent d’un Livret A auprès de la Bank of Egypt et leur colère doit être encore plus grande que le 25 janvier, date retenue pour le début de la révolution. Chaque jour ou presque, des manifestants viennent réclamer devant les ministères qui bordent la place Tahrir des aides, des logements, un avenir meilleur pour leurs enfants. Hélas pour eux, le gouvernement de transition et le Conseil suprême des Forces armées paraissent bien incapables de fournir quoi que ce soit de tangible, même en saisissant les avoirs de Pharaon et de sa famille.

Sans éducation politique, la population égyptienne (40% d’analphabètes) croyait à des jours meilleurs et à des lendemains lumineux. Pour l’heure, elle doit apprendre à vivre avec encore moins qu’avant, sans garantie pour l’avenir et découvre qu’il ne peut exister de miracle économique immédiat.

Comme nombre de commentateurs l’ont souligné, ces révolutions arabes ont éclaté spontanément, sans mot d’ordre lancé par les rares partis d’opposition en état d’en lancer et sans vaste conspiration organisée par l’Empire – ou par d’autres. Inutile donc, soit dit en passant, de prêter la moindre attention aux nouvelles fadaises de M. Eric, qui nous rapporte d’un récent voyage une compilation d’idioties, lui que ne différencierait pas un rabbin d’un guitariste de ZZ Top. A chacun sa version du voyage en Orient. Que l’armée ait réussi, dans quelques Etats arabes, à renforcer son pouvoir à l’occasion de ces révoltes, personne ne le discute. Que ces armées aient réalisé des coups d’Etat prémédités de longue date et poussés par l’Empire, seul un observateur n’ayant ni vu ni écouté la rue arabe peut l’affirmer (ici).

Le ras-le-bol des populations arabes s’est exprimé brutalement, et si nous étions quelques uns à avoir annoncé une crise politique régionale d’ici cinq ans, aucun n’avait évidemment prévu que l’étincelle tunisienne mettrait le feu aux poudres. Dépassés dans les premiers jours, les Frères musulmans égyptiens ont su, très vite, rebondir et saisir leur chance historique. Dès la prise de pouvoir par l’armée, après le départ de Pharaon vers Charm El Sheikh, la confrérie a publiquement accordé sa confiance au Conseil suprême des Forces armées, dirigé par le – faussement – débonnaire maréchal Tantawi. L’annonce de futures élections « sans entrave » a ensuite entraîné une profession de foi des Frères en faveur de la démocratie.

Sans être exagérément suspicieux, il est quand même possible de penser que cette prise de position a été inspirée par la confortable assise électorale dont dispose la Confrérie. Celle-ci, largement financée par les Qataris, toujours serviables, est fidèle à son dogme et à ses méthodes : parvenir au pouvoir par les urnes et non par la violence, grâce à un travail social en profondeur (actions humanitaires, utilisation des relais que sont les imams pour faire des passer des messages, soutien scolaire, grande attention portée aux difficultés quotidiennes de la population). Créditée, a minima, d’au moins 45% des intentions de vote, dès la chute du régime, l’organisation a eu beau jeu de se rallier au processus démocratique. Seule force politique organisée en Egypte depuis que le parti présidentiel a été dissous en avril dernier, la Confrérie est en position de force et monte en puissance dans le débat public, alors que de nombreux petits partis politiques, nés de la révolution, en sont encore à chercher des locaux, rédiger leur programme ou se doter d’une direction.

Il m’a semblé, assez rapidement, que l’armée et les Frères avaient passé un accord instituant un modus vivendi valable pour toute la durée de la transition. Quoi qu’on en dise, l’armée égyptienne n’est pas une force progressiste et elle compte dans ses rangs une proportion non négligeable de sympathisants de l’organisation religieuse – dont certains, que j’ai pu observer de près, sont bien loin d’être sensibles aux revendications de la jeunesse vue place Tahrir. Son nationalisme sourcilleux est par ailleurs parfaitement compatible avec l’islamo-nationalisme des Frères, farouches défenseurs, eux aussi, de la grandeur incomparable de l’Egypte au sein du monde arabe. A mon sens, le deal peut être résumé ainsi :

– à l’armée, les Frères abandonnent, pour l’instant, la gestion quotidienne et sans entrave du pays jusqu’aux élections de l’automne (législatives PUIS présidentielle, étrangement) et les premières inflexions diplomatiques ;

– aux Frères, l’armée garantit le droit de monter en puissance, en y mettant quand même les formes.

Evidemment, tout cela ne va pas sans heurts, mais, grosso modo, tout le monde s’y retrouve.

Les Frères musulmans, qui ont pourtant durement souffert de l’impitoyable répression menée contre eux par les pharaons successifs, ne sont pas rancuniers et laissent l’armée jouer les innocentes. Dieu sait pourtant que les généraux égyptiens – au fait, Pharaon, il n’était pas un peu militaire, des fois ? – se sont largement servis et ont profité de la confortable aide militaire apportée par l’Empire. Dans les rues du Caire, on croisait en mars dernier plus de M-1 et de M-60 que de T-72, et il serait bon de se souvenir que l’armée de Pharaon vole depuis des années sur Phantom et F-16. Les MiG-21 et autres Su-17 sont bien loin… (Soupire de nostalgie en repensant à Guerre d’usure au-dessus du Canal en 1970. Passons.). De même, le patrimoine financier et immobilier de l’armée est considérable et plusieurs voix se sont élevées depuis des semaines pour rappeler que les membres du Conseil suprême des Forces armées n’étaient pas connus pour leurs activités philanthropiques. Encore des mauvaises langues, sans doute.

Travaillés à la chignole et à la gégène dans les sous-sols des bases de l’armée, les extrémistes religieux égyptiens, systématiquement qualifiés de « fous » par les autorités qui leur déniaient toute parenté avec l’islamisme, sont donc désormais aux portes du pouvoir. En mars, la Confrérie a annoncé qu’elle présenterait des candidats aux élections législatives mais qu’elle s’abstiendrait de concourir lors la présidentielle. Faussement modestes, les Frères se disaient, d’abord, concernés par la résolution des difficultés du pays, mais aucunement par le pouvoir pour le pouvoir.

Ah, les braves gens. Evidemment, cette posture, admirable à tous points de vue, agaça la jeune garde, à la fois moins subtile et moins complexée par la prise de pouvoir, qui s’éleva contre cette timidité. A l’époque, j’ai même pensé que les vieux sages de la Confrérie étaient comme pris de vertige alors que le succès, si longtemps recherché, était enfin à portée de main. J’avais tort, ce qui m’a in fine rassuré : les Frères n’étaient pas plus complexés par la perspective d’arriver au pouvoir que je ne l’étais par une soirée chez Pancho, pas très loin d’Edwards. La position des Frères a évolué au fur et à mesure que la situation, intérieure comme internationale, évoluait.

Après avoir reconnu, très rapidement, le rôle de l’armée et avoir salué sa retenue, les Frères envoyèrent les premiers signaux, non pas contradictoires mais, au contraire, habilement complémentaires. Ainsi, la confrérie, qui se disait par avance respectueuse des résultats des scrutins à venir, entendait peser très vite sur la vie politique. La démocratie ? Oui, bien sûr, mais il ne pouvait être question de voir se présenter, et encore moins être élus à la Présidence, une femme ou un chrétien. Bien sûr – qu’allions-nous penser là ? – tous les citoyens égyptiens avaient les mêmes droits, mais il n’était pas question d’oublier qui commandait… Avec un grand courage et une bonne dose d’inconscience, un dignitaire copte a récemment précisé que « les musulmans étaient les invités des coptes en Egypte ». Inutile de dire que cette franchise, certes un peu brutale et fondée sur la seule chronologie, lui a valu quelques viriles réprimandes, au milieu d’un climat de paranoïa communautaire qui voit les uns et les autres s’accuser de conversion forcée ou de profanation de lieux de culte.

Principale force d’opposition, les Frères ont soutenu sans hésiter le référendum du 19 mars ouvrant la voie aux élections de l’automne. Relayés par les imams, les arguments du Conseil suprême des Forces armées ont aisément convaincu les électeurs malgré l’opposition farouche des jeunes du Mouvement du 6 avril ou des candidats déclarés à la présidence, comme Amr Moussa ou Mohamed El Baradei. Chargée de maintenir un semblant d’ordre, l’armée ne s’est quasiment pas impliquée dans la gestion des manifestations place Tahrir qui ont suivi la chute de Pharaon et a préféré se concentrer sur la protection des frontières et des centres de pouvoir. Cette attitude, qui a initialement été saluée par les révolutionnaires et qui était censée rassurer les alliés occidentaux, a rapidement évolué. Devant la montée de la contestation et la multiplication des manifestations, l’armée a annoncé fin mars que les protestataires seraient dorénavant traduits devant des tribunaux militaires, dont on sait qu’ils sont à la justice ce que la musique militaire est à la musique. De même, les amendes promises aux mauvais citoyens qui osaient s’élever contre le déroulement de la transition ont atteint des montants proprement ridicules, alors que la pauvreté est le premier fléau du pays. Et les langues se délient quant au comportement, supposément exemplaire, de l’armée pendant la révolution et après. Fin février, après de sérieux affrontements entre militaires et jeunes manifestants, l’armée avait présenté ses excuses et promis que de tels excès ne se reproduiraient pas. Elle a l’air moins débonnaire, ces jours-ci, après l’arrestation d’un bloggeur qui a osé la critiquer…

Pourtant, des vidéos circulent qui montrent de jeunes gens parqués dans une caserne et tabassés par des soldats hilares – toujours cette saine camaraderie, un peu virile sans doute, qui unit civils et militaires. Puis, il y a eu ces récits, par de jeunes femmes traumatisées, de nuits d’horreur au Musée du Caire, transformé pour l’occasion en camp de transit. Là, sans doute afin de débusquer des agents sionistes ou des contre-révolutionnaires, des « tests de virginité » ont été pratiquée par des soldats que l’on imagine assez semblables à la soldatesque décrite dans Soldat bleu (Ralph Nelson, 1970) ou La chair et le sang (Paul Verhoeven, 1985) et qui n’ont pas dû beaucoup se faire prier pour palper et peloter des femmes terrorisées. Dans un pays qui compte deux viols par heure et dans lequel la victime d’une agression sexuelle ne peut être qu’une tapineuse qui l’a bien cherché, on imagine que la révélation de ces sévices a été très mal perçue. Dès mars, mon chauffeur m’expliquait que ces affirmations ne pouvaient qu’émaner d’ennemis de la révolution désireux de casser le lien armée – peuple. La haute hiérarchie militaire a évidemment nié, jusqu’à l’aveu d’un général, il y a quelques jours. Demandez donc à Laura Logan ce qu’elle pense de la galanterie cairote ou lisez ça (et ça aussi).

Tout se met donc patiemment en place dans un désordre de plus en plus violent auquel personne ne semble capable de s’opposer. Durablement décrédibilisée, la police en fait encore moins qu’avant. La sinistre Sécurité d’Etat, dont plusieurs bâtiments ont été incendiés en mars, au Caire comme à Alexandrie, a été dissoute et remplacée par sa copie presque conforme. Ses dizaines de milliers de membres vivent dans la crainte depuis que des centaines de dossiers ont été volés par la foule et sont de temps à autre mis en ligne sur Facebook ou ailleurs. N’ayez crainte, les gars, nul doute que le pouvoir aura besoin de vos précieuses compétences.

Et quid de la diplomatie ? Contrairement aux affirmations de certains, la population égyptienne a immédiatement demandé aux autorités de transition un changement radical à l’égard d’Israël. Soigneusement cachée aux yeux des médias occidentaux, cette revendication a été rapidement la plus consensuelle au sein du peuple. Dénoncés, la corruption et les abus de pouvoir du régime déchu semblaient moins graves que l’alliance avec l’Empire et surtout l’indulgence envers l’Etat hébreu. En janvier 2009, l’armée avait ouvert le feu sur les Palestiniens qui fuyaient l’offensive israélienne contre Gaza, ce qui avait naturellement ulcéré les Egyptiens. Quelques semaines après la chute de Pharaon, l’armée a indiqué qu’elle respecterait les traités signés par le pays, y compris l’accord de paix avec Israël – qui fut fatal à Sadate – mais qu’elle entendait « rééquilibrer » ses relations avec l’Empire et son allié de Judée-Samarie. Une telle déclaration ne pouvait qu’emporter l’adhésion des Frères comme des révolutionnaires les plus jeunes.

Dès le début de l’insurrection libyenne, la Confrérie a par ailleurs indiqué publiquement qu’elle rejetait toute intervention occidentale et que « seule une solution arabe pouvait être admise ». Très vite, et alors qu’il semblait bien que les rebelles libyens comptaient dans leurs rangs quelques islamistes, l’Egypte a laissé passer des armes à leur intention tout en refusant à la fois d’intervenir et d’autoriser le transit des F-16 des Emirats arabes unis dépêchés aux côtés de la coalition conduite par Paris et Londres.

Puis, sans doute emportées par leur élan, les nouvelles autorités du Caire ont œuvré pour une réconciliation, sans doute condamnée d’avance, entre le Hamas et le Fatah. Les attentats contre le gazoduc alimentant Israël et la Jordanie ont dans le même temps commencé, et personne n’a semblé très mobilisé par les enquêtes. Il faut dire que les dirigeants israéliens, lucides sur les revendications de tous les révolutionnaires arabes à leur égard, ont adopté une posture autiste qui les condamne à moyen terme. Isolé, le pays, qui connaît déjà de vives tensions intérieures, durcit sa diplomatie et prend des gages territoriaux selon un vieux principe stratégique, sans réaliser que le moment est sans doute venu de se montrer raisonnable. Netanyahou n’est ni Rabin ni Sharon, et il mène une politique étrangère suicidaire qui alimente la rage dans toute la région.

Cette colère s’exprime dans les déclarations des islamistes plus ou moins radicaux. De même que le néo-poujadisme de la droite populaire de l’UMP libère la parole du Front national en France, le discours assumé des Frères conduit les membres les moins reluisants de la famille à sortir de leur silence. Dès la fin du mois de février, des membres de la Gama’a Islamiyaa ont ainsi exprimé des revendications claires, peu compatibles avec l’idée que nous nous faisons de la démocratie. Visibles place Tahrir lors de prières publiques, les salafistes s’en sont pris à celles qui manifestaient au Caire lors de la Journée internationale de la femme, les tripotant, les menaçant de viol, les insultant comme jamais, tout cela sous le regard d’une armée que l’on sentait bien peu sensible à ces débordements. Yousef Al Qardawi, un prédicateur vedette qui aurait dû mille fois finir dans sa baignoire avec un grille-pain, a publiquement repris les revendications des salafistes, dont celle appelant à la conversion immédiate des coptes à l’islam. On peut difficilement être plus clair. Voyez même ce qu’en dit le frère Tariq .

Depuis, les Frères, plus présentables que les terroristes plus ou moins repentis de la Gama’a, ont finalement indiqué qu’ils n’excluaient plus une candidature à la présidence, tandis que le chaos économique se double désormais d’un vaste chantier sécuritaire qui voit se multiplier évasions massives de prisonniers, agressions de toutes sortes, trafics d’antiquités, incidents dans le Sinaï et très vives tensions communautaires entre coptes et musulmans, tout cela dans une atmosphère de coups fourrés, de provocations et de navigation à vue de la part de l’armée égyptienne.

Alors ? Alors il est plus que prématuré de dire que le fameux printemps arabe voit la fin du jihadisme, et même l’échec de l’islamisme radical. Dépassés par les événements, nos amis barbus ont su rebondir et profiter du désordre général. En Egypte, les voilà aux portes du pouvoir. Il suffit de regarder une carte pour réaliser quelle sera l’ampleur du choc quand le nouveau pharaon, tout auréolé de sa légitimité démocratique, se rapprochera de l’Iran – c’est en cours, soit dit en passant – et/ou de l’Arabie saoudite dans le fascinant jeu diplomatique que connaît la région depuis 1.400 ans. En Tunisie, les islamistes relèvent également la tête. En Algérie, les leaders de l’ex-FIS en sont à faire pression sur le très déclinant Bouteflika pour obtenir la libération de 7.000 (rpt fort et clair : 7.000) islamistes actuellement détenus, tandis que des quartiers de la capitale, comme Kouba ou Baraki, semblent revenus 20 ans en arrière. Au Yémen, AQPA paraît en mesure de créer son petit émirat sur mesure.

Autant dire que tout s’arrange, et que BHL va épuiser son stock de chemises blanches et de laque en voyageant de révolutions ratées en guerres civiles.

« Il n’y a jamais eu de démocratie qui ne se soit suicidée. » (Samuel Adams)

Un complot, on vous dit. Un coup monté des Russes, des services grecs (les pauvres, s’ils savaient), de l’UMP, de militants antisémites, de la CIA, de féministes enragées – elles le sont toutes, d’ailleurs, en tout cas d’après plusieurs sources fiables. Jusqu’à l’éditorialiste du Monde Magazine qui, grâce à l’expertise d’un hôtelier berrichon, affirme sans rire que jamais une femme de chambre ne ferait son travail si la chambre était encore occupée. Moi qui ai fréquenté des palaces dans tous les coins de la planète, et qui viens même de passer un mois dans un luxueux hôtel du Caire, je peux vous dire que ma chambre a été nettoyée alors que j’étais présent. Autant vous dire que les doutes du taulier des Volets rouges, pas tellement loin de Vierzon, on leur accorde la même valeur qu’à ceux de Mme Royal, le gourou du Poitou.

L’éditorial du Monde Magazine, empli de doutes présentés avec un semblant de finesse, est d’autant plus surprenant qu’un éditorial du Monde, la maison mère, évoquait peu de jours auparavant une véritable « régression démocratique » – au grand dam des internautes, évidemment. Il fallait pourtant bien, après quelques jours de stupeur et de fascination, qu’une plume responsable sorte du bois et écrive que la théorie du complot ne tenait pas. On aurait même pu ajouter que les défenseurs de DSK, auquel il faut naturellement accorder le droit au doute, étaient peu ou prou les mêmes que ceux qui, il y quelques mois, avaient défendu Roman Polanski contre l’ignoble justice de l’Empire. Désormais, avec une grande élégance, certains vont même jusqu’à affirmer qu’une fellation sous la contrainte est impossible, et ces aimables esthètes de nous donner des détails. On sent bien que nous avons à faire à de fiers mâles qui n’ont jamais eu peur, jamais cédé, jamais été contraints. Saluons ici leur immense courage, la finesse de leur analyse psychologique et souhaitons que jamais leur mère, leur épouse, leur soeur ou leur fille ne croisent un soir, dans un parking, un prédateur sexuel. On imagine que leur réaction serait de la même nature, équilibrée, pudique, empatique.

Je ne tire, pour ma part, aucune conclusion de la constitution de ce comité de soutien, je me contente de noter qu’il existe comme une légère coupure entre une partie de nos élites – plus économiques et sociales qu’intellectuelles – et le bon peuple de France. Inutile, ensuite, de rouler des yeux effarés quand on entend, hélas, Marine Le Pen lancer des remarques de bon sens alors que les partis de gouvernement sont comme tétanisés, si ce n’est empêtrés dans leur proximité avec l’illustre inculpé. Il faut cependant concéder que peu de choses sont plus rageantes et inquiétantes que la vision d’une classe dirigeante piégée par ses calculs électoralistes de cour de récréation, ses réflexes corporatistes et son manque flagrant de sens de l’Histoire.

Dès lors, alors que le monde entier moque la légèreté des mœurs de nos hommes politiques et se gausse de notre presse de larbins, les citoyens de ce pays se partagent entre les partisans d’un obscur complot aux commanditaires inconnus et aux objectifs inavouables, les défenseurs plus ou moins sincères de la morale commune, et ceux, innombrables, qui n’éprouvent que honte et lassitude devant un tel étalage de médiocrité. Comme un seul homme, voilà que nos intellectuels prennent la défense de DSK comme ils avaient, il y a quelques mois, pris celle de Roman Polanski au mépris de la simple décence. Fort heureusement, il reste à quelques uns le courage et la lucidité de pousser de retentissants coups de gueule, comme ici, par exemple.

Du coup, la justice de l’Empire, qui n’est certes pas irréprochable, en vient à être vouée aux gémonies par ceux qui, il n’y a pas si longtemps, admiraient sans honte les succès sociaux de l’URSS ou les irrésistibles progrès réalisés au Kampuchéa démocratique par les Khmers rouges. Soyons juste, il se trouve aussi parmi les comptenteurs de DSK quelques esprits avant-gardistes qui pour leur part voyaient d’un bon œil les régimes militaires sud-américains ou l’aimable gouvernance du général Franco – voire qui croient encore que le maréchal Pétain n’a pas démérité, et même qu’il préparait la revanche dans le secret des états-majors de Vichy. Pour ma part, la justice impériale, certes accusatoire, me convient tout autant que celle de la patrie autoproclamée des droits de l’Homme.

Et les articles de fleurir désormais dans la presse du soir et celle du matin. On y disserte doctement du pourquoi et du comment des théories du complot – alors que l’insondable bêtise d’une écrasante majorité d’humains depuis la nuit des temps constitue, à mes yeux, une explication parfaitement valable – et on y apprend que quantité de respectables membres de notre intelligentsia savaient tout – ou en tout cas s’en vantent – et n’ont rien dit, à la différence de Pierre Gastié-Leroy (Je sais rien mais je dirai tout, Pierre Richard, 1973). On pourra lire avec profit, malgré les réserves que ne peut que susciter la référence au 11 septembre, un article d’Agora Vox sur ce point ().

Ainsi donc, on accuse et on défend sans preuve, on fait le lit des extrêmes en adoptant des comportements dont osaient à peine rêver les polémistes les plus nauséabonds de notre glorieux entre-deux-guerres et que n’aurait sans doute pas reniés Louis Ferdinand Auguste Destouches, le nazillon de Meudon. Et tout cela intervient, l’Histoire a le sens de l’humour, au moment où les nations occidentales se débattent dans d’immenses difficultés morales, sociales, économiques et politiques. En France (un exemple au hasard), une équipe gouvernementale sans envergure tente, sous l’impulsion d’un Président qui est à la fois une énigme et une catastrophe, d’obtenir une réélection en pillant sans vergogne le fond de commerce du Front national. Nous voilà donc dans une situation qui devrait rappeler des souvenirs – étant entendu que l’Histoire ne se répète pas mais qu’elle offre quand même de solides éléments de comparaison pour peu qu’on lève la tête  de Télé 7 Jours ou d’Auto Plus.

« Je ne veux pas jouer les Cassandre », disait Cassandre dans Maudite Aphrodite (1995, Woody Allen) et on lui répondait « Mais tu es Cassandre ! ». Sans être exagérément pessimiste, il est quand même possible de dire que nous sommes mal partis pour finir ce siècle sans une nouvelle catastrophe dont nous avons le secret, « nous autres de la France » comme le chantaient les Rita Mitsouko. L’étude, la fréquentation des grands auteurs et des grands témoins, les voyages dans des zones troublées, tout cela donne à réfléchir – ou devrait donner à réfléchir – sur la fragilité des systèmes politiques et la vanité – l’inconscience ? – de ceux qui croient qu’un système social et politique se fige une fois pour toutes. L’Europe, cette fameuse vieille Europe, nous a donné tout au long du siècle passé de terrifiantes illustrations de cette fragilité. Surtout, nous n’avons aucun recul sur la longévité des démocraties, sur leur capacité à survivre, à surmonter les chocs. Les femmes votent en Occident depuis moins d’un siècle. Dans l’Empire, la population afro-américaine s’est vue empêchée de jouir de ce droit jusqu’aux années 60. L’Europe a vu ses dernières dictatures tomber en 1989, et déjà, après un demi-siècle de paix – et une épouvantable guerre civile dans les Balkans, désormais sous protectorat de facto de l’UE et de l’OTAN – notre système montre ses limites et ses premiers signes de faiblesse.

En France, mais aussi en Italie, le personnel politique ne vit pas pour servir mais pour se servir. La politique y est devenue un métier qui permet de cumuler les mandats sans grand souci du bien commun, et on compte bien peu de M. Smith au Sénat. La faiblesse de la justice de ces deux Etats, à l’histoire pourtant déjà longue, a longtemps retardé le renouvellement des classes dirigeantes qui ne rechignent pas à s’auto-absoudre. Certains de nos départements n’ont rien d’ailleurs à envier au New Jersey des Sopranos, à la Louisiane de James Lee Burke ou la Californie de James Ellroy. L’exaspération de nos peuples et l’usure de nos régimes peuvent se mesurer à de nombreux signes. Le désintérêt des électeurs en est un, bien difficile à expliquer aux Egyptiens qui étaient si fiers de voter le 19 mars dernier. Le plus inquiétant reste, à mes yeux, le lissage du spectre politique dans lequel les deux principaux partis dits de gouvernement ne dominent plus la scène mais s’appuient, comme les récents sondages le confirment, sur un socle électoral voisin de celui de l’extrême-droite ou de la nébuleuse alternative, principalement les écologistes. En 2002, Jacques Chirac parvient au second tour de l’élection présidentielle avec un score dérisoire, et si Nicolas Sarkozy est « bien élu » en 2007, c’est parce qu’il a su incarner l’espoir d’un changement net et donc aspirer des voix initialement portées vers le vote contestataire. En 2012, cette rupture ne pourra manifestement pas être vendue une deuxième fois aux électeurs et le choc pourrait bien être rude.

La colère et la lassitude du peuple, à l’origine de notre crise de gouvernance, sont accentuées par l’échec patent de notre système éducatif et de notre processus d’intégration des populations étrangères – quelle que soit la raison du fiasco de ce processus. Sans culture, sans connaissance de sa propre histoire, sans le moindre respect pour la connaissance et donc sans la moindre humilité intellectuelle, la population est d’autant plus aisément séduite par les tribuns (pensez à relire le Jules César de Shakespeare) qu’elle ne dispose plus des outils intellectuels lui permettant, à mon sens, d’exercer un véritable droit de critique. La mode des commentaires sur Internet, dont j’ai déjà dit tout le bien que j’en pensais (ici), ne fait que mettre en lumière, par la popularité des théories du complot et autres fadaises, sa totale déconnexion de ses dirigeants et de la réalité.

Conscients ou inconscients de cette situation, certains parmi les plus brillants de nos hommes politiques agitent des chiffons rouges sous le nez de leur électorat. Les membres de la droite populaire, aimable association d’élus UMP fiers de relayer la parole des cafés du commerce, s’emparent de sujets de société (mariage gay, immigration, sécurité routière, fiscalité, que sais-je) et profèrent des déclarations dignes du comptoir le plus mal fréquenté du pays : un nationalisme qui n’a rien de gaulliste, une vision simplissime des relations internationales, de faux remèdes à la délinquance, un populisme vulgaire. La droite populaire ne comprend rien, s’en vante, et on est partagé entre le personnage joué par l’immense Jean Yanne dans Que la bête meure (Claude Chabrol, 1969) et le Georges Lajoie interprété par Jean Carmet dans Dupont Lajoie (Yves Boisset, 1975).

L’angoisse des populations occidentales, qui n’a pas échappé à la sagacité d’Henri Guaino et que j’avais modestement abordée ici, ne semble pas pouvoir trouver de réponse dans l’état actuel de notre débat politique et de nos capacités économiques.

Adepte d’un enchaînement coup de menton/rétropédalage digne des plus doués des élèves de Wu Tang, le Président navigue à vue, lance des débats rapidement bâclés, monte les Français les uns contre les autres, nourrit la déception encore et encore, annonce des réformes historiques oubliées dans la semaine et expose avec une rare indécence l’étendue de ses névroses et de sa fragilité. Face à lui, les socialistes ne font guère mieux et surtout, surtout, nos amis du jihad mondial observent avec gourmandise croître notre vulnérabilité. Les prochains mois, alors qu’AQMI monte spectaculairement en puissance au Sahel, que le Yémen et la Syrie sombrent et que le Pakistan confirme son statut de cauchemar planétaire, pourraient bien être décisifs.

Osons l’écrire : si les jihadistes ont un minimum de sens politique, ils frapperont l’homme malade de l’Europe, la France irrémédiablement coincée entre ses leçons de morale et son vieux fond autoritaire. Gageons qu’une bombe bien placée accompagnée d’une revendication bien sentie nous placeront au bord du gouffre, et il faut compter sur Marine Le Pen, sans doute la moins folle et la plus froide de nos politiques, pour nous y pousser d’un vigoureux coup de pied au fondement. Un de mes amis, officier supérieur breveté – et à ce titre paré de toutes les vertus – m’a dit il y a près de dix ans qu’il sentait qu’un jour ou l’autre nous serions à notre tour des résistants. Il n’avait sans doute pas tort. Saurons-nous nous montrer à la hauteur de cet enjeu ?

« Well, you can tell by the way I walk I’m a woman’s man » (« Stayin’ alive », Bee Gees)

Ah, les amis, quelle affaire ! On parle tant et tant depuis l’arrestation de DSK à New York qu’on ne sait plus où donner de la tête. On en oublierait presque que nous sommes en guerre, que l’Empire a trouvé la tanière d’OBL et l’a proprement liquidé, que notre déficit budgétaire a pris des proportions ahurissantes, que Carla et Nicolas vont avoir un bébé ou que c’est bientôt la fête des voisins.

Essayons d’aligner quelques réflexions froides au milieu de cette cacophonie.

1/ Les faits

Dominique Strauss-Kahn fait l’objet de 7 chefs d’accusation détaillés ici en raison d’une agression sexuelle supposée contre une employée de l’hôtel Sofitel de New York, près de Times Square.

Sans surprise, la justice new-yorkaise a décidé de son maintien en détention et refusé toute caution. L’inculpé, qui a plaidé « non-coupable » doit désormais attendre le 20 mai et sa comparution devant un grand jury

Pour l’heure, et en l’absence de déclarations des avocats de la défense, seul le procureur a parlé ou laissé fuir des informations, parmi lesquelles la confirmation que DSK aurait bien été griffé par la plaignante, qu’il aurait été vu quittant précipitamment son hôtel ou qu’il aurait appelé son épouse en lui disant « nous avons un problème ». Ces éléments sont évidemment sujets à caution, et une revue des preuves détenues contre DSK par le ministère public devrait être divulguée le 20 mai, lors de l’audience devant le grand jury.

2/ Les réactions

Ca ne m’arrive pas souvent, mais je dois confesser que je suis resté muet de stupeur en apprenant la nouvelle. De même, la vision de DSK menotté entre deux policiers m’a fait un drôle d’effet. Mais la sidération, ce terme très chic que certains journalistes semblent avoir découvert ce week-end, ne m’a frappé qu’en lisant les réactions et commentaires. Autant être franc : si le peuple de France méprise ses élites, qu’il soit certain qu’il mériterait à son tour d’être méprisé tant les déclarations recueillies sur les trottoirs ou sur Internet sont affligeantes.

Comme d’habitude, et de plus en plus souvent comme me le faisait remarquer un ami, toute cette affaire relève du complot pour l’homme de la rue, ce Français que décrivait Renaud en 1973 dans Hexagone. Alors, quelles sont donc les explications proposées ?

D’abord, et évidemment, le complot. Bon sang, mais c’est bien sûr, DSK est tombé dans un piège tendu par l’UMP, le Président, la CIA et la DGSE.

S’agissant de l’UMP et du Président, on peut se demander pourquoi la droite française, qui n’est pourtant pas connue pour ses fulgurances, aurait pris le risque de tendre un piège à DSK alors qu’elle dispose, comme le principal intéressé le sait d’ailleurs, d’un dossier très complet sur sa vie privée ? Tous les conspirationnistes, les mêmes qui ne comprennent pas les règles du Cluedo, oublient que monter une telle affaire aux Etats-Unis serait une entreprise quasiment suicidaire si on se souvient de la ténacité de la presse d’investigation de l’Empire, qui aurait tôt fait de tout découvrir. Tout le monde ne peut pas travailler au Figaro.

En ce qui concerne la CIA, on voit mal pourquoi l’agence aurait monté une telle opération. Pour ravir à l’Europe la place de directeur du FMI, répond la voix du peuple, pourtant plus habitué aux intrigues des feuilletons estivaux de TF1 qu’aux intrigues internationales. Billevesées, ce poste revenant traditionnellement aux Européens. La diplomatie allemande commence d’ailleurs à s’agiter – enfin une administration réactive !

Et la DGSE ? Au risque de décevoir les admirateurs de Jean Réno, admirable agent dans Godzilla (Roland Emmerich, 1998), la respectable maison semble bien incapable de mettre sur pied une telle embrouille sur le territoire de l’Empire.

Qui plus est, la classe politique, fidèle à une tradition presque centenaire, préfère confier les missions de ce genre, les plus sensibles, à d’aimables barbouzes corses et/ou marseillaises plutôt qu’à des fonctionnaires qui pourraient, allez savoir pourquoi, s’émouvoir de tels ordres.

D’autres esprits, non moins brillants, ont rapidement mis en évidence le fait que DSK était juif, ce qui, ça ne vous aura pas échappé, fait naturellement de lui un homme à l’inextinguible lubricité. Et comme en plus il est riche – comme l’a très largement exposé L’Express dans un récent numéro, il est un suspect idéal, enivré qu’il est par son pouvoir. Enfin, pour expliquer le silence gêné de la classe politique française, certains ont même avancé le fait que DSK était probablement franc-maçon. Quod erat demonstrandum, comme on disait dans le Latium il y a quelques siècles. Qu’attendre, en effet, d’un riche juif franc-maçon sinon le viol d’une femme de chambre ? C’est à vomir, et je m’interroge une nouvelle fois sur la nature des prestations des cabinets spécialisés dans la « modération de commentaires ». Sont-ils incompétents ? Sont-ils tous peuplés de sympathisants du Hamas, du PNFE ou d’un quelconque organisme marxisant ?

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Mais il existe une autre explication : cette salope portait une jupe. Or, vous le savez bien, il ne faut jamais se montrer en jupe devant un fauve, comme le rappelait Stéphane Guillon dans une mémorable chronique sur France Inter, à l’époque où la matinale n’était pas que sérieuse.

A droite, le silence est d’or, si on excepte Bernard Debré qui, hier, racontait à qui voulait l’entendre que DSK n’en était pas à son coup d’essai. Mais là, de deux choses l’une : soit M. Debré sait des choses et leur gravité méritait un réveil moins tardif, soit il ne sait rien et il pratique la calomnie. A gauche, au-delà du choc bien compréhensible, certains jouaient la surprise et l’indignation, comme Jean-Marie Le Guen, le seul à ne jamais avoir entendu la moindre rumeur croustillante sur DSK, et à ce titre bien naturellement choqué. Pierre Moscovici, à peine sorti de la crise ivoirienne, confiait pour sa part sur BFM TV qu’il se refusait à croire à la version pour l’instant officielle, mais il laissait manifestement ouverte la porte à de futures évolutions. On n’est jamais trop prudent.

On pourrait gloser des heures sur l’importance de cet événement, qui laisse le PS sans candidat crédible – à part, sans doute, M. Hollande – à un an de l’élection présidentielle et qui, surtout, ouvre un boulevard à Marine Le Pen, la très présentable présidente du Front national – toujours, cependant, affublée des gars pour le moins étranges qui faisaient la richesse du parti du temps de son père : monarchistes, catholiques intégristes, néo-nazis, pétainistes, poujadistes, admirateurs de l’OAS, païens, fascistes, militaristes et autres contempteurs du capitalisme et de la mondialisation. La très habile fille de son père, qui était presque assurée de figurer au second tour de l’élection contre le candidat socialiste, se trouve d’autant plus confortée que les commentaires de certains ne vont que renforcer les convictions de quelques uns. Un riche haut fonctionnaire juif impliqué dans un scandale sexuel, ça relève de la divine surprise pour ces démocrates.

3/ Les réflexions :

Deux points me troublent par ailleurs, comme ils ont troublé Claude Moniquet (ici et )

D’abord, la victime. Souvenons-nous que si DSK s’initie aux joies de Rikers Island, c’est en raison d’une plainte pour viol. Pas un mot pour la plaignante, qui, semble-t-il, découvre à l’échelle d’un pays le mépris que subissent dans certains commissariats les femmes violées. Seul, ce matin sur France-Inter, Pierre-Yves Dugas, correspondant à Washington, a quand même rappelé que la jeune femme avait le soutien de sa hiérarchie et qu’elle semblait très appréciée de ses voisins. On imagine qu’une tapineuse professionnelle n’aurait pas recueilli les mêmes louanges.

Prompts à exonérer de jeunes adolescents inconscients partis se réfugier – et plus, puisqu’ils y sont morts – dans un transformateur, la gauche française n’a pas un mot, ou à peine, pour la plaignante. Les féministes doivent se retourner dans leurs tombes.

Et la justice américaine ? Dans un pays qui amnistie ses députés, qui enterre les enquêtes contre les dictateurs africains, qui passe l’éponge sur les frasques d’un couturier allemand ou d’un affairiste un temps marseillais, voilà que nous donnons des leçons à l’Empire. Lynchage, violation des droits de la défense, supériorité de nos lois qui garantissent le « droit à l’image », que n’a-t-on entendu depuis dimanche ! Certes, les images sont violentes – je trouve pour ma part DSK d’une grande dignité, mais rappelons-nous que les faits ne sont pas anodins : il ne s’agit pas d’un scooter renversé mais d’un viol supposé assorti d’une séquestration.

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De la justice de cet horrible pays qui ose traiter les puissants comme les dealers du Bronx, la France de l’égalité érigée en devise ne peut que se méfier.

Quant à moi, je me méfie de plus en plus de la France et surtout de son peuple, j’attends que la justice impériale passe, j’espère que les droits la victime et de la défense seront respectés et je retourne courir après les fans désolés d’Oussama Ben Laden, qui, lui, n’aura jamais goûté au charme de Rikers Island, la mythique prison vue, notamment, dans Carlito’s way (Brian De Palma, 1993, d’après Edwin Torres).Tout ce qu’on peut souhaiter à DSK, c’est qu’il ne soit pas défendu par David Kleinfeld.

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Varus, rends-moi mes légions !

Le 4 mai dernier est sorti un péplum, ce qui n’arrive pas si souvent, même si Gladiator (2000, Ridley Scott) avait donné un sacré coup de jeune au genre.

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Inspiré du roman pour adolescent de Rosemary Sutcliff, L’aigle de la 9e légion nous conte la quête d’un jeune Romain au nord du mur d’Hadrien, en Ecosse, à la recherche d’une précieuse relique et de la trace de la IXe légion, disparue vingt ans plus tôt.

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Récit d’initiation au rythme lent, sans beaucoup d’action, le livre offre à ses jeunes lecteurs une agréable initiation au monde romain, en particulier celui de la frontière, où conquérants et conquis cohabitent tant bien que mal. Kevin Macdonald a, pour sa part, opté pour un authentique film de genre et le scénario tourné prend de grandes libertés avec le roman, privilégiant la quête et les scènes d’action. Tout le monde n’est pas Terence Malick.

Kevin Macdonald est cependant un cinéaste talentueux (Un jour en septembre en 1999, Le dernier roi d’Ecosse en 2006, Mon meilleur ennemi en 2007, Jeux de pouvoir en 2009) et on se laisse prendre au jeu. La disparition de cette légion – pour mémoire, les historiens estiment désormais qu’elle a disparu lors d’une guerre contre les Parthes ou lors d’une révolte juive en Judée – a inspiré un autre film, Centurion, de Neil Marshall (Dog soldiers, 2002), sorti l’année dernière et qui, lui, assume pleinement son choix du divertissement – enfin, moi, en tout cas, voir des Romains et Pictes s’entretuer, ça me distrait.


Il m’a semblé, à la vision de ce film, que l’embuscade tendue aux valeureux légionnaires rappelait le déroulement supposé de la mythique bataille du Teutobourg, qui vit trois légions littéralement massacrées par des Germains et qui conduisit Auguste à s’exclamer « Vare, legiones redde » (merci de réviser votre vocatif). Yann Le Bohec, le grand spécialiste français de l’armée romaine a d’ailleurs consacré un petit ouvrage à cette bataille, mais je dois avouer que sa lecture m’a rebuté tant le style est plein de morgue à l’égard du lecteur.

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La démarche de la collection dans laquelle a été publiée cette courte étude est certes d’apporter au grand public un éclairage scientifiquement étayé, mais fallait-il pour autant adopter ce ton hautain ? On en doute, et d’autant plus qu’il faut déplorer l’absence de toute réflexion stratégique sur les conséquences de cette lourde défaite romaine sur la suite de la l’Empire. Il suffit pour s’en convaincre de regarder une carte d’Europe pour noter à quel point le maintien d’une Germanie non romanisée a pesé sur les frontières de Rome. Bref, on pourra toujours se consoler en consultant quelques ouvrages de référence.

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Ce sera surtout l’occasion de lire ou de relire le remarquable roman de Gillian Bradshaw, L’aigle et le dragon, ou, pour les plus jeunes, L’affaire Caïus, d’Henry Winterfeld.

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De nouvelles et troublantes révélations sur l’opération Géronimo

Un rigoureux travail journalistique a permis de mettre à jour cette courte vidéo tournée dans un hélicoptère de l’armée américaine lors d’un vol au large du Pakistan, il y a une semaine.

Attention, la scène est d’une rare violence et peut choquer les plus sensibles d’entre vous. La vérité doit cependant être connue de tous.

Un momentum bien agréable

Ça n’arrive pas tous les jours, et ça ne rend la chose que plus délectable : commencer la lecture d’un roman d’espionnage écrit en français – et quel français ! – et ne pas l’interrompre avant le point final.

Il semble donc que nous ayons trouvé au regretté Vladimir Volkoff un hériter digne de sa plume et son sens acéré de l’Histoire. Homme aux multiples facettes et talents, Patrick de Friberg nous a ainsi livré, avec Momentum, un roman comme on en lit peu dans une année.

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D’une écriture délicieusement ironique et à l’élégance discrète, mais sans jamais tomber dans la caricature ou la préciosité, l’auteur nous donne à déguster une intrigue qui nous renvoie aux plus belles machinations de John Le Carré ou de Graham Greene. Loin de livrer une fresque comme celle, incomparable, de Robert Littell (La compagnie), il s’attache au contraire à quelques personnages et décrit une opération de renseignement ambitieuse, capable de survivre aux chutes des empires et des idéologies. Il en profite pour faire quelques clins d’œil à la vie politique québécoise, et on me dit que cette liberté de ton n’est pas du goût de tout le monde.

Quoi qu’il en soit, avec ce roman, Patrick de Friberg donne aux non-initiés quelques clés pour comprendre certaines décisions politiques ou certaines trajectoires météoritiques. Quant aux initiés, ils ne peuvent qu’approuver ce salutaire travail pédagogique.

« I got a name, and I got a number, I’m coming after you. » (« Just a job to do », Genesis)

Et voilà, l’Empire a réussi à faire payer le grand tout maigre. « Justice a été faite », a annoncé l’Empereur, en homme qui n’a décidément pas été émasculé par son Nobel de la Paix. C’est à ces petits détails qu’on sépare les vrais mecs des demi-sels, mais, franchement, on n’y croyait plus. D’ailleurs, pour tout dire, on le croyait mort, l’excité de l’Hadramaout, emporté par une vilaine turista quelque part dans les zones tribales pakistanaises ou ravagé par une vilaine MST dans un claque de Tijuana ou une clinique du Montana.

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En 2006, les Saoudiens avaient même plutôt l’air sûrs de leur coup quand ils évoquaient une sépulture dans les montagnes et puis quand même, il reste une question : pourquoi diable Oussama a-t-il disparu de la circulation comme ça, d’un coup, pour ne plus laisser transpirer que des enregistrements moisis ? Evidemment, un esprit suspicieux comme le mien pourrait suggérer que les services saoudiens avaient sciemment laissé filtrer de fausses informations afin de donner un peu de répit au rejeton le plus turbulent du clan Ben Laden. Après tout, l’Arabie saoudite n’a découvert que sur le tard à quel point le jihadisme n’avait rien de sexy, et elle avait longtemps observé avec tendresse les agissements de cette bande de quadragénaires vivant chichement en Afghanistan dans des grottes et des camps de toile et rêvant d’abattre l’Empire. Il ne faut pas mépriser la camaraderie des tranchées, je sais, mais quand même. Peut-être Oussama en avait-il eu assez de toute cette violence, de toute cette pression, un peu comme Odile Deray ?

Quoi qu’il en soit, pendant qu’Oussama Ben Laden observait le silence blasé de celui qui n’a rien à prouver, le bon docteur Ayman se glissait avec talent dans les habits de chef d’Al Qaïda, et c’est à lui qu’on doit donc les grandes évolutions idéologiques et stratégiques du groupe, comme je l’ai exposé ici ou . Contrairement aux affirmations des dizaines d’experts plus ou moins compétents et inspirés qui se succèdent dans les médias depuis l’attentat de Marrakech et qui étaient donc en place quand la nouvelle est tombée, Ben Laden n’a jamais été le théoricien du jihad. Leader charismatique porté par une vision, il s’est toujours appuyé sur des idéologues originaires du Moyen-Orient (Abou Koutada al Filastini, Abou Hamza al Masri, Abou Walid, Abou Moussab al Suri, tous de sympathiques théologiens ouverts sur le monde) pour mettre en musique ses projets.

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Obsédé par l’Empire, Oussama Ben Laden avait quasiment trahi ses camarades du Machrek, plutôt obsédés par Israël, et Abou Zoubeida avait même confié à ses interrogateurs de la CIA que de réelles tensions étaient apparues à la fin des années 90 au sein de l’état-major d’AQ à ce sujet. Fort heureusement, fin tacticien, OBL avait su apaiser ses amis par quelques opérations de belle facture. Quel homme, quand même.

Et lundi matin, à l’heure où blanchit le campagne, voilà que j’apprends qu’Oussama a été tué par une équipe de SEALS, non pas dans les rugueuses campagnes pakistanaises près de la frontière afghane, mais au nord d’Islamabad, dans une ville, Abbottabad, qui abrite, excusez du peu, l’académie militaire nationale (PMA). Entouré d’élèves officiers et de militaires à la retraite, Oussama serait donc passé inaperçu toutes ses années, alors que tous les services de renseignement un tant soit peu sérieux savaient depuis au moins 1998 que l’ISI n’avait JAMAIS cessé de soutenir les Taliban, Al Qaïda, les groupes cachemiris et quelques autres rigolos. L’Inde a même émis des mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de deux membres de l’ISI pour leur rôle dans l’assaut lancé contre Bombay/Mumbai en novembre 2008. Et n’importe quel analyste de l’OTAN vous dira que les insurgés afghans – ce terme est proprement insupportable tant il passe sous silence le radicalisme religieux – n’ont jamais cessé de recevoir l’aide du Pakistan.

L’année dernière, Hilary Clinton avait même glissé, en public, qu’à son humble avis Oussama Ben Laden vivait au Pakistan. Naturellement, à Islamabad, on s’était ému, on avait protesté de sa bonne foi, on avait appelé à une pleine et entière coopération internationale, les habituelles foutaises servies par un gouvernement qui, au mieux savait qu’il n’avait aucune prise sur ses propres services secrets, ou qui, au pire jouait un double jeu éhonté avec les Occidentaux. Déjà, en 2003, au Quai, on riait des déclarations d’une délégation pakistanaise, incarnation de la vertu bafouée : « Des camps terroristes chez nous ? Mais il n’y en a jamais eu. D’ailleurs, on les a tous démantelés ». Non seulement c’était idiot, mais en plus c’était faux…

La duplicité d’Islamabad depuis le début de l’intervention occidentale en Afghanistan était donc telle qu’il semblait exclu d’informer qui que ce soit du raid contre Oussama Ben Laden. A quoi bon tenir secrète une opération au sein de ses propres forces pour en informer le pire allié qui soit ? Laissons le général Heinrich, interviewé dans Le Parisien, le quotidien qui fait l’opinion au pays des Lumières (ici), à ses évaluations et persistons à penser que l’opération Geronimo a bien été conduite sans un mot au Pakistan. Et réjouissons nous de ce silence, réel ou souhaité, car on imagine sans mal quelle aurait été la réaction de la rue pakistanaise, connue pour son amour de l’Occident et sa retenue lors des manifestations de sa colère… Finalement, le silence de l’Empire épargne un partenaire ambigu mais précieux, du moins pour l’instant.

Déjà, les conspirationnistes sortent du bois et, profitant de la diffusion par la presse pakistanaise d’une photo trafiquée, se laissent aller à leur hobby de prédilection. Le choix est vaste : Oussama était déjà mort, il avait été capturé il y a des mois et l’opération de l’Empire n’a été montée que pour servir les intérêts d’Obama, Oussama n’a jamais été qu’un agent de la CIA en mission d’infiltration profonde, Oussama était une drag queen de Sidney (« Priscilla, moudjahiddine du désert » ?), Oussama était un droïde de protocole parlant 6 millions de formes de communication, Oussama était le frère jumeau de Timothy McVeigh etc. Ce qui reste fascinant est la prodigieuse imagination et l’absence totale de cohérence de nos émules de Dan Brown, mais il s’agit ne pas perdre de temps avec ces analystes de pacotille ou ces experts de troisième zone, et on pourra se contenter des hilarantes contributions de Slate.fr.

Donc, il est mort, et si certains en doutent, ses fidèles, eux, commencent à le pleurer. Les cadres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), un temps abasourdis, se sont repris et nous ont promis une vengeance à la hauteur de l’affront. Enfin, un peu d’action, ne peut-on s’empêcher de penser. Il faut dire que la branche yéménite d’Al Qaïda a une autre allure que les petites frappes d’Abou Sayyaf, les lointains cousins de Mindanao, mais on y reviendra.

Donc, disais-je, Oussama est mort. « On meurt pas forcément dans son lit », disait Raoul Volofoni, qui s’y connaissait. Il a été abattu par un membre de la Team 6 des Navy SEALS, une unité de la marine impériale appartenant aux Forces spéciales et présentée au grand public par deux abominables navets, Navy Seals – les meilleurs (tout un programme, 1990, Lewis Teague) et GI Jane (1997, Ridley Scott).

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Alors, exécuté, Oussama ? Oui, probablement, mais ça dérange qui, exactement ? Capturer vivant le fondateur d’Al Qaïda aurait été, au-delà de la posture juridique et morale qui veut qu’on garantisse un procès impartial à l’accusé et qu’on préserve sa vie, un authentique et durable cauchemar. Partout, des jihadistes auraient pris des otages, réclamé la libération du héros, fait sauter avions et trains, des milliers d’avocats se seraient battus pour défendre l’homme le plus traqué de l’histoire, les témoins auraient été innombrables, les débats seraient rapidement devenus incompréhensibles, interminables, et surtout trop sensibles.

Ben oui, la CIA a joué avec le feu dans les années 80, et nous avec elle.

Ben oui, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Pakistan avaient reconnu les Taliban et n’ont pas tenu compte des sanctions décidées par les Nations unies.

Ben oui, la France n’a pas osé expulser les attachés religieux saoudiens qui faisaient en 1998 la tournée des mosquées clandestines en banlieue pour chauffer les foules.

Ben oui, les Britanniques ont toléré le Londonistan sur leur sol jusqu’à la vague de départs vers l’Afghanistan, en juin 2000, de quelques unes de ses figures. Et ils avaient même recruté quelques jihadistes de valeur…

Ben oui, la Chine commerçait avec les Taliban jusqu’au 11 septembre.

Ben oui, c’est l’armée pakistanaise qui a détruit les Bouddhas de Bamyan et qui a entrainé les tueurs de Bombay.

Ben oui, les Allemands ont mis plus de dix ans à reconnaître que les terroristes actifs sur leur sol n’étaient pas de petits délinquants maghrébins mais des jihadistes enragés.

Ben oui, les attentats de Moscou en 1999 sont un montage de M. Poutine, le démocrate exigeant qui a su associer à son refus de la guerre en Irak MM. Chirac et de Villepin.

Ben oui, les groupes jihadistes libanais ont été financés par les Saoudiens, avec l’accord tacite de la France, pour nuire à la Syrie.

Ben oui, c’est parfois avec des gifles qu’on obtient des renseignements.

L’option d’un procès était donc inenvisageable pour l’Empire, et j’imagine les ravages dans les opinions arabes et occidentales qu’auraient provoqués les révélations plus ou moins tronquées qui auraient garni les débats. L’élimination d’OBL présentait par ailleurs plusieurs avantages :

– évidemment, il s’agit d’un vrai succès personnel de l’Empereur ;

– de plus, les circonstances de l’assaut ont permis de déciller les yeux de certains journalistes – tout le monde ne peut pas avoir la clairvoyance de l’équipe de Rendez-vous avec X – qui découvrent, ou font mine de découvrir, que le Pakistan n’est pas notre meilleur allié dans la guerre contre Al Qaïda et sa clique de cinglés ;

– surtout, il s’agit d’un message très clair envoyé à tous les jihadistes, et c’est ainsi qu’il faut traduire le fameux « Justice has been done » : ça a pris dix ans, nous avons tâtonné, nous avons hésité, nous avons dépensé des fortunes, nous avons perdu des hommes, nous avons tué des innocents, mais au bout du compte, nous l’avons trouvé et nous l’avons tué. La déclinaison planétaire d’une affaire comparable à la mort de Khaled Kelkal, en quelque sorte.

Peut-être aussi faut-il prendre en considération le facteur humain. Quand on connaît les modes opératoires des forces spéciales, et plus particulièrement ceux des SEALS, il ne faut pas s’étonner que ça ait un peu rafalé. Surentraînés, surmotivés, surarmés, les hommes de la Team Six n’ont sans doute pas beaucoup hésité à tirer quand Oussama Ben Laden a bougé la main. Go ahead, Osama, make my day

Seulement voilà, quand on est l’Empire, on fait attention, on fait des efforts, on essaye de calmer le jeu, et un conseiller a sans doute pensé : nous ne sommes pas des Russes massacrant des Tchétchènes, donc, pas de colliers d’oreilles ou de doigts, pas de vidéos idiotes comme à Abou Ghraïb, on va la jouer finement. On va lui donner une sépulture correcte, on ne va pas inonder le monde de photos qui seraient autant de trophées malsains, on va se montrer responsables. Et la dépouille d’OBL a donc été inhumée en mer, au large du Pakistan, après une courte cérémonie à bord du porte-avions USS Carl Vinson, une modeste barcasse. Seulement voilà, c’était compter sans le soin maniaque que portent de nombreux responsables musulmans au strict respect de rites funéraires. On ne plaisante pas avec ça, les amis. Les Arabes, peuple du désert, ne jettent pas leurs cadavres en mer, ils les inhument avec soin.

– Ben oui, mais les marins ? Les copains de Sindbad ?

– Mon cher ami, les copains de Sindbad, comme vous dîtes, ne mouraient tout simplement pas en mer. Il suffit de faire des efforts, voilà tout.

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On imagine la consternation des stratèges de l’Empire, réunis là-bas, à Washington. Bon Dieu, les marins musulmans ne meurent pas en mer, la poisse ! Non mais vous imaginez ? En voulant éviter de créer un point de ralliement et de recueillement pour les jihadistes et autres fanatiques, nous avons fait pire, nous avons heurté la foi de millions de croyants.

En effet, ça n’est pas de chance. Il y en aura toujours pour protester, pour se demander à haute voix pourquoi le recteur d’Al Azhar ne trouve pas déplacés les massacres de chrétiens au Soudan, ou lamentables les crimes d’honneur au Pakistan, ou honteux les attentats contre les églises en Indonésie, ou scandaleux les tirs de missiles antichars sur les bus de ramassage scolaire israéliens, mais ceux qui feraient ces objections mélangeraient tout, amalgameraient, se tromperaient lourdement. Dont acte. Bien penser à ajouter « on n’inhume pas un musulman en mer » à la fameuse sentence indienne rapportée dans une aventure de Lucky Luke « un Apache ne combat pas la nuit » (ça aussi, c’est bon à savoir).

Les plus vicieux, dont je m’honore de faire partie, poursuivront même leur questionnement. Par exemple :

– s’il n’était pas mort, vous ne croyez pas qu’il aurait appelé l’AFP, comme les petits malins d’AQPA au Yémen, ou CNN, comme les comiques des Shebab somaliens ?

– et en quoi c’est si grave d’avoir abattu un terroriste quand on coupe les têtes avec une belle cadence en Iran ou dans la riante Arabie saoudite ?

– et au fait, pourquoi Oussama Ben Laden était-il un héros si les attentats de New York et de Washington – et d’ailleurs, d’ailleurs – ont en fait été perpétrés par une diabolique machination internationale à majorité judéo-maçonnique anglo-saxonne ?

Et à présent ? Après la fin de l’islamisme annoncée en janvier par quelques orientalistes, après l’enterrement précipité du choc des civilisations par une poignée de commentateurs politiques frappés d’infantilisme, allons-nous avoir droit à la fin du jihad ? Devons-nous croire, comme Bernard Guetta ce matin sur France Inter, visiblement en proie à une crise de delirium, que la paix est devant nous ? A qui avons-nous affaire ? Clausewitz chez les Bisounours ? Machiavel au pays de Candy ? Raymond Aron invité du Muppet show ? Le fait de refuser le choc des civilisations au nom d’un aveuglement imbécile, et pour tout dire suspect, ne change rien à la réalité. De même, le fait, très modestement comme moi, de ne pas juger Huntington complètement idiot ne veut pas dire que je me réjouisse des tensions communautaires. Nous autres, pères de famille, avons inexplicablement tendance à préférer la paix, mais cela ne nous empêche pas de regarder les choses en face.

Certes, les islamistes ont raté le début des révolutions arabes, mais en Tunisie, en Egypte, on les voit à la manœuvre, et si la jeunesse occidentalisée ne veut pas d’eux, les couches les plus populaires font plus que les écouter. Ils sont en embuscade en Jordanie, en Syrie, plus qu’actifs en Libye. Il n’y a qu’en Algérie, la malheureuse Algérie, que rien ni personne ne semble en mesure de faire bouger ce pouvoir. On dira ce qu’on veut, mais si l’armée algérienne est incapable de sécuriser 100 mètres de route en Kabylie, la Gendarmerie et la police, elles, savent y faire pour bloquer les manifestations. Comme toujours, tout est question de priorité.

Et donc, partant, le jihad serait derrière nous ? Pas fous, Bernard Guetta et Rémy Ourdan préparent l’avenir et ses possibles (!) désillusions en n’écartant quand même pas des attentats, un peu comme le chant du cygne. Néfaste vision arabo-centrée du jihad. Il faudra leur expliquer, au Sahel, en Somalie, en Ouganda, au Kenya, dans le sud de la Thaïlande, en Inde, en Afghanistan, au Pakistan ou dans quelques banlieues européennes que le pire est derrière nous. On croirait entendre Michel Galabru dans Le viager (1972, Pierre Tchernia), annonçant chaque année l’inévitable reculade du Reich. En mai 1940, il est forcément moins crédible.

Rien de ce qui justifiait, en profondeur, le jihadisme dimanche soir n’a disparu lundi matin. La crise économique est là, et elle va en s’aggravant dans les pays qui vivaient du tourisme. Pourquoi croyez-vous qu’un attentat a eu lieu à Marrakech, dans le seul pays qui gère habilement et humainement le printemps arabe ? Les naïfs et les idiots – Thiéfaine aurait dit les dingues et les paumés –  parlent d’un complot (encore un !) pour empêcher le roi de faire ses réformes, voire, comble du ridicule, d’un acte mafieux entre gangs rivaux. Ben voyons.

La crise économique est là, disais-je, mais aussi la crise de gouvernance, la colère, hélas justifiée, contre l’Occident et son soutien aveugle à Israël, et même le refus d’une société de consommation devenue folle qui conduit de nombreux adolescents « du Sud » à adopter le jihadisme comme idéologie révolutionnaire.

On n’a pas fini d’envoyer nos tueurs liquider des gourous, des religieux dévoyés et des soldats perdus.

Et je dédie ce post enflammé à un lieutenant-colonel que j’ai très bien connu et qui se reconnaîtra.

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« Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près. » (Robert Capa)

Tout le monde ne peut pas avoir la présence d’esprit de se déguiser pour braver le danger, et Tim Hetherington, qui n’a pas appliqué la célèbre méthode des journalistes français, que le monde entier nous envie, en est mort.

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En 2001, Michel Peyrad avait tenté de traverser un check point talêb déguisé en Afghane. Forcément, avec des rangers sous la burqa et un gabarit de demi de mêlée, l’affaire n’est pas allée bien loin. Libéré en bonne santé, le grand journaliste trouva quand même l’occasion de déplorer les carences vitaminiques du régime alimentaire qu’il avait suivi en détention. Autour de lui, ça flinguait à tout va et les enfants afghans mouraient en ramassant les sous munitions non explosées qui avaient la même couleur que les rations que nous parachutions, mais c’était moins important que le respect d’une alimentation équilibrée.

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En 2009, ce sont deux journalistes de France 3 qui ont tenté, malgré les conseils de l’armée française et des services, de se fondre dans la masse pour explorer une région infestée de Taliban. Un minimum de bon sens et la lecture de quelques ouvrages simples auraient pu leur apprendre que dans une guerre de guérilla, les insurgés voient tout et que ça n’est pas en portant un pakol qu’on trompe son monde – surtout quand on est roux, mais passons.

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Tim Hetherington, lui, ne s’était pas déguisé. Il portait ses appareils photos en bandoulière et, contrairement à quelques mythomanes croisés dans des pays lointains (soupir), il ne semblait pas ridicule avec sa veste de reporter. Pire, il n’hésitait pas à s’approcher des combats avec un casque et un gilet pare-balles.

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Le 20 avril dernier, Tim Hetherington a été tué par un tir de mortier à Misrata, en Libye. Photographe récompensé par ses pairs, cinéaste de talent, grand connaisseur de l’Afrique occidentale, il rejoint la cohorte des reporters morts au plus près des combats pour témoigner de la réalité des guerres, souvent parfaitement abstraites pour ceux qui les déclenchent et si peu intéressantes pour les téléspectateurs de TF1 – ou de France 2, d’ailleurs.

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Il y a donc désormais une place Tim Hetherington à Adjabiya, et j’espère pouvoir m’y rendre un jour. On peut laisser un mot de condoléances ici et admirer son travail . Il reste Restrepo…

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… et le livre que Tim Hetherington en avait tiré, Infidel.

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Et pour ceux qui sont intéressés par ces personnages fascinants et leur travail, je ne peux que conseiller quelques ouvrages :

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