« Quand y en a plus/ Et ben y en a encore » (« Alors on danse », Stromae)

Autant être le dire d’entrée, je ne raffole pas des commémorations. Le spectacle d’hommes politiques plus ou moins figés dans de maladroits garde-à-vous m’a toujours consterné, tant leur sincérité me semble être celle d’un transfuge du 1er Directorat du KGB. Et que dire des médias, qui assurent la couverture de tels évènements avec la retenue et la pudeur d’étudiants américains en goguette à Cancún ? Ou des commentateurs qui savent à peine de quoi il est question mais en profitent pour faire la publicité de leur dernier livre, du genre Comment j’avais tout prévu avant tout le monde ou The Qaeda cookbook : bien manger pendant le jihad. Dans nos sociétés, qui placent la commémoration au-dessus de la réflexion et célèbrent les survivants avec l’indécence d‘héritiers entourant de prévenantes attentions un vieil oncle richissime mais longtemps délaissé, on préfère décorer les derniers rescapés, quatre-vingts ans après la fin de la guerre (mais pourquoi n’ont-ils pas eu de pendante avant ? on se le demande), plutôt que de réfléchir au sens de leur vie et de leur sacrifice. Mais je m’emporte.

 Or donc, à moins de vivre dans un village du sud-est de la Corrèze que je connais bien, et d’être donc coupé de la civilisation, il semble impossible d’échapper aux commémorations des attentats du 11 septembre 2001. Peu d’intervenants sur les ondes, ce matin, ont songé à rappeler qu’avant le 11 septembre il y avait eu le 9 septembre – je sais, ça semble trivial, dit comme ça – et que la mort du commandant Massoud, évoquée ici il y a déjà deux ans par votre serviteur, nous avait mis sur les dents avant même cette fatidique matinée.  Toujours est-il que le monde occidental, hypocritement uni sur fond de faillite générale et de crises de régime, commémore les attentats de New York et de Washington tout en s’interrogeant, mollement, sur son devenir. Il y a bien des réponses, mais personne ne semble impatient – ou en mesure ? – de les entendre.

Pour des raisons qui m’échappent, mais mon entourage prétend que je suis de plus en plus déconnecté des basses réalités de ce monde, les commémorations des tueries du 11 septembre 2001 ont donc commencé dès le début de l’été, comme ici, par exemple. Je l’écrivais d’ailleurs régulièrement dans ma précédente vie, « cette année, le 11 novembre aura lieu le 10 ».

On pérore donc, on s’interroge gravement, on exhume les dossiers. Fabrizio Calvi nous révèle avec dix ans de retard l’existence, certes fascinante, d’Ali Mohammed, et Bruce Riedel dévoile à la population émerveillée la vie tragique et passionnée d’Abdallah Azzam (ici). Dans Politique étrangère, Gérard Chaliand nous en remet une petite couche sur la guérilla et le terrorisme, pour ceux qui auraient manqué les trente dernières années, tandis qu’un certain Guido Steinberg, ancien conseiller du Reich sur les questions de terrorisme, nous assène une pitoyable inspection du front sous forme de catalogue (téléchargeable gratuitement ici). Dans une université digne de ce nom, un étudiant de licence aurait été fusillé pour avoir rédigé un texte au plan aussi consternant, mais il faut croire que cela suffit à faire une carrière en Allemagne.

La concomitance de cet anniversaire et des révoltes arabes conduit, forcément, les commentateurs plus ou moins inspirés des soubresauts moyen-orientaux à nous livrer analyses, prédictions, ou visions d’ensemble associant ces deux événements.Ainsi, à la déferlante de mauvais romans et piètres essais qui nous submerge chaque année en septembre est venue s’ajouter une vague de livres évoquant de près ou de loin les attentats du 11 septembre. Après tout, le dixième anniversaire de la plus meurtrière attaque terroriste de l’histoire mérite bien qu’on s’arrête sur ses conséquences. Mais, et c’est bien là que le bât blesse, on commence à tirer les conclusions historiques d’un phénomène en cours et que l’on appelle, par facilité, printemps arabe – bien qu’il ait débuté en décembre. Autant le dire tout de suite, et même si mon opinion n’a guère de valeur, je dénie à tous ces travaux d’analyse postrévolutionnaires toute valeur autre qu’anecdotique. Tout au plus pourront-ils nourrir les réflexions des historiens dans des décennies, comme reflet de ce que l’on percevait de ce fascinant phénomène politique.

Le plus troublant dans cette déferlante éditoriale est l’optimise unanimement béat des orientalistes. Jean-Pierre Filiu, un de nos esprits « civils » pourtant les plus acérés sur le monde arabo-musulman, sombre ainsi littéralement dans l’angélisme. Faisant la promotion de son dernier ouvrage, La révolution arabe : dix leçons sur le soulèvement démocratique publié chez Fayard il y a quelques jours, le voilà lancé dans un exercice d’auto-conviction qui force l’admiration. Evidemment, les élites françaises ont toujours été douées pour ce genre d’exercice. Des types qui tombent des avions suspendus à des draps ? Ridicule. Comment ça, on ne devrait pas poursuivre les Sarrasins dans la citadelle de la Mansourah ? Tas de dégonflés.

 Que nous disent donc M. Filiu et ses camarades, alors que les trois révolutions nord-africaines prennent d’inquiétantes tournures ? Ils nous disent, avec la touchante conviction de spectateurs très – trop ? – proches des acteurs, que tout va bien se terminer, qu’il s’agit d’une défaite historique pour Al Qaïda mais aussi pour les islamistes, que la jeunesse arabe est en marche et qu’elle aspire à nous rejoindre sur les rives enchantées de la démocratie sociale européenne teintée de consumérisme chic (un iPad 2 aux couleurs de l’Egypte ? oui, c’est pour célébrer notre immortelle victoire lors de la Guerre d’Octobre). M. Filiu a même exposé son analyse très tôt, dès le mois d’avril, alors que les cendres étaient encore chaudes, sur le site Internet Rue89, dont il est inutile de rappeler la légèreté, si ce n’est l’incurie.

Pour notre auteur, les revendications des manifestants des révoltes arabes relèvent de nos valeurs (transparence, lutte contre la corruption, partage du pouvoir et des richesses, élections libres) et ne présentent aucune caractéristique pouvant les lier à l’islam radical. Il est permis d’en douter, ou du moins de faire une poignée de remarques. Il est ainsi parfaitement exact que les révolutions observées en Tunisie et en Egypte se sont déclenchées, contre des régimes à bout de souffle, en raison de leur insupportable niveau de corruption, du blocage de la vie politique et de l’arbitraire policier et judiciaire. Sur ces points, Jean-Pierre Filiu voit juste, et cette proximité avec les revendications entendues en Europe ou en Amérique du Nord le conduit à un excès d’optimisme. Mais ces revendications n’étaient pas les seules. L’hostilité à Israël ou aux Etats-Unis, un antisémitisme virulent, un refus de certaines formes de la modernité sociale européenne (droit des femmes, des minorités religieuses ou sexuelles) et un nationalisme virulent étaient également présents dans les manifestations que j’ai pu observer au Caire.

De même, évoquer avec des trémolos dans la voix la jeunesse des révolutionnaires, le poids des réseaux sociaux ou l’importance des femmes dans les révoltes me semble relever de l’aveuglement, ou de l’escroquerie – même s’il faudra bien parler, un jour, d’ Otpor.

Dans un pays, l’Égypte, où le salaire mensuel est en moyenne de 150 dollars, qui pourra croire que ce sont des millions d’adolescents équipés de smartphones qui ont fait vaciller le régime. Combien peuvent payer des connexions Internet mobiles ? Il ne s’agit pas de nier le rôle de Facebook ou de Twitter, bien sûr, mais de relativiser la représentativité sociale des courageux jeunes hommes et jeunes femmes vus place Tahrir. Comme ailleurs, la révolte a été le fait d’une avant-garde sociale, bourgeoise, qui a pu mettre à bas un système avec le soutien d’une immense majorité de citoyens pauvres. Mais, une fois la poussière retombée, les fossés sociaux refont leur apparition et il suffit de fréquenter le centre du Caire pour voir que la société égyptienne est plus éclatée que jamais, et que la nostalgie d’un ordre certes injuste mais stable est déjà là.

Ce qui m’a le plus troublé, dès les premières semaines de révolte, a été l’empressement des orientalistes français à passer par pertes et profits l’islamisme, le jihadisme, Al Qaïda et les tensions communautaires. Gilles Képel, qui s’était déjà illustré en juin 2001 en annonçant la défaite de l’islamisme, comme je le rappelais malicieusement ici, n’a pas été le dernier à proclamer haut et fort la défaite historique d’Al Qaïda, et son refrain a été repris par Jean-Pierre Filiu. Alors, qui a raté le coche ? Qui saute qui ? aurait immanquablement demandé Fernand Naudin, un homme à qui on ne la faisait pas.

Comme la plupart des formations politiques arabes, les partis islamistes ont en effet raté le départ du train. Mais force est de constater qu’ils ont su rapidement monter à son bord, et il serait bien naïf de croire que cela n’a été possible que par la seule force de leur organisation. Les revendications de ces partis trouvent manifestement un grand écho au sein des révoltés du monde arabo-musulman, et elles complètent à merveille la liste établie par Filiu : fin de la corruption, fin de la violence politique, certes, mais aussi retour à des sociétés traditionnelles, hostilité à Israël, suprématie plus qu’écrasante des musulmans sur les autres communautés religieuses. Sur ce dernier point, d’ailleurs, ne nous méprenons pas. La suprématie de l’islam majoritaire sur le christianisme minoritaire, mais légitimé par l’antériorité historique en Egypte, n’est pas beaucoup plus brutale que les fascinantes considérations de MM. Guéant, Ciotti ou Luca, le si distingué admirateur de la Garde de fer roumaine, au sujet de la place de l’islam au sein de notre pays, fille aînée de l’Eglise.

Au Caire, les Frères musulmans, qui, comme le souligne M. Filu, sont en effet divisés, semblent en passe de constituer au parlement un groupe qui, à défaut de disposer de la majorité absolue, sera en mesure de gouverner grâce à une coalition avec de petits partis islamistes et même avec des formations non religieuses (droite, monarchistes, etc.), à moins que l’armée ne se décide enfin à assumer ses désirs secrets et renvoie tout ce petit monde en prison, mais c’est un autre débat.

Reste que l’enthousiasme de nos orientalistes ne semble pas douché par le retour en force, après quelques semaines de flottement, des partis islamistes. Mieux, ils semblent aveugles et sourds aux signaux qui nous parviennent, de plus en plus forts et nombreux. De l’ancien maire de Tanger rejoignant le Parti de la justice et du développement (PJD) au retour en force d’Ennahda en Tunisie, des poussées islamistes au Mali ou au Sénégal aux ambiguïtés – pour rester poli – égyptiennes au sujet des insurgés libyens ou d’Israël, il est désormais matériellement impossible de balayer avec mépris l’hypothèse de pouvoirs islamistes sur la rive sud de la mare nostrum.

Ce point est d’ailleurs soulevé par Alain Chouet qui, dans son dernier livre évoqué dans Paris Match, retourne à ses vieilles et légitimes obsessions au sujet de l’islamisme politique et de la stratégie d’influence des Frères musulmans. Fin connaisseur du Moyen-Orient, ce vétéran de l’espionnage se trompe pourtant, comme il y a des années, de cible tant le timing des jihadistes et des islamistes est différent. Dire que le terrorisme n’est pas une vraie menace, à l’instar de Percy Kemp – il doit y avoir un truc avec le Liban à ce sujet, il faudra que je cherche – et qu’il faut se concentrer sur l’islamisme politique est un non sens. Les menaces sont différentes dans leur manifestation, leurs objectifs, leurs moyens et leurs méthodes. A la tête du Service de renseignement de sécurité (SRS) de la DGSE, Alain Chouet ne portait, quoi qu’il en dise aujourd’hui, qu’un vague intérêt à la lutte contre les réseaux jihadistes, son passé et sa formation le portant plutôt vers les menaces étatiques (Syrie, Libye, Iran). Il me revient d’ailleurs qu’en juin 2001 seuls quelques analystes acharnés ont empêché cette mystérieuse administration de dissoudre l’équipe qui travaillait sur Al Qaïda… En 2002/2003, d’autres n’auront pas la chance d’être entendus et c’est ainsi que les réseaux jihadistes européens seront suivis, à leurs heures perdues, par une poignée de jeunes fonctionnaires plus conscients que leurs aînés de la nature de la menace…

–       (accent corse) Mais enfin, c’est qui, cet Al Qaïda ? Alfredo ? Alberto ? Alphonso ? De quel village vient-il ?

Ce n’est certainement pas au sein d’un service de renseignement qu’Alain Chouet pouvait lutter contre l’islamisme radical non violent. Quand un directeur vous dit ne pas croire aux actions d’influence (sic, et soupir en y repensant), mieux vaut filer au Quai, ou dans un cabinet ministériel. Et quand ceux qui sont au pouvoir confondent sunnites et chiites, il est temps de refaire son passeport et de fuir le plus loin possible…

Ainsi donc, il n’y aurait pas de risque islamiste contenu dans ce printemps arabe qui se prolonge et tourne plus au bain de sang qu’à la fête démocratique. Et ainsi donc ces révolutions illustreraient l’échec d’Al Qaïda. Là encore, le dogmatisme, les idées reçues, une bonne dose d’aveuglement et le refus de voir ou de comprendre pèsent lourd. Quoi qu’on dise, Al Qaïda ne s’est jamais pensée, de prime abord, comme une organisation révolutionnaire. Certains de ses membres les plus prestigieux, comme Ayman Al Zawahiry, ont bien été membres de mouvements nationaux cherchant à renverser un régime, mais plus par la violence ciblée que par une stratégie de conquête soutenue par le peuple. Il n’y a peut-être qu’en Algérie, dans les années 90, que le système a bien failli s’effondrer sur lui-même sous les coups de l’AIS, du GIA et des milliers de maquisards soutenus par une partie de la population.

Gilles Képel, que l’on ne savait pas si porté à la psychanalyse des organisations, estime, dans le calamiteux hors-série du Monde consacré au 11 septembre, que les attentats commis à New York et Washington ont été le chant du cygne, l’ultime coup d’archet, la sanglante illustration de l’échec d’Al Qaïda, une sorte d’hubris jihadiste comme aurait pu l’écrire Michael Scheuer. En réalité, et il me semble l’avoir déjà écrit, les attentats du 11 septembre ont été un spectaculaire lancement du jihad mondial, bien plus efficaces que les attentats du 7 août 98 en Afrique qui avaient suivi la diffusion du mythique communiqué du 23 février 1998 annonçant la création du Front islamique mondial du jihad contre les juifs et les croisés.

Le 11 septembre au soir, alors que personne ne doute de l’identité des auteurs de l’attaque, Al Qaïda a gagné son pari : le jihadisme a remporté, plus qu’une belle victoire opérationnelle, une exceptionnelle victoire symbolique. Désormais, les jihadistes du monde entier savent que frapper l’Empire est possible et qu’ils n’ont qu’à rallier OBL et sa clique. L’intervention en Afghanistan, qui était attendue et conçue comme un piège – et qui avait provoqué de sérieux doutes chez certains chefs jihadistes – constitue évidemment un revers, mais celui-ci n’est que tactique.

L’aveuglement de l’Administration Bush, qui conduira à l’intervention en Irak, et les foutaises à l’œuvre dès les accords de Bonn, en décembre 2001, qui veulent qu’on tente d’implanter en Afghanistan un régime à l’islandaise – brillante idée, vraiment – font qu’au succès initial rencontré le 11 septembre va s’ajouter un succès stratégique majeur qu’il est de bon ton d’ignorer, du côté de Sciences Po ou du Quai. Il suffit pourtant de regarder une carte du monde pour voir quelle ampleur a pris l’influence d’Al Qaïda en dix ans. Dès 2003, nous les appelions des franchises, et elles sont aujourd’hui à la fois nombreuses et en pleine expansion. L’erreur que beaucoup commettent, et que j’ai la prétention de rappeler ici, est donc de voir le 11 septembre comme un fin, dans les deux sens du terme, alors qu’il ne s’agissait que d’un début. Ayman Al Zawahiry, un homme qui a le sens de la formule, parle même à longueur de communiqués, d’une avant-garde de la conquête. Al Qaïda n’est pas un mouvement révolutionnaire, Al Qaïda est le mouvement qui se veut l’éveilleur de conscience, le déclencheur d’un séisme qu’il n’entend même pas contrôler mais juste initier. Alors, oui, Al Qaïda n’est pour rien, au moins directement, dans le déclenchement du printemps arabe. Les historiens, et non les chroniqueurs quotidiens, jugeront peut-être que l’intensification de la répression par les régimes arabes de l’islam radical depuis 2001 a exaspéré les populations jusqu’au point de non-retour.

Et que nous dit cette carte du monde, qu’on ne devrait jamais quitter des yeux ? Elle nous dit que le jihad se porte bien, merci, que l’efficacité des services occidentaux, et singulièrement de ceux de l’Empire, porte des coups réguliers mais que, inquiétant signe des temps, de nouveaux fronts apparaissent sans que d’autres s’éteignent vraiment…

En Algérie, Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), née en 2006/2007 d’un GSPC tournant au ralenti rayonne désormais jusqu’au nord du Nigeria, malgré le scepticisme de certains observateurs. Boko Haram a même changé son nom en décembre 2010 et est devenu le Groupe sunnite pour la prédication et le jihad (GSPJ), un bel hommage aux vétérans du jihad algérien.

Au Yémen, Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), deuxième émanation d’un mouvement qui avait lancé le jihad en Arabie saoudite en mai 2003 et avait été laminée par les services saoudiens – des poètes, soit dit en passant – a ressuscité et, après avoir été quelques mois Al Qaïda au Yémen, est de nouveau une menace régionale majeure. L’Empire considère même ces braves garçons comme le groupe jihadiste le plus innovant et le plus dangereux de la mouvance.

Il se murmure avec insistance qu’AQPA aurait même pris le contrôle, depuis plusieurs semaines, d’une ville du sud du Yémen, Zinjibar, juste en face de la Somalie des Shebab, ces charmants bambins qui ont, eux aussi, prêté allégeance à Al Qaïda et au bon docteur Zawahiry et ont frappé en Ouganda.

On pourrait aussi parler des cellules jihadistes de Gaza ou du Sinaï, ou de la renaissance d’Al Qaïda en Irak (AQI), pompeusement appelée Etat islamique d’Irak (EII), ou de la montée en puissance des groupes turcophones, qu’il s’agisse du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), de l’Union du jihad islamique (UJI) ou du fascinant Front islamique du Turkestan oriental, actif au Xinjiang. Et il reste les petites frappes d’Abou Sayyaf , aux Philippines, les combattants du sud de la Thaïlande, les très performants membres de la Jemaah Islamiyaa (JI) indonésienne. Pour ceux qui voudraient saisir toute la fascinante complexité d’une mouvance jihadiste qui n’en finit pas de s’adapter, je ne peux que renvoyer aux remarquables travaux d’Aaron J. Zelin, fondateur de Jihadology.

Tout cela m’incite à ne pas suivre Jean-Pierre Filiu quand il déclare, dans La Croix, qu’il faut se libérer des œillères d’Al Qaïda. Le printemps arabe n’est pas l’échec d’Al Qaïda, il pourrait même devenir son nouveau souffle, que les nouveaux régimes tolèrent mieux le jihadisme (en Egypte, en Libye) ou que le chaos lui apporte du sang neuf (en Syrie, au Yémen). On verra bien si c’est la paix pour notre époque et si les Ardennes sont infranchissables.

Welcome, sir!

Esprit libre, brillant penseur, le colonel Michel Goya vient de créer son blog, sobrement nommé La voie de l’épée.

La nouvelle est d’importance au sein de notre petite communauté de bloggeurs en raison de la qualité et de la pertinence des travaux du colonel Goya, et c’est donc avec respect et admiration que je lui souhaite la bienvenue.

Mais je retourne à mes barbus car les commémorations à venir entraînent une foule de publications dont nous aurions pu nous passer et qu’il convient de replacer à leur juste niveau.

On nous prie d’annoncer le décès d’Atiyah Abdelrahman

On nous prie d’annoncer le décès d’Atiyah Abdelrahman, citoyen libyen, adjoint du bon docteur Ayman Al Zawahiry et idéologue du jihad.

– Jihadiste, faut reconnaître, c’est pas une sinécure, doit-on encore entendre dans les salons de thé de Peshawar.

Et il doit bien se trouver un type au front un peu bas pour répondre d’un air entendu :

– Ouais, c’est pas faux.

Atiyah Abdelrahman était pourtant une personnalité attachante. Vous trouverez sans peine sur YouTube quelques réjouissantes vidéos dans lesquelles ce cher disparu vante les mérites de la guerre sainte, les avantages de la lapidation ou l’impérieuse nécessité de tuer des juifs et des croisés. Il faut dire que notre homme était une pointure, une véritable légende du jihad – pensez donc, il savait lire et écrire – à la vie déjà aventureuse.

Membre du Groupe islamique combattant libyen (GICL), il était réputé avoir une connaissance précieuse de la mouvance islamiste radicale maghrébine et avait même effectué un séjour plutôt mouvementé au sein du GIA au début des années ’90, une expérience semble-t-il assez cuisante.

Homme de confiance, il avait aussi joué un rôle central dans le rapprochement entre Abou Moussab Al Zarqawi, le boucher de Bagdad, et les esprits raffinés d’Al Qaïda réfugiés au Pakistan (cris de la foule : « Au Pakistan ? Honteuse calomnie sioniste ! »). Il aurait même eu le courage de retourner en Algérie au début des années 2000 afin d’y convaincre les chefs du GSPC de se rallier au fier étendard d’Oussama Ben Laden. Bref, une épée. Et, mais vous l’aviez noté, Atiyah Abdelrahman est mort alors que des inquiétudes, déjà anciennes, ressurgissent au sujet du poids des jihadistes au sein de la rebellion libyenne. Même le roi Abdallah d’Arabie saoudite, qui s’y connaît, a récemment affirmé que des membres d’Al Qaïda s’étaient glissés parmi les insurgés (notre jeu de l’été : saurez-vous les retrouver ?)

Seulement voilà, il se trouve que l’Empire veille au grain et entend frapper sans relâche les cadres d’Al Qaïda. Assassinat ciblés ? Si vous voulez.

Dix ans près les ricanements d’observateurs qui pensent qu’on recrute des sources avec de petits bouts de bois qui frémissent, ou qui imaginent qu’il y a de l’espace pour une négociation avec des jihadistes enragés, les services impériaux maîtrisent admirablement un processus opérationnel qui leur permet d’éliminer régulièrement des responsables taliban ou jihadistes à l’aide de drones, vous savez, ces petits avions armés et sans pilote dont la France ne dispose toujours pas – une preuve supplémentaire de leur grande pertinence.

Ce qu’il y a d’assez troublant dans cette campagne d’éliminations, à mon sens, c’est que l’Empire semblerait commencer à croire que la victoire est au bout du Hellfire (AGM-114 pour les maniaques qui me lisent, et je sais que vous êtes là).

De fait, viendra bien un moment où le bon docteur Ayman ouvrira une lettre piégée (« Ne l’ouvrez pas ! » serait le conseil de Farès) et où plusieurs de ses aimables subordonnés auront de regrettables accidents de voiture. Il faut dire que les routes ne sont pas sûres au Pakistan ou au Yémen. Mais ces quelques décès d’hommes pieux suffiront-ils à éteindre l’incendie ?

Au nord du Nigeria, les sympathiques agités de Boko Haram ont déjà une réponse. Comme leurs amis des Shebab de Somalie, d’ailleurs. Ou les garnements du sud de la Thaïlande. Enfin, on ne va pas se plaindre en plus, non ? La guerre est déjà longue, mais elle n’est pas finie.

Pour ma part, je suis sensible au geste de mes amis de Langley qui ont choisi de « retirer » d’Atiyah Abdelrahman un 22 août, jour anniversaire de la mort de mon père, un homme dont la main n’aurait pas tremblé. Merci, les gars.

L’hypothétique métamorphose des cloportes

Quand même, à quoi ça tient, quand on y pense. On naît, on vit, on trépasse, aurait ajouté le regretté Paul Volfoni, frère de l’autre. Voilà un colonel qui plantait sa tente dans les jardins de l’hôtel Marigny, qui nous promettait des contrats mirobolants (« Et vous me mettrez une centaine de Morane Saulnier MS-406 avec mes 250 chars Renault FT-17 et mes cinq Caravelle ») et qui transformait la bondissante Rama Yade en carpette – preuve qu’on peut faire croire qu’on a un cerveau, des principes et de l’amour propre mais qu’au bout du compte on ne vaut pas mieux que les autres. Sinon, c’était comment, l’UNESCO ?

Bref, on dira ce qu’on veut, mais la chute de Kadhafi, malgré le brushing de BHL (et son anglais de pacotille), le manque de bombes et les livraisons d’armes à AQMI, pardon, aux insurgés, est une excellente nouvelle. Après la fuite de l’épicier Ben Ali et sa bande de souteneurs, après la chute de Pharaon, l’homme que l’on juge dans son sarcophage, voilà un homme qui fait mine de se battre dans son bunker de luxe. Tout le monde ne peut pas avoir la grandeur d’âme de Salavador Allende ou l’éclair de lucidité d’Adolf Hitler et se flinguer en grand uniforme.

Après avoir accusé Al Qaïda ET appelé au jihad, après avoir traité ses opposants de rats ET avoir proposé des négociations sans condition, le colonel le plus célèbre du monde arabe fuit comme un tyran ubuesque. On n’y croyait presque plus, soit dit en passant. Avant cette victoire, le printemps arabe ressemblait à une vaste boucherie, de la riante Syrie au vert Yémen. Avec la chute du régime libyen, les peuples arabes accrochent un 3e scalp et transforment leur printemps en année. A quand Assad ? demande-t-on à Beyrouth ? Mystère.

Abattre Kadhafi n’a pas été si difficile – que les morts au combat me pardonnent, abattre Bachar El Assad, l’ex-gendre idéal qu’évoquait ELLE il y a quelques mois (« son épouse est si élégante »), sera bien plus difficile.

Le système Ben Ali était mourant, le système Moubarak malade, le système Kadhafi à l’image de son maître, foutraque. Le système Assad a l’air de tenir, grâce à l’amical soutien de l’Iran et les subtiles pressions du Hezbollah au Liban. Il faut dire que le Parti de Dieu, en toute modestie, a une façon très personnelle de gérer les désaccords inhérents au jeu démocratique (démocra quoi ?). Demandez donc aux parlementaires et journalistes sunnites, enfin, ceux qui ont survécu, et aux opposants à Damas. La Syrie tient le choc parce qu’elle tient le Liban et que l’Iran la tient. Sans Téhéran, les choses seraient sans doute plus simples mais la turbulente république islamique a besoin de la Syrie pour tenir le Hezbollah,  et le Hezbollah tient la frontière nord du Liban (le Hezbollah a une conception originale de la notion de souveraineté nationale). Donc, si quelqu’un décide de tomber sur le râble de l’ophtalmo-devenu-boucher, le Hezbollah n’aura qu’un mot à dire et le Sud-Liban redeviendra le dernier endroit où l’on flingue. Et comme il y a fort à parier que Tsahal réagira de façon un peu brutale au tir de missiles sur les villes israéliennes, ambiance garantie.

Il se murmure pourtant, mais il peut s’agir d’une intox’ israélienne, que Téhéran aurait coupé les vivres au Hamas en raison des réticences du mouvement palestinien à soutenir la Syrie…

Le succès de l’insurrection libyenne, la première révolte armée à réussir depuis le début des révolutions arabes, pourrait donner des ailes aux insurgés syriens et affaiblir la position du Président et celle de ses encombrants protecteurs iraniens. En réalité, la survie du régime de Damas tient essentiellement à l’opposition de la Chine et de la Russie, deux chaleureuses démocraties, à toute sanction des Nations unies à l’encontre de leur dernier allié arabe. Oh, j’ai oublié l’Algérie ? Non, je parlais d’allié puissant, pas de mascarade. Il se dit que l’Inde et le Brésil seraient également hostiles à un vote du Conseil de sécurité, mais je ne doute pas que la volonté de Brasilia de se rapprocher de l’Empire sera plus forte (« Je vais prendre 70 F/A-18 Super Hornet, oui, c’est à emporter, merci ») et que l’Inde saura prendre le contre-pied de la Chine.

Pékin et Moscou ne pourront cependant pas défendre éternellement Damas, surtout si la répression se poursuit à ce rythme. Leur lâchage obligera forcément Téhéran à une cruelle et douloureuse relecture de ses grands axes stratégiques, ce qui, à terme, pourrait aboutir à des changements politiques profonds à la tête du pays, et donc, peut-être, à une redéfinition du rôle du Hezbollah. Tout ça pour dire que si Téhéran soutient actuellement Damas, la pression sur la Syrie pourrait bien affaiblir l’Iran, par rebond. Evidemment, ça ne se fera pas sans mal, et l’attitude d’Israël, mesurée, comme d’habitude, aura son importance. Israël a perdu gros avec la chute de Pharaon, mais la perte pourrait être compensée par la chute du régime syrien, si les Israéliens font montre d’un minimum de sens politique. Il faut arrêter les colonisations, il faut arrêter les vexations quotidiennes, le vainqueur doit être grand, et les victoires d’Israël devraient suffire pour laisser, enfin, la place à une politique d’apaisement.

Tirer les conséquences de la révolution égyptienne est impératif, et urgent. Dans les rues du Caire, les Egyptiens conspuaient le raïs, mais surtout son alliance avec Israël. L’armée, qui semble de plus en plus réticente à laisser le pouvoir, dans moins d’un mois, aux Frères musulmans, joue sur la profonde colère de la rue contre l’Etat hébreu pour se refaire à bas prix une légitimité. Israël peut casser ce jeu en se montrant enfin raisonnable. Comment ? Par exemple en ne bombardant pas le Hamas à Gaza après des attentats commis par les jihadistes que le mouvement islamiste pourchasse, justement. Comme dans un dialogue de sourds, les Israéliens matraquent systématiquement tous les Palestiniens avec lesquels ils devraient dialoguer (souvenez-vous des installations de police scientifique financées par l’Union européenne au profit de l’Autorité palestinienne et que Tsahal détruisit méthodiquement). Pour faire la paix, il faut être ferme ET trouver un interlocuteur de bonne volonté. Couper le Hamas de l’Iran et de la Syrie, le contraindre à des concessions en le forçant à gouverner sous le regard des Occidentaux, parler à l’Egypte comme on parle à une grande nation souveraine (avez-vous conscience du nationalisme des Égyptiens ?), ne pas surjouer la sécurité pour masquer une crise sociale qui est en réalité la crise d’un Etat colonial.

Je crois à l’existence d’Israël, j’espère son intégration dans un Moyen-Orient avide de liberté qu’il contribuerait à moderniser par des relations équilibrées de bon voisinage, je veux pouvoir conduire mes enfants sur des terres trois fois saintes. Mais, terrible lucidité, je ne peux que redouter les réflexes martiaux de régimes arabes aveuglés par le désir de revanche, je ne peux que craindre la surenchère d’un Etat assiégé travaillé par le nationalisme le plus brutal, et je ne peux que constater la faiblesse des Occidentaux.

Mais revenons à notre colonel. Où va-t-il se réfugier ? A Cuba, la dernière patrie des révolutionnaires gâteux ? Au Venezuela, chez ce bon Hugo, terriblement diminué par un cancer de la prostate qui semble avoir pris le dessus ? Ou à Alger, chez Abdelaziz Bouteflika, le dernier chef d’Etat à dissimuler sa calvitie sous des lambeaux de serpillère ? Mystère.

Et tiens, en parlant d’Algérie. Imaginez un peu que les Algériens parviennent enfin à secouer l’appareil sécuritaire qui les écrase depuis tant d’années. Et imaginez que la situation évolue comme en Libye, ou pire, comme en Syrie. Que ferons-nous, Français, Européens ? Pourrons-nous intervenir en risquant les accusations de néocolonialisme ? Ou laisserons-nous faire en encaissant les nouvelles accusations de lâcheté ? Le défi syrien se pose à Israël. Le défi algérien se pose à nous, et je doute que BHL soit d’une quelconque utilité sur ce coup-là. Tout au plus aurons-nous un article lapidaire du général Desportes dans Le Monde nous indiquant que, là comme ailleurs, la solution est politique. C’est pour cela qu’il est centurion et que je ne suis qu’optione.

Escrocs, mais pas trop

Difficile d’y échapper, ces jours-ci, et ça ne va pas s’arranger. « Où étiez-vous le 11 septembre ? » me demande-t-on sur Facebook, mais je n’ai pas le droit de répondre franchement. Télévisions, radios, presse écrite, grandes voix du monde universitaire, tout le monde s’y met pour commémorer les attentats du 11 septembre 2001.

Je ne vais certainement pas écrire que l’événement ne mérite pas qu’on l’étudie ou que l’on évalue ses conséquences. Qu’on le veuille ou non, quelles que soient notre opinion des Etats-Unis, ces attentats ont entraîné de profonds bouleversements géopolitiques sur lesquels il a déjà été beaucoup dit. Cet été, Le Monde a été le premier à dégainer et à publier un hors série sobrement intitulé La décennie Ben Laden.

L’idée de dépasser les attentats, dont on sait à peu près tout grâce aux différentes enquêtes du Sénat impérial, et malgré les piaillements de Thierry Meyssan et de sa bande de nazillons-ultragauchistes-islamistes, n’est pas mauvaise. Au lieu de nous répéter des choses que nous savons déjà, mieux vaut tenter d’avancer un tant soit peu. En un peu moins de 100 pages, La décennie Ben Laden revient donc sur le sens de ces attentats (interview un peu courte de Gilles Képel, par exemple) et s’organise en quatre chapitres : Le choc, La riposte, L’ennemi, et L’après.

L’ensemble ne manque pas d’intérêt, mais il est permis de s’étonner de la légèreté avec laquelle certains journalistes écrivent et, manifestement, ne se relisent pas et ne sont pas relus. Pourtant, et gratuitement, nous sommes quelques uns à pouvoir rapidement corriger, non pas les opinions exprimées – évidemment ! – mais simplement quelques erreurs ou omissions qui ne font pas sérieux. De là à penser que le hors-série a été construit à la va-vite, il y a un pas que je refuse de franchir. Reste la déception. Par exemple, dans l’article consacré à mes chers amis d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), affirmer que sept otages français ont été enlevés au Niger en septembre 2010 est une erreur (p. 74). Parmi les sept personnes enlevées figuraient cinq Français, un citoyen togolais et un ressortissant malgache. On me pardonnera cette précision un peu tatillonne, mais il me semble que l’on peut rendre justice aux otages non-français. Ils n’ont pas eu moins peur, ils n’ont pas été mieux traités, et je ne vois pas de raison de passer à la trappe leur nationalité. C’est ce qui arrive quand on ne se relit pas, comme aurait pu le dire Walter Sobchak.

De même (p. 15), on aimerait être certain que Corinne Lesnes, quand elle énumère les attentats commis contre les démocraties, ne confond par les attaques contre les trains de Bombay/Mumbai de juillet 2006 et l’assaut de novembre 2008 contre la capitale économique indienne. On lui laisse le bénéfice du doute, par pure bonté d’âme.

C’est pp. 28 et 29 que le hors-série touche véritablement le fond. Sous un titre prometteur, « Les principaux attentats depuis 1998 commis, attribués à ou inspirés par Al Qaïda », une ambitieuse infographie tente de nous montrer le caractère planétaire de la violence jihadiste. Il s’agit en fait d’un véritable naufrage. Où sont les attentats commis dans le Sinaï depuis 2004 par les cellules jihadistes égyptiennes ? N’y a-t-il pas eu d’autres attentats en Arabie saoudite que les deux attaques de 2003 rappelées ici ? Et les attentats d’Istanbul de novembre 2003 contre les intérêts britanniques (consulat, HSBC), la communauté juive et les francs-maçons turcs ? Mystère. Pourquoi ne pas mentionner les attentats de 2003, 2004 et 2009 à Djakarta ? Et les attentats au Mali et en Mauritanie contre nos ambassades ? Et les attentats en Ouganda commis par les Shebab – dont je rappelle quand même qu’ils ont reconnu l’autorité d’Al Qaïda ? Et les nombreux attentats au Yémen (2007, pour commencer ? non, vraiment, ça ne vous dit rien ?) ? Et pourquoi ne pas parler des opérations ratées (paquets piégés envoyés par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique – AQPA – aux Etats-Unis il y a un an) ou des types recrutés par les Taliban pakistanais (TTP) qui voulaient faire exploser un véhicule à Times Square ? L’exhaustivité est évidemment impossible et sans intérêt dans un document destiné au grand public, mais si le but est de montrer à quel point la menace peut-être mondiale et évolutive, un minimum d’ambition est le bienvenu. Et qu’on ne me dise pas que certaines données sont confidentielles, car tout ce que je viens d’énumérer se trouve dans le domaine public. Si, en revanche, la sélection est assumée, je suis obligé de m’interroger sur sa pertinence et ses objectifs.

Il n’échappera pas à la sagacité des lecteurs affutés que vous êtes que la sélection d’ouvrages figurant en dernière page (p. 98) réserve une place de choix à Gilles Képel, dont l’interview ouvre le hors-série, à Jean-Pierre Filiu et même à Mathieu Guidère (cité à mon sens un peu trop souvent), et surtout à des ouvrages devant paraître à l’occasion du 11 septembre prochain. Tout cela ressemble fort à de la promotion plus ou moins déguisée, ce qui est d’autant plus décevant que, du coup, Olivier Roy ou Hélène L’Heuillet ne sont pas mentionnés, une lacune plutôt inquiétante.

Je me permets d’ailleurs une remarque sur l’interview de Képel. Notre superstar de l’islamisme, qui avait quand même raté le coche en 2001 avec Jihad, expansion et déclin de l’islamisme mais qui a su rebondir avec Fitna, guerre au cœur de l’islam, reste un incorrigible optimisme et il est même permis de se demander s’il n’est pas le jouet de ses convictions. Autant lire les travaux de Michael Barry ou, une fois encore, de Roy, plus réalistes ?

Les convictions de Gilles Képel reposent cependant sur un savoir magistral et une pratique minutieuse du Moyen-Orient, ce qui lui donne une légitimité que d’autres n’ont pas. Le Télérama de cette semaine, titré avec un remarquable sens de l’anticipation « Dix ans » (pas mal, pour le numéro du 17 août), comprend une interview du grand écrivain américain Jonathan Franzen. Sauf négligence de ma part, cet admirable homme de lettres ne compte pas parmi les hommes dont les avis font autorité sur l’islam radical, la contre-guérilla, la lutte contre le terrorisme et la macro-économie. Pourtant, c’est avec l’aplomb des grands artistes que M. Franzen, interrogé sur le 11 septembre (et pourquoi pas sur la bataille de Lépante ? on se le demande) se permet d’asséner une vérité jusque là secrète : la récession économique mondiale est due à l’intervention américaine en Irak en 2003. Vous ne le saviez pas ? Il fallait demander.

Et non content de nous avoir appris quelque chose, il va plus loin en nous rappelant, sots que nous sommes, que les attentats du 11 septembre 2001 (un peu moins de 3.000 morts) n’ont pas été plus meurtriers que les routes de certains pays. Donc, nous dit-il, pourquoi faire tant de bruit ? L’argument n’est pas neuf, et Percy Kemp, que l’on a connu plus pertinent, l’avait lui-même invoqué dans Le Monde l’année dernière au moment des alertes terroristes en Europe. Franzen, par sa remarque, se met au niveau d’une Marion Cotillard ou d’un Jean-Marie Bigard, dont les avis sur le 11 septembre font autorité, comme chacun sait.

En réalité, pourquoi cet argument est-il d’une stupidité abyssale, d’une pauvreté intellectuelle qui ferait passer le JT de TF1 pour un cours d’Umberto Eco au Collège de France ? Mais parce qu’il n’y a aucun rapport !

On ne lutte pas contre le terrorisme à cause du bilan humain – il n’y a pas eu de mort en France depuis 1996, alors on démonte la DCRI et le B-LAT ? – mais à cause de l’insupportable menace que le terrorisme fait peser sur notre souveraineté nationale et de la non moins insupportable menace IMPREVUE qu’il fait peser sur nos vies. La question du bilan a été longtemps accessoire, jusqu’aux attentats des années 90s en Afrique ou des années 80s au Liban. Elle ne l’est plus à cause du 11 septembre et des projets non conventionnels des uns et des autres. Le terrorisme a d’abord pour but de faire pression sur nos gouvernements et sur nous afin de changer nos politiques. C’est cette pression, dénuée de toute légitimité, que nous combattons, cet assaut contre nos libertés et notre libre-arbitre. Conduire une voiture comprend des risques auxquels nous sommes sensibilisés par les autorités et dont nous avons conscience. En partant en vacances en voiture, nous savons que le risque existe et cette connaissance nous permet, pour ceux d’entre nous dotés d’un cerveau et dont le pénis n’a pas la forme d’une poignée de vitesse, d’adopter un comportement responsable sur la route. Si le risque est insupportable (essayez donc de conduire à Alger ou au Caire !), nous pouvons différer notre voyage, choisir un chauffeur plus expérimenté que nous, ou adopter un autre mode de transport.

Mourir sur la route peut parfois être la conséquence d’un enchaînement de petits événements (défaut d’entretien, pluie soudaine, que sais-je ?) aboutissant à un accident sans réel responsable. L’attentat terroriste est au contraire une action volontairement et aveuglément meurtrière. J’accepte le risque de mourir en voiture, et je fais mon possible pour l’éviter même si je sais que le danger persiste, mais je refuse l’idée même de mourir en prenant le métro pour aller au cinéma car je dénie toute légitimité à ceux qui veulent faire pression sur mon gouvernement et mes concitoyens en me tuant, ainsi que les autres voyageurs. L’attentat terroriste est une oppression, et comparer le bilan des attentats du 11 septembre aux chiffres de l’insécurité routière est une insulte aux victimes et à notre intelligence.

Je vous laisse à la lecture du hors-série du Monde, mais je vous ai prévenus.

« Ain’t no escaping/Don’t run and hide » (« The hitman », Queen)

Je ne suis jamais allé en mission en Norvège. On m’y avait invité mais une quelconque autorité a décidé que mon attachante présence était requise à Paris, probablement pour mettre à jour la 14e analyse de la menace à l’attention d’un ministre qui s’en moquait comme de sa première réunion de groupe parlementaire. Mes collègues norvégiens et moi avions pourtant des tas de choses à nous dire, sur Najmuddin Faraj Ahmad, le célèbre mollah Krekar patron du groupe jihadiste kurde irakien Ansar al Islam, qui fut un temps dirigé par le regretté Abou Moussab al Zaraqawi, le boucher de Bagdad. Ou sur le rôle de l’ambassade d’Iran. Ou sur les liens des rares islamistes présents en Norvège avec leurs camarades en Suède ou au Danemark.

Quand les premiers messages sont arrivés en provenance d’Oslo, ce 22 juillet, j’ai donc pensé aux jihadistes kurdes et à Al Qaïda. Il s’agissait d’une première hypothèse, infondée et qui s’est révélée fausse. J’ai ensuite pensé à un de ces tireurs fous comme il y en a déjà eu dans les pays du nord de l’Europe (je dis « nord » car la Finlande n’est pas scandinave, comme chacun sait). Je me trompais encore. Les premiers éléments recueillis par la police norvégienne, dont les déclarations du tueur (avouons que ça aide quand même pas mal) ont permis d’affirmer qu’il s’agissait, non pas d’un jihadiste ni même d’un adolescent comme ceux que l’on vit à Littleton, mais d’un homme ayant largement dépassé la puberté et dont les motivations relevaient clairement d’une pensée d’extrême droite.

Je ne crois pas m’avancer en affirmant que personne n’avait vu venir le coup. La police norvégienne avait placé Anders Behring Breivik (ABB) sur une watch list après son achat massif d’engrais au printemps, mais les archives sont pleines de criminels qui étaient sur de telles listes, demandez donc au FBI ou au MI-5, pardon, au British Security Service (BSS). Le soir de la tuerie, il était déjà possible de considérer avec stupeur et une certaine admiration technique la sophistication de l’attaque et le sang froid presque surnaturel du tueur. La piste d’un extrémiste de droite, un de ces lone wolves que redoute tant le FBI et que j’avais évoqués rapidement en novembre 2009 ici, a été rapidement évoquée et semble, deux semaines après les faits, largement validées par les faits.

Très vite, et sans surprise, les uns et les autres y sont allés de leurs commentaires. Jean-Marie Le Pen, qui n’est jamais le dernier à dire des idioties, a déclaré le 30 juillet que la naïveté du gouvernement norvégien (sic) était plus grave que les attaques conduites à Oslo (sic derechef). On retrouve dans cette saillie la quintessence de la pensée du plus célèbre borgne de France, incapable de résister à une provocation douteuse. Etrangement, la fille, qui ne nous avait pas habitués à de telles erreurs, a justifié son silence après la remarque de son père en indiquant qu’elle n’avait rien à dire car elle n’était pas en désaccord. Vous me direz, c’est logique, comme l’aurait fait remarquer Dame Séli.

De l’autre côté de l’échiquier, certains en sont presque venus à se réjouir des opinions politiques du tueur : enfin un terroriste d’extrême droite ! Une sorte de divine surprise avec des années de jihadisme, de violence anarchiste et d’assauts de communistes nés après la chute du Mur. Ah, folle jeunesse.

Vu d’ici, je pense qu’on peut avancer deux types de remarques : d’abord, sur le mode opératoire, puis sur l’arrière-plan idéologique et historique de l’attentat.

Procédons avec méthode et commençons par le mode opératoire. L’opération menée par Anders Behring Breivik est un modèle du genre : après un attentat à l’explosif (voiture piégée) contre une cible symbolique (les bureaux du gouvernement) vers 15h25, le terroriste, revêtu d’un uniforme de la police, a quitté Oslo, s’est rendu à 20 kilomètres de là sur les rives du lac de Tyrifjorden, s’est embarqué sur le ferry vers 17h, a débarqué sur l’île d’Utoya où il rassemblé des dizaines de participants à une université d’été du parti travailliste et a commencé à les abattre à l’aide d’un fusil automatique.

– Le terroriste a fait preuve d’une grande maîtrise technique : la bombe composée à l’aide d’engrais, selon une recette bien connue des jihadistes et des milices survivalistes américaines, est jugée par plusieurs spécialistes comme un modèle du genre. 7 personnes ont été tuées et la zone du blast a été dévastée.

– Profitant du chaos généré par cette explosion, le terroriste a quitté la capitale norvégienne et a gagné sans encombre son second objectif, sur l’île d’Utoya. Là, il a, suprême raffinement, utilisé l’attentat d’Oslo pour rassembler des dizaines de jeunes gens afin de leur rappeler des mesures de sécurité. Dans ce pays pacifique, l’autorité de ce policier n’a pas été remise en cause et c’est donc à l’abattoir qu’ABB a conduit ses nombreuses victimes, avec un sang-froid proprement sidérant.

– L’opération a donc, en une après-midi, ciblé selon deux modes opératoires très différents (voiture piégée puis mitraillage) deux objectifs éloignés, à la façon de ce qu’avaient réalisé à Bombay en novembre 2008 les terroristes du LeT qui s’étaient déplacés tout en tuant et avaient ainsi semé une grande confusion parmi les forces de l’ordre et de sécurité indiennes – qui n’avaient pas besoin de ça pour être désorganisées.

– Le port d’un uniforme officiel et son appartenance au groupe ethnique majoritaire dans le pays ont permis à ABB de donner le change jusqu’au moment de la tuerie.

– Il s’agit donc d’une affaire bien conçue et bien menée par un homme apparemment seul et donc virtuellement indétectable. Surtout, on voit là les dégâts que peut causer une opération imaginée par des individus non seulement immergés dans une société mais surtout capables, par leur compréhension de celle-ci, de la frapper au cœur. En décembre 2006, j’avais participé à un échange de vue avec quelques uns de mes collègues et chefs au sujet de la vulnérabilité française. Avec l’optimisme béat qui me caractérise, j’avais alors écrit que dans une société multiculturelle taraudée par le doute, agitée par d’incessantes querelles plus ou moins téléguidées par les uns et les autres et profondément perturbée par quatre décennies de chômage de masse, des manœuvres de déstabilisation pouvaient être menées par une poignée d’individus décidés à frapper les lieux les plus symboliques (crèches, écoles, lycées, hôpitaux, lieux de culte, galeries commerçantes ou grands magasins, etc.) afin de provoquer, à l’aide de revendications soignées (références religieuses et ethniques, accusations, etc.), une onde de choc dont les effets pourraient être presque illimités. Le terrorisme, après tout, n’est qu’une démarche opérationnelle visant à faire pression sur un gouvernement.

Et on en vient tout naturellement à la suite : signature idéologique, arrière-plan historique. Comme des siècles d’expérimentations attentives l’ont démontré, les cons osent tout, ce qui, à en croire certains ethnologues, les rendrait reconnaissables entre tous. Les différentes photos laissées par ABB laissent peu de place au doute quant à son état de santé mental– et les sceptiques pourront consulter sur le Web les nombreux articles que la presse a consacrés à ce jeune homme, comment dire, sans doute un peu déphasé.

Alors ? Fasciste ? Raciste délirant ? Fondamentaliste chrétien ? Signe avant-coureur de la fameuse « insurrection qui vient », mais dans une version légèrement différente de celle à laquelle aspirent les exaltés de Tarnac ?

N’en déplaise aux minets de l’UMP (comme ici), il semble qu’ABB soit bien un chrétien convaincu. Sa foi n’est probablement pas très raffinée, et on peut sans doute la rapprocher de celle d’un petit émir d’AQMI perdu dans son maquis pas tellement loin de Boumerdès plutôt que de celle d’un idéologue jihadiste ayant pignon sur rue à Riyad. Mais, évidemment (j’aime bien taquiner les minets de l’UMP qui écrivent sur Atlantico), la puissante foi chrétienne d’ABB est manifestement un des éléments d’une construction intellectuelle faite de pathologies mentales ayant elles-mêmes entraîné une lecture pour le moins engagée de la situation en Europe. Son obsession de l’islamisation, un vieux leitmotiv de l’extrême droite, ne renvoie pas tant à ses propres convictions religieuses qu’à un racisme militant qu’il serait un peu naïf de notre part de considérer comme inexistant en Scandinavie. Nos voisins du nord sont peut-être charmants, socialement très avancés, mais il convient quand même de rappeler que leur imaginaire historique comprend, avec fierté, les Vikings et autres turbulents navigateurs au sens de la fête si communicatif. Pendant la Seconde guerre mondiale, tous les Suédois et tous les Norvégiens ne se sont pas couverts de gloire. La Norvège était occupée par le Reich, tandis que la Suède, officiellement neutre, se plaçait dans cette zone grise dont on ne sort jamais grandi. Demandez donc au fondateur d’Ikea ce qu’il faisait pendant la guerre. Bref.

Des esprits attentifs ont par ailleurs relevé que notre apprenti nageur de combat avait perpétré son crime un 22 juillet, le jour anniversaire de la fondation du Royaume de Jérusalem par les Croisés (En 1099, mais est-il vraiment utile de le préciser ?). La coïncidence est un peu grosse, et il faut sans doute considérer que celui qui se voit comme un croisé n’a pas frappé un 22 juillet par hasard.

Evidemment, les réactions n’ont pas manqué. Très à droite, certains n’ont pu cacher leur excitation de voir un homme commettre un crime aux noms de leurs convictions – selon le vieux principe « Vas-y, passe devant, je te rejoindrai ». Facile – et encore, il faut oser (cf. supra) – admirer un type en laissant sur Twitter quelques fortes pensées dignes de Minute ou de La vieille taupe. Très à gauche, les idioties n’ont pas non plus manqué, mais on peut difficilement reprocher à qui que ce soit de condamner les tueries d’Oslo.

Les choses se sont gâtées, à mes yeux, quand au soulagement bien compréhensible des musulmans de ne pas avoir à supporter le poids moral d’un nouveau carnage ont succédé les analyses biaisées, illustrées par de distrayants montages photos :

ABB a assassiné des dizaines de personnes au nom de sa détestation délirante de l’islam, et plus généralement du multiculturalisme. Ceux qui ont tenté d’expliquer, voire de justifier ou de minimiser son geste, devraient se cacher après une telle infamie. Reste cette inquiétante tension qui monte dans nos vieilles sociétés occidentales, confrontées à la fin d’un cycle de prospérité que l’on pensait sans doute sans fin et aux manifestations de ce basculement de puissance que j’évoquais ici cet hiver, emporté par mon lyrisme : immigration d’autant plus angoissante pour des bourgeoisies saisies de vertige que plus rien n’est en place pour lui offrir emploi et statut social et que l’actualité du semestre écoulé, faite de bruits et de fureur, n’a sans doute pas contribué à apaiser leurs angoisses.

La vraie différence entre le fondamentalisme religieux d’ABB et celui d’un quelconque jihadiste yéménite se situe dans les réactions enregistrées dans leurs communautés respectives et dans les propos des responsables religieux. Les attentats d’Oslo ont été condamnés par l’écrasante majorité des Européens. A l’exception de quelques nazillons et autres nostalgiques du Grand Reich et des cérémonies sous les dolmens, tout le monde a exprimé son horreur et son indignation. Quand un jihadiste se fait exploser sur un marché de Bagdad ou devant un check point pakistanais, il se trouve toujours des crétins pour saluer son sacrifice face à un régime – nécessairement – apostat. Essayez donc à présent d’arracher à certains imams, plus nombreux qu’ils ne le devraient, une condamnation d’un attentat contre l’Empire ou contre Israël, vous ne serez sans doute pas déçus, là encore. Mais il convient, en effet, de ne pas sous-estimer la menace représentée par les membres les plus radicaux de l’extrême droite européenne.

Le risque, au-delà de la polarisation extrême droite/extrême gauche, populisme contre populisme, est à présent de voir apparaître d’autres loups solitaires, copy cats qui s’essaieront à Faites votre croisade tout seul.

Ah, j’oubliais. Si on pouvait nous épargner les remarques idiotes dignes d’une Mireille Dumas sur l’influence des jeux vidéos. Il s’est vendu plus de 12 millions de Call of Duty : Modern Warfare 2, et il ne me semble pas que le nombre de fusillades ait augmenté en proportion depuis décembre 2009. De tels arguments sont d’une rare insanité. On se retrouve sur le XBox live – sachant que je n’ai jamais tué personne (aux dernières nouvelles) ?

« What was the price on his head? » (« Wake up », Rage against the machine)

Les temps sont durs pour Al Qaïda. Quelques semaines après la mort d’Oussama Ben Laden, abattu le 2 mai par les brutes sanguinaires (ne le sont-elles pas toutes ?) de la Navy SEAL Team 6 dans sa villa pakistanaise, quelques jours après la cruelle disparition, le 3 juin, de Mohamed Ilyas Kashimiri, un autre charmant bambin, voilà que Fazul Abdallah Mohammed, le Keyzer Söze d’Al Qaïda en Afrique de l’Est, est mort à Mogadiscio, le 7 juin dernier. « L’accident bête », aurait pu dire Pascal, puisque notre homme a été abattu à un barrage des forces du gouvernement de transition alors qu’il venait de réaliser qu’il tenait à l’envers sa carte de Mogadiscio. Comme quoi, nos épouses ne sont pas les seules à ne pas savoir lire une carte.

Opérationnel de grande qualité – mais peut-être un peu juste question topographie, artificier à ses heures, concepteur imaginatif de plusieurs attentats fondateurs (contre les ambassades de l’Empire en Tanzanie et au Kenya le 7 août 1998, contre l’hôtel Paradise et un avion de ligne israélien à Mombasa le 28 novembre 2002), Fazul était aussi un des chefs militaires des Shebab somaliens, au profit desquels il jouait le go between avec Al Qaïda et Al Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).

Fazul, qui avait décidément toutes les chances, était traqué par l’Empire depuis 1998, et on se souvient encore, aux Comores, de l’arrivée par vol spécial de dizaines d’agents FBI en août 1998. De mauvaises langues suggéraient même que notre turbulent garçon disposait de soutiens amicaux au sein de l’Etat comorien, une accusation odieuse que nous ne saurions diffuser à notre tour.

L’Empire a tout essayé, et on a bien cru, en juillet 2004 que son compte était bon lorsque les services pakistanais, amicalement secondés par les gens de Langley, ont mis la main sur Ahmed Khalfan Ghailani, un proche camarade de Fazul, après une belle fusillade près de Gujrat. Les données découvertes dans les ordinateurs de Ghailani avaient alors permis à la CIA et au SIS britannique de frapper les réseaux pakistanais présents au Royaume-Uni, mais rien ne fut découvert au sujet de Fazul.

Le 1er janvier 2009, un drone de l’Empire rappela brutalement à Dieu, lors d’un raid au Pakistan – vous savez, notre si précieux allié contre Al Qaïda – Fally Mohamed Ally Msalam, un des chefs militaires de l’organisation dans le pays, et son adjoint, Ahmed Salim Swedan, un autre proche de Fazul.

Hélas, l’insaisissable comorien restait introuvable. Pourtant, la traque ne faiblissait pas. De mystérieux raids étaient conduits en Somalie depuis de lointaines bases du Golfe ou depuis Djibouti – ah, ces paires de F-15E en bout de piste… Mieux, en janvier 2006, l’Empire, qui ne renonce jamais et ne lésine guère sur les moyens, avait financé l’invasion de la Somalie par l’Ethiopie. En vain.

Et voilà que ce pauvre garçon rate sa sortie en se perdant dans Mogadiscio… Les plus soupçonneux y verront sans doute la marque d’une odieuse manœuvre de l’Empire. Pour ma part, et sans exclure une participation de services spéciaux, je vois dans cette pitoyable fin une nouvelle illustration de ce facteur humain que j’ai tant observé par le passé. Forcément, en contemplant la dépouille de Fazul, on ne peut pas non plus s’empêcher de repenser à tous ces raids aériens lancés trop tard, à ces opérations héliportées décommandées, à ces complots plus ou moins sérieux, à ces projets d’enlèvement irréalisables, à ces attentats aux bilans catastrophiques, et à ces destructions en cachette de quelques télégrammes gênants.

De simples péripéties, sans doute. Enfin, on ne va pas le pleurer, n’est-ce-pas ?

Le cerveau de Himmler s’appelle Heydrich

Je dois confesser mon peu d’appétence pour les auteurs français contemporains. Depuis la mort de Julien Gracq, le paysage littéraire hexagonal me semble en effet bien morne. Quitte à lire des romans français, autant lire ceux de Flaubert que ceux de Guillaume Musso et éviter les tombereaux de mauvaises nouveautés qui se déversent sur nous à chaque rentrée « littéraire ».

J’avais évidemment noté la publication de HHhH (Himmlers Hirn heisst Heydrich : le cerveau de Himmler s’appelle Heydrich), de Laurent Binet, mais, fidèle à ma légendaire distraction, je n’avais en revanche pas noté que cet ouvrage n’était, en aucune façon, une simple biographie de Reinard Heydrich, une des pires crevures que le IIIe Reich, qui n’en était pourtant pas avare, ait données au monde.

La figure de Heydrich, comme celle, d’ailleurs de Martin Bormann – sans doute le pire des fumiers – m’a toujours fasciné.

J’avais découvert son existence en lisant, au début de mon adolescence, le monument de William Shirer The rise and fall of the third Reich (1960), qui offrait au lecteur un trombinoscope des principaux dirigeants nazis. J’étais revenu à Heydrich au cours de mes années d’études, lorsque je travaillais sur le système concentrationnaire du Reich. Plus tard, au service de la République, je revisitai à nouveau la figure du maître espion nazi, avec toujours les mêmes frissons d’horreur.

L’ouvrage de Laurent Binet a constitué une excellente surprise, loin des austères études historiques dont je suis pourtant friand, à mille lieues des œuvres françaises qui accumulent d’années en années poncifs, facilités et nombrilisme.

Dans un style jubilatoire, l’auteur mène de front plusieurs récits avec lesquels il jongle brillamment sans jamais tomber dans une vaine virtuosité. Biographie à peine déguisée de Heydrich, description de l’opération des services anglais et de la résistance tchèque qui parvint à éliminer le protecteur de Bohème-Moravie, HHhH est aussi un réjouissant tableau des affres de la création littéraire. Comme dans un essai d’Umberto Eco ou un des premiers films de Woody Allen, Laurent Binet ne nous cache rien de ses errements, essais, renoncements, mais cette légèreté, apparente, ne nie rien de la terrible réalité qu’il décrit. On est ainsi loin de la brutale – mais courageuse – démarche de Roberto Benigni (La vita è bella, 1997), et encore plus de l’immortel chef d’œuvre de Claude Lanzmann, Shoah (1985), un film que tout homme devrait voir au moins une fois dans sa vie.

Auteur complet, Binet profite de son récit pour évoquer les autres œuvres consacrées à Heydrich, à commencer par le film de Fritz Lang (Hagmen also die !, 1943). Mais, sans snobisme – du moins me semble-t-il – il fait aussi référence au mythique Fatherland, de Robert Harris (1992) adapté pour la télévision en 1994 par Robert Menaul avec Rutger Hauer.

Il ne manque plus à ces références iconoclastes que l’hilarant Rêves de fer, de Norman Spinrad (1972), les remarquables polars de Philip Kerr, (L’été de cristal, 1989, La pâle figure (Heydrich), 1990, Un requiem allemand, 1990, récemment rassemblés dans La trilogie berlinoise), ou, pour les plus exigeants, Le complot contre l’Amérique, de Philip Roth (2004).

Laurent Binet nous offre avec HHhH une brillante variation littéraire sur le thème de l’enquête historique et du on going work. Il serait dommage de bouder son plaisir, avant de relire Raul Hillberg, Ian Kershaw ou Christopher Browning. Quant aux critiques faites à Binet (« ce n’est pas un roman », « ce n’est pas un ouvrage historique »), on laisse à leurs auteurs le plaisir pervers de dénigrer – une façon comme une autre de dissimuler leur médiocrité.

« And my blood is my own now » (« The prisoner », Iron Maiden)

Les voilà de retour, embrassés par leurs proches, acclamés par leurs collègues, salués par la classe politique. Amaigris, épuisés, ils font peine à voir et on ne sait s’il se faut se jeter à leur cou ou s’il faut les faire asseoir le plus vite possible. On est, en tout cas et quoi qu’on pense des circonstances de leur capture, heureux de les revoir en vie, avec leurs pauvres sourires, leurs yeux humides et leurs joues creuses.

Les voir là nous rend fiers d’eux, et aussi de leurs libérateurs – auxquels il faut une nouvelle fois tirer respectueusement notre chapeau. Quant à leurs ravisseurs, on ne peut qu’espérer qu’ils croiseront un jour un drone de l’Empire ou les aimables plaisantins d’une quelconque équipe de forces spéciales occidentales – puisque tout le monde sait désormais quelle confiance accorder au pouvoir pakistanais dans la lutte contre Al Qaïda.

Ils sont libres, donc et déjà revient la question, comme à chaque fois : que nous ont coûté ces libérations ? De l’argent ? Des concessions politiques ? Des libérations de prisonniers ?

Probablement tout cela, serait-on tenté de répondre. Les autorités françaises, toujours vaillantes et inflexibles, affirment qu’aucune rançon n’a été versée aux ravisseurs. On aimerait les croire, mais on voit mal pour quelle raison les Taliban, que l’on ne sait pas si généreux, auraient rendu la liberté à nos deux compatriotes simplement en raison de la mobilisation d’intellectuels français – à supposer qu’il y en ait encore.

Mais quelles sont les différentes méthodes applicables lors des prises d’otages ?

D’abord, et c’est ce que font sans sourciller les Européens – du moins les continentaux, on paie. Cette option, qui offre une garantie d’issue favorable presque totale pour peu qu’aucun député vieux comme Hérode ne débarque dans le paysage en compagnie d’une poignée de mythomanes, peut s’avérer très longue. Il ne s’agit donc pas tant d’être prêt à passer à la caisse que de déterminer à qui on doit remettre la valise. Aux Philippines en 2000, au Sahel ou en Irak depuis 2003, on a vu apparaître de nombreuses vocations d’intermédiaire, rendant singulièrement complexe le simple règlement de la douloureuse.

Dans le cas de revendications politiques, il va de soi que l’option financière – qui n’est cependant jamais vulgaire – ne suffit pas et c’est là qu’une deuxième option apparaît – mise en œuvre par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Russie : on ne lâche rien, on ne paie pas, on ne discute même pas. Evidemment, dans ce cas, les otages savent que leur sort est scellé. Les jihadistes, qui sont des hommes de peu de patience, ne tardent en général pas à débiter soigneusement leurs otages – parfois en direct sur Internet afin de partager avec le monde cet instant de convivialité débridée qui fait le charme de l’islam radical. Les exemples ne manquent pas, et le pire est évidemment pour les familles d’apprendre que leur cher et tendre est dans les mains d’une bande d’authentiques psychopathes dont les revendications sont intrinsèquement irréalistes et dont le seul but est de tuer.

Ce cas de figure nous conduit à en évoquer un autre : l’assaut. Les Etats qui refusent de payer sont du genre, allez savoir pourquoi, à tenter de libérer leurs citoyens tout en profitant de l’occasion pour vider quelques chargeurs. La Russie, qui s’est couverte d’une gloire immortelle au Liban dans les années 80s par sa gestion fine des prises d’otages, a montré à Moscou ou Beslan qu’elle n’entendait pas, quel qu’en soit le coût, se laisser dicter sa conduite. Cette posture, en soi respectable, devient plutôt délicate à assumer quand les assauts se révèlent être de véritables boucheries. Là aussi, il convient d’avoir les moyens de sa politique, comme aurait pu le dire Aristide Briand, et si les succès sont salués, les échecs se paient chers.

En juillet 2010 et en janvier 2011 au Sahel, la France a tenté d’interrompre le cycle interminable des « tu enlèves/je paie/tu libères/on reste bons amis jusqu’à la prochaine », mais les opérations ne se sont pas déroulées au mieux. On doit déplorer ces issues fatales, on peut saluer ce changement de posture – qui change des coups de menton néogaullistes assortis de complexes manœuvres en coulisse. A l’automne 2004, Dominique de Villepin, alors Ministre de l’Intérieur, avait ainsi publiquement déclaré que la France pouvait revenir sur la fameuse « loi sur le voile islamique ». Il s’agissait là d’un signal envoyé aux ravisseurs de Christian Chesnot et Georges Malbrunot, qui sortiront de l’enfer irakien comme Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier sont sortis de l’enfer afghan, grâce à l’infinie habileté des fonctionnaires des services français.

Alors ? Alors, la France a annoncé quelques heures après l’Empire, le 23 juin dernier, le retrait de ses troupes d’Afghanistan. Une semaine plus tard, et comme par enchantement, nos journalistes sont libérés. Et voilà que dans le même temps des sources glissent à BFM que des millions d’euros auraient été versés. J’imagine qu’il s’agit là d’actions de développement durable. Bref, ils sont libres. Evidemment, les esprits chagrins, dont je suis, persistent à penser, après de nombreuses confidences, que les reporters de France Télévision ont sciemment ignoré les avertissements de tous nos militaires, diplomates et espions présents sur place. Inconscience ? Mépris du danger ? Syndrome français du « ça n’arrive qu’aux autres » ?

Les insupportables déclarations de Claude Guéant et d’autres ont rendu le débat stérile, et les journalistes, animés d’un solide esprit de corps, vont à n’en pas douter invoquer le devoir sacré d’informer. Pour l’instant, nous pouvons encore payer car on nous demande encore de l’argent. Espérons que les grands reporters français sauront à l’avenir mieux mesurer les risques, leur courage individuel, admirable, pouvant inutilement exposer des dizaines de leurs concitoyens. Quel reportage dans la vallée de la Kapisa mérite 547 jours de détention aux mains d’une bande de pouilleux illettrés essayant de convaincre le monde qu’ils défendent un mode de vie alors qu’ils tentent simplement de nous soutirer de l’argent et d’exposer nos faiblesses ? Plus grave, quel reportage mérite que la France fasse des concessions et se voit ainsi imposer une ligne politique qui conduise à la perte, même momentanée, de sa souveraineté ?