« Can’t you see the giant that walks around you seeing through your petty lives? » (« I spy », Pulp)

Je trimballe un sacré paquet de défauts. Je suis snob, élitiste, arrogant – et même « délicieusement », selon un DRH que je salue. Je suis soupe-au-lait, je n’aime pas les cons (et je leur dis), je n’aime pas l’à-peu-près, je me méfie des amateurs et des autodidactes, je fume, je bois, je jure comme sous-officier cosaque, je suis facilement odieux et injuste, et j’ai rarement tort car je ne m’engage JAMAIS sur un terrain que je ne connais pas. Parmi mes autres défauts, il se trouve que j’éprouve pour les journalistes – ou l’image que je m’en fais – un profond respect, eux que je considère naïvement comme des éléments importants de notre vie démocratique. Evidemment, ce respect ne m’empêche pas de juger avec sévérité les Robert Capa du pauvre qui pensent pouvoir se déguiser en Afghans avec un pakol et un pantalon de treillis, mais passons.

Je lis pourtant avec une lassitude croissante les médias citoyens, ou autoproclamés tels, qui se mêlent de tout avec un enthousiasme hélas sans rapport avec la qualité de leurs articles. Je serais bien en peine de formuler un avis intelligent sur bon nombre de sujets, mais j’ai en revanche l’insupportable prétention de pouvoir aligner quelques idées simples sur le renseignement, une activité vitale – même pour une démocratie – dont les Français ignorent tout. Il faut dire, pour leur défense, que le XXe siècle n’a pas été nécessairement celui du renseignement hexagonal, plombé par la monumentale rouste de mai 1940, la tannée indochinoise, l’amère défaite algérienne et surtout la longue série d’horreurs africaines que le Général, l’intransigeance morale faite homme, nous a laissée.

On aurait pu espérer que les Français, simples citoyens, écrivains, universitaires ou journalistes tenteraient d’en donner une vision intelligente, et donc dépourvue de tout compliment déplacé ou de tout reproche injuste. Hélas, personne ne semble avoir lu ne serait-ce que les mémoires du Colonel Passy, de Jacques Soustelle, de Peter Wright ou de William Colby, sans parler des romans de Vladimir Volkoff, Robert Littell, James Grady, ni même consulté les encyclopédies de Jacques Baud ou les synthèses de Pascal Kropp. L’omniscience est décidément un don de grande valeur, et on se couvre avec un petit coup de Google. Hop, c’est fait.

Inutile, donc, de citer Bakchich, un site de grande valeur qui a publié à plusieurs reprises les fulgurances de Maurice Dufresse/Pierre Simary, un homme dont j’ai livré ici puis ma modeste appréciation. Pas la peine, non plus, de s’attarder sur Rue89, plombé par une absence totale de rigueur intellectuelle et par l’incohérence de sa ligne éditoriale, mêlant authentiques spécialistes et parfaits escrocs, un reproche que l’on peut d’ailleurs également adresser à Agoravox, voire aux gamins d’Atlantico.

Je suis avec intérêt, depuis quelques mois, l’évolution d’OWNI, essentiellement en raison de la présence à sa tête de Guillaume Dasquié, dit Gueule d’Ange, dit Belle-mêche – mais sans aucun lien avec David Robicheaux.

Je dois avouer que je ne parviens toujours pas à me faire une opinion arrêtée de M. Dasquié. J’ai apprécié son démontage en règle, en coopération avec l’excellent Jean Guisnel, des thèses de Thierry Meyssan, et je dois confesser que j’ai même pris un certain plaisir à lire, malgré un 4e de couverture ridicule et un poussif style d’adolescent romantique, Al Qaïda vaincra, (2005, Flammarion) qui contient quelques pages fort pertinentes sur la mouvance jihadiste.

Comme tant d’autres, Guillaume Dasquié semble en effet plus qu’attiré par la part d’ombre de la République, et il aurait probablement fait un bon analyste, peut-être un brin trop littéraire, du côté du boulevard Mortier ou de la rue Nélaton. Mais il a choisi la lumière.

En 2007, M. Dasquié publie donc dans les colonnes du Monde, ravi de l’aubaine, les bonnes feuilles d’un épais dossier que la DGSE avait, semble-t-il, constitué à la hâte aux lendemains des attentats du 11 septembre pour rappeler aux autorités politiques qu’Al Qaïda n’était pas vraiment une divine surprise et que les services travaillaient sur le sujet depuis des années – malgré le virulent scepticisme de quelques uns, qui publient ces jours-ci leurs souvenirs en omettant ce détail. La publication de ce dossier, passionnant, avait alors, forcément, contrarié en haut lieu et conduit au dépôt d’une plainte, à l’ouverture d’une enquête et, in fine, à l’irruption matinale de policiers plutôt agacés au domicile de M. Dasquié.

Jusque là, rien d’anormal, et chacun jouait sa partition : « Le public a le droit de savoir » contre « Des hommes et femmes travaillant secrètement pour la France vivent cachés grâce à vous ». On le voit, le compromis – hein ? Quoi ? Qui a promis ? – n’était pas évident, et il le fut encore moins quand M. Dasquié, le Bob Woodward français, l’incarnation du Paul Kerjean de Mille milliards de dollars (1982, Henri Verneuil), pleura à chaudes larmes sur un plateau de télévision en racontant son interpellation, sans doute comparable à celles que connurent les rues de Santiago du Chili en 1973 ou de Saigon en avril 1975. Quand on veut jouer dans la cour des grands, on s’entraîne, c’est mieux.

Guillaume Dasquié a pris la tête de la rédaction d’OWNI en août 2011 et y a publié un papier, si j’ose dire, très intéressant sur le regard des universitaires et des journalistes d’investigation sur les attentats du 11 septembre (ici). Hélas, il est difficile d’aller contre sa nature, et le même a publié, avec un certain Pierre Alonso, le 21 octobre dernier, une consternante interview de Pierre Martinet dans laquelle l’immortel auteur de Un agent sort de l’ombre (2005, Flammarion, dans la même collection que Al Qaïda vaincra, soit dit en passant) nous livre les détails de son désastreux périple en Libye, au cours duquel Pierre Marziali, figure des Troupes aéroportées françaises et fondateur de la sulfureuse SMP (rires) Secopex , finira flingué à la surprise à Benghazi.

De façon assez sidérante, Dasquié et Alonso ont semblé boire les paroles de Pierre Martinet, un homme dont le nom est aussi méprisé dans les mess de Cercottes, Carcassonne, Perpignan ou Quélern (à Quélern, on ne dit pas « mess » mais « carré »), que l’est celui d’Elliot Belt dans les saloons du Texas en raison des révélations opérationnelles qu’il fit dans son livre.

Martinet est, ne l’oublions pas, l’homme qui, embauché par Canal+, acceptera sans sourciller de monter une surveillance plus qu’active de Bruno Gaccio et ne commencera à émettre quelques doutes que quand il sera question de le piéger, avec poudre et gagneuse, comme on le faisait à la grande époque du côté de Moscou. On le voit, Pierre Martinet est un homme d’honneur qui mûrit ses engagements et qui accomplissait probablement en Libye une mission humanitaire. On est d’ailleurs en droit de se demander pourquoi des journalistes aussi intransigeants ont gobé avec une telle candeur les déclarations d’une brebis égarée du renseignement français, devenue une caricature de personnage de polar avant de devenir, très officiellement, un mercenaire, une activité proscrite par le droit français. Dans le genre « soldat perdu follement romantique », on a quand même déjà vu mieux.

Comme d’autres, fascinée par ce monde interlope objet de mille fantasmes idiots, la rédaction d’OWNI aime donc le renseignement et en livre de puissantes analyses. La dernière en date, postée le 10 novembre, m’a tiré des larmes de rire, puisque mieux valait en rire.

Sous un titre tentateur, Les espions s’ouvrent au public, le site s’attaque au passionnant sujet de l’exploitation des sources ouvertes par les services de renseignement. Hélas, l’article commence mal, en citant comme référence une définition avancée par le CF2R, une structure dont on ne présente plus le fondateur et qui provoque sourires et haussements de sourcils dans le monde du renseignement. Il aurait été sans doute plus pertinent et plus professionnel de citer le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) qui évoque sur son site les notions de sources ouvertes ou de sources fermées, ces dernières étant gérées par les services de renseignement et autres administrations spécialisées.

En affirmant que la France possédait son « propre système de renseignement via les sources ouvertes » qui ne serait pas autonome mais intégré à la DGSE, l’auteur commet une faute qui révèle une écriture plutôt rapide de son article. En réalité, la DSGE, comme la DCRI, la  DRM ou la DPSD, mais aussi le Quai d’Orsay, le Ministère de l’Intérieur ou celui de la Défense, dispose d’un service de documentation – bien séparé du service de gestion des archives, qui, elles, sont secrètes – évidemment ! On veut croire que la rédaction d’OWNI a par ailleurs déjà entendu parler du Service d’information du Gouvernement SIG, mais c’est une autre histoire, qui nous ferait rappeler que Le Monde confond la DCRI avec les « services secrets », ou qu’Umberto Eco, commentant les fuites organisées par Wikileaks, confondait avec aplomb espions et diplomates. On ne peut décidément pas être bon en tout.

La République ne dispose pas, à ma connaissance, d’un service comparable à l’Open source center (OSC) impérial, chaque administration gérant ses propres moyens de documentation en fonction de ses missions et de ses moyens, au service des autorités politiques ou d’autres administrations. Ainsi, le service de documentation de la DGSE ne peut être directement interrogé par des acteurs extérieurs à la centrale de renseignement et il opère exclusivement au profit des entités chargées de recueillir du renseignement : Direction du renseignement (DR), Direction technique (DT) ou Direction des opérations.

Le travail des membres de ce service de documentation consiste à, d’une part, réaliser une veille sur l’ensemble des sources ouvertes (grande presse, presse spécialisée, travaux universitaires, sites Internet), à signaler les faits saillants aux unités chargées de recueillir et d’analyser le renseignement et qui se focalisent sur les vrais renseignements, c’est-à-dire ceux obtenus par des sources secrètes à l’étranger, et, enfin, à répondre aux demandes de ces unités.

Imaginons, par exemple, que la DGSE décide demain de s’intéresser à la police islandaise. Les responsables de cette mission découvriront, à n’en pas douter, l’absence totale de données au sein du service, et ils auront besoin, en premier lieu, de créer un fonds de connaissances pour affiner leurs besoins, leurs cibles et leurs méthodes. Le service de documentation devra alors hanter les librairies, réelles ou virtuelles, afin de rassembler des données qui seront synthétisées et transmises aux analystes, qui les moulineront à leur tour et, de fil en aiguille, parviendront à déboucher sur des besoins en renseignement qui seront alors donnés à la DT, à la DO ou à qui veut pour « creuser » et attendre la fameuse pointe de la pyramide, celle qui ne recouvre que les 10% de renseignements réellement secrets et cachés en conséquence aux yeux du monde.

Contrairement à ce qu’écrit OWNI, les membres du service de documentation, du moins à ma connaissance, ne se livrent donc pas à des activités illégales, telles que la pénétration d’ordinateurs. L’auteur cite bien imprudemment le Figaro magazine pour justifier ses doutes quant à la légalité des actions conduites par les documentalistes de la DGSE, et il a bien évidemment tort. Le piratage de données informatiques est, on veut le croire, pratiqué boulevard Mortier, mais au sein d’équipes spécialisées opérant au sein de la DT ou de la DR, selon le sacro-saint principe du cloisonnement et d’autres règles opérationnelles qu’il n’est pas utile de détailler ici. Le fait que la DSGE reconnaisse recruter des hackers n’implique pas que ceux-ci soient affectés à un service de documentation mais bien plutôt aux structures chargées de faire du renseignement, et organisées en conséquence.

S’agissant de l’identité des fonctionnaires, il va de soi, mais il semble que cela ne saute pas aux yeux de tout le monde, qu’elle est couverte par le secret défense. En France comme au Royaume-Uni ou en Allemagne, le statut des membres des services de renseignement est particulier (cf. ici, par exemple). Il s’agit aussi bien de les protéger que de protéger leur administration et les fuites sont rarissimes, aussi bien pour des raisons déontologiques que par crainte des sanctions pénales. On se souvient de la douloureuse affaire Plame aux Etats-Unis sous l’Administration Bush, qui a donné en 2010 un film passionnant, Fair Game, de Doug Liman (The Bourne identity, 2002), avec Sean Penn, Naomi Watts et Bruce McGill.

Qu’ils soient analystes, cuisiniers, chauffeurs ou affectés à l’exploitation des sources ouvertes, les fonctionnaires de la DGSE sont donc tenus au secret, et ça n’a rien à voir avec la réalité de leurs activités. Que les réponses du porte-parole de la DGSE, Nicolas Wuest Famose, n’aient pas été à la hauteur, admettons-le, même s’il me revient de toute part que l’homme est brillant, intègre et plutôt bon camarade. Que le journaliste fasse preuve de suspicion, c’est bien le moins, mais on aimerait voire cette suspicion s’exercer aussi au sujet du rôle de certaines unités françaises au Rwanda en 1994, ou de nos liens avec Hashim Taçi au Kosovo en 1999, ou des relations de certains de nos diplomates avec le défunt régime de Saddam Hussein. Mais, évidemment, voilà qui exposerait les poseurs de questions à des ripostes plus ou moins fines des autorités, et il est bien plus confortable de passer la main dans le dos du public et de le conforter dans sa vision caricaturale d’un métier pratiqué en France, dans des conditions parfois ubuesques, par des hommes et des femmes, policiers, gendarmes, douaniers, civils et militaires qui, sans toujours risquer leur vie, sacrifient beaucoup à la défense d’un peuple qui n’a conscience de rien. L’alimentation du soupçon, nécessaire dans une démocratie, conduit parfois à des abus, comme la pitoyable instruction de l’attentat de Karachi par le juge Trévidic, ou à des aberrations, comme ces articles qui en disent plus long sur leurs auteurs que sur leur objet.

Pour finir, on ne peut conseiller à M. Wuest Famose d’aiguiller ses interrogateurs d’OWNI, la prochaine fois que ceux-ci reprocheront à la DGSE de ne pas s’ouvrir au monde, vers deux ouvrages passionnants dont la parution était impensable il y a encore quelques années : Les espions français parlent, de Sébastien Laurent (2011, Nouveau Monde Editions) et l’indispensable Dans les archives inédites des services secrets, sous la direction de Bruno Fuligni (2010, Iconoclaste).

Comme on l’apprenait autrefois dans les universités de la République, il faut lire et lire encore avant d’écrire n’importe quoi. Disons simplement que c’est mieux.

 

Gastié-Leroy m’emmerde, Germaine m’emmerde…

Evidemment, je pourrais encore écrire tout le bien que je pense du crétin qui, vendredi dernier sur une des pages Facebook créées en soutien à Charlie Hebdo, affirmait, avec un abject mépris, que la France était gouvernée par « un sale juif ». Je pourrais citer les centaines de phrases suintant la haine et l’obscurantisme, les partisans de la théorie du complot, ou ceux qui pensent que les Etats-Unis ont provoqué les révolutions arabes pour nuire à l’islam (je suis preneur de toute explication un peu claire sur ce dernier point afin d’achever mon essai « Le jihad par les nuls », suite de « Le jihad pour les nuls »).

Je préfère pourtant célébrer ce 200e billet par un moment de légèreté, modeste remerciement adressé aux lecteurs fidèles dont les mails sont autant de précieux soutiens.

En 1973, auréolé du triomphe du premier volet des aventures du Grand blond avec une chaussure noire, (1972, Yves Robert), Pierre Richard écrit et tourne Je sais rien mais je dirai tout, une réjouissante charge contre la bourgeoisie, les notables, l’armée, l’église et l’ordre établi.

Sorte de Hair à la française, le film, qui ne brille pas par la finesse de son propos ou l’élégance de sa mise en scène, bénéficie de la présence de nombreux acteurs : Bernard Blier, Daniel Prévost, Pierre Tornade, Bernard Haller, Luis Rego (qui s’illustrera plus tard aux côtés de Pierre Desproges sur France Inter dans le Tribunal des flagrants délires), Francis Lax (immortelle voix française de Thomas Sullivan Magnum et de Kenneth Hutchinson), Pierre Repp ou Jean Saudray – une « gueule » mythique du cinéma français des années 70.

Illustrant les déboires du fils d’un magnat de l’industrie d’armement qui rêve de sortir quatre marginaux (Luis Rego et les insupportables Charlots) de leurs magouilles minables, Je sais rien mais je dirai tout explore un peu plus encore le personnage de rêveur – gaffeur qui sera la marque de l’acteur tout au long de sa carrière. On y trouve son goût pour le burlesque ou pour les délires verbaux, et son rire légendaire.

Serait-il possible de tourner un tel film en 2011 en France ? Antimilitariste, anticlérical, hostile à la police, peu amène envers les syndicats ou l’administration, il agacerait forcément les uns et les autres – ce qui lui donne, évidemment, toute sa valeur à mes yeux. Le comportement de certains policiers ne semble pas avoir beaucoup évolué, comme une de mes amies, qui se reconnaîtra, me le racontait encore il y a quelques jours.

De même, le fer de lance de l’industrie lourde du pays des Lumières et des Droits de l’Homme y est traitée avec ironie.

 

Tu n’invoqueras pas le nom du Seigneur en vain

Après toutes ces années, je parviens encore à m’indigner, mais il paraît que c’est très tendance, un peu comme les jeans trop grands, les caleçons apparents et les mèches blondes collées sur le front. Il y a d’abord l’acte, le premier, le plus visible, celui de l’incendie, acte d’un grand courage dont j’ai salué ici la grandeur.

Puis il y a eu le piratage du site Internet de Charlie par une bande de charmants garnements planqués en Turquie, la sémillante démocratie d’outre-Bosphore qui tue des Kurdes après avoir tué des Arméniens. Et voilà qu’on apprend que les dessinateurs de l’hebdomadaire ont reçu des menaces de mort. Et tout cela s’accompagne de très solennelles demandes d’excuses, pour un blasphème qui, comme le rappelait fort opportunément Thomas Legrand ce matin dans son éditorial politique sur France Inter, n’a aucun fondement juridique. Il est en effet là, le point dur. Le droit et la raison contre une pratique imbécile et primitive de la religion.

Et on en vient à présent au pire, au plus agaçant, au plus exaspérant. On en vient aux condamnations hypocrites et aux explications attristées. Oui, mon bon Monsieur, c’est terrible, cet incendie, c’est malheureux. Quel gâchis. Mais quand même, quelle idée d’avoir insulté le Prophète (QLPSSL). Le problème n’est pas seulement dans le radicalisme de quelques crétins, il est dans le silence complice de leurs coreligionnaires, dans les propos à double sens, insigne preuve de lâcheté. Vous condamnez, oui ou non ? Etes-vous réellement et profondément choqués, ou au contraire vous réjouissez-vous que des gamins manipulés par d’autoproclamées autorités religieuses aient fait ce que votre faiblesse ou votre tiédeur vous ont interdit de faire ? Savez-vous que Dieu vomit les faibles ?

Le jihad ? La défense de la vraie foi ? La guerre aux incroyants ? En avant, les amis (mais passez devant, je dois vérifier que les fenêtres sont fermées. On se retrouve devant Antioche. A plus.). Les réactions lues sur la page Facebook de Charlie Hebdo sont édifiantes, et elles font, sans nul doute, les délices des petites frappes du Front national, celles qui sont censées défendre l’Occident chrétien mais qui ont peur dans le noir et finiront par épouser la voisine, la fille du colonel de cavalerie, l’aînée des 14 enfants, pas bien belle mais pas méchante et soumise.

On me disait hier soir : Et si c’était le Front national ? Ou d’autres idiots ? Et si c’était un complot ? Car – air mystérieux de celui qui a tout compris, qui comprend d’ailleurs toujours tout, parfois avant même que ça ne soit arrivé – en fait, à qui profite le crime, sinon aux durs de l’UMP et aux chefs du FN ? Hein, qu’est-ce que vous dîtes de ça ? Sauf que non, il n’y a pas que l’incendie, il y les hackers turcs, il y a les menaces de mort, il y a le rappel, presque hypnotique, sur Facebook et Twitter du premier pilier de l’islam : Il n’y a de dieu que Dieu, et Muhammad est son prophète. Et il y a les explications, les accusations de sacrilège. Pour tout dire, la thèse du complot ne me semble pas tenir debout une seconde – et si l’enquête me détrompe, je n’en serai pas plus rassuré car il restera les mots, et les écrits, ceux qui restent.

Un complot, donc. Et qui ? Et pourquoi ?

Qui ? Vous demandez qui ? Mais, les juifs bien sûr, toujours les juifs, ceux qui détiennent les banques, ceux qui attaquent l’islam sans cesse, ceux qui contrôlent les médias. Comment ? Vous ne les saviez pas ? Dès hier soir, la nauséabonde rengaine revenait, dans la bouche de gens qui ne réalisaient même pas, ou même plus, qui déliraient, qui ressassaient des décennies de conneries scandées par les régimes laïcs comme religieux du sud de la Méditerranée. Il faudra que je vous parle de cette étude faite par le CIA en 2005-2006 sur les manuels scolaires du monde arabe. Les résultats étaient terrifiants, et décourageants. Une autre fois, promis.

Les juifs donc, car à qui profite le crime ?

Aux juifs. !

Mais je croyais que c’était au Front national que ça rendait service ?

Vous jouez sur les mots, camarade. Méfiez-vous de votre attitude hostile aux vrais croyants !

On croit donc rester sur cette conclusion, d’une abyssale idiotie, mais qui a le mérite de la clarté. Puis, après un silence, votre interlocuteur vous dit : Quand même, c’est bien fait. Ils l’ont bien cherché.

Monsieur le Juge, cette salope portait une jupe ! Elle m’a provoqué ! Elle n’a eu que ce qu’elle cherchait, c’est bien fait !

L’hypocrisie est là, répugnante, abjecte, et si étroitement liée à la lâcheté. Ce qui a été fait n’est pas si grave, c’est la réponse du berger à la bergère, n’est-ce pas ? Et puis, il ne faut pas jouer avec ça. A un moment, il faut payer. Les locaux de Charlie ont brûlé ? Bah, qu’ils ne se plaignent pas, il n’y pas eu de victimes.

Sauf une, la démocratie, et donc l’idée que nous nous faisions de nos concitoyens d’une autre religion – surtout moi, qui me contrefous des croyances des uns et des autres, comme vous le savez. Et on passe à un autre argument, que ses défenseurs croient sans doute définitif, du genre à vous clouer le bec, à vous laisser statufié sur le trottoir, frappé de stupeur devant l’évidence. Pensez donc, jamais, jamais un musulman n’aurait fait ça, car c’est mal (en même temps, c’est mal, mais c’est bien fait car il y a blasphème. Il y a des jésuites dans le sunnisme ? Non non, simple curiosité)

Mais oui, les amis, quelle évidence ! Quelle fulgurante vérité ! Jamais un musulman ne ferait ça. Deux viols par heure en Egypte, nous dit-on. Mais pas par des musulmans. Des coptes, probablement. Ou alors les fils cachés des Templiers morts à la Masourah, avec l’autre dingue de Robert d’Artois.

Et le massacre du ravin de Babi-Yar, en Ukraine, en septembre 1941 ? Entre 100.000 et 150.000 personnes massacrées à la mitrailleuse par des SS et des unités de la Wehrmacht. Impossible, pourrait-on vous répondre. Et pourquoi ? Nous avons les archives, nous avons les témoignages, nous avons les aveux, nous avons les procès. Impossible car (roulement de tambour) jamais un chrétien ne ferait ça. Et les tueries de la guerre civile espagnole ? Impossible, car jamais un chrétien ne ferait ça. Et les expulsions de Palestiniens en 1948 ? Et les villages rasés ? Impossible car jamais un juif ne ferait ça. Les croyants seraient comme les lamas de Tintin, ils seraient prévisibles, pauvres créatures soumises à la volonté d’un dieu omniscient et omnipotent. Et le libre arbitre ? Qui ça ? Craig Joubert ? ‘Connais pas. Circulez.

Si nous nous résumons, c’est quand même assez gratiné. Voilà donc un incendie qui est grave mais surtout bien fait, sans doute commis par des juifs et/ou des militants d’extrême-droite qui sont des fumiers bien connus mais qui sont aussi de glorieux défenseurs du Très-Haut. Franchement, c’est pitoyable. A côté, la moindre émission de TF1 fait figure d’un cours au Collège de France.

Mais que ne m’a-t-on pas dit hier ? Qu’il y avait aussi des terroristes chrétiens (c’est vrai) et juifs (c’est vrai aussi). Et qu’il y avait aussi oppression de musulmans par des chrétiens (ça a été vrai, mais je suis curieux d’avoir l’avis des chrétiens d’Irak ou d’Alexandrie sur ce point). Et qu’au Nigeria les chrétiens massacraient des musulmans (c’est très très partiellement vrai). D’ailleurs, quand des chrétiens tuent des musulmans, c’est religieux. Mais quand des musulmans tuent des chrétiens, c’est tribal. Ben oui, je sais c’est compliqué, faut suivre. Tous ces exemples biaisés pour justifier un acte dont on ne veut surtout pas être un défenseur public mais qu’on approuve dans le secret de son cœur. On m’a même dit que des juifs profanaient en France des cimetières musulmans. Première nouvelle. De mémoire, mais j’accepte les remarques fondées, je vois surtout des cimetières juifs ET musulmans profanés par des nazillons de 15 ans ou de risibles adorateurs de Prince des Ténèbres (pas de chichis, appelez-moi Prince).

A ma grande tristesse, mais j’en ai déjà parlé souvent (ici, ou encore ), c’est donc ces jours-ci que se tracent les lignes qu’il est ensuite impossible d’effacer, celles qui déterminent nos conceptions de la liberté, de la fraternité, de la vie publique et de l’intimité, du sacré et du profane. Avec stupeur, je réalise que mon frère n’est plus mon frère, et qu’il me sacrifiera au nom d’une idole que je ne reconnais pas et dont il invoque le nom comme un possédé. Certaines cicatrices ne s’effacent pas.

« T’as la lumière ? Et puis après ? » (« A quoi tu sers ? », Jean-Jacques Goldman)

Alors, les gars, on s’agace ? On perd le contrôle ? On incendie l’immeuble d’un hebdomadaire kâfir pour le châtier de son irrévérence ? Vous avez raison, on en a assez de ces gens qui ne respectent rien. Et puis, franchement, ça, c’est de l’étoffe, du panache, la classe. Le jihad contre les mécréants de nuit dans Paris contre un bâtiment civil, ça a quand même une autre gueule que de combattre en Afghanistan, en Irak, ou en Algérie contre les croisés, les juifs et les taghouts.

Vous êtes des hommes d’actions, et en même temps des esthètes, ça se respecte. Courir sous les balles à Ramadi ou bombarder Bagram, c’est bon pour les petits bras, alors que jeter un cocktail Molotov contre les locaux d’un journal, voilà qui révèle à la fois un authentique courage physique et une grande imagination opérationnelle. Ah oui, j’oubliais, il y a aussi le piratage du site Internet de Charlie et la photo qui montre la Kaaba. Non, vraiment, chapeau bas.

Mais au fait, vous le saviez, vous, que la Kaaba était vénérée avant le Prophète ? Ou que Jérusalem avait été la première ville sainte de l’Islam, en raison de l’influence des tribus juives d’Arabie sur le Prophète ? Franchement, je pense que vous n’en savez rien parce que vous êtes des barbares incultes et que vous ignorez tout de votre propre culture.

En vérité, la foi est une chose admirable, mais les dogmes sont détestables. Incendier les locaux d’un journal ou un cinéma qui passe Persépolis, ou La dernière tentation du Christ, s’en prendre aux homosexuels, aux femmes seules, condamner l’avortement sans autre forme de procès, raconter des foutaises sur la création du monde, bannir le rock – c’est peut-être ça le plus grave, tous les radicalismes religieux sont à vomir, répugnants, détestables. Ils sont l’expression de la bêtise la plus crasse et de l’aveuglement le plus complet au monde qui vous entoure.

La religion a modelé nos sociétés, elle a répondu aux interrogations les plus profondes et les plus anciennes de l’humanité, elle a conduit à des merveilles philosophiques ou artistiques, à de magnifiques démonstrations de fraternité et de charité. Mais vous, vous les incendiaires, vous n’êtes pas mes frères, vous êtes mes ennemis, quelles que soient vos croyances si celles-ci vous prescrivent de brûler des livres et des journaux, de contraindre des écrivains à vivre cachés comme des bêtes traquées, d’enfermer femmes et filles dans des maisons et sous des voiles. Vous êtes mes ennemis, et à ce titre, au nom des Indiens exterminés en Amérique, des huguenots massacrés pendant la Saint-Barthélemy, au nom des juifs anéantis en Europe, au nom des musulmans morts à Antioche ou Jérusalem, je souhaite votre défaite et votre disparition.

Un des plus grands accomplissements de l’Occident chrétien est d’avoir su faire, après deux mille ans de tueries, du christianisme un cadre culturel et moral. Nos lois et coutumes proviennent de la Bible, comme vos lois viennent de la charia. Je ne pousse pas, comme tant d’autres, de cris d’orfraie quand on me parle de la charia comme source des nouvelles lois libyennes. Il n’y a rien là que de la logique culturelle. Mais, en revanche, je m’étouffe de stupeur et de rage quand j’entends Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahda, affirmer que Napoléon Bonaparte – Vive l’Empereur ! – s’est inspiré du malikisme lors de la rédaction du Code civil. Car, dans votre pratique démente et arriérée de la religion, vous pratiquez le révisionnisme et vous croyez à des conneries, d’ailleurs voisines que celles que d’autres, dans d’autres églises, au nom d’autres fois, tentent de nous inculquer. Non, il n’y pas la physique quantique dans le Coran, malgré les affirmations de vos imams. Non, la terre n’a pas été créée il y quelques milliers d’années, comme le disent les Témoins de Jéhovah. Non, l’homme n’est pas apparu sur terre d’un coup, nu dans un verger. La science, la vraie science, celle que vos savants pratiquaient il y a mille ans à Bagdad ou Alep, nous a appris le contraire. Et nous avons aussi appris que la raison dépassait la religion, le domaine de l’irrationnel, de la magie.

Ces leçons, chèrement apprises, nous ont également enseigné que la pratique superstitieuse de la foi était une erreur, une démarche au mieux idiote, au pire ostentatoire. Je ne m’agenouille pas à la messe, je ne crois pas un début de seconde à la transsubstantiation, je crois pas que Satan soit un ange déchu – je pense même qu’il est sans doute un assez bon camarade avec lequel on doit pouvoir bien rigoler. Je ne mange pas de poisson le vendredi parce que je sais que ça n’est pas dans la Bible et que je connais les raisons historiques de cette pratique. Et toi, incendiaire, as-tu lu le Coran, et la Sunna, et les grands théologiens du Xe siècle ? Lis-tu même l’arabe ? Peux-tu m’indiquer le passage où il est prescrit aux vrais croyants de ne pas se baigner pendant le Ramadan parce qu’ils risqueraient d’ingérer de l’eau par inadvertance et que c’est haram ? Ou la sourate qui interdit les crèmes sur le visage car il y a, là aussi, ingestion d’une forme d’aliment ? Superstition, foi des charbonniers, bêtise crasse, comme celle qui faisait sortir nos curés de leurs églises avec les restes de Sainte Ursule pour faire pleuvoir.

Que dirait le Prophète de voir des analphabètes aux barbes prépubères, aux pantalons trop courts et aux Nike rutilantes s’en prendre à des femmes, à des hommes de lettres ? Où sont passés les savants de Damas et de Bagdad, les médecins de Sicile, les philosophes d’Al Andalus, les architectes de Samarkand ? Où sont vos poètes, vos savants, vos architectes ? Où est le raffinement qui faisait du Califat abbaside le cœur du monde, quand Bagdad comptait 1 million d’habitants alors que Paris n’était qu’un cloaque nauséabond ? Ah, vous ne savez peut-être pas ce que désigne « abbasside »… Et entre nos écoles et vos écoles, vous n’êtes pas près de l’apprendre. Où a donc disparu cette grandeur arabe et musulmane qui me fascine depuis près de trente ans ? Dans vos régimes socialistes en faillite ? Dans vos pétro-théocraties décadentes ?

Vos frères d’Egypte viennent de couvrir à Alexandrie une statue de Zeus. Savez-vous que la ville a été fondée par Alexandre de Macédoine, tout comme Kandahar, la capitale des Taliban afghans, des pouilleux analphabètes qui osent se dire étudiants en religion ?Honte à vous, martiaux pudibonds, vous qui mourez en martyr au milieu des civils en espérant des dizaines de vierges au paradis ! Est-ce cela, le paradis d’hommes aussi chastes et pieux que vous ? Quels dégénérés êtes-vous donc, pour rêver d’un paradis qui ne serait que déflorations de gamines ? Mais peut-on espérer mieux d’hommes qui épousent des fillettes au Yémen et qui vitriolent des femmes au Pakistan ? Nous aussi, nous avons eu nos porcs – quoi ? J’ai dit « porcs » ? Ah bon, je n’avais pas fait attention – nos défenseurs de la vraie foi qui tuaient et violaient au nom du Christ sauveur. Mais nous les avons combattus et nous les avons vaincus. Et désormais, la superstition imbécile ou les diktats de religieux frustrés n’ont plus cours. Vous devriez y réfléchir, au lieu d’encourir les foudres de puissances dont vous êtes manifestement incapables de mesurer les moyens.

Ah, au fait, j’écris ces lignes en face d’une charmante jeune femme manifestement originaire de la Dar Al Islam. Et je pense à votre infinie médiocrité en me disant qu’elle a droit, comme mes filles, à une vie debout, sans une flopée de gamins faits à la va-vite par un Tartuffe barbu, qu’elle a le droit de divorcer, ou de ne pas se marier, d’avoir plusieurs amants dans sa vie, qu’elle a le droit de se maquiller et de me regarder dans les yeux comme une citoyenne libre, comme mon égale. C’est pour cette inconnue, pour nos filles, nos épouses, nos mères que nous ne plierons pas, pas devant la barbarie et l’ignorance de jeunes crétins qui ne valent pas mieux que les SS, les gardes rouges, les croisés, les conquistadors ou les tuniques bleues.

On règle ça à la régulière, en Afghanistan ou en Somalie, ou on vous chope et on vous envoie faire du prosélytisme sous les douches à Fleury ?

Ah oui, une dernière chose. Un ami de Ryad me demande s’il y avait de l’alcool dans vos cocktails Molotov. Ben oui, c’est important.

Avez-vous un drapeau ?

Je tiens Eddie Izzard pour un des types les plus drôles qu’il m’ait été donné d’entendre. Les Britanniques, qui ont déjà donné au monde quelques pointures dans ce domaine, lui vouent d’ailleurs un véritable culte – bien mérité.

Lors de ses spectacles, il a la curieuse habitude de se travestir, une démarche visuellement assez saisissante et qui renforce la puissance comique de ses textes. Eddie Izzard prend littéralement son public à la gorge et lui assène des sketchs comme une série d’uppercuts.

Parmi les nombreux textes hilarants qu’on lui doit, j’ai, comme vous l’imaginez, été particulièrement sensible à ceux dans lesquels Eddie Izzard livre sa vision de l’histoire. Sa description de l’impérialisme britannique au XIXe siècle est un monument :

De même, sa relecture de la fondation de l’Amérique anglaise et du mythe de Thanksgiving me tire des larmes :

Enfin, et pour finir sur une note impériale, il me semble impossible d’évoquer Mr. Izzard sans montrer son interprétation du Dark lord of the Siths, Darth Vader, un homme probablement légèrement névrosé.

Merde, on tourne en rond. Merde, on tourne en rond. Merde, on tourne en rond.

Maman, ceci est ma dernière lettre. Je m’apprête à révéler une série de retentissants secrets d’Etat puisque les journalistes de notre pays sont muselés par l’omniprésente police politique et la crainte, toujours plus forte, d’une déportation définitive dans le Massif Central, en Corse, voire, pour ceux que nous ne reverrons sans doute jamais, en Bretagne.

Je vais donc prendre le maquis dès demain, probablement du côté de Fontainebleau, et j’ai bon espoir qu’un Lysander de la RAF viendra m’exfiltrer, d’ici une semaine, de ce pays fermé et apeuré qu’est devenue la France. Sinon, s’ils me retrouvent après mes terrifiantes révélations, je ne faillirai pas et je saurai mourir pour la liberté, en fier fils de la Gaule.

Mais vite, car j’entends déjà les véhicules de la milice boucler le quartier et résonner sur les trottoirs luisants de ce débuts d’automne les chaussures à clou des agents de l’infâme oppression. Quels sont donc ces secrets ? Les touches de ma Remington me semblent brûlantes, et chaque lettre tapée me rapproche de l’issue. Qu’importe, le peuple doit savoir.

Depuis plusieurs jours, les plus courageux de nos journalistes, ceux qui n’ont pas encore disparu dans les sinistres couloirs de l’hôtel Crillon, osent évoquer, dans les recoins les plus abrités de leurs rédactions assiégées, la mise en examen du préfet Squarcini, un des plus proches collaborateurs du chef de l’Etat. Les éditorialistes de la presse clandestine, celle qu’on ne trouve que dans les squats insalubres du nord de la Capitale et qu’on ne lit que sous la douche ou à la cave sans lumière, les rédacteurs en chef de ces quotidiens intransigeants que nous savons voués à disparaître lors du lancement du prochain plan quinquennal, ces fiers défenseurs de la liberté de pensée ont imprudemment écrit que M. Squarcini, dit « le Squale », dit « le mari de la Française Turpin », serait le chef du renseignement français.

Hélas, la réalité est bien plus horrible, et ça n’est qu’au prix de risques inconsidérés que j’ai découvert que ce redoutable personnage était en réalité le directeur de la DCRI, un organisme mystérieux dont le siège est habilement dissimulé dans une épicerie de Levallois, une ville interdite aux étrangers où résonnent chaque soir les hurlements des opposants. Alors, si M. Squarcini n’est pas le chef du renseignement français, qui cela peut-il être ? Un homme de l’ombre encore plus redoutable ? Il se murmure, mais j’ose à peine l’écrire, qu’il y aurait au-dessus de lui un autre serviteur impitoyable de la tyrannie, surnommé ironiquement Ange. Mais j’en ai déjà trop dit et je sens presque déjà le froid canon d’un Manurhin sur ma nuque moite de peur.

J’ai aussi dévoilé un autre secret, bien plus angoissant encore. Un exemplaire du Monde, que je consultais fébrilement il y a peu dans un souterrain de La Défense, titrait : « Affaire Bettencourt : les services secrets ont espionné un journaliste du Monde ». Une de mes sources m’a avoué, et elle a disparu depuis, qu’il ne s’agissait pas des services secrets mais du contre-espionnage, un service intérieur. Il existerait, dans un quartier désolé de Paris, une mystérieuse caserne abritant les VRAIS services secrets, des gens mystérieux utilisant des faux noms, travaillant hors du pays et se livrant aux pires turpitudes. J’en frissonne.

Un correspondant anonyme, qui vient de quitter le pays déguisé en cadre sup’ de L’Oréal, m’a d’ailleurs fourni deux schémas qui seront d’une grande utilité à nos amis du MI-6 et de l’OSS. Je crois que tout y est et l’invraisemblable cruauté du système répressif mis en place dans notre pays y est dévoilée dans son horreur. Le premier date de 2008, et on me dit que des gens sont morts pour que je puisse le tenir ce soir entre mes mains :

Et l’autre a été publié par un hebdomadaire révolutionnaire connu sous le nom de L’Express, mais j’avoue que je n’ai jamais eu la chance d’en lire un exemplaire.

 

Ah, on frappe à ma porte. Cette fois, c’est pour moi. Je saute dans le vide-ordures et je file à travers champs avec ma Sten.

NB : sérieusement les gars, avant d’écrire en une des trucs qui vous auraient fait virer du CFJ, essayez donc Google. Vous verrez, ça peut servir.

Arrêtons de sauver des vies, bon Dieu !

Bravo, M. Girard, bravo ! Enfin, une voix pleine de bon sens, de décence républicaine, de réalisme, pour enfin s’opposer à cette déplorable tradition française qui veut, on croit rêver, que l’on sauve la vie de nos compatriotes pris en otage. Votre tribune dans Le Figaro du 10 octobre, sobrement intitulée « Otages : arrêtons de payer les rançons », a au moins le mérite de la franchise.

Oui, mille fois oui ! Vous avez raison, laissons-les crever, oublions les circonstances de leur enlèvement, méprisons les missions qu’ils remplissaient ! Du beurre ? Non, des canons, des canons !

D’où nous vient, en effet, cette pénible habitude de nous mobiliser pour sauver nos compatriotes ? Pourquoi nous laisser attendrir ? Ne faut-il pas y voir, comme vous l’avez écrit dans quelques uns de vos articles vantant la vision du Président iranien Mahmoud Ahmadinejad (aka « le petit pompiste », vu ici auditionnant pour le rôle de Silvio Dante), la marque de notre décadence ?

 

Alors oui, certes, certaines prises d’otages sont difficiles à accepter. Des journalistes pris en Afghanistan comme des gamins trop sûrs d’eux, des plaisanciers trouvant que les côtes de Somalie ont quand même plus de gueule que l’école des Glénans, des touristes préférant le trekking au nord Mali plutôt que dans le Nevada…

Les exemples sont nombreux, mais je me permets, malgré votre CV plutôt impressionnant (Normale Sup’, ENA, grand reporter, moi qui ne lis couramment le français que depuis quelques mois), une poignée de remarques.

1/ « Faut casquer, gros père, faut casquer »

Vous écrivez ainsi : « Depuis trente-cinq ans, depuis l’affaire Claustre très exactement, la France a pris la mauvaise habitude d’accepter de payer des rançons aux différents mouvements rebelles qui, à l’étranger, prennent ses citoyens en otages ».  A vous lire, ces paiements seraient naturels, la défaite serait dogmatique, le refus de s’engager constant. On pourrait croire, et c’est sans doute le but de votre tribune, que la France ne cesse de capituler, qu’elle se roule dans l’humiliation comme le GQG, en mai 1940, se roulait dans l’aveuglement.

Certes, notre pays a payé des rançons, certes, il a accepté des compromis, mais toujours dans le but de sauver des vies, celles de nos compatriotes comme celles de leurs guides ou accompagnateurs. Quoi que vous en pensiez, le devoir de la France est de protéger ses enfants, y compris les plus imprudents. Qu’il est facile de les condamner quand on n’est pas celui qui prendra la décision, quand on ne fait que commenter les faits avec l’irresponsabilité du chroniqueur qui vole de Hilton en Sheraton, de Fairmont en Shangri-La. Nous vous laissons volontiers le choix d’apprendre à une veuve ou à des orphelins que leur père est mort pour le principe, voire pour l‘exemple.

Nous payons, donc, et vous seriez surpris de la complexité infinie de cette démarche, de la mobilisation des énergies, des volontés. Oui, c’est coûteux, très coûteux, comme l’enseignement gratuit et obligatoire, comme l’accès aux soins ou à la justice. Oui, c’est long, pénible, oui cela nous affaiblit, mais cela fait aussi notre grandeur et même le plus endurci ne peut s’empêcher d’avoir une bouffée de bonheur et de fierté en découvrant sur un tarmac des Yvelines ou du Loiret les visages de nos compatriotes, libres. Chaque individu libéré des mains d’un groupe terroriste est mon frère, mais je ne sais comment qualifier celui qui les condamne d’un méprisant « Ils ont voulu y aller, qu’ils y restent ». Sont-ce là les valeurs dont vous vous réclamez ? La France éternelle vantée par le Figaro a bien changé, et on aimerait avoir la réaction de votre confrère Georges Malbrunot. Il sera probablement sensible à votre détermination, comme à celle de M. Guéant, le Buster Keaton de la haute fonction publique française. Pourquoi ne pas emprisonner les parents des otages, comme pourrait le suggérer les phénix de la pensée politique française que sont Lionnel Luca, Eric Mini Me Ciotti ou Frédéric Lefèbvre, l’homme qui n’en rate pas une mais qui les rate toutes ?

2/ « Passez devant, je vous rejoins »

Emporté par votre élan, vous ne vous arrêtez pas (jamais !) et vous livrez une fascinante description des mandats des services français : « Le seul message que Paris devrait envoyer à tous les kidnappeurs en puissance à travers la planète, qu’ils se drapent ou non dans une idéologie révolutionnaire, est le suivant : « Si vous osez toucher à un Français, on ne vous paiera jamais ; on vous retrouvera et on vous tuera, même si cela doit prendre des années ! » Il n’est pas sain que la DGSE se spécialise dans le paiement inavoué de rançons. Sa mission première devrait être de repérer les kidnappeurs pour aller ensuite les neutraliser, tout cela dans le plus grand secret, afin de renforcer son pouvoir dissuasif. »

Heureusement que la République vous a, car sans votre déterminante contribution, qui sait quel serait le sort de la DGSE, mais aussi de la DCRI, du Quai d’Orsay, des unités du COS ? Comment leurs mandats et leurs missions seraient-ils définis ? Avec vous, au moins, tout est simple. Pour ne rien vous cacher, je ne suis moi-même pas insensible aux opérations un peu viriles, au payback time de nos camarades de la CIA ou du SIS. Seulement voilà, ça ne s’improvise pas et mener une lutte secrète selon la Chicago way du sergent Malone nécessite bien plus qu’un martial coup de menton devant l’écran de son ordinateur.

Cela a pu vous échapper pendant que vous combattiez aux côtés des Peshmergas, des guérilleros karens ou dans les rangs de l’Alliance du Nord, mais la France ne s’en laisse pas tant compter. Etiez-vous dans la tour de contrôle de Marignane, en décembre 1994, quand le sniper du GIGN a ouvert le feu sur le cockpit de l’Airbus d’Air France ? Avez-vous fait sauter la voiture piégée devant l’ambassade syrienne à Beyrouth ? Vous a-t-on entendu lorsque nous tentions de sortir nos otages du camp d’Abou Sayyaf, à Jolo ? Etiez-vous dans un certain bureau du 20e arrondissement de Paris lorsque les Britanniques ont dit d’un chef talêb qui avait détenu deux Français : « Ne vous embêtez pas, on envoie le SBS le flinguer, lui et sa troupe de crétins analphabètes ». Et en janvier 2000, est-ce vous qui avez recommandé un raid de Jaguar sur les hommes du GSPC qui menaçaient le Paris-Dakar ? Avez-vous été impliqué dans les opérations visant à éliminer les ravisseurs de vos confrères Malbrunot et Chesnot ? Avez-vous sauté (tranche arrière ?) en même temps que Favier au-dessus de l’Océan Indien pour libérer l’équipage du Ponant ? Est-ce vous qui avez conduit le raid des forces spéciales au Mali en juillet 2010 pour délivrer Michel Germaneau ? Etiez-vous le servant du canon d’une des Gazelle lancées à la poursuite des terroristes d’AQMI en janvier dernier, au nord du Niger ?

Qui vous permet de penser que les autorités françaises écartent systématiquement l’option offensive, qu’elles capitulent presque par habitude ? Quel mandat donné par le peuple vous permet d’affirmer « qu’il faut y aller », vaille que vaille, même pour risquer une boucherie ? Quel grand stratège êtes-vous, vous qui voyez la méthode plutôt que l’objectif ?

La prochaine fois qu’un ravisseur prendra une bombe guidée dans sa salle de bains, qu’un émir mourra d’un banal accident de voiture au Sahel ou qu’un drone de l’Empire balayera des écrans radars un groupe de Talibans, j’espère que vous recevrez un carton d’invitation. Le fait qu’un théoricien de votre envergure ait pu être tenu à l’écart des actions secrètes de la République est un scandale qui ne peut plus être toléré. Et vous penserez à envoyer à Perpignan votre carnet de saut et votre indicatif radio personnel.

Fin de transmission

« Victims come and victims go/There’s always lots to spare » (« No man’s land », Bob Seger)

Y a pas à dire, ça part sévère, les droits de succession, après le décès d’Oussama Ben Laden. Comme insatiables, les drones de l’Empire multiplient les frappes et déciment les rangs des jihadistes. Soyons d’ailleurs nets sur ce point, on ne va pas se plaindre. Comme nous le disait régulièrement notre professeur d’histoire-géo, il y a fort fort longtemps dans une ville de province fort fort lointaine, « fallait pas commencer ». Il n’avait pas tort, tout stalinien qu’il était.

Anwar Al-Awlaki vient donc, selon toute probabilité, de rejoindre le Walhalla des jihadistes, où nombre de ses amis ont pris leurs quartiers depuis 2001 – ce qui me rappelle une pensée de Mishima sur le paradis dans l’Antiquité, mais passons. Malgré son air de gentil instituteur ou de compagnon de route de José Bové, Al-Awlaki n’était pas du genre débonnaire.

Idéologue intarissable, recruteur hors-pair, membre de l’état-major d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique, il figurait depuis (2002) sur la liste des objectifs de l’Empire au sein d’Al Qaïda. Plus fort, il avait eu l’honneur, en 2010, d’être le premier citoyen impérial à figurer sur la liste des individus que la CIA était autorisée à tuer. C’est à ces petits riens qu’on mesure la volonté d’un Etat.

Je ne vais pas vous dresser le portrait d’Anwar, d’autres s’en sont chargés, et l’article que lui consacre Wikipedia n’est pas si mal. Je confesse, pour ma part, un petit faible pour la notice nécrologique de CNN (ici), car je trouve tout simplement remarquable l’idée de qualifier Al-Awlaki de rockstar d’Al Qaïda – même si je suis assez exigeant en ce qui concerne le concept de rockstar,  mais c’est une autre histoire.

Il faut dire que le garçon, sous ses airs de premier de la classe, une sorte d’Agnan jihadiste, avait de la ressource. Propagandiste de grand talent, il écrivait avec verve dans Inspire, le magazine diffusé par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) et apportait probablement au mouvement son imagination et sa connaissance des Etats-Unis.

 

Dans une précédente vie, j’avais moi-même écrit, avec quelques autres, que la menace deviendrait réellement très sérieuse lorsque nous aurions en face de nous des individus nous connaissant intimement et donc capables de nous frapper avec précision, au lieu de faire exploser les sempiternels métros et trains. Question en passant : les jihadistes se vengent-ils de n’avoir pu jouer avec les locomotives de Jouef ou Märklin ?

Propagandiste, donc, mais également idéologue, et surtout théoricien, Al-Awlaki était un des esprits les plus brillants du jihad, au point que d’aucuns voyaient même en lui un successeur d’Oussama Ben Laden. L’hypothèse était évidemment idiote, puisqu’Al Qaïda ne peut être dirigée que par un homme ayant derrière lui une longue carrière et l’autorité nécessaire pour recevoir l’allégeance des groupes franchisés, mais elle disait tout le bien que l’on pouvait penser de ce jihadiste atypique, à la fois citoyen de l’Empire et du Yémen. Cité à de nombreuses reprises dans les rapports des services impériaux, et depuis longtemps, il était lié à la crème de la crème du jihad mondial et son nom émergeait dans les enquêtes sur les attentats du 11 septembre 2001, sur la fusillade de Fort Hood en novembre 2009, l’attentat manqué contre le vol Northwest Airlines 253 en décembre 2009 ou la tentative d’attentat à Times Square en mai 2010.  Pour tout dire, un homme comme lui était un cauchemar pour les services de sécurité et de renseignement. Brillant causeur, leader charismatique, parfaitement bilingue, il incarnait à merveille, si j’ose dire, le jihadiste new look, à l’aise dans les discours politico-religieux enflammés comme dans la planification d’opérations terroristes. C’est sans doute sous son impulsion, grâce à l’amicale complicité du bon docteur Ayman, que des mouvements comme AQPA, les Shebab ou le TTP ont décidé de frapper loin de leurs théâtres d’opérations habituels, liant définitivement jihad global et jihad local.

Un bonheur ne venant jamais seul, il semble que Al-Awlaki ait fait le grand saut en même temps que Samir Khan, et le bruit a même couru que l’artificier en chef d’AQPA, Ibrahim Hassan Tali Al-Asiri, était du voyage – ce qu’ont démenti les autorités yéménites puis impériales. Next time, baby.

Plusieurs réflexions me viennent à l’esprit alors que je trace une nouvelle croix sur les visages souriants et innocents de ces responsables terroristes. En premier lieu, il faut à nouveau admirer l’efficacité des services impériaux de renseignement, capables de mener sur le terrain des opérations excessivement complexes dans un environnement pour le moins hostile. D’après les éléments diffusés dans la presse, au moins deux drones MQ-1 Predator, épaulés au sol par une équipe des forces spéciales chargée de valider la cible et de l’illuminer, ont participé à l’opération. En juillet dernier, un raid impliquant un AV-8B Harrier II de l’USS Bataan (LHD-5) avait avorté après une perte du signal laser par le missile de l’appareil.

Souvent moqués par des observateurs nostalgiques d’une puissance française qu’ils ont à peine connue et par quelques commentateurs qui reprochent à l’Empire son budget militaire mais geignent quand nous pouvons à peine soutenir une campagne aérienne limitée contre une armée immobile en Libye, les progrès de l’Empire depuis 2001 dans le domaines des opérations intégrées et dans celui, encore plus complexe, de l’exploitation rapide et pertinente de renseignements en provenance de sources multiples sont vertigineux.

La présence sur le sol yéménite de troupes impériales n’est évidemment pas nouvelle, et il faut être d’une rare mauvaise foi ou d’une incompétence crasse – ces deux qualités pouvant s’associer pour notre plus grand bonheur – pour faire mine de découvrir cette réalité. La presse anglo-saxonne a largement couvert, et depuis plusieurs années, ce front largement ignoré des Français. En décembre 2009, le New York Times avait déjà révélé l’étroitesse des liens que l’Administration Obama avaient tissés avec le régime du Président Saleh : fourniture de matériels, transmission de renseignements, soutien au sol, formation, etc. Les fameux raids du 17 puis du 24 décembre 2009 contre des sites d’AQPA dans la province d’Abyan avaient fait plus qu’éveiller des soupçons – la principale question étant de savoir si tous ces bombardements avaient été conduits par des chasseurs de l’Air Force, des drones de la CIA ou des appareils embarqués sur un porte-avions de la Navy ou un porte-hélicoptères d’assaut des Marines.

Les performances de la communauté américaine du renseignement permettent de mener une véritable stratégie de disruption afin de casser la structure de commandement d’AQPA et ainsi l’empêcher de concevoir et de planifier des opérations. Une telle approche de la lutte contre Al Qaïda confirme que l’actuelle Administration a fait sienne la doctrine héritée des années Bush Jr. et qu’il s’agit bien, à ses yeux, d’une guerre. Dans ces conditions, l’élimination d’Anwar Al-Awlaki et de Samir Khan, tous deux citoyens impériaux, n’a rien de véritablement choquant. Membres d’une organisation terroriste qui ne cache pas qu’elle est en guerre, ces deux garçons étaient conscients de l’issue possible de leur combat, et ce d’autant plus que le martyre est vénéré au sein des mouvements jihadistes. Pour ma part, je considère que l’exécution, validée par la plus haute instance judiciaire impériale, de Troy Davis est infiniment plus choquante et malheureuse que la mort, lors d’une action militaire, de deux hommes qui menaient une guerre contre leur propre pays et représentaient, sans le moindre doute, un danger réel. Après tout, les nazis ont essayé de tuer Churchill, les US Army Air Forces ont abattu le Betty de l’amiral Yamamoto, et je pourrai multiplier à l’infini les exemples d’élimination de chefs de guerre ennemis.

D’ailleurs, que Khan et Al-Awlaki aient été américains ne change rien à l’affaire. Bantous, finlandais, français ou angolais, ils se savaient visés par une armée qui mène une guerre et l’assume. C’était eux ou nous, puisqu’il faut bien choisir son camp et que j’ai choisi le mien il y a déjà longtemps. Cela a donc été eux, et on ne va pas les pleurer. Quant au fait que des Américains aient été tués par d’autres Américains, mon Dieu, quelle importance ? C’est infiniment moins gênant que d’observer le sort des Amérindiens dans les réserves du sud-ouest du pays.

Le débat juridique, diplomatique, stratégique et même moral qui entoure les actions plus ou moins clandestines conduites contre la mouvance jihadiste décime les forêts et engloutit des tonnes de papier. La question de la validité juridique d’une guerre est, à mon sens, secondaire dès lors que l’on peu raisonnablement estimer que l’adversaire, qui ici s’est auto-désigné il y a des années, constitue toujours une menace. Guerre juste, guerre légale ? Légitime défense ? Franchement, on s’en moque et la lecture de quelques livres passionnants, comme De la guerre et du terrorisme, de Benjamin Barber, ou Guerre sainte, jihad, croisade, de Jean Flori ne nous fait guère progresser, en particulier lorsque les travaux théoriques menés au sein des services de sécurité par une poignée de spécialistes ne sont guère mieux considérés qu’une page de publicité dans Elle ou Cosmopolitan : du prestige, certes, mais aucune véritable percée car, reconnaissons-le, peu ou pas de conséquences opérationnelles.

 

Pour ceux qui sont engagés dans la lutte quotidienne contre le jihadisme, le défi porte en effet en priorité sur les aspects opérationnels, et les questions morales ou philosophiques passent bien après. Il est permis de regretter, comme je le fis ici, que les seules voix entendues contre l’islam radical soient celles de responsables politiques populistes, engagés dans une nauséabonde opération de captation des voix du FN ou simplement victimes de leur incapacité à formuler autre chose que des idées d’une étourdissante médiocrité ou d’un consternant angélisme.

L’Empire s’est engagé, sous la Présidence Bush Jr, dans une ambitieuse stratégie de communication à destination du monde musulman. Les erreurs, bourdes et autres fautes commises pendant les huit années passées par George Bush Jr au pouvoir ont largement brouillé le message. Barack Obama a eu à cœur de lever ces ambiguïtés, mais l’intensification, sous son impulsion directe, de la guerre des drones dit clairement l’efficacité attendue, au moins à court terme, de ce travail de séduction… Il n’existe, en effet, pas trente-six moyens de lutter contre la propagande des idéologies radicales.  Si on se retourne vers les pratiques de la Guerre froide, force est de constater que l’Ouest, tout en répondant présent à chaque poussée militaire de l’Est, a largement alimenté et financé un discours construit autour de l’anticommunisme, quitte à pratiquer, comme en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, un douteux amalgame avec le socialisme, voire la social-démocratie et les forces de progrès. Cette posture, qui a conduit à d’impardonnables excès et à de bien douteuses alliances, a été couronnée de succès – mais nous n’allons pas refaire ici l’histoire de l’affrontement mondial entre deux blocs.

L’Empire et quelques uns de ses alliés pratiquent, à des échelles diverses, le contre-discours. Mais celui-ci est rendu délicat à manier en raison du passé de certains. Les guerres de colonisation puis de décolonisation, les rancœurs réciproques, les errements, et les évolutions sociodémographiques obligent à de la finesse, à de la mesure, à de la subtilité – une qualité qui semble avoir déserté les rangs de notre classe politique. De plus, les relations que nous entretenons avec certains de ceux qui soutiennent et alimentent nos ennemis n’arrangent rien. La récente intervention en Libye et la brutale réapparition des islamistes, probablement bénis par le Qatar qui nous a peut-être bien manipulés sur ce coup, ont démontré à quel point l’affaire était délicate. Le couple fusionnel monde arabe – islam et nos difficultés à intégrer des populations non européennes, modestement évoquées ici, nous font commettre d’innombrables maladresses, sans même parler de l’aveuglement de nos orientalistes, sur lequel je me suis déjà étendu (l ‘aveuglement, hein, pas les orientalistes, pas de blague)

Quelles que soient ses méthodes et ses voies, la lutte idéologique contre le jihadisme est bien trop lente et aléatoire pour se priver des rudes techniques des hommes d’action. Il faut donc considérer l’élimination d’Anwar Al-Awlaki et de Samir Khan comme une opération aux motivations autres que militaires. L’appareil de propagande d’AQPA a encaissé un coup sévère, tant le mouvement avait innové, aussi bien sur le fond que sur la forme. Le magazine Inspire est ainsi un modèle de revue attractive, à la mise en page soignée et au discours accessible, loin des torchons péniblement ronéotypés par le GIA dans les années 90 ou des médiocres textes imprimés de travers que l’on trouvait à Londres au même moment.

Pour mener cette lutte idéologique à bien, il faudrait également répondre aux crises sociopolitiques qui minent les Etats de l’arc de crise arabo-musulman et apporter des solutions sérieuses et durables à des conflits qui agissent comme de véritables cancers stratégiques. Nous devrions aussi lutter contre les immenses carences des programmes scolaires de certains pays du Sud, qui perpétuent sans sourciller les pires travers, pourtant identifiés de longue date : femmes considérées comme des citoyens de seconde zone, antisémitisme, nationalisme exacerbé, importance exorbitante accordée au fait religieux, etc. Pour des raisons évidentes, cette tâche est longue, difficile, et les obstacles apparaissent plus vite que les progrès.

En attendant, donc, et comme une réponse aux rotatives qui, dans le Golfe, impriment force foutaises, la solution la plus efficace, pour l’heure, reste l’élimination des propagandistes en chef. Si nous pouvons les arrêter et les juger, arrêtons-les et jugeons-les. S’ils sont hors d’atteinte par des moyens légaux, ma foi, utilisons des moyens qui ne le sont pas. Le premier devoir d’un Etat est de protéger sa population, et il sera difficile de m’arracher des larmes, voire des remords, quant au sort d’idéologues qui ne valent guère mieux que des dirigeants nazis ou des cadres de la Russie stalinienne. Le Centre d’analyse et de prévision (CAP) du Quai, un dangereux repaire de crevures fascistes, c’est bien connu, écrivait d’ailleurs en 2005 que la lutte contre Al Qaïda empruntait à la guerre, tout en étant plus qu’une guerre, et autre chose qu’une guerre. La formule reste d’une rare pertinence, et n’écarte donc pas l’option militaire, qui ne suffit JAMAIS.

Pour dire vrai, il sera d’autant plus difficile de m’émouvoir que je nourris les plus grands doutes quant à l’efficacité du système pénal occidental classique à l’égard des jihadistes. Ces-derniers, comme les enragés d’Action Directe ou les dingues des milices d’extrême droite du Montana, ne sont pas sensibles aux objectifs recherchés par la détention. Pas un de ces garçons ne sort moins radical d’un séjour derrière les barreaux. Au mieux, il est écœuré par une peine longue et sa libération le rend à sa famille brisé, mais en aucun cas réhabilité ou réintégré à la société. D’un point de vue moral, ce résultat n’est guère satisfaisant. Et au pire, il sort encore plus radical, et on lira avec profit le livre de Farhad Khosrokhavar.

On ne compte plus, en France, les cas de jihadistes libérés et arrêtés quelques mois plus tard pour leur implication dans un projet terroriste. En 2005, à Londres, à l’occasion d’une réunion de spécialistes de la lutte contre le terrorisme en marge du sommet du G8, la délégation française avait provoqué un malaise palpable autour de la table en décrivant sans détours la réalité de l’islam radical dans nos prisons, notre incapacité à lutter contre lui, notre impuissance face aux imams prêchant la haine. Curieusement, la délégation russe avait concédé ne pas connaître ce type de difficultés… D’autres pays membres du G8, dont je tairai les noms et les initiatives, avaient en revanche avoué être confrontés à des situations voisines et ne pas avoir trouvé de solution satisfaisante. Sans rire ?

Toujours à la pointe, comme d’habitude, de la lutte pour la dignité humaine, le respect des croyances et la liberté de conscience, les Saoudiens ont innové, il y a quelques années, en mettant au point un programme de réhabilitation religieuse (sic) dont vous pouvez lire des analyses sur le site du Carnegie Middle East Center, ou du Council on Foreign Relations, ou sur les blogs Islam Daily et Insurgency Research Group. A Singapour, un pays cher à mon cœur, un programme voisin a donné des résultats encourageants. En Arabie saoudite, en revanche, il est permis de douter de son bilan, de ses méthodes et même de ses objectifs puisque les jihadistes réhabilités sont déclarés « guéris » quand ils reviennent au wahhabisme, la déclinaison locale du sunnisme, qui irrigue justement le salafisme et le jihadisme. On peut donc résumer le processus de réhabilitation ainsi : Avant, ils étaient nazis, mais à présent ça va beaucoup mieux puisqu’ils ne sont plus qu’antisémites et militaristes.

Dans ces conditions, et quoi que nous disent certains donneurs de leçons, éliminer physiquement les meneurs ne semble pas être la plus mauvaise des solutions, surtout au Yémen, un Etat virtuellement failli, et surtout quand dans ce pays le Président Saleh, grand ami de la France de M. Chirac, entretenait il n’y a pas si longtemps d’amicales relations avec Anwar Al-Awlaki tout en coopérant avec l’Empire (cf. ici, par exemple). Et je ne vous parle même pas du rôle du frère du Président Saleh dans l’attentat contre l’USS Cole, en 2000.

Autant vous dire que l’Empire ne va pas laisser tomber l’affaire aussi facilement et va continuer à construire des stations de guidage de drones, à approcher des porte-avions des côtes d’Arabie et à y déployer des détachements de forces spéciales. Certains jours, être au Pentagone doit être réellement enivrant…