You want me on that wall, you need me on that wall

Un des hastags les plus populaires, ces temps-ci, sur Twitter, est #AaronSorkinIsGod (Aaron Sorkin est Dieu), en hommage au grand scénariste américain Aaron Sorkin.

 

Bon, tout le monde sait que le véritable Dieu est Eric Clapton, mais je dois confesser une certaine admiration pour M. Sorkin, auteur d’une poignée de scénarios particulièrement bien ficelés, dont celui de La guerre selon Charlie Wilson (Mike Nichols, 2007) ou celui de l’ébouriffant The Social Netwok, du génial David Fincher (2010).

 

Sorkin est également le créateur d’une des plus grandes séries de l’histoire de la télévision, A la Maison Blanche (The West Wing, 1999-2006), et sa dernière création, The Newsroom, diffusée par HBO depuis le printemps dernier, est saluée par tous comme un nouveau monument.

En 1989, la première – et unique, à ma connaissance – pièce de théâtre d’Aaron Sorkin est montée à Broadway. Il s’agit d’un drame judiciaire, inspiré d’une affaire ayant eu lieu à Guantanamo en 1986, et que l’auteur baptise sobrement A few good men.

Les Américains raffolent des histoires de procès, et il est rapidement décidé de porter la pièce à l’écran. La mission est confiée à Rob Reiner, un cinéaste efficace et plutôt porté sur la comédie, qui a notamment réalisé un extraordinaire faux documentaire sur un groupe de hard rock imaginaire (This is Spinal Tap, 1984), une plaisante fantaisie pour adolescent (Princess Bride, 1987) et surtout Quand Harry rencontre Sally (1989) – le seul rôle correct de Meg Ryan, soit dit en passant. En 1990, sans doute porté par cette décennie de succès, Rob Reiner passe aux choses sérieuses en adaptant un roman de Stephen King, Misery, et ce changement de ton lui permet sans doute de s’attaquer à la pièce de Sorkin.

 

 

La mission est périlleuse, le casting impressionnant et le sujet sensible. Le film (en français : Des hommes d’honneur) comporte trois rôles principaux, dont deux sont confiés à des étoiles montantes (Tom Cruise et Demi Moore), le dernier étant joué par Jack Nicholson qui trouve là un rôle à la hauteur de son talent. Derrière eux se débattent un nombre indécent de jeunes pousses : Kevin Pollack, que l’on reverra dans Usual Suspects, (1995, Bryan Singer), Kiefer Sutherland, Kevin Bacon, James Marshall, ou Noah Wyle. Le film donnera même naissance à une insipide série, JAG, dans laquelle jouera un des acteurs du film, John M. Jackson, mais on s’en moque, à bien y penser.

 

Le film de Rob Reiner est une honnête réalisation, sans relief mais sans faute. Il ne manque pas un bouton sur les vestes d’uniforme des uns et des autres, et les rebondissements propres aux films de procès sont tous là, soigneusement alignés. Tom Cruise surjoue, et il n’est pas plus crédible en avocat-branleur-mais-doué qu’il ne l’était auparavant en barman ou en pilote de l’aéronavale. Demi Moore, qui ne sourit qu’une fois, est finalement plus crédible, même si je pense depuis 20 ans qu’elle aurait dû jeter Cruise de l’affaire dès le début du film – ce qui posait un léger problème pour la suite, je vous le concède.

Au début plutôt léger, voire même drôle, le film gagne progressivement en gravité avec l’apparition des Marines, dont Jack Nicholson et Kiefer Sutherland jouent de fascinants représentants. Ces deux personnages, Nicholson en vieux guerrier lucide et cynique, et Sutherland en jeune croisé arrogant issu de la Bible Belt, sont le principal attrait du récit, et ils donnent au film tout son intérêt.

De quoi s’agit-il, en effet ? De juger deux soldats pour une punition clandestine qui a mal tourné, et s’affrontent donc tout au long du procès les principes qui font une démocratie – et que rappelle Kevin Pollack (« Ils ont tué un type qui ne courait pas assez vite ») – et les principes des défenseurs armés de cette même démocratie, qui mettent en avant leur connaissance de la violence du monde extérieur. Le film, qui professe de hautes idées morales au sujet de la justice ou de la camaraderie, est en réalité particulièrement ambigu. La mémorable tirade de Jack Nicholson, qui sauve le film de l’insipidité, fait vibrer tous ceux qui, à un moment de leur vie, se sont engagés pour leur pays.

Si les propos que tient Sutherland à plusieurs reprises sont, en effet, effrayants de simplisme et de fanatisme, ceux de Nicholson, certes terriblement cyniques, ne m’ont hélas jamais vraiment choqué. Enfant, j’ai grandi au milieu de chantiers de fouilles, de ruines médiévales, de campements paléolithiques où l’on trouvait parfois des pointes de flèches qui n’avaient pas servi qu’à tuer du giber, j’ai écouté des récits de guerres coloniales de la bouche d’anciens des services spéciaux qui évoquaient leurs goumiers en Indochine ou leurs commandos en Algérie, j’ai entendu mon grand-père évoquer la libération de camps de concentration en Allemagne, j’ai admiré la vie d’un ami de la famille, grand voyageur, résistant, anthropologue. Vous me direz que ces moments ont sans doute été pour beaucoup dans ma vocation – même si j’aurais pu aussi bien finir guitariste de blues dans un bouge. Toujours est-il que j’en ai retiré quelques tristes certitudes au sujet de l’Histoire.

La guerre est probablement l’activité la plus ancienne de l’humanité. Il y a toujours un type qui pense que votre coin de littoral est mieux que le sien et qui tente de vous le prendre, un autre qui ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas vous forcer à croire à ses foutaises, un autre qui pense que votre épouse et vos filles seront bien agréables à sauter, d’accord ou pas d’accord, un autre qui viendra vous dire que la façon dont vous vivez est contraire aux bonnes mœurs, un autre qui décidera que votre simple existence est une offense intolérable à sa vue.

On pourra éventuellement en discuter, mais in fine, ça finira dans le sang, le sien, le vôtre, les deux mêlés. On peut toujours s’entendre si on établit une base commune pour le dialogue reposant sur des appréciations concordantes au sujet d’un certain nombre de choses : organisation sociale, type de gouvernance, modèle économique, droits et devoirs des individus, etc. Mais il est souvent difficile de se parler – et j’ai été diplomate, c’est parfois vertigineux. Alors, soit on ne fait rien, soit on agit. Et si on décide de peser sur les affaires du monde parce qu’on pense qu’un enfant de 5 ans n’a pas à bosser dans une briqueterie au Pérou, qu’une gamine de 11 ans n’a pas à être déflorée au Yémen, qu’un homme n’a pas à être inquiété parce qu’il croit en X ou Y en Chine ou en Iran, qu’une femme n’a pas à tapiner sur les boulevards parisiens, qu’un peuple n’a pas être chassé, parqué ou exterminé parce qu’il aime vivre à cheval dans le Dakota ou ne pas travailler le samedi en Pologne, alors, on fâche, on énerve, on s’expose.

Mais on tient la position parce que nos philosophes, nos hommes d’Etat, nos guerres perdues et gagnées, nos révolutions, notre histoire nous ont appris que nos valeurs, jusqu’à plus ample information, sont universelles et qu’elles doivent être d’abord appliquées chez nous, et ensuite défendues chez ceux qui, loin d’ici, luttent pour se les garantir et offrir à leurs enfants autre chose que la répétition des horreurs précédentes. Et comme ça agace, et comme il y a des maladresses, des erreurs, des intérêts stratégiques vitaux éloignés de la morale, mais qu’il faut défendre quand même, on se frictionne avec d’autres. Et c’est le plus décidé qui gagne, pas celui qui avait raison sur le fond au début, simplement celui qui a raison sur le champ de bataille, à la fin. C’est pour ça qu’on se bat, justement, pour être ce dernier-là, et la meilleure des issues est celle qui voit triompher sur le champ de bataille celui qui avait raison sur le fond.

Le personnage de Nicholson, officier supérieur d’une arme que l’Empire déploie aux quatre coins du monde pour faire le sale boulot, est ainsi dérangeant aussi bien pour ce qu’il dit que pour ce qu’il représente. Il a raison de rappeler que la violence qu’on lui reproche est celle que l’on projette à grands renforts de déclarations grandiloquentes, qui en Asie du Sud-Est, qui dans les Caraïbes, qui au Moyen-Orient ou en Afghanistan. Et il aurait pu également s’étonner du mépris affiché par une opinion publique qui, par ailleurs, fait des triomphes à des films de plus en plus gratuitement violents.

Rob Reiner et Aaron Sorkin se doutaient-ils que de leur film ne resterait, non pas un verdict sage et vertueux, mais les quelques phrases d’un centurion nourri de guerres lointaines et conscient que rien de ce qu’il faisait ne pourrait convenir à ceux qu’il défendait ? La question est pendante dans nos démocraties, et les réactions de certains après l’affaire Merah au sujet des actions des services de renseignement et de sécurité ont bien montré que la perception de l’arbitraire, des libertés individuelles ou de la violence étatique pouvait évoluer en fonction des menaces. « Mais pourquoi ne l’a-t-on pas tué avant ? » m’a-t-on benoitement demandé au sujet de Merah ? « Mais parce que vous auriez hurlé », ai-je répondu, non moins benoitement.

Tell him I’m coming, tell him I’m fucking coming

Ça s’agite, ça s’agite. On se consulte, on se déplace, on aligne les idées nobles, on prend son temps, on ménage les susceptibilités, on compte ses moyens, on pèse le pour et le contre, bref, on ne s’affole pas, mais on dirait bien qu’on va y aller quand même. Où ça ? me demanderez-vous ? En Syrie ? Mais non, voyons, au Mali, là où l’exigeante diplomatie russe, soucieuse de démocratie, nous laissera la bride sur le cou et là où nos pléthoriques moyens militaires nous autorisent une intervention décente.

Contrairement à ce que pensent les généraux algériens, ça n’amuse pourtant personne de devoir aller affronter au Mali, mais aussi en Mauritanie et au Niger, les petits gars d’AQMI, du MUJAO, d’Ansar al Din, sans parler de leurs amis nigérians ou pakistanais venus se mêler à la grande aventure du jihad au Sahel. Et ça n’amuse pas plus nos dirigeants de devoir gérer la présence dans la zone de quelques membres du Croissant rouge qatari… On imagine les dialogues entre nos fiers commandos et leurs homologues du Golfe, avec lesquels ils ont fait le coup de feu en Libye il y a un an.

– Oh, cousin Hubert !

– Oh, lieutenant Rachid. Tu vas plus au Balajo ? (le reste de cette conversation est classifié)

Pour l’heure, la France appuie plus ou moins discrètement la création d’une coalition ad hoc dont l’ossature visible serait formée par les armées du Niger et surtout de la Mauritanie, notre meilleure alliée dans la région. Et on me permettra de rappeler à certains salisseurs de mémoire que si la Mauritanie est à nos côtés, c’est en raison des efforts constants de Paris depuis 2008 afin de la sensibiliser et de la préparer à l’inévitable choc. Inutile, donc, de balancer par dessus bord l’ensemble de l’héritage diplomatique de Tracassin. De même, il n’échappera à personne que c’est très probablement un gouvernement de gauche qui va porter le fer contre nos fiers barbus en 2012 – ou 2013, sait-on jamais – après le refus d’un de ses prédécesseurs socialistes en 2000 de vaporiser les mêmes. Mais il sera beaucoup pardonné à ceux qui agissent.

Officiellement, donc, la France admet qu’elle apportera un soutien logistique aux contingents régionaux quand ceux-ci auront une idée à peu près claire de ce qu’il faut faire, comment, où et pour combien de temps. La notion de soutien logistique est évidemment plus que floue, et il ne s’agira sans doute pas seulement de transporter des blessés et de livrer des caisses de munitions. Gageons que les cibles à traiter auront été obligeamment désignées par l’armée française et qu’on trouvera quelques officiers supérieurs dans les états-majors locaux afin de coordonner le merdier qui s’annonce. De même, il ne faudra sans doute pas chercher trop longtemps afin de repérer quelques centurions de l’Empire – enfin, ceux qui ne meurent pas comme des imbéciles en plein désert avec des tapineuses locales, je me comprends – puisque toutes les armées régionales participent depuis des années aux manœuvres Flintlock, d’abord sous l’égide de l’EuCom et depuis quelque temps l’AfriCom et que ces exercices sont tous tournés vers la lutte anti terroriste. Du coup, on est en droit d’espérer une certaine efficacité de la part des contingents de la région – on peut toujours rêver.

On comprend bien les pudeurs de jeune fille de Paris à l’égard d’une intervention militaire dans la région, à défaut de pouvoir les justifier. La vie n’est pas tendre avec les petits bras et la tâche est parfois trop rude. Il faut bien pourtant que quelqu’un se dévoue, et, comme à chaque fois, on profitera du travail fait tout en dénonçant des « pratiques d’un autre âge » ou une « posture néocoloniale ». La routine, en quelque sorte.

La mission ne s’annonce donc pas aisée, et l’équation à résoudre est d’une aimable complexité. En réalité, tout mérite qu’on s’y arrête. Que veut-on faire au Nord Mali ? Libérer le territoire des groupes islamistes ? Soit, mais encore faudrait-il qu’il y ait à Bamako un régime digne de ce nom. Entre incompétence, impéritie et corruption, la classe politique malienne semble loin de pouvoir rétablir un ordre de toute façon fragilisé par la situation économique. Et l’armée n’est pas beaucoup mieux, surtout si l’on se souvient que le putsch du printemps est venu, non pas d’une obscure manœuvre d’acteurs à la solde d’odieux intérêts étrangers, mais du ras-le-bol de quelques soldats auxquels des officiers manifestement incapables ordonnaient de remonter faire le coup de feu contre AQMI.

Mais admettons que l’intervention ait lieu sans tenir compte de la vacance du pouvoir à Bamako. A quelle autorité nationale malienne faudra-t-il rendre compte de l’avancée des combats ? Et quand des zones et/ou des villes auront, on l’espère, été libérées, sous le contrôle de qui seront-elles placées ? Il est, en effet, permis de douter de la capacité de l’administration malienne à gérer une région du pays qui échappait depuis des années à son contrôle et qui restera, même si les jihadistes en sont chassés, tiraillée par les tensions entre populations (quid du problème touareg ?). Du coup, a-t-on pensé à une administration internationale, sous l’égide des Nations unies ou de l’Union africaine (UA), mais qui, finalement, ne ferait que pérenniser la partition du Mali ? Et comment éviter les règlements de compte entre ceux qui se sont faits à la domination islamiste radicale et ceux qui l’ont subie, voire même l’auraient combattue ? Et si – épineuse question – cette prochaine intervention cristallisait les tensions ethniques et religieuses en prenant toutes les apparences d’une opération militaire décidée en l’absence de tout acteur politique malien digne de ce nom ?

Parlons en effet de cette coalition. D’ores et déjà, le Sénégal, que l’on sentait hésitant, a annoncé qu’il n’irait pas. Il faut dire que la fière puissance régionale fait moins la maline depuis qu’on arrête à ses frontières des membres d’AQMI et que l’optimisme plein d’assurance de certains responsables (que j’évoquais ici) a laissé la place à une sourde angoisse face à la montée en puissance, prévue, observée et annoncée, de l’islam radical. Exit, donc, le Sénégal, qui regardera de loin, et qui aimerait tant être encore plus loin du cirque. La Mauritanie et le Niger iront, sauf imprévu, car les jihadistes du Nord Mali les menacent directement, et parce que la France leur a demandé gentiment.

Il se murmure à Paris, de toute façon, qu’une irruption des katibats d’AQMI au Niger serait considérée comme le franchissement d’une ligne rouge. Evidemment, Georges Bonnet disait ça d’une attaque de la Pologne par l’Allemagne en 1939, jusqu’au moment où la Pologne a été attaquée par l’Allemagne et où M. Bonnet a jugé qu’on pouvait sans doute encore discuter. Bon, je m’égare, puisque M. Fabius semble être un homme responsable.

Le Burkina, qui est aux premières loges et qui s’est impliqué depuis quelques semaines dans certaines opérations secrètes liées aux libérations d’otages, pourrait s’en mêler aussi, mais a-t-il les reins assez solides ? Ou alors le Tchad, qui est plus préoccupé par son très encombrant voisin soudanais ? Quoi qu’il en soit, la participation la plus porteuse de difficultés pourrait bien être celle du Nigeria.

La grande puissance, qui se débat depuis près de dix ans contre les hystériques de Boko Haram, ne saurait rester immobile alors que le cauchemar d’un sahelistan (une délicieuse expression du Quai) prend corps et que convergent vers le nord du Mali des garçon qui iront ensuite faire sauter les églises nigérianes. Mais si l’armée nigériane, soutenue par les Etats-Unis, intervient au Mali avec un mandat de la Cédéao, elle le fera sans suivre les recommandations de Paris, dont elle n’a sans doute que faire. Et la composition du contingent nigérian (des Africains, évidemment, et sans doute une poignée de chrétiens dans le lot) fera sans doute bondir au Nord Mali, où Arabes et Touaregs entretiennent les rapports que l’on sait avec leurs concitoyens du sud… Rien ne serait pire que d’alimenter les accusations de croisade que ne manqueront pas de lancer les idéologues de la mouvance islamiste et que des imbéciles tiers-mondistes  relaieront sans plus y réfléchir. Cela dit, voir enfin face à face l’Algérie et le Nigeria ne manquera pas d’intérêt, à défaut d’apporter des satisfactions.

A-t-on, justement, pensé aux conséquences et d’abord aux éléments de langage qu’il faudra largement diffuser quand la fête commencera ? Y a-t-il quelque part quelques paragraphes intelligemment articulés sur le pourquoi du comment d’une intervention armée au Mali ? Y parle-t-on de l’Etat malien, de son peuple, des droits de l’Homme, de la préservation du patrimoine culturel mondial, de la restauration de l’Etat de droit, de la sécurité régionale, de l’impérieuse nécessité de frapper les jihadistes dès qu’ils se regroupent et défient l’autorité d’un Etat ? Et s’y prépare-t-on à répondre aux hurlements d’Alger par un sobre, courtois mais ferme « Vous n’aviez qu’à faire votre devoir » ? On verra. Et les otages ? Dans quelques semaines, nos compatriotes employés de Vinci et d’Areva entameront leur troisième année de captivité aux mains des gars d’AQMI. Autant dire que ça fait long, très long, et qu’il faut bien assumer le fait que puisqu’on ne peut les acheter il va falloir aller les chercher. Pas une mince affaire.

Les affrontements directs entre les jihadistes et les troupes régulières de la région n’ont pas toujours donné de fiers succès dont on chante les hauts-faits, le soir autour du feu. Les Mauritaniens ont perdu des soldats, dont les têtes tranchées étaient soigneusement alignées par les esthètes d’AQMI, et les Algériens y ont laissé un nombre indécent de douaniers et autres gendarmes. Les Nigériens ont bien marqué des points, mais c’était il y a presque dix ans contre des combattants moins nombreux et moins bien armés. Le matériel obtenu en Libye, à commencer par les missiles sol-air portables (MANPADS) et les missiles anti-chars, va rendre l’expédition punitive plus aventureuse en 2012 qu’en 2000.

Et ensuite ? Je veux dire, une fois que les combats au sol auront commencé et qu’il sera évident pour tout le monde que les Français en treillis qui trainent dans le coin ne sont pas là uniquement pour l’ordinaire et la rigolade. Il faut espérer que tous les Etats de la région, et pas seulement ceux qui participeront à la coalition, auront été informés des semaines à l’avance afin de donner un coup de vis aux cellules islamistes radicales présentes sur leur sol. Parce que, naturellement, il est quand même éminemment probable que les membres d’AQMI et autres sympathisants du jihad en Mauritanie, au Sénégal, au Sud-Mali, au Burkina, au Niger, au Tchad, au Nigeria, mais aussi en Tunisie, en Algérie, au Maroc, en Libye, et jusqu’au Kenya ou en Ethiopie, vont donner de la voix, et il ne s’agira pas seulement de manifestations devant les ambassades. Etre un expatrié français sera, décidément, une activité à hauts-risques dont on espère qu’ils seront pris en compte par nos responsables politiques comme par les entreprises.

Les dangers sont donc réels, et il y a dans cette affaire tout le charme vénéneux du jihadisme. Ne pas le combattre est une erreur, mais le combattre oblige à des choix qui créent presque immanquablement des situations encore plus complexes. Une intervention militaire au Mali est ainsi, à n’en pas douter, une véritable nécessité stratégique, mais non seulement le succès final de l’entreprise est loin, très loin, d’être garanti, mais en plus les conséquences (au Mali, dans la région, pour la France, pour l’Algérie, pour nos ressortissants et nos intérêts) vont être lourdes, importantes, et on peut presque parier que les difficultés vont s’accumuler au lieu d’être traitées au fur et à mesure. Si au moins on pouvait, pour une fois, tenir la position, ça ne serait pas un mal.

La patrouille perdue

Faut-il encore présenter John Ford, un homme qu’Orson Welles plaçait au sommet de ses influences et qui incarne aux yeux de la critique mondiale la figure du cinéaste américain par excellence ?

Sa filmographie, étroitement liée au western, à John Wayne et Henry Fonda, regorge de classiques, de véritables monuments du cinéma : La chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939, 2 Oscars), Les raisins de la colère (1940 2 Oscars), Qu’elle était verte ma vallée (1941, 5 Oscars), La poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946), La charge héroïque (She wore a yellow ribbon, 1949, 1 Oscar), L’homme tranquille (1952 2 Oscars), La prisonnière du désert (The Searchers 1956) ou The man who shot Liberty Valance (1962).

 

 

 

En 1934, John Ford, qui a déjà derrière lui une longue carrière, réalise le remake d’un film muet britannique de 1929, Lost patrol, tiré d’un roman de Walter Summers. Tourné dans un coin du désert californien, porté par une distribution exemplaire, (Victor McLaglen, Boris Karloff), The lost patrol est un film court (66 minutes) considéré à l’époque comme le meilleur film de l’année. Près de quatre-vingts ans plus tard, il va de soi que le film a vieilli, mais il reste fondateur par bien des aspects.

En 1917, en Mésopotamie, pendant la difficile – et peu connue – campagne menée par les troupes impériales britanniques contre les Ottomans, une petite patrouille de cavaliers parcourant un paysage de dunes est prise à partie par des combattants invisibles et perd son officier. Le reste de la troupe se réfugie autour dans un oasis et y est progressivement décimé par un ennemi habile et patient, jusqu’au dénouement, qui préfigure les mythiques westerns.

Lointain ancêtre des survival movies qui se multiplient depuis plus de trente ans, The lost patrol est une étude de caractère, aux dialogues parfois trop écrits mais à l’excellente interprétation. Ford y regarde, comme souvent dans son cinéma, un groupe d’hommes soumis à des forces hostiles. Tracés à grands traits, les portraits n’en sont pas moins frappants, du sous-officier expérimenté à la jeune recrue candide, en passant par les soldats, hommes simples ou complexes, à commencer par le personnage de Karloff, religieux névrosé qui a toute sa place dans Les sorcières de Salem, le chef d’œuvre d’Arthur Miller (1953).

Parmi les lointains descendants de ce film, il me semble enfin que l’on peut regarder avec intérêt le film de Walter Hill, Southern comfort (Sans retour, 1981), qui remplace le désert par le bayou.

Finalement très américain, The lost patrol nous montre aussi une troupe bavarde, peu disciplinée, à la tête de laquelle le sergent est d’abord un grand frère. Certaines des péripéties et des morts sont d’ailleurs directement imputables à ce commandement très amical, étonnant au sein d’une armée britannique que l’on ne savait pas si cool, en particulier en temps de guerre…

I hope Texas remembers

De même qu’il y a de moins en moins de techniciens du combat à pied, l’art délicat de la poliorcétique se perd, ce qui est un tort, reconnaissons-le. Du siège de Troie à celui de Sarajevo, en passant par Jérusalem, Stalingrad, Château-Gaillard ou Tenochtitlán, les combats pour conquérir des villes ou investir des places fortes émaillent l’histoire de notre pacifique planète.

En Amérique du Nord, à l’exception notable de la bataille des Plaines d’Abraham devant Québec, les sièges sont rarissimes. Rien de plus logique pour une partie de continent, non pas vide, mais sans culture urbaine. Des siècles d’affrontements entre Britanniques et Français en Nouvelle France ou le long des 13 colonies, seuls les spécialistes et les amateurs maniaques, comme votre serviteur, gardent le souvenir des combats pour des fortins et autres comptoirs. Moi qui ai l’insigne honneur d’être le propriétaire d’un exemplaire du Tome 1 de l’Atlas historique du Canada, je ne me lasse pas de contempler, depuis mes lointaines études, les cartes des combats de la Guerre de Sept ans, mais les effectifs engagés sont réduits et les conséquences politiques minimes.

En février 1836, alors que les Texans, soutenus par l’Empire tentent d’obtenir l’indépendance de la République du Texas, moins de deux cents hommes se retranchent dans une mission à Alamo, près de l’actuelle San Antonio. Face à eux, l’armée mexicaine, menée par le général Santa Anna, prend position et entreprend de réduire la petite garnison avant de poursuivre la guerre contre les rebelles. La bataille de Fort Alamo est un événement majeur de l’histoire du Texas, et une date importante dans le vaste mouvement d’expansion vers l’Ouest et le Sud-Ouest des jeunes Etats-Unis. Le combat, terriblement déséquilibré (1.500 soldats mexicains contre près de 190 miliciens), est devenu un symbole de courage et de sacrifice, et son souvenir flatte le nationalisme des Texans.

John Wayne caressait depuis la fin des années 30 l’idée de réaliser un film sur la bataille. Son projet se concrétise en 1959, et le film sort finalement en 1960.

A ce propos, merci de faire savoir au journaliste de Télérama qui commet l’erreur chaque année qu’Alamo n’est pas le seul film réalisé par the Duke, puisque le grand homme commettra en 1968 un authentique navet, The Green Berets, consacré à la guerre du Vietnam. Une véritable consternation.

The Alamo est un film, à mes yeux, assez particulier. Long, (près de 3 heures), il est aussi lent et on ne voit les premières troupes mexicaines qu’après plus d’une heure de pellicule. Surtout, dans un décor de western, il est d’abord un film de guerre plus attaché aux hommes qu’à l’action, et on sent là l’influence de John Ford ou de Howard Hawks sur Wayne.

Et il est le film d’une transition stratégique. Certains des Américains ont combattu les Anglais en 1812, et la guerre « à l’européenne » est encore la norme – comme elle le sera jusqu’à la Guerre de Sécession (Civil War) : uniformes flamboyants, tireurs en ligne disciplinés, fusils à un coup que l’on recharge avec une baguette, drapeau blanc, civils épargnés, et ce code qui fait rendre les honneurs militaires à une veuve et sa fille, rescapée de la tuerie. Pourtant, on sent bien, ici et là, que les miliciens ont vécu d’autres combats. Jim Bowie ne quitte pas un coutelas qui fleure bon la petite guerre, et nombre des volontaires de Crockett, outre des castors morts sur la tête, exhibent des étuis à fusils qui ont plus à voir avec l’artisanat amérindien qu’avec celui de Boston. La fin est connue, et le combat final, l’investissement de la mission, ne prend qu’une vingtaine de minutes, plutôt violentes pour l’époque. Wayne a l’habileté de nous éviter les conclusions larmoyantes si chères à Spielberg et autres délires pompiers.

Classique dans sa facture, The Alamo n’est pas un très grand film, mais il est attachant et les trois heures ne pèsent pas. Les dialogues, très écrits, sont aussi naturels que la poitrine d’une starlette californienne, mais ils ont une toute autre élégance. Lawrence Harvey incarne un impeccable colonel Travis, officier intransigeant et raide comme la justice porté par son idéalisme et son désir de reconnaissance sociale, tandis que Richard Widmark (Jim Bowie) et John Wayne (Davy Crockett) sont de vrais personnages de western, bagarreurs, buveurs, jureurs et râleurs. Le film est ainsi la rencontre entre un décor (le Texas poussiéreux et hispanique), un contexte (la lutte entre deux Etats pour le contrôle d’un territoire), et de deux univers sans rapport : celui de la guerre presque en dentelles, et celui de la conquête sauvage de l’Ouest, comme si William Thackeray croisait Cormac McCarthy…

 

Je ne te dis pas que c’est pas injuste, je te dis que ça soulage

On ne regrette pas sa soirée, aurait sans doute dit un homme politique allemand au délicieux accent bavarois. On se réunit avec des amis bloggeurs pour parler popote (« Alors, ça avance, ce putsch ? », « Et ces armes en RDC, tu en as tiré combien, finalement ? », « Mais tu as un alibi, ou pas ? »), et vous recevez d’un coup une flopée de mails et de SMS, d’amis, de contacts, de lecteurs, qui vous demandent si vous avez lu l’article du Parisien sur les conversations de Mohamed Merah. Du coup, pour ne pas avoir l’air d’être vraiment un sale type, vous le lisez, l’article, et puis, ensuite, vous ne pouvez plus le cacher, vous êtes vraiment un sale type.

Que nous dit-on ? Que Mohamed Merah, dont Le Monde a récemment dressé un portrait consternant de candeur, aurait filmé la fin du siège mené par le RAID et que ces vidéos seraient en possession de sa famille. Que dans ces enregistrements on entendrait distinctement Merah affirmer qu’il a été manipulé par les services français, qu’il n’a rien fait, qu’on lui avait promis une forme d’immunité. Forcément, ça fait un sacré scoop, pas vrai, les gars ?

Mais, reprenons posément, comme il est d’usage quand on travaille pour un quotidien national.

En premier lieu, comment ont-ils été tournés, ces enregistrements ? Quand précisément ? Et comment ont-ils été envoyés ? Mystère, pas vrai ?

Et puis, nous avons Maître Mokhrari (indicatif radio : Sœur Sourire), qui affirme depuis des semaines être en possession de ces enregistrements, dont elle agite la révélation imminente depuis Alger sans apporter le moindre élément. Inutile de revenir sur le parcours de cette avocate, dont Le Monde a fait le portait dans son édition du 17 mai dernier, même si on peut noter, l’air de rien, que cette charmante enfant manie comme nulle autre la vulgate islamo-nationaliste plus ou moins rance qui dénote une vraie proximité idéologique avec certains régimes. Autant dire que sa démarche est un peu connotée.

Et aussi, Maître Coutant-Peyre (indicatif radio : Madone des Parloirs), mariée au ci-devant Illitch Ramirez Sanchez, dit Carlos, dit Le Chacal, dit Le Bibendum latin, qui ne rate pas une occasion de se mêler de toutes les affaires mettant aux prises la République avec d’apprentis révolutionnaires défendant les damnés de la Terre et les forçats de la faim, au nom d’un étonnant salmigondis idéologique qui mêle marxisme, islamisme, anticolonialisme, et une petite dose de voyeurisme. Comme le disait ce cher Alfred, some men just want to watch the world burn. On comprend bien l’intérêt que présente l’affaire pour Madame Coutant-Peyre, bien connue pour son amour des causes nobles, mais on sait aussi quelle valeur accorder à ses engagements.

Et puis, last but not least, il faut s’arrêter sur le quotidien algérien Echorouk, à l’origine de l’article du Parisien. Moi qui lis la presse algérienne depuis des années, je peux vous dire que les travaux d’une classe de CP n’ont rien à envier aux articles d’Echorouk, une feuille de chou populiste juste bonne à alimenter les tensions entre supporters de foot ou à a relayer les rumeurs les plus imbéciles. Entre nous, si vous voulez lire de la bonne presse algérienne, allez donc jeter un œil chez TSA, El Watan, ou Liberté. Autant dire que si un plumitif d’Echorouk me donnait la date d’aujourd’hui, je ne le croirais pas.

Or, voilà que notre fière équipe du Parisien relaie les affirmations d’Echorouk, au conditionnel, certes, mais sans vraiment y réfléchir. Franchement, vous les avez lues, ces retranscriptions ? Rien ne vous a étonné ? Et d’abord, où sont les originaux ? C’est ça, la validation des sources ? Mes compliments. On attend avec impatience la vidéo de la crucifixion du Christ ou les photos du procès de Jeanne d’Arc. Ah, c’était vous aussi, les carnets secrets du Fürher ? Pardon, j’aurais cru.

Et justement, ces fameux enregistrements, que nous disent-ils ? Merah, contre toutes les preuves formelle détenues contre lui (adresses IP, témoins, enregistrements des meurtres, et même ses propres déclarations), y nie tout en bloc, se présente comme un agent trahi, qui n’a rien fait et qui déballe tous ses voyages avec une étonnante précision, une sorte de catalogue des terres de jihad. Et le voilà qui balance qu’il n’a fait que ce qu’on lui a demandé de faire, et qu’on lui avait promis une protection, etc. On y croit autant qu’aux récits de pauvres filles riches dans les dernières pages de Elle (Au sommaire cette semaine : Kate Moss va traduire Guerre et Paix, Votre sex toy est-il eco friendly ? Le treillis sale et déchiré, hyper tendance, et notre rubrique santé : Pourquoi les hommes ont tort de ne pas se retourner sur les gamines anorexiques)

Tout dans ces douteuses retranscriptions balancées par Echorouk et complaisamment relayées de ce côté-ci de la Mare Nostrum ne semble avoir pour but que d’alimenter les théories du complot et les fantasmes :

– Mohamed Merah n’a rien fait, mais il a agi sur ordre des services français (lesquels ? DCRI ou DGSE ? Le texte n’est pas clair, évidemment) : « Tu veux m’éliminer pour faire ton scénario ». Ben oui, forcément, tout ça, c’est rien que des menteries de Sarkozy.

– Mohamed Merah est allé en Kabylie, à Tizi-Ouzou et Boumerdès, afin d’y rencontrer les maquis jihadistes. Du coup, tout s’éclaire : ces fumiers de Français, non seulement nous espionnent, mais en plus ils doivent sans doute coopérer avec les terroristes dans notre dos afin de nous spolier de nos splendides réussites économiques, de notre merveilleuse démocratie ou de nos incessants progrès sociaux.

– Mohamed Merah était une taupe inconsciente (attention à ne pas s’étouffer de rire ici), comme le suggèrent les auteurs de cet ébouriffant article, consternant de bout en bout tant il démontre une ignorance crasse et surtout une naïveté bien inquiétante.

Passée la stupeur devant un tel tombereau de foutaises, les spécialistes n’ont pu que ricaner, pointant la grossièreté la manœuvre qui, sous couvert de journalisme d’investigation, défend les thèses propagées par certains (complot électoral, coup monté, mensonges d’Etat), ceux qui tentent d’exonérer Merah (« La faute aux jeux vidéos », a dit M. Sifaoui hier sur France 5, comme s’il voulait devenir la nouvelle Mireille Dumas), de pointer le racisme de la France, de dénoncer l’acharnement médiatique contre le malheureux garçon (et de comparer cette affaire avec celle du cannibale québécois…), de nier le rôle de l’islamisme radical ou de refaire l’enquête entre un jeu de TF1 et une émission de M6.

La thèse ne tient pas une seconde, aucun des éléments présentés n’a pu être validé, pas une preuve concrète n’a pu être fournie, rien ne colle avec ce que nous savons et que j’ai essayé de présenter ici – et malgré ce que m’a reproché un lecteur la semaine dernière, il va être difficile de démontrer que je défends le travail des services français… De plus, les défenseurs de la thèse elle-même ne semblent pas tant rechercher la vérité que poursuivre des buts politiques. Cette vision du monde, faite de fantasmes, de complots, de coups montés et de trahisons, révèle une effrayante médiocrité intellectuelle doublée d’une perception paranoïaque des faits, si révélatrice d’une posture de soumission et de renoncement. On ne maîtrise rien, tout se fait dans notre dos, tout est contre nous, tout ça c’est la faute des autres, pauvre petit bonhomme qui n’a sûrement rien fait.

Ben oui, c’est sûr.

Des Falcon en rafale

La tenue mensuelle du café stratégique, toujours accueilli par Le Concorde, dans le 7e, aura lieu, exceptionnellement, le mercredi 13 juin. A cette occasion, nous aurons l’honneur et la joie de recevoir Stéphane Fort, directeur de la Communication et des Relations extérieures chez Dassault Aviation.

A nous, donc, les questions sur les perspectives de l’aviation d’affaires, sur les ventes de Rafale, sur le comportement de nos 2000 au-dessus de la Libye ou de l’Afghanistan, ou sur les drones, dont nous aurions bien besoin ces temps-ci.

« Des pensées qui glacent la raison » (« Protège-moi », Placebo)

Mohamed Merah est mort, enterré, et on dirait que tout est fini. Comme s’il ne s’était agi que d’une aimable mésaventure, que l’on racontera dans quelques années à nos petits enfants. Pourtant, on a compté 7 morts, des soldats, des enfants, abattus de sang froid par un jeune homme que des psychiatres d’opérette et des experts de salon ont tenté de nous présenter comme un dingue isolé, irresponsable. Certains – que leur nom soit à jamais maudit – ont même essayé de le présenter comme une victime, jusqu’à son père – un homme pour lequel j’éprouve décidément bien peu de sympathie, même si sa peine est sans doute sincère. Et les mots me manquent pour qualifier son avocate, la troublante Mme Mokhtari, aux motivations probablement aussi douteuses que ses qualifications professionnelles.

Et puis il y a eu les élections, la vie d’une démocratie blasée, avec ses ridicules disputes, ses pitoyables polémiques, ses bisbilles et, malgré tout, l’expression de la volonté populaire. Et du coup, plus rien. Oublié, Merah. Oublié, le fait qu’une opération terroriste a bel et bien eu lieu en France, dans deux belles villes de province. Oublié, le fait que malgré l’historique excellence de nos services un jihadiste a pu agir et frapper sur notre sol, malgré le renforcement, maintes fois vanté, de nos capacités sécuritaires et de – trop – nombreuses réformes du monde du renseignement. Oublié, le fait que l’action a été revendiquée par un groupe terroriste, le Jund Al Khilafa, d’abord de façon peu convaincante, puis de façon bien plus troublante – et on ne saluera d’ailleurs jamais assez le remarquable travail d’Aaron Zelin sur son blog, Jihadology.

A proprement parler, je n’ai pas enquêté. Je n’ai pas posé de questions, pas appelé d’amis, pas pris des airs de conspirateur en sillonnant Paris. La vie a continué, et, au détour de conversations tenues au restaurant, le sujet est venu sur la table, et à chaque fois, je me suis vu conforté dans mes doutes par le fait que, dans toutes les administrations pudiquement qualifiées de spécialisées, on en était venu aux mêmes conclusions que votre serviteur.

Essayons donc de procéder avec méthode. Je vais vous épargner de longs développements techniques, car il serait aussi inutile de dévoiler ici quelques secrets professionnels que cruel de vous les asséner sans autre explication, et je vais donc me concentrer sur l’essentiel.

1.     Fiasco

L’affaire Merah est un fiasco, un gigantesque fiasco, et presque tout ce qui pouvait rater a raté. J’avais initialement, ici, envisagé le fait que Merah avait été simplement, si j’ose dire, meilleur que nos services. Ces choses-là arrivent, et demandez donc aux pilotes de l’Armée de l’Air, pendant le printemps 1940, s’il n’est pas possible de perdre alors qu’on s’est mieux battu. Dans mon esprit, Mohamed Merah, jeune homme intelligent, convaincu de la justesse de son combat, avait réussi à donner le change aux services chargés de le surveiller. Mais on dirait bien, vu d’ici, en tout cas, que la vérité est plus cruelle. On peut gagner parce qu’on est meilleur que l’adversaire, qui est bon. Mais on peut aussi gagner parce qu’on est meilleur que l’adversaire, qui est mauvais. Et Merah n’a, dirait-on, pas été confronté à trop forte partie.

Fiasco, donc. Ou plutôt, fiascos.

D’abord, un fiasco d’ensemble : un terroriste a réussi à tuer sur notre sol, et personne n’a rien vu venir. Je suis désolé, c’est un peu brutal, mais on va avoir du mal à qualifier ça de succès majeur ou de brillante réussite.

Fiasco, ensuite, de l’opération lancée par le RAID, et loin de moi l’idée de nier le courage ou l’esprit de sacrifice de cette unité. Mais les faits sont têtus, comme le disait l’humaniste russe Vladimir Ilitch Oulianov. Le déroulement du siège de l’appartement de Merah a fait bondir bon nombre de professionnels, et on s’interroge jusque dans certaines unités étrangères sur le niveau réel des forces d’intervention françaises, pourtant jusque là portées au pinacle. Les questions sont nombreuses, rien qu’à la lecture de la presse nationale. Par exemple :

– Pourquoi ne pas avoir attendu le début de la matinée et le départ d’une bonne partie des habitants de l’immeuble pour donner l’assaut au lieu d’essayer en pleine nuit ?

– Comment ne pas avoir envisagé qu’un homme soupçonné d’avoir tué 7 personnes de sang froid, dont 3 enfants, allait sans doute se défendre ? Voire, puisqu’il avait combattu en Afghanistan, qu’il allait être un adversaire décidé ? A ce propos, les extraits du compte-rendu du chef du RAID, publiés par Le Point, confirment que les policiers n’avaient aucunement envisagé une telle violence de la part de Merah. Une telle candeur laisse pantois, tout comme l’usage d’un négociateur, alors que jamais des jihadistes assiégés ne se sont rendus et que les cas, au contraire, de baroud d’honneur, sont connus, comme à Leganés, en avril 2004, après les attentats de Madrid. D’ailleurs, et pour tout dire, ces turbulents garçons ont la fâcheuse tendance à se faire exploser dès qu’on les contrarie. Ah, les sales gamins.

– Pourquoi ne pas avoir poursuivi l’assaut jusqu’au bout, lors des premières minutes de la fusillade, comme le fit le GIGN en décembre 1994 à Marignane ? Au final, après 30 heures, le RAID a quand même compté 6 blessés dans ses rangs. A ce compte, autant aller tout de suite à l’essentiel, me semble-t-il, au lieu de faire marche ailleurs dès les premiers impacts. Chacun sait à quel point un siège est pénible à réaliser, et il faut, ne serait-ce que pour des raisons médiatiques, ne pas donner l’impression qu’on piétine.

– Est-il exact d’affirmer, comme le fit le Nouvel Obs il y a quelques semaines, que Mohamed Merah est sorti de l’immeuble pendant le siège, pour téléphoner, parce que personne ne disposait d’un plan correct du quartier et du bâtiment et que celui-ci n’était donc pas correctement encerclé ?

– Finalement, la question que tout le monde se pose, parfois pour de mauvaises raisons, est celle-là : le RAID était-il réellement dimensionné (commandement, doctrine, entrainement, moyens, que sais-je ?) pour mener une telle action ?

Etre et avoir été, les gars…

Fiasco, également, du travail de renseignement : comment un individu, connu, identifié, logé, suivi, traité (rpt fort et clair : traité), a-t-il pu autant abuser ceux qui étaient censés le contrôler ? Depuis plusieurs semaines, la presse emploie sans vergogne, pour qualifier au moins un policier de l’antenne toulousaine de la DCRI, le terme de traitant, sans le moindre démenti officiel. Je suis sans doute un peu simple, mais pour moi les mots ont un sens, et ce sens ne peut être ignoré. En l’occurrence, un traitant traite une source, et il faut bien conclure de tout ce qui a été dit et écrit depuis mars dernier que Mohamed Merah n’était pas un inconnu pour les services de police et pour la DCRI. En relation avec des policiers, il était sur écoute jusqu’à la fin de l’année 2011 (Cf. cet article) et était largement identifié, de longue date, comme un sympathisant actif de la mouvance jihadiste. La regrettée Section Etrangers et Minorités de la défunte DCRG n’avait pas manqué de flair, en 2006, en le jugeant dangereux. Et j’en profite pour adresser mes amitiés aux membres de cette unité d’élite qui travaillaient dans l’ombre pendant que d’autres couraient les caméras. Les vrais héros ne sont pas nécessairement ceux qui plastronnent, je me comprends.

Dès le 27 mars, un article du Point posait la question et relevait les maladresses du discours officiel. Surtout, un autre article du 24 avril, évoquant la surprenante distribution de Légions d’Honneur (note à qui veut : j’attends toujours les ONM pour les membres de la cellule de crise du 11 septembre, si ça vous dit de corriger une injustice) aux policiers impliqués dans l’affaire, revient sur les relations entre un bienheureux brigadier de Toulouse et le jeune terroriste. Sinon, ça va les gars ? Vous pensez à quoi, en vous rasant, le matin ?

Mohamed Merah n’était sans doute pas une source vue chaque semaine, mais il était manifestement connu, et il est même permis de se demander si cette relation avec nos services de police ne lui avait pas permis d’éviter des problèmes judiciaires (affaire de la plainte pour séquestration, par exemple) ou de financer une partie de ses activités. Alors, indic ? « Contact utile » ? « Point d’entrée » ? Il avait quand même le numéro de téléphone d’au moins un policier en sa possession quelques heures avant sa mort.

Mais alors, me direz-vous, puisque la question est lancinante, comment est-il possible, alors qu’il était parfaitement identifié par la police, qu’il ait pu faire ce qu’il a fait à Toulouse et Montauban ?

Ecartons d’entrée la thèse de la manipulation électorale, à la fois idiote, insultante et irréaliste, pour nous concentrer sur le cœur du problème, qui constitue le fiasco le plus inquiétant. Si les policiers de Toulouse n’ont, apparemment, rien vu venir, si le RAID est parti à l’assaut de Merah comme on tente de circonvenir un chômeur en fin de droit qui hurle son désespoir ou un père divorcé privé de ses enfants, c’est bien que l’évaluation de la situation était erronée. Pardon, je reformule : complètement à côté de la plaque.

Encore une fois, comment Mohamed Merah, avec le parcours et les convictions qui étaient les siens, a-t-il pu abuser aussi aisément son traitant et l’équipe chargée de le surveiller ? Ne doit-on pas envisager, à ce point du système administratif qui était censé évaluer sa dangerosité, une authentique défaillance ? Le traitant a-t-il été naïf ? Sa hiérarchie l’a-t-elle été tout autant ? Qui a lu les rapports rédigés après les entrevues ? Qui les a validés en concluant que Merah n’était pas bien méchant et qu’il était, bon an mal an, sous contrôle ? Qui l’a traité comme on traite une petite frappe qui propose de l’herbe près de la fac ? Qui n’a vu en lui qu’un jeune Maghrébin un peu énervé mais sans envergure ? Si les rapports avaient été correctement évalués, n’aurait-on pas pu éviter le pire ?

Dans un service de renseignement digne de ce nom, le traitant d’un contact, et plus encore celui d’une véritable source, recrutée, rédige des rapports après chaque entrevue. Ce premier exercice, correctement réalisé, lui permet déjà de prendre de la hauteur et d’évaluer, non pas tant ce qui a été dit mais la façon dont ça a été dit. Qu’a-t-on appris sur la source ? Son attitude, ses envies, ses peurs, sa famille, ses besoins ? Ce rapport est lu par d’autres, dans des structures de contrôle de ces opérations, et eux aussi se posent des questions. Qui manipule qui ? La source est-elle tenue ? Quelles sont ses relations réelles avec le traitant ? Y a-t-il un risque de manipulation inverse, c’est-à-dire d’intoxication ? La source ne dit-elle au traitant que ce qu’il veut entendre ? Et faut-il changer ce traitant, justement, devenu trop proche, ou pas au niveau, ou sans imagination, ou tellement bercé par ses certitudes qu’il n’envisage même pas qu’on puisse lui mentir ?

Le renseignement, comme la charcuterie, la peinture sur verre ou le droit des affaires, c’est un métier. Il ne consiste pas à se reposer sur des écoutes téléphoniques, surtout mal comprises et mal analysées, à verrouiller les enquêtes grâce à une commission rogatoire complaisamment délivrée par un magistrat sous le charme ou à ricaner dès qu’on entend une critique. Mohamed Merah était considéré comme un jeune homme brillant, exalté, courageux, désireux de se battre, et l’avoir manifestement sous-estimé, au-delà du désastre humain, pourrait bien relever de la faute professionnelle lourde. A charge aux administrations concernées et à nos nouveaux gouvernants de réaliser des audits, sans esprit de vengeance ou de chasse aux sorcières, dans ce qui pourrait être un bel exercice démocratique d’une République qu’on aimerait, enfin, irréprochable. Et si on pouvait, à l’avenir, nous épargner les auditions au Sénat des Bouvard et Pécuchet du contre-terrorisme, ça serait aussi bien, merci.

2.     « Croyez-moi, les Anglais n’auront pas d’archers » (Charles VI)

Oussama Ben Laden est mort il y a un peu plus d’un an, et l’anniversaire de sa disparition a donné lieu à la publication de nombreux articles de qualité évaluant la portée de son décès, revenant sur Al Qaïda, essayant d’articuler deux ou trois idées originales. Dans Foreign Policy, dans le COMOPS Journal, dans Foreign Affairs, comme sur de nombreux blogs de qualité, on réfléchit, on débat, on tourne et retourne les questions. La publication par le CTC de West Point de 6.000 lettres découvertes à Abbottabad par les officiers de l’Empire venus dézinguer le grand dingue a alimenté un grand nombre de réflexions, comme ici, ici, ou , par exemple.

En France, et le débat électoral ne peut en être tenu pour seul responsable, le niveau des interventions publiques est resté, sans surprise, dramatiquement bas. Faux experts, universitaires à l’extrême marge de leur domaine de compétence, journalistes plus ou moins correctement informés, on a eu droit au service minimum, sans parler des anciens dont certains feraient vraiment mieux de se taire. A-t-on jamais vu un général vaincu être consulté lors de la guerre suivante ? Et inutile de venir me parler de vision stratégique ou de perception braudélienne, ça ne prend plus.

Plus grave, infiniment plus grave, il se murmure que nos grands services, certains obsédés par les coups judiciaires, d’autres uniquement tournés vers l’opérationnel à courte vue ou les nécessaires libérations d’otages, ont lentement laissé mourir ce qui faisait l’excellence de la communauté française du renseignement : des analyses rigoureuses, fines mais globales, capables d’alimenter la réflexion des autorités politiques, de leur présenter des options, de les aider à décrypter les manœuvres des uns et des autres, et de répondre à leurs questions. Où sont passées ces analyses ? Et leurs auteurs ?

La manifeste dégradation de nos capacités d’analyse ne peut qu’entraîner une dégradation de notre souveraineté. Souvenez-vous de l’Irak. Le travail patient et rigoureux de spécialistes, associant les méthodes du contre-espionnage et une remarquable maîtrise technique, a permis à la France de s’opposer aux Etats-Unis et de contrer chacun des mensonges de l’Administration Bush. La médiocrité actuelle du débat public français sur le jihadisme et ses vecteurs violents, associée à ce qu’on devine être le vaste chantier des capacités d’analyse de nos services – et j’espère, naturellement, me tromper – ne lasse pas d’inquiéter, sans parler du refus obstiné de nombreux universitaires à échanger avec les professionnels du renseignement. En France, les rares orientalistes ayant survécu à la période d’hystérie collective du printemps 2011 ne font que ressasser les mêmes foutaises, sans avoir jamais eu réellement accès aux dossiers dont ils parlent pourtant.

Cette faiblesse, qui empêche nos autorités – et peu importe leur couleur politique – de percevoir les nouveaux développements de la lutte contre l’islamisme radical combattant, a manifestement eu des conséquences mortelles à Toulouse et à Montauban.

 3.     Loups solitaires, terroristes isolés, et imbéciles heureux

Quelque chose a donc raté, mais quoi ? Le profil de Mohamed Merah, sous-estimé, n’a pas été correctement évalué, et son apparente absence de liens avec des réseaux violents en Europe a peut-être conduit certains responsables à le juger avec trop de confiance. Pourtant, le parcours de Merah aurait pu attirer l’œil, en raison de ce que les services occidentaux ont appris après l’attaque de Bombay par le LeT en novembre 2008 et l’alerte en Europe occidentale en septembre 2010.

Reprenons doucement. Les premiers réseaux opérationnels déployés par Al Qaïda, aux Etats-Unis ou en Afrique de l’Est, au début des années 90, comptaient un nombre relativement élevé de membres, organisés selon le schéma, inconsciemment dicté par les événements, de cercles concentriques allant du cœur du projet aux tâches de soutien. Les différentes nationalités se conjuguaient par ailleurs assez facilement en raison du charisme et de l’autorité des chefs, sans parler du désir de servir la cause. Ces réseaux, comme ceux du GIA en 1995 en France, s’appuyaient également sur des relations personnelles et des solidarités familiales, garantes de sécurité en raison de la difficulté à pénétrer de tels systèmes. Ce fonctionnement en cercles, empirique, n’avait pas été théorisé par les idéologues ou les responsables opérationnels jihadistes et résista longtemps à l’analyse (je m’y suis risqué, bien laborieusement, ici).  Un patient travail d’environnement des individus permit cependant d’identifier les logiques internes de ces réseaux, une étape indispensable avant toute opération d’infiltration.

A partir de septembre 2001, on réalisa en Europe une impressionnante série de démantèlements de réseaux, petits ou grands. Longtemps considéré comme une zone refuge, le continent avait de toute façon changé de statut, comme avaient pu le confirmer les projets avortés d’attentats contre la cathédrale de Strasbourg (Groupe de Francfort 2, décembre 2000) ou contre l’ambassade impériale à Paris (Réseau Beghal, septembre 2001). Les attentats du 11 septembre 2001, l’assassinat du commandant Massoud, ou l’attentat contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba (Tunisie, 11 avril 2002, 21 morts) avaient ainsi été en partie organisés par des cellules européennes, ce qui montrait les limites de la stratégie sécuritaire largement suivie en Europe jusqu’à cette période – et qui avait longtemps très efficace.

Les démantèlements successifs eurent, à mon sens, trois conséquences principales. D’abord, désormais engagés dans un jihad sur tous les fronts, Al Qaïda et ses alliés s’employèrent désormais à frapper aussi en Europe. Ensuite, sous la pression des autorités, en Europe, et des actions militaires dans le vaste monde, les réseaux changèrent de nature, et les opérations furent repensées dans leur ensemble afin de ne pas exposer inutilement les membres des équipes. La sécurité des communications fut renforcée, des procédures plus professionnelles furent progressivement appliquées, et les perquisitions effectuées ne permirent plus que rarement de découvrir des éléments compromettants (il s’agit ici d’un point qui mériterait d’ailleurs un développement particulier). Enfin, la pression accrue sur les réseaux jihadistes et plus généralement sur la mouvance islamiste radicale, ainsi que les interventions militaires occidentales dans le monde arabo-musulman (Afghanistan, Irak, évidemment, mais aussi Somalie ou Yémen) entrainèrent l’apparition de sympathisants isolés désireux de participer, avec leurs moyens, au jihad.

L’attentat de la Ghriba, déjà évoqué ou le projet de Richard Reid, le sémillant shoe bomber, contre le vol AA 63 Paris-Miami du 22 décembre 2001, avaient mis en évidence la capacité de nuisance d’individus agissant seuls, après avoir été correctement formés et dirigés. Cette constatation était d’autant plus cruelle qu’un des chocs du 11 septembre, surtout dans les services, avait résidé dans la découverte de jihadistes littéralement under cover, présentant tous les signes extérieurs d’une parfaite intégration dans nos sociétés. Et personne pour porter un T-shirt siglé, comme l’agent spécial Ray Nicolette (Out of sight, 1996, Steven Soderbergh, puis Jackie Brown, 1997, Quentin Tarantino).

Dès 2002, en réalité, le FBI, qui redoutait le pire, avait vu ses craintes confirmer par l’affaire des snipers de Virginie et du Maryland – et d’ailleurs. Déjà, le 25 janvier 1993, un citoyen pakistanais sans lien avec des groupes jihadistes, Aimal Qazi, avait ouvert le feu sur le parking de la CIA, tuant deux employés de l’agence impériale. Et pour ceux qui s’émeuvent de la condamnation à 30 ans de prison par la justice pakistanaise du médecin qui a aidé à localiser Oussama Ben Laden, sachez que Qazi, finalement arrêté au Pakistan, puis condamné à mort et exécuté aux Etats-Unis en 2002, voit sa mémoire honorée au Balouchistan par un monument. Puisqu’on vous dit que ce sont des alliés, voyons. Bref, ça m’a fait plaisir, mais ça n’a rien à voir, reprenons.

Qazi, comme les tireurs de 2002, était un loup solitaire, c’est-à-dire, selon l’expression même utilisée par les ravagés de l’extrême droite américaine, un homme agissant seul, sans connexion avec une organisation, ne donnant ni ne recevant d’ordre. Je conseille à cet égard la lecture de cette étude, et je ricane encore en pensant aux aberrations racontées par, notamment, Daniel Martin lors de son audition au Sénat, le 3 avril dernier – et dont vous pourrez lire des extraits sur le compte Twitter de la Haute assemblée (@Senat_direct). L’homme seul, qu’il soit dans la foule ou pas, est évidemment la hantise des services de sécurité, et un mode d’action privilégié par le monde du renseignement. Connecté à une organisation ou capable de s’activer seul, il constitue un défi majeur. Dans le monde du contre-espionnage, de tels individus, quand ils sont implantés de longue date, sont qualifiés d’agents dormants, de clandestins, voire d’illégaux dans la nomenclature des services soviétiques (désormais russes), qui s’y connaissent.

Les premières réflexions réalisées après le 11 septembre ont, un temps, laissé penser que Mohamed Atta et ses petits camarades étaient de véritables clandestins. Il n’en était, en réalité, rien, car un tel vocabulaire ne s’applique qu’à de longues opérations, étalées sur plusieurs années. Dans le cas des terroristes de Londres, Bali, New York ou Moscou, les terroristes n’étaient entrés dans la clandestinité que lors de la phase finale, opérationnelle, de leur projet, de façon très classique et mille fois observée.

Entre les loups solitaires, hommes seuls autoradicalisés et les individus envoyés en mission solitaire est apparue, à partir de 2003/2004, une catégorie intermédiaire, que les services français classèrent dans le 3e cercle de leur fameuse théorie des 3 cercles. Dans ce 3e cercle du jihad se trouvent les groupes et réseaux inspirés par Al Qaïda mais sans lien avec l’organisation, ses responsables et ses jihadistes. L’exemple le plus fameux a été le groupe de Hofstad qui, aux Pays-Bas, fut responsable de l’assassinat en pleine rue du cinéaste Théo Van Gogh et qui planifiait, avant son démantèlement, des attentats contre des parlementaires.

L’apparition de ces jihadistes sans attache fut une bénédiction pour Al Qaïda, qui y vit la preuve que son combat faisait des émules, et une malédiction pour les services et les autorités, confrontés à l’expression violente d’un manifeste échec socio-politique et forcés de relever le défi de surveiller, dans le respect de la loi, des radicaux potentiels qui n’avaient encore commis aucun crime. Comme me le fit remarquer un policier français en 2006, en l’absence de tout élément incriminant découvert lors de la plupart des perquisitions, il fallait commencer les interrogatoires par une question, « Etes-vous un islamiste radical ? » qui aurait pu relever du délit d’opinion. Cette relative impuissance de l’appareil judiciaire avant la perpétration d’un crime donnait encore plus d’importance au travail de renseignement en amont, afin de cerner au plus vite les acteurs de la menace.

Conscients de l’évolution de la posture sécuritaire des pays occidentaux, les jihadistes s’adaptèrent à leur tour, apportant une nouvelle contribution au duel sans fin entre le glaive et le bouclier. Dès les années 90, Oussama Ben Laden lui-même avait appelé au recrutement et à l’emploi de « jeunes musulmans occidentalisés » à même de tromper la vigilance des services intérieurs – et de provoquer des tensions sociales. Les membres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), Al Qaïda en Irak/Etat islamique d’Irak, les Taliban pakistanais du TTP ou les Shebab ne s’y sont pas trompés en faisant appel à de jeunes hommes parfaitement à l’aise dans les pays occidentaux afin d’y conduire des attentats. Même ratés (Vol Amsterdam-Detroit en décembre 2009,  New York en mai 2010, Stockholm en décembre 2010, etc.), ces actions ont contribué à placer les services de sécurité sous pression et à accroître la suspicion.

Le raid jihadiste sur Bombay en novembre 2008, une opération en tous points remarquable, a confirmé que le bon docteur Zawhiry avait réussi l’alliance du jihad global avec les jihads globaux, dans ce que j’avais pompeusement appelé le new model jihad, à l’occasion d’un post dont les deux dernières phrases se sont révélées tristement prophétiques.

Des attaques contre des villes riches regorgeant de cibles par des hommes bien entraînés sont la hantise des services de sécurité comme des services de secours, qui commencent à réaliser qu’ils sont devenus des objectifs majeurs pour des terroristes désireux de semer le chaos. L’idée mise en œuvre à Bombay en 2008 a été reprise en 2010 par les garçons du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), de l’Union du Jihad Islamique (UJI) et leurs amis du Jund Al Khilafah (tiens tiens, comme on se retrouve), tous membres de ce que nous sommes quelques uns à appeler l’arc de crise turcophone, qui va du Caucase à Xinjiang – où opère le follement romantique Front Islamique du Turkestan Oriental. Ces ambitieux jeunes gens, étroitement liés à Al Qaïda (vous savez, ce truc qui n’existe pas), avaient alors utilisé leurs réseaux en Allemagne pour préparer dans plusieurs villes européennes un Bombay like – une affaire déjà évoquée ici, justement à propos de Mohamed Merah. Les plus acharnés d’entre vous pourront consulter ce passionnant article, qui décrit à merveille les réseaux du MIO et de ses alliés.

Le professionnalisme croissant des jihadistes a par ailleurs été révélé, pour ceux qui en doutaient, dans les documents rendus publics lors de récents procès en Allemagne (comme ici), dans lesquels on apprend, par exemple, que Younès Al Mauritani appelait à la réalisation d’attaques dans des villes occidentales à l’aide d’une poignée de combattants afin de créer la panique et entraîner une répression accrue… Oui oui, moi aussi ça me dit quelque chose…

Alors, quelles conclusions tirer de tout ça ?

D’abord, Mohamed Merah a été cruellement sous-estimé, pris pour un jeune homme sans envergure, et certaines phrases écrites par les policiers sont sidérantes de candeur.

Et non seulement il a été mal jugé sur le terrain par ceux qui étaient censés suivre son dossier, mais à aucun moment il n’a, semble-t-il, été envisagé qu’il ait pu manipuler ses interlocuteurs. Pourtant, et de plus en plus d’affaires nous le montrent, le contre-terrorisme s’inscrit désormais dans la durée, et la lutte contre les réseaux jihadistes devrait faire appel aux méthodes éprouvées du contre-espionnage. D’ailleurs, en 1998, Edward Zwick, dans Couvre-feu, prévoyait parfaitement l’affaire Merah.

Face à des terroristes qui n’ont rien à voir avec les hordes chevelues qui égorgeaient dans la Mitidja en 1997, il convient d’être un peu malin, les amis. A cet égard, je ne sais quoi répondre à ceux qui osent encore dire que rien ne pouvait confirmer que Mohamed Merah était un islamiste radical dangereux, puisqu’il ne portait pas la barbe et ne psalmodiait pas continuellement Dieu est grand. Franchement, si vous en êtes encore là, c’est à pleurer. Les jihadistes sont conscients des méthodes employées contre eux, et ils diffusent même (ici) quelques recettes pour détecter les sources qu’on leur envoie… Alors, seraient-ils devenus meilleurs que nous au petit jeu du « qui espionne qui » ?

Les erreurs manifestement commises par certains, à Toulouse ou ailleurs, ne doivent-elles pas être reliées à la baisse de qualité de nos analyses ? Parmi les gestionnaires de ce dossier, combien avaient en tête l’affaire de l’agent-double jordanien qui tua en Afghanistan 7 membres de la CIA, en décembre 2009, après une remarquable opération d’infiltration/intoxication ? (Cf. cet article, notamment). Qui a suivi les avancées des réseaux turcophones inféodés à Al Qaïda ? Et si Mohamed Merah, comme la seconde revendication évoquée plus haut le suggère, avait bien été un terroriste revenu en Europe y semer la terreur ? Et s’il avait récupéré ses 7 fameuses armes auprès d’un contact en France prépositionné afin d’y soutenir un commando du type de celui observé à Bombay ?

Il ne faut pas céder à la manie des réformes, mais il faut relancer les machines, revenir à l’humble et acharné travail de terrain et d’analyse, celui qui casse les certitudes, qui explore des pistes, qui ose proposer ou dire non. Deux mois après l’affaire Merah, le constat est sévère, et on dirait bien que nous n’avons jamais été aussi exposés. Nous qui pensions être parmi les meilleurs, nous voilà douchés par un sanglant raté. Pour l’heure, seules les frappes de l’Empire sur les jihadistes ouzbèkes nous sauvent – peut-être.

La question du retrait d’Afghanistan est tranchée. Celle qui devrait se poser désormais est celle de notre futur retour dans ce pays, ou au Pakistan, d’ailleurs, si nous ne parvenons pas à retrouver notre niveau d’excellence. Allez donc expliquer à nos concitoyens, quand les rues de Paris, Lyon ou Bordeaux ressembleront à celles de Bombay et que les crèches brûleront, qu’il ne faut pas tomber dans le piège…

 

Délire sous les tropiques

Ben Stiller est sans doute la figure la plus marquante de la nouvelle génération de comiques américains connue sous le nom de Frat Pack, en référence au Rat Pack de Dean Martin, Frank Sinatra, Peter Lawford et Sammy Davies Jr.

Le groupe de Stiller comprend lui aussi des pointures comme Vince Vaughn, Owen Wilson, Steve Carell, Owen Wilson, Jack Black ou Will Ferrell.

Avec ses camarades de jeu, Stiller, qui est devenu un plus que bankable, explore les genres, les explose, et n’hésite pas à s’attaquer aux figures les plus mythiques et les plus classiques du cinéma américain.

Ben Stiller et ses amis sont ainsi capables de dynamiter n’importe quelle émission de télévision, comme le faisait en France Daniel Prévost du temps de splendeur. Incontrôlables, sans véritable limite, ils sont également des spécialistes du détournement et de la parodie, pratiqués avec une remarquable absence de bon goût.

Ils bénéficient surtout du soutien amusé du reste de Hollywood, qui se prête à leurs sketchs – mais leurs collègues ont-ils le choix ?

Démocrates, sans pitié, les membres du Frat Pack n’en ratent pas une et tapent plutôt fort…

En 2008, Ben Stiller écrit, avec Justin Theroux et Etan Coen (aucun lien), le scénario d’une superproduction qui attaque frontalement, justement, les superproductions : Tropic Thunder.

Reprenant à son compte la trame classique du film dans le film (cf. La nuit américaine, de François Truffaut, en 1975, Le mépris, de Jean-Luc Godard, en 1963, ou Ça tourne à Manhattan, de Tom DiCillo, en 1995), Stiller décide de nous montrer, au début du moins, le fiasco du tournage d’un film qui évoque furieusement Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), mais qui cite également abondamment Platoon (Oliver Stone, 1986) et même Black Hawk Down (Ridley Scott, 2001).

Sans faire dans la finesse – et certaines scènes sont même à déconseiller aux plus jeunes, sauf s’il se destinent à la médecine de guerre, Stiller dresse le tableau terrifiant d’un film trop gros, trop cher – tiens, ça me dit quelque chose – trop complexe, trop ambitieux, confié à un cinéaste inexpérimenté, entouré de parasites (excellent Matthew McConaughey), soumis à la pression d’un producteur tyrannique (incroyable Tom Cruise) et à la tête d’une équipe d’acteurs pour le moins dissemblables.

Le casting de ce film est en effet plutôt étrange. On y trouve une star, sur le déclin, du film d’action (Tugg Speedman/Ben Stiller), un acteur multioscarisé adepte de la méthode de l’Actors Studio (Kirk Lazarus/Robert Downey Jr), le héros d’une affligeante série de films comiques (Jeff Portnoy/Jack Black) et un chanteur de (mauvais) rap plus vrai que nature (Alpa Chino/Brando T. Jackson).

Le personnage le plus remarquable de la troupe reste, à n’en pas douter, Kirk Lazarus, que la soif d’authenticité à pousser à une opération de pigmentation de la peau afin de le transformer en Afro-américain.

Forcément, cette démarche, qui a agacé dans la vraie vie, agace également sur le tournage du film que nous montre le film (je me comprends) :

Tous ces égos torturés sont censés tourner un film inspiré du livre d’un vétéran du Vietnam, Four Leaf Tayback, quintessence du vieux guerrier marqué dans sa chair par la guerre – et on pense une nouvelle fois à Oliver Stone (Né un 4 juillet, 1989, avec Tom Cruise, justement).

Naturellement, ça ne se passe pas comme prévu, et les acteurs se trouvent confrontés à la réalité qu’ils essayaient de reproduire à l’écran. L’air de rien, Tropic Thunder est une intéressante mise en abime, voire un jeu de miroirs. Film qui raconte un film, il est joué par d’authentiques superstars, et on imagine sans peine que certaines répliques ou certaines scènes renvoient à des événements vécus par les acteurs, tous au sommet de leur carrière. Bon, de là à dire que Ben Stiller, Justin Théroux et Etan Coen ont cité Borgès, ou Woody Allen, il y a de la marge, mais la démarche est là.

Pour parachever le délire, un faux documentaire a été tourné, Rain of madness, et tout en lui évoque le mythique Hearts of Darkness que vous connaissez par coeur.

 

Disponible en bonus de l’édition blu ray de Tropic Thunder, Rain of madness est également en ligne :

Le film et le documentaire, qui poussent assez loin la supercherie – mais moins loin que les auteurs du Projet Blair Witch (Daniel Myrick, Eduardo Sanchez, 1999), ne sont pas seulement distrayants. Ils sont aussi la critique, certes faciles et gratuite, et très ironique, d’un certain cinéma de guerre, très stylisé, invoquant sans cesse la réalité mais avide de filtres colorés, d’explosions harmonieuses, et de répliques définitives.

Francis Coppola, Steven Spielberg ou Ridley Scott ont sans doute trouvé ça facile, eux qui ont véritablement révolutionné le genre, mais la leçon de Tropic Thunder est sans doute qu’on ne fait pas un bon film de guerre – et un bon film tout court – sans une bonne histoire, et avec de la sobriété.

Dis donc, tu as l’adresse IP ? Qui ça ?

Le 10 mai prochain, nous aurons l’honneur de recevoir, dans le cadre de nos cafés stratégiques, le lieutenant-colonel Eric Freyssinet, chef de la Division de lutte contre la cybercriminalité (DLCC) du Service technique de recherches judiciaires et de documentation (STRJD) de la gendarmerie nationale.

Notre invité, par ailleurs taulier du blog Criminalités numériques et que vous pouvez suivre sur Twitter (@ericfreyss), s’exprimera évidemment à titre personnel.

« God didn’t make Rambo, I made him » (Colonel Samuel Trautman)

John J. Rambo est né en 1947 en Arizona, d’un père d’origine indienne (Navajo) et d’une mère d’origine italienne. Engagé dans l’US Army en 1966, il effectue un premier séjour au Vietnam et intègre à son retour, en 1967, les forces spéciales à Fort Bragg. Devenu un Béret vert, il retourne au Vietnam en 1969 et est capturé en 1971. Détenu dans un camp de prisonniers plutôt viril, il parvient à s’évader en 1972 mais, pour des raisons qui m’échappent encore, il n’est pas rapatrié et reprend le cours de ses missions de combat. Il est finalement rendu à la vie civile en 1974, mais ça ne va pas durer longtemps…

La vie de John Rambo après le conflit vietnamien a été contée dans une série de 4 films qui ont définitivement marqué, et pas nécessairement glorieusement, l’histoire du cinéma :

–       First blood, Ted Kotcheff, 1982

–       Rambo : First blood 2, George P. Cosmatos, 1985

–       Rambo 3, Peter MacDonald, 1988

–       Rambo, Sylvester Stallone, 2008

 

 

De ces quatre films, il ne faut retenir que le premier, fondateur à plus d’un titre, et le dernier, qui clôt magistralement, 26 ans après, un cycle qui raconte, en fait, l’immense solitude d’un homme devenu un inadapté social à la suite de son entrée dans les forces spéciales.

Avant First blood, la question du retour des combattants d’Asie du Sud-Est n’avait été que peu traitée au cinéma. En 1978, Hal Hasby avait bien tourné Coming home, avec Jane Fonda et Jon Voight, mais le film, de qualité, n’avait pas remporté le succès qu’il méritait.

Les combats livrés au Vietnam ont-ils été pires que ceux qui ont conduit à la prise de Berlin en 1945 ? Il est permis d’en douter, mais l’impact social et psychologique de l’engagement de l’Empire en Asie du Sud-Est a été manifestement terrible, plus que celui de nos pères en Algérie. Faut-il en conclure que la jeunesse individualiste américaine n’était plus prête ni capable d’aller mourir pour d’obscurs enjeux, à la différence des combattants de la Grande guerre ?

A son arrivée dans la petite ville de Hope, dans l’Etat de Washington, John Rambo est immédiatement confronté à l’hostilité du sheriff. Celui-ci, incarné par le toujours délicieusement odieux Brian Dennehy, maintient un ordre subtilement paternaliste qui envisage sans aménité tout étranger à la communauté. Le hic, c’est que la violence routinière dont peuvent faire usage une poignée de policiers locaux, même bien armés, n’est d’aucune aide face à un Béret vert, qui plus est soupe-au-lait et traumatisé par ses mois de détention au Vietnam.

La traque que raconte First Blood, qui ne cessera d’inspirer des dizaines de survival movies et qui crée au cinéma le mythe du soldat des forces spéciales, durs-à-cuire par excellence, commence par ce choc entre des hommes qui détiennent un pouvoir et le croient absolu et un combattant perdu. Le sheriff exprime d’ailleurs à plusieurs reprises son effroi lors de ses conversations avec le colonel Trautmann : Mais quelle bande de malades êtes-vous donc ?

Le personnage de John Rambo et le visage de Stallone, conjugués, deviennent dès la sortie de Rambo: First blood 2 un symbole et sa caricature. Le symbole, d’abord, d’une Amérique décomplexée qui revient aux affaires et montre sa force. Là encore, l’utilisation par le pire cinéma commercial américain de la figure de Rambo, avec l’accord incompréhensible de Sylvester Stallone, est un contre-sens comparable à celui que feront les Républicains en utilisant l’hymne de Bruce Springsteen Born in the USA. Le symbole, aussi, de la supposée violence aveugle des Etats-Unis, de leur arrogante toute-puissance et de leur absence de scrupule.

Au cours des années 90, la marionnette de Stallone revêt même un costume et intègre la World Company, la quintessence de l’analyse politique de Bruno Gaccio et de ses camarades.

Loin d’être des hommages émus à l’Empire, le premier épisode de la saga Rambo comme la chanson de Springsteen sont au contraire des critiques virulentes, des charges sans concession contre un Etat qui écrase, contre un système bien pensant qui rejette les différences et néglige ses laissés-pour-compte.

En 2008, après avoir donné une bonne leçon à Victor Charlie et après avoir défait l’Armée rouge en Afghanistan dans des films que je n’ai vraiment pas le courage de chroniquer  mais qu’on peut raisonnablement qualifier de nanars, John Rambo vit, seul, en Thaïlande, à la frontière birmane. Monstrueusement musclé, il est l’incarnation du taiseux, du gars taciturne auquel on évite de faire des remarques déplacées. Plus que jamais, John Rambo fait figure de marginal, d’inadapté qui s’est retiré du monde en raison du danger qu’il sait représenter.

Alors qu’en 1982 il avait dû lutter contre une bande de type obtus, voilà qu’en 2008 il doit combattre pour sauver d’autres types obtus, des missionnaires venus, avec la Bible mais sans fusil, aider des villageois terrorisés par l’armée birmane. Réticent à s’engager alors qu’il les a largement prévenus et qu’il les a même déjà sauvés de pirates, Rambo accepte d’accompagner une bande de mercenaires jusqu’en Birmanie. Il côtoie là des durs, de vrais durs, même, mais finalement encore en dessous de sa propre condition…

Tourné par Stallone lui-même, le film de 2008 est une sorte de retour à la vérité intime du personnage de 1982, loin des excès idiots des films suivants. Rambo n’est pas un intellectuel, il est sans doute en proie à des démons intérieurs, mais il n’est pas un personnage de Coppola ou de Schoendoerffer. Monolithique, il agit et ne sourit pas. On est loin de John McLane, d’un  Casey Ryback, ou même d’un Terminator.

En 1982 comme en 2008, John Rambo provoque la sidération de ses adversaires. Guerrier ultime devenu un danger pour lui comme pour les autres, il a choisi de vivre en marge, dans une sorte d’exil intérieur. Il est une fenêtre ouverte sur le monde réel, celui des guerres, de la violence aveugle contre les plus faibles, celui de la souffrance sans limite. Il représente aussi les extrémités vers lesquelles on doit tendre quand on commence une guerre.

Sorte de monstre – y compris physique, il ne laisse aucune place au doute et aucune chance à ses ennemis, dans une sorte de version américaine d’un Spartiate, bien plus complexe que la machine à tuer qu’il est devenu. Il y a là matière à réfléchir alors que le monde qui s’annonce va, à nouveau, nous faire envoyer de jeunes hommes en tuer d’autres.