« Who’s your leader? Who’s your man? Who will help you fill your hand? » (« Night of the long knives », AC/DC)

Ah quel cirque, mes amis, quel cirque ! Manifestement, les jihadistes présents au Mali ne sont pas les aimables amateurs de trek que d’aucuns, dans les salons feutrés de l’îlot Saint Germain, pensaient affronter.

On en parlé au Général, à Londres, et il a dit : « ça craint ».

Dès dimanche soir, un conseiller de l’Élysée confiait, faux ingénu ou vrai crétin, que la combativité et l’équipement des terroristes que nous affrontions avaient été sous-estimés. Par vos services, peut-être, votre Eminence, mais pas par les quelques bloggeurs qui s’intéressent, en amateurs, à la chose. A moins, ce qui est toujours possible puisque nous sommes en France, que les administrations ne se parlent pas. Ou à moins, puisque nous sommes en France, que les immenses succès militaires qui ont scandé le siècle passé n’aient inspiré nos stratèges, éblouis par la puissance de nos arsenaux. Au fait, sergent, merci de monter l’allume-cigare de ce Dewotine 520 sur nos nouveaux Mystère IV. Et où en est la commande de Sherman ?

Cet automne, il se murmurait même que les jihadistes seraient balayés au premier choc, comme une tribu de Celtes défoncés à l’hydromel de contrebande anéantis par la IXe Légion Hispana. On a d’ailleurs retrouvé des images des premiers débriefings.

Qu’on ne se méprenne pas. Je soutiens cette guerre, et autant par patriotisme que par certitude qu’il faut la mener, même avec retard. Et je soutiens les autorités politiques, même si elles ont tergiversé et attendu, jusqu’au dernier moment, pour s’engager. Mais je ne peux m’empêcher de m’interroger sur la pertinence de certaines analyses et synthèses réalisées à des échelons intermédiaires. En même temps, je repense à quelques cerveaux croisés dans mon ancienne vie, et je me dis que la diffusion de certains papiers a déjà été un beau succès remporté sur la machine, entre frilosité, relecture tatillonne avec ajouts de fautes et ouverture compulsive de parapluie. « Vous pouvez vérifier cette histoire de guerre en Europe en 1940 ? »

Bref, la douleur m’égare, et elle n’est pas très constructive, je n’en disconviens pas.

Ainsi donc, depuis une semaine, la France mène au Mali la guerre qu’elle ne voulait pas mener. « Pas de troupes au sol », nous disait-on au début de l’hiver. Pas d’appui aérien, nous assurait-on, drapé dans un refus si européen de toute violence. Seulement voilà, à force de dire à des types qu’on va les renvoyer à l’âge de pierre (qui ça ?), mais qu’on viendra plus tard parce que là il faut repeindre les roues du VAB en noir et retrouver la clé du champ de tir, ces sales garçons prennent l’initiative. « Faut admettre, c’est logique », aurait ajouté Dame Seli, à qui on ne la fait pas. Et du coup, sans crier gare, voilà l’armée française engagée dans les airs et au sol au Mali, déployant ses chasseurs, les vieux et les neufs, ses hélicoptères, les fragiles et les solides, ses petits gars venus en catastrophe du Tchad, de Côte d’Ivoire et du riant Sud-Ouest, connu pour sa bonne chère, son goût de la fête et du partage, et ses unités parachutistes vantées par le grand poète alternatif Maxime Le Forestier. 1.800 hommes, selon le ministre de la Défense, et bientôt 2.500…

C’est « côtelettes » que vous ne comprenez pas ?

Essayons de lever le nez, oublions les fulgurances de ceux qui prédisaient la fin de l’islamisme en 2001 et annonçaient la disparition du jihad après les révoltes arabes de 2011. Evitons aussi quelques outrances, car que n’a-t-on entendu depuis une semaine. Honteuse ingérence ! vocifèrent ceux qui soutenaient en 1995 la glorieuse Serbie. Infâmes colonialistes ! nous serinent ceux qui considèrent le Sahel comme un jardin privatif. Abjects racistes ! nous lancent ceux qui enseignent à leurs enfants que les juifs gouvernent le monde et que les homosexuels méritent la mort. Intervention illégale ! nous assurent ceux qui ont vanté le coup de Prague et saluent les avancées démocratiques cubaines. Manipulation grossière ! chantent en chœur ceux dont les élections sont truquées depuis leur indépendance.

Qui peut affirmer sans rire que la descente des jihadistes, la semaine dernière, vers Sévaré a été un prétexte pour la France ? Qui peut dire (j’ai les noms, pour ceux que ça tente, y compris des journalistes algériens) que Paris a forcé la main de Bamako ? Hé, les amis, vous avez vu les images ? Le contingent français a été constitué dans l’urgence, le matériel n’était pas prêt, pas encore reconfiguré après l’Afghanistan, le matériel volant pas déployé, et les personnels pas encore mobilisés. On me disait même, cette semaine, que les surplus parisiens n’avaient plus beaucoup de tenues couleur sable.

Et puis, évidemment, il n’aura échappé à personne que la France, usée, vieillie, presque ruinée, sans aucun appui militaire européen sérieux, poursuit au Mali son rêve colonial tout en défendant des intérêts économiques cachés. De même, chacun sait que François Hollande, ancien gouverneur du Texas, et que Jean-Yves Le Drian, membre bien connu de la NRA, sont des néoconservateurs enragés, avides de guerres salvatrices, de conflits rédempteurs, de domination impériale, qui considèrent John Milius comme un poète romantique.

En réalité, et de façon très inquiétante, on dirait que ces accusations, qui émanent dans leur écrasante majorité du monde arabo-musulman, sont le reflet de tensions culturelles qui dépassent largement la seule sphère islamiste. Il y a quelques jours, un jeune progressiste égyptien, qui n’a pourtant pas démérité il y a deux ans contre les sbires du raïs déchu, expliquait ainsi avec le plus grand sérieux que la France menait une guerre coloniale raciste, fondée sur la haine de l’islam et du monde arabe. Comment un garçon censé être un militant progressiste, avide de progrès social et politique, peut-il imaginer un pays européen ourdissant une telle manœuvre politico-militaire ? N’y a-t-il pas là comme une étrange et inquiétante interprétation du monde, largement reprise avec plus ou moins de subtilité par certains médias arabes et, dans un terrible écho, par les jihadistes, de la Mauritanie au Pakistan ?

Et que penser des réactions africaines à ces réactions arabes ? Seule au front, la France enregistre depuis quelques jours des ralliements presque inespérés à son opération militaire (Mauritanie, certes, mais aussi Sénégal, Niger, Nigeria, Tchad, Togo, Bénin) et on sent poindre comme la montée d’une vaste tension entre le nord et le sud de l’Afrique. La crainte de heurts ethniques dans un Nord Mali reconquis est dans tous les esprits qui pensent plus loin que le prochain plateau sur TF1, et j’ai brièvement évoqué ici notre impréparation à ce scénario.

L’armée malienne, qui ne s’est guère battue ces derniers temps, est soupçonnée de vouloir se venger des populations des régions reprises afin d’effacer une authentique humiliation. Il serait bon, ici, de se souvenir de l’hostilité ancestrale entre « Blancs » et « Noirs » dans cette région. Cette semaine, un homme en apparence raisonnable m’a dit sur Twitter, avec un naturel et une sincérité terribles : « Les Maghrébins musulmans rêvent d’asservir les Africains animistes. » J’en suis resté sans voix, tant la perspective de violences intercommunautaires me pétrifie. Les incursions répétées de la Libye du colonel Kadhafi au Tchad, que quelques imbéciles regrettent ces jours-ci, reposaient sur cette vision raciste. Pour cette raison, l’arrivée de troupes tchadiennes, si elle devrait donner encore plus de mordant à l’offensive française, n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour la stabilisation de la région en raison des rancœurs qu’elle pourrait provoquer. Et que dire des renforts nigérians… Espérons que ça ne sentira bientôt pas le pneu brûlé.

Il ne s’agit pas, évidemment, de critiquer la valeur militaire de ces contingents, mais de prendre en considération l’impact de leur présence sur les populations du Maghreb, en particulier en Algérie ou en Libye. Les tensions qui ont présidé à la scission de fait du Mali sont présentes également au Niger, et jusqu’au Tchad, et il serait bon de ne pas oublier que la Mauritanie connaît, elle aussi, une ligne de fracture. Par quel miracle les horribles conflits ethniques qui ont déchiré l’Europe et déchirent l’Afrique des Grands lacs ne déchireraient-ils pas demain le Sahel, zone tampon entre monde arabe et monde noir, et ce pour les exactes mêmes raisons : frontières idiotes, inégalités sociales et économiques, différences religieuses, confiscation du pouvoir politique.

Bill, que veulent ces marginaux ?

Il est, dès lors, possible de lire différemment les actions des jihadistes, dont j’ai déjà dit ici qu’ils pourraient bien être parmi les causes – je n’ai pas dit les inspirateurs – des révoltes arabes. Incarnations d’un projet politico-religieux délirant et sanguinaire, les terroristes actifs dans la zone sont aussi le reflet, en s’associant à certains Touaregs, d’un panarabisme dévoyé qui explique l’hostilité quasi unanime que rencontre l’intervention française. Par « néocolonialisme », il faut donc entendre « domination occidentale sur le monde arabe », un ressenti ancien, et historiquement fondé, devenu dogme national en Algérie, et qui a présidé à la création en 1928 de la Confrérie de Frères musulmans, mouvement religieux mais aussi, profondément arabe. Les jihadistes ne sont donc pas seulement des musulmans radicaux, ils sont aussi les défenseurs autoproclamés d’une fierté arabe. Les progressistes se trouvent ainsi piégés, entraînés par panurgisme dans la condamnation d’une guerre qui vise des hommes qui les tueraient sans hésitation. Un paradoxe vertigineux, me semble-t-il, mais je suis un grand sensible.

Cette nouvelle crise régionale qui se profile, comme toutes les crises régionales de l’Histoire, ne saurait avoir une cause unique. Ceux qui voient dans l’intervention occidentale en Libye le point de départ de la crise malienne révèlent sans complexe l’étendue de leur ignorance, et de la Libye, et du Mali. De même ceux qui comparent la guerre au Mali à celle menée en Libye il y a deux ans se vautrent-ils dans la plus insensée médiocrité. Quant à ceux qui moquent la lutte de la France contre les jihadistes algériens alors qu’elle les soutiendrait en Syrie, ils ne font que relayer le prêt-à-penser aimablement fourni par Moscou et Téhéran sans avoir, manifestement, réfléchi ou cherché à comprendre. Cela dit, et comme on le disait il n’y a pas si longtemps dans les casernes, réfléchir c’est commencer à désobéir. Ne nous inquiétons pas, eux sont bien obéissants.

Dis donc, t’essaierais pas de nous faire porter le chapeau des fois ?

La France est donc le coupable idéal, et son indécision, que j’ai rappelée, notamment, ici, n’exonère pas la principale puissance régionale, l’Algérie de ses propres errements. Les commentaires sur l’audacieuse et inédite attaque d’In Amenas m’ont ainsi littéralement fait hoqueter. Non, bon Dieu, non, l’Algérie n’est pas à son tour touchée par la crise malienne. C’est plutôt le Mali, et le Niger, et la Mauritanie, et le Tchad, et le Maroc, et la Tunisie, et la Libye qui sont tour à tour touchés par la crise algérienne. AQMI est un mouvement algérien, héritier du GIA puis du GSPC, ses cadres sont presque tous algériens, leurs ennemis sont le régime algérien et la France – une association remarquable, mais passons. La prise d’otages de masse du 16 janvier dernier est donc un tragique retour de bâton, une conséquence directe, même, de l’affligeant mélange de cynisme, d’incompétence, d’aveuglement et de calcul à court terme qui caractérise depuis des décennies les gouvernants de ce pays.

J’ai eu la chance de me rendre en Algérie à plusieurs reprises, à la fin des pires années de la guerre civile – et je veux d’ailleurs croire que mes collègues et moi avons joué un rôle dans l’éradication de certains groupes. A Alger, j’ai découvert une ville superbe, des citoyens attachants, qui aiment leurs enfants comme j’aime les miens, ni meilleurs ni pires, un pays qui semble magnifique – mais que je n’ai pas eu le droit de parcourir. J’ai, hélas, aussi pu contempler, lors de réunions stupéfiantes, les lourdeurs d’un système qui, à cette époque, accusait l’Iran d’être derrière le GIA (et pourquoi pas l’Islande, ou le Honduras ?), et occultait les causes économiques, sociales et politiques de la crise.

Quand un Algérien me dit, fier et peiné, que l’Algérie s’est tenue seule face aux barbares pendant près de dix ans, je le crois. Mieux, je sais qu’il a raison, car j’ai été un très modeste acteur de la misérable et craintive aide que nous lui accordions pour des raisons bien plus politiques que stratégiques ou morales. C’est donc avec consternation que j’ai vu l’Algérie s’isoler, aller d’initiatives sans lendemain en coups politiques sans moyen, refuser de prendre ses responsabilités alors que, comme je l’ai maintes fois dit et écrit, elle a tous les moyens et toute la légitimité pour agir, y compris le soutien de l’Union africaine. Où est donc passée la coalition de l’été 2009 ?

Si la crise malienne est l’échec de la France, incapable de stabiliser et de développer ses anciennes colonies sahéliennes, elle est donc aussi l’échec de l’Algérie, incapable de venir à bout d’une guérilla jihadiste qui tue toutes les semaines. Après avoir traîné des pieds, refusé l’évidence, rejeté par avance toute modification du statu quo – sans voir qu’il avait volé en éclats depuis des mois, Alger a été comme Paris surprise par l’offensive jihadiste du 7 janvier. Mais quand la France s’est jetée dans la bataille, l’Algérie a préféré observer un silence boudeur, laissant sa presse plus ou moins libre entonner les vieilles rengaines, et apprendre au peuple qu’elle n’avait eu d’autre choix que d’autoriser un survol de son territoire par les avions de son ennemi juré. Et pourtant, il y a des Su-24 à quelques centaines de kilomètres des combats maliens. Quand même, voyez où ça mène, le dogmatisme.

Comment, « comment » ?

L’opération Serval est donc un camouflet diplomatico-militaire majeur pour l’Algérie. ET comme si ça ne suffisait pas, l’attentat contre le site gazier d’In Amenas est encore plus grave, en exposant la vulnérabilité d’un pays dont on pensait, malgré toutes ses faiblesses, qu’il gérait et protégeait son unique richesse – puisque la jeunesse algérienne est abandonnée à son sort. Mise à l’écart par les révoltes arabes, sèchement marginalisée par le déclenchement de la guerre française au Mali, humiliée aux yeux du monde par une spectaculaire opération contre le plus cher de ses trésors, l’Algérie vacille, ou devrait vaciller. C’est tout un système dont on contemple le naufrage, entre persistance, depuis près de 25 ans, des maquis jihadistes, encerclement par les poussées révolutionnaires et les terroristes – qui ne sont pas les mêmes, désolé MM. Bonnet et Dénécé – et faillite socio-politique. La crise malienne, née de la crise algérienne, nourrie des crises arabes, est en passe de devenir une autre crise, régionale, majeure, faite de tensions ethniques et religieuses, de poussées irrédentistes incontrôlées, d’attentats majeurs, de guérillas sans frontière.

Dans cet immense et désertique foutoir, le terrorisme islamiste radical, comme toujours, n’est pas tant une menace stratégique que le révélateur de tensions plus profondes. Il n’en doit pas moins être combattu, pour ce qu’il est, pour ce qu’il représente, pour ce qu’il attaque. On en est droit d’espérer que la conduite de cette guerre sera supérieure à son anticipation, et on est droit de craindre que ça ne soit pas le cas. Restent, sur le terrain, nos hommes, courageux, à peine rentrés d’une autre guerre lointaine et incompréhensible, dont le premier est tombé il y a une semaine.

Je suis allé aux Invalides mardi dernier rendre hommage au chef de bataillon Boiteux, mort pour la France, et je sentais, plus nettement encore qu’au soir du 11 septembre, le sol s’ouvrir sous nos pieds. Guerre terrestre, guérilla, attentats au Mali, en Afrique, en Europe, au Moyen-Orient, exécutions d’otages, tensions entre communautés… Les mois qui s’annoncent ne seront pas joyeux, et, pour la première fois depuis très très longtemps, la France est seule en première ligne. On a le devoir d’être fier, on le droit d’être inquiet.

#UneGBUpourtous

Comme je l’ai dit vendredi, je ne vais pas commenter les opérations militaires en cours pour la simple et bonne raison qu’elles sont en cours, justement. N’ayant pas la science infuse, je suis dans la terrible incapacité de vous dire autre chose que ce que les communiqués nous disent, et je ne vois pas l’intérêt de les paraphraser. Que voulez-vous, je ne suis pas éditorialiste sur une chaine d’infos.

Pas un mot, donc, sur les raids en cours, sur les combats au sol, sur les otages, sur la combativité enfin reconnue des jihadistes. Pas un mot non plus sur mes précédentes critiques, auxquelles je ne retire pas un mot.

Quelques mots, en revanche, pour dire, la fierté de voir mon pays prendre la tête d’une opération conforme aux valeurs qu’on nous enseigne (enseignait ?) il n’y a pas si longtemps. Fierté de voir nos armées en découdre avec des terroristes qui nous narguent et nous menacent depuis des années. Fierté de voir notre classe politique s’unir derrière le Président – et amusement d’entendre les crypto staliniens de deuxième zone faire la fine bouche, eux qui vantent les succès politiques de Cuba, et amusement de lire les comme toujours affligeantes analyses des nostalgiques du Maréchal, engoncés les uns et les autres dans leurs errements idéologiques et leurs croyances d’un autre âge.

Fierté donc, et soulagement aussi, en constatant que le travail de fourmi de dizaines d’analystes depuis des années a fini par payer. Fierté, aussi, en entendant le ministre de la Défense affirmer que la France est en guerre contre le terrorisme. La prise de conscience est là, tardive certes, mais là, et bien là.

Fierté, mais lucidité quant aux difficultés à venir, à commencer par nos otages, les attentats qui s’annoncent, la gestion d’un Nord qui est loin d’être reconquis, ou les bavures, inévitables.

Consternation, en revanche, à entendre des voix pourtant autorisées comparer le Mali à la Syrie, s’étonner des morts, s’interroger doctement sur la conception d’opérations secrètes. Car, figurez-vous, la révélation est terrible, choquante, stupéfiante, presque incroyable : il y aurait des morts pendant les guerres, essentiellement parce que, tenez-vous bien, les ennemis se défendraient. Et tout ne se passerait pas comme prévu.

Dès hier matin une baroudeuse de bar d’hôtel essayait de nous faire dire que le fait qu’il y ait eu des morts lors du raid en Somalie révélait que l’affaire avait été mal montée. Ou celui-là qui s’interrogeait hier sur la poursuite des opérations au Mali parce que le lieutenant Boiteux était mort dans les premières heures de notre intervention. Ou ces observateurs qui lient la crise malienne à l’intervention français en Libye, en 2011, alors que les racines du mal sont bien plus profondes et anciennes.

Il va y avoir des morts, des blessés, des mutilés, et des contre-offensives, et des embuscades, et des ratés. Ça s’appelle une guerre, les amis, je ne la souhaite à personne, mais je ne vais pas avoir le début de la moindre compassion pour les jihadistes d’AQMI, du MUJAO, d’Ansar Al Din, barbares dévoyés nourris à la pire interprétation de l’islam, en provenance de nos amis du Golfe, bien ignorants des merveilles et des splendeurs de leur religion et de leur culture.

Mais je vais éviter les grands mots et les grands concepts, je laisse ça aux combattants de salon qui se pressent déjà à la radio et à la télévision pour nous raconter les guerres qu’ils n’ont pas menées, les opérations secrètes qu’ils n’ont pas conçues et les attentats qu’ils n’ont pas déjoués. Non, je vais simplement dire que cette guerre, même si elle répond aussi à l’exigence de ne pas laisser le chaos s’installer dans la région, incarne un sursaut de volonté de la France. Dans mon coin, je suis fier de cette volonté, de cet engagement, de cette capacité à se sacrifier pour des idées.

Fier, tout simplement.

Bon, ben on va plus à Plougastel

Pendant que je suis là, dans ma tanière, à disserter plus ou moins doctement du jihad, de la volonté politique et du rôle des ONG du Golfe dans la radicalisation religieuse au Sahel depuis vingt ans, des hommes font la guerre au Mali. Je suis sans doute sensible, mais ça me fait quelque chose.

Ceci étant dit, passons aux choses sérieuses.

On m’a toujours dit qu’il valait mieux prendre l’initiative des combats que de subir la loi de l’ennemi, mais il s’agissait sans doute de réflexions nées dans les cerveaux malades des – trop – nombreux militaires de notre ministère de la Défense. Du coup, après avoir affirmé, dès le début de l’été 2012, à qui voulait l’entendre que la France rétablirait l’ordre républicain au Nord Mali, puis avoir piteusement découvert que tous ces gens semblaient décider à se défendre et à ne pas plier devant les fulgurances de nos responsables et qu’on irait plutôt se battre à la fraîche, en septembre 2013, nous voilà obligés de nous battre sans être totalement prêts.

Je ne vais pas gloser pendant des pages et des pages sur cette crise, qui me suit comme une malédiction depuis 16 ans et que j’ai longuement décrite en avril dernier. J’ai annoncé l’intervention française ici, souligné ses risques , et même émis quelques remarques désagréables il n’y a pas si longtemps. Force est de constater, désormais, que le temps est venu de l’action, et le brouillard de la guerre, déjà dense quand on est sur le terrain ou dans les cellules de crise, devient impénétrable quand on n’est qu’un simple observateur. Je laisse donc à des analystes plus chevronnés, mieux renseignés, ou moins scrupuleux le soin de commenter des images d’archives.

Quelques remarques, cependant, puisque je suis un incorrigible bavard. Il convient d’abord de souligner que la poussée jihadiste du début de la semaine, que j’interprétais comme un simple mouvement, un coup de sonde, a dégénéré en engagement sérieux. « Les plans de bataille sont obsolètes au premier coup de feu », m’a dit un jour un ami, qui savait de quoi il parlait, et il est bien possible que cette bataille qui commence ne confirme cette sentence. Les jihadistes voulaient-ils vraiment descendre jusqu’à Mopti ? Et ces tirs de sommation, à propos desquels j’ironisais lundi ou mardi dernier, n’ont-ils pas été, finalement, les premiers coups de feu de cette guerre dans laquelle nous nous engageons ?

Dieu sait que je me suis moqué, Dieu sait que j’ai ricané, Dieu sait que j’ai douté, mais je suis fier, en tant que citoyen, de la détermination du Président ce soir. Quelle différence avec les propos ambigus de ce matin, lorsque le chef de l’Etat cherchait ses mots, lisait l’habituel verbiage diplomatique sans paraître convaincu, invoquait les Nations unies comme s’il fallait encore chercher la caution d’une institution qui a validé (Résolution 2085) notre stratégie et nos projets. Evidemment, il ne vous aura pas échappé que Paris s’était ralliée, finalement, à une opération en septembre 2013 et que les terroristes nous forcent donc la main.

Au lieu de ne rien dire et d’agir, nous avons prévenu sans frapper, mais le sort en est jeté et c’est dans une guerre que nous nous lançons désormais. En énonçant nos objectifs, en nommant nos alliés, en ne cachant pas que les combats pourraient durer, en convoquant le parlement, le Président, sans doute pour la première fois de son mandat, fait preuve de leadership, voire, pourquoi le nier, d’une certaine grandeur. En qualifiant nos ennemis de terroristes, il fait montre de lucidité et de courage, reprenant à son compte les décisions de notre justice comme celle des Nations unies (Comité 1267). Mais l’exaltation ne doit durer qu’un instant, le temps de se sentir fier, avant de contempler le tableau, et l’intervention de Laurent Fabius, ce soir, pourrait de toute façon dégriser n’importe quel noceur. Bref. Tout le monde ne peut pas avoir en réserve Colin Powell, Condoleezza Rice, Hillary Clinton et John Kerry.

Gardons-nous des déclarations martiales, car ça ne se présente pas si bien. L’armée malienne n’est qu’une armée de papier, balayée au printemps 2012, impliquée dans des exactions, responsable d’un putsch dont elle ne se dépêtre pas. A Bamako, capitale d’un pays pour lequel nous allons tuer et pour lequel des Français vont mourir, personne ne semble en mesure de gouverner. Les armées qui vont combattre à nos côtés, sénégalaise, nigérienne, nigériane, sont issues de pays dans lesquels ce conflit ne va pas manquer d’avoir des conséquences. Personne, dans la zone, n’était bien chaud pour se battre, et le début de la guerre a pris, comme il se doit quand tout est fait en dépit du bon sens, tout le monde de court. En France même, le risque terroriste va croître, et ce que je sais de l’état de nos services ne me fait pas rire.

Nos alliés, d’ailleurs, sont-ils prêts à gérer une menace terroriste accrue ? Pas plus maintenant qu’il y a un mois. Ont-ils ne serait-ce qu’essayé de convaincre leur peuple ? Non, évidemment. L’Union africaine, que la France a tenu à bout de bras depuis des mois, a-t-elle eu une réaction digne de ses ambitions ? Non. Et la CEDEAO, qui devait être le bras armé de notre projet, s’est-elle mobilisée ? On me dit qu’elle vient de se réveiller. Avons-nous anticipé les tensions ethniques qui risquent de transformer notre éventuel succès en nouveau cauchemar ? Non, malgré ce qu’affirmait sur iTélé M. Cambadélis toutà l’heure. Et où sont les drones de l’Empire, si importants pour éliminer les chefs ennemis ? Pas encore là. Fort heureusement, et malgré les déclarations du Président en novembre 2012, nos avions et nos hélicoptères réalisent des missions d’appui. Comme toujours, c’est le terrain qui commande, ou qui devrait commander. Mais allons-nous remonter vers le nord ou essayer de mettre en pitoyable une ridicule et inutile ligne de démarcation ? Mystère.

Quoi qu’il en soit, le sort de nos otages me semble scellé, et si mes pensées vont à nos soldats, elles vont surtout aux familles de nos malheureux concitoyens détenus, au Mali et au Nigeria, par les jihadistes. Il faut craindre, désormais, des exécutions filmées, des communiqués vengeurs, des menaces, d’autres enlèvements, des attentats. Qui croit que l’ennemi ne se défendra pas ? Je pense aussi aux civils maliens, pris en otage par des fanatiques, abandonnés par leurs gouvernants.

L’Histoire retiendra que la France, après avoir tant critiqué la guerre contre le terrorisme, s’engage à son tour, dans une notable évolution doctrinale qui fera sans doute couler beaucoup d’encre dans les mois qui viennent. L’Histoire retiendra que c’est le Président affaibli d’un pays en crise qui relève un défi peut-être trop grand pour lui. L’Histoire retiendra enfin que l’Algérie, la seule à disposer des moyens aériens nécessaires dans la région, préfère organiser des colloques pour se plaindre des printemps arabes plutôt que de combattre réellement les jihadistes. Quand la médiocrité se combine au dogmatisme…

Pour l’heure, il faut laisser parler les armes, et attendre.

We are an easy target

Ridley Scott, dont j’ai évoqué la carrière ici, est un cinéaste capable du pire comme du meilleur. Son Robin des Bois (2010, avec Russell Crowe, Cate Blanchett, Maw von Sydow et William Hurt) est ainsi une authentique consternation, à peine digne d’un Luc Besson. On pourrait également gloser sur Prometheus (2012), dispensable dérivé d’Alien (1979), et il est même permis de frissonner d’angoisse en pensant à la suite de Blade Runner (1982) que M. Scott préparerait. On attend désormais Citizen Kane 2, Le retour de Lawrence d’Arabie, et Mais où est donc caché le faucon maltais ?

Les bons sujets ne manquent pourtant pas, et Ridley Scott, en 2007, tourne une adaptation de Body of lies, un roman de David Ignatius, une des plumes journalistiques les plus renommées s’agissant du terrorisme.

Sorti en 2008, le film éponyme de Scott est un honnête film d’espionnage, et la seule superproduction véritablement consacrée au travail de renseignement contre Al Qaïda. On pourrait citer The Kingdom (2007, Peter Berg), mais il s’agit à la fois d’un film d’action et d’une enquête du FBI, loin, donc, des manipulations de source humaine.

A trop vouloir en montrer, il arrive qu’on devienne incompréhensible, ou à tout le moins confus, et c’est sans doute le plus grand défaut du film de Scott. Les bons points ne manquent cependant pas, à commencer par les décors. Tournées au Maroc, les scènes censées se dérouler en Jordanie, en Syrie, en Irak ou à Dubaï sont plutôt convaincantes, et, pour une fois, je n’ai pas eu l’impression de contempler un Moyen-Orient de pacotille. Evidemment, la centrale du GID ne ressemble pas à ça, et j’ai souvenir d’avoir admiré la rocaille de la Terre sainte (Jérusalem est à 80 kilomètres) en roulant vers les élégants locaux des SR jordaniens. L’influence britannique est, en revanche, bien restituée, et j’ai été ainsi sensible au savant mélange d’élégance londonienne et de froide brutalité du personnage magistralement interprété par Marc Strong. De même, l’omniprésence d’un garde-du-corps, discret mais visible, m’a rappelé bien des souvenirs. Pour un peu, ça me manquerait même…

Le film recrée donc des ambiances, et certaines scènes sont remarquables de vérité. L’exécution, interrompue, de Ferris par les jihadistes est particulièrement bien vue et renvoie aux vidéos diffusées en Irak ou en Arabie saoudite dans les années 2003-2005, ou à l’assassinat de Daniel Pearl au Pakistan en 2002. Horrible, donc, et la vidéo qui suit n’est pas à montrer à tous.

La gestion des sources humaines, très différente de ce que l’on pratique en France, n’est pas inintéressante à voir. L’intégration des drones de surveillance aux opérations de Ferris est ainsi bien illustrée, et confirme que le recours à ses appareils sans pilote a sans doute plus profondément modifié les choses en terme de renseignement qu’en terme militaire, comme je l’écrivais récemment ici. La méthode de recrutement des SR jordaniens, par ailleurs, donne tout son sens au C de MICE.

Hélas, le film pêche aussi par bien des côtés. Le personnage de Crowe est caricatural, et si on comprend aisément qu’il incarne une certaine CIA, et si plusieurs de ses remarques sont plutôt bien vues, son autonomie est proprement ahurissante et, de mon point de vue, pas crédible une seconde. On peut retenir son discours introductif, sans approuver ses méthodes ou sa stratégie.

Le discours d’un idéologue jihadiste est, de son côté, bien reproduit, et les scènes d’attentats sont bien restituées.

Le film, qui ne manque pas d’ambition puisque Sir Ridley Scott n’est pas connu pour sa modestie, se voudrait presque un documentaire. Il montre beaucoup, en effet, des cellules jihadistes aux drones de l’Empire en passant par les SR jordaniens, les séances de torture, les manipulations réussies et celles qui ratent. Il ne parvient cependant jamais à convaincre, et la cellule clandestine de la CIA qui monte l’opération contre Al Saleem n’a rien à envier à Enemy of the State (1998), un distrayant thriller paranoïaque du frère de Ridley, Tony Scott. Aucun des personnages ne suscite d’empathie. Celui de Crowe est un sous-John Brennan adipeux, celui de DiCaprio est une version brutale de Robert Baer et Mark Strong, s’il fascine, n’est pas, comment dire, très attachant.

Enfin, et c’est quand même légèrement handicapant, l’idée de faire évacuer la base d’Incirlik pour y commettre un faux attentat sans avertir ni les autorités turques ni le Pentagone ni le Département d’Etat est tout simplement idiote et d’un rare irréalisme. L’ensemble de l’opération, si elle n’est pas sans rappeler les grandes heures du contre-espionnage, n’est d’ailleurs pas crédible, en tout cas telle qu’elle est décrite. On sent, tout au long du récit, que Scott a lorgné du côté de la trilogie Jason Bourne, et même la musique de Mark Streitenfeld est très lourdement inspirée de celle de The Bourne Supremacy (2004, Paul Greengrass), un film qui, sans être crédible une seule seconde, est infiniment plus convaincant que Body of lies.

Distrayant, donc, mais on attend encore LE film sur le jihad.

La steppe et l’Empire

A l’heure des grandes recompositions stratégiques, il n’est pas inutile de nous replonger dans le passé. Abandonnant mes obsessions moyen-orientales, mes marottes romaines et mes hobbys sahéliens, j’ai récemment lu un ouvrage passionnant, quoiqu’un peu ardu, consacré à la Chine des Tang. Moi qui ne connaissais cette dynastie que par les romans que le génial Robert Van Gulik consacra au juge Ti, j’ai découvert grâce à La steppe et l’empire les relations que la Chine impériale a entretenues avec les turbulents nomades de sa frontière nord.

Les relations entre un Etat impérial inamovible et des acteurs politiques évoluant dans un espace sans frontière figée sont source d’inspiration, et renvoient aux défis que les empires doivent relever. Il ne s’agit pas, évidemment, de transposer des situations qui sont évidemment uniques, mais il y a quand même beaucoup à apprendre, des succès comme des échecs, afin de, pourquoi pas, tenter des modélisations.

Le livre de Pierre Marsone est d’une lecture exigeante, mais il séduit par son érudition, sa rigueur, et surtout son sujet. Le bouillonnement sauvage de cette immense Asie centrale ne cesse de nous séduire, Européens pacifiés que nous sommes, quand il ne nous heurte pas de plein fouet.

Espace, frontière de l’infini

AGS attaque 2013 la tête, non pas en friche, mais dans les étoiles.

Quittant les rues de Damas ou de Mexico, nous accueillerons en effet le jeudi 10 janvier, au Concorde, Xavier Pasco, qui coordonne au sein de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) les activités du pôle Espace, haute technologie et Sécurité. L’occasion idéale de prendre de la hauteur.

Didn’t think I’d get to see anybody get shot in this war

Ça commence comme M.A.S.H (1970, Robert Altman), et ça finit comme un conte de fée, mais entre temps, la charge est sévère. Tout le monde ramasse, de l’armée américaine au régime irakien en passant par la presse. La jaquette du DVD met en avant une citation de Studio affirmant que le film serait une « comédie poilante », mais on est loin de Peter Sellers. En réalité, Three Kings est une œuvre acide, cruelle, mordante, et même dérangeante.

Certes, à la lecture du dossier de presse, il est permis d’espérer une comédie, une pantalonnade antimilitariste qu’aurait pu tourner Yves Boisset. Jugez donc : « Quatre soldats américains, désœuvrés après la défaite de l’Irak en 1991, décident de dérober à Saddam Hussein une fortune en lingots d’or grâce à une carte découverte dans le rectum d’une prisonnier de guerre ». Je reconnais volontiers qu’on a déjà vu plus fin comme argument.

En 1999, David O. Russell est déjà un cinéaste reconnu pour son originalité. Célébré par des festivals comme Sundance, il n’a réalisé que deux films (Spanking the Monkey, 1994, et Flirter avec les embrouilles, 1996).

La Warner lui confie pourtant un script de John Ridley, qu’il modifie en profondeur et dont il accepte de diriger l’adaptation. Le casting est plutôt disparate : on y trouve George Clooney, encore pris par Urgences et qui a fait des pieds et des mains pour être de l’aventure, Ice Cube, un rappeur vu au cinéma dans Boyz N Hood (1991, John Singleton), Mark Wahlberg, une ancienne petite frappe et membre de boys band remarquée dans Boogie Nights (Paul Thomas Anderson, 1997) ou The Yards (1999, James Gray), Cliff Curtis (L’âme des Guerriers, 1994, Lee Tamahori), Spike Jonze, réalisateur du mythique Dans la peau de John Malkovich, et Saïd Taghmaoui (La Haine, Mathieu Kassovitz, 1995), toujours impeccable.

Quand Russell entame le tournage, en Arizona, de son film, la deuxième Guerre du Golfe n’a que peu mobilisé Hollywood. En 1996, Edward Zwick a bien réalisé Courage under Fire, avec Denzel Washington, Meg Ryan et le très jeune Matt Damon, mais il ne s’agit que d’une série B sans grande envergure, sans beaucoup de moyens, mollement patriote. Quelques téléfilms pitoyablement militaristes ont également été diffusés, mais il manque le regard d’un artiste.

Sans expérience du film de guerre, Russell va casser les codes du genre, sans tabou et sans retenue. Three Kings est un film qui en a dérouté plus d’un. Après une mise en place rapide, on plonge en effet dans l’après-guerre en Irak : cadavres pas encore enterrés, champs de mines mal indiqués, population appelée à se soulever mais abandonnée par l’Empire, armée de Saddam sans pitié, séance de torture, enfants affamés, mère de famille abattue froidement… Sans prévenir, le cinéaste passe de la comédie un peu lourde à la dénonciation, d’autant plus terrible qu’elle force à peine le trait, du comportement des Etats-Unis. Le cynisme et la bêtise y sont exposés avec une jubilation à peine déguisée, et la guerre n’y est ni fraiche ni joyeuse.

La rapacité de l’équipe emmenée par Clooney est présentée comme une déclinaison de celle des Américains à l’égard du pétrole. Le coût humain de la diplomatie impériale est exposé sans détour, avec la sincère horreur qu’on attend d’un cinéaste indépendant, étranger aux considérations stratégiques. Comment, de toute façon, faire de doctes discours à un homme qui vous explique qu’il n’est plus père depuis que son fils est mort, écrasé dans son lit après la chute d’une bombe américaine ?

Three Kings est un film exigeant, qui ne cesse de changer de ton, de la pochade au drame, du désespoir au salut, du cynisme le plus éhonté à des sursauts d’humanité. Loin de Jarhead, (Sam Mendès, 2005, avec Jake Gyllenhaal et Jamie Foxx), il est tourné alors que la guerre américaine contre l’Irak a déjà huit années, et que le pays, sous embargo, est de temps en temps bombardé.

Les attentats du 11 septembre n’ont pas encore été organisés, les néoconservateurs ne sont pas au pouvoir, George Bush Jr n’a pas encore volé les élections de 2000, Colin Powell n’a pas encore menti  au monde devant le Conseil de Sécurité. Il serait sans doute difficile de faire un tel film de nos jours tant le drame a pris une ampleur biblique, de fiasco en fiasco, de révoltes en révolutions. Reste le témoignage, triste, d’un moment à la fois historique et stratégique, quand la guerre contre l’Irak n’était pas la guerre en Irak.

« When you hear the air attack warning/You and your family must take cover at once » (« Two tribes (For the victims of ravishment) », Frankie goes to Hollywood)

C’était une morne matinée de novembre, il y a dix ans. Le ciel était bas, il avait plu ou il allait pleuvoir, et les murs de l’ancienne caserne étaient encore plus laids et tristes que d’habitude. Nos bureaux étaient, dans mon souvenir, vides, sans doute en raison des vacances scolaires. Nous étions, comme souvent, occupés par l’Irak, et je crois bien que je rédigeais le point de situation hebdomadaire du déploiement des troupes de l’Empire dans le Golfe. Rien qu’à la lecture de la presse régionale américaine, il n’était pas bien difficile de savoir que les Irakiens allaient bientôt manger chaud. On ne déploie pas pour la seule beauté du geste des milliers de blindés et des centaines d’avions à l’autre bout du monde, mais cette logique semblait échapper à nombre de commentateurs qui péroraient dans les médias.

Notre chef nous a fait monter dans son bureau et nous a tendu une dépêche AFP.

–       Vous avez vu ça ? nous a-t-il demandé, un brin exalté.

Il n’était pas question de répondre non, puisque rien n’était censé nous échapper, mais j’avais de toute façon apprécié la nouvelle avec jubilation, la veille, en berçant ma fille. La pauvre enfant, quand j’y pense.

–       Un drone US a tué un type d’Al Qaïda hier au Yémen. Vous vous rendez compte ? Et nous, on peut le faire ? a-t-il lancé.

Je ne sais plus ce que je lui ai répondu, mais ça n’a pas dû être très positif. La France n’avait pas de drones armés – je ne pensais pas à l’époque que cette phrase serait toujours valable dix ans après, même si j’aurais dû m’en douter – et quant à l’idée de tuer un adversaire dans un pays souverain en l’assumant parfaitement, c’était tout simplement ridicule. A l’époque, l’initiative et la souplesse opérationnelle n’étaient pas les qualités premières que l’on demandait aux responsables du contre-terrorisme, et le simple fait de ne pas provoquer de catastrophe était déjà considéré comme un accomplissement majeur. On a les succès que l’on peut s’offrir, comme je l’ai longuement relaté ici, et c’est sans doute plus le système dans son ensemble que tel ou tel individu qu’il faut blâmer.

Non, donc, nous n’étions pas capables de tuer un jihadiste comme venait de le faire l’Empire. Non seulement nous n’en avions pas la volonté politique, mais nous n’avions ni drone, ni forces spéciales au sol capables d’identifier la cible, voire de la désigner, ni liaisons assez rapides pour, en moins de 30 minutes, décider depuis Paris s’il fallait frapper. Et de toute façon, nous n’avions pas à l’époque de renseignements assez frais et précis pour traquer des terroristes à l’autre bout du monde.

Une poignée de Français étaient morts le 11 septembre à New York, et si nous avions envoyé nos forces spéciales en Afghanistan, nous n’étions pas en guerre. L’idée même faisait d’ailleurs horreur à nos dirigeants, drapés dans un moralisme de jardin d’enfants ou dans une nouvelle déclinaison, toujours hilarante, du gaullisme légaliste. Le SAC, oui, l’argent des tyrans de Côte d’Ivoire ou du Gabon, oui, mais tuer des terroristes, jamais, ô grand jamais.

Comme je l’ai déjà écrit, les constats stratégiques de l’Administration Bush, malgré les outrances de certains de ses membres, n’ont pas été remis en cause par l’équipe Obama. On pourrait parler de Guantanamo, mais là n’est pas la question. S’agissant des drones, je dois confesser un certain scepticisme face aux passionnants débats moraux, qui – et je suis conscient de l’outrecuidance de mon propos – se trompent d’objet. On lit beaucoup, essentiellement dans la presse impériale, de récriminations parfaitement argumentées contestant les frappes ciblées menées par les drones, mais aussi par des chasseurs et même par quelques équipes au sol, contre des responsables jihadistes. Pour les auteurs de ces tribunes, tous portés par une admirable et sincère indignation, la question centrale est celle d’une exécution capitale imposée sans que les cibles aient pu faire valoir leurs droits. De ce point de vue, les frappes de Reaper et autres Predator ne seraient donc que la moderne version de la peine de mort et, donc, l’émanation de la justice. Le GCHQ britannique a d’ailleurs été récemment accusé (ici) de complicité de meurtre par des activistes. Grandeur et servitude.

On comprend, naturellement, l’horreur que peuvent ressentir les juristes, et même les citoyens attachés au respect du droit et à ce qui fonde nos démocraties et nous rend si différents d’un bon paquet de régimes sur notre bonne vieille terre. On comprend leur désapprobation face à une stratégie qui, avec une fascinante régularité, frappe au Pakistan, au Yémen ou en Somalie et prélève un lourd tribut dans les rangs de nos ennemis.

Ennemis, car il s’agit bien de ça. Nous ne sommes pas, en effet, face à un processus judiciaire mais face à un processus militaire. Les individus traités par les blade runners de l’Empire le sont en tant que combattants et non en tant que criminels. Les informations qui circulent au sujet du processus de désignation et de traitement des cibles mentionnent la CIA, la DIA, les forces spéciales, mais jamais le FBI, le Département de la Justice, ou celui du Trésor. Pour l’Empire, il s’agit donc bien d’une guerre, sans ambiguïté, et les propos tenus en public par des responsables de la stature de John Brennan (aka The Lethal Bureaucrat) ou l’amiral William McRaven montrent, plus que jamais, que cette position est assumée par l’Administration Obama. Le terme d’assassinat ciblé est ainsi un double non-sens. Non seulement un assassinat est toujours ciblé mais en plus il ne s’agit pas ici d’assassinat mais d’actes de guerre, très éloignés des mesures de rétorsion des services israéliens après Munich, en septembre 1972, ou des opérations de Moscou en Europe ou au Moyen-Orient depuis une dizaine d’années. La remarquable base de données UMas Drone utilise le terme d’Operational Neutralization Events, que je préfère, et de loin, pour sa froideur. En France, la pudeur n’est plus de mise et certains de nos chefs militaires, comme le général Gomart, chef du COS, disent assez franchement les choses (ici, dans une interview au Figaro) :

« Ce que je constate actuellement, c’est une coopération accrue entre le COS et les forces spéciales étrangères dans des actions visant à combattre les réseaux terroristes dans la profondeur, là où ils sont vulnérables ; je pense notamment aux zones refuges ou aux lignes de communication. » Ça me semble assez clair.

Le choix de pratiquer ces opérations militaires révèle aussi l’impasse dans laquelle les Etats-Unis, et leurs alliés avec eux, se débattent depuis des années. Face à une menace avérée qu’il est impossible de contrer par des moyens judiciaires et qui, par ailleurs, a pris une dimension sans commune mesure avec ce pour quoi les systèmes répressifs ont été conçus (cf., une fois de plus, ici), l’option militaire, si elle est moralement discutable et politiquement dommageable, reste la moins pire. Il ne s’agit, en fait, que la manifestation la plus spectaculaire de la campagne de contre-guérilla que conduit Washington depuis dix ans contre les réseaux jihadistes qui mènent de leur côté, une guérilla mondiale aux caractéristiques inédites, comme je m’use la santé à l’écrire depuis 2005.

D’un strict point de vue opérationnel et tactique, cette campagne de frappes ciblées est un authentique succès, comme le notait récemment Richard Clarke, un professionnel qu’on ne présente plus. Au Yémen comme au Pakistan, les pertes dans les rangs des insurgés jihadistes ont eu de profondes conséquences sur leurs capacités de nuisance. A la fin de l’été 2010, par exemple, les raids contre les réseaux du MIO ou de l’UJI dans les zones tribales ont contribué à faire échouer les projets d’attentats en Europe. Au Yémen, le harcèlement des combattants d’AQPA m’a récemment été décrit par un homme de l’art comme « d’une rare efficacité », le groupe le plus novateur de la nébuleuse jihadiste ayant perdu en quelques mois une très grande partie de ses meilleurs stratèges, artificiers et autres opérationnels.

Evidemment, sur le long terme, cette pluie de bombes et de missiles, ce déferlement technologique ne règlent rien. Au Pakistan, les raids dans les zones tribales visent aussi bien des membres d’Al Qaïda que des combattants du TTP, que le gouvernement pakistanais combat officiellement mais qu’une partie de l’appareil sécuritaire soutient dans le cadre du fascinant jeu de billard à 14 bandes qui se joue dans le pays. Ce faisant, l’Empire élimine des ennemis du Pakistan mais alimente l’opposition au gouvernement d’Islamabad, jusque dans des cercles qui ne partagent en rien les projets des islamistes. Ne rien faire, c’est laisser la menace croître. Agir, c’est, certes, la combattre mais sans garantie de résultat sur le long terme. Le cauchemar que connaît aujourd’hui l’Empire au Pakistan ou au Yémen pourrait bien être le nôtre demain au Mali.

Au Yémen, justement, l’implication américaine n’a pas seulement des conséquences sur les réseaux jihadistes et sur les collaborateurs des forces spéciales. A plusieurs reprises, comme le note très justement Gregory Johnsen, l’Empire a été manipulé par le pouvoir local pour servir ses propres intérêts, et il est même permis de penser que les drones et autres chasseurs-bombardiers engagés au-dessus de ce pays sont devenus, comme le dit Micah Zenko dans cet article de Justin Elliott, une « véritable force aérienne de contre-insurrection au service des alliés de Washington ». On comprend, naturellement, que cette évolution provoque aux Etats-Unis un débat intense, mais du modeste point de vue qui est le mien, la question n’est finalement pas là.

Peu importe, en effet, de savoir si l’usage des drones est propre ou pas. Un raid de Reaper fait moins de victimes civiles qu’une volée de Tomahawks, et leur capacité à survoler pendant des heures une vaste étendue sans y être menacés (je parle ici de contre-guérilla, pas d’attaquer l’Iran) est infiniment précieuse.

On est loin des horreurs vues pendant la guerre du Vietnam. En tant que père de famille, je ne peux me satisfaire de ces enfants tués par des missiles, mais en tant que fonctionnaire chargé de défendre mon pays, je me satisfaisais, hélas, de certaines opérations. Les bavures sont pourtant rarissimes, et les pertes collatérales, pour dramatiques qu’elles soient, sont hélas le lot des actions de guerre. Elles sont même le reflet de notre volonté. Si j’étais désagréable, mais ce n’est pas mon genre, je répondrais même à certains détracteurs que ces opérations ne sont que la conséquence des échecs de certains Etats à juguler eux-mêmes les groupes violents actifs sur leur territoire. Mais je m’abstiendrais, fidèle à l’esprit de Noël qui m’anime, comme vous vous en doutez.

Pour le passionné d’aviation que je suis depuis plusieurs décennies, j’ajoute que ces drones de combats ne sont qu’une évolution, certes notable, de dispositifs et de processus que toutes les armées de l’air puissantes étudient. De même, les raids de rétorsion et d’élimination sont-ils une pratique courante, observée au Liban, en Tunisie, en Libye, en Irak ou en Afghanistan depuis près trente ans. On les voit même au cinéma et dans la sous-littérature d’espionnage, qu’il s’agisse de raids terrestres (Patriot Games, 1992, Philip Noyce) ou de frappes aériennes (Clear and present danger, 1994, Philip Noyce)

L’idée de pouvoir frapper en permanence des cibles partout dans le monde a d’ailleurs conduit à des travaux passionnants, visant à disposer à terme de drones prépositionnés, ou même de missiles capables de frapper rapidement en moins d’une heure n’importe quelle cible, selon le concept de prompt global strike (PGS) décrit dans un rapport du Congrès impérial (téléchargeable ici).

Par leurs capacités, les drones armés sont donc bien une évolution importante, mais ils ne constituent pas – ou ne devraient pas constituer – une telle rupture, tant leur mise en service était attendue et espérée, anticipée, même. On est loin de la révolution provoquée par l’usage de la poudre, par exemple. Il y a plus 40 ans, au Vietnam, on attendait des Skyraider engagés dans les missions de SCAR qu’ils orbitent des heures en attendant que les pilotes abattus soient récupérés par les équipes spécialisées. Et on a beaucoup vanté l’autonomie au-dessus du champ de bataille des A-10, sans parler de celle des gunships. Survoler longtemps, frapper, rôder, a toujours été une ambition majeure.

A mon sens, la véritable rupture intervient ainsi, non pas au-dessus des zones tribales ou de l’Hadramaout, mais bien dans les bureaux de Washington ou de Langley, où il a été décidé de mener cette campagne de frappes mondiale et où on peut, grâce à des outils à la puissance inédite, traquer, identifier, localiser et éliminer des individus avec une précision proprement sidérante. Les drones ne sont pas la rupture, ils sont une des manifestations de cette rupture, au même titre qu’un raid de F-15E en Somalie. Ils nous renvoient également à la nécessité de repenser, profondément et sans tabou, notre politique antiterroriste. La répression légale ne marche plus, la réponse militaire donne des signes de faiblesse, et aucune solution politique ne semble en vue. Excellente année 2013 à tous, donc.

« Pour un correspondant de guerre, manquer une invasion, c’est comme refuser un rendez-vous avec Lana Turner » (Robert Capa)

Le jeudi 13 décembre, nous aurons l’occasion de recevoir, au café Le Concorde, Patricia Allemonière. Grand reporter qu’on ne présente plus, elle nous fera l’honneur de parler de son travail et de ses évolutions. L’état du monde devrait nous permettre d’avoir avec elle des échanges passionnants.

« Going nowhere, going nowhere » (« Mad World », Tears for Fears)

Ecrire sur le jihad, c’est écrire sur une longue série d’échecs, une suite ininterrompue de défaites stratégiques ponctuée de quelques succès tactiques et de contre-offensives maladroites, toutes menées sans que de vrais objectifs aient été fixés.

Décrire le jihad, un phénomène non pas mineur mais malgré tout secondaire, c’est décrire la lutte de quelques milliers de radicaux contre un Occident pataud, indécis, qui hésite entre répression brutale et capitulation, sans jamais trancher.

Etudier le contre-jihadisme en Europe ou en Amérique du Nord, c’est contempler vingt ans d’aveuglement, de présupposés, d’incompréhension, de tâtonnements, d’impasses, d’erreurs et d’inadaptation. C’est aussi constater la complexité croissante d’une lutte qui ne donne pas de résultat probant, et la militarisation d’une réponse à un défi dont personne ne semble, en France par exemple, saisir tous les enjeux. C’est enfin prendre conscience de la faiblesse de son pays, incapable de procéder aux réformes, prisonnier de son passé, sans imagination, sans volonté, engoncé dans ses habitudes, paralysé par les querelles administratives et les chocs d’égos, intoxiqué par quelques vieilles ganaches ressassant leurs obsessions et une poignée d’imposteurs qui vendent du contre-terrorisme comme ils vendraient des implants capillaires.  C’est contempler son pays se confronter à la si cruelle réalité de son impuissance.

Qui oserait dire, en effet, que la menace islamiste radicale, désormais connue sous le nom de jihadisme, n’a pas cru depuis plus de vingt ans ? Qui oserait affirmer qu’elle ne s’est pas étendue, qu’elle n’a pas gagné en intensité, qu’elle n’a pas innové, et qu’elle ne cesse de nous prendre de court ? Qui de nos si brillants orientalistes pourra encore affirmer sans rire que les révoltes arabes marquent la défaite inéluctable d’Al Qaïda ? Sans vouloir être outrageusement désagréable, force est de reconnaître qu’à part lancer des réformes à contretemps de nos alliés et allouer des moyens quand on n’a plus besoin, on n’est plus bons à grand’ chose. Une sorte de tradition, me direz-vous.

Reprenons les choses dans l’ordre, si c’est possible. Le terrorisme, tel que le code pénal le définit, a le plus souvent été le fait de mouvements politiques ou séparatistes, poursuivant des buts précis. Dans certains cas, des Etats leur prêtaient même une amicale assistance, financière, logistique, militaire, mais nous restions dans le schéma parfaitement défini d’un acteur politique exerçant une pression sur un Etat par la réalisation d’actions violentes, ciblées ou aveugles. Comme je l’ai déjà souvent écrit, c’est avant tout l’atteinte à la souveraineté nationale qui justifie la mobilisation de la justice française, et, à son service, l’entière communauté des services répressifs.

A défaut d’être simples, les choses étaient donc, somme toute, assez claires : d’une main, l’Etat enquêtait, identifiait et neutralisait les auteurs, et de l’autre main essayait de convaincre les commanditaires que la méthode employée pour atteindre les buts poursuivis n’était ni acceptable ni pertinente, et que les diplomates feraient bien de, rapidement, prendre le pas sur les hommes d’action.

Disons, pour faire court, que cette méthode a été très efficace jusqu’au début des années 90. Depuis 1945, la justice française avait été confrontée à des dizaines d’attentats sur le territoire national, aussi bien perpétrés par des gens sérieux (FLN, OAS, Action Directe, etc.) que par des groupuscules moins crédibles – mais parfois meurtriers, comme les irrédentistes bretons. Les pouvoirs donnés aux services d’enquête par la justice, et à la justice par le législateur, étaient sans commune mesure avec tout ce qu’on pouvait observer dans les démocraties, et les sombres opérations du FBI de Hoover ne pouvaient être comparées puisqu’elles avaient le plus souvent été à la fois clandestines et illégales. En France, le parquet antiterroriste et les services du ministère de l’Intérieur agissaient, eux, en toute légalité. L’incrimination pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » permettait de ramasser tout un réseau, y compris le cousin qui vous avait naïvement prêté sa voiture ou le concierge qui gardait vos lettres pendant que vous prépariez la révolution mondiale et prolétarienne en assassinant des hauts fonctionnaires dans la rue ou des touristes dans les aéroports. On faisait le tri après, quand on y pensait.

Va dire à César que tu as été vaincu par des Gaulois de la Gaule celtique

L’irruption en France de la guerre civile algérienne, à partir de 1992, a lentement changé la donne, mais personne ne s’en est véritablement rendu compte – une constante nationale dont nous devons être fiers. Sans doute l’urgence puis la frénésie ont-elles empêché de prendre de la hauteur.

Dans un premier temps, après les premiers assassinats de Français en Algérie par des Afghans arabes (ah, ce brave Kada Benchiha Larbi – le garçon coiffeur de Sidi-Bel-Abbès, comme l’appelait un ami – et sa bande de dégénérés…), on a commencé à arrêter en France des soutiens du GIA (rappel : aucun observateur sérieux ne dit « les GIA »). Il s’agissait parfois d’arrestations liées à un meurtre, parfois liées à la diffusion d’un communiqué de menaces, parfois d’une simple convocation dans les locaux de la DST ou de la 6e DCPJ, pour un entretien cordial (Ben quoi, tu vas pas pleurer pour une gifle, non plus ? Un grand gars comme toi !). Ces arrestations visaient à la fois à identifier les réseaux de soutien de l’insurrection islamiste, à les casser autant que possible en s’appuyant sur les délits commis, à recruter quelques sources et à envoyer des messages aux responsables des mouvements.

S’agissant de l’ex-FIS et des maquis de l’AIS, son bras armé, les choses étaient assez simples. Le parti dissous disposait à Bruxelles de l’Instance exécutive du FIS en exil (IEFE), une petite équipe de ténors de seconde zone connectés à leur mouvement en Algérie et à l’ensemble de la mouvance islamiste radicale algérienne dans le monde, à commencer par l’Europe (il faut vraiment que je vous raconte ça, un jour). Pour le GIA, c’était plus compliqué, mais il y avait des contacts à Londres, en Suède, en Belgique et en Allemagne, et évidemment des liens avec le Pakistan où tout ce petit monde avait gardé des amis, du temps des grandes heures.

Chacun suivait évidemment avec grande attention les développements des relations entre maquis algériens afin de lire les évolutions des réseaux actifs en Europe, et donc de pouvoir frapper le moment venu. Pourtant, au fil des mois, la scène jihadiste algérienne devint de moins en moins lisible et la belle mécanique justice/diplomatie secrète se grippa. A Paris, certains cherchaient les maitres cachés du jihad algérien – quelques uns cherchent encore – et ne comprenaient pas qu’ils étaient confrontés à une des premières manifestations du jihad mondial, qui bientôt se développerait au Yémen, aux Philippines, en Egypte, dans le Caucase ou en Afghanistan. Du coup, arrêter des terroristes et casser des cellules, tout en limitant la menace immédiate, ne suffisait plus à circonvenir l’ensemble de la mouvance, dont on cherchait les financiers, les idéologues, les inspirateurs, les soutiens et les points de convergence.

S’engagea alors une course contre la montre, d’abord continentale puis planétaire, entre les réseaux jihadistes et les services de sécurité et de renseignement. Ce furent de passionnantes années…

Ramasser les miettes, vous appelez ça la sécurité ?

Deux logiques s’affrontaient, et elles s’affrontent encore : police contre renseignement. Et cette lutte qui se menait dans les couloirs de Beauvau ou dans d’autres lieux moins recommandables était encore épicée par des enjeux qui, au lieu d’être annexes, étaient devenus centraux. Combien de carrières faites sur des arrestations ? Combien de primes très conséquentes versées à tel ou tel haut fonctionnaire pour son rôle supposément décisif ? Combien de ministre paradant devant les caméras, à coup de déclarations martiales, de formules choc, de poses conquérantes ? Inutile de rappeler ici que le terrorisme est, plus que tout autre défi criminel, un enjeu politique majeur dans nos sociétés, et peu importe la rationalité de cet état de fait.

La ST et la PJ estimaient, à raison, qu’il fallait arrêter, casser des réseaux, prévenir, ne pas attendre. Leurs chefs considéraient que nous autres espions, habitués à travailler à l’étranger, n’étions pas impliqués comme eux dans la défense du territoire, et qu’un attentat serait d’abord leur échec. Sur ce dernier point, ils avaient raison, mais penser que nous ne serions pas ulcérés par le succès d’une entreprise terroriste contre notre pays, que nous ne nous sentirions pas frappés au cœur, était pour le moins insultant. Il faut dire que ces policiers d’élite, qui nourrissaient des sentiments voisins à l’encontre de leurs collègues des RG, sans parler des gendarmes, méprisés et surnommés les gardes-champêtres, étaient bien conscients de leur valeur et n’acceptaient pas de notre part nos méthodes et ce qu’ils considéraient comme un refus de jouer en équipe.

Dans leur esprit, me semble-t-il, il y avait comme le sentiment que nous n’aurions dû être que des supplétifs soumis, bien utiles pour leurs moyens techniques ou leurs capacités opérationnelles mais quand même pas bien malins. Le fait que nos chefs soient le plus souvent dociles, pour des raisons plus ou moins avouables, ne pouvait les détromper. On avait beau se réunir pieusement, le mardi matin, dans le bureau du chef de l’UCLAT, la coopération entre services pouvait plus facilement ressembler à la confrontation entre l’inspecteur Valentin et Roberto Texador (Q&A, Sidney Lumet, 1990, avec Timothy Hutton, Nick Nolte, Luis Guzman, Armand Assante et Paul Calderon) qu’à une réunion de catéchèses.

Il faut bien reconnaître, malgré tout, que nos philosophies différaient – et on me dit qu’elles diffèrent manifestement toujours. Cette opposition donnait souvent lieu à des situations cocasses, entre gamineries et mauvaises manières. Comme cette voiture avec gyrophare garée dans la cour d’une certaine caserne du boulevard Mortier, ou ce commissaire entrant dans le bureau du directeur adjoint avec son holster (go ahead, punk, make my day), ou encore ce responsable nous demandant au début d’une réunion de crise le nom de notre source principale dans une certaine affaire. Plutôt mourir, mon vieux, surtout quand on voit comment vos sources, quand vous en avez, sont traitées.

Parfois, l’arrogance, la pression de la hiérarchie politique, et même une forme sourde de compétition (ne nous voilons pas la face) conduisaient à des écarts de conduite bien plus graves. Je me souviens de cet ami me racontant, devant les grilles de la place Beauvau, comment ses collègues d’un certain service avaient suivi, pendant la campagne terroriste de 1995, un policier allant voir sa source infiltrée au sein du GIA et avaient arrêté son indic afin de pouvoir plastronner devant le ministre le lendemain. Des haines inextinguibles sont nées pendant ces heures difficiles et avoir imposé la fusion des RG avec la ST a ressemblé à la fusion du PSG avec l’OM. Ça ne pouvait pas marcher, et ça ne marche d’ailleurs pas, à bien y regarder. Nous, de notre côté, puisque nous ne faisions rien ou si peu, il aurait été difficile de nous surprendre en train de faire autre chose que nous lamenter.

La création d’une équipe anti terroriste inter services, après le 11 septembre, vit même certains donneurs de leçon piller le pot commun dans lequel les autres administrations versaient consciencieusement dossiers et affaires. Il est certes plus facile de copier que d’apprendre ses leçons, mais ça se paie un jour. Mohamed Merah, ça vous dit quelque chose ? Bref, enchaînons, sinon je vais vider mon sac et ça va casser l’ambiance.

Le fait est que le contre-terrorisme est devenu un enjeu de pouvoir aux retombées immédiates, qui fait vivre son petit monde, entre ceux qui hantent les commissions de chaque Livre blanc, les réformateurs hystériques, et les donneurs de leçons qui ne croyaient pas à Al Qaïda en juin 2001 ou ceux qui, en 2002, dissolvaient les équipes travaillant sur l’Europe puisque celle-ci, supposément sanctuarisée, ne risquait plus rien. Ce sont eux, les références publiques françaises en matière de contre-terrorisme. C’est vous dire si on est bien protégés et c’est donc sans surprise qu’on ne peut que constater que rien n’a changé depuis vingt ans, ni dans la doctrine, ni dans l’articulation des services ni dans les buts à atteindre – puisque je veux croire qu’il y en a.

Celui qu’a des lunettes, c’est Rey. Le plus dangereux, c’est Rey. Le plus con, c’est Rey. L’autre, c’est Massart.

L’arme absolue des policiers français dans ces années était, et reste, la commission rogatoire internationale (CRI). De façon finalement très française, nos collègues du ministère de l’Intérieur pouvaient ainsi se mêler des affaires du monde, puisqu’on trouvait toujours un jeune crétin dans une banlieue de Mossoul, dans un hôtel miteux de Peshawar ou même dans la jungle thaïlandaise à jouer avec un M-16. La CRI était précieuse par bien des aspects, et il s‘agissait, comme la Force, d’un puissant allié. Elle permettait à un service de devenir leader (il en faut bien un), elle lui permettait d’obtenir la coopération des services judicaires des démocraties (allez savoir pourquoi la vue d’une CRI n’a jamais fait réagir la police syrienne), et elle marginalisait tous les autres services. Ah non, mon cher camarade, ce que vous me dîtes est passionnant mais tout est versé en procédure et je ne devrais même pas parler à un espion. Encore un rollmops ?

La méthode Bruguière, qui reposait sur la ST et marginalisait les RG, pourtant plus pertinents s’agissant de la lutte contre le jihadisme, connut quand même quelques ratés. Le procès du réseau Chalabi, qui dut se tenir dans un gymnase tant le nombre de prévenus était élevé, aboutit à une gifle judiciaire en janvier 1999 : très peu de condamnations, pas mal de relaxes totales, et la confirmation qu’avoir prêté votre voiture à votre imbécile de cousin parti venger le Prophète (QLPSSL) en tuant des enfants ne faisait pas de vous un fou de Dieu. Ou alors un crétin de Dieu ?

Après le 11 septembre, j’assistai à quelques réunions secrètes d’anthologie au cours desquelles j’entendis de véritables perles. Ces moments, fascinants pour le professionnel du renseignement que j’étais à l’époque comme pour l’historien que j’avais failli être, m’affligèrent véritablement car j’y pris conscience de l’ignorance ou de l’aveuglement de la plupart de nos chefs. Ainsi donc, même eux ne lisaient pas nos notes, et très peu, par ailleurs, semblaient avoir pris conscience du caractère inédit de la menace contre laquelle nous luttions. Je compris alors, en écoutant ces vieux routiers du contre-espionnage rappeler avec effroi que les terroristes du 11 septembre s’étaient dissimulés dans nos sociétés (rendez-vous compte, les fumiers), que ceux qui veillaient à la bonne organisation de notre défense n’y étaient pas du tout. Demandez à l’entraîneur des Washington Red Skins de prendre en main le Spartak de Moscou…

Entre choc générationnel, idées fixes, mépris pour ces jeunes hommes un peu exaltés et manifeste incompréhension du monde qui changeait à vue d’œil, il y avait de quoi être inquiet. Certains responsables pensaient qu’il ne fallait toucher à rien, d’autres qu’il fallait réformer à tout prix, quelques mythomanes issus d’autres administrations (je pense ici à au moins un transfuge de l’Education nationale qui donna une autre ampleur au mot imposture) rêvaient d’opérations spéciales et de recrutements offensifs, et bien peu pensaient à la menace plutôt qu’à leur carrière… Quand il faut monter sur les remparts et que vos chefs choisissent la couleur de leur tunique, vous savez que vous allez avoir un problème.

Assure-toi qu’il s’est recouché

Les attentats du 11 septembre furent évidemment un choc en Europe où les services étaient mobilisés, (sauf en Allemagne, où on voyait essentiellement dans la lutte contre le jihadisme une idée fixe raciste) et redoutaient plus ou moins consciemment un  big one – mais personne ne pensait que cela pourrait être autre chose qu’une nouvelle attaque contre une ambassade. Si on trouvait dans tous ces services des analystes conscients de la nature de cette nouvelle menace, aucun n’avait vraiment envisagé la réalisation de ce qu’il faut bien considérer comme une véritable rupture.

Le cataclysme au sein de la communauté américaine du renseignement fut plus provoqué par l’ampleur de l’échec du système, dans son ensemble, que par un refus de comprendre le phénomène. D’abord réticents ou dubitatifs, les services de Washington, confrontés aux attentats de 1996 en Arabie saoudite, puis aux remarquables attaques simultanées de 1998 au Kenya et en Tanzanie, et enfin à l’opération de 2000 contre l’USS Cole au Yémen, commençaient à se faire une idée du merdier qu’il fallait combattre. Avec le recul, il ne me semble pas que la doctrine impériale ait, depuis, vraiment changé sur le fond : toujours une forme raffinée de vengeance, tempérée par une touche de justice. Seule l’ampleur changea et aux attaques du 11 septembre répondit le déclenchement de la plus vaste campagne anti terroriste de l’Histoire, à la fascinante brutalité.

Peut-on dire que l’Administration Bush fit de pertinents constats au sujet du jihadisme ? Portée par les théories, somme toute assez séduisantes, des néoconservateurs et poussée par les obsessions de Dick Cheney et de Paul Wolfowitz, elle se servit de l’islamisme radical combattant pour nourrir un vaste projet stratégique de refonte du Moyen-Orient. On ignore souvent que cette stratégie s’accompagna d’un authentique effort d’ouverture vers la région, mais doit-on être reconnaissant au pyromane du verre d’eau qu’il vide sur le brasier qu’il vient de provoquer ? La logique de l’Administration Bush en matière de contre-terrorisme fut très largement répressive, entre soif de vengeance et contemplation de sa propre puissance.

Pendant un peu plus d’une semaine après le choc, l’Empire resta muet. Nous pressentions qu’à la stupeur allait rapidement succéder une colère froide. Le 12 septembre, j’avais dit à mon équipe : Nous nous sommes préparés pendant des années pour un moment comme celui-là, et mon chef avait ajouté, en pointant du doigt une carte de l’Afghanistan que montrait CNN : Il faut se demander si eux ont conscience de ce qu’ils ont déclenché et de ce qu’ils vont ramasser.

Le fait est que nous fûmes débordés, immédiatement, aussi bien par l’ampleur des attentats que par celle de la riposte impériale. Qu’aurions-nous fait si un groupe basé à l’étranger nous avait infligé de telles pertes humaines et de tels dégâts matériels ? La réponse militaire ne faisait pas de doute, et l’issue de l’expédition afghane ne change rien à la donne. Face à des centaines de combattants jihadistes et à leurs milliers d’alliés taliban, comment envisager sérieusement une action judiciaire classique ? Et comment envisager, politiquement, l’inaction ? Comment justifier auprès de son opinion le refus de l’option militaire ? Ceux qui étaient aux affaires à l’époque à Paris peuvent bien dénoncer l’inefficacité de la politique de la canonnière, on ne se souvient pas les avoir entendus proposer d’alternatives. Et pour cause. Quand on ne croît pas à la réalité d’une menace et qu’elle vous surprend dans votre sommeil…

L’intervention militaire en Afghanistan, que j’ai longuement évoquée ici, a été la première indéniable illustration de la nature décidément évolutive du défi jihadiste. Manifestement, les moyens judiciaires classiques ne suffisaient plus à circonscrire une menace mondiale dont les membres étaient mobiles, rapides, de plus en plus professionnels et capables de mener, au Moyen-Orient des actions de guérilla, et en Europe des actions purement clandestines. Eux pouvaient tout faire, se jouaient des frontières, tandis que nous étions, pour des raisons parfaitement compréhensibles, soumis aux lois qui font, par ailleurs, la force de nos démocraties. Sauf que la loi, c’est bien joli, mais ça n’a pas réponse à tout, quoi qu’on pense en France où on légifère sur à peu près n’importe quoi.

Le choix d’intervenir militairement en Afghanistan répondait, en réalité, à un impératif sécuritaire immédiat. Parachuter des agents du FBI avec des mandats aux portes des camps de Khalden ou de Darunta n’aurait sans doute pas eu le même impact que les frappes de B-52 et les raids de forces spéciales. Mais sans aucun doute eut-il mieux valu que les jihadistes et autres combattants soient d’abord traités selon les conventions de Genève puis, après examen, remis à la justice. Quitte à innover, il y avait là matière à associer justice et armée, sans tomber dans l’inconnu juridique d’un statut bâtard (« ennemi combattant ») ou l’excessive judiciarisation du champ de bataille dont on débâtait ces jours-ci entre gens de bonne compagnie. Le fait est qu’il n’existait aucune réponse prête à ce cas de figure inédit, et le fait est que, onze ans après, rien n’a été inventé alors que nous allons – peut-être – bientôt combattre au Mali contre des terroristes. Prisonniers de guerre ou terroristes présumés mis en examen sur le champ de bataille ? Personne ne semble savoir, et surtout pas ceux qui devraient savoir.

Ceux qui condamnent les interventions armées occidentales, au nom d’un souverainisme le plus souvent bien nauséabond, n’ont manifestement pas réfléchi à l’ampleur de la menace – quand ils ne l’ont pas niée – et, évidemment, ne proposent rien. Face à des groupes de petite taille, géographiquement localisés, l’action judiciaire, avec ce qu’il faut d’adaptations et de coopération internationale, a toujours donné satisfaction. Nous sommes, en revanche, loin du compte face à la mouvance jihadiste, souple, imaginative, aux foyers de recrutement multiples, aux motivations différentes et aux détestations communes.

Le prix s’oublie, la qualité reste

Je me souviens parfaitement de ces photos satellite des camps de Darunta sur mon bureau, en octobre 2001. Elles furent remises à l’Empire quelques heures plus tard, et il me plaît de penser qu’elles ont servi à préparer les raids qui ont écrasé les infrastructures d’Al Qaïda et de ses alliés. Dans notre esprit, et bien avant les attentats de New York et de Washington, il ne faisait pas de doute que nous livrions une guerre. Il ne s’agissait pas pour autant d’abattre les suspects dans les rues de nos villes, mais le constat de notre impuissance était terrible. Pas un seul d’entre nous n’imaginait l’ampleur des attentats de septembre 2001, mais cette catastrophe, outre qu’elle révéla les failles du dispositif impérial, nous confirma dans nos craintes. Nous étions en guerre, et nos méthodes nous contraignaient, comme dans une partie mondiale de Space Invaders, à tenter de parer les attaques.

Les pudeurs de nos chefs avaient fait des services de renseignement extérieurs de simples prestataires des services intérieurs, contraints de coopérer avec les autorités locales, fuyant toute activité clandestine, évitant les risques comme on évite un malade de la peste. Cette stratégie, directement héritée du fiasco du Rainbow Warrior, avait entrainé depuis des années une terrible perte de compétences, la disparition progressive de la culture de l’action secrète et la montée en puissance d’une génération de cadres dont bien peu avaient le courage de dire à leurs chefs qu’il fallait se mouiller. Cette dégradation du dispositif n’est, évidemment, pas pour rien dans la montée en puissance, concomitante, des services de renseignement judiciaires, y compris à l’étranger, y compris loin, très loin de l’Europe. Comme le dit un soir de crise un directeur adjoint, « nous sommes le meilleur service de renseignement du 20e arrondissement ». Effet garanti sur la troupe.

Inutile de nier les grandes ambitions du Ministère de l’Intérieur. Inutile de réfuter ses arguments selon lesquels il fallait, pour gérer la menace, aller la combattre à sa source. Ainsi donc, les policiers français, fidèles à leur mission, occupaient sur la ligne de front une place laissée vacante par une administration qui, en tout cas à l’époque, se ridiculisait régulièrement en diffusant, pour se couvrir, des notes indigentes dont aurait eu honte un jeune journaliste de la Pravda.

Loin de moi, donc, toute volonté de blâmer mes anciens collègues de la place Beauvau ou du 15e arrondissement.Si on pouvait, en effet, leur reprocher leur manque de courtoisie, il nous était hélas difficile de contester la profondeur de leur engagement pour la sécurité de notre pays, illustrée par leur réactivité, leur imagination, leur audace – leur culot ? – et le courage de leurs chefs. A cette époque, il n’était pas rare de voir revenir de réunion un de nos collègues, écœuré, demandant à mi-voix s’il existait des passerelles entre administrations. « Ne cherche pas, on a déjà essayé », lui disions-nous.

Un matin, je filai à Amman y rencontrer une poignée de garçons un peu turbulents – la mission fut un échec complet – juste pour que mon service puisse se prouver qu’il était capable de projeter en 24 heures un blanc-bec de mon espèce. A l’aube des années 2000, cet aveu d’un de mes chefs me consterna. On en était donc là, à vérifier, au prix de plusieurs dizaines de milliers de francs, que si on allumait une lampe munie d’une ampoule on aurait de la lumière ?

Nos collègues policiers, certes ambitieux, certes convaincus d’être des seigneurs quand nous n’aurions été que d’aimables amateurs, illustraient ce vieux précepte qui veut que la nature ait horreur du vide administratif. Puisque nous ne pouvions rien faire seuls, puisque nous refusions de faire en secret, alors ils le faisaient, au grand jour, avec une CRI, avec des téléphones civils que la planète entière pouvait écouter. Je me souviens encore de l’effroi sur le visage d’un DG quand il découvrit que le policier membre de la mission commune que nous venions d’envoyer sur une scène d’attentat, au Moyen-Orient, parvenait à transmettre à sa hiérarchie des renseignements avec cinq ou six heures d’avance sur notre homme. Et que, du coup, ses renseignements, recueillis en commun sur le terrain, arrivaient chez son ministre avec douze heures d’avance sur notre propre note…

En nous expliquant qu’ils remontaient à la source de la menace, les policiers nous expliquaient en fait qu’ils faisaient notre métier en plus du leur. Croyez-moi, ça pique les yeux. Mais au moins le travail était-il fait, et ce constat nous consolait, à défaut de nous satisfaire.

Moi, mon truc, c’est la loi, pas toi ?

Le paradoxe était délicieusement gaulois. Nous étions en guerre (nous le sommes toujours, d’ailleurs), et elle était faite par des policiers. La chose aurait plu à Fouché, elle plaisait assurément à bon nombre de nos responsables, qui passaient le dossier dès qu’il devenait un peu chaud. L’affaire des menaces contre le rallye Paris-Dakar-Le Caire, en janvier 2000, que j’ai rapidement relatée ici, fut littéralement arrachée des mains de la police pour nous être confiée. Et si je retire une réelle fierté de la gestion de cette crise, je ne peux m’empêcher de penser que nous ne l’avons pas conclue comme nous aurions dû le faire, puisque Mokhtar Belmokhtar, le borgne le plus célèbre du Sahel, est encore en vie, et qu’il nous menace même.

Lorsque vous demandez à des militaires de réaliser des missions de police, ça se passe rarement bien. Mais lorsque vous demandez à des policiers de faire la guerre, rien ne se passe, ou si peu. A l’aide de leurs CRI, de leur très habile stratégie de coopération avec les grands services occidentaux, de leurs relations de confiance avec quelques homologues au Moyen-Orient, les policiers français voyaient venir la plupart des coups. Mais rien n’était fait contre les structures terroristes embusquées au Niger, en Somalie, au Yémen, et aucune stratégie nationale ne se dessinait. La partie de Space Invaders était simplement devenue multi-joueurs.

Les prises d’otages en Irak donnèrent l’occasion de démontrer un savoir-faire, et un potentiel, au point que l’unité de contre-terrorisme fut un temps surnommée « service de contre-kidnappings ». L’appellation était flatteuse, car elle reconnaissait le talent et l’engagement de ceux et celles qui travaillaient à libérer nos compatriotes, même ceux qui étaient de parfaits imbéciles inconséquents, mais elle était aussi, à bien y réfléchir, cruelle : qu’était devenu le contre-terrorisme ? Qui analysait la menace, ses évolutions, ses pics et ses creux ?

Dieu sait qu’elle avait pourtant évolué. L’Europe avait été assez aisément nettoyée de ses réseaux en 2001/2002, ce qui avait semblé conforter nos Weygand et nos Gamelin dans la certitude que se désengager du Vieux continent avait été un choix pertinent. Sauf que ce désengagement n’avait pas donné lieu, quoi qu’on dise, à une croissance exponentielle des opérations clandestines ou à ce fameux recentrage, maintes fois annoncées, sur le « cœur de métier ». Et sauf que l’apparition de filières liées au conflit irakien, dès 2003, avait redonné au jihad européen une impulsion, encore accrue par notre enlisement en Afghanistan. En 2004 à Madrid et en 2005 à Londres, preuve fut cruellement faite que l’Europe n’était pas sanctuarisée. L’évolution des modes opératoires – des kamikazes au Royaume-Uni – et la détermination sans faille des terroristes, comme à Leganés, confirma que l’action judiciaire classique ne suffisait plus. Que faire face à des hommes qui veulent mourir en vous tuant ? La lecture d’une commission rogatoire pourrait bien ne pas suffire, et on a vu à Toulouse comment ça peut finir – et ce ne sont pas les lamentables jérémiades corporatistes (téléchargeables ici) d’un syndicat de police qui y feront quelque chose. Faut casquer, gros père, faut casquer.

Animal factory

De même, le recours à l’emprisonnement, dans le cadre de peines de prison infligées par une justice indépendante – et, en France, spécialisée – a démontré sa totale inefficacité. Je ne suis pas partisan des exécutions extrajudiciaires ou des systèmes d’exception, mais le fait est qu’emprisonner des terroristes n’est utile que tant qu’ils restent enfermés. Depuis plus de dix ans, chacun sait au sein de la communauté du renseignement que les peines de prison, mises en place dans un Etat de droit pour punir, isoler puis réinsérer dans la société des criminels, ne sont d’aucune utilité contre les radicaux. Qu’ils soient nazis, révolutionnaires marxisants ou jihadistes, aucun ne sort de détention, à l’issue de sa peine, calmé, convaincu de s’être égaré dans la violence et d’avoir eu tort de tuer des innocents pour sa cause.

Pire, la prison est devenue un lieu de radicalisation, de recrutement, voire d’organisation de réseaux, et les administrations carcérales ne peuvent qu’avouer leur impuissance face à un phénomène qu’elles ne peuvent combattre autrement que par des mesures disciplinaires qui, à terme, font le jeu des fauteurs de troubles en les stigmatisant. En France, ceux qui mènent les contestations religieuses dans les prisons sont finalement déplacés vers d’autres centres de détention, où ils recommencent. Ainsi, au lieu de les isoler, l’administration française n’a d’autre solution, pour les sanctionner, que de leur permettre de poursuivre leur œuvre de prosélytisme. Notre impuissance, malgré les efforts des uns et des autres, est totale, et le constat, lors des réunions du G8 de 2005, n’avait pas manqué d’amuser nos collègues russes, dont les méthodes sont nettement plus expéditives. Si Guantanamo a été un gâchis juridique et diplomatique, il faut en revanche convenir qu’on y a appris bien des choses intéressantes, dont l’existence d’un homme dont la traque a conduit jusqu’à Oussama Ben Laden. Soupir d’aise.

Il ne s’agit aucunement ici pour moi de promouvoir la peine de mort, des traitements inhumains ou une violence étatique sans nuance. Le fait est, simplement, que nos outils actuels n’apportent pas de solution satisfaisante, dans le respect de nos valeurs, à ceux dont la mission est de lutter contre le terrorisme. Le dernier numéro de la vénérable Revue de la défense nationale (RDN) établit ainsi quelques constats intéressants, à défaut d’être indiscutables, sur ce point.

Qu’est-ce qui te gêne, toi ?

La question de la pertinence de la solution carcérale, comme celle de l’efficacité à moyen terme de la réponse pénale, et même comme celle de l’action armée, n’est pas seulement légitime, elle est inévitable. Comme d’habitude, je n’ai pas de solution, mais je constate simplement, pour le peu de temps qu’il me reste à travailler sur le terrorisme, que la France, qui disposait d’une solide expertise, a laissé filer le temps et se réveille, après l’affaire Merah, dans une situation d’extrême vulnérabilité.

Plus grave, notre volonté, affichée mais manifestement mollissante, d’aller combattre au Mali nous place dans la même situation que l’Empire lorsqu’il lui fallut détruire avec des moyens militaires classiques des groupes terroristes devenus de véritables mouvements de guérilla. Au Sahel comme en Somalie, au Yémen comme en Irak, aux Philippines comme au Pakistan, des organisations qui relèvent du code pénal ne peuvent plus être sérieusement affrontées qu’avec des moyens militaires. Depuis 2001, la mouvance jihadiste a déjà mué plusieurs fois, perdant son centre (AQ core) au profit d’affidés innovants (Irak, Yémen, Algérie et Sahel, Somalie/Kenya), suscitant des vocations, déléguant à de brillants héritiers en Asie centrale le soin d’avancer et de promouvoir le jihad. En Europe, les réseaux structurés ont disparu, remplacés par des individus isolés agissant sur ordre ou des cellules autogénérées saturant les défenses. Jihad global et jihad local sont plus que jamais imbriqués, et les polémiques religieuses qui n’agitaient avant que les révolutionnaires du vendredi sont désormais reprises et alimentées par des salafistes de plus en plus audacieux, qui sont la dernière étape avant le terrorisme.

Posons la question brutalement. Sommes-nous en mesure de répondre à ces nouveaux défis ? L’expertise française existe-t-elle toujours ? Il est permis d’en douter.

Comme aux Etats-Unis depuis 2001, le terrorisme est devenu un enjeu industriel et administratif. Les logiques d’appareils ont remplacé, dans bien des cas, l’accomplissement de la mission. L’acharnement avec lequel les anciens de la ST étouffent toute velléité de recréer de véritables RG illustre à merveille, en plus de certitudes pourtant démenties par les faits, la survivance de rivalités d’un autre âge. Les auteurs du rapport sur l’affaire Merah (téléchargeable ici) l’ont écrit, certes très poliment, mais ils l’ont écrit quand même : perte de compétences, mauvaise coordination, manque de formation, absence de confiance, etc. Le constat est désastreux, et force est de constater que si les uns et les autres avaient passé plus de temps à travailler au lieu de regarder chez le voisin s’il a plus de primes ou de RTT, certaines dérives auraient pu être arrêtées. Ce n’est pas le tout, de vouloir le pouvoir, encore faut-il avoir les épaules.

Les temps sont durs, Camille.

Avoir définitivement mis la main sur la lutte contre le terrorisme aurait dû donner aux grands vainqueurs de cette lutte de vingt ans une autre attitude, plus responsable. Hélas, certains restent manifestement tributaires du travail des autres, en France comme à l’étranger. Le temps des sources humaines intelligemment recrutées et correctement traitées est bien passé de mode, et on s’appuie, toujours plus, sur le bon vouloir de grands alliés. Ailleurs, dans d’autres services, la mécanique administrative s’est emballée, et comme elle ne tournait déjà pas bien, vous imaginez son état. Les indicateurs, les tableaux de bord, les réunions de comptables ont remplacé le cœur du métier. Comme au temps béni, non pas des colonies mais de l’Union soviétique, l’administration passe plus de temps à se contrôler elle-même qu’à agir.

Il a été révélé récemment que les structures de coordination mises en place dans l’Empire après le 11 septembre produisaient essentiellement des foutaises. D’un strict point de vue technique, cette découverte n’a rien de surprenant et est même plutôt logique. Engagé dans un conflit mondial, enseveli sous sa propre puissance, l’Empire a multiplié les agences et les intiatives, alourdissant du même coup sa communauté du renseignement. Le récit de la traque d’OBL par Peter Bergen, par exemple,  met en scène une petite équipe d’acharnés, soutenue par des moyens colossaux. L’expérience montre qu’il vaut mieux une poignée de gros cerveaux qu’une pléthore de cerveaux médiocres, ne serait-ce que pour des raisons d’organisation.

La croissance trop rapide d’une structure met celle-ci en danger : elle se fragilise, elle risque de se disperser, de perdre de vue ses missions, son premier métier. Comment intégrer des contingents de jeunes cadres, auxquels, en plus, des recruteurs ont vendu du glamour et de la gloire alors qu’il s’agit d’abord de remuer la boue et de recoller des milliers de morceaux ? Croyez-moi, ça ne se passe pas si bien, et avoir décidé de n’embaucher que des forts en thème quand le Quai, de son côté, réduisait sa voilure, a conduit à bien des erreurs d’orientation. Et le problème est voisin s’agissant des officiers. On trouve dans certains couloirs une telle proportion de jeunes brevetés de l’Ecole de guerre qu’on a l’impression de visiter un état-major de force. Brillants civils comme militaires, tout le monde attend une carrière, des promotions, des missions. Le hic, c’est que beaucoup de ces beaux esprits sont trop pressés. Dans le renseignement, ça n’est vraiment pas une qualité.

La course à la production, de notes, de dossiers, d’opérations (appelons ça comme ça, par charité chrétienne), la crainte permanente, si caractéristique du ministère de la Défense, de déplaire ou de faire une boulette paralyse un système qui, de toute façon, n’aime guère les pensées hétérodoxes – mais qui survit grâce à elles. Face à cette lourdeur, face à ce centralisme démocratique que Staline a sans doute volé au génie français, il était naturel que le ministère de l’Intérieur sorte grand vainqueur d’une confrontation de méthodes, mais aussi de réseaux et de personnes.

La pensée est donc sclérosée. Les liens entre les services et le monde universitaires sont ténus, incomplets. Les grands penseurs que nos dirigeants politiques adoubent ou flattent dans les salons de la République, malgré leur ignorance crasse des réalités du jihadisme, sont plus écoutés que les analystes des services spécialisés. Et ces derniers n’ont ni le temps ni l’envie d’aller écouter un conférencier ou de lire les actes d’un colloque. Sans parler du mépris des uns envers les autres, constant, solide, porté comme une médaille.

Du coup, qui réfléchit VRAIMENT ? Qui discute encore du terme de « guerre », sinon ceux qui répètent les lieux communs du moment en espérant obtenir des postes, ou ceux qui, n’ayant jamais rien compris, ne comprennent toujours rien ? La guerre ne serait-elle, immuablement, que le choc dans une plaine ou un bras de mer de deux formations militaires pareillement organisées ?

Qui, donc, dans ce pays envisage le phénomène de l’islam radical combattant dans sa globalité, des poussées salafistes en Tunisie, en Libye ou en Egypte aux maquis caucasiens en passant par l’irrédentisme du sud de la Thaïlande, le Sahel ou la mystérieuse Asie centrale ? Depuis 2001, la doctrine française n’a pas évolué, et seuls les textes répressifs se sont, certes utilement, étoffés. La seule évolution visible a été la fusion entre les RG et la DST, dont on a pu mesurer l’extrême efficacité à Toulouse au printemps.

Y a-t-il une doctrine ? Une stratégie ? Nationale ? Internationale ? Des relais ? Une offensive médiatico-intellectuelle conçue sur plusieurs années pour détacher du jihadisme une population qui trouve dans cette idéologie, que ça plaise ou non, des réponses ? Entre angélisme et racisme, entre orientalisme dévoyé et pains au chocolat populistes, qui se lance ? Qui écrit des notes désagréables à nos chefs ? Les liraient-ils, de toute façon ? Nous avons cru compenser notre incapacité à nous adapter à l’adversaire par un accroissement des moyens. L’ennemi s’est déplacé, a pris des coups, s’est adapté, et il a su rebondir avec une agilité qui nous était désormais interdite par notre montée en puissance. Je crois, plus que jamais, à l’articulation entre les services clandestins et judiciaires. Je crois à l’importance de l’action légale et à la nécessité de l’action illégale, je crois au soft power et aux raids de drones, je crois qu’il faut avoir une doctrine mais pas de dogme, je crois aux forces spéciales de l’analyse, à ces policiers, espions, diplomates, militaires, universitaires, qui ruent dans les brancards, et je crois au besoin impérieux d’avoir des chefs qui n’ont pas peur et qui ont des convictions. Forcément, donc, je n’ai pas d’espoir.