« And I’m telling it to you straight/So you don’t have to hear it in another way » (« Annie, I’m not your Daddy », Kid Creole & The Coconuts »)

La stupeur ne cesse de croître alors que les révélations s’accumulent au sujet de la mystérieuse NSA impériale.

Animé par une authentique démarche citoyenne, mû par une révolte que l’on imagine aisément née d’une intense réflexion, Edward Snowden a donc courageusement révélé au monde, depuis comme frappé par la foudre, que la National Security Agency/Central Security Service n’était ni une coopérative agricole de l’Arkansas ni un club de pêcheurs de l’Aveyron mais bien une agence gouvernementale dont le directeur, le général Alexander, par ailleurs chef de l’ US Cyber Command, dépose régulièrement devant le Congrès. Faut-il, par ailleurs, rappeler que cette administration, objet de dizaines de livres, de milliers d’articles et même de quelques films depuis soixante ans, est un membre éminent de la communauté américaine du renseignement ?

Oui, le mot est lâché : renseignement. Espionnage, si vous préférez, puisque la mode n’est décidément pas à la subtilité. La NSA est ainsi  chargée de la collecte du renseignement électromagnétique (Signal Intelligence – SIGINT), à la fois au profit de la CIA et des autres agences gouvernementales américaines, et pour son propre compte. Si son budget, colossal, est secret, ses missions, elles, sont publiques et assumées, comme l’indique ce paragraphe, admirable de sobriété :

The National Security Agency/Central Security Service (NSA/CSS) leads the U.S. Government in cryptology that encompasses both Signals Intelligence (SIGINT) and Information Assurance (IA) products and services, and enables Computer Network Operations (CNO) in order to gain a decision advantage for the Nation and our allies under all circumstances.

Tout cela me semble d’une parfaite clarté, mais Edward Snowden pensait sans doute que les grands services techniques du monde se contentaient de pirater les fils de laine reliant les pots de yaourts ou d’abattre les pigeons voyageurs. On pourrait s’amuser de cette candeur si une telle médiocrité intellectuelle n’était érigée en vertu cardinale par une poignée de journalistes avides d’indignation facile et par quelques esprits un peu obtus, dont une députée socialiste que j’ai entendue pérorer la semaine dernière et dont le nom m’échappe présentement. Pas bien grave, j’en conviens.

Après la découverte récente de la capacité d’emport d’armes par des engins volants motorisés (on imagine à quel point ça aurait pu avoir un impact sur les opérations de la Second Guerre mondiale, ou, disons, au Vietnam ou dans le Golfe, mais passons), le faux scandale Prism (pour Planning Tool for Resource Integration, Synchronization, and Management) est donc la nouvelle illustration des percées conceptuelles dont se repaissent quelques uns de nos parlementaires et journalistes les plus influents. On a les révélations qu’on mérite.

Figurez-vous donc, chers amis, qu’il existerait des administrations, pudiquement qualifiées de spécialisées, chargées de surveiller l’étranger et de recueillir des renseignements en écoutant aux portes. Là aussi, il s’agit d’une première, qui ouvre de telles perspectives que j’en ai presque le vertige. On pourrait ainsi imaginer des fonctionnaires qui seraient chargés par leurs gouvernements respectifs de voler les secrets des voisins, de toutes les façons imaginables à la seule condition qu’ils ne se fassent pas prendre. Ils pourraient recourir au chantage, ou à la ruse, ou même à des actions franchement sales. Mon Dieu, cette idée est fascinante. Imaginez ce que les artistes pourraient en tirer comme œuvres. Tenez, un officier supérieur de la Royal Navy qui s’appellerait Jacques Action et qui lutterait contre des ennemis machiavéliques. Ou un écrivain qui prendrait pour pseudonyme Jean Le Parallélépipède. Fascinant, mais ne nous égarons pas.

Le monde des esprits d’avant-garde – mais pas que lui, nous y reviendrons – a immédiatement pris la défense d’Edward Snowden, l’employé modèle de Booz Allen & Hamilton qui a livré les secrets de la NSA à Glenn Greenwald, le petit surdoué du Guardian. Sans attendre, on nous a servi la légende dorée du whistleblower épris de justice et de liberté, prêt à tout sacrifier pour servir la démocratie.

Toujours en pointe (et non « En pointe, toujours », que l’on réservera à des gars d’une autre trempe), Le Monde y est allé, à son tour, de ses unes tapageuses et de ses schémas accusateurs. On a ainsi découvert que la NSA écoutait la planète entière, collectait avec une admirable rigueur des quantités inimaginables de données qui étaient ensuite stockées et exploitées. Je dis « on a découvert », mais je plaisante, puisque, comme je l’écrivais plus haut, cette mission n’a rien de secret et qu’elle est, par ailleurs, dénoncée de longue date par certains. J’ai ainsi retrouvé dans ma bibliothèque ce dispensable petit ouvrage de Duncan Campbell, Surveillance électronique planétaire (2000, Editions Allia, 169 pages) acheté dans un moment d’égarement à La Boucherie, ma librairie préférée.  Pour tout dire, la littérature consacrée à ce sujet est pléthorique, mais encore faudrait-il que nos experts autoproclamés la lisent au lieu de s’étonner de la présence d’étoiles dans le ciel ou d’eau dans les rivières.

La puissance de la NSA, à la mesure de la puissance de l’Empire et du poids de la communauté américaine du renseignement, est critiquée depuis longtemps. Récemment, encore, des articles parfaitement documentés, comme, par exemple, en 2006 ou 2012, ont largement exposé l’ampleur du programme d’espionnage technique mené par ce service. Un point, hélas, semble avoir échappé à nos commentateurs : l’écrasante majorité des activités de la NSA sont légales et décrites aux commissions spécialisées du Congrès, comme c’est parfaitement exposé ici. On trouve même sur Internet quantité de documents officiels, et force est de constater que la dictature impériale décrite par certains élus souverainistes français est bien plus transparente que l’admirable démocratie gauloise.

La surveillance du territoire impérial lui même a, par ailleurs, été validée à plusieurs reprises par des tribunaux secrets (et le mot important est « tribunaux »). Les défauts des Etats-Unis sont nombreux, mais la justice y est sourcilleuse, voire ombrageuse, et la question des droits individuels y est bien plus sensible que dans la France jacobine. On peut donc raisonnablement penser que l’affaire, comme à Londres, a été soigneusement pesée. Quant à la surveillance électronique des intérêts étrangers (communications téléphoniques, satellites, câbles sous-marins, e-mails, navigation sur Internet, etc.), elle relève de la mission intrinsèque de tout service de renseignement extérieur. Je peux éventuellement comprendre que cela vous gêne, mais ça fait partie du job. Comment, en effet, croyez-vous donc que les services de renseignement travaillent ? N’avez-vous jamais fait le lien entre ce que vous lisez et la réalité ? Non ? C’est bien dommage.

Connaissez-vous la différence entre information ouverte et renseignement ? Faut-il vous renvoyer à l’abondante littérature sur ce point, proprement fondamental ?

La compréhension du monde et la possession des secrets de l’autre sont indispensables à la conduite d’une politique étrangère sérieuse. L’état du monde rend cette règle, intangible, plus pertinente que jamais, et tous les moyens – ou presque – sont bons. Chaque jour, des fonctionnaires de la République, civils ou militaires, hommes ou femmes, écoutent des conversations, regardent par les trous de serrure, incitent des citoyens étrangers à trahir (quand ils ne les y contraignent pas) et préparent ce que nos plus hauts responsables nomment pudiquement des « opérations d’entrave », dont je vous laisse deviner l’issue quand elles réussissent.

La règle est simple à comprendre, à défaut d’être simple à respecter : ne pas se faire prendre. En France, la loi française s’applique. A l’étranger aussi, mais seulement si l’infraction est constatée… Les services impériaux ne sont ni pires ni meilleurs que leurs homologues occidentaux, ils accomplissent tant bien que mal les missions qui leur ont été confiées par un pouvoir démocratiquement élu. Lorsque les forces spéciales françaises ont tenté de libérer, en janvier dernier, notre otage en Somalie, les moyens techniques de la DGSE et de ses alliés ont été mis à contribution. Lorsque le Président a décidé d’engager plusieurs milliers de nos soldats au Mali, il l’a fait sur la base d’analyses réalisées grâce à des années de surveillance électronique des membres d’AQMI. Personne, alors, ne semble s’être interrogé sur la pertinence des méthodes d’acquisition du renseignement. Quand les Etats-Unis ou la Chine espionnent le monde pour leur sécurité et leurs intérêts, c’est mal. Quand la France le fait, pour les mêmes raisons, c’est admirable.

Quelle est donc la vraie question posée par Prism ? S’agit-il de légalité ? Non. S’agit-il d’efficacité ? Peut-être en partie. La question posée, à mon sens, est surtout celle de la morale. La défense de l’Etat et du peuple, quelle que soit la méthode, est-elle systématiquement morale ? La question est vaste, bien au-delà de mes capacités de raisonnement, et je la laisse à qui se sent de taille, mais nous pourrions, également, nous attarder sur la cohérence des imprécateurs.

Occidentaux, riches, nous sommes connectés à Internet, nous postons sur Facebook les photos de nos enfants et signalons les articles que nous venons de lire, nous laissons nos amis connaître nos goûts musicaux via Deezer, nous lançons des remarques sur Twitter, nous gérons nos finances en ligne, nous consultons chaque jour des centaines de pages qui, toutes, gardent une trace de notre passage. Vous pouvez vous lamenter, mais il s’agit d’une étape sur laquelle il est déjà impossible de revenir.

Certaines évolutions sont, en effet, irréversibles, et Internet en est une, majeure, au même titre que l’invention de l’écriture ou celle de la roue. Les données que nous laissons dans notre sillage sont à la disposition de qui veut les recueillir et les analyser, et je ne vois, pour ma part, aucun moyen de m’opposer aux menées des services russes, chinois, indiens, américains ou syriens s’ils décident de dresser mon portrait numérique. Internet nous expose, et de même qu’il ne faut pas venir geindre si, nu à la fenêtre, nous sommes surpris par les voisins, il ne faut pas s’étonner que notre comportement sur la Toile soit visible et, le cas échéant, scruté.

Ainsi, nos sociétés, avides de sécurité maximale, promptes à jeter des stocks de nourriture au moindre doute, incapables d’admettre que le risque et l’aléatoire existent, sont toujours plus exigeantes à l’égard de l’Etat et des services, contraints d’être techniquement imparables et politiquement irréprochables. Vous voulez la sécurité mais vous n’êtes pas prêts à en payer le prix, et, plus grave, you can’t handle the truth de votre confort. Cette incohérence relève presque de la confusion mentale, alors que l’imposture et l’inconséquence de Julian Assange sont devenus les critères moraux d’une poignée de révolutionnaires à la réjouissante ignorance et à la délicieuse naïveté.

Les Occidentaux veulent donc être protégés, mais ils ne veulent surtout pas savoir ni comment ni à quel prix ni par qui. Evidemment, les gigantesques structures administratives et industrielles nées de ce désir peuvent déraper, mais les systèmes démocratiques sont capables, parfois dans la douleur, de les contrer et de les remettre sur le droit chemin. Où est, d’ailleurs, la frontière entre votre liberté et votre sécurité ? Où placez-vous le curseur ? A dire vrai, s’agissant de Prism comme d’autres programmes occidentaux (chut !), votre liberté est tellement menacée que vous ne vous seriez rendu compte de rien sans Snowden… Laissez-moi rire.

Aux Etats-Unis, Snowden, le Neo du pauvre, n’est pas seulement vu comme le héros qui s’est sacrifié pour le bien de la collectivité. Les critiques ne manquent pas, à dire vrai. Ceux qui s’émeuvent aujourd’hui sont ceux qui s’émouvaient hier, et on peut que saluer leur constance. Dans l’Administration, en revanche, la consternation est palpable et on sent Barack Obama gêné aux entournures. Si les Américains, dans leur majorité, approuvent Prism et les autres programmes, les difficultés sont avant tout politiques, diplomatiques et techniques. Politiques, car l’opposition républicaine ne se prive pas de critiquer l’Empereur en raison de son silence et de sa prudence (pourtant caractéristique). Diplomatiques, car la Chine, puis d’autres, s’est émue de cette insupportable (rpt : insupportable) campagne de renseignement menée par les services américains. Techniques, car Edward Snowden, farouchement attaché à la sécurité de son pays, a livré des informations sensibles exposant les capacités des services américains dans une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de David Shayler en 1997. Il y a des pelotons qui se perdent.

Sans la moindre ambiguïté, Edward Snowden n’est pas un lanceur d’alerte. S’il a bien risqué sa vie (pas assez, hélas), il ne ne s’est aucunement opposé à sa hiérarchie pour révéler des risques industriels, dénoncer des collusions entre l’administration et des entreprises, ou exposer la corruption d’un système. Il a, au contraire, choisi de dévoiler un programme secret validé par la justice et le parlement de son pays, pour des motivations aussi mystérieuses que douteuses. Loin d’être de la calomnie, les derniers éléments publiés par la presse américaine confirment l’idée d’une démarche réfléchie, qui a tout à voir avec la trahison et le sabotage et bien peu avec la défense d’idéaux.

Le brave garçon, d’ailleurs, a su se garantir le soutien d’Etats engagés de longue date dans la défense intransigeante de la liberté, comme la glorieuse Russie, la puissante Chine ou le riant Equateur. On voit réapparaître là les belles lignes de fracture que seuls les idiots croyaient disparues après la chute de l’URSS, et la résurgence de ce camp tiers-mondiste pas tellement plus glorieux que le nôtre. Et qui célèbre le courage et la grandeur d’âme d’Edward Snowden, sinon les nostalgiques de la grandeur soviétique, comme Jean-Luc Mélenchon, el lider minimo, les antiaméricains obsessionnels de l’extrême-droite et les nationalistes largement soutenus par les services russes ou iraniens ? Il va être difficile de nous faire croire à l’attachement sincère de M. Poutine à la liberté d’expression…

Evoquer, comme le font certains, un délire ultra sécuritaire depuis le 11 septembre 2001 relève de la plus réjouissante ignorance de la façon dont les Etats-Unis envisagent leur sécurité intérieure. La lecture de quelques classiques de la littérature sur le renseignement, en particulier lors de la Guerre froide et de la lutte, jamais interrompue, entre services occidentaux et russes, leur aurait permis d’éviter les lieux communs. La surveillance des moyens de communication est aussi vieille que leur développement, et les moyens s’adaptent. L’entrée dans l’ère du numérique de masse (traitement et stockage des données) était inéluctable, et je peux vous dire qu’en 1999 mes petits camarades et moi étions déjà comme des enfants dans une confiserie alors que nous traquions les fâcheux du GSPC au Niger. Et nous n’avions ni le temps ni l’envie d’écouter les conversations des quidams dont la valise Inmarsat avait été captée, selon un terme désormais consacré, « par inadvertance ».

Je laisse le soin aux spécialistes de débattre des possibilités techniques de lutter à titre individuel contre la puissance de la NSA et des autres Senior SIGINT, comme on dit dans certains milieux. Il me paraît, évidemment, essentiel de disposer de garanties du législateur et d’une capacité de contrôle permanente, deux éléments manifestement offerts par le système américain et qui nous font cruellement défaut en France. Soit dit en passant, les 5e rencontres parlementaires de la sécurité nationale, organisées le 19 juin dernier, ont bien mis en évidence, sans doute involontairement, à quel point les députés s’intéressant au renseignement n’y entendaient rien, étaient naturellement incapables de l’admettre et ne faisaient tout ça que pour des maroquins (et je ne vous parle même pas de certains membres de la Cour des Comptes, incroyablement lamentables). Le décalage avec les responsables des services, intérieurs et extérieurs, était stupéfiant et assez effrayant. Tous ces gens inspirent notre politique de défense, ne l’oublions pas…

Je ne suis cependant ni juriste ni spécialiste du cyber, et je préfère m’interroger, pour conclure, sur les orientations de la présidence Obama. Le programme Prism confirme que la politique sécuritaire américaine suivie depuis le 11 septembre n’a pas été profondément modifiée malgré l’élection d’un démocrate à la suite d’un républicain. Barack Obama sera sans doute jugé par l’Histoire comme un isolationniste, mais ce serait oublier que George Bush Jr. l’était également et qu’il ne s’est engagé dans deux guerres régionales et une campagne anti terroriste mondiale que sous la pression des événements – ce qui ne le dédouane en rien, mais là n’est pas la question.

Face à deux impasses, le président Obama a décidé de deux retraits, et il a donc acté deux défaites, en Irak et en Afghanistan. Il est ainsi revenu à une posture que l’épisode des attentats de septembre 2001 avaient entamée, mais pas durablement effacée. Face à Al Qaïda et aux réseaux jihadistes mondiaux, l’actuel empereur a, revanche, choisi d’alourdir les options de son prédécesseur, avec une certain efficacité tactique, d’ailleurs. Drones, forces spéciales, cyber traque, les ressources les plus avancées de l’arsenal sont employées afin de gérer une menace à laquelle on ne trouve pas de réponse durable.

Profondément différent de son prédécesseur, auquel il n’a cessé de s’opposer, le président Obama mène une politique presque similaire – à l’exception, finalement anecdotique, de Guantanamo. La question est désormais de savoir si les événements, les enjeux et les menaces exercent une telle pression qu’ils imposent à deux hommes très différents de mener la même politique ? Il est également permis de s’interroger sur l’inertie de la communauté américaine du renseignement, peut-être en passe de devenir une nouvelle forme du complexe militaro-industriel dénoncé en son temps par le président Eisenhower.

Reste que l’indignation actuelle est étonnante par bien des aspects.

Par sa naïveté et son ignorance, d’abord. Les indignés sont décidément de pauvres créatures fragiles qui ont la pénible tendance à geindre avant de prendre du recul. On ne les refera pas.

Par ses biais, ensuite. Le programme Prism et tous ses avatars sont-il plus inquiétants, choquants et menaçants que les actions que les services chinois réalisent contre le reste du monde ? Alors qu’on en est déjà à redouter une hypothétique passerelle entre la NSA et les grandes entreprises américaines à des fins commerciales, la Chine pille avec une constance qui force l’admiration l’ensemble de nos fleurons industriels, y compris ceux vendent de la sécurité ou qui détiennent les plus secrets de nos secrets. En Chine ou en Russie, nul tribunal n’est associé à la surveillance des opposants et personne ne rend de compte quand un bloggueur a un accident bête ou disparaît à la suite d’un article un peu incisif.

Par ses lacunes, enfin. Qui croit vraiment que la NSA ne s’intéresse qu’au jihad ? Et le contre-espionnage (une discipline pleine d’avenir) ? Et la contre-criminalité ? Et le renseignement politique ? Ceux qui pointent le faible (mais qu’en savent-ils, d’abord ?) de la NSA à la luttre contre Al Qaïda ignorent manifestement qu’il existe des milliers d’ambassades à écouter, des dizaines de milliers de téléphones diplomatiques à intercepter, des centaines de codes à casser et de chiffres à déchiffrer.

On doit bien rire, en ce moment, à la Loubianka, pendant que les intellectuels occidentaux, plus déconnectés que jamais, conspuent avec un délicieux frisson lié à la transgression la puissance à peine ébranlée de l’Empire.

 

Des gens vont mourir. C’est les statistiques.

Des tragédies naissent souvent de grandes oeuvres d’art. L’invasion de l’Irak par l’Empire et ses alliés a ainsi entraîné pléthore de livres, films ou séries TV, parfois remarquables, parfois médiocres.

Le premier roman de Kevin Powers, Yellow Birds (2013, Stock) appartient sans ambiguïté à la première catégorie, même s’il semble exagéré de crier au chef d’oeuvre.

En un peu plus de 200 pages, l’auteur y conte, dans une langue lumineuse parfaitement restituée par Emmanuelle et Philippe Aronson, la série d’événements qui a marqué à jamais le narrateur. Sans effet de manche, Powers passe ainsi de  l’Amérique profonde à l’Irak, de l’ennui d’une vie à la campagne à la guérilla urbaine dans les rues d’Al Tafar.

Le début du texte, pour tout dire, est plutôt intrigant. On y voit une section engagée dans un combat contre un ennemi inévitablement invisible, et on sent bien que les personnages comprennent à peine mieux ce qu’ils vivent que le lecteur. Snipers, mortiers, morts idiotes, peur, l’absurdité d’un combat déjà perdu est parfaitement rendue. Ce qui frappe, en effet, chez Kevin Powers, est cette capacité à capter les atmosphères, à restituer l’angoisse ou la nostalgie, et son style s’affermit progressivement jusqu’à donner quelques passages véritablement superbes, à la fois très écrits et très personnels.

On perçoit, cependant, assez vite dans le récit que quelque chose s’est (mal) passé, et que le livre ne sera pas une chronique des combats pour Al Tafar. A dire vrai, il est même tout autre chose, devenant progressivement très intime. La peine du narrateur est même, parfois, palpable.

Kevin Powers, qui livre ici un texte d’une infinie tristesse, décrit le gâchis, le chaos, la mort qui frappe aveuglément. Il ne nous cache rien des attentats, des cadavres déchiquetés, des dépouilles de chiens transformées en IED, de la chaleur et de la poussière. Il ne s’attarde pas sur les combats, mais on sent que sa section d’infanterie, loin d’être un band of brothers, est plutôt un petit groupe de soldats que rien n’unit vraiment si ce n’est la peur et l’incompréhension. Le sergent Sterling, à peine plus vieux que ses soldats, est déjà un vétéran, froid, isolé en lui-même.

Yellow birds n’est pas un exercice de style, mais la forme ajoute du sens au fond. En choisissant un récit éclaté, en optant pour une écriture qui capte mais ne décrit pas, Kevin Powers livre un texte qu’on a l’impression de lire dans le brouillard, comme si nos sens étaient altérés. Ce sentiment de décalage, d’étrangeté, ne quitte ni le lecteur ni le narrateur, qu’il soit chez lui, dans un bordel en Allemagne ou dans sa base en Irak.

Nous traversâmes la ville ; des vallées de béton et de briques criblées de balles dans lesquelles brûlaient encore des voiture délabrées, comme si nous observions la destruction plutôt que la répandre nous-mêmes. (P. 139)

Aucun jugement n’est asséné, mais l’image de ces soldats, suréquipés, appuyés par de terrifiantes machines de guerre, renvoie au Vietnam. Comme prévu, dans l’imaginaire occidental le sable du désert a remplacé la jungle et les treillis ont changé de couleurs. On pense aux aînés de Kevin Powers, à commencer par Tim O’Brien, évidemment, mais on pense surtout à Tobias Wolff et à son magistral Dans l’armée de Pharaon (1994, Plon), ou à Stewart O’Nan et son remarquable Le nom des morts (1999, Editions de l’Olivier)

 

Sur une autre guerre perdue de l’Empire, Kevin Powers a écrit un vrai texte littéraire dont le souvenir ne s’estompe pas facilement.

Entre les canines du petit rongeur

Après des années d’un silence pesant, le monde de l’édition s’attaque enfin au Sahel, et ses motivations relèvent, hélas, bien plus de la logique économique que de la volonté d’enfin exposer au public les enjeux et les crises d’une région fascinante à bien des points de vue.

Notre guerre secrète au Mali. Les nouvelles menaces contre la France d’Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé, vient ainsi opportunément de paraître chez Fayard afin, soi disant, de nous éclairer.

Je ne m’attendais à rien de précis, et je ne suis donc pas déçu. Le livre est une honnête synthèse de sources ouvertes, comme aurait pu en rédiger un étudiant en licence. On n’y apprend rien, et il faut quand même déplorer que deux journalistes employés par un grand quotidien national, unissant leurs efforts, ne parviennent qu’à aligner des lieux communs. Il faut surtout regretter que deux professionnels de l’investigation se contentent de compiler, sans presque jamais nous donner des informations inédites. « Cet ouvrage, rédigé dans l’urgence, est le fruit d’un long et patient travail », nous dit-on dans l’avant-propos, et il faut saluer l’absurde beauté de la phrase.

Soyons juste, le livre ne contient aucune énormité, mais les approximations et les lieux communs qu’on y trouve, tout au long de ses 252 pages, sont bien décevants. S’agissant de la menace jihadiste, un de ses aspects essentiels, on se surprend même parfois à soupirer devant tant d’ignorance. Affirmer, ainsi, que la France est désignée ennemie principale d’AQMI en 2005 est plutôt surprenant. Le nom d’AQMI n’est apparu qu’en janvier 2007, tandis que la France a TOUJOURS été l’ennemie principale du jihad algérien. Du coup, on ne sait si les auteurs ne se sont pas relus ou si, et on le redoute, ils n’entendent rien à ces histoires de barbus.

De même, ne pas mentionner qu’AQMI et ses alliés locaux géraient, de facto, une partie du Nord Mali depuis 2009 révèle une mémoire bien courte, ou une cruelle méconnaissance des origines de cette guerre. Je n’aurais, évidemment, pas l’outrecuidance de renvoyer les auteurs à ce post

N’y voyez aucune malice de ma part, mais il ne me paraît pas inintéressant de citer quelques unes des perles pêchées dans cet ouvrage. Saviez-vous, par exemple, que le GIA est l’ancêtre d’Al Qaïda ? Ben voilà, vous voilà édifiés. Et aviez-vous noté qu’AQMI a revendiqué l’attentat de Benghazi au cours duquel le légat impérial est mort ? Cela vous avait manifestement échappé, comme à moi, mais la vérité est à présent rétablie – à moins qu’il soit possible de confondre un texte de soutien à des terroristes à un communiqué de revendication… Placiez-vous la Tanzanie et le Kenya en Afrique occidentale ? Non ? Vous aviez tort.

Manifestement mal renseignés, les auteurs ne se contentent pas de parsemer leur propos d’erreurs qui font désordre. Ils relaient aussi quelques banalités et autres idées reçues qui, à force de nous être serinées, pourraient presque devenir des vérités. Une étude attentive de la région aurait ainsi pu leur éviter d’écrire, comme d’autres avant eux, que la crise malienne est la conséquence directe de la guerre en Libye. Personne ne nie les conséquences de la chute du colonel Kadhafi, mais la lecture de quelques bons auteurs et la fréquentation du terrain auraient pu les déniaiser quand aux racines du mal – et nous épargner des phrases débutant par « Dès 2007, des prédicateurs venus du Pakistan ». Pas une seule fois dans le livre ne sont, par ailleurs, mentionnés le wahabbisme ou les ONG du Golfe…

De même faut-il regretter la confusion mentale qui fait écrire que les jihadistes sont « combattus au Mali, soutenus en Syrie et en Libye ». Il ne faut pas toujours croire la presse algérienne, ou certains retraités qui hantent les médias quand ils sortent de l’hospice. De même, citer Olivier Roy, un homme que l’on a connu si brillant mais que l’on a perdu en route, n’était sans doute pas indispensable. Au moins nous a-t-on épargné BHL et Michel Onfray…

S’agissant du narcotrafic, le panorama offert par les auteurs n’est guère plus convaincant, mais au moins n’est-il pas fait mention du narcojihad, cette imposture inventée par quelques uns. Mokhtar Belmokhtar y est, sans surprise, affublé de son surnom de Mr. Marlboro, et les auteurs ne peuvent s’empêcher de le comparer au regretté Abou Zeid, présenté comme un « prédateur et un assassin ». Belmokhtar, quant à lui, reste naturellement connu, comme Arthur de Bretagne, sous le nom de «Gentillet ».

On l’a compris, le livre ne pèche pas seulement par ses approximations, il souffre aussi des lieux communs et des banalités qu’il reprend, du rôle supposé des services algériens (« Le DRS est passé maître dans l’art de manipuler des groupes clandestins grâce à des taupes ») à l’amusante description de Philippe Verdon et Serge Lazarevic (« géologues ») en passant par les fulgurances de Marc Trévidic (« Nos schémas sont dépassés »). Evoquant les personnalités pour le moins intéressantes de Jean-Marc Gadoullet ou de Moustapha Limam Chaffi, le livre est, en revanche, bien plus prudent alors qu’il y avait là matière à bien des révélations. Ne comptez pas sur moi, je ne suis pas journaliste, moi.

Il faut également relever une certaine candeur dans le domaine militaire qui confine parfois au sublime (« Rarement une opération militaire aura été aussi bien préparée ») dès qu’on évoque le déroulement – par ailleurs admirable – de l’opération Serval. Pour une des toutes premières fois dans l’histoire de la guerre, une armée aurait donc préparé son coup. Ni César ni Napoléon ni Tamerlan ni Alexandre ni Eisenhower ni Foch n’y avaient pensé…

Livre express, au même titre que ceux parus après l’arrestation de DSK à New York, Notre guerre secrète au Mali ne tient donc pas ses promesses. Ceux qui connaissent le sujet en relèveront les faiblesses sans jamais rien apprendre de cette fameuse guerre secrète, bien mieux traitée par les blogs spécialisés (à commencer par celui-ci), et ceux qui le découvrent seront intoxiqués par de nombreuses erreurs, parfois bien gênantes. Il faut cependant saluer une conclusion qui met bien en évidence le caractère international de la mouvance jihadiste. De là à dire qu’il s’agit d’une découverte, il y a cependant un pas que je ne franchirai pas.

Vite écrit, vite lu, et hélas vite oublié.

 

L’homme est peu de chose. La justice est tout.

Je suis, depuis déjà très longtemps, un fervent admirateur du Juge Ti, le fameux magistrat chinois que Robert Van Gulik fit découvrir au public occidental.

Ecrites avec une rare élégance, les enquêtes du Juge Ti, dont certaines ont été publiées en France dans les années 60 avant d’être intégralement éditées par 10/18 dans les années 80, sont l’occasion de découvrir la Chine impériale de la dynastie T’ang (7e et 8e siècles de notre ère). Les intrigues, variées, offertes par le romancier permettent d’observer, à travers la carrière du magistrat, la vie d’une nation aux frontières parfois agitées et dont le pouvoir est d’autant plus impitoyable que son opposition ne peut être que violente.

 

Homme réservé, soucieux de paix et d’ordre, farouche défenseur de l’Etat et des traditions, le Juge Ti commence sa carrière de magistrat en province, dans un petit tribunal, bien éloigné de la capitale et de ses intrigues. Tout au long de sa carrière, il va, sans réelle ambition, porté par ses succès d’enquêteur criminel et de gestionnaire (puisque ses fonctions font de lui un maire, et même un gouverneur dans certaines circonstances) gravir les échelons, neutralisant les criminels, déjouant les complots politiques, défendant l’empire contre des tribus ennemies, gérant des épidémies, évitant les coups venus des clans qui se disputent le pouvoir autour du souverain, frayant même, parfois, avec le surnaturel.

Le Juge Ti n’est pas Sherlock Holmes, sa personnalité n’est pas flamboyante et, à part quelques parties de dominos, il n’a pas de vice. A bien des égards, il est même très (trop ?) équilibré, et, bien que conscient de sa valeur, de ses talents ou de son rang, il n’expose pas son égo comme Hercule Poirot. De même, s’il ne se déplace que rarement, il n’est pas Nero Wolfe et ne dédaigne pas de visiter les scènes de crime ou de surprendre les témoins ou les suspects. Sa froideur et sa capacité à relier les faits ou à synthétiser les situations en font un enquêteur redoutable, tournant et retournant les problèmes sans répit jusqu’à ce que la vérité éclate. Ti, en effet, ne transige pas avec les faits ou les intérêts partisans, et il place la justice au-dessus de tout. Cet engagement est parfois douloureux, car l’homme, observateur attentif de la nature humaine, est doué d’une grande capacité d’analyse psychologique qui lui permet d’agencer les faits selon un ordre qui ne repose pas seulement sur un enchainement mathématique froid.

Homme de plus en plus isolé en raison de la progression de sa carrière, il dispose cependant d’une petite garde personnelle, qui, selon les canons du roman d’aventures, permet à Robert Van Gulik de manier des personnages dissemblables. On trouve là un vieux précepteur (le sergent Hong), deux anciens officiers en rupture de ban (Tsiao Taï et Ma Jong) et un escroc repenti (Tao Gan) qui permettent au juge de mener des enquêtes parfois dangereuses, et au romancier de varier les ambiances et les péripéties.

Sans surprise, le monde de l’image s’est emparé des romans de Van Gulik, et une série de six épisodes, Judge Dee, produite par Granada par la BBC, a même été diffusée au Royaume-Uni en 1969.

En 1974, c’est au tour de la chaîne américaine ABC de produire un remarquable téléfilm, Meurtre au monastère, tiré d’un des meilleurs romans de Van Gulik, Le monastère hanté.

Le téléfilm est un succès, qui reproduit à merveille l’ambiance parfois fantastique des romans de Robert Van Gulik. Le surnaturel n’est jamais loin dans une société qui croit aux esprits et fait montre d’une grande superstition. On y voit un Juge Ti et sa suite, dont ses épouses, contraints de faire une halte dans un monastère, lieu idéal pour une mystérieuse affaire criminelle. Ne reculant devant aucune forfaiture, les distributeurs français de la VHS n’hésitèrent pas, d’ailleurs, à faire référence au film de Jean-Jacques Annaud, Le nom de la rose (1986), d’après le chef d’oeuvre d’Umberto Eco.

La cassette est évidemment introuvable mais un vrai fan du Juge Ti a gravé des DVD que l’on peut acheter ici. Un achat indispensable, si je puis me permettre.

En 2010, le Juge Ti fait une nouvelle apparition sur un écran, mais cette fois, on est loin d’un téléfilm. Detective Dee and the Mystery of the Phantom Flame est, en effet, d’abord un film de kung-fu, tourné en Chine par un spécialiste du genre, Tsui Hark. Ce-dernier, légende du cinéma d’action made in Hong Kong, était connu pour avoir réalisé le mythique Once upon a time in China (1991, avec Jet Li) ou le charmant Le festin chinois (1995, avec Leslie Cheung).

 

Mais Tsui Hark est aussi l’auteur de mémorables navets, dont deux naufrages, Double team (1997, avec JCVD, Denis Rodman et Mickey Rourke, ne riez pas) ou Piège à Hong Kong (Knock off, 1998, toujours avec JCVD).

 

Autant dire que la perspective de voir Tsui Hark transposer l’univers du Juge Ti à l’écran avait de quoi inquiéter. Le résultat, cependant, bien que très étonnant, ne manque pas d’intérêt. Le Juge Ti que nous connaissions en Occident, âgé, respectable, en retrait, est désormais un quadragénaire virtuose, détenu dans une terrible prison pour avoir lutté contre la régente de l’Empire, dont il conteste la légitimité. Confrontée à une inquiétante conjuration, la souveraine décide d’extirper Ti de son cachot et de lui confier la charge d’une enquête pour le moins périlleuse.

Le film, dont les décors sont tous prodigieux, est une féérie visuelle, mêlant les scènes grandioses auxquelles le cinéma chinois nous a habitués depuis plus de dix ans aux combats virevoltants, non dénués de poésie. On y retrouve nombre de mythes de la littérature populaire chinoise, et, fait assez notable pour être souligné, les acteurs ont abandonné le jeu outré du théâtre extrême-oriental.

 

C’est aussi que le film, qui voit la Chine reprendre la main sur un de ses personnages légendaires après l’avoir laissé à des écrivains occidentaux, contient une poignée de messages politiques. On y voit l’Empire du Milieu prospère, technologiquement avancé (regardez les navires dans le port ou cette statue insensée qu’on érige devant le palais), et raffiné. On y voit un système politique menacé seulement par la déloyauté de ses membres, tourné tout entier vers la préservation de l’Etat.

Le Juge Ti, extrait de sa prison, enquête avec la sagacité qu’on lui connaît, et il découvre, évidemment, la clé de l’énigme.

Contraint de choisir entre son amitié et la fidélité aux idéaux qui l’ont conduit à se révolter, ou la sauvegarde de la régente et donc de l’Etat, il choisit, sans guère hésiter, de se battre pour la stabilité. A aucun moment ce choix ne semble le miner, et c’est presque naturellement que le Juge Ti s’engage pour préserver la dynastie et la paix sociale. Il ne donne d’ailleurs pas le sentiment de renoncer à quoi que ce soit, comme si l’ordre devait se substituer à la morale commune. Pire ennemi de la régente – avec laquelle il entretient des rapports emprunts de séduction, son meilleur allié, et la clé de la stabilité de l’empire. Il la sauve même lors de la chute de la fameuse statue de Bouddha, dans une scène qui fait furieusement penser aux attaques du 11-Septembre. Là, au milieu des décombres, couverte des cendres d’un monument qui devait célébrer sa puissance et sa gloire, la régente, un instant à terre, se relève et, confirmant qu’elle tient fermement les rênes du pouvoir, envoie ses généraux écraser les rebelles…

Largement distribué en Europe et aux Etats-Unis, salué par la critique qui n’a vu que l’intrigue et le ballet enivrant des combattants ou la beauté des images, le film de Tsui Hark rejoint, paradoxalement, les livres de Robert Van Gulik. Le Juge Ti y défend la justice et l’Etat, la première dépendant du second. Ses amis se sacrifient, et il est lui-même prêt à mourir pour celle qu’il a combattue si la paix et l’ordre sont sauvegardés.

Impressionnant film d’action, Detective Dee and the Mystery of the Phantom Flame est donc un film politique, à sa façon. On y exalte la fidélité, l’ordre, la défense de la communauté contre les poussées personnelles, et on y condamne la violence de ceux qui, animés des meilleures intentions et mus par une sincère colère, s’apprêtent à semer le désordre pour venger une injustice.

Le film, produit en Chine, est donc clairement contre-révolutionnaire, et même impérial. Deux ans plus tard, Hollywood produisait Zero Dark Thirty, une autre oeuvre impériale décrivant la traque impitoyable de celui qui avait abattu la statue du Bouddha, pardon du WTC. Les empires dialoguent aussi au cinéma…

Que de sable, que de sable.

De façon parfaitement inexplicable, on parle décidément beaucoup du Sahara, ces jours-ci, alors que la situation y est totalement stabilisée et que la vie s’y passe désormais dans la paix et la prospérité.

Il nous a semblé qu’inviter un vrai connaisseur de la région permettrait de rompre avec les idées reçues et les approximations relayées depuis des mois. Arnaud Contreras nous fait ainsi l’honneur de participer au prochain café stratégique, jeudi 13 juin au café Le Concorde. Il nous y parlera cultures et géopolitique dans la région, et répondra aux questions.

A jeudi, donc.

Si la pluie continue, les fraisiers seront en retard.

A chaque attentat, c’est pareil. La même macabre et complexe routine se met en place. Les secours se ruent sur les lieux pour secourir ceux qui peuvent l’être, tandis que les services de police tentent, tant bien que mal, de préserver les indices de la scène de crime, de localiser les caméras de surveillance et d’identifier les témoins.

Dans les services de sécurité et de renseignement règne alors un étonnant mélange d’abattement (« Bon Dieu, on ne l’a pas vu venir, celui-là ») et d’excitation (« Bon Dieu, on va se les faire »), voire d’admiration (« Bon Dieu, ils sont forts, quand même »). Très vite, on met en place une cellule de crise, les meilleurs plumes sont chargées de rédiger des hypothèses, et on désigne quelques heureux que l’on dépêche sur place.

Si l’attentat a eu lieu en France, ils iront quémander aux policiers des bribes d’informations. S’il a eu lieu en Europe, ils auront sans doute plus de chance avec les policiers locaux qu’avec leurs cousins français. S’il a eu lieu dans une contrée plus lointaine, le charme vénéneux d’un service de renseignement devrait suffire à délier les langues. Et sinon, il y a toujours CNN ou les journaux utilisés par la place Beauvau, comme Le Figaro ou l’Est Républicain, pour apprendre deux ou trois choses. En dernier ressort, les plus capés pourront même jouer sur la fibre des promotions (INHESJ, IHEDN) ou des souvenirs communs (« Les volets rouges. Et la taulière, une blonde comaque, comment donc qu’elle s’appelait, nom de Dieu ? ») pour se faire narrer le dossier.

Et la presse s’en mêle – forcément. A la radio, à la télévision, des tables rondes s’organisent dans l’urgence, on invite de vieilles gloires ou d’authentiques escrocs, les rares universitaires pertinents, les spécialistes plus ou moins crédibles du monde du renseignement – avec le clin d’œil mystérieux de circonstance – ou les mythomanes aux CV bidonnés et aux placards emplis de cadavres.

Dans le même temps, les hommes politiques, sollicités ou désireux d’éclairer le monde de leurs puissantes analyses (« une attaque odieuse », « un acte particulièrement lâche », « des victimes innocentes », « une condamnation sans réserve ») inondent les rédactions de communiqués bien sentis. Parfois, sous le coup de l’émotion, le masque tombe et la bêtise apparaît dans sa cruelle nudité, comme en mars 2004 lorsqu’une ministre irlandaise avait appelé à des négociations avec Al Qaïda. Il n’y a rien de pire qu’un belliciste, si ce n’est un pacifiste bêlant.

Chez les hauts fonctionnaires dont le mandat s’arrête aux frontières de l’enquête, on rivalise d’idées : des réunions ad hoc à Bruxelles ? Ou à New York ? Un livre blanc ? Un article ambitieux dans Le Monde ? Ou, mieux, bien mieux, une réforme ambitieuse des services censée donner à la lutte contre le terrorisme un souffle nouveau ? C’est alors qu’interviennent les conseillers plus ou moins occultes, proches des ministres, de leurs prédécesseurs et de leurs successeurs, fidèlement liés à quelques nostalgiques de l’Occident chrétien disséminés dans quelques universités ou centres de recherche. Peu leur importe de craindre aujourd’hui ce qu’ils moquaient hier, car l’idée n’est pas tant de défendre le pays que leurs intérêts, leurs réseaux, leurs amitiés fraternelles et leur fraternité amicale.

Réformons donc les services. Après tout, notre histoire récente montre à quel point notre pays aime les réformes, avec quelle maestria il les conçoit, les met en œuvre et les mène à bien. Et s’agissant de la communauté du renseignement, le succès, salué par tous, de la création de la DCRI ne peut que nous inciter à ajouter encore un peu de désordre. Les menaces sont nombreuses, nous faisons la guerre au Mali et bientôt au Niger et en Libye, nous soutenons de toutes nos faiblesses la révolution syrienne, il est évidemment plus que temps de retourner la table et de secouer un peu plus une communauté dont on me dit que son moral n’est pas bien haut et qui tente de contrer des menaces dont la population et bon nombre de dirigeants n’ont pas idée – voire s’en moquent.

Réformons, réformons, c’est toujours plus facile que de simplement faire fonctionner des administrations qui, déjà soumises à des crises incessantes depuis plus de dix ans, ont plus besoin d’ajustements intelligents que de chocs technocratiques, qui plus est assénés avec la finesse et le doigté que l’on imagine.

Contrairement à bien des idées reçues, complaisamment entretenues par quelques uns (qui se reconnaîtront), le renseignement (intérieur, extérieur, civil, militaire, policier ou clandestin) est un art délicat qui n’aime rien tant que les procédures, les codes, les processus rodés. L’improvisation opérationnelle existe, naturellement, mais elle est le fait d’individus expérimentés, très éloignés des fantasmes et sans doute bien plus fascinants, qui n’agissent que dans des contextes très particuliers. J’en parle d’autant plus librement que je ne suis pas le plus à l’aise des hommes sur le terrain…

Il n’a échappé à personne, si ce n’est à quelques esprits un peu lents que l’on peut désormais juger perdus pour la cause, que la nature de la menace terroriste évolue. Evitons le terme de rupture, qui fait toujours penser à Sedan. Evitons également de clamer partout que les terroristes isolés sont une terrible nouveauté, puisqu’il n’en est rien.

L’histoire du jihad regorge de ces individus agissant seuls, de l’assassinat du rabbin Meir Kahane aux meurtres commis par Mohamed Merah, en passant par la tuerie de Fort Hood ou le kamikaze de Stockholm. Le terrorisme, soit dit en passant, est une activité bien solitaire, toute la question étant de savoir combien de temps on va se retrouver coupé du groupe.

Ne nous voilons donc pas la face, nous ne sommes pas au bout de nos peines, car non seulement la menace évolue, mais elle mute. Il faut, en effet, non seulement lutter contre des groupes organisés actifs au Maghreb, en Afrique sub-saharienne, au Moyen-Orient et en Asie du Sud, mais il faut aussi compter avec des cellules auto-générées sur notre sol et des individus agissant seuls, qu’ils aient été envoyés ou recrutés par des mouvements structurés ou qu’ils se soient radicalisés dans leur coin.

Depuis des années, chacune des opérations menées par cette dernière catégorie est l’occasion de découvrir que le ou les jihadistes étaient connus, réperés, identifiés, dûment fichés, et même que les plus chanceux d’entre eux avaient été approchés par les services intérieurs, toujours à l’affût d’une source bien placée. De tels faillites ne sont, elles non plus, pas nouvelles, et le FBI a même battu tous les records d’impéritie au cours de l’été 2001, le siège de Washington ne tenant pas compte des alertes envoyées par les bureaux de Phoenix ou de Miami.

La question, plus que jamais, n’est donc pas celle du recueil du renseignement, mais bien son exploitation, son analyse et son intégration à une politique plus vaste – quand il y en a une, ce qui n’est pas trop notre genre, admettons-le. Le fait que des terroristes connus passent régulièrement à travers les mailles des filets tendus, avec des moyens toujours plus importants, démontre, à mes yeux, deux choses.

En premier lieu, après vingt ans de lutte contre l’islamisme radical armé, on ne sait toujours pas, ni ici ni ailleurs, lutter contre la radicalisation. Toutes les méthodes répressives ont été utilisées, des plus subtiles aux plus brutales, et elles ont donné d’authentiques résultats, mais elles n’ont pas eu, sur la durée, d’effet dissuasif et elles n’ont pas éteint l’épidémie. En attendant, donc, de concevoir une véritable stratégie, voire, pourquoi pas, une authentique politique, il faut s’interroger sur les raisons de ces échecs à répétition. Ceux-ci ne sont pas seulement tragiques en raison des pertes humaines, ils sont terribles, et c’est leur but, en raison des chocs politiques et sociaux qu’ils nous infligent. Surtout, ils sont effrayants par la vulnérabilité qu’ils mettent à nu.

Recrutés depuis le Pakistan ou le Yémen, radicalisés sur Internet ou par un imam du coin,  les jeunes hommes qui passent à l’action démontrent que nos milliards et nos cerveaux de plus en plus brillants sont faillibles. Je ne veux certainement pas dire qu’ils sont inutiles, quels que soient les services qui les emploient, mais ils sont loin d’être la muraille dont nous avons besoin, et que nos dirigeants nous vantent.

Ensuite, disons franchement que ça ne marche pas. L’histoire de la stratégie nous a, à maintes reprises, montré que les défenses fixes étaient inopérantes contre une menace évolutive. La croissance, incontrôlée, des administrations occidentales chargée de la lutte contre le terrorisme a donné naissance à des monstres technocratiques de plus en plus accaparés par leur propre gestion, engagés dans de complexes processus administratifs qui laissent de côté le coeur de leur mission. Nos services, malgré la bonne volonté de leurs membres, sont handicapés par leur immobilisme. Leurs capacités d’évaluation de la menace ont baissé, et la douloureuse affaire Merah a bien montré qu’il existait des faiblesses dans nos capacités d’analyse – et dans nos capacités à faire dialoguer les administrations, et dans nos capacités à adapter rapidement nos structures à la menace.

Le constat est peut-être brutal, il va sans doute sembler excessif, et même injuste, mais force est de reconnaître que nos services souffrent d’une inquiétante inadaptation à la menace jihadiste telle qu’elle se manifeste. Les manques sont, ainsi, nombreux.

Que dire de l’absence plus que regrettable de relations sérieuses et suivies entre la communauté des services de sécurité et de renseignement et les services sociaux qui sont témoins des dérives vers le jihadisme ? Que dire du fossé persistant entre l’Etat et le monde universitaire ? Que dire de cette organisation administrative qui a évacué toute analyse globale de la menace et gère des pays au lieu de gérer des réseaux, pourtant plus internationaux que jamais ? Que dire de cette obsession, absurde et irresponsable, pour la rentabilité (laquelle, d’ailleurs ?) immédiate qui conduit à gonfler les statistiques et néglige le travail de longue haleine, le seul qui vaille, le seul qui paie, mais le seul qui ne flatte ni les carrières ni les égos ?

Au lieu de vouloir réformer les services après les drames de Woolwich, de Boston ou de La Défense, il serait plutôt temps de regarder la menace en face, de l’évaluer enfin, et de la gérer sans chercher autre chose que l’accomplissement de la mission. Et tant pis pour les paillettes.

Faudrait encore des sandwichs à la purée d’anchois, ils partent bien ceux-là.

Comment ne pas penser, ce soir, à la famille de Clément Méric, qui vit ce que tous les parents redoutent de vivre ? Comment ne pas penser à ce jeune homme, à peine sorti de l’adolescence et déjà mort ?

Mais comment ne pas penser, non plus avec peine mais avec rage, à cette classe politique qui se vautre dans l’obscénité comme un président de conseil italien dans le stupre ?

A peine la nouvelle était-elle connue, ce matin, de la « mort cérébrale » de ce jeune « militant anti-fasciste » que la ruée commençait, répugnante, pavlovienne. Pierre Bergé, le fameux amateur d’art qui ne prend plus son traitement depuis le décès d’Yves Saint-Laurent (preuve que la vie est mal faite, on perd le génie et on garde le demi-sel), y allait d’abord de son jugement définitif sur la responsabilité de la #manifpourtous, confondant militantisme gay et analyse politique.

Manuel Valls, le cheveu et l’œil également luisants, proclamait pour sa part qu’il dissoudrait sans hésiter tous les groupuscules d’extrême droite. S’agissant pour l’essentiel d’une bande de nazillons à peine alphabétisés et aimablement accompagnés d’une poignée d’apprentis poètes maudits nostalgiques du front de l’Est ou des sauts au-dessus de la Crète, la chose devrait être assez aisée. Elle le sera, en tout cas, plus que le rétablissement de la sécurité à Marseille ou celui de l’Etat de droit en Corse. Admirons ensemble le pragmatisme d’un ministre de l’Intérieur dont les ambitions concernent plus l’hôtel de Matignon que l’accomplissement de sa mission. Il n’est pas le premier, me direz-vous, et vous aurez raison.

Le Premier ministre, véritable phénix de la pensée, un homme qui prouve chaque jour qu’administrer une ville de province est décidément plus aisé que diriger un gouvernement (surtout comme celui-là, je vous le concède), y est allé, lui aussi, de sa déclaration martiale, promettant de « tailler en pièces de façon démocratique les groupes violents ». Il faut dire qu’il y a urgence, alors que des milliers de chemises brunes marchent sur Paris, que les mosquées et les synagogues brûlent, et que Jean-Luc Mélenchon, le tout petit père des peuples, n’écoutant que son courage, vient de filer à Pyongyang comme jadis le non moins téméraire Maurice Thorez le fit vers Moscou. Harlem Désir, autre autorité morale, parlait, avec la finesse que tous lui reconnaissent, d’un « ignoble crime de haine ».

En face, à droite, on a également sorti l’artillerie lourde, et je ne peux résister à évoquer Bernard Debré, autre esprit supérieur, qui mettait ainsi en cause les jeux vidéos violents.

Bref, le spectacle est tellement lamentable qu’on croirait un film de Robert Altman, d’une ironie acérée et tristement lucide.

Clément Méric est mort, donc, tué lors d’une rixe que lui et ses camarades ont, à en croire un grand quotidien bourgeois du soir, sinon provoqué, du moins jamais cherché à fuir. Cette remarque ne cherche aucunement à exonérer le suspect, interpellé il y a quelques heures, de son éventuelle responsabilité, mais la chose ne me semble pas anodine. Son décès, par ailleurs épouvantable tragédie, n’a rien d’un assassinat politique, même s’il convient de laisser la police établir les faits puis la justice passer, dans une petite dizaine d’années selon la coutume nationale.

Clément Méric est, en effet, mort lors d’une bagarre comme j’en ai vu il y a bien longtemps à la Sorbonne et à Assas, il n’a pas été poignardé 14 fois, pas abattu pas un sniper, pas jeté sous les roues d’un bus. Il a été tué lors d’un de ces combats de chiens qu’affectionnent les extrémistes, qui y voient sans doute le moyen d’expulser leur rage et d’exprimer la solidité de leur engagement, pour un Occident racialement pur ou pour un paradis socialiste qui rendra le bonheur obligatoire. Après tout, Clément Méric militait au sein d’ Action Antifasciste Paris-Banlieue, une sympathique bande de potes héritiers des Red Skins. Ceux qui ont vécu à Paris dans les années 80 savent qu’il vaut mieux éviter les skins, qu’ils soient de droite ou de gauche…

Unis par une émotion que l’on sait sincère et que l’on se doit de respecter, les amis de Clément Méric n’ont pas manqué de rappeler à quel point leur camarade était un être parfait, attachant, pacifique, épris de justice et de dialogue. On voudrait tant les croire, alors qu’on trouve déjà sur Internet une vidéo montrant le brave garçon en habitué des actions de rue. A-t-il eu, pour autant, ce qu’il méritait, comme certains tentent, autre démonstration de bêtise, de le suggérer ce soir ? Non, mille fois non, mais force est de constater qu’il y a eu altercation et bagarre. Rien ne semblait écrit quelques minutes avant le drame.

La véritable hystérie collective qui s’est emparée, aujourd’hui, de nos dirigeants ne peut laisser que pantois, presque sidéré. Jean-Vincent Placé, dont l’indécence n’est dépassée que par l’ambition, a même mis en cause l’UMP. Certes, ce parti, risque bien d’être emporté par tant de décennies de savante incompétence dans l’exercice du pouvoir, mais on ne le voit guère différent des autres imposteurs qui prétendent nous gouverner. Pourquoi, donc, malgré tous ses – nombreux – défauts l’UMP serait-elle responsable de la mort d’un militant d’extrême gauche, tué par un militant d’extrême droite ?

Sont-ils tous ignorants ? Ou idiots ? Ou amnésiques ? Ou aveuglés ? Oui, je sais, je sais, ils sont tout ça, et sans doute plus encore. En 2002, lorsque Maxime Brunerie, notre petit Lee Harvey Oswald, tira sur le Président, était-ce à cause du débat sur le mariage gay ? Et quand d’autres jeunes brutes jetèrent un garçon dans la Seine, en 1995, était-ce à cause du mariage gay ? Et quand les foyers Sonacotra brulaient, dans les années 70, était-ce à cause du mariage gay ?

La mode est à la critique des drones, et pourtant personne ne relève que nos dirigeants ne sont plus que des automates sans âme, qui recrachent sans réfléchir (mais le peuvent-ils, d’ailleurs ?) la vulgate de leur camp et réagissent aux stimuli d’une pensée sans surprise. Que serait-il arrivé si un des camarades de Clément Méric avait, d’un même malheureux coup de poing ou de pied, tué une de ces brutes au crâne rasé ? Laurence Haïm aurait-elle déliré sur Twitter ? Yves Pozzo di Borgo se serait-il effondré en larmes comme si son propre fils venait de mourir ?

On est en droit d’en douter, et du coup, forcément, on est en droit de se demander si ce pays n’a pas perdu tout sens des réalités. Son amour des révolutions sanglantes et sa soif de dramaturgie politique lui ont fait perdre de vue, depuis trop longtemps, la vision d’une nation qui ne cesse de se fracturer, minée par le chômage de masse, bouleversée par l’échec de chimères sociales défendues par une élite qui s’en tient prudemment très éloignée, atterrée par le spectacle d’une classe dirigeante qui, d’élections en élections, promet toujours plus pour faire toujours moins. La passion de la France pour les grands soirs lui interdit de voir qu’on ne fait pas les révolutions avec des colliers de fleurs et que les révolutionnaires, fort logiquement, ne sont pas connus pour leur amour du débat. Cependant, en France, mieux vaut se réclamer du stalinisme que du fascisme. Il s’agit, sans doute, des suites d’un épisode douloureux vécu pendant le siècle passé…

J’étais et je reste partisan du mariage gay. Cette conviction ne m’empêche pas d’estimer que le comportement de ses opposants a été infiniment plus digne que celui des ministres qui le défendaient. Et s’il est idiot de lier le drame d’aujourd’hui à ce débat et au vote de cette loi, on ne peut s’empêcher de penser que le pouvoir tel qu’il est actuellement exercé nous conduit vers d’autres drames, provoqués par l’arrogance et l’incompréhension. Et tandis qu’Anne Hidalgo, exfiltrée ce soir de la place Saint-Michel (car ces petits anges de l’extrême gauche sont décidément bien turbulents) regagne ses pénates, d’autres, moins chanceux, pleurent leur fils ou leur ami, et d’autres encore, ailleurs, rêvent de vengeance.

Je pense à la famille de Clément Méric, ce soir, mais je n’oublie pas, en ce 6 juin, les morts d’Omaha Beach. Là, la tête des jeunes hommes qui y sont tombés n’a pas heurté un poteau lors d’une sordide bagarre entre adolescents exaltés.

Je pense aussi au bébé que j’entends rire dans la nuit alors que ses parents jouent avec lui. J’espère qu’il ou elle pourra aimer librement, mais j’espère surtout que jamais il ne se tournera vers eux en leur demandant pourquoi nous avons été si mauvais, pourquoi nous avons tout gâché.

La perte de Clément Méric est dramatique. La réaction de nos élites l’est, j’ose l’écrire, encore plus, et pour aller au bout de la logique, elle est même inquiétante.

Dans la mâchoire des chacaux

Les récits du terrain sont trop rares pour ne pas être signalés, et ceux correctement écrits sortent naturellement du lot, alors que des apprentis mercenaires arpentent les plateaux pour vendre leur soupe et raconter la guerre qu’ils n’ont pas menée. C’est donc avec curiosité que j’ai lu Dans les mâchoires du chacal. Mes amis touaregs en guerre au Nord-Mali, de Gaël Baryin – habile homonyme d’Alain Brégy (2013, Le passager clandestin).

Personnel et élégant, ce petit livre (92 pages) est tout sauf neutre. Engagé, il prend fait et cause pour les Touaregs, quels que soient les clans ou les tribus, et décrit avec empathie les drames qui n’ont cessé de les frapper depuis la création du Mali et du Niger. Le néophyte que je reste dans ce domaine a beaucoup appris en peu de lignes, et certains passages dénotent même un vrai talent de conteur.

Hélas, et c’est éminemment regrettable, l’auteur se laisse aller à un ressentiment qui dessert son propos, et c’est sans doute à un excès de rancoeur comme à un manque de travail qu’il faut attribuer les foutaises (je ne trouve pas d’autres mots) consacrées au GSPC et à AQMI.

Rien, en effet, ne nous est épargné des clichés et des fantasmes qui circulent depuis près de vingt ans sur les services secrets algériens, le GIA et les ténébreuses manoeuvres des uns et des autres. Je pense avoir déjà largement démontré que je ne comptais pas parmi les admirateurs les plus béats du régime algérien et de ses forces de sécurité, mais les sentiments ne devraient pas avoir une telle influence.

Reprenant sans vergogne tous les fausses révélations véhiculées par de bien ambigus observateurs et complaisamment relayées par des organes aussi neutres et rigoureux que Le Monde Diplomatique (la révolution prolétarienne, c’est follement tendance), M. Baryin montre, hélas, l’étendue de son ignorance. On comprend, évidemment, sa colère à l’égard des jihadistes et de l’Algérie, mais on sent bien qu’il n’a été témoin de rien et qu’il ne fait que reproduire les affirmations qui servent ses convictions, parfaitement respectables, tiers-mondistes, à défaut de les étayer.

Sur le jihad, tout est faux, ou incompris, et on regrette que l’auteur se soit engagé sur un terrain si glissant. Un seul coup d’oeil ici, en attendant de lire des études plus sérieuses, lui aurait peut-être évité cette pénible sortie de route. De même, on ne peut que déplorer son effrayante naïveté lorsqu’il impute la crise malienne à l’intervention occidentale en Libye, citant un rapport à la fascinante médiocrité ou invoquant le patronage de personnalités qui sont, au mieux d’authentiques impostures, au pire les missi dominici d’un régime qu’il rend, par ailleurs, responsable de bien des maux.

Si Baryin/Brégy raconte avec talent et émotion ses nombreux séjours dans l’Azawad et décrit avec tendresse les populations qui y vivent, il fait montre d’une incompréhension des mécanismes diplomatiques, militaires et, osons le mot, stratégiques, qui rend la fin de son livre décevante, quand le début était plus que prometteur.

Dans les mâchoires du chacal est donc un petit livre à manier avec précaution, utile lorsque l’auteur est à son affaire, sur son terrain, indigent lorsqu’il tente de nous expliquer, après tant d’autres, que tout ça c’est la faute à Tracassin et à l’Empire, qui tire les ficelles pour la grande finance apatride et les élites financières mondialisées.

On reste toujours triste de voir des auteurs ayant tant vécu lancer des appels à la diversité et au respect de la complexité du monde pour finir par le caricaturer comme un vulgaire propagandiste. Eux, pourtant, mieux que bien d’autres, devraient tout savoir des nuances.

A l’instant où je vous parle nous sommes là sous le ciel pétrifié américain.

On sait depuis Homère et Hérodote que les guerres peuvent accoucher de chefs d’oeuvre de la littérature. Et chaque art a, depuis, contribué à sa façon à cette longue liste de réalisations géniales : sculpture, théâtre, peinture, musique, cinéma. La liste est interminable et pourrait rapidement ressembler aux encyclopédies de Borgès et Eco, je vais éviter de me lancer dans un tel exercice.

Plus rares sont les exercices formels, et je tiens à signaler le livre de Patrick Bouvet,  Direct, paru en 2002 aux toujours pertinentes Editions de l’Olivier.

Musicien, expérimentateur, Patrick Bouvet se livre, dans ce court texte, à une réjouissante et passionnante série de petits jeux formels à partir de phrases entendues dans les médias lors des attentats du 11 septembre 2001.

Bouvet ne pratique pas le calligramme, comme le génial Apollinaire, mais il utilise parfois l’espace des pages comme le fait Mark Z. Danielewski dans son exceptionnel roman La Maison des Feuilles (Denoël, 2002).

Bouvet triture le texte, le découpe, le scinde, le scande, le recompose, l’agence et, ce faisant, il fait ressortir la vacuité de ces milliers de phrases entendues à la télévision le 11 septembre. Certaines deviennent tragiquement ridicules, (« Le World Trade Center n’existe plus mais on va vous remontrer le Wolrd Trade Center »), d’autres nous font contempler l’impuissance des commentateurs, sans imagination et sans voix devant la tragédie.

Prononcées dans l’urgence par des journalistes auxquels ne manquent pas tant les mots que le vocabulaire, toutes ces phrases deviennent une charge féroce contre la dictature du commentaire, comme si nous étions incapables de comprendre ce que nous voyons, infantilisés par les torrents de prêt-à-penser qu’on déverse sur nous en permanence.

Le livre, cependant, dépasse le 11 septembre pour devenir un réjouissant jeu intellectuel. Il peut (doit ?) aussi être lu comme une démonstration du caractère interchangeable de toutes ces formules préfabriquées, de leur froideur et de leur inutilité, sans analyse réelle et sans émotion véritable. A ce titre, il devrait être lu par certains, de l’autre côté de nos écrans.

« Nous sommes là sur le territoire de l’image. Nous sommes ralentis. Nous sommes détournés. »

 

Et pour les survivants, ce sera le règne de la peur.

Je voudrais confier ici mon soulagement alors que nous venons de réaliser une percée conceptuelle majeure dans la lutte contre le terrorisme.

Depuis des années, en effet, des milliers de personnes perdaient leur temps en vaines recherches, aussi bien sur des thèmes secondaires que sur des sujets obscurs. Qui, en effet, peut bien s’intéresser à la lutte contre le radicalisme ? Quel peut bien être l’intérêt de longs travaux consacrés aux mécanismes du passage à l’acte ? Qui diable a envie de se pencher sur le réseau des réseaux et l’oumma virtuelle qui caractérisent la mouvance jihadiste ? Et que dire des recherches consacrées aux liens entre irrédentisme et jihad ? Non, croyez-moi, tout ça c’est dépassé.

Fort heureusement, les découvertes qui m’enchantent depuis plusieurs jours vont enfin nous remettre sur le droit chemin et nous éviter d’inutiles investissements. Il ne sera plus question de savoir pourquoi certains s’obstinent à défendre le régime syrien sous prétexte que la révolution a été confisquée par les jihadistes ou comment les mêmes nient l’évidence. Et il ne sera même plus amusant de noter que ceux qui louent la grandeur de Bachar El Assad ont oublié l’affrontement permanent entre Paris et Damas depuis plus de cinquante ans ou qu’ils sont les partisans d’idéologies extrémistes (de gauche comme de droite) qui, au siècle dernier, ont abouti aux sanglants naufrages que l’on sait. Abandonnons donc les réflexions qui pourraient nous faire comprendre pourquoi certains commentateurs – et même des journalistes, ou supposés tels – expliquent par des complots les mauvaises nouvelles qui accablent leurs tristes convictions.

Les interventions se sont en effet multipliées, ces derniers jours, au sujet des drones armés et de leur usage par l’Empire, permettant de mesurer l’ampleur, historique, de la rupture qu’ils incarnent. J’aime autant vous prévenir, les lignes qui vont suivre devraient constituer un choc :

– JAMAIS, jamais jamais, dans toute l’Histoire, des armées n’avaient essayé de tuer leurs adversaires à distance. Comme nous le savons tous, toutes les guerres se menaient jusque là avec des Opinel, voire – mais c’est mal – avec des couteaux suisses. Les Etats-Unis, en frappant leur ennemi à distance, ont donc révolutionné l’art de la guerre. J’en tremble encore.

– JAMAIS, jamais jamais auparavant on avait réussi à faire voler des avions avec des armes, et il serait bon, une fois pour toutes, d’arrêter de nous parler encore et encore du Blitz, des raids sur le Reich ou de la guerre du Vietnam. Their finest hour, qu’il disait, l’autre. N’importe quoi.

– JAMAIS, jamais jamais des opérations illégales n’avaient ainsi été menées par des forces clandestines dans des pays souverains. Par pitié, que l’on cesse enfin de nous rebattre les oreilles avec les équipes Jedburgh, ou pire, celles du Mossad. Tout ça, c’est rien qu’un insigne et du blabla.

– JAMAIS, jamais jamais aucun Etat n’avait tenté de disposer de chefs militaires ennemis à l’aide d’actions ciblées. Alors, la mort de l’amiral Yamamoto, en avril 1943, ça va bien, hein.

Depuis des mois et des mois, la réflexion sur les drones repose ainsi sur les travaux de philosophes en mal d’indignation ou de vagues observateurs de la vie internationale dont l’ignorance en matière d’histoire militaire ou d’actions clandestines se mêle à des présupposés idéologiques qui enlèvent à leurs remarques toute pertinence. Tous, unis dans une réjouissante indignation, s’émeuvent des développements de la guerre menée contre Al Qaïda par l’Empire mais évitent avec soin les sujets qui fâchent – et même ceux qui ne fâchent pas, d’ailleurs.

Pour ces commentateurs acérés, adeptes des recherches sur la version française de Wikipedia, la réponse militaire au terrorisme a commencé en Afghanistan en 2001. Combien d’entre eux se souviennent des frappes aériennes de l’Empire, le 20 août 1998 (Opération Infinite Reach) contre une usine au Soudan et, surtout, contre des sites d’Al Qaïda en Afghanistan ? Les opérateurs de ces raids, à bord de navire de la Navy dans l’Océan Indien, n’étaient guère plus exposés à l’époque que leurs collègues du Nevada ne le sont actuellement, soit dit en passant.

Et se souviennent-ils de l’Opération El Dorado Canyon lancée contre le regretté colonel Kadhafi en avril 1986 ? Ou de l’Opération Wooden Leg, effectuée en Tunisie par l’aviation israélienne en octobre 1985 ? Ou, tiens donc, du raid français réalisé sur Baalbek en 1983 par une poignée de Super Etendard, alors que le Président avait déclaré à l’époque, après l’attentat contre le Drakkar, qu’un « tel crime ne resterait pas impuni » ?

Manifestement, nombre de ceux qui invoquent, la voix tremblante d’indignation, le droit international, cette charmante utopie tenue loin du Tibet, du Caucase, de la Birmanie ou des Grands lacs, ne comprennent rien à la nature du terrorisme, et donc aux réponses qu’il faut parfois lui apporter, sans gaité de coeur mais en ayant conscience de la mission que la défense de l’Etat impose. Avec ses défauts, Steven Spielberg, dans Munich (2005, avec, notamment, Eric Bana, Daniel Craig et Ciaran Hinds) montre comment le Mossad décide d’éliminer systématiquement ceux qui ont assassiné les athlètes israéliens lors de JO d’été de 1972.

Le terrorisme est un choix tactique, comme chacun le sait ou devrait le savoir. Il est pratiqué par des acteurs politiques qui estiment ne pas avoir d’autre option pour se faire entendre et défendre leur cause du fait de leur infériorité (comme le FLN ou le Ku Klux Klan) ou par des Etats qui entendent ainsi (comme la Syrie de la grande époque) envoyer des messages ou tester la détermination de leurs adversaires.

Le recours au terrorisme n’est donc pas anodin, loin de là, et ne saurait être jugé sur le même plan que la criminalité classique. Il s’agit en effet, ni plus ni moins, d’exercer une pression sur un Etat souverain afin d’infléchir la politique qu’il conduit et qui, dans nos démocraties décadentes, est le reflet de la volonté populaire exprimée par des scrutins réguliers. Le terrorisme est donc, plus qu’un défi, une attaque contre la souveraineté nationale, comme je le rappelais récemment après l’affaire de Woolwich. C’est sans doute pour cette raison que c’est dans le pays occidental à la tradition étatique la plus ancienne et la plus forte, la France, que le code pénal a longtemps été le plus impitoyablement répressif – et ne cesse de se renforcer tandis que le choeur antique habituel ne cesse de critiquer, à raison, les excès impériaux dans le domaine.

Dans quel autre domaine couvert par le code pénal des Etats de droit envisagent-ils, parmi toutes leurs options, le traitement clandestin de la menace et l’élimination physique du criminel ? Une équipe de SEALS est-elle envoyée à la poursuite du Dr Lecter ? Neil McCauley est-il abattu par une sniper des forces spéciales ou par un policier lors d’une fusillade tout ce qu’il y a de classique ?

Seul le terrorisme, parmi toutes les infractions prévues par le code pénal, est le crime qui, même dans les pays ayant aboli la peine de mort, peut être traité par des actions légales (enquête/procès) ou des opérations clandestines. Et si c’est le cas, c’est tout simplement parce qu’une attaque armée contre la souveraineté d’un Etat, en raison de sa nature même et de sa violence, doit être considérée comme un acte de guerre. Il ne s’agit évidemment pas d’un acte de guerre au sens traditionnel (même si, dès qu’il est question de s’entretuer avec le voisin, l’imagination est au pouvoir) mais plutôt, comme je ne cesse de l’écrire depuis des années au sujet du jihadisme, d’une forme de guerre non conventionnelle, voire asymétrique. Je laisse aux spécialistes de la chose, et ils se reconnaîtront, le soin de traiter cette question. Je ne suis, pour ma part, qu’un analyste un peu sanguin.

Tant que la menace représentée par les terroristes est gérable selon les moyens habituellement dédiés à la lutte contre la criminalité et la défense de l’ordre public, rien ne change aux yeux du public. Mais quand la menace terroriste met à mal l’Etat ou la cohésion nationale, quand les risques qu’elle fait peser sur la population est intolérable, la réponse clandestine à des fins de neutralisation, à défaut d’être juridiquement défendable, est politiquement parfaitement explicable, et ce quel que soit l’Etat visé. Nous ne sommes plus, là, dans le domaine de la posture morale mais de l’analyse technique.

La riposte violente d’un Etat à l’action d’un groupe terroriste, au même titre que l’attentat initial, répond à une logique à la fois opérationnelle et politique. Opérationnelle, car il s’agit d’éliminer la menace, ou au moins de la réduire. La rhétorique guerrière entendue outre Atlantique évoque souvent la justice, alimentant en Europe les habituels ricanements quant au Far West. Il s’agit plus exactement de la contre-attaque d’un Etat qui se veut l’incarnation du Bien et qui n’entend pas, comme tout un chacun, tolérer des attaques directes contre lui ou les siens.

Mais la logique est aussi politique. Un Etat souverain qui veut conserver à la fois la confiance de sa population et le respect de ses partenaires ne peut rester inactif si les attaques, d’abord anecdotiques, deviennent sérieuses. Cette logique est la même pour la France, le Royaume-Uni, l’Empire, la Russie, la Chine ou le Japon. Passé un certain stade, variable selon les nations et les régimes qui le gouvernent, la riposte violente est inévitable, qu’elle vise à porter des coups réels ou qu’elle se contente d’exprimer une volonté.

A Beyrouth, en 1985, les petits gars du groupe Alpha, que j’ai eu l’occasion de côtoyer à Moscou vingt ans plus tard, ont ainsi réagi à l’enlèvement de diplomates soviétiques d’une façon qui fait encore frissonner d’effroi et d’admiration dans tous les services du monde. Le message de fermeté et la démonstration technique, évidemment indissociables, avaient, à l’époque, été parfaitement reçus. Le choc entre la mélancolie slave et l’exubérance levantine…

L’usage de drones armés relève exactement de la même logique : gestion de la menace, démonstration technique, illustration d’une volonté politique. Et même si ce dernier point fait sourire ceux qui pérorent sans jamais avoir fait l’expérience d’une prise de décision aux conséquences potentiellement mortelles, il est central. Personne n’envoie à la mort des civils, quoi qu’on pense, et surtout pas des enfants.

Mais la mort même de ses civils, horrible, indéfendable – et dont le nombre est grossièrement surévalué par les propagandistes ou les ignorants – est également l’incarnation de cette volonté politique. L’affrontement de volontés dans la lutte contre le terrorisme, qui fait parfois penser à concours de taille de pénis entre brutes avinées, ne se manifeste pas par un concours de poésie ou une partie acharnée main chaude. Il s’agit de tuer, après avoir enterré ses morts, et avant d’enterrer les prochains. Il s’agit de montrer qu’on peut prendre les décisions que l’homme de la rue, une fois sa colère retombée, ne pourrait pas prendre. Il s’agit de défendre son pays, quand bien même serait-il peuplé de sales types et gouverné par des ordures. Tout cela est tristement logique, et ce d’autant plus qu’on cherche toujours la solution de fond au jihad, de l’Espagne à l’Afghanistan.

Les raids de drones armés sont donc une des composantes de la guerre contre le jihadisme. Ils sont un outil, parmi bien d’autres, utilisés par les Etats-Unis, et ils sont sans doute un moindre mal. D’autres appareils, bien plus puissants et inquiétants, volent en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie du Sud.

Le célèbre blog The Aviationist décrivait justement ces jours-ci le MC-12W, un petit avion dont les missions durent près de six heures et qui est chargé de find, fix and finish...

Les Marines, qui ne sont pas les derniers dès qu’il s’agit de tuer son prochain, ont récemment modifié quelques ravitailleurs en vol KC-130 en gunships connus sous le nom délicat de KC-130J Harvest Hawk, d’aimables joujoux aux capacités de destruction bien plus élevées que celles d’un Reaper, et à l’autonomie conséquente.

Autant dire que les drones armés ne sont nullement une rupture, mais une simple évolution technique, nullement isolée, qui vise – et c’est sans doute une première aux yeux de certains – à être plus puissant et plus efficace.

Dans un discours très attendu, admirablement décrypté ici, Barack Obama a essayé de nous faire croire que la doctrine anti terroriste impériale allait changer. Il n’en est rien, et les annonces faites, si elles ne sont pas que cosmétiques, ne sauraient être vues comme des évolutions majeures. Jamais les Etats-Unis ne renonceront, pas plus que la Russie, par exemple (souvenez-vous de la mort de M. Yandarbiyev à Doha, en 2004), à disposer de leurs ennemis par la violence si aucune autre voie ne s’offre à eux. Le transfert de certaines compétences des forces spéciales à la CIA ne change rien à la doctrine anti terroriste américaine, et encore moins au constat partagé par tous au sujet de la menace jihadiste. Le 29 mai, la mort du numéro 2 du TTP dans un tir de missile au Waziristan a clairement indiqué que la logique des frappes n’avait pas changé.

C’est pourtant cette logique qui pourrait, le cas échéant, provoquer des débats, comme je le soulignais ici il y a quelques jours. Se concentrer sur les moyens en évitant soigneusement d’aborder les buts recherchés par les donneurs d’ordre en dit long sur les biais idéologiques et les impasses intellectuelles de la plupart des critiques. Pour ma part, il ne me semble pas que le fait de tuer son prochain, avec un drone ou un burin, soit moral, et la question est, évidemment, là.  Il reste que cela peut être, en revanche, bien utile – et ponctuellement plaisant, pas vrai Oussama ?

Il serait peut-être temps de comprendre que tuer un terroriste hors d’atteinte est d’abord un acte politique, peu importe les circonstances de sa mort.