L’Egypte, par exemple. C’est pas commun, ça, l’Egypte. Et puis ce qu’y a de bien, c’est que là bas l’artiste est toujours gâté.

Voir les actions des uns et des autres s’enchaîner et se répondre jusqu’au cataclysme final est toujours fascinant. Certains ralentissent sur les autoroutes pour se repaître des carcasses et des vies brisées. J’appartiens, pour ma part, à la catégorie de ceux qui contemplent, à la fois atterrés et subjugués, les événements s’imbriquer dans un sens qu’il n’est pas si difficile de déterminer, pour peu qu’on soit à la bonne distance.

Trop près, et la règle d’optique est bien connue, on ne voit rien. C’est bien pour cela que si j’ai toujours considéré les éléments provenant du terrain comme primordiaux, je suis, en revanche, de la plus extrême prudence s’agissant des analyses venant du terrain. Trop souvent, beaucoup trop souvent, elles ont été réalisées à l’estomac, sous le coup de l’émotion, et les raisonnements sont contaminés par le quotidien, l’habitude, et la stockholmisation. Et je ne parle même pas des différences de formation. Un bon opérationnel est rarement un bon analyste, faute d’avoir pu apprendre correctement le métier, et un bon analyste est rarement un bon opérationnel, pour les exactes mêmes raisons.

Trop loin, et on ne voit pas mieux, à peine un brouillard, quelques grands traits. Je pourrais, ici, me laisser aller à quelque acide remarque sur les esprits omniscients qui comprennent tout sans jamais rien discerner, mais il paraît que ça agace et je suis extrêmement sensible à ma popularité. Je m’abstiendrai donc.

L’intervention des autorités intérimaires égyptiennes, ce matin, était annoncée de longue date – je veux dire, depuis plusieurs jours – et nous l’attendions depuis le coup du 3 juillet. Politiquement, militairement, humainement, l’affaire est un désastre, une erreur terrible, mais il serait bien trop facile de qualifier ainsi l’évènement puis de le balayer de la main pour passer à autre chose. Idiote ou géniale, l’initiative, comme chaque action humaine, a été prise pour des raisons précises. Celles-ci sont le reflet de raisonnements, eux-mêmes révélateurs des réflexions des décideurs égyptiens, de leur appréciation de la situation, de leur histoire et de la perception, quelle qu’elle soit, de leur responsabilité historique. Se lamenter, crier au massacre ou saluer le courage des généraux est sans importance, ce soir, alors que se profile une crise qui pourrait bien être la pire du printemps arabe. Essayons simplement de ne pas perdre de vue que chaque action est précédée d’une idée. Même l’individu le plus obtus n’agit pas sans raison.

L’empathie est essentielle dès qu’on s’essaye à l’analyse. Pour un historien, se cantonner à l’étude des forces profondes sans tenter de saisir les ressorts humains ou le contexte d’une action peut conduire à des contre-sens. Dans une administration, alors qu’il s’agit de lire le jeu de l’adversaire pour le contrer, le renseignement, et peu importe comment on l’obtient, sert justement à compléter les connaissances acquises grâce au travail scientifique ou journalistique afin de disposer d’un tableau le plus complet possible. Il s’agit alors de comprendre pour agir, et non pour seulement expliquer.

Dans certaines situations, l’évidence s’impose, parfois brutalement (« Il n’y avait pas deux tours, juste là ? « ) et il n’est nul besoin de sortir d’une des grandes écoles de la République pour comprendre qu’on est sous le feu de l’ennemi, voire que le monde s’effondre sous vos pieds. L’expérience et la capacité à se placer à la bonne distance pour voir les bons signaux sans être aveuglé par des biais sont ainsi des atouts précieux.

Les révoltes arabes ont provoqué, dès leur déclenchement, deux principales réactions : enthousiasme et peur. L’enthousiasme des orientalistes était touchant, mais il empêchait de voir de cruelles réalités. Ceux qui, comme votre serviteur, s’étonnaient de lire, trois mois après la chute d’un régime, des jugements définitifs sur les causes et les conséquences de tel ou tel événement, ne pouvaient que prier les Lares de Fernand Braudel ou de Marc Bloch en souhaitant que la raison finisse par l’emporter. Je me suis réjoui de ces révolutions, mais jamais je n’ai songé que demain commencerait par une aube radieuse. Il a fallu à la France près d’un siècle pour passer d’une monarchie millénaire à une république acceptée du plus grand nombre. Alors…

D’autres, angoissés par ces bouleversements qu’ils pressentaient d’une ampleur inédite, se réfugiaient dans des analyses sans fondement, et on a ainsi pu entendre des leçons de patriotisme sourcilleux financés à l’étranger.

L’analyse n’est qu’une enquête, et il suffit de faire preuve de bon sens. Recueillir les faits, les trier, les organiser, ne pas mélanger le tactique et le stratégique, le ponctuel et l’historique. Se dire qu’on n’en sait jamais assez, mais savoir arrêter de chercher pour rassembler les indices. Séparer ce qu’on voudrait qu’il arrivât de ce qu’on observe. Par exemple, je souhaite ardemment la chute du régime syrien, mais je suis un farouche opposant des islamistes – je crois que ce point est clair pour tout le monde – et je pense même que Bachar El Assad est en train de gagner. De même, je suis bien obligé de constater que la chute du président Morsy, il y a un peu plus d’un mois, est un coup d’Etat. Les petits gars de Tamarrod n’aimaient pas, il n’y a pas si longtemps, qu’on leur rappelle cette réalité, mais elle n’est pas discutable, et leur orgueil nationaliste ne compte guère face à la puissance des faits.

La nuit est enfin tombée sur l’Egypte, et le pays qui va chercher le sommeil ce soir n’est pas celui qui s’est réveillé ce matin. Selon un bilan disponible, 278 personnes sont mortes aujourd’hui dans les affrontements qui ont suivi le démantèlement des camps des Frères par la police et l’armée. En quelques heures, donc, le pays a subi le tiers des pertes totales des journées révolutionnaires de l’hiver 2011 (864 morts), et les services de secours affirmaient aujourd’hui ne pas disposer d’assez de véhicules pour transporter tous les blessés. Au moins 43 policiers sont morts, et de nombreux témoins indiquent que si la police a fait preuve d’une extrême brutalité les Frères ont eux aussi rapidement sorti les armes. Très vite, des commissariats ont été attaqués aujourd’hui, et on s’est battu dans tout le pays, à Alexandrie, à Luxor, dans le Sinaï. On a aussi attaqué les quartiers coptes, et une petite fille chrétienne est morte, abattue d’une balle dans la poitrine. Son décès fait écho à celui de la fille de Mohamed Beltagy, le secrétaire général du Parti de la liberté et de la justice, l’émanation de la Confrérie, elle aussi froidement descendue par un homme sans doute fier de son carton. Après le carnage de ce matin, tout le monde va à présent crier vengeance, montrer les corps des martyrs, et la violence individuelle va se fondre dans l’enfer collectif.

Alors qu’il s’apprêtait à quitter l’Egypte après une ultime visite de concertation, le sénateur impérial John McCain a déclaré, le 6 août, que le pays était à deux doigts d’un bain de sang. Cette déclaration, bien éloignée de l’habituelle componction des discours diplomatiques, avait beaucoup agacé à Washington, où l’absence de politique le dispute, comme à Paris, à une molle résignation. Depuis des mois, pourtant, il nous apparaissait clairement – au moins à mes collègues et moi – que tout cela ne pouvait que mal finir. Des questions plus que gênantes se posent même, à commencer par celle-ci, lancinante : l’armée a-t-elle jamais laissé le pouvoir depuis la chute de Pharaon, en février 2011 ?

La chronologie, vue d’ici, ne ménage guère d’ambiguïté. Renversé et en fuite, Hosni Moubarak a été remplacé à la tête de l’Etat par un vieux maréchal venu sauver la nation – oui, on a déjà vu ça ailleurs. Le pays a, dès lors, été géré par le Conseil suprême des Forces armées (CSFA) qui a organisé un référendum (mars 2011) puis un scrutin législatif   (novembre 2011 – janvier 2012). Assez vite, il était apparu à ceux qui regardaient autrement que depuis les salons de l’ambassade de France que tout n’allait pas pour le mieux : crise économique, crise sécuritaire, tensions communautaires, dénis de justice, menace jihadiste en hausse. Dès l’automne 2011, il y avait eu de solides indices quant à la réalité de la volonté de l’armée de laisser réellement s’exprimer la volonté du peuple.

A peine élu, le premier parlement démocratique de l’histoire égyptienne, outrageusement dominé par les islamistes (40% des sièges pour les Frères, 25% pour les salafistes), avait été dissous par la justice, qu’on nous présentait volontiers comme indépendante mais qui semble bien avoir été aux ordres. La domination parlementaire des islamistes avait été un choc pour le CSFA, alors que se profilait le scrutin présidentiel, autrement plus important. Elle prit aussi de court ceux qui, en France notamment, niait la puissance de la Confrérie. Les mêmes, avant, avaient ricané quand on leur parlait des islamistes au Sahel, et il est bon de se savoir entre de bonnes mains.

Les conditions dans lesquelles a finalement été élu Mohamed Morsy ont été l’indice qu’il aurait fallu voir, et qui a échappé à nombre de commentateurs. Morsy, en premier lieu, n’était pas le candidat naturel des Frères, et il ne se trouva en première ligne qu’après l’élimination par la justice d’autres candidats. Oui, je sais, ça aussi on l’a déjà vu ailleurs. L’armée, de son côté, avait poussé Ahmed Shafiq, une redoutable vieille baderne qui avait, quand même, été le dernier Premier ministre de Pharaon. Un homme neuf pour un pays neuf, donc… Je passe, car il est tard, sur les autres candidats, Amr Moussa, Sabahi, ou Aboul Foutouh, tous passionnants.

Après quelques jours d’hésitation, l’armée avait laissé Mohamed Morsy remporter l’élection. En réalité, elle avait validé son avance et avait renoncé à imposer Shafiq, qui avait alors filé séance tenante dans le Golfe. On s’est alors dit que tout allait peut-être bien se passer, finalement. Sauf que le Sinaï était déjà une fournaise, que Morsy était nul, et que l’armée, qui avait laissé Tantawi prendre sa retraite, ne faisait pas de cadeaux aux Frères.

Eux-mêmes, d’ailleurs, ont été d’entrée confrontés à une situation générale qui échappait à tout contrôle : inflation galopante, déficit du budget, fuite des devises, pénuries, effondrement du tourisme, délinquance exponentielle, trafics, violences sexuelles, montée des menaces terroristes, etc. Inexpérimentés, dogmatiques, sans relais dans la haute administration, tiraillés par des débats internes, concurrencés par les salafistes, critiqués par les progressistes libéraux comme par les marxistes, les nassériens ou les anciens du régime déchu, les Frères se sont montrés incapables de gouverner. On imagine leur rage, eux qui accédaient enfin au pouvoir après des décennies de répression sauvage et de coups tordus, lorsqu’ils ont réalisé que le gouvernail était cassé et que le paquebot ne répondait pas.

L’armée, manifestement, attendait. Elle n’avait cessé de répéter que sa seule mission était la défense de la nation, de son unité, de l’ordre. Evidemment, les généraux égyptiens ne pouvaient que contempler avec horreur la Syrie, la Libye, la Tunisie, le Yémen, l’Irak et même l’Algérie. Pas question pour eux de laisser le chaos, ou même un désordre sans étoffe, s’installer dans le pays. Les Frères ont été avertis, et ils n’y ont sans doute pas cru. Sans doute ont-ils fini par penser, eux aussi, que les militaires égyptiens s’étaient ralliés à cet étrange système qui permet au peuple de s’exprimer. Sans doute, aussi, ont-ils été abusés en pensant que le peuple, justement, avait assez de maturité pour accepter sans sourciller d’être gouverné par des incompétents élus et donc légitimes. Là aussi, etc… Je me comprends.

L’armée a-t-elle provoqué Tamarrod ? A-t-elle simplement saisi la balle au bond ? On sait déjà qu’elle grossi les chiffres de la très importante mobilisation de juin dernier, et il était clair – elle le disait elle-même – qu’elle ne tolèrerait pas un nouveau cirque. Elle a donc mis fin à l’expérience islamiste en deux temps, d’abord en renversant le président, ensuite en essayant de briser la confrérie. Le pari est osé, et pour tout dire je ne le vois pas donner de résultats probants. C’est là qu’intervient l’enchaînement mécanique que j’évoquais plus haut.

Les généraux ont sans doute entendu à plusieurs reprises, depuis le 3 juillet, les conseils inquiets des uns et des autres. Mais les ont-ils écoutés ? Etaient-ils capables, d’ailleurs, de les écouter ? Ont-ils cru qu’ils allaient éteindre en quelques jours de fermeté la détermination de religieux radicaux parvenus légalement au pouvoir ? Croient-ils aujourd’hui pouvoir éteindre une insurrection qui vient inévitablement ? Sont-ils assez lucides pour prendre conscience de leur erreur ?

Il est facile, de son canapé, de dire qu’il fallait brosser le ballon pour tromper le gardien. L’attaquant qui vient d’effacer deux défenseurs et qui sait qu’il n’a qu’une seconde pour frapper y pense-t-il ? La question est la même pour les généraux égyptiens. Dans un pays qui s’enfonce de plus en plus vite, lorsque les problèmes sans solution s’amoncellent sur votre bureau, est-on capable de s’isoler deux heures et de convaincre d’autres généraux, moins lucides, que frapper trop durement les Frères sera encore pire que de les avoir au pouvoir, même nuls, même dogmatiques, même dépassés ?

Le fait est que l’armée est à nouveau pleinement au pouvoir. Elle mène sa guerre dans le Sinaï, avec le même succès que l’ANP algérienne en Kabylie. Elle nomme des gouverneurs, elle arrête des leaders sur des motifs idiots, et annonce des procès qui sont autant de reculs dans cette supposée nouvelle Egypte. Ses alliés la quittent, comme le Vice président Mohamed El Baradei, qui a démissionné ce soir, ou comme les salafistes. Ces-derniers s’étaient félicités de la chute des Frères, mais ils ne peuvent tolérer la répression qui touche des islamistes. Les condamnations internationales, et même l’Empire s’est décidé à faire les gros yeux, ne font que conforter les généraux dans la certitude qu’ils ont raison contre le reste du monde. On imagine sans mal, en revanche, la satisfaction du régime syrien.

Plus de deux ans après la révolution, rien n’a changé, et tout a changé, en pire. Responsable du désastre socio-économique qui a conduit à la chute de Moubarak, l’armée est à nouveau aux commandes, et on ne voit pas comment ou pourquoi elle pourrait se montrer meilleure. Face à elle, la seule force politique constituée, les Frères, est infiniment plus dangereuse qu’elle ne l’a jamais été. Elue, elle a été sèchement mise sur la touche avant de subir une offensive en bonne et due forme. Il ne lui reste plus d’autre choix que l’action violente clandestine et dès ce soir, sans doute, des Frères constituent des cellules secrètes ou approchent les gens d’Al Qaïda. Les attaques contre des commissariats sont un signe alarmant. La comparaison avec la crise algérienne, qui faisait bondir les belles âmes il y a un mois, doit être dans tous les esprits tant les enchaînements, dans des pays différents, présentent de points communs. L’armée peut-elle encore tendre la main pour éviter le pire ? On en doute, et il faut donc se préparer à une insurrection qui, bien plus que partout ailleurs, va être islamiste avant de devenir jihadiste. Le couvre-feu et l’état d’urgence décrétés ne sont que de tristes souvenirs du passé. Le cauchemar est là, et aucune force ne peut nous en extraire, même si on le souhaite de tout coeur.

Sometimes they have to kill us. They have to kill us, because they can’t break our spirit.

Attila, ma fille aînée, m’a récemment demandé d’établir une liste de mes dix films préférés. L’exercice ne manque pas d’intérêt, mais j’ai eu bien du mal à ne pas lui répondre une bonne trentaine de titres, de Citizen Kane (1941, Orson Welles),  à Zero Dark Thirty (2012, Kathryn Bigelow) de Rio Bravo (1959, Howard Hawks) à Mishima (1985, Paul Schrader), de Nocturne Indien (1989, Alain Corneau) au Magnifique (1973, Philippe de Broca), des Tontons flingueurs (1963, Georges Lautner) à Apocalypse Now (1979, Francis Ford Coppola), de Nomads (1986, John McTiernan) à La Belle au Bois Dormant (1959, Clyde Geronimi), de Blade Runner (1982, Ridley Scott) à Master and Commander (2003, Peter Weir), Et si je m’étais laissé aller, j’aurais pu aussi mentionner les films de Brian De Palma, Michael Mann, Sam Peckinpah, Alfred Hitchcock, John Carpenter, Christopher Nolan, Jacques Audiard, Steven Soderbergh, Woody Allen, etc. La malheureuse enfant ne m’en demandait évidemment pas tant…

Quelques heures plus tard, repensant à cette conversation, j’ai réalisé qu’un des films que j’aimerais le plus que mes filles voient et aiment – et que je n’avais étrangement pas mentionné – était Thunderheart, du cinéaste et documentariste britannique Michael Apted, sorti en 1992.

A bien des égards, Thunderheart est un film académique, une série B de luxe portée par un remarquable casting. On retrouve ainsi Val Kilmer, star montante après Top Gun (1986, Tony Scott), Willow (1988, Ron Howard) et The Doors (1991, Oliver Stone), Sam Shepard, dont la carrière est exemplaire (The Right Stuff, de Philip Kaufman, en 1983, notamment), Fred Ward, Fred Dalton Thomson et Graham Greene, découvert deux ans auparavant dans le chef d’oeuvre de Kevin Costner Danse avec les loups (7 Oscars), tiré du roman de Michael Blake.

 

En 1990, Kevin Costner avait permis à des Sioux lakotas de parler, pour la première fois à l’écran, leur langue, longtemps interdite par les autorités impériales. Le film de Costner, dont la version longue (près de 4 heures) est absolument exceptionnelle, s’achevait ainsi sur une des scènes les plus déchirantes que j’aie pu voir, et dressait le bilan de la conquête de la Frontière.

Il y a un terme pour ce que les Etats-Unis ont infligé aux Amérindiens, et cela s’appelle un génocide. Costner jetait cette réalité à la face du public américain, alors que déjà des écrivains de talent (N. Scott Momaday, James Welch, Leslie Marmon Silko), relayant de vieux récits (Dee Brown) exposaient, depuis près de vingt ans, la terrible réalité de la condition des Indiens conquis et soumis. L’histoire de l’invasion puis de la conquête de l’Amérique du Nord par les Blancs sera par ailleurs racontée, en 1995, dans une série documentaire produite par Costner : 500 Nations.

 

 

 

Mais Michael Apted n’entend pas remonter un siècle en arrière pour décrire le massacre des tribus des plaines, le viol systématique de milliers de traités signés par les Indiens vaincus avec Washington, ni la déportation des survivants. Il s’attaque frontalement à la situation contemporaine, et le printemps 92 voit donc sortir deux films qu’il a réalisés. Au mois d’avril est diffusé une fiction, Thunderheart. Et au mois de mai un documentaire sans concession, Incidents à Oglala, expose l’affaire Peltier, et la fusillade de Pine Ridge, le 26 juin 1976.

Le film est salué par la critique et trouve même un écho satisfaisant dans le public. Le groupe Rage against the Machine évoque même le sort de Peltier dans un de ses clips.

La force de Thunderheart est de ne jamais dénoncer, et de simplement montrer. La mise en scène, que je qualifiais plus haut d’académique, est tirée au cordeau, tournée sur les lieux même de la fusillade de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, dans les incroyables paysages des Badlands et jusqu’aux pieds du monument de Wounded Knee.

Michael Apted, dans le cas présent, choisit le parti de l’intrigue policière pour exposer avec une admirable retenue la situation dans la réserve de Pine Ridge. La fiction (scénario de John Fusco) lui permet de ne rien cacher du délabrement social et humain des Sioux, sans s’appesantir. Les images sont terribles, et la stupeur du personnage de Val Kilmer, qui découvre un « Tiers-monde au coeur de l’Amérique »,  n’a rien à envier à l’écoeurement du spectateur. Trailer parks poussiéreux, cimetière de voitures, enfants handicapés, hommes et femmes brisés. La réalité, que tous les partisans de la cause indienne connaissent (et je m’honore de me compter parmi eux), est assez cruelle pour ne pas nécessiter de longues envolées lyriques du cinéaste.

Thunderheart se lit à plusieurs niveaux. Un agent du FBI, d’origine indienne, est envoyé seconder un expert des missions sensibles afin de résoudre un meurtre dans un climat d’extrêmes tensions. L’intrigue policière, intéressante, n’est pas linéaire, et elle bénéficie de l’apport de personnages passionnants : le policier tribal (une fonction bien connue des lecteurs de Tony Hillerman), Walter Crow Horse ; l’institutrice engagée, Maggie Eagle Bear, le vieux chef Sam Reaches, le chef des miliciens Goons (Guardians of Oglala Nation) Jack Milton, et l’activiste, coupable idéal, Jimmy Looks Twice, joué par John Trudell. Je précise, car cela mérite amplement d’être rapporté, que Trudell a été le chef de l’American Indian Movement (AIM) et qu’il a perdu épouse et enfants dans un incendie criminel qui n’a jamais fait l’objet d’une enquête policière. Comme ça c’est dit.

Il y a aussi, évidemment, une lecture humaine possible du film. L’itinéraire personnel du personnage de Val Kilmer, le G Man envoyé servir de caution ethnique à une opération du FBI qui découvre ses racines tout en refusant une injustice manifeste, est très bien rendu. En blazer et cravate club, plein de morgue, impeccablement coiffé et arborant au début du film un visage de poupon WASP, Kilmer est parfaitement antipathique. Raciste, violent, ambitieux, et visiblement mal à l’aise au milieu de cette misère, il évolue sous le coup de ses émotions et de ses réflexions. Lors de sa première apparition, il écoute dans sa voiture Badlands, la fameuse chanson de Springsteen, le hérault des cols bleus, et le clin d’oeil n’est pas vain. On peut, en effet, le voir comme la marque de l’intégration dans la société blanche d’un Sioux déraciné et aveuglé. A ce titre, Thunderheart est aussi un récit d’initiation, qui voit un policier fédéral expérimenté (Three years undercover) retrouver sa conscience et s’opposer à l’association nauséabonde d’intérêts financiers particuliers et de la raison d’Etat la plus brutale.

Thunderheart, surtout, est en effet un film sur la colonisation, l’assujettissement, la destruction culturelle. On y montre les sursauts d’un peuple qui agonise depuis un siècle et qui encaisse les coups, jusqu’à avoir les genoux à terre. Avec la lucidité des grands prédateurs, le personnage de Sam Shepard, Frank Coutelle, l’expose d’ailleurs froidement à son jeune partenaire : They’re a proud people. But they’re also a conquered people. That means their future is dictated by the nation that conquered them. Rightly or wrongly, that’s the way it works, down through history. En 2000, le personnage de Quintus, dans Gladiator, ne dira pas autre chose : People should know when they are conquered

Mon épouvantable réalisme me conduit à penser que cette affirmation est sans nul doute fondée, mais on est droit d’attendre d’un Etat moderne et démocratique qu’il exerce sa domination désormais irréversible sans la brutalité du conquérant tout juste victorieux. Ce que montre Thunderheart n’est ni plus ni moins qu’un régime colonial, qu’une occupation, avec sa justice aux ordres, son paternalisme raciste, ses supplétifs indigènes, son régime d’exception et ses milices, brutales, ruisselantes de grasse bêtise. Entendre les militants du MDI qualifiés de prairie niggers par un patron de bar en dit plus que bien de doctes exposés.

Comme dans toute bonne fiction, les personnages secondaires ne sont pas de simples faire-valoir. Val Kilmer, qui fréquente son supérieur et le chef des miliciens, qui fait de facto équipe avec un policier tribal et qui échange avec l’institutrice comme avec le vieux sage ou un repris de justice, offre au spectateur différents regards sur la situation.

Cette présentation de la situation laisse le goût amer de l’ injustice, du gâchis. L’issue, heureuse malgré les drames, du film me laisse toujours partagé entre l’intense satisfaction devant ce qu’est devenu le personnage de Kilmer et une colère attristée. Thunderheart, malgré ce qu’il montre et relate, n’en reste pas moins un film positif, courageux, et terriblement attachant qu’on ne se lasse pas de revoir.

« We don’t know our ass from a hole in the ground. » (« Rednecks », Randy Newman)

Quand le Tour de France s’achève enfin et que le championnat de Ligue 1 n’a pas encore repris, il se crée une faille dans laquelle certains s’engouffrent  et le contre-terrorisme devient le sujet du moment qui enflamme au comptoir du coin. Là, des individus qui ne plaçaient pas le Yémen sur une carte il y a encore une semaine, ou qui croyaient qu’AQPA était le nom d’une crème miracle pour éliminer les plis sur le ventre, se permettent des analyses stratégiques qui ne font que révéler leur ignorance et les biais et autres lacunes de leurs réflexions.

Certains, sans doute par hasard, parviennent quand même à articuler quelques bonnes questions, mais reconnaissons avec tristesse que les contributions francophones sont toutes d’une indigence sidérante, alternant pitoyables coups de gueule (plutôt des gémissements, d’ailleurs) et thèses conspirationnistes moisies, jusqu’aux articles du quotidien de référence, dont certains journalistes semblent ignorer qu’Ayman Al Zawahiry, dit Le Bon Docteur, est l’émir d’Al Qaïda depuis 2011 et l’élimination du regretté Oussama Ben Laden.

(mantra) Il n’y a pas de menace Il n’y a pas de menace Il n’y a pas de menace

De quoi s’agit-il donc ?

Depuis le 1er août, l’Empire a déclenché une gigantesque alerte qui l’a conduit, décision unique par son importance, à fermer 22 représentations diplomatiques au Moyen-Orient et en Afrique en raison de craintes quant à des attentats de grande ampleur. L’affaire n’est pas banale, et Robert Baer a même confié qu’en 21 ans de CIA il n’avait jamais vu ça – et Dieu sait qu’il en a vu, le brave homme. Les choses sont donc sérieuses, mais il n’y a pas lieu, pour autant, de grimper au rideau car de telles alertes, vagues mais fébriles, ne manquent pas. Il suffirait, pour cela, de relire ses archives (encore faut-il en avoir, je suis d’accord). On pourrait ainsi, par exemple, se remémorer les craintes d’un attentat contre des lignes transatlantiques, en décembre 2003, celles révélées en Europe au mois de septembre 2010, ou d’autres du même genre en 2011.

Le contre-terrorisme est devenu un service public, dont chaque manifestation est commentée sans recul et sans la moindre compréhension de ce qui se joue derrière. Personne, de ce côté-ci de l’Atlantique, ne semble ainsi avoir pris la mesure du traumatisme administratif dont souffre la communauté impériale du renseignement et l’Empereur, qui qu’il soit, depuis le funeste briefing du 6 août 2001, et qui les conduit à systématiquement, parfois au détriment de l’intérêt opérationnel, à révéler les menaces, fussent-elles nébuleuses, afin de confirmer au public que les services travaillent – puisqu’il y a toujours au bar une épave avachie qui exprime des doutes d’autant plus pertinents qu’elle s’est longtemps demandé à quel poste pouvait bien jouer Alfredo Qaïda, dit Al. Comme pour chaque catastrophe ou chaque scandale sanitaire, la population exige des réponses, et c’est bien son droit, même si on aimerait qu’il soit parfois utilisé à bon escient. Reste que dans nos démocraties soumises à la dictature de la transparence il est de bon ton de raconter ce qu’on fait, et surtout si c’est secret. On ne remerciera d’ailleurs jamais assez M. Assange et ses admirateurs pour leur méritoire contribution à la sécurité collective, alors que le doute systématique est devenu pour les idiots l’illusion de l’intelligence.

– Gégé, tu me remets la petite sœur.

Du coup, dès qu’une menace paraît structurée et d’ampleur conséquente, les autorités impériales choisissent de la rendre publique. On pourra le déplorer, moquer cette fébrilité, regretter les conséquences opérationnelles de l’exposition de modes opératoires, mais c’est ainsi et il est inutile de pleurnicher. On serait en même droit d’attendre des critiques un peu plus structurées de la part de commentateurs supposément omniscients. S’agissant de la menace qui nous occupe, ceux qui roulent des yeux en criant à la supercherie et invoque M. Snowden, le héros des gogos, font la démonstration – mais en était-il besoin ? – de l’étendue de leur ignorance. Dès le début de cette affaire, en effet, il a été parfaitement clair que les renseignements à l’origine de cette alerte, et le général Martin Dempsey l’a lui-même reconnu sans détour, étaient imprécis. Imprécis, mais massifs et inquiétants, comme n’importe quel observateur civil un tant soit peu rigoureux a pu le percevoir.

On ne peut, en effet, que constater la convergence de signaux inquiétants, depuis des mois et des mois, et dont on espérait qu’ils n’avaient pas échappé aux experts en tout genre qui emplissent l’air de leurs cris d’indignation. Il faut croire, pourtant, que nos commentateurs ont manqué, disons, environ une vingtaine d’années de l’histoire du Yémen, sans même parler de leur compréhension du terrorisme, du jihad et d’Al Qaïda. Il se trouve, pourtant, que ce beau pays, aux paysages enchanteurs, n’est ni plus ni moins qu’une des terres les plus mythiques du jihadisme et que ce qu’il s’y passe donne le ton dans la région.

Par où commencer ? Si je ne ferai pas l’injure au lecteur de rappeler que la famille d’OBL est originaire de l’Hadramaout, il ne me semble pas inutile, en revanche, de mentionner que le premier attentat jamais revendiqué par Al Qaïda a été commis à Aden, le 29 décembre 1992, contre un hôtel qui abritaient des soldats impériaux engagés en Somalie. Ce détail n’est pas anodin quand on sait quels liens le jihad mondial entretient, de longue date, avec ce malheureux pays, où meurent parfois des légendes d’Al Qaïda.

Un peu d’histoire pour ceux du fond

Depuis plus de vingt ans, le Yémen n’a jamais cessé d’être une des terres d’élection de la mouvance islamiste radicale, à la fois lieu de recrutement, d’endoctrinement et d’entraînement, zone de transit vers la Corne de l’Afrique, le Pakistan et depuis deux ans le Sinaï. On y a beaucoup tué, aussi, avec l’amical assentiment du président Saleh, caricature de potentat moyen-oriental qui a réuni en 1990 les deux Yémen avec le soutien des islamistes et ne leur a, depuis, jamais refusés grand’ chose, à dire vrai. Et quand je serai bien plus vieux, je vous raconterai comment le Président Chirac et son équipe de défenseurs des Lumières ont couvert, et Saleh, et ses alliés les plus encombrants, dont le Sheikh Zindani, admirateur d’Al Qaïda et accessoirement membre de l’important parti Al Islah et qui a l’insigne honneur de figurer la liste du Comité 1267 du Conseil de sécurité (ici).  Cet homme, qui affirme également voir découvert un vaccin contre le SIDA, a décidément tous les talents.

Tout au long des années 90, nous avons donc observé le Yémen dériver du mauvais côté de la ligne rouge, tolérant le développement d’un réseau jihadiste dont le nom délicieusement exotique, l’Armée islamique d’Aden-Abyan, ne cachait pas la nature sanguinaire. Comme toujours, c’est quand la situation leur a échappé que les apprentis sorciers, sous la pression de leurs alliés occidentaux, ont essayé de reprendre la main. Fin décembre 1998, la capture de 16 otages anglo-saxons s’est ainsi mal finie à la suite d’un assaut brutal des forces yéménites, et il est alors devenu évident pour tout le monde que l’ambiance se dégradait plus vite que prévu.

Quelques mois plus tard, au mois de janvier 2000, les hommes d’Al Qaïda ont essayé de commettre un attentat contre l’USS The Sullivans (DDG-68). Le projet échoua, mais ce ne fut que partie remise puisque, le 12 octobre 2000, une embarcation suicide percuta l’USS Cole (DDG-67), causant la mort de 17 marins américains. Revendiquée par nos amis de l’Armée islamique d’Aden-Abyan, l’attaque fut un succès spectaculaire pour Al Qaïda et un nouveau coup de semonce pour l’Empire, durement frappé au Kenya et en Tanzanie le 7 août 1998. Soupir, oui, il y a déjà 15 ans, et mes compliments à ceux qui prétendent que l’Empire s’invente des ennemis.

Il se confirmait, à Washington, que les petits gars d’OBL étaient bien une priorité. Evidemment, pour ceux qui attendent encore les T-80 à Fulda, tout cela semble bien compliqué, et on tremble en pensant que ceux qui ne parviennent pas aujourd’hui à reconnaître une guerre étaient censés nous défendre il n’y a pas si longtemps.

Depuis cette funeste journée d’octobre 2000, donc, le Yémen est considéré comme un des pires foutoirs d’une région qui, pourtant, n’en manque pas. Les prises d’otages de touristes occidentaux, qui laissaient des souvenirs enchantés au début des années 90, sont devenues des cauchemars. Il est apparu également que le régime du président Saleh, malgré ses protestations, n’était pas, sans surprise, tout propre dans l’affaire. Depuis la fin de l’année 2001, les services de l’Empire ont ainsi la conviction que l’attentat contre le destroyer Cole a été commis avec la complicité d’importantes personnalités du régime, dont, peut-être des (très) proches du président Saleh. Mais chut…

Le fait est que le Yémen, en raison de son rôle capital dans l’organisation des réseaux jihadistes, se trouva après le 11 septembre 2001 sur la liste des terres de jihad que l’Empire entendait, à son attachante façon, pacifier. On y envoya donc des détachements de forces spéciales tandis que Washington installait à Djibouti, dans une ancienne installation de la Légion étrangère, le camp Lemonnier. C’est de là qu’opère toujours, fort logiquement, la Combined Joint Task Force – Horn of Africa (CJTF – HoA) et c’est de là que partent, depuis, les drones qui cueillent, dans les brumes matinales, les fâcheux qui agissent au Yémen.

C’est, en effet, dans ce beau pays que la première frappe de drone hors zone de guerre fut réalisée, le 5 novembre 2002, contre Abou Ali Al Harithi, responsable de l’attaque contre le Cole, et quelques uns de ses amis.

Non, ça n’est pas un iceberg.

L’attaque contre le Cole a été un coup de maître politique, et la menace du terrorisme maritime, qu’on avait un peu oubliée depuis l’affaire de l’Achille Lauro (1985) n’a plus quitté l’esprit des responsables sécuritaires. Et tout cela grâce à nos amis yéménites. Le 6 octobre 2002, le pétrolier français Limbourg a ainsi été attaqué dans le Golfe d’Aden, un marin bulgare périssant dans l’explosion d’une embarcation suicide. La rapport du commandant, d’ailleurs, est absolument passionnant.

En 2003, un projet contre des navires de l’OTAN depuis le Maroc a été déjoué, et en 2005 un des émirs les plus capés d’Al Qaïda en Irak a été intercepté en Turquie alors qu’il s’apprêtait à attaquer des navires de croisière à Antalya. Quel homme, ce Louai Sakka, quand même. Plus récemment, au mois d’août 2010, un pétrolier japonais a été touché, au large d’Oman, par une attaque revendiquée par des jihadistes. L’affaire est mystérieuse, mais le fait est qu’il n’y a qu’au large du Yémen qu’on tape les navires occidentaux. Il y a bien eu une vague affaire en Algérie il y a quelques années, mais ça n’allait pas bien loin.

L’élite du jihad

Je le précise pour les cancres, mais le Yémen n’est pas une île, et il ne faut pas le confondre avec le bâtiment dans lequel le Juge Ti rend fait régner la loi. Ses frontières avec l’Arabie saoudite sont ainsi d’une extrême importance dans l’affaire qui nous occupe.

Je n’ai ni le talent ni le temps de vous retracer l’histoire du jihad en Arabie saoudite, et je ne peux que vous conseiller la lecture du livre de Thomas Hegghammer, Jihad in Saudi Arabia: Violence and Pan-Islamism since 1979.

Il ne vous pas a échappé, cependant, que le royaume saoudien a subi une véritable guérilla urbaine jihadiste entre 2003 et 2006, évoquée ici mais déjà oubliée. A l’époque, Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) était un mouvement centré sur l’Arabie saoudite, et lié, comme il se doit, aux petits gars agissant en Irak et en Jordanie. Finalement démantelé par les services saoudiens grâce à un mélange assez fascinant d’extrême brutalité et d’offres de réhabilitation religieuse, le groupe a disparu du royaume, mais quelques éclopés ont pu rejoindre, à partir de 2007, leurs cousins au Yémen.

C’est là que les rescapés d’AQPA ont fusionné avec AQY pour donner une nouvelle version d’AQPA, à partir de 2009. La renaissance du mouvement a été d’autant plus importante qu’à cette époque les chefs d’Al Qaïda au Pakistan envisageaient très sérieusement de quitter les zones tribales, où les raids de drones s’intensifiaient tandis que l’affrontement entre le TTP et Islamabad devenait véritablement un problème. Le déménagement, que les esthètes baptisaient déthéâtralisation, ne s’est finalement pas faite, la campagne aérienne voulue par le nouvel Empereur le rendait impossible. « Ça tombe comme à Gravelotte », se serait même exclamé Ayman Al Zawahiry, qui a des lettres. Je ne peux, ici, que vous inviter à lire l’ouvrage de Gregory D. Johnsen The Last Refuge: Yemen, Al-Qaeda, and America’s War in Arabia.

Le choix du Yémen par les plus hauts responsables d’Al Qaïda n’était évidemment pas anodin, et tout, en effet, indiquait que la nouvelle mouture d’AQPA allait donner bien du fil à retordre aux Occidentaux et à leurs alliés. Un pays en révolte quasi permanente, dont la frontière nord n’est pas réellement étanche, et qui entretient des relations maritimes incontrôlables avec la Corne de l’Afrique, offre nombre d’opportunités à un groupe de jeunes gens décidés. AQPA, qui plus est, disposait de l’association rarissime d’une base combattante recrutée parmi les tribus et d’un nombre raisonnable de cadres occidentalisés capables de lire nos sociétés et d’y déceler des vulnérabilités bien plus aisément qu’un vieux chef tribal.

Le rôle d’Anwar Al Awlaki, en particulier, doit ici être souligné. Lié à la cellule de Hambourg, l’homme, né et élevé aux Etats-Unis, brillant, charmeur (mais rappelé à Dieu le 30 septembre 2011 par un vilain drone) n’a cessé d’apparaître dans un nombre conséquent d’affaires de terrorisme visant l’Empire. Soupçonné d’avoir recruté le major Nidal Malik Hassan, auteur du massacre de Fort Hood (13 morts le 5 novembre 2009), il a aussi été en relation avec Omar Farouk Abdulmutallab, le jeune jihadiste nigérian ayant tenté, à l’aide d’explosifs dissimulés dans ses sous-vêtements, de détruire le vol Amsterdam Detroit (Northwest Airlines 253) du 25 décembre 2009 – quelques jours après le déclenchement par le président Saleh d’une campagne anti terroriste au succès, comment dire, incertain.

Je précise, par pure charité chrétienne, que les explosifs portés par Abdumutallab avaient déjà utilisés le 23 août 2009 à Djeddah par un kamikaze contre le vice-ministre de l’Intérieur saoudien, à l’occasion d’une véritable opération d’infiltration qui avait révélés les failles des services royaux en matière de contre-espionnage. Pour cacher l’étendue de leur fiasco, les Saoudiens avaient alors diffusé la fable des explosifs dissimulés dans le rectum, une impossibilité physiologique qui n’a trompé que les imbéciles – y compris les jihadistes isolés qui s’y sont essayés…

On retrouve bien sûr Anwar Al Awlaki dans d’autres affaires (attentat raté de New York, en mai 2010 entre autres), mais il est surtout considéré comme le propagandiste le plus doué de la sphère jihadiste, et le magazine Inspire, sa création, est devenu en quelques numéros la revue de référence de la mouvance. On la trouve désormais partout (je les ai tous, je suis un fan), et ceux qui cherchent des conseils opérationnels ou des articles vantant le jihad ne peuvent qu’apprécier sa mise en page soignée et son humour.

Ainsi, dans son numéro de novembre 2010, Inspire n’avait pas hésité à afficher en couverture le prix de l’envoi de deux imprimantes piégées à Chicago depuis le Yémen – un projet d’attentat déjoué grâce aux services saoudiens – et qui, bien que n’ayant pas abouti, avait semé une belle pagaille dans le ciel.

« Two Nokia mobiles, $150 each, two HP printers, $300 each, plus shipping, transportation and other miscellaneous expenses add up to a total bill of $4,200. That is all what Operation Hemorrhage cost us. » est-il crânement écrit dans Inspire, alors qu’AQPA démontrait avec maestria que l’imagination et l’innovation opérationnelle pouvaient déjouer les milliards investis par l’Empire dans des systèmes de surveillance.

Quand on attaque l’Empire, l’Empire contre-attaque.

En quelques mois, AQPA s’était donc imposée comme la filiale la plus innovante d’Al Qaïda, voire comme l’élément moteur du jihad mondial. Tenant tête à l’armée yéménite, pratiquant la guérilla (185 soldats tués le 3 mars 2012 – ici) ou le terrorisme dans sa forme la plus classique (96 morts le 23 mai 2012 – ici), le groupe sait agir avec doigté et assassine régulièrement des officiers des services de contre-terrorisme. Son rayonnement est immense, et il inspire, comme il se doit, aussi bien AQMI que les petites cellules isolées, comme à Bonn au mois de décembre 2012. Et, pour couronner le tout, voilà que le chef d’AQPA, Nassir Al Wuhayshi, serait devenu le N°2 d’Al Qaïda. Belle carrière, quand on y pense.

La menace n’a pas manqué d’alarmer les Etats-Unis, vous savez cette hyperpuissance peuplée d’imbéciles dont les défauts sont moqués par d’innombrables génies qui croupissent pourtant dans leurs échecs, et le soutien au régime yéménite a pris la forme habituelle que prennent les aides en temps de guerre : raids aériens, opérations au sol, assistance technique. Comme je le relevais ici, l’implication de l’Empire (drones, chasseurs-bombardiers, missiles de croisière) a parfois été détournée par Sanaa et le Pentagone ne se fie plus comme avant aux éléments transmis par ses encombrants alliés. Les Saoudiens sont également de la partie, puisqu’AQPA les menace directement, et les frappes aériennes dénoncées en Occident par les belles âmes habituelles sont parfois le fait de la Royal Saudi Air Force. Ça fait quand même beaucoup pour une menace inventée.

Orchestrales manœuvres dans l’obscurité.

Qui peut oser affirmer, surtout sans le moindre élément de preuve, que l’alerte déclenchée le 1er août l’a été pour détourner l’attention de l’affaire Snowden, déjà vieille de deux mois ? Qui peut s’émouvoir de voir la NSA ainsi justifiée alors que les programmes de surveillance qu’elle conduit sont légaux, qu’ils sont connus de tous depuis 2008 et qu’ils ont été utilisés à de nombreuses reprises depuis le 11 septembre, comme, par exemple, en 2004 après les arrestations au Pakistan de Mohamed Naeem Moor Khan et d’Ahmed Khalfan Ghailani ?

Qui peut penser que Washington va monter un tel barnum pour tenter de faire oublier, aussi grossièrement, une telle affaire et, pour ce faire, faire la démonstration de l’inutilité stratégique de l’emploi massif de drones contre Al Qaïda ? L’alerte régionale confirme, en effet, que ces charmants petits engins, diablement efficaces, ne permettent pas – mais qui le pensait vraiment ? – d’emporter la décision. Reste, comme je l’écrivais ici, qu’ à défaut d’autre chose il faut bien flinguer les ennemis, et que toutes ces guerres sont bien à la fois indispensables et inutiles. Depuis le 27 juillet, d’ailleurs, pas moins de 7 raids de drones ont ainsi été effectués contre AQPA, et ça n’est sans doute pas faire oublier que la NSA fait son travail. En 2010, alors que tous les services occidentaux tentaient de faire avorter des projets d’attentat Mumbai like en Europe, et que les drones impériaux traquaient impitoyablement les responsables du MIO et de l’UJI dans les zones tribales, aucun de nos découvreurs de complot ne voyaient un lien avec une quelconque affaire qu’il aurait fallu retirer des médias.

Il est également possible, mais la thèse est audacieuse, que certains ne cherchent jamais du bon côté. Tenez, par exemple, cette timeline réalisée par Joshua Foust au sujet de l’affaire Snowden ne fait-elle pas réfléchir ? Et la révélation, le 7 août, par les autorités yéménites, de la découverte d’un complot d’AQPA pour s’emparer simultanément de deux ports et de plusieurs sites gaziers et pétroliers dans le pays n’est-elle pas troublante ? Qui peut penser sérieusement que le groupe est capable d’une telle opération, qui ferait passer l’attaque d’In Amenas pour un jamborée ? Nos stratèges de garde n’ont-ils pas noté que ce complot, dont doutent d’ailleurs plusieurs officiels yéménites, vient à point pour le pouvoir, qui tente ainsi de fragiliser certaines tribus qui s’en prennent aux gazoducs en les assimilant à des jihadistes ? La manœuvre, manifestement, n’a pas pris, et il semble qu’on ne reprendra pas de si tôt la Navy à raser un village  sans histoire au nom de la lutte contre Al Qaïda. Comme le soulignait récemment Gregory Johnsen dans Foreign Policy, les Etats-Unis ont perdu au Yémen, et ils ont perdu le Yémen.

La menace jihadiste, comme elle en a la délicieuse habitude, ne cesse d’évoluer. Les signaux se font de plus en plus inquiétants, et on ne sait plus à quel saint se vouer, des jihadistes européens isolés aux conséquences des révoltes arabes, en passant par la guerre au Mali qui n’en finit pas de s’achever ou la crise syrienne qui devient un désastre historique. La fin de la récréation égyptienne sifflée par l’armée a provoqué la bien compréhensible fureur d’Ayman Al Zawahiry, qui a dénoncé un complot – c’est une manie, décidément – des Etats-Unis (déjà accusés par les révolutionnaires d’avoir placé Mohamed Morsy au pouvoir. Oui, je sais, ne dîtes rien). On dirait bien, par ailleurs, à en croire la presse US, que la NSA ait intercepté ce qui a été abusivement qualifié de conf call entre émirs jihadistes et qui aurait été en réalité un chat imprudent. A moins, à moins, que l’Empire soit enfin capable d’écouter la voix sur Internet (VOIP)… Le fait est que les éléments recueillis ont été transmis aux alliés, et que ceux-ci (Londres, Paris, Berlin, Bruxelles, La Haye) les ont trouvés assez convaincants pour fermer à leur tour leurs ambassades – voire de les évacuer.

Alain Marsaud, dont on se demande toujours ce qu’il a de si intéressant à dire sur le jihad puisqu’il ne l’a jamais combattu et n’y entend manifestement rien, vociférait sur BFM, cette semaine, en expliquant que la France faisait preuve de suivisme à l’égard des Etats-Unis. Il va de soi que cette appréciation, finement dosée, est valable pour l’Allemagne, qui ne décolère pas depuis, devinez quoi, l’affaire Snowden… M. Marsaud n’a sans doute pas lu les récents communiqués de la mouvance jihadiste appelant à frapper l’Empire, et il ne sait probablement pas qu’une récente série d’évasions (Libye, Irak, Pakistan) de jihadistes fait craindre un renforcement rapide des capacités des réseaux. Sait-il, d’ailleurs, que l’attentat de Benghazi, réalisé par des Libyens, des Tunisiens et des membres d’AQMI, a été conçu par un jihadiste égyptien justement évadé de prison ? Et que tout ce petit monde a été financé par AQPA, qui aide aussi, car c’est la famille, les Shebab et Boko Haram ?

La menace jihadiste s’intensifie et change toujours plus vite, et il n’est donc pas étonnant qu’elle laisse désemparés des commentateurs qui, on peut le craindre, n’ont sans doute jamais été en avance, de toute façon sauf sur l’heure du dîner. Je ne peux que les assurer de ma pitié, car il doit être très douloureux de vivre dans un monde auquel on ne comprend rien.

La connerie à ce point-là, moi je dis que ça devient gênant.

On connaissait la République des nantis, on a désormais la République des imbéciles. Exprimant avec un rare talent la parfaite vacuité de sa pensée politique, Xavier Cantat, le frère de l’autre et le compagnon de la toujours ministre Cécile Dufflot, plus connue pour sa capacité à rester au gouvernement que pour son courage, a livré ce matin son sentiment quant au défilé militaire du 14 juillet.

On ne lui en demandait pas tant, évidemment, et il pourrait être tentant, pour certains esprits magnanimes, de rappeler que le brave garçon ne pensait sans doute pas déclencher un tel tollé. Je n’aurais, pour ma part, pas cette grandeur d’âme tant il apparaît, au contraire, parfaitement clairement que ce coup d’éclat, s’il a sans doute dépassé les espoirs de son auteur, n’est nullement le fruit du hasard. Quand on est un élu de la République (adjoint au maire de la riante cité de Villeneuve-Saint-Georges), on n’ignore pas que les mots ont un sens et que les déclarations ont une portée. Dés lors, on ne peut pas considérer autrement que comme une action réfléchie le fait de lancer sur Twitter le matin du 14 juillet une médiocre saillie antimilitariste qu’on attendrait plus d’un lycéen rebelle redoublant sa Terminale et jouant au révolutionnaire de seconde zone.

Il ne s’agit évidemment pas, cher M. Cantat, de rejeter l’antimilitarisme en bloc. Si je ne partage évidemment pas votre rejet brutal de la chose militaire, je comprends malgré tout aisément qu’elle puisse rebuter, pour quantité de bonnes raisons. Et je comprends encore plus aisément qu’un citoyen ayant vécu, comme vous, les guerres de décolonisation, le putsch raté de 1961, et les dictatures chilienne, espagnole, grecque ou birmane puisse frémir à la vue d’un uniforme. Je comprends également, avec une facilité nourrie à l’expérience, que vous puissiez rejeter la bêtise en uniforme, le règne de l’arbitraire absurde et de l’incompétence galonnée. Mais je ne peux tolérer une telle morgue, une telle suffisance, une telle ignorance et, pire du pire, un tel mépris pour des hommes et des femmes qui assurent votre sécurité, défendent votre famille et portent haut les couleurs de la France, ce pays dont vous êtes un élu et dont votre compagne est ministre.

Je suis un patriote exigeant, qui frissonne quand retentit la sonnerie aux morts, mais je ne passe pas tout à mon pays, loin s’en faut. J’ai même la faiblesse de me considérer comme un authentique citoyen, prêt à mourir pour lui mais capable de dénoncer son impéritie ou ses dérives. Mon patriotisme ne saurait, ainsi, être taxé de nationalisme, et rien ne m’est plus étranger que l’esprit cocardier caricaturé, parfois avec justesse, dans les colonnes de la presse anarchiste.

Ayant eu la chance de recevoir une éducation respectueuse, j’évite par ailleurs de me planter devant des inconnus dans la rue pour leur cracher mon mépris, ce que vous avez fait ce matin sur Twitter avec le panache qui sied aux médiocres et aux lâches. A votre différence, je n’hésite pas à exprimer mes désaccords ou mes indignations, qu’elles soient fondées ou non, face à ceux que je vise, avec les risques que cela comporte, car c’est ainsi que l’on vit quand on est un honnête homme et pas un révolutionnaire de salon, un pourfendeur d’opérette ou un indigné confit dans l’embourgeoisement.

Qualifier, comme vous l’avez fait avec une concision qui doit plus au format imposé par Twitter qu’à la pureté cristalline de votre réflexion, le traditionnel défilé du 14 juillet de « défilé de bottes » a ainsi constitué un acte d’une fascinante médiocrité. Je ne vais même pas m’attarder sur le fait que de tels propos font le lit des extrémistes que vous déclarez combattre et dont vous êtes pourtant si proches, tant par l’absurdité de votre lecture du monde que par l’absence, remarquable, de toute subtilité. Il m’est, cependant, difficile, de ne pas relever l’insigne ignorance que vous exposez ainsi à la vue de tous. Je ne vous cache pas, d’ailleurs, que celle-ci est, par bien des aspects, d’une prodigieuse indécence tant elle révèle l’étendue de vos pitoyables certitudes.

Oui, l’armée française, c’est une histoire douloureuse, comme le sont les histoires de toutes les armées de cette pauvre planète, que vous prétendez défendre et qui se porterait sans doute mieux sans vos jérémiades. Oui, l’armée française a livré des combats qu’il n’est pas inutile, avec le recul, de qualifier d’injustes. Oui, il y a eu des guerres coloniales, des expéditions inutiles, des tueries insupportables. Mais il y a eu aussi des guerres défensives, qui ne protégeaient pas seulement des régimes ou des richesses, mais qui ont vu des hommes mourir pour défendre la modeste maison de leurs voisins, pour défendre leur liberté, leur culture, leur langue, leur mode de vie. Ce matin, et vous l’auriez su si vous leviez de temps à autre le nez de votre nombril, se présentaient devant le Président, le Premier ministre, le gouvernement, dont Mme Dufflot et une palanquée de chefs d’Etat invités, des militaires – ouh, le vilain mot – qui ont libéré un pays et combattu ce qu’on fait de mieux, ces temps-ci, comme arriérés et ultra radicaux. Votre hauteur de vues vous permet sans doute de renvoyer dos à dos nos soldats et les jihadistes, comme l’ont fait des générations d’antimilitaristes prêts à lever le poing quand nous sommes en paix mais qui filent à Moscou ou Berlin dès que ça chauffe un peu.

Ce matin, dans un petit village de cette campagne que vous portez aux nues mais que vous ne fréquentez jamais, je contemplais le monument aux morts, effrayant témoignage de la saignée de 1914, pendant qu’un maire socialiste rappelait que le 14 juillet était la fête de la nation, oui, de la vôtre, M. Cantat. Ce modeste élu a d’ailleurs pris le temps, devant une famille de touristes néerlandais qui n’a pas ricané, à votre différence, de nous rappeler ce qu’était la liberté, la fraternité, et l’égalité, toutes ces valeurs pour lesquelles des millions de Français sont morts. Le défilé du 14 juillet, cher M. Cantat, c’est le défilé de la victoire en 1919, c’est celui de 1945, et c’est aussi celui de ces jeunes gens arrêtés par l’occupant nazi quand vos modèles politiques travaillaient dans les usines Messerschmitt.

Ces hommes et ces femmes qui défilaient aujourd’hui en portant des drapeaux héritiers d’une histoire ancienne, glorieuse ou douloureuse, sont prêts à mourir et à tuer pour vous. Ils s’entraînent au sacrifice ultime pendant que vous vous drapez dans votre confondante ignorance. Irez-vous dire devant le tombeau de Jean Moulin qu’il était un militariste ? Proclamerez-vous que les hommes du commando Kieffer étaient des fascistes ? Personne ne vous demande de vous engager ou de porter les armes, et personne, grâce à ces soldats, ne vous force à les applaudir, mais on serait en droit d’attendre d’un élu qu’il ait conscience de certaines réalités du monde, et on serait en droit d’espérer du compagnon d’une ministre qu’il se retienne avant de lancer à la face du monde une phrase odieuse d’ignorance et de certitudes imbéciles.

A dire vrai, personne n’aurait noté, ce matin, votre absence à la tribune officielle. Votre présence, en revanche, l’aurait souillée, et elle aurait même été une injure aux troupes de la République, composées de vos concitoyens. Je vous laisse avec vos supporters, qui invoquent pêle-mêle les fantômes de Jean Jaurès ou de Boris Vian et ressassent comme de vieux lapins Duracell les habituelles foutaises anarchistes de gamins irresponsables qui se croient, comme leurs prédécesseurs depuis des siècles, follement originaux.

Capable de nous conduire au sublime, l’armée, certes, peut aussi générer la plus abyssale médiocrité. Merci de nous avoir rappelé qu’il en va de même pour la politique, lorsque les lieux communs d’une idéologie sans objet et d’un parti de profiteurs sans vergogne et sans honneur, dont la seule cohérence réside dans le maintien vaille que vaille au pouvoir, tiennent lieu de pensée.

« Voiles sur les filles/Barques sur le Nil » (« Alexandrie, Alexandra », Claude François)

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les militaires, quand ils prennent le pouvoir, ont tendance à affirmer qu’ils le font pour le bien de tous, pour la paix, pour la stabilité et pour la grandeur de leur pays. Ils disent rarement que le peuple est composé de crétins ignorants et qu’ils vont rétablir l’ordre, et pas d’un petit train, bande de petits salopards (ça, c’est plutôt mon genre) et que le premier qui moufte en prendra pour vingt ans a) en Sibérie b) au Tibet c) aux Kerguelen (entourez l’option choisie).

Comme de juste, l’armée égyptienne n’a pas dérogé aux traditions en déposant, le 3 juillet dernier, le président Morsy afin de répondre « aux aspirations du peuple », pour reprendre la formule du général Al Sissy, le nouvel imperator. Soyons clair, personne ne va regretter Mohamed Morsy, manifeste erreur de casting, élu en juin 2012 après avoir été désigné, en l’absence d’alternative, candidat des Frères. Le pauvre homme, qui n’a fait illusion que quelques semaines mais a quand même réussi à envoyer à l’hospice le maréchal Tantawi, a démontré l’étendue de son incapacité à gouverner. Et avec lui, c’est l’ensemble de la Confrérie, certes paralysée par la dissolution de l’Assemblée en mai 2012 par l’armée (on ne fait pas plus prévenant, décidément) qui a exposé son amateurisme, son dogmatisme, et son impuissance. A dire vrai, on n’est pas surpris, mais ça fait quand même plaisir de constater que les élus du Très Haut, ici comme ailleurs, sont infoutus de gérer quoi que ce soit.

La colère grondait depuis des mois, en Egypte, et on peut même dire qu’elle ne s’était pas éteinte depuis janvier 2011 – sans parler de tout ce qui a précédé. Depuis plus de deux ans, les explosions de violence étaient régulières, et je dois dire que je redoutais que les jeunes progressistes, en pointe lors de la révolution, n’aient été définitivement brisés par la répression. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici que l’armée, qui se présente aujourd’hui comme seulement préoccupée par le sort du peuple, n’y est pas allée de main morte tant qu’elle a été au pouvoir après la chute de Pharaon. L’automne 2011, ainsi, n’a pas été de tout repos pour la jeunesse militante, soigneusement et copieusement tabassée par une soldatesque décidément bien peu à l’écoute de revendications qui sont, d’un coup, un certain 3 juillet 2013, devenues légitimes. D’ailleurs, cette armée si attentive aux demandes de ces jeunes gens n’était pas la dernière, en octobre 2011, à intenter des procès aux militants des ONG pro-occidentales, accusés d’être des agents de l’étranger. A cette époque, leurs revendications n’étaient pas si légitimes. Mais quand ça change, ça change et, comme on le sait, il ne faut jamais se laisser démonter.

Quand une armée dépose un président élu, le remplace par un haut fonctionnaire, suspend la constitution, dissout la chambre haute du parlement (et finit ainsi le travail commencé il y a un an), prend le contrôle des médias, déploie ses chars à chaque carrefour et fait arrêter les principaux responsables du parti au pouvoir pour des motifs assez obscurs, je n’appelle pas ça une kermesse mais bien un coup d’Etat militaire. C’en est même une illustration parfaite, digne de figurer dans un manuel. Cela étant posé, il faut se souvenir qu’au mois d’avril 1974 l’armée portugaise a réalisé un coup d’Etat militaire qui, après avoir conduit au départ du général Salazar, a permis l’instauration d’une démocratie et la fin d’une épouvantable guerre coloniale en Angola et ailleurs. Dans ces conditions, on pourrait donc se laisser à un certain optimisme s’agissant de la situation égyptienne. Sauf que c’est pas mon genre.

L’armée est au pouvoir au Caire depuis 1952, et elle représente la principale force politique du pays. Gavée d’aides soviétiques puis américaines, elle contrôle au moins 30% de l’économie du pays, l’ensemble de ses services secrets et avait donné, jusqu’en juin 2012, tous ses dirigeants à la république. Ses généraux ne sont pas connus pour être des rigolos (j’ai moi-même fait un jour une plaisanterie à un général de je-ne-sais-plus quel service, et j’ai bien cru que la soirée allait mal se terminer, mais passons), et ils ont été à la manœuvre contre les Frères avec la finesse que l’on imagine.

On peut, si on le souhaite, lire le coup de force du 3 juillet comme une action répondant à l’appel du peuple, mais il serait bon de ne pas oublier que les militaires ont d’abord gagné une nouvelle manche contre la Confrérie, leur vieille ennemie. Déjà, l’année dernière, les sauveurs de la patrie et les garants de la révolution (rires) avaient hésité quelques jours avant de laisser Mohamed Morsy l’emporter sur Ahmed Shafiq. La question est donc de savoir si l’armée va désormais, comme au Portugal il y a quarante ans, s’effacer et laisser la démocratie naissante s’implanter dans le pays ou si elle va conserver durablement son rôle prédominant.

Une autre question n’est toujours pas posée, et elle devrait pourtant être au cœur de toutes les réflexions. Admettons que l’armée ait bien fait de déposer le président et qu’elle accompagne en toute transparence le processus qui doit conduire à l’élection d’un nouveau président et d’un nouveau parlement, qui nous garantira que les choses iront mieux en Egypte ? Le fiasco de l’expérience des Frères au pouvoir ne saurait nous faire oublier qu’aucune des causes socio-économiques ayant conduit à la révolution de janvier 2011 n’a trouvé de réponse satisfaisante. Quels remèdes le nouveau régime va-t-il trouver ? Est-il capable de répondre aux multiples revendications de la rue ? Il serait parfaitement illusoire de ne voir dans les foules de ces derniers jours qu’une masse de citoyens unis par la même détestation des Frères et leur amour de la liberté, si possible laïque.

L’opposition égyptienne, en passe – suprême ironie – de parvenir au pouvoir grâce à l’armée, est divisée entre des composantes parfois très différentes, progressistes/modernistes, nationalistes, communistes, néo-nassériens, pro-Moubarak, islamistes dissidents, coptes, ulcérés par l’une ou l’autre des décisions idiotes des Frères et que seule la commune détestation de Mohamed Morsy a pu réunir dans les rues. Saura-t-elle constituer un gouvernement d’union nationale alors que les salafistes (eux-mêmes divisés, car on ne se refait pas), après avoir accepté la feuille de route de l’armée, prennent rapidement leurs distances et ont déjà refusé de voir Mohamed El Baradei puis Ziad Bahaa Eldin au poste de Premier ministre ?

Comment le futur gouvernement, auquel on souhaite bien du plaisir, parviendra-t-il à enrayer une crise économique qui ne cesse de s’aggraver depuis la révolution ? Et qui saura rétablir la sécurité dans les rues ? Et faire revenir les touristes ? Qui sera capable de mettre fin aux intolérables violences sexuelles omniprésentes autour de Tahrir ? Comment faire face à l’inévitable mécontentement d’une population de plus en plus sensible aux théories idiotes et qui pourrait, bien, progressivement, basculer dans la violence ?

Quelques mois après le début des révolutions arabes, de beaux esprits ont commencé à évoquer un master plan de l’Empire, voire une complexe manœuvre judéo-américaine. Comme d’habitude, aucun fait et aucune preuve n’ont été avancés, mais peu importe et l’idée que des populations puissent se révolter spontanément n’a pas été retenue. Le monde est bien plus complexe que ne le prétendent les idéologues de l’extrême droite et de l’extrême gauche, et leur inexpérience les empêche de voir que personne ne maîtrise rien. Dans l’ensemble du Moyen-Orient, de nombreuses forces sont en action, chacune avec ses propres objectifs et sa propre logique, et je ne vais pas revenir sur ce que j’écrivais ici ou , par exemple.

Les Etats-Unis, qui voient, comme la Russie, leurs alliés vaciller dans la région sont accusés d’avoir tout manigancé. Le point le plus amusant, s’agissant des évènements actuels en Egypte, est que chaque camp les accuse. Les Frères, que la rue, dans sa bien connue sagesse, voyait inféodés à Washington, jugent l’Empire responsables de tous leurs malheurs. En 2011, l’armée, qui a grassement profité de l’argent de son puissant protecteur, a fait porter aux ONG américaines la responsabilité de la révolution, soudainement devenue si belle et légitime après avoir été montée dans l’ombre par des traîtres, des drogués et des prostituées. Et certains militants progressistes, qui ont profité des programmes du Département d’Etat, n’ont pas manqué une occasion, récemment, d’accabler les Etats-Unis, accusés d’avoir poussé l’armée à (re)prendre le pouvoir. La confusion mentale atteint de tels sommets que le peuple en vient à ne plus voir sa propre force et à chercher désespérément un grand ordonnateur qui expliquerait le cirque. Après des décennies de dictature, la liberté enivre puis trouble quand il apparaît que le futur n’est pas au bout d’une route déjà tracée par d’autres…

La seule donnée non négociable est que les Etats-Unis redoutent, en effet, un immense merdier en Egypte, aussi bien pour d’évidentes raisons stratégiques (Canal, Gaza, Israël, Libye, Nil, etc.) que sécuritaires (jihad) et même morales. Tout est, en effet, réuni pour une catastrophe qui pourrait, à terme, dépasser l’ampleur de la tragédie syrienne.

Lors de la révolution de 2011, la vie politique égyptienne était dominée par le parti présidentiel, l’opposition étant autorisée à faire de la figuration et les Frères cantonnés – cruelle erreur – à des actions caritatives (je simplifie à dessein). Plus de deux ans après la chute du régime, l’armée – admirez le paradoxe – reste d’une puissance inégalée mais des dizaines de partis politiques se sont constitués. Quant aux Frères, ils ont gagné les élections parlementaires (2011-2012), puis ont vu le parlement qu’ils dominaient outrageusement (plus de 40% des sièges, et 25% aux salafistes) dissous par l’armée, et finalement leur candidat à la présidence élu puis déposé par cette même armée. On a en vu qui s’agaçait pour moins que ça, et c’est là qu’il faut repenser au statut si particulier du pays dans la mouvance jihadiste.

L’Egypte abrite la plus haute autorité de l’islam sunnite, et c’est sur son sol que les Frères musulmans, précurseurs du jihad contemporain, ont vu le jour en 1928. Les idéologues radicaux égyptiens n’ont cessé d’irriguer la violence depuis ce moment, confortés dans leur choix par la violence aveugle de la répression qui les a frappés et menace à nouveau de s’abattre sur eux. Les deux principales formations jihadistes égyptiennes ont assassiné le président Sadate en 1981 avant de mener au régime une guérilla finalement vaincue. En 1999, la Gama’a a même renoncé à la violence, sans pourtant renier ses fondamentaux, et le Jihad islamique a fusionné avec Al Qaïda en juin 2001. Oui, quand même. D’ailleurs, les adjoints d’Oussama Ben Laden ont toujours été égyptiens, d’Abou Oubeida Al Banshiri à Ayman Al Zawahiry en passant par Mohamed Atef. Et c’est même Zawahiry, le bon docteur, qui a remplacé OBL après sa tragique disparition.

Les cadres égyptiens d’Al Qaïda n’ont jamais perdu de vue leur pays. Les révoltes arabes, loin d’avoir été un échec du jihad comme quelques esprits égarés l’ont prétendu alors que la poussière n’était pas encore retombée, sont, au contraire, de formidables occasions d’agir comme elles sont, aux yeux des chefs jihadistes, la démonstration de la justesse de leur cause. Comme le notait récemment avec beaucoup de pertinence un observateur, le coup de force de l’armée, la semaine dernière, contre le premier président islamiste de l’histoire égyptienne confirme l’ensemble du crédo d’Al Qaïda : jamais on ne laissera gouverner un authentique chef de l’Etat musulman, l’accession au pouvoir par les urnes est un leurre, la démocratie est une impasse, et le jihad est donc la seule voie.

Ce discours est relayé depuis des mois par nombre d’idéologues en Egypte même, et il va être excessivement intéressant d’observer quel sort l’armée leur réserve. L’émergence de groupuscules, depuis des mois, comme Ansar Al Sharia (oui, je sais, il ne faut pas lire la presse française, elle ne vérifie rien et recopie tout) et l’audace croissante de personnalités comme Mohamed Al Zawahiry, le frère de l’autre, sont les signes d’une violence qui ne demande qu’à exploser.

Les nouvelles autorités sont conscientes du risque, et on entend déjà des voix appelant à ne pas exclure les Frères du prochain processus électoral. Si par malheur quelques centaines de partisans des Frères décidaient, en effet, de passer dans la clandestinité pour mener un jihad en Egypte, le pays ne pourrait que s’enfoncer encore plus. Des cellules terroristes existent déjà, au Caire ou Alexandrie, tandis que le Sinaï est plus que jamais en train de basculer dans le chaos. La perspective d’une relance du jihad en Egypte est donc loin d’être une hypothèse abstraite, et il suffit pour s’en convaincre de recenser les incidents et arrestations depuis un  an.

Il y a fort à parier qu’après les premiers attentats l’armée reprendrait durablement la main puisque le pouvoir civil serait, intrinsèquement incapable de relever un tel défi. Dès lors, la comparaison avec la crise algérienne de 1991/1992 deviendrait tristement pertinente. Et le choc des révoltes arabes deviendrait un cataclysme.

Rendez-vous en terre connue

Jeudi 4 juillet, les bloggueurs d’AGS se feront un plaisir de vous accueillir au Café Le Concorde afin d’y échanger autour de leurs thèmes favoris.

Dans une ambiance festive qui n’empêchera pas de fructueux échanges, les tôliers des blogs d’élite qu’on ne présente plus (CIDRIS – CyberwarfareDe la Terre à la LuneL’Echo du Champ de BatailleGood Morning AfrikaHistoricoblog, Les Carnets de Clarisse, Mars AttaqueLa Plume et le SabreLa Voie de l’EpéeWar Studies Publications et Zone d’Intérêt) auront la joie et l’honneur de converser avec vous, dans l’esprit d’ouverture et de dialogue qui sied à l’étude des relations internationales.

Nul doute que les conversations de demain seront donc à la hauteur de vos attentes…

Venez nombreux à cette dernière édition de la 3e saison des Cafés stratégiques d’AGS !

 

A force de jamais rien comprendre, un jour il va vous arriver des bricoles.

Depuis combien d’années n’ai-je pas été autant affligé ? A quand remonte la dernière fois où j’ai ressenti un véritable malaise physique en lisant dans la presse de tels monceaux de médiocrité ? Où j’ai été littéralement submergé par la honte ?

Des réactions et commentaires qui nous assaillent depuis quelques jours, il n’y a quasiment rien à sauver et guère plus à retenir. Comme à leur habitude, nos dirigeants et ceux qui aspirent à les remplacer rivalisent de déclarations outragées, condamnant, vitupérant. Comme d’habitude, on geint, on se roule par terre, on déchire ses vêtements et on offre le spectacle désolant d’une classe politique hystérique et ignorante tandis qu’un silence consterné s’installe chez les professionnels du renseignement et chez les citoyens dotés d’un cerveau en état de marche.

Un de mes amis m’a dit, cet hiver, alors que nous évoquions les chocs culturels qui frappent les nouvelles recrues : « Le renseignement est un métier de prédateur ». La formule m’a frappé par sa justesse, et je ne peux que la reproduire ici in extenso. Oui, le renseignement est un métier de prédateur : avoir le secret le premier, agir le premier, manipuler, mentir, faire pression, écouter aux portes, recueillir le plus de fragments pour les assembler et comprendre.

On le sait, en démocratie, tout le monde n’a pas le droit de surveiller le territoire national. En France, cette mission est confiée à des administrations parfaitement encadrées (DGPN, DGGN, DCRI, DPSD, DNRED, TRACFIN), le reste du vaste du monde est scruté par la DGSE et la DRM. Je pense, ici, qu’il faut être particulièrement clair et lister quelques vérités qui devraient pourtant être connues et comprises de tous, en particulier de ceux censés nous diriger :

– Il n’y a quasiment pas d’ami dans le monde du renseignement.

– Dans ce monde, allié ne veut pas dire ami.

– On espionne toujours le plus possible.

– Les lois qui régissent le renseignement intérieur ne concernent pas le renseignement extérieur.

Du coup, à partir de ces quelques idées simples, il est possible de préciser que les services européens s’espionnent entre eux et que les autorités allemandes, par exemple, feraient bien de ne pas trop la ramener…

La recherche permanente de renseignement est évidemment difficile à concevoir, mais elle est au cœur de ce métier, et elle en fait tout le sel. Au printemps 2001, j’eus par exemple un entretien avec un des membres du poste de la CIA à Paris (je crois bien que c’était au sujet des réseaux du GIA au Niger, mais bon) et il était manifeste que mon homologue de l’Empire s’intéressait tout autant à l‘objet de notre réunion qu’aux méthodes employées par mon service pour aboutir à ses conclusions et même à ma modeste personne. Tout est intéressant, tout est bon à prendre, tout peut être utile, tout est peut-être important. Et donc, on recueille, on classe, on stocke, on analyse.

Un service de renseignement est un écosystème fermé, qui scrute le monde extérieur, tente de comprendre ses ressorts secrets et d’y placer des sources tout en se gardant des menées exactement identiques de ses alliés. C’est pour cette raison que chaque structure sérieuse dispose en son sein d’un service de sécurité intérieure et d’une unité de contre-espionnage. Mieux, chaque jour, des services montent des opérations en commun contre des ennemis tout en se regardant du coin de l’œil. Quel est le vrai nom de Rachid, ce colonel si sympathique avec lequel on prépare une infiltration en Syrie depuis la Jordanie ? Et où donc a servi Mike, cet analyste civil qui arbore la chevalière d’Annapolis ? Et quel est le nom exact de l’université où Karen, cette redoutable analyste irlandaise, a fait ses études ?

Evidemment, tout cela demande de la souplesse, du pragmatisme, et il ne s’agit pas de s’effondrer en larmes quand on découvre que les services suédois ont piégé votre chambre d’hôtel et vous ont donc vu vous débattre pendant dix minutes avec l’absurde robinet de la douche de votre salle de bains. Et il ne s’agit pas non plus de paniquer quand un jeune diplomate britannique, parfaitement francophone, vous harponne dans un cocktail à Bruxelles et commence à tenter de vous faire raconter votre vie. On veut tout savoir, et on ne veut rien dire.

Quand je suis devenu fonctionnaire, une des premières choses qui m’a été dite a concerné la sécurité des communications. « Les Américains interceptent 100% des communications mondiales », nous a ainsi asséné un responsable, qui a ensuite décliné les mesures de sécurité qui s’imposaient. La domination impériale dans le domaine du SIGINT n’a jamais été sérieusement contestée que par les Soviétiques (qui étaient même meilleurs dans le domaine de la guerre électronique, m’a-t-on dit) et cette supériorité est désormais sans égale. Il nous raconta même comment un Premier ministre français qui venait d’arracher un colossal contrat en Amérique du Sud et en avait détaillé le contenu en téléphonant depuis son avion au-dessus de l’Atlantique avait été écouté par la NSA, qui avait transmis tout cela à qui de droit, conduisant à la perte du contrat…

Dans ses mémoires de DGSE (Au cœur du secret, Fayard, 1995), Claude Silberzahn révèle que 25% du budget du service était, de son temps, consacré au renseignement économique. Je ne vais évidemment pas entrer dans les détails, mais qui croit vraiment que ce budget était exclusivement consacré à des abonnements aux Echos et au Wall Street Journal ? Les gars, quand même, un peu de sérieux.

Le fait d’être des alliés politiques et militaires et d’entretenir des relations de confiance depuis des décennies, malgré des désaccords parfois profonds, n’empêche pas la compétition industrielle et économique. Inutile de regarder vers Londres ou Washington, puisque l’exemple de Berlin est aussi parlant. La France et l’Allemagne, autoproclamées moteur de l’Europe, coopèrent dans certains programmes majeurs mais se concurrencent sans pitié sur d’autres (avions de chasse, blindés, nucléaire civil, transport ferroviaire) et bien naïf serait celui qui croirait que les décisions des uns et des autres ne sont prises que sur des considérations techniques.

Qu’offre le concurrent ? En quoi son produit est-il meilleur ? De quels relais dispose-t-il au sein de l’appareil d’Etat ? Quelle est sa stratégie ? Pouvoir répondre à ces questions, c’est aider l’entreprise française, la soutenir, défendre des emplois et un savoir-faire technique parfois stratégique. Mais en France, aveuglés que nous sommes par notre capacité à construire de magnifiques raisonnements sans nous soucier de leur efficacité, enivrés par notre panache, cette expression qui transforme miraculeusement nos naufrages en posture esthétique, nous ne nous soucions guère de ces pratiques honteuses qui font qu’une crise peut s’achever par une victoire plutôt que par une nouvelle humiliation.

Je ne compte plus les négociations où la position française, défendue avec force par des esprits brillants, a été in fine balayée par la volonté moins raffinée mais plus solide de nos adversaires. Croire que le plus beau peut gagner sans se salir par la grâce de sa seule beauté est une attitude typique de notre beau pays. Et vient un jour où on doit envoyer 4.500 hommes au Sahel traquer et tuer des types que notre supposée supériorité morale n’a aucunement conduits à se rendre.

Le renseignement, comme la guerre, est affaire de volonté. Quels sont nos besoins ? Pour quelle politique ? Quels sont les risques à prendre ? Suis-je prêt à encaisser le choc d’une mission ratée ? Suis-je capable de gérer un succès spectaculaire ?

Je n’ai pas l’étourdissante puissance intellectuelle de certains des responsables politiques entendus encore récemment, mais il ne m’apparaît pas si étonnant que l’hyperpuissance américaine ait tout fait pour préserver son statut. Et si je ne saurais me réjouir de me savoir potentiellement écouté par un service étranger, je n’ai pas la stupéfiante candeur de m’étonner qu’une agence de renseignement, où qu’elle se trouve, fasse du renseignement.

Surtout, je ne commence pas à me ridiculiser en jouant les parangons de vertu quand le pays que je gouverne, certes péniblement, attribue chaque année à ses propres services de renseignement pas loin d’un milliard d’euros de budget et que je me félicite des succès d’Ariane quand la fusée européenne met sur orbite des satellites militaires. Je vais d’ailleurs vous confier un secret : cet argent ne sert pas à acheter des dosettes de café, et si ce satellite est militaire, ce n’est pas parce que les ingénieurs qui l’ont conçu portaient des rangers.

Tous les alliés s’espionnent, et ceux qui le découvrent aujourd’hui se disqualifient pour l’exercice du pouvoir. Certains dirigeants français sont connus dans les services aussi bien pour leur mépris du renseignement que pour leur mépris de ceux qui le pratiquent. Les mêmes vont amasser des secrets gênants sur tel ou tel rival, faire courir des bruits, pour ensuite donner des leçons de noblesse. Entre les cris de diva blessée d’un héraut de la révolution prolétarienne qui ne vole qu’en première, les déclarations d’une Jeanne d’Arc sur le retour qui défend l’indépendance de la France mais dont certains partisans idolâtrent ceux qui se sont battus sur le front de l’Est sous l’uniforme de leurs occupants et les leçons de morale d’élus écologistes prêts à toutes les bassesses et toutes les contradictions, aucune des réactions entendues n’a de valeur, et encore moins de portée.

L’idée même de vouloir accorder l’asile politique à Edward Snowden relève, par ailleurs, de la plus ahurissante confusion mentale. Snowden, en effet, n’est pas Léonard Peltier. Il n’a pas lutté toute sa vie contre un régime dictatorial, il n’est pas issu d’une communauté opprimée depuis des siècles, le pays qu’il fuit est une démocratie et il a sciemment trahi ses engagements pour des raisons qui ont plus à voir avec la notoriété qu’avec la défense de la justice.

Une fois de plus, et avec la constance dans l’erreur et l’ombrageuse médiocrité qui font le charme de notre classe politique (et de certaines de nos éminences), on se trompe de débat, et on pose les mauvaises questions. Tout cela n’est, comme toujours, qu’assaut d’impuissance, d’incompétence, de fausse candeur, ou même de vraie bêtise.

Le renseignement américain est tout puissant ? Très bien. Comment nous protégeons-nous ? Le renseignement américain est le plus puissant de l’Histoire ? Très bien. Avons-nous relevé le gant ? Le renseignement américain écoute nos ambassades ? Très bien. Mais qu’entend-il ? Le renseignement américain soutient les entreprises américaines ? Très bien. Que faisons-nous ? (Et inutile de me parler de la nouvelle direction du Quai, j’en ris encore). La question n’est pas de savoir comment on pourrait gagner plus de contrats, mais bien de comprendre par quel miracle on n’en perd pas plus. Bref.

Décidément très actif, Le Monde n’a pas raté son coup et s’est porté une nouvelle fois en tête de l’émotion nationale

Sans surprise, sa une du 2 juillet est donc d’un parfait ridicule, mais deux phrases de l’éditorial retiennent l’attention :

« Les Européens sont plus attachés à la protection des données privées que les Américains. Ils sont d’autant plus sensibles à cette agression commise par des services de renseignement d’un pays censé les protéger. »

Oui, chers amis, le quotidien de référence de notre beau pays est lucide, peut-être sous le coup de l’émotion. C’est donc bien l’Empire qui nous protège, et non plus nos faibles autorités, et les cris d’orfraie de nos dirigeants ne sont, finalement, que des démonstrations hypocrites qui ne peuvent cacher leur impuissance et leur dénuement. Ceux qui crient le plus fort se considèreraient-ils déjà (enfin !) comme des citoyens de l’Empire ? Auraient-ils déjà intégré la totale vacuité de leurs postures outragées ? On n’ose l’espérer.

Mes Marines sont des combattants, mon général. Ils ne devraient pas rester le cul vissé sur leur chaises à remplir des formulaires pour du matériel qu’ils devraient déjà avoir.

La liste des sales types au cinéma est interminable, mais quelques acteurs se détachent quand même : James Cagney, Jack Palance, Lee Marvin, Robert Mitchum, Lee Marvin, Lee Van Cleef, Jack Nicholson, Nick Nolte, Robert De Niro, Brian Dennehy, Joe Pesci, Harvey Keitel, pour ne citer que les plus importants. Inutile de me rappeler mes omissions, je sais qu’il manque Mads Mikkelsen, Rugter Hauer, James Woods, Ray Liotta, Tom Berenger, et même Vin Diesel puisque je suis un fan sans complexe de ce garnement de Riddick. Mais le plus grand d’entre eux, le plus flegmatique, le plus déterminé, le plus glaçant des sales types, celui qui ne tremble pas, n’a pas mal, c’est Clint Eastwood, the ultimate badass.

En 1986, Clint Eastwood est, aux yeux du monde, l’homme qui joue les flics réacs à Frisco et les cowboys solitaires dans l’Ouest. Il s’est évadé d’Alcatraz, a volé un chasseur soviétique, et il a même volé l’or du Reich avec Richard Burton. Ses méthodes sont radicales, expéditives, mais efficaces, et il les assume – et il assume de les jouer et de donner un visage à l’Américain que les Européens adorent haïr (et admirent en secret dans la France bien pensante).

Jim Carrey, au début d’une cérémonie célébrant le grand homme, le qualifie même d’American Icon :

Eastwood a en effet succédé à John Wayne et incarne l’Américain rêvé, celui des mythes fondateurs de l’Empire, dur à la douleur, solide sur ses appuis, pas effrayé par un échange de tartes et qui envisage avec calme la guerre pour défendre son pays et son modèle. Mais à la différence du Duke, dont les rôles sont toujours courtois (quoique rudes) et fair play, Clint Eastwood incarne des personnages qui jurent comme des charretiers et tuent sans pitié.

En 1986, alors que l’Empire vit la plénitude des années Reagan, Eastwood tourne Heartbreak Ridge, mélange mystérieux de propagande et d’ironie. S’agit-il d’un autoportrait de l’auteur en sergent des Marines ou d’un manifeste politique ? D’une ode à la juste domination impériale ou d’un film de guerre raté ? Le fait est qu’il s’agit de la première contribution du cinéaste à ce genre consubstantiel à Hollywood et que pour ce faire il a bénéficié du soutien massif du Pentagone, y compris en filmant des manoeuvres dans les Caraïbes.

A Washington, en effet, on a confiance et on imagine pas une seconde qu’Eastwood pourrait trahir la geste américaine. Il faut dire que le scénario du film, simplissime, offre, au premier regard, toutes les garanties et correspond aux standards les plus éculés du cinéma de guerre : un vieux sous-officier du Corps, vétéran de la Corée et du Vietnam, obtient de revenir dans une unité de combat où il reprend en main un groupe de jeunes branleurs pour en faire des soldats tout en affrontant un rond-de-cuir mythomane qui rêve de buccins et de sang sur le sable chaud. Et tout cela finit, non par des chansons, mais par la conquête de la Grenade en 1983.

Heartbreak Ridge est donc un film de guerre des plus classiques, tourné alors qu’Hollywood s’empare du Vietnam et le revisite, pour le meilleur comme pour le pire, de Missing in Action à Platoon. On y retrouve les figures habituelles du genre : des sous-officiers expérimentés, des lieutenants que l’on imagine plus volontiers dans des bars branchés qu’en train de demander un appui aérien, des officiers supérieurs incompétents et/ou dangereux, et une poignée de colonels et de généraux qui en ont vu d’autres et qui font que l’Empire gagne à la fin, envers et contre tout.

La figure du sergent qui botte le train est décidément omniprésente dans le cinéma de guerre impérial. On la trouve dans les classiques de John Ford, personnifiée par Victor McLaglen dans une poignée de chefs d’oeuvre, on la trouve dans l’espace (Aliens, 1986, James Cameron), on la trouve pendant le conflit vietnamien (Full Metal Jacket, 1987, Stanley Kubrick) et même dans une école de l’aéronavale (Officier et Gentleman, 1982, Taylor Hackford). On la verra aussi plus tard dans Starship Troopers (1997, Paul Verhoeven).

Face à ces vieux soldats au cuir tanné, la troupe, typiquement américaine, est insolente, indisciplinée, et on ose à peine imaginer ce que seraient devenus les petits gars confiés au sergent tirailleur Highway s’ils avaient été incorporés à une unité française, britannique ou russe…

A aucun moment Eastwood ne s’intéresse à l’entraînement des soldats. Il s’agit de volontaires, membres d’une unité d’élite (enfin, pas tellement d’élite quand on la voit au début du film), et ils ont signé pour en vous-savez-quoi. Du coup, tout l’entraînement, pas bien méchant, est montré comme une phase d’apprentissage routinière dont l’issue ne peut être que la transformation de ces braves garçons en bêtes de guerre.

Le film, en effet, met en avant des combattants, des tueurs, des types qui aiment se battre et savent reconnaître en un coup d’oeil le commandant exalté ou le tire-au-flanc. Ce sont de vrais soldats, rustiques, expérimentés, ne manquant pas une occasion de picoler, de se battre comme des chiffonniers et qui disent ce qu’ils pensent avec toute la franchise qui sied au baroudeur qui voit le mitard comme une étape inévitable.

Les autorités américaines retirèrent leur imprimatur au film d’Eastwood pour un certain nombre d’excellentes raisons. En premier lieu, le vocabulaire imagé des personnages principaux déplut vivement à certains responsables. Tuer à mains nues, oui, mais prononcer le F… word, jamais. L’image renvoyée par certains cadres du Corps fit également tousser en haut lieu, du major Powers (réjouissant Everett McGill) au sergent Webster, remarquablement servile. Et que dire de la troupe prise en main par Highway, sinon qu’elle aurait presque pu jouer dans Les Guerriers de la Nuit (1979, Walter Hill) ?

Le film, surtout, est plus ambigu qu’il n’y paraît. Si l’intervention à la Grenade est vantée, on y voit la fameuse et authentique scène de demande d’appui par téléphone, assez peu glorieuse. Et si la combativité des Marines est célébrée, on ne cache rien de la réalité qu’elle recouvre et de la violence sans limite qu’elle implique. Dès le générique, les images de combats en Corée sont ainsi accompagnées de roulements de tambours martiaux, auxquels succède une ballade joyeuse et sautillante tandis que l’écran montre de jeunes enfants pleurant dans la neige. Cruelle ironie, cruelle lucidité.

Le message est là : le sergent tirailleur Highway et ses amis aiment la guerre, mais la guerre n’est ni fraiche ni joyeuse. Ils aiment la guerre parce qu’ils aiment la violence, sans pour autant être des psychopathes, et s’ils aiment se battre, c’est d’abord pour le drapeau. Vous ne devez pas vous voiler la face sur la nature de ceux dont vous vantez les exploits.

Sans jamais condamner la guerre ou l’armée, sans jamais moquer le patriotisme, y compris le plus cocardier, Eastwood prend donc ses distances avec la propagande et les images trop belles. Il dresse le portrait d’un homme de tradition, dépassé, inadapté au monde civil, perdu quand il ne porte pas de treillis, déçu par la paix, qui en est réduit à lire des magazines féminins pour reconquérir sa femme. Le sergent Highway incarne la tradition, le conservatisme face à un monde qui s’englue dans l’administratif. Et la justesse des valeurs auxquelles il adhère est (censée être) confirmée par la conversion au réalisme de Stitch (Mario Van Peebles, qui en fait des tonnes, mélange de Marty McFly et de Prince), qui annonce, de retour au bercail après les combats de la Grenade, qu’il a signé un nouvel engagement…

Au final, Heartbreak Ridge est un film mineur d’Eastwood, à la fois personnel et anecdotique. On est encore loin des monuments des années 90 et 2000

 

 

 

 

 

Eastwood est le cinéaste de la violence légitime, du devoir que l’on accomplit malgré les risques, les modes et le regard changeant de la société. Il est le cinéaste conservateur par excellence, loin d’être le fasciste décrit par nombre d’andouilles. Sa vision du monde est celle d’une poignée de valeureux qui luttent contre la multitude, au risque de s’aigrir. Imaginez si le sergent tirailleur Highway avait quitté l’armée pour entrer chez Ford…