Just because you wear those sergeant’s stripes don’t mean you ain’t gonna die.

Cinéaste inégal, capable de tourner les deux pires Batman de l’histoire (Batman forever en 1995, Batman & Robin en 1997) comme de réaliser un beau portrait de femme (Veronica Guerin en 2003), Joel Schumacher est d’abord un cinéaste ambigu, tentant parfois de dénoncer une violence qui, en réalité, le fascine.

Auteur de près d’une trentaine de films, ayant fait tourner les plus grands (Tommy Lee Jones, Susan Sarandon, George Clooney, Julia Roberts, Cate Blanchett, Kevin Spacey, Forest Whitaker, et même Nicolas Cage), Joel Schumacher a quand même livré quelques films marquants (The Lost Boys, 1987 ; Chute libre, 1992 ; Phone game, 2002).

The Lost Boys Chute libre

En 2000, désormais connu pour avoir massacré la franchise Batman, pour avoir réalisé un film pour le moins dérangeant autour de l’autodéfense (Le droit de tuer ? en 1996) et un autre, éprouvant, autour des snuff movies (8 mm en 1999), il cède à son tour au besoin qu’ont les cinéastes américains d’évoquer la guerre du Vietnam et réalise Tigerland.

Le droit de tuer ? Tigerland

Le film, porté par une distribution modeste mais talentueuse (Colin Farrell, pour la première fois tête d’affiche, Matthew Davis, Clifton Collins Jr, Shea Whigham, Matt Gerald, et même Michael Shannon avant qu’il ne devienne l’acteur fétiche de Jeff Nichols), ne montre aucune image du Vietnam et suit le parcours d’appelés envoyés à Fort Polk (Louisiane) se préparer au combat.

Tigerland

A bien des égards, Tigerland fait penser à Full metal jacket, le film ô combien surestimé de Stanley Kubrick (1987), mais sans jamais parvenir à se départir d’une certaine lourdeur. Prisonnier des règles d’un récit vu ou lu des dizaines de fois, il ne fait qu’aligner les épisodes ou les scènes classiques : instructeurs sadiques, soldats craquant sous la pression, racisme au sein de l’unité, personnalités s’opposant autour de la question de l’autorité et de la nécessaire cohérence de l’armée ou du caractère aliénant de la discipline.

Tigerland, le nom de ce centre d’aguerrissement, aurait pu être le personnage principal du film. On le ne voit, finalement, que très peu, et même la pluie ou la boue ne sont pas aussi bien rendues que dans des films sans ambition, comme Basic, de John McTiernan (2003, avec John Travolta, Samuel Jackson, et Connie Nielsen). De même, la personnalité du personnage interprété par Colin Farrell n’est pas assez mise en valeur, alors qu’il y avait là l’occasion de créer presque un mythe.

De vexations en affrontements avec la hiérarchie, de punitions en coups d’éclat, Colin Farrell joue honnêtement sa partition, mais l’ensemble manque de souffle. Le film, cependant, frémit lorsque, exaspéré, un officier explique au héros qu’il n’est qu’un lâche parce qu’il refuse d’assumer ses talents de meneur d’hommes, de chef né et préfère son égoïsme.

A ce moment, on se dit que peut-être enfin les blessures secrètes du personnage vont être exposées. Et on se dit aussi que Joel Schumacher a enfin atteint son sujet. Cinéaste controversé, n’aurait-il donc commencé son film par des scènes sans complaisance pour l’armée pour mieux, ensuite, exalter, en particulier par les figures, très humaines, des sergents Landers et Eveland, la nécessité de s’aguerrir, de s’endurcir, pour mieux affronter une guerre que le pays mène, fut-elle injuste et impopulaire ? Hélas, il n’en est rien et les questions, à peine esquissées, ne créent qu’un peu plus de frustration devant ce qui aurait pu être un bon film.

Hésitant entre le récit d’initiation, le portrait d’une personnalité atypique, le tableau d’une société malade dont l’armée est, décidément, bien indisciplinée et minée par le racisme, ou une authentique intrigue, Tigerland n’en reste pas moins un petit film attachant, finalement assez personnel, loin, cependant, de pouvoir figurer parmi les oeuvres majeures consacrées à la guerre du Vietnam.

« Here you come again/Just when I’m about to make it work without you » (« Here you come again », Dolly Parton)

J’ai tendance à placer sur le même plan les idéologues et les imbéciles, mais il s’agit sans doute là d’une des nombreuses manifestations de ma légendaire arrogance, ici mâtinée de mon déplorable cynisme. Prenons, au hasard, l’Egypte, où la situation ne fait qu’empirer grâce à la politique pleine de sagesse et de modération de généraux jurant leurs grands dieux qu’ils n’agissent que pour le bien de tous.

Je ne vais pas vous faire l’injure de rappeler les épisodes précédents, rassemblés ici, mais il ne me semble pas inutile de préciser que l’armée égyptienne, après avoir fait mine de sauver la révolution au mois de février 2011, a finalement renversé en juillet dernier un président démocratiquement élu – après avoir fait invalider le parlement, également élu, et islamiste à 75% – puis a entrepris de briser les manifestations pacifiques qui protestaient contre le putsch.

Il serait sans doute un peu hâtif de voir en moi un défenseur des Frères, ou même un partisan de l’islam politique. Laïc, républicain, ponctuellement tenté par le jacobinisme, je crois en revanche à la légitimité du mandat obtenu du peuple lors d’un scrutin transparent, et force est de reconnaître que les Frères musulmans étaient parvenus au pouvoir, en 2012, de façon bien plus propre que tous leurs prédécesseurs à la tête de l’Etat égyptien. Le fait qu’ils se soient, sans surprise, révélés incapables de gouverner, handicapés qu’ils étaient par leur dogmatisme et leur incompétence, aurait pu, éventuellement, justifier une nouvelle révolte si celle-ci n’avait pas été, sinon créée, du moins orientée par des militaires dont le seul projet politique semble être de restaurer un ordre ancien dont on a pu, depuis des décennies, mesurer toute la pertinence.

Depuis cet été, en effet, les généraux, à la manœuvre derrière des autorités intérimaires fantoches, ne font que rétablir un système que la révolution du 25 janvier 2011 entendait abattre. Après quelques semaines d’observation, la force de l’évidence s’est imposée à la plupart des observateurs, et le constat est accablant. Les médias sont soumis aux pressions de l’Etat comme jamais, la justice, que l’on disait indépendante, joue le jeu d’une mascarade judiciaire qui ne craint pas le ridicule et accable les dirigeants islamistes, dont le président déchu Mohamed Morsy, des chefs d’inculpation les plus absurdes. Le président renversé est ainsi, notamment, accusé d’espionnage et même d’avoir tenté d’entrer en contact avec des groupes jihadistes actifs en Afrique. Un général égyptien plus énervé que les autres a même déclaré que Mohamed Morsy avait envisagé de vendre le Sinaï au Hamas. Ben voyons.

Le pays tout entier, déjà enclin à relayer force théories du complot et autres menées sournoises ourdies par des sionistes décidément infatigables, en vient à croire, sous l’impulsion de cette clique, les innombrables foutaises que lui assènent des généraux dont on aimerait penser qu’ils sont d’habiles manipulateurs mais qui pourraient bien n’être, au final, qu’une troupe de vieilles badernes prêts à toutes les bassesses pour garder la main sur le cash.

Comme en Algérie, et la comparaison n’est pas innocente, je serais prêt à étudier les thèses de manipulations habiles du pouvoir si celui-ci n’avait pas fait, par le passé comme aujourd’hui, l’éclatante démonstration de son incompétence et sa criminelle impéritie. J’ai, du coup, du mal à imaginer que des équipes ayant accumulé, depuis tant d’années, tant d’erreurs stratégiques et ayant gâché tant d’énergie et d’occasions, puissent mener à bien de subtiles actions politiques. Le dernier naufrage public, observé lors de l’annonce de la tenue du prochain référendum constitutionnel (ici), confirme, à mes yeux du moins, que l’Egypte est gouvernée par des types qui font ce qu’ils peuvent pour eux et tentent de nous faire croire qu’ils ont vision claire et pleine de hauteur des événements.

Je ne vais pas non plus revenir sur la situation économique ou sociale du pays, miné par le chômage, victime d’un taux d’analphabétisme qui le rend perméable à toutes les idéologies et toutes les propagandes, confronté à des défis qu’il est incapable de relever. Il faut, cependant, bien garder en tête que ceux qui prétendent aujourd’hui le sauver sont ceux dont la gestion l’a conduit à la révolution de 2011. Autant dire que les chances qu’ils accomplissent des miracles aujourd’hui plus qu’hier sont assez minces, même avec les massives aides financières de leurs alliés du Golfe.

La question la plus immédiate, naturellement, reste celle de l’insurrection jihadiste en cours. Malgré tous ses efforts, et là aussi sans surprise, l’armée égyptienne s’est révélée incapable de mâter les groupes actifs dans le Sinaï. Ceux-ci, amicalement aidés par les petits gars du Yémen, et étroitement liés aux microcellules actives à Gaza, sont désormais reconnus par les jihadistes de Syrie et parviennent, sans difficulté majeure, à frapper régulièrement à l’ouest du Canal, comme à Mansourah le 24 décembre. C’est Saint-Louis et Robert d’Artois qui vont être contents, même s’il ne faut pas le dire aux chefs d’Ansar Bayt Al-Maqdis, des garçons un peu sanguins.

Depuis cet été, les généraux égyptiens fondent leur discours sur la lutte contre le terrorisme islamiste et ne cessent d’accuser les Frères d’être les responsables des violences. Outre le fait qu’ils oublient opportunément que le terrorisme sévissait dans le Sinaï AVANT le putsch, ils semblent ignorer que la Confrérie rejette la violence depuis des décennies et que cette posture a d’ailleurs conduit à l’émergence de la mouvance jihadiste égyptienne. Ils omettent également de rappeler que les responsables d’Al Qaïda et de ses alliés ont toujours ricané devant ces islamistes qui acceptaient de se plier au verdict des urnes, avant de les avertir que personne ne les laisseraient remporter une élection, et encore moins se maintenir au pouvoir.

Depuis le mois de juillet cohabitaient en Egypte deux forces islamistes hostiles à l’armée mais profondément différentes. La première, représentée – schématiquement – par les Frères, entendait protester contre le coup d’Etat mais sans tomber dans le piège de la violence. La voie était étroite, et la tentation grande de basculer dans une insurrection. Pourtant, et malgré des initiatives locales, les sympathisants de la Confrérie ont su se tenir, se concentrant, malgré la pression des autorités, sur des actions politiques, dont une agitation croissante dans les universités, le boycott annoncé du référendum de janvier 2014 et des manifestations régulières.

De leur côté, les groupes jihadistes du Sinaï ont poursuivi leurs actions, en s’en prenant en priorité aux forces de l’ordre, dont les bâtiments sont régulièrement visés. Cette stratégie, défi aux nouvelles autorités, est une façon de faire payer au régime sa répression contre les Frères, et ceux-ci se voient donc vengés par des hommes dont ils rêvaient de se tenir loin. La normalité n’est décidément pas facile à atteindre pour les islamistes égyptiens.

Cette situation permet au régime, où l’on compte sans doute des sophistes et des esprits cultivés adeptes des syllogismes (Nos terroristes sont des jihadistes/Les jihadistes sont des islamistes/Les Frères musulmans sont des terroristes), de qualifier, d’un point de vue pénal, la Confrérie de groupe terroriste. Cette évolution, majeure, décidée hier dans une parfaite illustration de l’esprit de Noël, autorise le régime à intensifier la pression sur le mouvement, à interdire ses dizaines d’ONG et à écraser ses militants par des peines d’une brutalité qui n’était pas de mise avant la révolution.

Interdite, démantelée, chassée du pouvoir après avoir joué le jeu, que peut donc faire la Confrérie sinon, à terme, se disloquer entre ceux qui rejetteront toujours la violence et ceux qui, écœurés, radicalisés, rejoindront les groupes jihadistes déjà actifs ou créeront les leurs ? La mise en place de numéros de téléphone permettant de dénoncer les islamistes donne une idée du climat qui va s’installer dans le pays.

Les généraux égyptiens sont-ils aveuglés par leurs certitudes ou jouent-ils avec le feu en accélérant un affrontement ? Sont-ils conscients que l’accomplissement d’une prophétie autoréalisatrice de cette ampleur dans un pays désormais aussi profondément scindé relève, au mieux du pari idiot, au pire du suicide collectif ? Sont-ils persuadés à ce point de la justesse de leur position et de leur puissance qu’ils pensent pouvoir vaincre une insurrection qui gronde et va bientôt éclater ?

La question se posait, dès cet été, des leçons que les généraux égyptiens avaient apprises de leurs homologues algériens, avec lesquels il faut décidément les comparer. Nous aurons bientôt la réponse, et il n’y a aucune raison de penser qu’il y puisse y avoir lieu de s’en féliciter.

Le renseignement au cinéma : gagner – et conserver – le respect de ses alliés.

Il existe, indubitablement, un génie français, fascinant, complexe, déroutant, et attachant. Ses caractéristiques sont nombreuses, en apparence incohérentes, et elles échappent souvent à la compréhension des esprits les plus acérés. Il en va ainsi dans le monde du renseignement comme dans d’autres, et on retrouve parfois, sur le terrain ou en salle de réunion, ce mélange unique de panache et d’imagination qui peut confiner au sublime comme relever de la plus éhontée des impostures.

Face à la puissance de l’Empire, et d’autres alliés européens dont nous estimions à tort les moyens proches des nôtres, il a longtemps été pratiqué une admirable discrétion sur la réalité de nos investissements en personnels. Les raisons de cette attitude ne devaient pas tant à la modestie naturelle qui caractérise nos dirigeants qu’à la sainte frousse qui s’emparaient d’eux à l’idée que nos partenaires puissent apprendre que nous étions si performants avec si peu. Jamais, sans doute, n’ai-je autant ressenti la cruelle pertinence de la formule qui dit que la France a les ambitions d’une superpuissance et les moyens d’une principauté méditerranéenne qu’en restant évasif auprès de nos plus proches partenaires. Et ce ne sont pas les risibles rodomontades entendues récemment, affirmant que nous disposions de la meilleure armée d’Europe, qui me feront changer d’avis.

Pour tout dire, la chose a longtemps été mystérieuse. Au mois de septembre 2001, à l’occasion d’un déjeuner organisé après une réunion internationale consacrée à l’affaire Beghal, un groupe de jeunes femmes de la CIA m’avaient abordé. Ces trois analystes, qui se consacraient au seul dossier de ce turbulent garçon, me demandèrent combien de cas je traitais. Je pris le temps de réfléchir, avant de répondre : « Oh, au moins une quarantaine ». A leur réaction, je compris que je venais de gaffer, et qu’elles me considéraient désormais comme le pêcheur du poisson en plâtre de Trois hommes dans un bateau.

A dire vrai, nos approches étaient si différentes qu’elles étaient proprement incompatibles. Comme à son habitude, l’Empire ne mégottait pas sur les moyens alors que la France, conjuguant un budget du Tiers-Monde et un recrutement choisi, privilégiait des équipes réduites. Je ne peux d’ailleurs cacher ma nostalgie de ces moments où une poignée d’analystes, tous différents, en remontraient au monde tout en essayant de sauver le suivi d’Al Qaïda, jugé sans intérêt par une poignée de chefs qui depuis jurent qu’ils avaient vu la menace avant tout le monde. Irresponsables et coupables.

J’appris donc ma leçon, et plus tard, devenu, le temps d’un week-end, une sorte de conseiller CT au sein d’une délégation de techniciens chevronnés partie rencontrer les autres seniors SIGINT occidentaux, je sus taire le fait que mes collègues étaient au moins aussi bons que la NSA alors qu’ils étaient trente fois moins nombreux. Le fait est qu’au-delà de ces petites curiosités entre alliés auxquelles n’entendent rien les intarissables commentateurs subis depuis le début de l’affaire Snowden l’important est toujours que la coopération fonctionne au mieux sur le terrain. Comme l’aurait dit le regretté Thierry Roland, en matière de contre-terrorisme comme sur un terrain de football, il n’y a que le résultat qui compte.

Parfois, cependant, mieux vaudrait être discret pour cacher, non pas tant le génie gaulois que l’incurie d’administrations plus occupées à glisser la poussière sous le tapis qu’à défendre la République. Faut-il, par exemple, revenir sur ce chef de poste, brutalement rappelé d’un pays d’Asie du Sud-Est pour avoir fait une apparition remarquée dans les jardins de l’ambassade, vêtu d’un short en satin, d’une chemise bariolée et d’une paire de tongs devant un parterre d’invités choisis ? Ou ce colonel qui s’obstinait à traiter son unique source clandestine tous les mois dans le même hôtel de Bonn sous le regard amusé des services locaux ? Ou cet officier de liaison en Scandinavie qui ne parlait pas anglais ?

Le drame de nos services, parmi les maux auxquels sont confrontés tous leurs homologues, vient de ce mélange, désespérant, d’amateurisme, de mépris pour l’adversaire et d’arrogance typiquement français qui écœure les plus belles âmes et contribue, parfois, à fragiliser le travail acharné et discret de centaines de fonctionnaires et militaires simplement attachés à la défense de leur pays.

OSS 117 : Rio ne répond plus, de Michel Hazanavicius (2009).

Why don’t you connect the dots? Because the whole page’s black!

Le 1er mai 2013, deux ans après l’élimination d’Oussama Ben Laden par les petits gars de la SEAL Team Six, HBO a diffusé le documentaire Manhunt de Greg Barker. Déjà auteur, en 2009, d’un film remarqué, Sergio, consacré au diplomate brésilien Sérgio Vieira de Mello tué dans un attentat d’Al Qaïda à Bagdad le 19 août 2003, auteur de plusieurs épisodes de la série Frontline diffusée par la télévision publique impériale PBS, dont Ghosts of Rwanda (2004), Barker était sans doute l’homme de la situation pour relater la traque d’OBL par Washington.

Quelques mois après l’exceptionnel film de Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty, magistrale transposition romanesque de l’affaire, le besoin existait, sans le moindre doute, d’un authentique travail journalistique, sans esbroufe, présentant au public les efforts ayant abouti à la mort de l’ennemi public n°1 de l’Empire.

Manhunt Zero Dark Thirty

Greg Barker, en vétéran du documentaire, s’est parfaitement acquitté de cette mission, rendant un film passionnant, et sobre malgré quelques petits intermèdes sans grand intérêt. A partir du livre de Peter Bergen, Chasse à l’homme (2012), il s’est attaché à décrire la logique, à la fois de la traque du chef d’Al Qaïda, mais aussi de l’évolution de la campagne anti terroriste impériale.

De fait, Manhunt est bien plus que le simple récit d’une longue suite d’opérations clandestines. Il s’agit, avant tout, d’une nouvelle plongée, fascinante, dans les arcanes de la guerre mondiale contre le terrorisme initiée par l’Administration Bush et reprise, in extenso, par le président Obama. Grâce à des témoignages, nombreux et parfois passionnants, d’acteurs directs de cette traque, et grâce à des extraits choisis avec soin de vidéos parfois rarissimes, on peut suivre ainsi le cheminement de responsables de la lutte contre Al Qaïda, à commencer par les fameuses analystes, the sisterhood, qui exposent avec beaucoup de sincérité et d’émotion leur mission et leur dévouement.

Manhunt - Nada

Le film de Greg Barker doit, en effet, beaucoup aux entretiens, parfois très émouvants, avec ces membres de l’agence américaine qui racontent leur démarche, décrivent de l’intérieur le choc des attentats du 11 septembre, relatent l’accumulation de signaux inquiétants mais terriblement imprécis précédant les attaques de New York et Washington, laissant transparaître leur émotion au souvenir des collègues tué(e)s ou des injustices subies. La façon dont ces analystes décrivent la mouvance jihadiste, sa complexité, la multitude de ses points d’entrée est également un modèle du genre, et on apprend plus en les écoutant que dans la plupart des livres parus en français depuis des années. Je me permets d’ailleurs de saluer ici, très confraternellement, Nada Bakos et Cindy Storer, dont l’attitude, faite d’acharnement, de lucidité, d’imagination et de sensibilité, me semble incarner quelques unes des qualités indispensables à un analyste. Et j’ajoute, car c’est plus fort que moi, qu’ici aussi on a entendu de hauts responsables, dont un directeur, critiquer vertement les contre-terroristes, accusés de sabotage (sic) pour n’avoir pas vu venir le coup. Bref, je raconterai ça un jour.

Riche, rigoureux, Manhunt évoque l’usage de la torture, laisse s’exprimer les opinions contraires de Jose Rodriguez et Ali Soufan, et donne la parole au général McChrystal, dont les propos, d’un terrible pessimisme, mériteraient à eux-seuls d’être disséqués. On lit, en creux, comme d’autres ont pu le dire ou l’écrire, que la lutte contre Al Qaïda, qu’il n’est pas question de ne pas mener, avec la dernière énergie, est dans une impasse. Stanley McChrystal, lui aussi, évoque même une endless war et notre incapacité à formuler une réponse politique – à supposer qu’elle existe – et à savoir why the enemy is the enemy.

Soleil vert

Jeudi 12 décembre, l’équipe d’AGS aura le privilège d’accueillir Jean-Michel Valantin, auteur, entre autres, de Guerre et nature (2013, Editions Prisma) qui viendra nous parler des conséquences des modifications climatiques en cours sur les grands équilibres stratégiques et les politiques de défense.

Comme toujours, cette nouvelle édition de nos cafés stratégiques aura lieu au Concorde, bien connu des habitués.

Valantin

Tes pensées te trahissent, Luke.

Je ne suis, évidemment, pas un spécialiste de la République centrafricaine (RCA), et je me garderai donc bien de toute réflexion sur l’histoire, douloureuse, de ce pays. J’en profite cependant pour m’étonner que certains puissent se prétendre sans rougir « spécialistes de l’Afrique », un continent immense, bordés par deux océans, abritant 54 pays reconnus par les Nations unies. Une telle expression révèle, à mon sens, outre un orgueil démesuré, un certain mépris pour l’Afrique et les Africains. On imagine la tête de certains si demain l’auteur d’une thèse sur le Portugal ou la Sicile entreprenait de parler doctement de la Suède ou de l’Irlande en mettant tout le monde dans le même panier. Voilà, c’est dit et ça m’a fait du bien, même si ça n’a rien à voir.

Pour la deuxième fois cette année, notre pays intervient donc militairement en Afrique, dans d’anciennes colonies, afin d’y restaurer un semblant d’ordre et d’y sauver, bien tardivement, ce qui peut encore l’être, à commencer par la vie des civils pris dans des combats auxquels personne ne comprend plus rien. Avec près de 3.000 hommes encore engagés au Mali, 1.600 en cours de déploiement en RCA, des détachements des forces spéciales engagés au Niger (et ailleurs), des implantations permanentes au Sénégal, en RCI, au Tchad et à Djibouti, sans parler du raid en Somalie pour sauver, en vain, un membre de la DGSE détenu par les Shebab, il est manifeste que l’Afrique reste le terrain d’action par excellence de notre diplomatie militaire.

Nous sommes venus en paix.

Les mêmes commentateurs sans mémoire, énumérant pour la seule année 2013 le Mali, la RCA et notre faux départ en Syrie, en tirent la conclusion définitive que la France est devenue, subitement, une nation belliciste et que le Président, au plus bas sur la scène intérieure, trouve dans ces expéditions guerrières un nouveau souffle, presque une récréation. Rien n’est évidemment plus faux, et on ne peut que déplorer que pas un seul instant le doute n’effleure certains. On se demande d’ailleurs à quoi peut bien servir Google, qui donne pourtant accès à quantité de chronologies, d’études et d’articles prouvant que le monde n’a pas commencé lorsque de jeunes journalistes ont créé leur compte Facebook.

La France, en effet, au-delà de ses discours moralisateurs et de sa posture d’innocence outragée, n’a cessé de combattre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est sans doute inutile de revenir sur les conflits majeurs qu’ont été les guerres d’Indochine puis d’Algérie, mais on peut en revanche rappeler que notre grande nation, si prompte à sermonner l’Empire comme le fit en 2003 un mauvais poète devenu affairiste et dont le nom m’échappe, est intervenue à des dizaines de reprises dans le monde, attaquant l’Egypte en 1956, menant au Tchad de vigoureuses campagnes militaires relevant de la contre-guérilla intérieure ou d’un conflit à peine voilé avec la Libye, faisant le coup de feu en Ex-Yougoslavie contre les Serbes de Bosnie, sympathiques défenseurs de l’Europe chrétienne, soutenant activement la Mauritanie et le Maroc contre le Polisario, portant à bout de bras des régimes africains censés être indépendants et souverains, couvrant moult turpitudes des potentats locaux, défonçant l’Irak en 1991 après l’avoir surarmé entre 1980 et 1988, se battant au Liban contre la riante Syrie et l’Iran révolutionnaire, s’associant dès 2001 aux opérations de combat en Afghanistan contre les Taliban et Al Qaïda, participant à la calamiteuse intervention internationale en Somalie, patrouillant au large de ce même pays dix ans plus tard pour y combattre la piraterie, soutenant l’insurrection libyenne en 2011, etc.

Les armées françaises n’ont donc jamais cessé de combattre hors de nos frontières depuis 1945, pour des motifs plus ou moins nobles, en déployant un savoir-faire acquis lors de la conquête de nos colonies et entretenu lors de leur perte. Nulle révélation, donc, mais bien des questions à poser, en revanche, sur le bilan des indépendances africaines. Les historiens détermineront si la politique étrangère de la France a bien été marquée, depuis 1960, par la gestion de cet empire colonial défait, en ajoutant à la faute originelle de la conquête les errements d’une politique postcoloniale à courte vue, construite sur la défense sans imagination d’intérêts stratégiques nationaux mais aussi financiers personnels.

Il se trouve, forcément, toujours une poignée d’individus pour entonner le refrain bien connu d’une France colonialiste, raciste, paternaliste, mêlant sans vergogne dans leur discours l’intervention au Mali de 2013 et la répression de l’insurrection en RCA en 1996. La réalité est toujours trop complexe pour ceux dont le discours est formaté par de vieilles lunes idéologiques, et on se souvient en ricanant de ceux qui, en 1978, ne voyaient dans le raid sur Kolwezi qu’une insupportable ingérence coloniale.

La France, dès qu’elle pose une botte de saut en Afrique, est en effet aussitôt accusée de défendre ses intérêts. Commençons par reconnaître que l’accusation ne repose pas sur du vent, puisque les relations de Paris avec ses anciennes colonies, depuis leurs indépendances, n’ont pas toujours correspondu à la grandiloquence moralisatrice des discours de nos grands hommes. Mais ceci étant posé, il est permis de rappeler que la défense d’intérêts économiques et/ou stratégiques n’a rien de bien nouveau, quand bien même y en aurait-il en RCA, et surtout, que les intérêts d’une nation comme la France ne peuvent être réduits à des éléments simplement matériels.

Il est, en effet, du devoir d’une puissance dont les relations avec l’ancien empire sont restées aussi étroites d’intervenir dès lors que se profilent des crises politiques dont les conséquences humanitaires peuvent être terribles. Au-delà de l’épouvantable expérience rwandaise, il convient de rappeler que la France du général De Gaulle a joué la politique du pire au Biafra et qu’il n’est sans doute pas inutile pour Paris de se préoccuper, désormais, de la vie des populations civiles. Les remarques des uns et des autres sur les violences ethniques comme outil de règlement des conflits ou comme étape inévitable d’un processus historique sont à la fois insupportables de cynisme et inacceptables.

La morale, la cohérence de la posture, la concrétisation des invocations sont devenues des caractéristiques indispensables des diplomaties des puissances occidentales, sur lesquelles sont jugés les gouvernants, aussi bien par leurs électeurs que par le monde qui les observe. On peut le déplorer, le moquer, même, mais c’est ainsi. Les défenseurs des Droits de l’Homme, à tort ou à raison, sont plus exigeants avec les pays occidentaux qu’avec la Russie, la Chine ou l’Iran, et le débat sur la crise syrienne l’a bien montré. On peut d’ailleurs noter, en passant, que ceux qui soutiennent Damas ou Téhéran ou Moscou n’appartiennent pas à des camps politiques, aux extrêmes de notre spectre politique, connus pour leur attachement à ces valeurs bourgeoises et décadentes.

Les accusations de bellicisme ou de néocolonialisme sont d’autant plus idiotes qu’on ne peut que constater que la France de 2013 n’est pas une puissance rayonnante et orgueilleuse en pleine expansion. Combien d’interventions armées décidées par Paris depuis 1989 ont été des agressions froides contre des Etats en paix ? Combien ont été déclenchées comme retentissent des coups de tonnerre dans des ciels bleus ?

Au contraire, depuis près de 25 ans, nos forces armées ne font que réagir à des crises, à tenter de s’interposer dans des conflits intérieurs, à suivre les décisions souvent tardives de décideurs, quel que soit leur camp, toujours en retard d’une évolution, courant après les événements pour sauver ce qui peut l’être. A cet égard, notre nouvelle intervention en RCA, la dernière en date d’une série presque interminable, comme le rappelle Mars Attaque, est bien la marque d’une puissance qui ne fait que gérer les catastrophes, déployant avec le génie qu’on lui connaît des unités militaires d’un bout à l’autre d’une région qui n’en finit pas d’illustrer la faillite de l’Afrique centrale postcoloniale.

Il est, par ailleurs, assez cocasse d’accuser de bellicisme une nation dont les forces armées, avec un admirable stoïcisme, subissent des coupes sombres depuis des décennies, réinventant à chaque guerre le système D qui fait le charme de nos couleurs et force l’admiration de nos alliés. Adeptes de la méthode Coué, persuadés que leurs convictions politiques et leurs certitudes techniques s’imposent à tous, nos chefs n’en ont cure, préférant le panache à la gestion rigoureuse, osant affirmer sans s’étouffer que la France « gardera la première armée d’Europe en 2020 », tirant gloire d’être les leaders par défaut d’un continent démilitarisé dont il est devenu routinier de se demander s’il n’est pas en train de commettre un suicide stratégique.

Il n’échappera pas au plus néophyte des observateurs que c’est donc lorsque les menaces extérieures ne cessent de croître et lorsque les besoins en moyens militaires projetables se font criants, que la France, plus que jamais arcboutée sur les certitudes de ses chefs, dissout des unités, annule des commandes, et fait râler une armée que l’on sait pourtant républicaine et loyale – quand d’autres corporations, sous des prétextes parfois abscons, n’hésitent pas à protester.

D’ores et déjà, les esprits les plus attentifs relèvent que notre intervention en RCA offre une nouvelle démonstration des lacunes capacitaires, déjà criantes au Mali. Le survol de Bangui par des Rafale illustre même la remarquable inadéquation de notre politique industrielle de défense, tandis qu’il nous faut quémander à des alliés à peine mieux lotis des moyens aériens pour transporter nos petits gars.

Y a-t-il un lien entre notre propre faillite et celle de nos obligés, soigneusement maintenus en place contre vents et marées ? Doit-on chercher dans l’échec de nos élites la cause de celui de nos anciennes possessions africaines ? Toutes ces questions ne sont pas que pures spéculations de rhéteurs et de polémistes, elles ne sont que la conséquence immédiate du spectacle affligeant que nous renvoient les rues de Bangui et de Kidal, sans aucun misérabilisme, sans la moindre sympathie pour la soi-disant fatalité africaine que l’on nous vend et auxquelles semblent croire certains de nos universitaires, de nos diplomates ou de nos espions. Les drames humains auxquels nous essayons tardivement de répondre devraient nous inciter à réfléchir enfin à nos ambitions et à la stratégie qu’il conviendrait d’adopter pour les atteindre. Hélas, et comme cela est brillamment relaté ici, partout où le regard se porte on ne trouve que vide et ruines.

Il paraît que Dieu n’aime pas les trouillards. L’Histoire, quant à elle, est sans pitié avec les imbéciles.

Alors je me suis dit, c’est l’endroit qu’est pas bon. Même pour vous je ne suis pas tranquille.

Cruel mois de novembre, décidément, qui a vu cette année disparaître Georges Lautner, quelques jours avant la célébration de la sortie, le 27 novembre 1963, de son film le plus célèbre, Les Tontons flingueurs, série B devenue mythique et qui écrase le reste de sa filmographie de sa légende.

Comme redouté, chacun y est donc allé de son hommage, récitant avec plus ou moins de justesse les dialogues immortels de Michel Audiard, souriant bêtement en repensant à la trop fameuse scène de la cuisine, plus célèbre biture du cinéma français devenue la référence des amateurs et trop souvent massacrée par des fans sans imagination.

Tu sais pas ce qu'elle me rappelle ?

L’audience, intacte, de Georges Lautner doit évidemment beaucoup à la qualité de la relation artistique qui l’unissait à Michel Audiard et à leurs acteurs fétiches, mythiques gueules du cinéma français, Bernard Blier, Lino Ventura, Robert Dalban, Jean Lefebvre, Michel Constantin, Paul Meurisse, Francis Blanche, André Pousse, Jean-Paul Belmondo, Paul Mercey, Jean Gabin, sans parler de Venantino Venantini, l’ami italien, de Claude Rich, ou de Mireille Darc, la muse.

Sacré enterrement

Cinéaste populaire, plus à l’aise dans les comédies que dans les drames, Georges Lautner a ainsi tourné une poignée de monuments indépassables, que seuls certains abrutis – j’ai les noms – acceptaient de voir diffusés sur TF1 dans d’épouvantables versions colorisées. Là, on y échangeait bourre-pifs et bons mots, on y buvait sec et on regrettait le bon vieux temps. C’est aussi que le duo Lautner/Audiard, sous le couvert de comédies foutraques, exploraient la psyché nationale et la révélaient au grand jour.

Comment expliquer, en effet, l’incroyable longévité de quelques uns de ses films (Les Tontons flingueurs, 1963 ; Les Barbouzes, 1964 ; Ne nous fâchons pas, 1966, pour citer la fameuse trilogie, mais sans oublier Le Pacha, 1968, La Valise, 1973, Flic ou voyou, 1979 ou Le Professionnel, 1981) sinon par leur parfaite restitution d’une certaine France, celle des râleurs, des mauvais garçons, des flics qui méprisent les juges trop mous, des tapineuses au grand cœur, où la violence règle les différends, sauve l’honneur de Patrica, corrige les importuns et défend la République, sa justice ou ses intérêts ?

La France filmée par Lautner et dialoguée par Audiard est celle des formules argotiques ciselées comme un alexandrin de Racine, celle de la gouaille sans chichis qui moque les minets, celle qui passe des heures à table, picole, fume, se castagne, et se raconte des histoires d’Indo ou de Résistance. On y est conservateur, vaguement raciste, on y a fait la guerre et on ne s’embarrasse pas des lois.

Les personnages du duo Lautner/Audiard sont des durs, des taiseux, prêts à la bagarre, prompts à dégainer, sans pitié, appréciant les amitiés viriles. Plus on parle et moins on est crédible, au moins dans les années 60, et les tirades de certains sont autant d’indices d’une violence qui ne demande qu’à se manifester alors que d’autres, qui ne cessent de vociférer, ne sont que des demi-sels.

Raoul Volfoni a ainsi le verbe haut et la formule qui claque, mais dans le vide,

et Antoine Delafoy se saoule littéralement de mots, quand le commissaire Louis Joss, lui, est un homme avare – mais aux réparties cinglantes.

Plus tard, et pour coller à la personnalité de Jean-Paul Belmondo, le héros lautnérien se fera bavard, mais toujours violent, entrant en voiture dans les salons bourgeois ou exhibant un revolver à chaque occasion, avec un sens intact de la formule.

Le fait est qu’avec le temps, et un peu comme le Mexicain, Georges Lautner va baisser. Moins à l’aise dans les films sérieux que dans les comédies, parfois dépassé par ses interprètes, il va se laisser emporter, sans vraiment réagir. Qui peut dire que Belmondo est dirigé dans Le Guignolo (1980), pantalonnade qui lorgne vers les films de Philippe de Broca ?

Sans doute par snobisme, je reste donc un inconditionnel des années 60, lorsque le cinéaste et sa bande livraient des joyaux de 90 minutes, révélant parfois un vrai sens de l’absurde (les gros plans ou l’éclairage des Tontons, par exemple) ou un goût étonnant pour la modernité, à l’instar des locaux de la PJ du Pacha ou l’apparition de Serge Gainsbourg.

Pratiquant le clin d’oeil, Lautner et Audiard vont faire référence aux Volfoni dans Flic ou voyou ou dans Le Professionnel, mais surtout égayer les films de citations réservées aux happy few. Les Tontons flingueurs, sans ambiguïté, reste donc le chef d’oeuvre indépassable du duo Lautner/Audiard, et si le dialoguiste fera très fort par la suite (Garde-à-vue, 1981, Claude Miller), le cinéaste n’atteindra jamais plus la perfection d’un film dont chaque plan est entré dans la mémoire collective nationale. A chaque vision, on est ainsi frappé par la maîtrise des détails (la scène de la péniche, à bien des égards, est ainsi largement supérieure à celle de la cuisine) ou le jeu parfait des acteurs – sans même parler de la musique de Michel Magne.

Audiard metteur en scène tourna sans Lautner des series B avec et pour ses copains. Lautner sans Audiard s’essaya à d’autres genres, et même avec lui glissa vers le commun, loin des fulgurances de ses débuts. Il nous reste, désormais, ces scènes étourdissantes dont chaque phrase est devenue classique – et dont je constellais, lorsque j’avais un métier sérieux, mes interventions à l’UCLAT ou au Quai, du temps de mes grandes heures (quand on me surnommait alternativement Raoul ou Maître Folace…) afin de découvrir dans l’assistance quelques initiés, aussitôt complices.

Il nous reste également les héritiers du duo infernal, dont le plus digne représentant, également accoucheur de l’âme française, est Alexandre Astier. Comment, en effet, ne pas penser aux Tontons devant les épisodes, pas moins merveilleusement écrits, de Kaamelott, où on s’engueule à coup de formules définitives et de réparties tirées au cordeau ? L’inspiration, ici, est évidente :

Espérons, pour conclure, que les spectateurs qui continueront de découvrir ces pièces majeures de notre patrimoine cinématographique sauront situer Bien Hoa sur une carte, ou comprendront la fine allusion de Théo quand celui-ci laisse tomber : « Pour une fois, Dieu n’était pas avec nous ».

Théo

 

Et si la vieille définition n’avait pas tant servi à propos de Racine et de Corneille, nous dirions que Bossuet l’a peint tel qu’il devrait être et que Pascal l’a peint tel qu’il est.

Tueur fou, nous a-t-on dit, jusqu’à la nausée.

Dès lundi soir, alors que la traque commence, on nous parle de tueur fou. Tueur ? Qui est mort ? Attendons que le pauvre garçon flingué le matin meure pour utiliser ce terme. D’ici là, mieux vaut prier pour sa survie. Fou ? Pourquoi fou ? Parce qu’il s’en est pris aux médias ? Ben non. Radical ? Oui, manifestement. Dangereux ? Bien sûr. Terroriste (un terme qu’on n’entendra pas) ? Evidemment.

Lundi, les services de police sont donc à la recherche d’un tueur fou qui n’a pas tué et dont on ne sait rien, si ce n’est que ses cibles relèvent d’une démarche politique au regard des cibles touchées. Elle est peut-être délirante, mais elle est plus que concrète.

Aussitôt, chacun y va de son commentaire, ou plutôt de sa projection de fantasme. Sans doute trompés par la description physique diffusée par les autorités, quelques uns, dont la toujours si pertinente Caroline Fourest, qui a un avis sur tout comme le professeur Rollin, pointent déjà d’un doigt vengeur l’extrême droite. La réflexion ne manquerait pas de logique si elle provenait de cerveaux analysant froidement les quelques éléments disponibles, mais elle relève, ici, du réflexe pavlovien le plus lamentable, et le plus inquiétant.

Personne, par exemple, n’envisage sérieusement un nouveau Merah, réalisant dans Paris l’attentat dynamique dont je ne cesse de parler à mes élèves ou stagiaires et que je ne manque jamais une occasion de mentionner au bureau. Non, mille fois non, un type qui s’attaque aux médias, c’est nécessairement un facho, en loden et pantalon de velours côtelé. Et d’ailleurs, puisqu’on parle de cibles, tout le monde semble avoir oublié la tour de la Société Générale, à La Défense. On y a quand même tiré un coup de feu, me semble-t-il, et la violence y a donc été plus importante que dans le hall de BFM. Mais c’est pas grave, exit la SG, l’important, c’est la presse, sa liberté, la démocratie, (air connu).

Il va de soi que je partage tout ce qui a été dit par nos hommes politiques au sujet de l’indispensable défense de nos médias, et du lien étroit entre la liberté de la presse et nos libertés individuelles, mais je suis d’un naturel prudent et quand j’étudie un attentat – puisqu’il s’agit bien de ça – je n’oublie aucune des cibles, ni aucune des réactions.

Evidemment, il se trouve toujours un petit imbécile pour balancer sur Twitter que tout ça c’est rien qu’un complot de la gauche, ou que c’est la preuve que Mme Taubira (dont c’est la fête tous les jours depuis qu’elle est entrée au gouvernement) est bien laxiste ou que les médias n’ont qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Le fait que ces remarques constructives émanent de petits élus locaux UMP, de ceux qui trouvent que le FN dit des choses très justes, a sans doute aidé nos éditorialistes à se concentrer sur une piste d’extrême droite.

Et là, c’est le drame. Notre tueur fou qui n’a pas tué et dont on ne sait pas s’il est fou est identifié et arrêté dans la foulée mercredi soir. Il s’agit du sympathique M. Dekhar, bien connu depuis 1994 et l’affaire Rey-Maupin (aucun lien avec les inspecteurs Rey et Massart, évidemment).

Quel choc. Un type d’origine algérienne, extrémiste de gauche, se prétendant membre du DRS, qualifié par la justice française d’affabulateur mais aucunement de fou, ramassé dans un parking après une misérable tentative de suicide, laissant derrière lui des revendications pleines de banques prédatrices, de médias aux ordres, de complot fasciste. Mauvaise mayonnaise, les gars. Votre fasciste se révèle être un révolutionnaires à la tête farcie de foutaises, assez voisines d’ailleurs.

L’affaire devient véritablement intéressante à ce moment précis. On voit ainsi apparaître une dimension communautaire, et certains internautes voient dans ce pauvre Abdelhakim Dekhar une nouvelle victime, après Mohamed Merah, d’un complot policier français visant de pauvres jeunes Algériens déracinés. Et on entend aussi les habituels commentateurs crypto fascistes s’en prendre, avec la finesse qu’on leur connaît, à l’immigration et à la justice, réclamer la peine de mort, moquer la lenteur de l’enquête, pourtant exemplaire. Et à l’extrême gauche, justement, chez les révolutionnaires en pantoufles, les partisans du Grand soir qui seront en RTT le jour où il faudra prendre les armes, le silence le dispute au complotisme le plus imbécile.

Il faut dire qu’il y a de quoi se trouver un peu gêné.  Ce pauvre Dekhar, en effet, n’a pas écrit plus de trucs délirants que d’autres, qui noircissent à longueur de journée Twitter ou Facebook ou leurs blogs d’attaques haineuses contre les banques, les médias, les gouvernants, forcément tous pourris, qui nous assaillent de considérations hasardeuses sur des complots auxquels personne ne comprend rien et qu’ils ont démasqués, seuls, depuis leur Minitel, qui nous haranguent au sujet des élites cosmopolites, de la finance apatride, qui tirent des conclusions générales de faits divers tragiques, et qui n’exposent, finalement, que leur incompréhension devant un monde qui change – certes, en mal – trop vite pour eux.

Dekhar est-il devenu fou depuis qu’il a purgé sa peine de prison, lorsque Mme Taubira était très loin du ministère de la Justice ? Ses convictions sont certes délirantes, mais elles ne me semblent pas si différentes de celles qu’on lit sous de prestigieuses plumes. Qualifier ce garçon de fou est le recours de ceux qui ne veulent pas voir la vérité en face, ou qui ressentent soudain un malaise devant la proximité de leur pensée avec ses propos. Il n’est pas inutile de rappeler, en passant, qu’Anders Breivik a été reconnu responsable de ses actes par la justice norvégienne. Je dis ça, je dis rien.

La folie est l’alliée de ceux qui nient les faits, refusent la réalité, se complaisent dans une vision passéiste de phénomènes qu’ils n’ont peut-être jamais vraiment compris. On peut parfaitement admettre la stupeur, voire la sidération, devant la dérive politique d’un homme seul, mais la faire relever de la pathologie mentale est étonnant. Les jihadistes sont fous, les révolutionnaires sont fous, les écologistes violents sont fous, tous ceux qui s’écartent de la ligne sont fous, selon une logique totalitaire qui refuse la pensée alternative, associe passéisme, ignorance, incompréhension, et qui confond condamnation morale avec étude des faits. Combien de fois a-t-on entendu cette chanson ?  A Woolwich, à Boston, pour ne citer que les exemples les plus récents, et c’est à chaque fois un crève cœur de contempler autant de certitudes creuses.

Le fait est qu’Abdelhakim Dekhar est un terroriste, et je ne vois pas, en effet, comment qualifier autrement un homme qui, armé, s’en prend à des médias et à une banque, essaye de tuer un jeune homme dans le hall d’entrée de Libération, et laisse derrière lui des écrits politiques exposant ses motivations.

Seulement voilà, Abdelhakim Dekhar est un type d’extrême gauche. Il n’est pas jihadiste, et il n’est pas non plus d’extrême droite – même si ses propos, tels que rapportés par le procureur de Paris, ne doivent sans doute pas déplaire à Peshawar ou dans certaines rédactions parisiennes. Dekhar est un membre de la mouvance autonome, ce creuset de l’extrême gauche radicale française née après 1968. Ses propos ne tranchent guère, sur les banques ou la Syrie, avec ce qu’on entend dans certains meetings.

Une fois de plus, quand la fièvre retombe, on ne peut que contempler le désastre, la spectaculaire accumulation de crétineries proférées doctement par nos esprits les plus en vue – à défaut d’être les plus clairvoyants. Partis trop vite contre l’extrême droite, certains ont fait son jeu. Chez les uns comme chez les autres, chaque événement qui sort de l’ordinaire vient ainsi nourrir une pensée délirante, qui se complait dans l’invective, la condamnation du monde, l’imprécation, comme lors de l’affaire Méric, au mois de juin dernier, et qui se transforme en prophétie autoréalisatrice. De ce point de vue, Dekhar a, lui aussi, réussi son coup en révélant toutes nos failles et toutes nos tensions. On peut simplement souligner que ça devient de plus en plus facile.

Et au milieu coule un jihad.

Le 29e café stratégique d’AGS, qui aura lieu le 21 novembre prochain, sera consacré, fort à propos, à Boko Haram, la fameuse secte islamiste nigériane devenue membre émérite de la mouvance jihadiste mondiale.

Pour décrire et expliquer ce mouvement, qui de plus indiqué que Marc-Antoine Pérouse de Montclos, spécialiste du Nigeria ? Il nous fera l’honneur de sa présence jeudi prochain, à 19h, au Concorde.

Le commissaire Bialès porte un costume laine et soie, avec chemise et cravate aux motifs rappelant ceux de Calder.

Nous ne céderons rien, nous devons aller jusqu’au bout, a déclaré ce matin le Président au sujet de notre intervention au Mali. Cette phrase, admirable de fermeté, tranche singulièrement avec l’optimisme du ministre de la Défense au mois de mai dernier. A l’époque,  la guerre n’était pas finie mais l’après-guerre commençait (une réflexion dont je ne me suis jamais complètement remis) et le retrait n’allait pas tarder à commencer. Aujourd’hui, 3.000 de nos soldats font encore le coup de feu au Mali, et on annonce même l’envoi de renforts, tandis que le ministère de l’Intérieur, poursuivant une stratégie ancienne d’implantation internationale, vient de créer un nouveau poste à Dakar pour coordonner les activités de renseignement dans la région. Si j’avais mauvais esprit, je pourrais ajouter qu’il serait déjà bon que ça se coordonne à Paris, et si j’étais caustique, je pourrais sans doute me laisser aller à remarquer que coordonner le renseignement au Sahel, c’est comme essayer de chercher un programme politique au Front National. Mais, étant plutôt un gentil garçon, je préfère, à la réflexion, me caler dans mon canapé, un mojito à portée de main, et contempler le cirque.

C’est, en effet, avec une triste lassitude qu’il faut constater, aujourd’hui, que cette apparente détermination relève, au mieux de l’incantation, au pire de l’inconscience. Inutile, en effet, d’être le plus brillant des stratèges à la retraite – de ceux moqués, par exemple, par le ministre de la Défense ou quelques députés à peine alphabétisés, de tous bords – pour percevoir que tout ne se passe pas nécessairement comme souhaité dans les lointaines terres du Sahel. En réalité, d’ailleurs, si la situation actuelle n’est évidemment pas souhaitée par nos gouvernants, elle ne saurait être une surprise pour eux tant les mises en garde ont été nombreuses depuis plus d’un an. Nous sommes même quelques uns à avoir annoncé, avec les moyens des pauvres artisans que nous sommes devenus, les difficultés actuelles (ici, s’agissant de votre serviteur), et on peut penser que d’autres, plus puissants, mieux renseignés, l’avaient fait aussi. Si rien ne se passe comme on le voudrait, tout se passe, en revanche, comme prévu.

Comme prévu, donc, et malgré les mâles assurances de l’amiral Guillaud au mois de janvier dernier, les jihadistes se sont révélés un peu plus coriaces que les milices du Kivu. Aguerris, expérimentés, fins tacticiens, les hommes que nos troupes et leurs alliées ont affrontés au Mali n’ont pas tremblé sous les coups et se sont même accrochés avec acharnement au terrain. Je vous concède que la combativité de jihadistes, des gars que l’on peut raisonnablement qualifier de fanatiques et qui font le coup de feu depuis près de vingt ans dans la région, était imprévisible. Ah la la, c’est bien du malheur.

Puis, toujours comme prévu, ces braves garçons, certes un peu turbulents, n’ont pas attendu que nos chasseurs leur expédient quelques bombes bien placées. Pour des raisons encore très mystérieuses, ils ont manœuvré, ont éclaté leur dispositif, ont sécurisé leurs communications et ont attendu que ça passe dans les pays voisins. Il faut dire, et il s’agit là d’un choc (attention : percée conceptuelle) phénoménal : les Etats du Sahel, parmi les plus pauvres, de la planète, ne sont pas en mesure de contrôler leurs frontières malgré les assurances données à qui veut bien les entendre. Je vous laisse vous ressaisir.

Du coup, évidemment, quand l’ennemi se défend, qu’il manœuvre, qu’il contre-attaque, nous voilà bien démunis. S’agissant des jihadistes, l’aisance avec laquelle ils alternent le terrorisme urbain et la guérilla est connue, et a été décrite de longue date, mais encore faudrait-il lire les notes. Cela nous éviterait les remarques étonnées de colonels aux postes importants qui lancent en public « Mais on ne pensait pas qu’ils se battraient autant ». Soupir.

Près d’un an après le début de l’intervention française au Mali, le théâtre a donc évolué, non pas en fonction du wishful thinking de certains, mais selon des processus maintes fois observés. Du coup, le calendrier de retrait a explosé, et s’il est sans doute prématuré de parler d’enlisement, on ne peut plus exclure une présence militaire longue, très longue, au Mali, mais aussi au Niger, et sans doute ailleurs.

Je ne pense pas trahir de secrets en indiquant ici que la crainte d’attentats ne cesse d’ailleurs de grandir au Niger, donc, mais aussi en Mauritanie ou au Sénégal, cible idéale de cellules jihadistes ambitieuses, capables de frapper et, évidemment, inspirées par les autres composantes du jihad mondial. Je ne m’attarde pas sur ce dernier point, j’ai noirci des milliers de pages depuis des années à ce sujet, et ça devient une rengaine.

Le fait est que la situation est loin de se stabiliser au Mali, et on en vient à faire la publicité de la destruction d’un seul pick-up dans le désert dans la nuit du 13 au 14 novembre. On est loin des grandes opérations de l’hiver passé, dont on ferait d’ailleurs bien de revoir les conséquences sur AQMI et le MUJAO à la baisse, et notre armée s’enfonce désormais dans cette zone molle, cette période longue et indécise de ratissages, de harcèlement réciproques avec l’ennemi, qui fait toujours le jeu du faible du Sud contre le fort du Nord.

Il va donc falloir rester, encore des mois et des années, et livrer une guerre longue pénible, dans un pays toujours en proie à des tensions politiques et communautaires, au cœur d’une région qui s’enfonce dans le chaos. Et parce que c’est la France, il va de soi que cette crise qui n’en finit pas va receler bien d’autres motifs de fâcherie.

Une fois salués le courage et l’abnégation de nos soldats et des fonctionnaires qui les soutiennent, sur le terrain ou à Paris, dans les ambassades ou dans les ministères, il est quand même permis de s’interroger sur l’aveuglement des décideurs. Déclencher cette guerre a été une admirable décision, et il n’est pas impossible qu’elle reste comme un des plus grands moments du mandat du Président. Force est cependant de constater que ça ne suit pas, derrière – comme d’habitude, pourrait-on dire.

Faut-il s’attarder sur les erreurs d’appréciation de certains chefs militaires ? Doit-on souligner les difficultés entre les administrations à Paris ou ailleurs ? Il y a un an, le chef du COS, désormais à la tête de la DRM, déplorait le manque de coordination entre les services, et on ne dirait pas que les choses se soient tellement arrangées depuis. Pas grave, c’est juste la guerre, hein, pas d’affolement.

De même, puisque nos chefs avaient décidé que nous ne resterions pas au Mali, rien n’a été préparé dans l’hypothèse où il nous faudrait malgré tout rester. Et si les chars allemands traversent les Ardennes ? Mais puisqu’on vous dit que c’est pas possible, alors ? Rien n’est donc prêt, ou si peu, et il va de soi que ce ne sont pas nos immenses moyens financiers qui vont nous permettre de nous sortir de là, sans parler de la main ferme qui exerce le pouvoir en France.

Je n’aurai pas, non plus, la cruauté de m’appesantir sur l’armée malienne, encore bien chétive, sur les troupes de la MINUSMA, à l’utilité toute relative, ou sur le MNLA, pitoyable formation minant avec une admirable constance la cause des Touaregs à coup de déclarations ridicules (« L’armée française fait des rafles ») ou de révisionnisme éhonté (« Nous avons combattu l’islamisme bien avant les Français »), sans parler des #MNLAfacts qui font les délices de Twitter : Il y avait un membre du MNLA avec Armstrong sur la Lune, le MNLA sait qui a tué JFK, le MNLA a la clé de la consigne de la gare routière de Nazareth où est entreposé le Graal. Bref.

On est bien obligé, en revanche, de contempler avec inquiétude l’état de la communauté française du renseignement dans la zone. La libération, dans des conditions pour le moins étonnantes, des otages d’Arlit a ouvert une crise entre le boulevard Mortier et le ministre de la Défense qui n’a pas fini de faire tousser. Manifestement, personne, rue Saint-Dominique, ne se souvient de la raison, purement tactique, qui a fait passer les services extérieurs de Matignon à Brienne. Du coup, on essaye de faire rentrer dans le giron un service qui n’y a jamais vraiment été. Et il semble, soit dit en passant, bien plus facile de faire claquer des garde-à-vous à des militaires et des civils culturellement très loyaux que de condamner les dérives d’une poignée de Bretons en roue libre défiant ouvertement l’autorité de l’Etat, pas vrai, Monsieur le Ministre ? De même, il est assez baroque de voir un ministre régalien marginaliser une administration qui ne l’est pas moins au prétexte qu’elle ne parvient pas à remplir une mission rendue impossible par la parole présidentielle. La France ne paye donc pas de rançon, mais elle fait payer les copains et valorise les affairistes. On sent là toute la puissance d’une solide autorité morale.

Entre des services qui ne se parlent pas et d’autres auxquels on ne parle plus, il manquait cependant la touche de fantaisie du ministère de l’Intérieur. Nous voilà désormais servis, puisque M. Valls a annoncé aujourd’hui la création d’un poste d’ASI, à Dakar, chargé de coordonner la lutte anti terroriste au Sahel.

Il n’a pas échappé à votre sagacité que les Etats de l’Afrique occidentale française étaient indépendants, mais ces détails ne concernent pas certains policiers, qui rêvent depuis des décennies de combattre la menace terroriste qui nous vise sans s’embarrasser des espions et autres gendarmes, à peine capables de libérer des otages ou d’attraper des voleurs de poules (sic, entendu en délégation interministérielle), qui ne voient pas pourquoi ils devraient prendre au pied de la lettre le qualificatif d’Intérieur. Il va de soi que l’arrivée d’un nouvel acteur de ce genre dans la région va considérablement fluidifier l’ensemble du dispositif, déjà complexe, déjà fatigué, déjà confronté à ses échecs. Comment va-t-on articuler tout ça ? On s’en moque, il faut être là, s’agiter, être visible, se mêler de tout, et de toute façon on verra bien, c’est pas comme si c’était important.

Les policiers, et ils n’ont pas tort, viennent ainsi combler le vide laissé par d’autres, occupés à d’impossibles missions (« Essayez de ramener les gars d’AQMI à la raison », « Mettez les Nigériens au boulot », « Liquidez-moi ces émirs, sans drones, et sans source technique propre, ‘veux pas le savoir »), mais on est en droit de douter du succès de leur projet.

La douloureuse affaire de Kidal comme l’enlèvement du Père Vandenbeusch au Cameroun démontrent, pour ceux qui ont le comprenoir un peu grippé, que la menace terroriste s’étend, hors de tout contrôle, et qu’elle prend, ici comme ailleurs, de multiples formes : attentats, enlèvements, guérilla, actions spectaculaires à fort retentissement politique. Comme je l’ai déjà écrit, je n’ai pas de solution. Depuis plus de dix-sept ans, je ne peux que réfléchir à la répression, puisque la prévention comme les solutions politiques semblent encore à concevoir. Mais pour réprimer, encore faudrait-il des moyens, des chefs et des agences qui se parlent, de la lucidité, des objectifs réalistes et des réflexions sans tabou. En attendant, et puisque je suis décidément très content de ne plus être au milieu de ce foutoir, je dessine, à mes heures perdues, et je me disais que cet insigne pourrait convenir aux forces de l’opération Serval :

Allez, le bar est ouvert. Joue-le pour moi, Mokhtar, tu l’as bien joué pour elle.