Onfray mieux de la fermer

Depuis qu’il a lu tout Freud en 96 heures, Michel Onfray – qui tente actuellement de prouver qu’Honoré de Balzac était un dignitaire nazi en fuite et que Chrétien de Troyes a tout pompé sur Marion Zimmer Bradley – n’a plus de limite, ce qui fait, naturellement, qu’il ose tout, selon une habitude chère à certains.

Fidèle à sa méthode (du travail, de la patience, de la rigueur, de l’humilité, de la discrétion), Michel Onfray – qui a dévoré Clausewitz en deux heures et gagne souvent à Risk – se pique de stratégie militaire. Dans une récente édition d’un grand quotidien du soir, notre héros nous livre donc le texte le plus ahurissant de médiocrité qu’il m’ait été donné de lire depuis des mois, et Dieu sait que j’en lis, des foutaises. Tenez, pas plus tard qu’hier soir… Mais je m’égare.

Avec la suffisance qui sied à ceux qui savaient tout à la naissance et qui n’ont donc pas travaillé depuis que les Beatles se sont séparés, Michel Onfray nous expose son interprétation de l’opération Serval. Autant prévenir les âmes sensibles, c’est du très lourd, du gras, du gros rouge qui tâche.

En quelques dizaines de lignes écrites entre une interview à Biba et la rédaction d’un court essai « Pourquoi j’aurais gagné à Azincourt », M. Onfray énonce une série d’affirmations remarquables d’ignorance et, soyons directs, de bêtise. Incapable de placer le Mali sur une carte il y a encore une semaine, parfaitement ignorant de la situation au Sahel, incapable – comme d’autres – d’associer deux idées sur le jihadisme ou l’islam radical, le philosophe des masses, le gourou des retraités, le petit père du peuple, glisse également deux trois remarques racistes qui en disent long sur son attachante personnalité. Quant à sa compréhension du terrorisme, elle est nulle. Même la fosse des Mariannes est moins creuse, et pourtant.

Que nous dit donc Michel Onfray, le Gengis Khan de Chambois, le Guderian chevelu ? Que la guerre au Mali a été déclenchée pour des raisons de politiques intérieures, qu’elle est mal conduite, que l’ennemi n’a pas mangé sa race, que le Président écrase une mouche avec un marteau-pilon, que les otages paralysent l’action militaire, etc.

Autant l’avouer, j’ai lu ce texte avec stupeur. Je prenais déjà M. Onfray pour un imposteur de classe internationale, mais je pensais qu’une forme de décence le retiendrait de livrer aussi brutalement la substantifique moelle de sa pensée stratégique. Je croyais également que Le Monde, un quotidien que je lis fidèlement depuis près de 25 ans, ne publierait pas les délires que même un étudiant nord-coréen affamé n’oserait pas écrire, un Tokarev sur la tempe. Ben si, pas de chance. Quand les bornes sont dépassées, il n’y a plus de limite, et il se murmure que Jean-Marc Morandini devrait rédiger d’ici jeudi un article fondateur au sujet du community policing dans la boucle du Niger.

« Le Président de la République a décidé d’une guerre au Mali au moment où il commençait à s’effondrer dans les sondages », affirme Michel Onfray. On le comprend, il était à Shaolin depuis dix ans, à expliquer aux moines que non, ce n’est pas comme ça qu’on fait un enchaînement pied-visage, ah la la, les mecs, il faut tout vous dire, et donc, logiquement, il n’a pas vu la montée en puissance des réseaux jihadistes, les attentats, les enlèvements, les menaces contre les rallyes. Evidemment, il n’a pas non plus lu les articles réguliers dans la presse française et internationale, et il va de soi qu’il ne fréquente pas ce blog, où j’essayais de décrire, il y a déjà un an, les origines du merdier actuel.

Michel Onfray est un être supérieur, il n’a pas besoin de travailler, de poser des questions, de fouiller dans les archives. Et donc, personne ne lui a dit, en juillet dernier, dans un restaurant de la rive droite « Le Mali est la prochaine grosse guerre de l’armée française ». Ben non. Michel Onfray ne fréquente pas la rive droite, alors…

Consolons-nous, de toute façon, notre Joukov du pauvre n’y aurait pas cru une seconde tant il est insensible à la propagande que je déverse sur ordre. D’ailleurs, sa connaissance intrinsèque de la guérilla lui aurait permis d’éviter toutes les erreurs commises depuis janvier. Savez-vous que M. Onfray a lu tout Lawrence d’Arabie en dix minutes et en a conclu qu’à sa place il aurait pris Instanbul au lieu de Damas ? Ben oui.

Enivré par son propre talent, notre chef de guerre en charentaises dit les choses franchement, dans cette langue rude qui est le propre des hommes d’action :

« François Hollande commande en effet à l’armée française de mener au Mali une « grande guerre » du genre napoléonien, alors que nous sommes dans ce que Clausewitz nomme la « petite guerre », autrement dit la guerre des petits, menée par une poignée de combattants dépourvus du matériel de haute technologie de l’armée française qui, dans la formule géopolitique et géostratégique malienne, se révèle d’une totale inefficacité ».

Citer Clausewitz avec une telle assurance quand on croyait encore la semaine dernière qu’il s’agissait du gardien remplaçant du Bayern, bravo.

Non, M. Onfray, les combattants irréguliers, du Mali comme d’ailleurs, ne sont pas des Néandertaliens. Ils ont des téléphones satellite, des GPS, des ordinateurs portables, ils tiennent des conférences de presse sur Twitter, ils utilisent Skype pour apprendre à fabriquer des bombes et Google Earth pour leurs plans de bataille, ils ont des dizaines de comptes mail. Et ils savent se battre. Du coup, oui, il est préférable d’utiliser contre eux des Tigre et des Rafale plutôt que des javelots et du feu grégeois. Mais si vous voulez passer à l’armurerie, vous pourrez percevoir votre arc et votre dotation réglementaire en flèches.

Parlons, d’ailleurs, de cette totale inefficacité. En trois mois, toutes les villes ont été reprises et les jihadistes ont perdu au moins 600 combattants. « Que fera Achille le fort quand Ulysse le rusé attendra le temps qu’il faudra dans des grottes inaccessibles aux forts ? » Outre que M. Onfray ne se relit pas (de l’avantage, décidément, d’être un esprit supérieur), cette phrase nous apprend qu’il ne lit pas non plus la presse. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la conquête de l’Adrar des Ifoghas – qui n’est pas une aimable région près de Madrid – a été rondement et virilement menée. Achille le fort est entré dans les grottes et il a botté le cul d’Ulysse le rusé. Les repaires des jihadistes ont été investis et des quantités très honorables de matériel ont été saisies. Ben oui.

Ne reculant devant aucun sacrifice, Michel Onfray, dont on dit à Hollywood qu’il aurait inspiré Chuck Norris et qu’il serait le mentor de Steven Seagal (auxquels il aurait reproché leur trop grande mansuétude et une tendance à laisser des survivants), ne s’arrête pas là :

« La France dispose d’une technologie de pointe pour mener une guerre haut de gamme contre des adversaires qui combattent en djellaba, chaussés de tongs, se déplacent en pick-up et font trembler le gouvernement français en pouvant rafler dans n’importe quel endroit du pays une poignée de Blancs transformés en otages, ce qui paralyse immédiatement l’action militaire. »

Fascinant de voir comme les clichés racistes les plus éculés émergent, au détour d’une phrase. Les jihadistes en djellabas et en tongs ? Vous avez déjà porté des tongs sur un terrain rocailleux ? Et les djellaba ? Pas bien commode pour courir, mais admettons. Il manque quand même le passage où vous parlez des chèvres qui subissent les derniers outrages, mais ce sera sans doute pour votre livre, définitif comme il se doit, sur le jihadisme. A quand quelques pages sur le cyber, il paraît que c’est follement tendance.

Vous étiez à Shaolin, et vous n’avez donc pas vu – mais en aviez-vous besoin ? Non bien sûr – les opérations contre Abou Zeid. Il ne m’a pas semblé, à moi, même si je n’ai pas votre connaissance du sujet, que l’armée française faisait preuve de la moindre retenue contre ses ennemis à cause des otages. Peut-être, pour le savoir, aurait-il fallu poser des questions, mais vous êtes au-dessus de tout ça, vous qui avez été admis au CID sans avoir révisé et qui avez refusé un poste de conseiller militaire à Pékin en raison de la modestie de l’armée chinoise, bien en dessous de votre condition.

Non, mille fois non, si l’armée française cherche toujours les otages, elle n’a jamais fait preuve de retenue dans ses engagements. Si nous avions été paralysés, pétrifiés, aurions-nous projeté 4.500 hommes, la fine fleur de notre chevalerie, au Mali contre plus de 2.000 combattants jihadistes ? Tiens, au fait, et si le matériel compensait le manque d’hommes ? Je crois qu’on appelle ça la stratégie, mais je n’ai rien à apprendre à un homme qui a fini en 6 minutes le dernier Call of Duty et dont la vie, haletante, a inspiré les créateurs de John McClane ou du major Allan Dutch.

Parmi les passages les plus affligeants de votre texte, dont la médiocrité est par ailleurs prodigieuse, j’ai relevé votre manifeste incompréhension de l’art de la guerre. Pour vous, le choc des volontés est sans doute un concept bourgeois. Et votre antimilitarisme à peine digne d’un jeune révolté d’il y a quarante eux ne mérite pas qu’on s’y attarde. Que pourrait-on faire, de toute façon, de vos remarques sur les armes de haute technologie ?

Enfin, il faut saluer votre complète ignorance des ressorts du terrorisme. Il paraît clair, décidément, que vous passez plus de temps à soigner votre tignasse qu’à lire les rares auteurs dont vous avez parsemé votre tribune, comme autant d’alibis à la vacuité de vos phrases. « A qui fera-t-on croire que le risque de terrorisme en Europe, ou sur le sol français, viendrait d’une poignée de musulmans vivant dans les dunes africaines plutôt soucieux de leur business local et de leur zonage tribal que d’établir un califat européen ? »

A relayer la logorrhée abrutissante de vieilles badernes qui ressassent publiquement leur incompréhension du monde, vous vous montrez tel que vous êtes : une imposture intellectuelle qui n’a même plus la décence de faire écrire par d’autres ses misérables saillies et qui, pour des raisons que je ne veux même pas connaître, parvient à avoir page ouverte dans Le Monde ou Le Point – dans ce dernier, il est vrai, aux côtés d’autres pics de la pensée contemporaine, comme Patrick Besson ou BHL.

Vous vous vouliez Liddell Hart, vous êtes à peine Nabilla.

Allô, non mais allô, quoi.

Si mon pire ennemi me dit qu’on est le 27 mars, pire ennemi ou pas, on est le 27 mars. Et si mon pire ennemi sauve un enfant des flammes, pire ennemi ou pas, il a sauvé un enfant des flammes.

Le débat politique a ses excès, ses outrances, ses caricatures, sa mauvaise foi, mais il faut savoir poser des limites. Près de trois mois après le déclenchement de l’opération Serval, reconnaître qu’elle est un succès pose manifestement des problèmes à certains. Et pourtant, et pourtant.

Dieu m’est témoin que j’ai critiqué l’attitude de nos autorités, moqué leurs hésitations tout au long de l’automne dernier, ricané devant leurs difficultés à faire se parler des administrations pourtant censées œuvrer à la défaite de l’ennemi. Mais j’ai aussi salué, dès le début de Serval, le courage de la décision, la fermeté de la posture, et la profondeur de l’engagement.

Englués dans de misérables querelles et de pitoyables faux débats, nos hommes politiques semblent avoir oublié qu’au Mali plus de 4.000 de nos soldats, dans des conditions dantesques, impressionnent le monde par leur détermination, leur engagement, leur efficacité. Et peu importe que le Président soit entouré de baltringues, et peu importe que son Premier ministre soit muet, et peu importe qu’il rêve de vaincre en un an un chômage qui a eu raison de  tous ses prédécesseurs, et de presque tous ses homologues étrangers. Peu importe car il faut chercher les motifs de fierté ailleurs qu’au Stade de France, ailleurs que lors de misérables cérémonies au cours desquelles les cinéastes se congratulent sans raison valable, ailleurs qu’au Salon du Livre.

L’Histoire, ainsi, retiendra peut-être que la dernière opération d’envergure de l’armée française a eu lieu en Afrique francophone, sur les décombres d’une décolonisation aussi désastreuse que la colonisation, contre un ennemi que les Occidentaux et une partie de leurs alliés combattent, de diverses manières, depuis près de vingt ans et que quelques esprits en retard d’un siècle persistent à négliger. Pour ceux là, la guerre aurait dû se jouer à Fulda… Et l’Histoire retiendra peut-être que la furia francese a une nouvelle fois fonctionné. In and out in a quarter, a même récemment écrit avec une pointe d’envie un commentateur de l’Empire, qui devait penser à l’Afghanistan, à l’Irak ou au Vietnam, aux oueds et autres rizières où se perdent les illusions.

Certes, le Mali n’est pas sauvé, et l’orage menace désormais le Niger, et le Tchad. La Tunisie s’enfonce dans le chaos, l’Etat libyen a disparu, l’Egypte chancelle, et l’Algérie observe la révolution naître de son désastre social. Le Nigeria menace d’imploser, le Cameroun vit peut-être ses derniers mois de paix, mais la France a relevé le gant. Et pour une fois, pour une fois, le panache accompagnerait donc la victoire, et non la défaite.

Oh, tout n’est pas rose, loin de là. AQMI n’a pas disparu, et nos otages ne sont pas libres, et, pour tout dire, le cirque ne fait que commencer. Mais il faudra se souvenir, dans six mois, quand la scène politique malienne nous affligera de sa médiocrité, quand les Nations unies rendront complexe le moindre geste simple, quand les kamikazes exploseront aux check points et que la dernière armée européenne opérationnelle aura été emportée par un Livre blanc sans vision, que nous avons été à la hauteur.

Let Mortal Kombat begin

Comment éradiquer, puisque c’est la mission fixée par le Président, l’ennemi sans tuer ses chefs ?

Comme prévu, et comme je l’ai écrit, l’ennemi s’est d’abord dérobé. Manifestement surpris par la réaction française, admirable mélange d’improvisation et de détermination, les jihadistes ont soigneusement évité les affrontements directs, tant qu’ils ont pu. Sévèrement touchés par les frappes des premières heures, ils ont su s’adapter d’autant plus facilement que l’intervention militaire avait été annoncée de longue date et que leurs plans étaient prêts.

Dans un espace en grande partie vide, que les effectifs de la coalition menée par Paris ne peuvent ni remplir ni véritablement contrôler, la recherche du contact est devenu un impératif tout autant tactique – puisque la puissance de feu française ne laisse que peu de chances à l’ennemi lors d’un engagement maîtrisé – que stratégique – puisqu’il s’agit d’infliger le plus de pertes à des groupes, dont la dissémination est un facteur majeur de déstabilisation de la région.

Face à cette approche, les jihadistes, faisant montre d’une capacité d’adaptation qui ne surprend que ceux qui pérorent sans avoir jamais réellement étudié la question, se sont réorganisés. C’est ainsi désormais le MUJAO, un mouvement que plus personne n’ose – et c’est un bien – présenter comme une dissidence d’AQMI qui mène les actions de harcèlement « au nom de tous les Moudjahiddine », comme il le précise dans les communiqués qui scande toutes ses opérations. En quelques jours, les terroristes ont su s’infiltrer dans Kidal ou Gao, commettre des attentats suicides ou faire exploser des voitures piégées. Ce qui peut apparaître comme un baroud d’honneur, et c’en est un, assurément, est aussi la démonstration de la vulnérabilité de nos arrières.

Ce conflit, comme tous les autres, et comme l’a rappelé le général Desportes avec la clarté qu’on lui connaît, est avant tout un affrontement des volontés, entre la nôtre, forte mais souvent éphémère, et celle de l’adversaire, puissante et durable. Les jihadistes actifs au Mali, qui bénéficient de leur propre expérience comme des conseils de leurs frères d’armes au Yémen ou au Pakistan, savent qu’ils doivent nous infliger des pertes et internationaliser le conflit. Pour éviter cette évolution, la France doit, rapidement, couper des têtes afin de casser, au moins pour un temps, l’organisation des katibats d’AQMI. On sait de longue date que l’élimination des émirs ne résout rien à long terme mais, outre que ça détend quand même, la France n’est pas au Mali pour régler une bonne fois l’épineuse question du jihad, menace que bien peu parviennent à appréhender dans sa fascinante complexité et qui alimente surtout les conversations de comptoirs à la télévision ou sur Internet. L’opération Serval a été décidée et déclenchée pour libérer le Nord Mali et casser AQMI autant que faire se peut. Et inutile de voir en moi un militariste cocardier, ça ne prend pas.

Face à ces impératifs opérationnels, le bilan français contre les jihadistes paraissait modeste. Depuis le 11 janvier, et malgré les raids aériens initiaux, les pertes dans les rangs des jihadistes semblaient décevantes. Evidemment, l’absence de drones de combat et les mesures de sécurité appliquées par l’ennemi empêchaient la réalisation de frappes ciblées. Il fallait, dès lors, continuer à pousser les combattants ennemis vers le Nord, dans leur bastion naturel de l’Adrar des Ifoghas, au sud-est de Tessalit. Puisqu’il était impossible de leur imposer un affrontement direct et classique, les voir se réfugier dans ce massif (qui ne fait pas 25km2 comme le disait il y a quelques jours un journaliste de France Inter, mais 250.000…) était inévitable, et c’est donc là qu’il s’agit d’aller les chercher, au risque de combats sérieux et de pertes humaines en proportion.

Evidemment, il se trouvera toujours de respectables commentateurs, confits dans la haine et le ressentiment, pour mettre en doute l’évidence, et qualifier certaines images de bidonnages. Les mêmes, il y a moins d’un an, accusaient les autorités françaises de cacher dans des armoires fortes les enregistrements de Mohamed Merah prouvant qu’il était un agent provocateur. On sait ce qu’il faut penser d’eux, et de leurs ambiguïtés face à des terroristes qui tiennent en échec leur propre armée depuis près de vingt ans. J’ajoute, car je suis taquin, qu’il n’est pas inintéressant de rappeler que déjà, en 2004, les forces tchadiennes (FANT, comme me le rappelait un lecteur assidu) avaient infligé une sévère défaite aux hommes du Para. Ça ne vous fait rien, qu’une armée africaine ait plus de bilan que l’ANP contre VOS terroristes ? La paille, l’œil du voisin, et toute cette sorte de choses, les gars.

Reste que l’absence de pertes au sein du commandement d’AQMI au Sahel était un problème, qui  commençait à faire jaser du côté de certaines administrations. La mort d’Abou Zeid, dont on attend toujours la confirmation officielle mais qui a été jugée probable, ce matin, par le chef d’état-major des armées, pourrait ainsi être le premier succès véritablement notable contre AQMI.

Avec la candeur qui sied à ceux qui ont vanté les réalisations pleines d’humanité du Viêt-Cong ou les succès sociaux de Staline, une poignée de journalistes a paru s’émouvoir, ces derniers jours, des méthodes françaises et tchadiennes. Pour ces belles âmes, faire la guerre ne semblait pas impliquer de tuer des ennemis qui, oui, sont des hommes, égaux à leur naissance en droit et en devoir mais qui ont gagné celui de mourir au combat, emportés par une rafale ou disloqués par une bombe bien placée. Et oui, cela implique qu’on les traque, qu’on les blesse, qu’on les tue, qu’ils souffrent, qu’ils aient peur, qu’ils meurent en pensant à un amour de jeunesse ou à la maison de leur enfance. Oui, quand le général Desportes, parle de volonté, il parle d’abord de celle de tuer et de mourir. What else?

La mort d’Abou Zeid, premier émir jihadiste tué par la France, pourrait bien, cependant, être une douloureuse occasion de tester notre volonté. Depuis le 28 février, nous sommes quelques uns, ici et ailleurs, à nous interroger sur ce convoi de jihadistes traité par un raid aérien puis des combats terrestres. Quand on suit un peu l’actualité politique française, on est bien obligé de préférer, le plus souvent possible, le mutisme de nos responsables gouvernementaux, capables de se contredire sur la date de Noël. Certains silences, cependant, sont gênants, sinon inquiétants, et on sent comme un flottement au sujet des conséquences de ces combats dans les Ifoghas. Ce soir, le ministre de la Défense a encore déclaré qu’il ne disposait d’aucune preuve de la mort d’Abou Zeid ou de Belmokhtar, contredisant le président tchadien qui, lui, n’a guère de doutes – il faut dire que ce n’est pas son genre – alors qu’une photo prise sur le terrain est censée accréditer la mort du borgne le plus fameux du jihad et que nous sommes déjà quelques uns (qui se reconnaîtront) à nous demander si la photo a bien été légendée…

Le plus important reste, de loin, le sort de nos compatriotes. Une fois de plus, on ne peut qu’assurer aux familles que nos pensées sont avec elles en ces terribles journées.

 

 

Et, au fait, la semaine dernière, j’ai eu l’occasion d’avoir des nouvelles, par un de ces hasards qui font le sel de la vie, de la famille des Français enlevés au Cameroun. Vous n’imaginez pas l’effet qu’ont eu sur elle les propos du ministre des Anciens combattants. Près de deux semaines après, Kader Arif est toujours ministre, et il n’a pas montré le moindre signe de repentir. La soupe est bonne, n’est-ce pas, mais pour l’exemplarité, va falloir repasser.

« If what you say is true, the Shaolin and the Wu-Tang could be dangerous » (« Bring that ruckus », Wu-Tang Clan)

Les chroniqueurs du jihad retiendront que le 19 février 2013 un Légionnaire du 2e REP est mort en combattant des jihadistes dans l’Adrar des Ifoghas, où seraient détenus nos otages, alors qu’au Cameroun, à 1600 km de là, sept Français, dont quatre enfants, étaient enlevés par un groupe d’hommes armés venus du Nigeria tout proche.

Interrogé à l’Assemblée, François Loncle, député PS de l’Eure, nous faisait rapidement profiter de son immense savoir en nous expliquant qu’il s’agissait sans doute de Boko Haram, que ce groupe était « souvent en rivalité avec AQMI » et qu’il ne s’agissait que de « trafiquants et de gangsters ». Comme aurait Perceval de Galles, « Merci, de rien, au revoir Messieurs-Dames ».

Co-auteur d’un rapport sur le Sahel qu’il n’a manifestement pas lu, M. Loncle relayait, à ma grande consternation, des clichés, et même des erreurs grossières quant aux liens entre les romantiques jihadistes du désert d’AQMI et les esthètes de Boko Haram (« L’éducation occidentale est un pêché », des poètes, on vous dit). Tout observateur un peu sérieux (donc, pas les imposteurs vus hier soir sur BFM) sait pourtant que les deux mouvements sont étroitement liés, se prêtant de l’argent, s’envoyant des combattants, se parlant depuis l’aube des années 2000. Forcément, avant de causer dans le poste, c’est pas mal de relire ses archives. Vous n’en avez pas ? Ah, pardon.

En réalité, plus que vers Boko Haram, les regards des professionnels se sont tournés vers les petits rigolos du Jama’at Ansar Al Muslimin Fi Bilad Al Sudan, plus connu de leurs mamans sous le nom d’Ansaru.

Il faut dire que ces garçons, issus de Boko Haram, ne sont pas des amateurs empruntés ou maladroits. Le 26 novembre 2012, ils ont, par exemple, attaqué un commissariat à Abuja afin de libérer des détenus. Surtout, et on aurait aimé l’entendre hier, Ansaru a enlevé un Français à Rimi, près de Katsina, le 19 décembre dernier, et l’a revendiqué le 23 décembre. Le 20 janvier, les mêmes ont revendiqué une attaque contre des soldats nigérians en partance pour le Mali. Et, last but not least, le groupe a enlevé le 16 février sept expatriés à Jamaare – et l’a revendiqué le 18, car ces gens-là, à la différence d’autres, assument leurs actes.

Du coup, on est bien obligé de se demander ce que voulait dire M. Loncle quand il affirmait si péremptoirement sur iTélé : « Ce n’est pas lié à la situation au Sahel ». Non, bien sûr, il va de soi que les terroristes d’Ansaru enlèvent des Français pour protester contre le mariage pour tous, ou qu’ils capturent des Européens afin d’attirer l’attention du monde sur le scandale de la viande de cheval. Bien vu, M. le Député, bien vu.

A mes yeux, le lien est pourtant évident, qu’il soit direct ou indirect. Soit Ansaru enlève des Français pour ouvrir un second front sécuritaire sur nos arrières, comme je l’ai envisagé à plusieurs reprises depuis l’été dernier, (d’abord ici, puis , et ici, ou , et même ici), soit Ansaru joue sa carte mais s’en prend à la France, ennemie historique du jihadisme, menacée directement par l’ensemble de la mouvance islamiste radicale depuis le début de l’opération Serval. Déconnecter les jihads des uns des autres est une erreur impardonnable. Je ne sais plus qui, hier soir sur BFM, affirmait doctement : « Il faut dissocier les événements pour mieux comprendre ce qui se passe ». Non, justement, il faut faire exactement l’inverse, puisque le jihad, comme je l’écrivais en 2005 – quand j’avais encore un métier honorable – est d’abord une guérilla mondiale dont les acteurs, différents, partagent idéologie, modes opératoires et cibles.

Qui a jugé bon de rappeler, hier, que les « meilleurs d’entre eux », les petits gars d’AQPA, ont diffusé, le 12 février dernier, un communiqué dénonçant sans ambiguïté l’intervention des Croisés au Mali ?

Une fois de plus, les experts d’opérette sont pris en flagrant délit de pipeautage, et pas un ne fréquente sans doute Jihadology, d’Aaron Y. Zelin (@azelin), une référence pourtant tout simplement incontournable. Oui, je sais, le travail est une notion dépassée, et il faut parfois savoir refuser les invitations sur les plateaux pour réfléchir un peu. Ça ne fait jamais de mal.

Quinze de nos compatriotes, dont 4 enfants, sont donc désormais otages, tous en Afrique, tous détenus par des groupes jihadistes. Le symbole est fort, et le défi presque hors de portée. L’enchaînement des crises met les hommes et les structures à rude épreuve, fatigués, usés, courant d’urgence en urgence, d’incendie en incendie, incapables, par manque de temps, de prendre le recul nécessaire à la compréhension d’un phénomène qu’ils sont les seuls à pouvoir, en théorie, contempler dans sa globalité. Du coup, et quoi qu’on dise, personne ne le fait, et la place est donc laissée aux imposteurs habituels et autres universitaires sur le retour. Pas grave, on a l’habitude, et il faut avancer.

Je n’aurais pas l’indécence, ici, de me laisser aller à des hypothèses sordides sur le sort des enfants et de leur mère enlevés hier. Tout juste peut-on souhaiter que les terroristes (puisque je ne crois pas une seconde à l’hypothèse d’une groupe de braconniers ou de coupeurs de route) jugent les enfants trop encombrants et les libèrent. Simple observateur, je ne peux qu’adresser aux familles concernées toutes mes pensées, et glisser mes encouragements de retraité aux membres de la nouvelle cellule de crise. Bientôt, les services français ne seront plus qu’une immense cellule de crise, quand on y pense… Il y aurait même matière à modéliser le cycle infernal que nous observons depuis plus de dix ans : crise économique – crise stratégique – réduction des moyens – augmentation des besoins. Mais je n’ai pas ce talent, et ça n’est pas le sujet.

La succession de tels évènements est un indicateur, comme un autre, des bouleversements de notre environnement. L’Afrique de l’Ouest nous renvoie au visage nos échecs, et aussi nos vulnérabilités. Expatriés plus ou moins conscients des dangers, autorités locales plus ou moins mobilisées, Etats plus ou moins faillis, le tableau est plutôt sombre. Si on laisse de côté les problèmes de gouvernance, l’épineuse question du narcotrafic, ou celle, dramatique, de la traite des êtres humains, et qu’on se concentre sur le jihadisme, force est de reconnaître que les crises politico-sécuritaires s’imbriquent, s’influençant et se nourrissant mutuellement dans une dégringolade qui n’a pas de fin prévisible.

Le jihad algérien, vieux de plus de vingt ans, s’est ainsi étendu au Sahel, contamine à présent le Maroc, et se nourrit dans le même temps de l’effondrement des Etats postrévolutionnaires tunisien et libyen. La révolution égyptienne, en libérant des centaines de détenus, alimente le jihad renaissant libyen. La révolution libyenne permet aux jihadistes du Sahel de s’armer, et l’ensemble du cirque crée au centre de la carte une dépression qui déstabilise l’ensemble de la région, en faisant fi des frontières.

Le printemps arabe, dont j’ai dit ici qu’il était une conséquence du jihadisme mais qu’il n’avait pas été initié par les islamistes radicaux (je sais, c’est un peu trop subtil pour certains), passe actuellement par une phase, classique dans les processus révolutionnaires, de foutoir à grande échelle qui libère les forces les plus brutales. Face au néant idéologique des régimes renversés et à l’impréparation des révolutionnaires de la première heure, les islamistes n’ont eu qu’à se pencher pour ramasser la mise. Sur leur droite, les plus radicaux, salafistes et jihadistes plus ou moins repentis, se mettent en position pour se mêler de crises qui n’en sont ainsi qu’à leurs débuts.

Plus au sud, au-delà de la bande sahélienne, le patient travail de prosélytisme qui dure depuis des décennies et que j’ai très imparfaitement décrit ici n’est, pour l’instant, que l’arrière-plan des actions des jihadistes. Seul Ansar Al Din, dont on sentait les prémices dès 2006, peut être considéré comme un mouvement terroriste directement lié à ce phénomène, ses alliés ou partenaires étant, soit des corps étrangers (AQMI), soit des mouvements minoritaires (MUJAO), soit des groupes sectaires reflétant des conflits ethniques préexistants (Boko Haram, même si Ansar Al Din a, pour la première fois dans la région, coloré de jihadisme un irrédentisme à la façon des rebelles tchétchènes,  cachemiris ou philippins, mais c’est une autre histoire).

Du coup, je me garderai bien, à ce stade de l’enquête, de scruter le Cameroun en délaissant le Nord Nigeria. Le développement de l’islam radical au Cameroun n’est sans doute pas responsable de l’enlèvement de nos compatriotes. L’opération, en revanche, illustre à merveille l’imbrication des jihads, les uns et les autres agissant ensemble sans se coordonner. Les crises sont donc en train, sinon de fusionner, du moins de converger dangereusement.

Jamais la France n’a eu autant d’otages, jamais un pays n’a vu autant de ses ressortissants aux mains de groupes jihadistes. Alors que 7 otages sont au Nord Mali, 8 sont au Nord Nigeria, à des centaines de kilomètres au sud-est, dans un environnement totalement différent. Au Mali, l’Etat est inopérant. Au Nigeria, il est ombrageux, réfractaire à la coopération. Quant à nos moyens, ils sont limités, et le point de rupture n’est pas si loin.

Il y a quelques jours, un des plus flamboyants émirs de la zone, Omar Ould Hamaha, déclarait fort aimablement que la France avait ouvert les portes de l’enfer en intervenant au Mali. Disons qu’on vient de frapper et qu’on attend que quelqu’un nous ouvre, sans être vraiment pressés.

« You can fool with your brother/But don’t mess with a missionary man » (« Missionary man », Eurythmics)

L’émergence de l’islamisme armé, un concept forgé par Gilles Képel dans son monumental Le Prophète et Pharaon (1984), ouvrage fondateur dont la relecture régulière est indispensable, a été initialement perçu, me semble-t-il, comme un  soubresaut parmi d’autres dans ce turbulent sud, au-delà du limes. A en croire les archives des services, bien peu de professionnels, dans les années 80, parvenaient manifestement à s’extraire du marais intellectuel, entre confusion avec la révolution iranienne et perceptions racistes. En pleine seconde manche de la Guerre froide, je veux bien croire qu’il y avait plus urgent, et il ne s’agit donc pas de critiquer gratuitement. Le fait est que les premiers dossiers que j’ai pu lire, il y a bien longtemps dans une galaxie lointaine, m’ont fait peur. Personne n’avait pris la peine d’acheter un livre d’André Miquel, et encore moins ceux de Nikita Elisséeff, dont l’indispensable L’Orient musulman au Moyen-Age, la bible – si j’ose dire.

Le début de la guerre civile algérienne et la dislocation de la Yougoslavie, sans même parler de la première guerre de Tchétchénie, mirent brutalement en lumière la très rapide montée en puissance d’un islamisme combattant qui fut appelé, par l’ensemble de la communauté française du renseignement, islamisme radical – et qui est désormais appelé jihadisme depuis une petite dizaine d’années.

D’accord, faisons comme ça. 

Plusieurs menaces devaient alors être combattues. Il s’agissait, en priorité, de lutter contre les réseaux algériens qui, au profit du GIA ou du FIS, tentaient de se procurer en Europe des armes qui, expédiées en Algérie, alimenteraient les maquis que combattait l’ANP. Très rapidement, cette lutte contre des filières de trafics devint cependant un front secondaire, puisque les islamistes algériens choisirent, dès 1993, de s’en prendre aux ressortissants français en Algérie.

La guerre civile dans les Balkans, qui furent la deuxième terre de jihad après l’Afghanistan fondateur, draina un grand nombre de combattants étrangers et permit aux ONG du Golfe de mettre un pied en Europe. En Bosnie, et plus tard au Kosovo, jihad et prosélytisme ne furent ainsi jamais très éloignés l’un de l’autre. De plus, mais c’est une autre histoire, on vit se mettre en place aux portes de l’Union européenne ces fascinantes filières, si caractéristiques, conduisant les islamistes radicaux du Maghreb au Yémen ou au Pakistan, en passant par le Caucase, l’Europe centrale ou la péninsule arabique. Dès ce moment, le jihad était un phénomène mondial, superbement méprisé par ceux-là mêmes qu’on entend aujourd’hui partout et qui nous font bénéficier de leur superbe ignorance. Lutter contre ces filières nous apprit beaucoup, et ce sont ces connaissances, rejetées par les universitaires qui nous voyaient comme d’épouvantables tueurs d’enfants, qui leur manquent désormais.

Il s’agissait, enfin, d’étudier le prosélytisme d’ONG du Golfe qui, comme je l’ai déjà écrit ici, associaient étroitement authentique action humanitaire et réislamisation radicale – quand l’aide n’était pas simplement subordonnée à une adhésion au wahhabisme. Les services français développèrent, dans les années 90, un véritable savoir-faire qui permettait de mesurer cette poussée politico-religieuse, d’étudier les liens entre cette nébuleuse islamiste et le terrorisme et, le plus important, d’essayer de glaner du renseignement en infiltrant des sources dans ces structures pour le moins mystérieuses.

Après le 11 septembre 2001, les mêmes esprits supérieurs qui voulaient dissoudre au mois de juin précédent l’unité chargée d’Al Qaïda, et qui firent plus tard une nouvelle démonstration de leur clairvoyance en affirmant que l’Europe ne serait plus frappée, décidèrent que le lent et très subtil travail effectué sur les ONG prosélytes n’avait, finalement, aucun intérêt. Outre qu’ils n’y comprenaient rien, disons plutôt que de complexes opérations de longue haleine pour identifier les flux financiers et les références idéologiques ne leur permettaient pas de rouler des mécaniques devant les directeurs. Le renseignement s’accommode assez mal de la soif de célébrité, voire même de reconnaissance interne.

Comme d’habitude, c’est au moment où la France commença à se détourner du sujet que l’Empire, loin d’être aussi borné qu’on le dit, commença, lui, à s’y intéresser. Suivant le raisonnement tenu dix ans plus tôt à Paris, les services américains essayaient à leur tour de suivre les flux financiers alimentant le jihad et de comprendre les mécanismes de la radicalisation.

Tardivement se fit cependant sentir à Paris le besoin de reprendre cet aspect de la question et on tâtonna. Je vais vous épargner les détails désagréables, mais toujours est-il que nous étions assis, comme souvent, sur une montagne d’or que personne ne voulait exploiter pour des raisons administratives. Les histoires du logiciel Louvois, j’en ai un paquet en soute, mais je les réserve à mes mémoires.

Pour des raisons techniques, opérationnelles et stratégiques, il fut décidé de se pencher sur la montée de l’islam radical en Afrique. En quelques mois, on découvrit beaucoup, sans guère d’efforts, mais le constat, pourtant présenté aux plus hautes autorités nationales, fut soigneusement rangé dans un coin. Il ne peut pas y avoir de chars allemands dans les Ardennes, puisque nos plans ne le prévoient pas. Je me comprends.

Nous sommes en mission pour le Seigneur.

L’islam, sunnite ou chiite, ne devrait pas être autre chose qu’un facteur géopolitique. Je suis, pour ma part, bien incapable de me prononcer sur la part de violence intrinsèque que contiendrait cette religion, et tout au plus peut-on noter que son caractère englobant ne peut que s’opposer au modèle de gouvernance occidental. Par ailleurs, élevé dans le christianisme, je suis bien obligé de reconnaître que ma propre religion, censée être faite d’amour de son prochain, a présidé aux croisades et un nombre respectable de massacres, à commencer par le génocide des Amérindiens, au sud puis au nord du continent. Je vais donc éviter de donner des leçons.

En Afrique ou ailleurs, le retour du religieux, musulman, catholique, protestant ou animiste, ne pose question que s’il est porteur de tensions internes et externes. Là, et quoi qu’en disent les pourfendeurs de la géopolitique de pacotille, interviennent en effet la nécessité de défendre des intérêts stratégiques et celle de défendre les valeurs dont nous nous sommes faits les hérauts. C’est toute la différence entre un retour de l’islam sunnite sous la forme d’une réappropriation d’un héritage politico-culturel délaissé, et la montée en puissance du wahhabisme, rigoriste, agressif, porteur de menaces bien connues, aussi bien stratégiques que sociales.

Dans son remarquable article publié dans Le Monde du 23 janvier dernier, Jean-François Bayart pointait très justement le rôle central de la question sociale dans la crise malienne, étroitement liée à la croissance d’un islam rigoriste. Le phénomène ne concerne cependant pas le seul Mali, et les autorités françaises, plus que tous leurs alliés, savent que le continent africain est sillonné de centaines de prédicateurs, arabes ou pakistanais, financées par les ONG prosélytes ou les mouvements piétistes, comme le Tabligh. Dans bien des cas, les attachés religieux de certaines ambassades du Golfe jouent un rôle primordial dans la diffusion d’une interprétation radicale de l’islam, et leur statut de diplomate leur garantit une grande liberté de mouvement. Ces individus diffusent des interprétation archaïques de l’islam sunnite, prêchant parfois le renversement des régimes, justifiant le terrorisme, propageant les vieilles lunes antisémites, sans parler de leur vision de la place des femmes.

Les travaux, sans lendemain, menés en 2006 dans une certaine administration spécialisée et dont les résultats furent présentés presque en catimini aux membres du Conseil de sécurité intérieure, à l’Elysée, avaient, en quelques mois, mis en évidence l’ampleur de l’offensive islamiste radicale en Afrique. Le constat, proprement alarmant, n’aurait pas dû surprendre puisque le rôle des ONG du Golfe était connu de longue date. En 2004, les services tchadiens avaient même trouvé dans les archives d’Abderrazak Le Para, dont j’ai évoqué la carrière ici, la preuve de liens avec la sulfureuse ONG saoudienne Al Haramein, bien connue pour ses dons de médicaments et d’explosifs aux rebelles tchétchènes comme aux terroristes d’Al Qaïda au Kenya. L’humanitaire, c’est avant tout une affaire de vocation.

En 2006, pourtant, les constatations prenaient un caractère autrement plus inquiétant, puisqu’elles révélaient le caractère continental d’une poussée politico-religieuse aux moyens financiers sans limite – et à l’impact démultiplié par la pauvreté des pays où elle s’exerçait.

Les acteurs étaient nombreux, et puissants. Agence des musulmans d’Afrique (AMA), Islamic Relief (IR), Qatar Charitable Society (QCS), World Assembly of Muslim Youth (WAMY), Islamic African Relief Agency (IARA), International Islamic Relief Organization (IIRO), International Foundation for Construction and Development (IFCD), Islamic Cultural and Heritage Revival Society (ICHRS), et même Société Mondiale pour la Mémorisation du Saint Coran, étaient les principaux noms qui revenaient du terrain.

La force initiale de ces ONG était l’incontestable efficacité de leurs programmes d’aide au développement, et c’est d’abord sur ce terrain que les Occidentaux étaient battus. Quand les grandes ONG occidentales engloutissaient des fortunes en frais de gestion de projets parfois démesurés, les états-majors du Golfe allaient à l’essentiel, s’appuyant sur les responsables locaux, imams ou chefs de village, leur attribuant directement la responsabilité de projets modestes pour quelques centaines de dollars. Une goutte d’eau dans un océan de pétrodollars…

Rien de tout cela n’était secret, puisqu’un grand nombre de ces projets étaient adossés à des associations communautaires dont l’agrément avait été volontiers accordé par les autorités. Au Sénégal, les responsables administratifs étaient drapés dans leur dignité dès qu’on posait des questions gênantes, et on en arrivait rapidement à invoquer le rôle apaisant des confréries – alors même que l’islamisme radical qui s’implantait dans le pays s’appuyait justement sur le rejet des confréries traditionnelles par de jeunes hommes qui se sentaient exclus d’un système devenu gérontocratie.

L’offensive islamiste ne passait cependant pas seulement par l’aide au développement. De simples recherches auprès des ministères de l’Intérieur permettaient de contempler la précision du maillage social d’associations parfaitement légales, toutes financées, voire fondées, par les ambassades des pétrothéocraties.

Quand la moindre ingérence occidentale n’aurait pas manqué, à juste titre, de provoquer un drame, les diplomates saoudiens ou koweitiens n’avaient pas ces scrupules et encourageaient l’émergence d’un islam associatif relayant les pires débilités du wahhabisme, dont un révisionnisme scientifique particulièrement décomplexé, parfois accompagné de prises de position antioccidentales. Rien de tout cela ne serait plus ridicule ou dangereux que les foutaises équivalentes proférées par les catholiques intégristes, les protestants fondamentalistes ou les juifs ultra-orthodoxes si nous n’avions pas de multiples preuves que cet endoctrinement conduisait droit à la violence, et, in fine, au terrorisme.

La charia est notre constitution.

Le fait est qu’un projet politique fondé sur la seule religion ne peut être pacifique. Par essence, ses partisans estiment être dépositaires de la vérité, unique et indiscutable. Eventuellement prêts à accéder aux pouvoir légalement, comme le préconise la doctrine des Frères musulmans égyptiens, ils n’entendent pas tolérer la moindre opposition, ni la moindre déviance. De plus, leurs convictions les conduisent, naturellement, à voir des ennemis partout, et à les combattre si la situation leur échappe. On l’a vu en Algérie, on le voit en Tunisie, et sans doute bientôt en Egypte.

La question n’est donc pas de combattre une religion, ou la démarche d’un groupe humain retrouvant, ou pensant retrouver, ses racines. Il s’agit plutôt de s’interroger, plus que sur la profondeur ou la sincérité du phénomène, sur les motifs de ses inspirateurs, du Golfe ou du Pakistan. L’expansion du wahhabisme, portée par la Ligue islamique mondiale (LIM) dès le début des années 60, est un phénomène que l’affrontement entre blocs a occulté. Les motivations de ses inspirateurs sont à la fois religieuses et stratégiques, et nous en sommes, parmi d’autres, les cibles.

La mode est au Qatar bashing, mais le travail de radicalisation des pétrothéocraties, impulsé par l’Arabie saoudite, n’est pas si récent, et il nous apparaît à présent qu’il est largement irréversible. Se concentrer sur Doha, c’est oublier Riyad, Abu Dhabi, Dubaï, Koweït City. On pourra dire qu’il y a là une juste réappropriation de l’islam par les populations, ou que le discours simple du wahhabisme répond au besoin d’avoir des réponses simples en ces temps troublés, dans des pays dont la gouvernance est, au mieux, très imparfaite. Pourquoi pas, mais l’approche braudélienne avancée par quelques uns ne répond pas aux défis sécuritaires immédiats.

Il faut également se méfier des visions par trop caricaturales. Tous ces religieux ne sont pas d’accord, et on trouve entre islamistes de véritables tensions doctrinales, entre tablighis, partisans des Frères, salafistes, ou wahhabites. Vu d’ici, pourtant, et alors que nous n’avons plus aucune prise sur le phénomène, le seul point à retenir est que les difficultés qu’ils rencontrent conduisent les uns et les autres à verser dans la violence, ou au moins à la tolérer chez les autres. Tout devient, de plus, prétexte à exaspération, d’une poignée de dessins du Prophète à la diffusion d’un mauvais film amateur, et rien ne peut plus être reproché, ni aux Taliban afghans, parfaite incarnation de l’arriération, ni à Ennahda ou aux Frères, parvenus au pouvoir mais bien incapables de l’exercer, ni aux salafistes, dernier stade de l’islamisme avant le terrorisme. Même les jihadistes ont des vertus aux yeux de certains, modernes résistants à l’oppression occidentale, romantiques guerriers perdus d’un islam qu’on aimerait voir tant entrer dans la modernité au lieu de rêver, comme le rappelait Gilles Képel dès 1984, à un passé qui dura à peine un siècle.

La poussée islamiste au Sahel n’est qu’une portion de la poussée islamiste en Afrique, et celle-ci n’est qu’une nouvelle manifestation de nos échecs et de nos aveuglements. En laissant les indépendances devenir des gâchis, en gaspillant des milliards d’aide, en abandonnant des populations à des potentats sans envergure, les Occidentaux ont grandement aidé les islamistes, dont l’idéologie a été initialement conçue contre leur domination. It’s payback time.

Mais dites-moi, monsieur Pivert, ces moricauds, vous les avez vus ?

Avant de me retirer à la campagne et d’entamer, comme le colonel Clifton, une collection de bagues de cigare, il n’est sans doute pas totalement absurde de vouloir, une fois de plus, exprimer ma très naïve exaspération.

La multiplication des nains, ce phénomène réjouissant que j’avais décrit ici il y a déjà bien longtemps, prend désormais des proportions fascinantes. La tendance était lourde depuis le début des révoltes arabes, elle devient lame de fond depuis le début de l’opération Serval. Tout le monde s’y met : universitaires tiers-mondistes, commentateurs souverainistes financés par des Etats étrangers, apprentis espions recalés aux concours et dont le simple nom fait sourire à Levallois ou du côté de Mortier, anciens responsables des services dont la longue suite d’échecs vaut manifestement caution pour une grande partie de la presse, agrégés d’arabe à peine capables de comprendre les rapports de police qu’ils recopient, intellectuels inconnus qui se découvrent une expertise sur la région, sans parler de quelques députés élus par des nostalgiques de l’OAS et reconnaissables à leur tenue de souteneurs napolitains et leur posture martiale de réformés pour cause de pieds plats. Evidemment, je pourrais aussi parler de l’armée française, qui tire gloire d’avoir conquis un pays vide et qui évite soigneusement de rappeler qu’elle ne pourra plus le faire, dans quelques années tant son matériel est fatigué, mais j’ai tendance à respecter les types qui se battent, plus que ceux qui bavent à Sciences Po.

Bien, procédons avec méthode.

D’abord, le narcojihad.

IL N’Y A PAS DE NARCOJIHADISTES AU SAHEL RPT : IL N’Y A PAS DE NARCOJIHADISTES AU SAHEL. Il s’agit d’un fantasme, qui fait sourire TOUS les professionnels du renseignement de ce pays, mais qui est abondamment relayé par une coterie d’escrocs, d’imposteurs et d’idéologues de comptoir qui refusent absolument d’envisager le caractère politico-religieux du jihad. Pour cette bande d’esprits éclairés, qui volent d’échecs en naufrages depuis plus de vingt ans et qui se trompent avec une admirable constance, le terrorisme ne peut être que l’expression d’une volonté politique étatique, ou d’un groupe ethnique défendant des revendications irrédentistes.

Ces grands esprits, dont il faut sans relâche saluer la clairvoyance, ont, par exemple, affirmé pendant des jours après le 11 mars 2004 que l’attentat de Madrid était le fait de l’ETA. Mais oui bien sûr. Ou indiqué que les types d’Al Qaïda étaient des « pouilleux dans une grotte ». Des pouilleux, mais bien plus efficaces que les Karens ou les Kurdes, pourtant si romantiques, mon gars.

Depuis plus de 15 ans, il faut supporter ces types qui, non seulement n’ont JAMAIS la moindre preuve de ce qu’ils avancent (le rôle du DRS, des Frères musulmans, des grandes banques, de la RATP, de mon voisin, de Celui-qu’on-ne-doit-pas-nommer, etc.) mais qui en plus refusent OBSTINEMENT de lire les dossiers. Avec une telle rigueur intellectuelle, on mesure la puissance de leurs analyses.

Si les types d’AQMI ne sont animés que par l’appât du gain, s’ils vendent la drogue sud-américaine (qui arrive en effet dans la région dans des quantités alarmantes), où est l’argent ? Où sont les gagneuses ? Où sont les voitures de luxe ? Où sont les palais de marbre ? Et où sont les flux financiers de blanchiment ? Où sont les banques qui gèrent cette fortune ? Et où sont les armes modernes qu’ils pourraient s’offrir ? Et quel narcotrafiquant serait assez bête pour s’acoquiner avec des types que le monde entier veut pulvériser ? On sait, depuis 1995, que les charmants garçons du GIA ont pratiqué la protection des trafics traditionnels, et ont ponctuellement donné un coup de main aux narcos locaux, mais on est loin du tableau peint par les experts de plateaux. Le hic, c’est que  cette réalité, toute en subtilité, est moins vendeuse que les déclarations à l’emporte-pièce. Que voulez-vous, j’ai été élevé selon des préceptes qui s’accoutument mal des approximations populistes. Oui, je sais, déplorable logique petite-bourgeoise que la mienne.

Apprentis géopoliticiens capables de déceler un complot mondial dans un hospice de vieillards, journalistes avides de gloire mais incapables de citer une seule source sérieuse, retraités notoirement incompétents mais peu avares de leurs conseils, rien ne nous est épargné, et une bonne partie de la presse reprend, presque servilement, leurs foutaises. Faut-il s’inspirer des mémoires de Gamelin pour fonder notre nouvelle politique de défense ? Non, et pourtant c’est bien ce que nous faisons en laissant un tel ramassis de médiocres monopoliser l’espace médiatique, de plateaux de télévision en tribune dans de grands quotidiens, sans parler des relations incestueuses entre organes de presse sur fond de fraternité dévoyée.

Les membres d’AQMI ne sont pas des jihadistes, ni même des islamistes.

Non, bien vu, ce sont réalité des chanteurs des Village People, des choristes d’ABBA, et des roadies de Kool & The Gang partis prendre les eaux dans à Kidal et Tessalit, deux villes connues pour la qualité de leurs cures thermales.

Evidemment, ceux qui nous affirment ça ont lu les débriefings des sources, écouté les conversations entre les émirs d’AQMI et les responsables jihadistes au Pakistan, en Suède ou en Allemagne, lu les communiqués, noté les références religieuses. Evidemment, ils ont démantelé des réseaux, découvert des centaines de CD de propagande islamiste radicale, subi la logorrhée religieuse des suspects. Evidemment, ils se souviennent des conversations de ces émirs avec des idéologues dans le Golfe. Et évidemment, le fait qu’AQMI ait été adoubée par Al Qaïda ne les fait pas chanceler, pas plus que l’application de la charia, ou les liens plus qu’étroits avec Boko Haram, les Shebab, ou AQPA, l’élite du jihad.

Il faut dire que ces mêmes garçons nous ont seriné pendant des mois que le MUJAO était une dissidence, qu’Ansar Al Dine voulait la paix, que Mokhtar Belmokhtar avait été exclu, et le fait que tout ce petit monde se batte côte à côte et se coordonne ne les fait pas douter. Comme aurait dit Brel, chez ces gens-là, on ne réfléchit pas, on assène.

On pourrait se demander, à l’occasion, pourquoi et comment ces esprits, dont certains ont été réellement talentueux, en sont venus à balancer avec un tel aplomb des stupidités de cet acabit. Alors, consternante rigidité intellectuelle qui voudrait qu’un islamiste radical ne puisse être qu’un vieux professeur d’Al Azhar ou de la Lumineuse, à Médine ? Ou retard face aux évolutions du monde ? Ou accaparement, conscient ou inconscient, des inquiétudes de quelques régimes moyen-orientaux pour le moins isolés ?

Les révolutions arabes sont manipulées par la CIA et les Frères musulmans

Le premier étudiant doté d’un cerveau correctement alimenté en oxygène pourrait contredire cette affirmation, en citant les documentaires diffusés depuis des années sur Arte ou en effectuant une revue de presse grâce à Google. Nos commentateurs bondissants sont évidemment au-dessus de ça : pas un mot de la scène politique syrienne, pas un mot des mouvements sociaux en Egypte, tout ça, c’est la faute des Frères musulmans, ma pauvre dame. Ah la la, ils nous causent bien des soucis.

Pas un seul de ces observateurs exigeants n’a jugé utile de noter que les révolutions, en Tunisie, en Egypte ou en Syrie, ont été déclenchées par une avant-garde de courageux activistes, certes rapidement dépassés par la répression (Syrie) ou par des mouvements islamistes, certes puissants, mais initialement dubitatifs, pour ne pas dire méfiants (Egypte, Tunisie). Aucun n’a fait référence aux événements de 2008 qui, dans tous les cas, ont sonné comme des avertissements que les régimes n’ont pas voulu entendre.

Comme je l’écrivais ici, nos commentateurs n’ont que faire des enchaînements logiques, de l’ordre dans lequel les phénomènes se sont enchaînés. Si les Frères sont au pouvoir en Egypte, si Ennahda est au pouvoir en Tunisie, si les jihadistes sont à la manœuvre en Syrie, et même en Libye, c’est bien qu’ils étaient dans le coup dès le début. Inutile de gloser sur ce merveilleux raisonnement, évidemment. Les faits sont têtus, mais seulement pour ceux qui s’y confrontent, et tous ne voient dans ces révolutions, loin d’être achevées, que la venue de l’antéchrist.

On sait bien quelles sont les motivations. Souverainistes ignorants, nationalistes rances, universitaires glacés incapables de la moindre empathie, donneurs de leçons inexpérimentés, ils font fi des motivations des révolutionnaires, refusent de voir plus loin que la fin de la semaine et, drapés dans leurs habits de vieux sages, nous expliquent qu’ils ne font qu’alerter le peuple ignorant au sujet des menaces qui guettent.

Autant être très clair, il va quand même être difficile de me faire passer pour un partisan enragé des Frères musulmans, ou pour un type influencé par on ne sait quelle puissance étrangère. Tout le monde n’a pas la chance d’aller à Alger propager la bonne parole auprès d’un public déjà conquis (et dont on salue, au passage, la vitalité intellectuelle), ou de recevoir le soutien de quelques amis bien placés, à Moscou, Damas ou Téhéran. Les liens des uns et des autres avec des pays ouvertement hostiles ou faussement amicaux permettent, par ailleurs, de relativiser la portée du souverainisme intransigeant défendu avec emphase. Nous sommes pourtant, là, confrontés à la convergence d’idéologies en apparence  incompatibles mais unies par des détestations communes (l’Empire, Israël, la démocratie occidentale, le libéralisme), et des craintes voisines (islam, salafisme, chute des dictatures laïques), qui aboutissent à la rédaction de documents d’une haute tenue intellectuelle.

J’ai, à plusieurs reprises, ici ou , par exemple, exprimé mes craintes quant aux conséquences des révolutions arabes, et même ricané de l’optimise de certains, mais le fait que ces révoltes soient confisquées par les islamistes (légitimement élus en Égypte, en passant) ou transformées en guerre civile par les jihadistes ou les salafistes (en Syrie aujourd’hui, en Tunisie peut-être demain) n’enlève RIEN à leur sincérité initiale. Accuser la CIA d’avoir financé les révolutionnaires progressistes, c’est oublier, et c’est cocasse de la part de certains anciens hauts fonctionnaires, que les administrations occidentales, à commencer par la française, défendent des intérêts ET des valeurs. Que des militants progressistes – qui sont loin d’être aux ordres, quant on lit leurs appréciations du conflit israélo-palestinien ou de l’intervention au Mali – aient été accueillis à New York, Londres ou Paris, c’est bien normal. Que le Département d’Etat ait financé d’une main des ONG démocratiques tout en écrivant de l’autre que la chute de Moubarak serait une affaire délicate à gérer, rien de plus normal.

Il est, par ailleurs, amusant de constater que ceux qui se pignolent à longueur de journée à l’évocation de la Résistance, du combat contre l’oppresseur et de la grandeur du sacrifice ultime n’éprouvent que de l’effroi devant des révolutionnaires qui bouleversent leur monde. Et, sans le moindre remord, et tout autant pour défendre leur approche d’entomologiste que pour conserver un statu quo qui les rassurait, les voilà qui balayent des revendications légitimes. Cynisme, courte vue, et sans doute, sans doute, un petit relent de racisme devant ces Arabes décidément pas bien fiables qui vont secouer notre monde. Et tant pis pour les siècles de guerres intra-européennes qui ont embrasé le monde, car, comme chacun le sait, NOUS sommes bien plus raisonnables qu’EUX.

La morale est simple, et elle ne fait que préconiser des mesures ponctuelles et des calculs d’épicier : laissons les révoltes s’éteindre, et espérons que les suivantes auront oublié notre attitude. Mes compliments.

Islamistes soutenus en Syrie, combattus au Mali

L’accusation est relayée par les crétins habituels, à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite, ainsi que par quelques universitaires connus pour leur défense des génocidaires rwandais – et donc d’authentiques références morales – ou des philosophes confidentiels qui placent avec peine l’Egypte sur une carte et confondent sunnisme et chiisme. Heureusement que les géopoliticiens de pacotille bénéficient des éclairages de ces penseurs qui mêlent craintes et faits, comme d’habiles propagandistes. En Syrie, la France ne soutient pas les jihadistes, pas plus, d’ailleurs, que ne le fait l’Empire, comme une récente audition de Mme Clinton l’a confirmé. Le fait d’accompagner une rébellion plus ou moins laïque – et qui a bien du mal – n’est pas la même chose que d’armer les jihadistes syriens. Mais la caricature (mêler progressistes et islamistes radicaux) permet d’évacuer la question de la nature de la révolte initiale, et fait donc le jeu de ceux qui, à Damas, à Moscou ou Téhéran voient leur monde se fissurer. A Alger, même, avec un admirable culot, certains vont même plus loin comme le Premier ministre Ouyahia :

Intervenant à partir d’Oum El Bouaghi, à l’est du pays, dans le cadre de la campagne de son parti, en prévision des élections locales du 29 novembre prochain, Ahmed Ouyahia s’en est violemment pris aux « pseudos prêcheurs de la démocratie qui, en réalité, haïssent les peuples, avaient renversé la démocratie palestinienne lorsque celle-ci avait fait émerger le Hamas ». D’autre part, l’ancien Premier Ministre a assuré que « l’agression ignoble » menée actuellement par les israéliens contre Ghaza « montre bien le mensonge de ces perfides prêcheurs de Droits de l’Homme et ces faux protecteurs des minorités qui se servent de ces principes comme alibi pour s’ingérer dans les affaires des autres peuples ». (In Algérie Focus du 18 novembre 2012). 

La crainte est là, à la fois logique et compréhensible, et en même temps insupportable. Elle conduit à tous les amalgames à toutes les outrances, à toutes les dérives, reprenant les mêmes mensonges déjà entendus au sujet des liens entre l’Empire et Al Qaïda, méprisant les faits, sautant aux conclusions comme un commissaire du peuple ou un inquisiteur espagnol.

Et l’obsession pour le Qatar, pour fondé que puisse être l’intérêt pour cet émirat décidément bien ambigu, est née bien récemment. Que n’entendions-nous pas, il y a dix ans, les mêmes commentateurs acérés, qui faisaient des fortunes dans le Golfe en vendant leurs ordures conspirationnistes et antisémites, dénoncer l’exportation du wahhâbisme et du salafisme ? A cette époque, les jihadistes irakiens étaient des résistants, certes un peu brutaux, et les Taliban afghans défendaient leur sol contre l’insupportable oppression occidentale. Dans tous les cas, tiers-mondisme de circonstance, besoin de se trouver une cause – et une rente, aveuglement, cynisme au sourire de prédicateur peiné, connaissances dévoyées ou ignorance assumée. Il faut parler, occuper le terrain, alimenter la chronique d’accusations spectaculaires, sans preuve, sans élément, sans même un raisonnement.

En évitant soigneusement de réfléchir, en relayant sans fin les mêmes idioties, en se laissant aveugler par les CV plus ou moins bidonnés, en refusant de poser la moindre question un tant soit peu gênante, la plupart des médias français sont des naufragés volontaires, entretenant la confusion, alimentant les fantasmes. Quand la contradiction est argumentée, elle est enrichissante, et peut même conduire à évoluer. Quand elle n’est qu’affirmations arbitraires, elle devient propagande, discours officiel. L’Histoire vous jugera, et il ne faudra pas geindre, même si ça picote.

Tu sais, mon petit Théo, que les Corses plastiquent tes Marseillais, et tes Marseillais emplafonnent éventuellement les Corses. On ne peut pas vraiment appeler cela du désordre.

C’est tellement facile. Tellement facile.

Erudits, capables de modéliser, de théoriser d’identifier dans l’Histoire des événements fondateurs, des références cachées, des phénomènes que le profane ne voit pas, ils sont quelques uns à nous éclairer de leurs fulgurances. Et puis un jour le masque tombe et apparaissent une imposture, ou des certitudes anciennes, ou une terrifiante absence de sens politique, voire de morale.

Olivier Roy était un des très rares universitaires respectés de la communauté française du renseignement, elle qui subit depuis des lustres les caprices de diva, les scrupules de séminaristes ou les crises de mythomanie de nos élites – ou assimilées. Ainsi va la gloire du monde.

3615 code QUINENVEUT

– Bonjour, Olivier. Comment t’appelles-tu ?

– Olivier.

– Bien, bonjour Olivier. Quel est ton projet ?

– Je veux devenir géopoliticien, pour remplacer les géopoliticiens de pacotille que j’ai dénoncés dans mon article. (Le Monde du 5 février)

Dans cette très longue tribune, passionnante, argumentée, fourmillant de références, Olivier Roy n’y va pas par quatre chemins. François Hollande et son gouvernement, aveuglés par « cette géopolitique de pacotille qui domine l’expertise depuis dix ans » et qui a été « démentie par les faits », se sont donc engagés au Mali sous l’influence de la rhétorique néoconservatrice portée par l’Administration Bush. C’est à cause de cet envoyé du Démon que nous parlons de terrorisme islamiste. Avant ? Ben avant non, bien sûr. Tout le monde sait bien que le concept même a été forgé sur les ruines fumantes du World Trade Center, un certain mardi de septembre.

Pourtant, il me semble – attention, je peux me tromper – que la France, l’Algérie, l’Egypte, et quelques autres ont bien été touchées par des terroristes se réclamant de l’islam. Ah oui, mais c’était pas pareil, c’était AVANT, avant que le petit monde confortable de nos universitaires ne s’effondre, emportant avec lui leurs certitudes et leurs habitudes. Et depuis ? Depuis, ils rament, nos amis.

Oh, bien sûr, leur époustouflante érudition leur permet d’appeler chaque chef de tribu pakistanais par le surnom que lui donnait sa nourrice, ou de citer les yeux fermés, comme un général allemand récitant Corneille, des passages d’Ibn Taymiyya. Evidemment, ils assimilent vite ce que d’autres, moins subtils, moins brillants, découvrent. A cet égard, les passages que consacre Olivier Roy, dans Le Monde, à décrire les réseaux jihadistes sont brillants. Pas nécessairement justes, mais brillants.

Donc, depuis que les Etats-Unis ont lancé la guerre contre Al Qaïda et compagnie, on n’a plus le droit de dire « terroriste islamiste ». Pourquoi, c’est vulgaire, obscène ? Alors, on dit quoi ? Combattant irrégulier recourant parfois à la violence indiscriminée contre des cibles civiles hors des zones de conflit au nom d’une lecture radicale de l’islam inspirée du wahhabisme ? OK, bien pris. De même, on ne dit plus « gros con » mais « mal comprenant ». Ben oui, forcément, les pauvres, ça les stigmatise. Et puis, franchement, il n’a pas tort, Olivier Roy. Le fait qu’AQMI soit sanctionnée par le Conseil de Sécurité des Nations unies, qu’elle ait commis des attentats, qu’elle ait été adoubée par Oussama Ben Laden, qu’elle soit l’héritière du GIA et du GSPC, franchement, ça ne compte pas.

Et le MUJAO c’est pareil. Si on doit s’arrêter à des attentats à Ouargla ou Tamanrasset, ou à des enlèvements, on n’en sort pas, reconnaissez-le. Ansar Al Din ? Oh, les pauvres petits Touaregs qui se sont acoquinés avec des jihadistes. Mais c’est pas grave, hein ? Ils vont dire pardon et tout sera oublié.

Esprit supérieur, Olivier Roy nous apprend que le jihad se nourrit de conflits locaux. Moi qui pensais qu’il mangeait des racines et des baies, me voilà rassuré. Bon, c’est vrai, je l’ai écrit ici il y a longtemps, mais je ne suis qu’un jeune retraité un peu bas de plafond, rien de comparable avec les esprits supérieurs auxquels je rends présentement hommage. Bref. Ainsi donc, il existerait des mouvements islamistes radicaux injustement qualifiés de terroristes. Avouez que c’est nigaud, parce que c’est justement sur la base de décisions de justice qu’ils sont qualifiés de terroristes. J’imagine volontiers que la justice n’a pas grande valeur aux yeux du grand praticien des relations internationales qu’est Olivier Roy, pour lequel seuls comptent les facteurs objectifs, scientifiquement identifiés, qui font qu’un mouvement est « politiquement légitime », comme le Hamas. Personne, et surtout pas moi, ne conteste la réalité de la question touarègue, ni l’importance qu’il y a à écouter les revendications de ce peuple – qui bénéficie, me permets-je d’ajouter, au sein d’une certaine intelligentsia française d’une image follement romantique.

De même, j’ai déjà écrit, y compris récemment, que la cause palestinienne me semblait juste, mais j’ai aussi écrit, (ici, en particulier) que la justesse d’une cause n’autorisait pas le recours au terrorisme. L’argument, que Dominique de Villepin a utilisé en août 2003 au sujet du Hamas, justement, qui dit que la violence dessert la cause défendue, ne semble pas être audible par Olivier Roy, qui a adopté une attitude d’observateur lointain. Pour un tel homme, la qualification de terroriste paraît ne pas avoir de sens, comme s’il s’agissait là d’une déplorable expression d’énervement, loin du calme qui sied à une expérience scientifique.

L’image qui émerge, en effet, à la lecture de la tribune du 5 février dernier, est celle d’un entomologiste dont l’expérience vient d’être troublée par l’insupportable irruption d’un garnement qui fait fuir les insectes. En intervenant militairement, la France aurait donc fait la preuve de sa « vaine stratégie au Mali », délaissant une « approche politique ». Quel dommage, quand même, que M. Roy ne nous ait pas fait profiter de ses lumineux éclairages sur AQMI depuis des années, parce que question conseils politique, tout le monde était preneur, à Paris. La modestie, sans doute.

Pourquoi, mais pourquoi avons-nous donc cassé la belle expérimentation scientifique qui se jouait au Sahel ? Pourquoi avoir gâché le plaisir intellectuel de M. Roy, qui attendait sans doute de voir s’affronter islamisme radical internationaliste et conflits locaux, ou qui espérait peut-être secrètement la victoire de ces lointains descendants de la révolution mondiale qu’il a tant espérée, dans sa lointaine et tumultueuse jeunesse ? Hélas (voix tremblante), hélas, la France, intoxiquée par Bush, Huntington, Coca-Cola et Jack Bauer, a lancé son insupportable croisade. Par charité chrétienne, je ne vais pas m’appesantir sur les raisons avancées par Roy pour expliquer l’attitude du Président et de l’armée française, on se croirait chez M. Truchot – un autre phénix, soit dit en passant.

Oui, Monsieur Roy, la France a gâché votre expérience. Oui, des géopoliticiens de pacotille, de droite et de gauche, ont planifié cette guerre après avoir laissé pourrir la situation – et inutile d’essayer de me faire les défendre. Mais, à votre différence, ces géopoliticiens de pacotille gouvernent. Ils ont à gérer une multitude d’impondérables, loin de votre vivarium, loin de vos querelles de mandarins, loin de votre inutile, quoiqu’admirable, érudition.

A votre approche de laborantin, intrinsèquement irresponsable, s’oppose manifestement celle de ceux qui doivent, non pas étudier une situation pendant des années, comme un parchemin déniché dans un monastère oublié, mais bien la gérer au sein d’une complexité dont vous vous tenez si superbement éloigné. Il s’agit là du dialogue de sourds entre l’esthète exigeant et froid et les responsables politiques, qui n’ont nulle envie d’abandonner des milliers de civils dans les mains de groupes jihadistes pour le simple plaisir de laisser un écosystème se réguler en quelques mois ou quelques années. Ce ne sont pas vos bras que l’on coupe, ce ne sont pas vos filles que l’on viole.

A celui qui écrivait en 2005 « Comme solution politique, l’islamisme est fini », et qui écrit aujourd’hui que l’Etat libyen gère « plutôt bien sa transition » (sanglots de rire), j’ai envie de dire qu’il vaut mieux être gouverné par des géopoliticiens de pacotille que par des Dr. Moreau du tiers-mondisme.

« T’was in the darkest depths of Mordor, I met a girl so fair. » (« Ramble on », Led Zeppelin)

L’ennemi se dérobe.

Instruit par le raid du 22 juillet 2010, il sait qu’il ne peut tenir que quelques instants face à des unités occidentales expérimentées dotées de moyens modernes et de capacités d’appui précises et puissantes. Cet automne, nos chefs militaires tablaient d’ailleurs sur un premier choc qui aurait balayé les jihadistes, mais ceux-ci, comme une équipe de majorettes face aux Washington Red Skins, ont sagement préféré éviter les combats. Il faut dire qu’en les prévenant six mois à l’avance, on les a probablement aidés à planifier la suite.

Mais ne boudons pas ici notre plaisir devant cette nouvelle illustration de la furia francese, mélange unique d’improvisation, de courage, et de volonté. A cet égard, le saut de guerre réalisé par le 2e REP est une leçon donnée à certains Européens, et une démonstration de savoir-faire et de détermination. Un saut à 125 mètres, avec seulement quatre chevilles cassées, ça force le respect, et c’est à se demander si c’est bien la même armée qui largue des légionnaires mais interdit le port d’un « masque glaçant ». Il faut croire qu’un stick de parachutistes est moins effrayant.

The Emperor does not share your optimistic appraisal of the situation

Vu d’ici, on dirait pourtant bien que la vraie bataille n’a pas commencé. Les frappes aériennes, efficaces contre des cibles repérées de longue date, vont-elles encore être possibles contre un ennemi qui se disperse et observe le silence électronique, le rendant d’autant plus difficile à suivre ? Une fois de plus, le superbe matériel aérien que nous déployons n’est manifestement pas adapté. Où sont nos maraudeurs, nos camions à bombes capables d’orbiter sur zone et de traiter les objectifs d’opportunité ? Pertinents dans les premiers jours, nos chasseurs, rapides et précis, sont-ils les mieux indiqués ? Attendons les Tigre, à supposer qu’ils aient assez d’allonge, mais ils ne remplaceront pas un OA-10 ou un Super Tucano, dotés de flingues de concours et de la puissance de feu d’un croiseur.

Touchés par les raids aériens, les jihadistes se sont donc retirés dans la profondeur de ce pays presque vide. Habitués depuis des années à vivre dans un environnement hostile, bénéficiant des immenses lacunes sécuritaires des Etats riverains comme de l’insuffisance des moyens militaires français à contrôler la zone, ils n’ont sans doute pas encore montré l’ampleur de leur capacité de nuisance.

Il semble, par ailleurs, qu’il n’y ait quasiment pas eu de combats terrestres, et on peut donc estimer que les terroristes n’ont pas tant perdu de leurs hommes ou de leurs moyens. Sans doute ont-ils abandonné les blindés pris à l’armée malienne, ainsi que leurs pièces de DCA, mais le premier objectif militaire fixé par le Président, « détruire les terroristes », est loin, très loin, d’être rempli.

En déclarant que « nous [étions] en train de gagner cette bataille », le Président a donc, une nouvelle fois, fait la démonstration de l’optimisme qu’il exprimait le 31 décembre en évoquant une inversion de la courbe du chômage d’ici la fin de l’année. Le ministre de la Défense n’est pas en reste, et pour un peu on les verrait bien aller sur le Charles De Gaulle comme le précédent empereur sur l’USS Abraham Lincoln en 2003.

Peace for our time

Cette fulgurante poussée vers le nord n’a pas permis d’engager le combat, et tout, ou presque, reste à faire. La chevauchée vers Kidal va-t-elle reprendre ? Et qui protègera nos arrières ? Et qui croit vraiment que l’armée malienne, que nous exhibons dans chaque village repris, a joué le moindre rôle dans cette offensive ? N’est-ce pas, justement, pour la suppléer que nous sommes en train de combattre ? Qui peut croire qu’elle sera formée et opérationnelle pour la suite des opérations ? Oui, je sais, personne.

L’effort militaire français, de son côté, est considérable, et il peut désormais être comparé à ce qu’il était en Afghanistan. Je note, en passant car je n’aime pas me moquer, que ceux qui hurlaient à la mort il y a quelques années quand on leur disait que nos troupes combattaient des terroristes en Kapisa se pâment désormais quand on leur dit que nos mêmes troupes viennent de sécuriser la boucle du Niger contre les jihadistes. Il faut croire que certaines guerres sont plus branchées que d’autres, plus hypes.

Pourtant, la situation n’est pas si différente, comme je le suggérais ici. Comparaison n’est certes pas raison, mais nous pourrions espérer de nos chefs qu’ils tirent profit de nos échecs. Au-delà des remarques de la délicieuse Susan Rice, ambassadrice de l’Empire auprès de l’ONU, qui qualifiait nos plans de crap (merdiques, pour dire les choses comme elles sont), force est de constater que l’absence de solution politique au sud, pointée par Washington, est un handicap sérieux. La tenue d’élections, annoncées d’ici le mois de juillet, ne nous garantit pas de sortie à la crise régionale qui s’annonce.

 

Comme l’a rappelé avec son habituel brio le colonel Goya, être seul sur le terrain n’est sans doute pas un handicap – sauf quand on n’en pas les moyens, évidemment, mais ça n’est pas encore notre cas. En revanche, pour sortir d’une crise, mieux vaut être plusieurs à discuter, et la guerre que nous menons actuellement est à la confluence de bien des crises voisines.

The path of the righteous man is beset on all sides by the inequities of the selfish and the tyranny of evil men.

Dans un environnement régional traversé par une onde de choc sans précédent, les puissances traditionnelles sont absentes, qu’elles aient été emportées (Libye) ou qu’elles soient tétanisées à l’idée de l’être (Algérie). La Tunisie, qui ne comptait guère, ne compte plus, et la lointaine Egypte connaît des troubles à la mesure de son poids. Les révoltes arabes, comme je l’ai écrit maintes fois, d’abord  ici, puis , et encore , sont, parmi d’autres phénomènes fascinants, l’expression du basculement de puissance des Occidentaux, et singulièrement des Européens.

Embourbés dans la routine, englués dans les certitudes, envournés par les experts qui osent encore pérorer malgré la longue liste de leurs erreurs, ils se sont aveuglés, s’accommodant sans honte de dictatures odieuses, se compromettant avec les pires crapules sans même avoir le cynisme magistralement assumé des Russes ou des Chinois. Cet aveuglement s’est accompagné, le plus logiquement du monde, d’un retrait des affaires du monde, d’un refus d’agir, sauf à passer sous les fourches caudines d’une légalité internationale qu’on aimerait tant pouvoir défendre mais qui n’est que bureaucratie et atermoiements.

Les historiens nous diront si le déclin du courage stratégique a entrainé le déclin de nos appareils militaires, ou si c’est ce déclin qui a éteint le courage. Le fait est qu’avec près de 3.500 hommes et les effectifs d’un escadron de chasse au Mali la France fait un effort qui fait pâlir d’envie ses alliés européens. On est loin, pourtant, de ce que nous sommes censés pouvoir mettre en oeuvre en cas de crise majeure. L’imbrication des crises, du jihad syrien au Sahel, de révoltes en révolutions, l’interconnexion des théâtres, du Yémen au Mali en passant par le Pakistan, sont autant de défis que nous relevons en ordre dispersé, et c’est finalement dans le discours de ceux que nous combattons que nous trouvons l’unité qui nous fait défaut. Piètre consolation.

L’échec stratégique des Européens n’est pas encore consommé, mais il n’est désormais pas loin. Pour l’heure, nous sommes d’abord confrontés à l’échec historique d’un grand nombre d’indépendances, qu’elles aient été conquises de haute lutte ou accordées, voire bradées. Un demi-siècle après, la France, drapée dans ses leçons de morale et sa posture messianique, a été incapable d’accompagner l’émergence de démocraties apaisées. De faillites sociales et économiques en naufrages politiques, la voilà contrainte de mener, non pas une guerre néocoloniale comme le clament une poignée d’hystériques en quête d’indignation glamour, mais une authentique guerre postcoloniale. Et d’ailleurs, à bien y regarder, toutes les révoltes arabes qui dégénèrent sont des conflits postcoloniaux.

La France, qui n’est pas seule responsable du cirque, intervient donc car elle est la seule à en avoir à la fois la capacité, et Dieu sait que c’est difficile, la volonté, et la moins mauvaise des légitimités. Du coup, au Sahel, la voilà, pour la première fois depuis l’apparition du phénomène, seule en première ligne contre les jihadistes algériens. Nul doute qu’ils ne laisseront pas passer l’occasion de cette confrontation majeure, qui voit Paris, sous la contrainte des évènements, reprendre sa place aux côtés de l’Empire et de quelques autres puissances du Nord, loin des tentatives hypocrites d’exploration d’une 3e voie qui n’a servi qu’à financer des partis politiques et alimenter les ambitions de quelques uns.

Pour ma part, si je me réjouis de voir la France réintégrer le nid, je déplore que cela soit dans de telles conditions. La fracture se creuse, effrayante, et personne ne paraît capable de la réduire. Le jihadisme, né des excès de la domination occidentale sur le Moyen-Orient, se nourrit désormais de la faiblesse des Occidentaux, qu’il défie partout où il le peut. En relevant le gant, Paris fait le choix, comme toujours, du panache, mais on sait où cela nous mène, d’habitude.

« Hello, Is there anybody in there?/Just nod if you can hear me/Is there anyone home? » (« Comfortably numb », Pink Floyd)

L’affaire d’In Amenas s’est conclue, sans surprise, par un respectable bain de sang, et puisqu’on en est à aligner les corps à la morgue, autant faire de même avec une poignée de réflexions.

Un long travail d’enquête commence pour les services algériens, qui vont devoir gérer une investigation criminelle d’ampleur épique et subir les légitimes demandes d’explication des pays dont des ressortissants ont été tués ces derniers jours.

Il va falloir identifier les corps et identifier les armes, faire le lien entre les premiers et les secondes, achever la sécurisation du site, désamorcer ce qu’on va y trouver, interroger les témoins, écouter les rescapés, faire parler les prisonniers, analyser tout ça, pointer les incohérences, trouver lesquelles sont, malgré tout, logiques et lesquelles appellent d’autres questions. Et puis il va falloir exploiter tout ce qui va être ensuite découvert sur les corps des terroristes : peut-être des passeports, à coup sûr des téléphones, des calepins, quelques ordinateurs. Et quand on aura les téléphones, on pourra reconstituer, naturellement, leurs historiques, mais aussi leurs déplacements, les lieux où ils ont été achetés, qui les a payés, qui finançaient les communications, etc.

Bref, une enquête longue, complexe, mais aussi urgente, puisque de ses conclusions devra découler une réévaluation de la menace régionale. D’ores et déjà on trouve des terroristes français et peut-être canadiens – irréfutable preuve d’un complot ourdi par Paris – et on évoque la présence de Libyens, de Yéménites, d’Egyptiens. Au Nigeria, Boko Haram, qui n’est pas en reste, a annoncé avoir tué deux soldats en partance pour le Mali, et la presse a même évoqué la mort à Gao d’un leader (ici) d’un des responsables de cette aimable confrérie. La question est donc bien régionale, comme je l’avais envisagé il y a près d’un an,  et confirme, une fois de plus, la nature profonde des réseaux jihadistes, que j’ai décrite à l’occasion de l’affaire Merah, et surtout ici, il y a une éternité.

Elle est où, la poulette ?

L’attaque contre le site d’In Amenas est une opération remarquablement conçue et menée. Lire, ici et là, comme des révélations du Très haut, qu’elle a été « préparée » peut faire rire nerveusement ou sangloter. Oui, en effet, attaquer avec 40 hommes un site de cette importance ne se décide pas un matin, dans un bar de banlieue.

– Alors, M. Mokhtar, un petit blanc, comme d’habitude.

– Oui, merci Mimile. Et tu mettras du saucisson aussi.

– Vous êtes sur un coup ?

– Oui, on va se faire la station Butagaz de Garges-les-Gonzesses. Un truc énorme.

La prochaine étape pourrait être une phrase définitive, du genre « Les morts étaient décédés et ne respiraient plus ». Bravo, bravo, bravo.

Mais ne perdons pas le fil, comme disent les artificiers, et procédons simplement.

1/ Une opération bien préparée, incluant sans nul doute des reconnaissances préalables, une bonne connaissance des lieux, une étude du dispositif de sécurité afin d’en déceler les failles et, le cas échéant, une poignée de complices.

2/ Une opération qui répond à la volonté des jihadistes algériens de refaire parler d’eux, et qui ne met fin à aucun hypothétique pacte de non agression. Alors que l’Algérie lutte contre le terrorisme islamiste radical depuis plus de vingt ans, et qu’on meurt toutes les semaines en Kabylie, aucun média occidental ne relaie jamais la moindre information à ce sujet. Le régime algérien l’a bien compris, après les attentats d’Alger (avril et décembre 2007, revendiqués par AQMI) et a donc littéralement sanctuarisé la capitale – du point de vue de la menace terroriste, s’entend, parce que question délinquance, pardon. Depuis, et malgré des carnages réguliers que je rappelais aimablement, comme à mon habitude, il y a quelques jours, les jihadistes algériens ne parvenaient pas à faire parler de leur combat.

L’effort accompli au Mali depuis 2009 peut aussi se lire ainsi. Du coup, l’attentat contre In Amenas, au sud, apporte, enfin, aux jihadistes algériens la visibilité dont ils ont besoin, au nord, mais aussi dans toute la région. La poussée des terroristes du GIA au Niger, en 1995/1996, que j’ai longuement décrite en avril dernier, avait été initiée pour de simples raisons logistiques. Plus de quinze ans après, le jihad au Sahel permet à AQMI de réaliser l’objectif du GSPC : devenir un point de référence central pour tous les jihadistes de la région. L’avenir nous dira si la guerre au sud a permis de relancer la guerre au nord, mais il ne s’agit là que d’une hypothèse, et, évidemment, d’une crainte.

3/ L’opération d’In Amenas est un modèle du genre, conçue à la fois comme une riposte de longue date à une intervention française annoncée depuis des mois (Ben oui, l’ennemi manœuvre aussi, mais il n’a pas de divisions blindées, lui. Comment ça, nous non plus ?), une attaque contre le cœur de l’économie algérienne, un défi aux autorités d’Alger, un signal aux puissances régionales, et un clair appel à la mobilisation lancé à tous les jihadistes de la région. La présence de combattants étrangers parmi les terroristes nous renvoie à la présence d’Algériens parmi les assaillants du consulat impérial de Benghazi. Quant ils combattent, les jihadistes se soutiennent vraiment, ils ne sont pas comme les Etats occidentaux. Et inutile de froncer les sourcils, ça ne m’impressionne pas.

A In Amenas a été réalisée la première attaque d’envergure contre les intérêts énergétiques algériens de l’histoire du jihad, la plus importante prise d’otages de l’histoire du pays, et une des plus importantes prises d’otages de masse de l’histoire du terrorisme. Une libération sans casse était au-delà des capacités des unités spéciales de l’armée algérienne, et sans doute de la plupart des armées de ce monde. En France, c’est le GIGN qui a la mission de gérer ce genre de cauchemar, mais l’affaire d’In Amenas était d’autant plus difficile à régler que cette prise d’otages avait lieu sur un site industriel stratégique (15% de la production de gaz) qu’il ne fallait pas endommager, et qui était peut-être même piégé.

En choisissant d’intervenir assez rapidement, l’ANP a fait le choix, salutaire mais immensément douloureux, de la fermeté et de la réactivité. Ce choix, tout autant tactique que politique, a eu un coup humain dramatique, mais les récits des rescapés, évoquant une exécution presque immédiate des otages japonais tout comme la pose d’explosifs sur certains autres, laissent peu de doute quant à la volonté des hommes de Belmokhtar de négocier – quoi qu’on ait pu lire, ici et là. Synthèse des capacités opérationnelles des réseaux jihadistes observées dans le Caucase, au Yémen, en Irak ou en Arabie saoudite, l’attaque d’In Amenas est un saut qualitatif majeur (qu’il serait imprudent de considérer comme sans lendemain) une sorte d’attentat parfait : choc politique, choc stratégique, choc économique, cirque diplomatique, défi opérationnel. Tout y est, et la presse d’Alger, qui n’a pas été avare d’idioties ces derniers jours, évoquait un « 11 septembre algérien ». Dans un pays martyr, l’expression n’est pas anodine. Avec 37 morts étrangers sur le site, l’affaire est une véritable catastrophe pour l’Algérie, qui n’avait de cesse de vanter la sécurité de son territoire.

Et revoilà la sous-préfète

Mokhtar Belmokhtar, dont j’ai présenté ici l’attachante personnalité, n’est pas plus aujourd’hui qu’hier le narcos sans idéologie que s’acharnent à décrire des esprits pour le moins troublés. Authentique trafiquant d’armes et de cigarettes (je me souviens avoir lu son surnom de Mr. Marlboro en 1997 dans un rapport en provenance du Niger), il est tout autant un authentique jihadiste, membre du GIA de la première heure, terroriste sans pitié, fin tacticien et habile politicien.

Son autonomie à l’égard des émirs actifs dans le nord de l’Algérie ne s’est jamais démentie depuis 1998, et il n’a pas plus fait allégeance à AQMI qu’il ne l’avait fait au GSPC. L’annonce, il y a quelque semaines, de la création de son propre groupe, « sous les ordres directs  d’Al Qaïda », aurait dû faire réagir nos contre-terroristes de plateau. Pourquoi un narcotrafiquant continuerait-il à agir si ouvertement ? La moindre petite frappe des rues de Mexico sait que se réclamer d’Al Qaïda n’est pas la garantie d’un avenir radieux et prospère. Belmokhtar, qui serait donc un imbécile, aurait, quant à lui, adopté la posture inverse. Ce que c’est le panache, quand même. Et quitte à être un imbécile, autant être un parfait crétin en faisant la guerre pour le compte d’un groupe dont on aurait été exclu.

Etrangers, ce tombeau sera votre tombeau

Belmokhtar, qui a revendiqué fièrement la paternité de l’attaque, est désormais un émir internationalement connu. Face à lui et face aux autres émirs, les Occidentaux et leurs alliés africains se mettent en place, en ordre dispersé. La comparaison avec l’Afghanistan (« Sahelistan ») n’est évidemment pas pertinente au regard de la géographie, de l’histoire, de la mosaïque ethnique ou des influences étrangères, mais elle prend tout son sens si on se place du côté des Occidentaux. Comme à chaque fois contre des jihadistes, les missions qu’ils se donnent sont impossibles à remplir : éradiquer la menace, rétablir l’ordre, construire une démocratie – ce qui n’est pas facile en temps de guerre quand on n’a déjà pas réussi en temps de paix.

La désormais habituelle cacophonie gouvernementale française (« Pour quelques semaines », « Jusqu’à ce que le pays soit stabilisé », « Une reconquête totale du Mali », « pas vocation à reconquérir tout le pays ») n’est couverte que par les fulgurances des phénix de la pensée stratégique que sont Lionnel Luca ou Eric Ciotti. Au volontarisme français s’opposait déjà des jihadistes mobiles, combattifs, décidés et bien armés. Le risque est désormais de voir se greffer à l’opération Serval des missions d’assistance de l’Europe, des Nations unies, de l’UA, de l’OTAN, qui vont alourdir tout le système et récréer à Bamako la tour de Babel militaro-administrative observée à Kaboul pendant des années, avec le succès que l’on sait.

« Who’s your leader? Who’s your man? Who will help you fill your hand? » (« Night of the long knives », AC/DC)

Ah quel cirque, mes amis, quel cirque ! Manifestement, les jihadistes présents au Mali ne sont pas les aimables amateurs de trek que d’aucuns, dans les salons feutrés de l’îlot Saint Germain, pensaient affronter.

On en parlé au Général, à Londres, et il a dit : « ça craint ».

Dès dimanche soir, un conseiller de l’Élysée confiait, faux ingénu ou vrai crétin, que la combativité et l’équipement des terroristes que nous affrontions avaient été sous-estimés. Par vos services, peut-être, votre Eminence, mais pas par les quelques bloggeurs qui s’intéressent, en amateurs, à la chose. A moins, ce qui est toujours possible puisque nous sommes en France, que les administrations ne se parlent pas. Ou à moins, puisque nous sommes en France, que les immenses succès militaires qui ont scandé le siècle passé n’aient inspiré nos stratèges, éblouis par la puissance de nos arsenaux. Au fait, sergent, merci de monter l’allume-cigare de ce Dewotine 520 sur nos nouveaux Mystère IV. Et où en est la commande de Sherman ?

Cet automne, il se murmurait même que les jihadistes seraient balayés au premier choc, comme une tribu de Celtes défoncés à l’hydromel de contrebande anéantis par la IXe Légion Hispana. On a d’ailleurs retrouvé des images des premiers débriefings.

Qu’on ne se méprenne pas. Je soutiens cette guerre, et autant par patriotisme que par certitude qu’il faut la mener, même avec retard. Et je soutiens les autorités politiques, même si elles ont tergiversé et attendu, jusqu’au dernier moment, pour s’engager. Mais je ne peux m’empêcher de m’interroger sur la pertinence de certaines analyses et synthèses réalisées à des échelons intermédiaires. En même temps, je repense à quelques cerveaux croisés dans mon ancienne vie, et je me dis que la diffusion de certains papiers a déjà été un beau succès remporté sur la machine, entre frilosité, relecture tatillonne avec ajouts de fautes et ouverture compulsive de parapluie. « Vous pouvez vérifier cette histoire de guerre en Europe en 1940 ? »

Bref, la douleur m’égare, et elle n’est pas très constructive, je n’en disconviens pas.

Ainsi donc, depuis une semaine, la France mène au Mali la guerre qu’elle ne voulait pas mener. « Pas de troupes au sol », nous disait-on au début de l’hiver. Pas d’appui aérien, nous assurait-on, drapé dans un refus si européen de toute violence. Seulement voilà, à force de dire à des types qu’on va les renvoyer à l’âge de pierre (qui ça ?), mais qu’on viendra plus tard parce que là il faut repeindre les roues du VAB en noir et retrouver la clé du champ de tir, ces sales garçons prennent l’initiative. « Faut admettre, c’est logique », aurait ajouté Dame Seli, à qui on ne la fait pas. Et du coup, sans crier gare, voilà l’armée française engagée dans les airs et au sol au Mali, déployant ses chasseurs, les vieux et les neufs, ses hélicoptères, les fragiles et les solides, ses petits gars venus en catastrophe du Tchad, de Côte d’Ivoire et du riant Sud-Ouest, connu pour sa bonne chère, son goût de la fête et du partage, et ses unités parachutistes vantées par le grand poète alternatif Maxime Le Forestier. 1.800 hommes, selon le ministre de la Défense, et bientôt 2.500…

C’est « côtelettes » que vous ne comprenez pas ?

Essayons de lever le nez, oublions les fulgurances de ceux qui prédisaient la fin de l’islamisme en 2001 et annonçaient la disparition du jihad après les révoltes arabes de 2011. Evitons aussi quelques outrances, car que n’a-t-on entendu depuis une semaine. Honteuse ingérence ! vocifèrent ceux qui soutenaient en 1995 la glorieuse Serbie. Infâmes colonialistes ! nous serinent ceux qui considèrent le Sahel comme un jardin privatif. Abjects racistes ! nous lancent ceux qui enseignent à leurs enfants que les juifs gouvernent le monde et que les homosexuels méritent la mort. Intervention illégale ! nous assurent ceux qui ont vanté le coup de Prague et saluent les avancées démocratiques cubaines. Manipulation grossière ! chantent en chœur ceux dont les élections sont truquées depuis leur indépendance.

Qui peut affirmer sans rire que la descente des jihadistes, la semaine dernière, vers Sévaré a été un prétexte pour la France ? Qui peut dire (j’ai les noms, pour ceux que ça tente, y compris des journalistes algériens) que Paris a forcé la main de Bamako ? Hé, les amis, vous avez vu les images ? Le contingent français a été constitué dans l’urgence, le matériel n’était pas prêt, pas encore reconfiguré après l’Afghanistan, le matériel volant pas déployé, et les personnels pas encore mobilisés. On me disait même, cette semaine, que les surplus parisiens n’avaient plus beaucoup de tenues couleur sable.

Et puis, évidemment, il n’aura échappé à personne que la France, usée, vieillie, presque ruinée, sans aucun appui militaire européen sérieux, poursuit au Mali son rêve colonial tout en défendant des intérêts économiques cachés. De même, chacun sait que François Hollande, ancien gouverneur du Texas, et que Jean-Yves Le Drian, membre bien connu de la NRA, sont des néoconservateurs enragés, avides de guerres salvatrices, de conflits rédempteurs, de domination impériale, qui considèrent John Milius comme un poète romantique.

En réalité, et de façon très inquiétante, on dirait que ces accusations, qui émanent dans leur écrasante majorité du monde arabo-musulman, sont le reflet de tensions culturelles qui dépassent largement la seule sphère islamiste. Il y a quelques jours, un jeune progressiste égyptien, qui n’a pourtant pas démérité il y a deux ans contre les sbires du raïs déchu, expliquait ainsi avec le plus grand sérieux que la France menait une guerre coloniale raciste, fondée sur la haine de l’islam et du monde arabe. Comment un garçon censé être un militant progressiste, avide de progrès social et politique, peut-il imaginer un pays européen ourdissant une telle manœuvre politico-militaire ? N’y a-t-il pas là comme une étrange et inquiétante interprétation du monde, largement reprise avec plus ou moins de subtilité par certains médias arabes et, dans un terrible écho, par les jihadistes, de la Mauritanie au Pakistan ?

Et que penser des réactions africaines à ces réactions arabes ? Seule au front, la France enregistre depuis quelques jours des ralliements presque inespérés à son opération militaire (Mauritanie, certes, mais aussi Sénégal, Niger, Nigeria, Tchad, Togo, Bénin) et on sent poindre comme la montée d’une vaste tension entre le nord et le sud de l’Afrique. La crainte de heurts ethniques dans un Nord Mali reconquis est dans tous les esprits qui pensent plus loin que le prochain plateau sur TF1, et j’ai brièvement évoqué ici notre impréparation à ce scénario.

L’armée malienne, qui ne s’est guère battue ces derniers temps, est soupçonnée de vouloir se venger des populations des régions reprises afin d’effacer une authentique humiliation. Il serait bon, ici, de se souvenir de l’hostilité ancestrale entre « Blancs » et « Noirs » dans cette région. Cette semaine, un homme en apparence raisonnable m’a dit sur Twitter, avec un naturel et une sincérité terribles : « Les Maghrébins musulmans rêvent d’asservir les Africains animistes. » J’en suis resté sans voix, tant la perspective de violences intercommunautaires me pétrifie. Les incursions répétées de la Libye du colonel Kadhafi au Tchad, que quelques imbéciles regrettent ces jours-ci, reposaient sur cette vision raciste. Pour cette raison, l’arrivée de troupes tchadiennes, si elle devrait donner encore plus de mordant à l’offensive française, n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour la stabilisation de la région en raison des rancœurs qu’elle pourrait provoquer. Et que dire des renforts nigérians… Espérons que ça ne sentira bientôt pas le pneu brûlé.

Il ne s’agit pas, évidemment, de critiquer la valeur militaire de ces contingents, mais de prendre en considération l’impact de leur présence sur les populations du Maghreb, en particulier en Algérie ou en Libye. Les tensions qui ont présidé à la scission de fait du Mali sont présentes également au Niger, et jusqu’au Tchad, et il serait bon de ne pas oublier que la Mauritanie connaît, elle aussi, une ligne de fracture. Par quel miracle les horribles conflits ethniques qui ont déchiré l’Europe et déchirent l’Afrique des Grands lacs ne déchireraient-ils pas demain le Sahel, zone tampon entre monde arabe et monde noir, et ce pour les exactes mêmes raisons : frontières idiotes, inégalités sociales et économiques, différences religieuses, confiscation du pouvoir politique.

Bill, que veulent ces marginaux ?

Il est, dès lors, possible de lire différemment les actions des jihadistes, dont j’ai déjà dit ici qu’ils pourraient bien être parmi les causes – je n’ai pas dit les inspirateurs – des révoltes arabes. Incarnations d’un projet politico-religieux délirant et sanguinaire, les terroristes actifs dans la zone sont aussi le reflet, en s’associant à certains Touaregs, d’un panarabisme dévoyé qui explique l’hostilité quasi unanime que rencontre l’intervention française. Par « néocolonialisme », il faut donc entendre « domination occidentale sur le monde arabe », un ressenti ancien, et historiquement fondé, devenu dogme national en Algérie, et qui a présidé à la création en 1928 de la Confrérie de Frères musulmans, mouvement religieux mais aussi, profondément arabe. Les jihadistes ne sont donc pas seulement des musulmans radicaux, ils sont aussi les défenseurs autoproclamés d’une fierté arabe. Les progressistes se trouvent ainsi piégés, entraînés par panurgisme dans la condamnation d’une guerre qui vise des hommes qui les tueraient sans hésitation. Un paradoxe vertigineux, me semble-t-il, mais je suis un grand sensible.

Cette nouvelle crise régionale qui se profile, comme toutes les crises régionales de l’Histoire, ne saurait avoir une cause unique. Ceux qui voient dans l’intervention occidentale en Libye le point de départ de la crise malienne révèlent sans complexe l’étendue de leur ignorance, et de la Libye, et du Mali. De même ceux qui comparent la guerre au Mali à celle menée en Libye il y a deux ans se vautrent-ils dans la plus insensée médiocrité. Quant à ceux qui moquent la lutte de la France contre les jihadistes algériens alors qu’elle les soutiendrait en Syrie, ils ne font que relayer le prêt-à-penser aimablement fourni par Moscou et Téhéran sans avoir, manifestement, réfléchi ou cherché à comprendre. Cela dit, et comme on le disait il n’y a pas si longtemps dans les casernes, réfléchir c’est commencer à désobéir. Ne nous inquiétons pas, eux sont bien obéissants.

Dis donc, t’essaierais pas de nous faire porter le chapeau des fois ?

La France est donc le coupable idéal, et son indécision, que j’ai rappelée, notamment, ici, n’exonère pas la principale puissance régionale, l’Algérie de ses propres errements. Les commentaires sur l’audacieuse et inédite attaque d’In Amenas m’ont ainsi littéralement fait hoqueter. Non, bon Dieu, non, l’Algérie n’est pas à son tour touchée par la crise malienne. C’est plutôt le Mali, et le Niger, et la Mauritanie, et le Tchad, et le Maroc, et la Tunisie, et la Libye qui sont tour à tour touchés par la crise algérienne. AQMI est un mouvement algérien, héritier du GIA puis du GSPC, ses cadres sont presque tous algériens, leurs ennemis sont le régime algérien et la France – une association remarquable, mais passons. La prise d’otages de masse du 16 janvier dernier est donc un tragique retour de bâton, une conséquence directe, même, de l’affligeant mélange de cynisme, d’incompétence, d’aveuglement et de calcul à court terme qui caractérise depuis des décennies les gouvernants de ce pays.

J’ai eu la chance de me rendre en Algérie à plusieurs reprises, à la fin des pires années de la guerre civile – et je veux d’ailleurs croire que mes collègues et moi avons joué un rôle dans l’éradication de certains groupes. A Alger, j’ai découvert une ville superbe, des citoyens attachants, qui aiment leurs enfants comme j’aime les miens, ni meilleurs ni pires, un pays qui semble magnifique – mais que je n’ai pas eu le droit de parcourir. J’ai, hélas, aussi pu contempler, lors de réunions stupéfiantes, les lourdeurs d’un système qui, à cette époque, accusait l’Iran d’être derrière le GIA (et pourquoi pas l’Islande, ou le Honduras ?), et occultait les causes économiques, sociales et politiques de la crise.

Quand un Algérien me dit, fier et peiné, que l’Algérie s’est tenue seule face aux barbares pendant près de dix ans, je le crois. Mieux, je sais qu’il a raison, car j’ai été un très modeste acteur de la misérable et craintive aide que nous lui accordions pour des raisons bien plus politiques que stratégiques ou morales. C’est donc avec consternation que j’ai vu l’Algérie s’isoler, aller d’initiatives sans lendemain en coups politiques sans moyen, refuser de prendre ses responsabilités alors que, comme je l’ai maintes fois dit et écrit, elle a tous les moyens et toute la légitimité pour agir, y compris le soutien de l’Union africaine. Où est donc passée la coalition de l’été 2009 ?

Si la crise malienne est l’échec de la France, incapable de stabiliser et de développer ses anciennes colonies sahéliennes, elle est donc aussi l’échec de l’Algérie, incapable de venir à bout d’une guérilla jihadiste qui tue toutes les semaines. Après avoir traîné des pieds, refusé l’évidence, rejeté par avance toute modification du statu quo – sans voir qu’il avait volé en éclats depuis des mois, Alger a été comme Paris surprise par l’offensive jihadiste du 7 janvier. Mais quand la France s’est jetée dans la bataille, l’Algérie a préféré observer un silence boudeur, laissant sa presse plus ou moins libre entonner les vieilles rengaines, et apprendre au peuple qu’elle n’avait eu d’autre choix que d’autoriser un survol de son territoire par les avions de son ennemi juré. Et pourtant, il y a des Su-24 à quelques centaines de kilomètres des combats maliens. Quand même, voyez où ça mène, le dogmatisme.

Comment, « comment » ?

L’opération Serval est donc un camouflet diplomatico-militaire majeur pour l’Algérie. ET comme si ça ne suffisait pas, l’attentat contre le site gazier d’In Amenas est encore plus grave, en exposant la vulnérabilité d’un pays dont on pensait, malgré toutes ses faiblesses, qu’il gérait et protégeait son unique richesse – puisque la jeunesse algérienne est abandonnée à son sort. Mise à l’écart par les révoltes arabes, sèchement marginalisée par le déclenchement de la guerre française au Mali, humiliée aux yeux du monde par une spectaculaire opération contre le plus cher de ses trésors, l’Algérie vacille, ou devrait vaciller. C’est tout un système dont on contemple le naufrage, entre persistance, depuis près de 25 ans, des maquis jihadistes, encerclement par les poussées révolutionnaires et les terroristes – qui ne sont pas les mêmes, désolé MM. Bonnet et Dénécé – et faillite socio-politique. La crise malienne, née de la crise algérienne, nourrie des crises arabes, est en passe de devenir une autre crise, régionale, majeure, faite de tensions ethniques et religieuses, de poussées irrédentistes incontrôlées, d’attentats majeurs, de guérillas sans frontière.

Dans cet immense et désertique foutoir, le terrorisme islamiste radical, comme toujours, n’est pas tant une menace stratégique que le révélateur de tensions plus profondes. Il n’en doit pas moins être combattu, pour ce qu’il est, pour ce qu’il représente, pour ce qu’il attaque. On en est droit d’espérer que la conduite de cette guerre sera supérieure à son anticipation, et on est droit de craindre que ça ne soit pas le cas. Restent, sur le terrain, nos hommes, courageux, à peine rentrés d’une autre guerre lointaine et incompréhensible, dont le premier est tombé il y a une semaine.

Je suis allé aux Invalides mardi dernier rendre hommage au chef de bataillon Boiteux, mort pour la France, et je sentais, plus nettement encore qu’au soir du 11 septembre, le sol s’ouvrir sous nos pieds. Guerre terrestre, guérilla, attentats au Mali, en Afrique, en Europe, au Moyen-Orient, exécutions d’otages, tensions entre communautés… Les mois qui s’annoncent ne seront pas joyeux, et, pour la première fois depuis très très longtemps, la France est seule en première ligne. On a le devoir d’être fier, on le droit d’être inquiet.