« I don’t believe in painted roses/Or bleeding hearts/While bullets rape the night of the merciful » (« One Tree Hill », U2)

Le 14 mars, le Président français et le Premier ministre britannique ont annoncé qu’ils réfléchissaient sérieusement à livrer des armes à la rébellion syrienne. Aussitôt, et comme prévu, les habituels cris d’orfraie se sont élevés, de ci de là. « Paris arme des terroristes », « La France arme en Syrie ceux qu’elle combat au Mali », « Les Occidentaux veulent abattre le dernier régime laïc du Moyen-Orient », et patati et patata.

Je ne vais pas essayer de dire en moins bien ce que le blog Un oeil sur la Syrie a écrit il y  a quelques jours, ni tenter de répondre à ceux qui, engoncés dans leurs certitudes, prennent un air goguenard, ne pensent qu’aux – hypothétiques – contrats de reconstruction et ne voient dans tout cela que les manœuvres du grand capital mondialisé aux mains d’une élite apatride et décadente. Ceux-là, en vérité, on ne perd même pas de temps à les mépriser.

Avant de revenir sur cette épineuse question de livraison d’armes, il ne me semble pas inutile de prendre un peu de champ et de regarder tout cela de haut. Comme je l’ai écrit il y a déjà bien longtemps, alors que j’étais au Caire, les révoltes arabes, déclenchées en décembre 2010 en Tunisie et qui couvaient depuis au moins 2008, illustrent, parmi d’autres phénomènes, le lent basculement de puissance occidental engagé depuis des années. Et toutes ces révoltes, comme la guerre au Mali, peuvent être lues comme des crises postcoloniales nourries par des frontières absurdes et le jeu des puissances régionales et mondiales.

Souvenons-nous de l’Empire ottoman, de sa domination plus ou moins réelle sur l’ensemble du monde arabe. Souvenons-vous de l’Homme malade de l’Europe, vaincu et dépecé par ceux qui, au nom de la défense de la nation, choisirent sans vergogne de nier la nation arabe et, en Egypte, en Syrie, en Libye, imposèrent une domination européenne plus ou moins violente mais toujours illégitime. Souvenons-nous des fameux quatorze points du président Wilson, et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cause toujours, Woodrow.

Après s’être massacrés pour l’Alsace, la Lorraine ou la Serbie, les Européens ont donc soigneusement tracé des frontières au Moyen-Orient pour des motifs qui, stratégiquement et économiquement valables, n’en étaient pas moins des aberrations pour les peuples, quand il ne s’agissait pas simplement de violation de la parole donnée. Demandez à Thomas Edward Lawrence ce qu’il en pense. En Irak, en Turquie, en Syrie, en Iran, la question kurde n’a cessé de provoquer de violentes crises intérieures. On a vu des véritables insurrections à Oman, et au Yémen, et la question du Darfour n’est pas autre chose, tout comme celle du Sahara occidental. Dans une région qui avait été organisée sous forme de principautés gérées de loin par la Turquie, la création d’Etats plus ou moins nationaux par des Européens qui ne lisaient pas les cartes de peuplement ne pouvait que provoquer, à terme, de terribles conflits communautaires.

Pendant près d’un siècle, le système régional instauré au Moyen-Orient, et même, soyons fous, du Maroc à l’Iran, a pourtant fonctionné. Il a, certes, été très violemment secoué, par la création d’Israël comme par des poussées irrédentistes en Irak ou au Yémen – sans parler de la crise libanaise, sans fin, mais il a tenu. Je ne peux que vous renvoyer aux lumineux écrits d’Henry Laurens pour le détail de ces processus, et aux atlas de Philippe Lemarchand ou de Jean et André Sellier. Le fait est que l’affrontement des blocs a, au Moyen-Orient comme en Afrique, gelé les frontières et écrasé les peuples au gré de leurs révoltes, récupérées du Kurdistan au Sahara en passant par le Balouchistan ou le Sinaï.

Les crises qui se succèdent depuis la dislocation de l’empire soviétique ne sont que la libération de forces qui pendant des décennies avaient été étouffées et qui, comme on a pu le voir ailleurs (par exemple, dans les Balkans), avaient gagné en vigueur au lieu de s’étioler. L’Histoire nous montre que les peuples doivent d’abord faire l’expérience de leur indépendance, fut-elle sourcilleuse, voire même agressive, avant de s’engager dans d’autres aventures. Le Moyen-Orient, comme l’Afrique, a vu ses indépendances confisquées par des régimes militaires qui ont presque atteint la grandeur (en Egypte ou en Irak, malgré le caractère épouvantablement répressif de ces régimes) mais ont surtout touché la médiocrité (Algérie, Tunisie, Syrie, Libye, Yémen). Il est normal que ces pulsions autonomistes, que l’Empire a libéré éesen Irak en 1991 au Kurdistan (mais a sacrifiées au nord), s’expriment désormais. Elles ont, après tout, entrainé la chute du colonel Kadhafi selon un schéma (poids des tribus de Benghazi) qui avait été envisagé de longue date et qu’on a pu observer au grand jour lors de l’affaire des infirmières bulgares.

A ces poussées irrédentistes se sont, fort légitimement, ajoutées des revendications sociales et politiques. Il faut dire que ces Etats, dont certains nous vantent la stabilité et qu’on nous reproche de vouloir abattre, sont de spectaculaires échecs, de véritables naufrages humains – et il suffit, pour s’en assurer, de jeter un œil sur les données du rapport 2012 de l’indice de développement humain. Pas de quoi pavoiser, les gars, vraiment pas.

Selon des lois historiques connues de tous, l’échec intérieur conduit souvent à une diplomatie aventureuse, à une posture agressive. Depuis les années ’60, combien de guerres entre Etats du Moyen-Orient, combien de manipulations nauséabondes, parfois sur le dos de causes justes et sacrifiées, comme celle de la Palestine ? Des ruptures au sein du Baas aux groupes palestiniens dissidents, des projets d’union qui finissent par une guerre dans le sable entre la Libye et l’Egypte aux opposants soutenus là et massacrés ici avant qu’on ne change d’avis et de camp, la région, aux ressources si importantes, à la culture si riche, à l’histoire si ancienne, n’est qu’un champ de ruines.

Prenons la Syrie, par exemple. On ne nous parle que d’Etat nation, mais le fait est que le pays est d’abord, comme en Irak, comme à Bahreïn, gouverné par une minorité qui s’appuie sur d’autres groupes minoritaires. L’exercice est en soi périlleux, mais quand il tourne à l’économie prédatrice, au régime policier et à la puissance régionale déstabilisatrice, autant dire que ça fait quand même beaucoup. On aura beau jeu de rappeler que non contents d’avoir soustrait le Liban aux Ottomans au 19e siècle, les Français en ont fait progressivement un Etat qui ne pouvait qu’attiser les convoitises de la Syrie, pour laquelle il est toujours un chiffon rouge. Coupable inconséquence que voilà, mais comme d’habitude, me direz-vous.

Alliée de Moscou et de Téhéran pour des raisons idéologiques et stratégiques, la Syrie de ces trente dernières années est un des ennemis les plus clairement identifiés des pays occidentaux, dont elle a tué avec une admirable constance les diplomates, les soldats, les journalistes, les citoyens ordinaires. Qui se souvient qu’en 1989 l’Assemblée nationale discutait d’une guerre contre la Syrie pour sauver le général Aoun ? Qui se souvient que nous avons mené aux services syriens une guerre plus ou moins secrète à Beyrouth dans les années ’80 ? Qui se souvient de Louis Delamare, assassiné en 1981 ou des agents de la DGSE flingués à la surprise ?

En 1990, découvrant les vertus des Nations unies, le régime syrien se rallia à la coalition impériale contre l’Irak mais ne cessa, tout au long des années ’90, de tolérer sur son sol des jihadistes qui partaient, via l’Iran ami, en Afghanistan ou se radicalisaient dans quelques mosquées particulièrement gratinées de Damas. Après 2001, la Syrie prit conscience de l’horreur du terrorisme (« Oh, toute cette violence, c’est mal », aurait dit Bachar El Assad) et se décida à coopérer pleinement contre Al Qaïda. En 2003, le même, sincèrement outré par l’invasion de l’Irak que son père avait soutenue plus de dix ans auparavant, aida alors les jihadistes du monde à mener dans le pays, contre les troupes impériales, une campagne de terreur que certains responsables occidentaux en vinrent à qualifier d’industrielle. Quelques opérations à la frontière convainquirent celui qui avait laissé se développer le printemps de Damas de cesser cette aventureuse diplomatie. En 2005, le même, que l’on nous présente comme un modèle, comme un chef d’Etat responsable navigant dans un océan déchainé, a – au moins – laissé se commettre l’assassinat de Rafiq Hariri puis a autorisé une campagne d’assassinats ciblés à Beyrouth contre des députés et des journalistes (Note pour plus tard : essayer de comprendre pourquoi la mort lors d’un raid de drone d’un émir d’Al Qaïda est infiniment plus révoltante que celle d’un intellectuel libanais aux yeux de certains défenseurs du droit et de la justice).

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain, et assurons ici clairement que le peuple syrien, otage d’une dictature ubuesque, n’est pas l’ennemi. Mais osons dire, tout aussi clairement, que le régime syrien, qui n’a jamais JAMAIS fait preuve de la moindre honnêteté, qui a trahi ses alliés, sacrifié ses obligés, changé de camp tous les dix ans, écrasé son peuple, est un ennemi. Un de ces ennemis puissants, qu’il faut renverser avec prudence, mais dont la chute serait une si bonne chose. Ceci étant posé, pour le champagne, on va attendre un peu.

Seul allié de l’Iran, base arrière du Hamas, soutien proche du Hezbollah, encombrant protecteur, à la manière d’un membre de la famille Soprano, du Liban, voisin imprévisible d’Israël et de la Turquie, client fidèle de la Russie, le régime syrien est un élément bloquant du Moyen-Orient. Sans exonérer le moins du monde Israël de ses responsabilités, force est de reconnaître que la Syrie n’est pas un partenaire pour la paix, dans aucune de ces zones d’une région qui aurait tant besoin, pourtant, de ne plus entendre les bombes et de voir grandir ses enfants.

Ainsi donc, nous allons (essayer de) donner des armes aux rebelles syriens. La décision, courageuse, est à la fois tardive et aventureuse. Tardive car il nous aura donc fallu deux ans pour réaliser que Bachar Al Assad, dont on ne doit pas nier ici la volonté farouche, ne lâchera pas et qu’il continuera à tirer des Scud (oui, pas des Hellfire) sur ses villes, à lancer des milices (le simple terme fait frissonner) sur son peuple, à accepter les viols en prison ou la torture des enfants. Et il le fera avec d’autant plus d’aisance que ses deux – seuls – alliés, la Russie et l’Iran, lui fournissent sans limite armes, munitions, équipements et conseillers.

Face à cette violence sans limite qui révèle une volonté sans faille, les rebelles paraissent bien démunis. A Paris, on considère que le régime n’est pas en danger et que les insurgés, désorganisés, sans leader, sans ligne, sont dans une impasse. Laissons de côté les imposteurs et autres vieux cons qui proclament, contre toute évidence, que la révolte syrienne est une manœuvre américaine, et essayons de ne pas vomir alors que quelques anciens hauts fonctionnaires qui connaissent tout de la nature du régime syrien tentent désormais de l’absoudre en tordant la vérité. La révolution syrienne s’est radicalisée en raison de l’extrême violence de la répression. Et disons-le tout net, Bachar Al Assad n’avait pas d’autre choix que de frapper très fort : il ne pouvait faire aucune concession, aussi bien pour des raisons internes qu’externes, et il a, techniquement parlant, eu raison de jouer la surenchère. Après tout, on sait qu’il n’est guère sensible aux arguments moraux, et lui sait l’étendue de notre impuissance.

Avec 4.000 hommes au Mali, contre un ennemi intrinsèquement isolé, la France fait un effort à la fois admirable et presque trop grand. Que dire, alors, d’une intervention directe contre la Syrie ? Qui a envie de défier un Etat qui peut embraser toute la région ? Qui a envie de s’en prendre à une armée équipée par Moscou et conseillée par Téhéran ? Qui a envie d’entraîner dans la fournaise la Jordanie, le Liban, l’Irak et la Turquie ?

Qui ? me direz-vous. Mais, les jihadistes bien sûr. Dès mai 2011, les premiers combattants étrangers s’invitent dans le conflit. Ils viennent d’Irak (où ils étaient entrés grâce aux Syriens, mais chut, puisqu’on vous dit que le régime de Damas est une victime innocente), d’Afghanistan, du Caucase, et bientôt du Nord Liban. Ils viennent mener une nouvelle guerre sainte contre un régime honni, ils viennent créer le chaos, ils viennent tenter de refaire le coup de l’Irak en récupérant une lutte nationale pour en faire l’œil d’un cyclone.

Deux ans plus tard, les jihadistes syriens sont la composante la plus visible et sans doute la plus efficace et la mieux organisée de l’insurrection syrienne. On trouve dans les rangs du Jabhat Al Nusra des volontaires tunisiens, libyens, égyptiens, irakiens, afghans, et on voit avec effroi se constituer un nouveau foyer du jihad mondial dont l’ambition va bien au-delà de la Syrie. A Amman et à Beyrouth, on sait ce qu’il faut craindre de ces hommes, jihadistes, terroristes, soutenus par les pétrothéocraties qui rêvent d’en finir avec Damas.

Et nous ? Nous, nous avons hésité, nous avons mesuré notre impuissance, nous avons découvert, candides que nous sommes, que la Russie, qui en vingt ans a déjà perdu l’Irak, la Libye et le Yémen, ne laisserait pas disparaître son dernier allié arabe. Et nous avons réalisé, naïfs que nous sommes, que l’Iran, déjà isolé, ne pouvait pas se permettre de perdre son alter-ego, et son seul allié arabe. Et nous avons aussi compris que le régime syrien, qui donnait une leçon de froide détermination, devait tomber pour éviter qu’il ne se venge. Devoir moral initial, la chute de Bachar Al Assad est devenue un impératif stratégique, et aussi, en passant, une nouvelle étape du détricotage du vieux système international dont je parle depuis des années.

Comme je l’ai déjà écrit, par ailleurs, il va être difficile de me présenter comme un partisan de l’islamisme radical ou un admirateur des jihadistes. Pour tout dire, je partage même les craintes de certains, mais je ne mélange pas tout. Je sais lire une chronologie, par exemple, et je sais que la révolution syrienne n’a pas été déclenchée par les jihadistes. Et je sais aussi que tous les insurgés syriens ne sont pas des jihadistes. Avoir entendu, aujourd’hui, un nouvel escroc dire que la France combattait au Mali ceux qu’elle armait en Syrie m’a donné envie de hurler. La révolte syrienne est plurielle, et tous ceux qui sont allés sur le terrain connaissent l’infinie complexité des crises. Où a-t-on déjà vu une insurrection homogène ? Où a-t-on déjà vu une guerre civile sans des dizaines de groupes armés, parfois alliés, parfois concurrents ?

La révolution syrienne, qui est devenue une guerre civile, n’échappe pas à la règle. On y trouve des milices communautaires et des milices gouvernementales, on y trouve une Armée syrienne libre (ASL) éclaté en commandements locaux, et des jihadistes, arabes ou tchétchènes. La Syrie est un chaos, peut-être le pire merdier de cette planète, et le choix d’armer – ce qui n’est pas encore fait – l’ASL ne revient évidemment pas à armer le Jabhat Al Nusra. Ceux qui affirment ça sont, soit des idiots, soit des menteurs, soit de malheureux racistes qui pensent que chaque révolutionnaire arabe est un jihadiste. Un peu comme si en 1943 les Britanniques avaient dit que tous les résistants français étaient des communistes ou des monarchistes ou des républicains. Comme à chaque fois, la réalité de la situation est différente des affirmations péremptoires de quelques donneurs de leçon qui sont prêts à coucher avec tous les tyrans pour préserver l’illusion de leur sécurité.

Mais le monde change, le monde bouge, et notre monde est en train de s’effondrer. Le nier ne nous sauvera pas, et il faut donc bouger à notre tour. Dès lors, est-il pertinent de vouloir sauver un régime qui n’a jamais manqué une occasion de nous frapper et qui est à son tour touché par une onde de choc régionale que rien ne semble pouvoir arrêter, ou ne faut-il pas, à supposer que cela soit encore possible, essayer de peser sur l’avenir ? Il s’agit ici d’aider de possibles vainqueurs à abattre un régime puis à tenir l’inévitable choc qui viendra des jihadistes. Armons l’ASL, essayons de la rendre efficace, et frappons le Jabhat Al Nusra (que les Etats-Unis viennent d’inscrire sur leur liste noire) en poursuivant l’affaiblissement du régime syrien. La stratégie est incroyablement osée, elle n’offre aucune garantie de succès, mais elle a le mérite de rendre les choses plus claires, de faire tomber les masques. Et tant pis pour les tyrans au petit pied, tant pis pour ceux qui pensent qu’un révolutionnaire arabe ne peut être qu’un terroriste, tant pis pour les stratèges d’un autre temps qui entendent sacrifier la liberté des autres pour sauver la leur.

On entend aussi quelques spécialistes, ou reconnus comme tels lors des causeries à la salle des bêtes du village, faire d’habiles comparaisons entre la Syrie et l’Afghanistan des années ’80. Mais au lieu d’étayer leur propos sur la mosaïque communautaire ou les influences étrangères, ils ne sont bons qu’à relayer les clichés les plus éculés sur la CIA et le jihad, une vieille thèse fascinante bien plus subtile que les réflexions de comptoir de quelques vieilles badernes. Ces habiles observateurs ne voient pas, justement, que l’idée d’armer l’ASL est une leçon tirée du conflit afghan des années ’80. Et ceux-là ne voient pas non plus que les Occidentaux essayent désormais de contrer l’influence des Etats du Golfe, alors qu’ils l’ont subie aveuglement il y a trente ans. Et les mêmes, toujours prompts à relayer les idées les plus idiotes et les plus simplistes, d’affirmer que la CIA est à la source de l’islam radical, et du jihadisme. Faut-il conseiller à ces beaux esprits de repenser à l’assassinat du président Sadate, en 1981 ? Ou leur demander de relire le récit du massacre de Hama, en 1982 ? Oui, chers amis, le monde est bien plus complexe que vous ne pourrez jamais le concevoir.

Au 21e siècle, dans notre monde devenu si petit, le malheur des uns fait décidément le malheur des autres. Les cris d’horreur poussés à Damas aujourd’hui résonneront à Paris demain comme ceux poussés à Alger hier résonnaient déjà à Paris. Entre des tyrans en uniforme et des tyrans barbus, il n’y a pas à choisir. C’est à cela que l’on mesure le volontarisme, contre l’immobilisme de Machiavels du pauvre qui se sont trompés d’époque et dont on pourrait espérer, après une vie d’erreurs, qu’ils se retirent en silence.

Quant à moi, qui suis loin de détenir la vérité, je ne vous dis pas que ça marchera, mais mieux vaut agir que geindre.

Le bar est ouvert.

« If what you say is true, the Shaolin and the Wu-Tang could be dangerous » (« Bring that ruckus », Wu-Tang Clan)

Les chroniqueurs du jihad retiendront que le 19 février 2013 un Légionnaire du 2e REP est mort en combattant des jihadistes dans l’Adrar des Ifoghas, où seraient détenus nos otages, alors qu’au Cameroun, à 1600 km de là, sept Français, dont quatre enfants, étaient enlevés par un groupe d’hommes armés venus du Nigeria tout proche.

Interrogé à l’Assemblée, François Loncle, député PS de l’Eure, nous faisait rapidement profiter de son immense savoir en nous expliquant qu’il s’agissait sans doute de Boko Haram, que ce groupe était « souvent en rivalité avec AQMI » et qu’il ne s’agissait que de « trafiquants et de gangsters ». Comme aurait Perceval de Galles, « Merci, de rien, au revoir Messieurs-Dames ».

Co-auteur d’un rapport sur le Sahel qu’il n’a manifestement pas lu, M. Loncle relayait, à ma grande consternation, des clichés, et même des erreurs grossières quant aux liens entre les romantiques jihadistes du désert d’AQMI et les esthètes de Boko Haram (« L’éducation occidentale est un pêché », des poètes, on vous dit). Tout observateur un peu sérieux (donc, pas les imposteurs vus hier soir sur BFM) sait pourtant que les deux mouvements sont étroitement liés, se prêtant de l’argent, s’envoyant des combattants, se parlant depuis l’aube des années 2000. Forcément, avant de causer dans le poste, c’est pas mal de relire ses archives. Vous n’en avez pas ? Ah, pardon.

En réalité, plus que vers Boko Haram, les regards des professionnels se sont tournés vers les petits rigolos du Jama’at Ansar Al Muslimin Fi Bilad Al Sudan, plus connu de leurs mamans sous le nom d’Ansaru.

Il faut dire que ces garçons, issus de Boko Haram, ne sont pas des amateurs empruntés ou maladroits. Le 26 novembre 2012, ils ont, par exemple, attaqué un commissariat à Abuja afin de libérer des détenus. Surtout, et on aurait aimé l’entendre hier, Ansaru a enlevé un Français à Rimi, près de Katsina, le 19 décembre dernier, et l’a revendiqué le 23 décembre. Le 20 janvier, les mêmes ont revendiqué une attaque contre des soldats nigérians en partance pour le Mali. Et, last but not least, le groupe a enlevé le 16 février sept expatriés à Jamaare – et l’a revendiqué le 18, car ces gens-là, à la différence d’autres, assument leurs actes.

Du coup, on est bien obligé de se demander ce que voulait dire M. Loncle quand il affirmait si péremptoirement sur iTélé : « Ce n’est pas lié à la situation au Sahel ». Non, bien sûr, il va de soi que les terroristes d’Ansaru enlèvent des Français pour protester contre le mariage pour tous, ou qu’ils capturent des Européens afin d’attirer l’attention du monde sur le scandale de la viande de cheval. Bien vu, M. le Député, bien vu.

A mes yeux, le lien est pourtant évident, qu’il soit direct ou indirect. Soit Ansaru enlève des Français pour ouvrir un second front sécuritaire sur nos arrières, comme je l’ai envisagé à plusieurs reprises depuis l’été dernier, (d’abord ici, puis , et ici, ou , et même ici), soit Ansaru joue sa carte mais s’en prend à la France, ennemie historique du jihadisme, menacée directement par l’ensemble de la mouvance islamiste radicale depuis le début de l’opération Serval. Déconnecter les jihads des uns des autres est une erreur impardonnable. Je ne sais plus qui, hier soir sur BFM, affirmait doctement : « Il faut dissocier les événements pour mieux comprendre ce qui se passe ». Non, justement, il faut faire exactement l’inverse, puisque le jihad, comme je l’écrivais en 2005 – quand j’avais encore un métier honorable – est d’abord une guérilla mondiale dont les acteurs, différents, partagent idéologie, modes opératoires et cibles.

Qui a jugé bon de rappeler, hier, que les « meilleurs d’entre eux », les petits gars d’AQPA, ont diffusé, le 12 février dernier, un communiqué dénonçant sans ambiguïté l’intervention des Croisés au Mali ?

Une fois de plus, les experts d’opérette sont pris en flagrant délit de pipeautage, et pas un ne fréquente sans doute Jihadology, d’Aaron Y. Zelin (@azelin), une référence pourtant tout simplement incontournable. Oui, je sais, le travail est une notion dépassée, et il faut parfois savoir refuser les invitations sur les plateaux pour réfléchir un peu. Ça ne fait jamais de mal.

Quinze de nos compatriotes, dont 4 enfants, sont donc désormais otages, tous en Afrique, tous détenus par des groupes jihadistes. Le symbole est fort, et le défi presque hors de portée. L’enchaînement des crises met les hommes et les structures à rude épreuve, fatigués, usés, courant d’urgence en urgence, d’incendie en incendie, incapables, par manque de temps, de prendre le recul nécessaire à la compréhension d’un phénomène qu’ils sont les seuls à pouvoir, en théorie, contempler dans sa globalité. Du coup, et quoi qu’on dise, personne ne le fait, et la place est donc laissée aux imposteurs habituels et autres universitaires sur le retour. Pas grave, on a l’habitude, et il faut avancer.

Je n’aurais pas l’indécence, ici, de me laisser aller à des hypothèses sordides sur le sort des enfants et de leur mère enlevés hier. Tout juste peut-on souhaiter que les terroristes (puisque je ne crois pas une seconde à l’hypothèse d’une groupe de braconniers ou de coupeurs de route) jugent les enfants trop encombrants et les libèrent. Simple observateur, je ne peux qu’adresser aux familles concernées toutes mes pensées, et glisser mes encouragements de retraité aux membres de la nouvelle cellule de crise. Bientôt, les services français ne seront plus qu’une immense cellule de crise, quand on y pense… Il y aurait même matière à modéliser le cycle infernal que nous observons depuis plus de dix ans : crise économique – crise stratégique – réduction des moyens – augmentation des besoins. Mais je n’ai pas ce talent, et ça n’est pas le sujet.

La succession de tels évènements est un indicateur, comme un autre, des bouleversements de notre environnement. L’Afrique de l’Ouest nous renvoie au visage nos échecs, et aussi nos vulnérabilités. Expatriés plus ou moins conscients des dangers, autorités locales plus ou moins mobilisées, Etats plus ou moins faillis, le tableau est plutôt sombre. Si on laisse de côté les problèmes de gouvernance, l’épineuse question du narcotrafic, ou celle, dramatique, de la traite des êtres humains, et qu’on se concentre sur le jihadisme, force est de reconnaître que les crises politico-sécuritaires s’imbriquent, s’influençant et se nourrissant mutuellement dans une dégringolade qui n’a pas de fin prévisible.

Le jihad algérien, vieux de plus de vingt ans, s’est ainsi étendu au Sahel, contamine à présent le Maroc, et se nourrit dans le même temps de l’effondrement des Etats postrévolutionnaires tunisien et libyen. La révolution égyptienne, en libérant des centaines de détenus, alimente le jihad renaissant libyen. La révolution libyenne permet aux jihadistes du Sahel de s’armer, et l’ensemble du cirque crée au centre de la carte une dépression qui déstabilise l’ensemble de la région, en faisant fi des frontières.

Le printemps arabe, dont j’ai dit ici qu’il était une conséquence du jihadisme mais qu’il n’avait pas été initié par les islamistes radicaux (je sais, c’est un peu trop subtil pour certains), passe actuellement par une phase, classique dans les processus révolutionnaires, de foutoir à grande échelle qui libère les forces les plus brutales. Face au néant idéologique des régimes renversés et à l’impréparation des révolutionnaires de la première heure, les islamistes n’ont eu qu’à se pencher pour ramasser la mise. Sur leur droite, les plus radicaux, salafistes et jihadistes plus ou moins repentis, se mettent en position pour se mêler de crises qui n’en sont ainsi qu’à leurs débuts.

Plus au sud, au-delà de la bande sahélienne, le patient travail de prosélytisme qui dure depuis des décennies et que j’ai très imparfaitement décrit ici n’est, pour l’instant, que l’arrière-plan des actions des jihadistes. Seul Ansar Al Din, dont on sentait les prémices dès 2006, peut être considéré comme un mouvement terroriste directement lié à ce phénomène, ses alliés ou partenaires étant, soit des corps étrangers (AQMI), soit des mouvements minoritaires (MUJAO), soit des groupes sectaires reflétant des conflits ethniques préexistants (Boko Haram, même si Ansar Al Din a, pour la première fois dans la région, coloré de jihadisme un irrédentisme à la façon des rebelles tchétchènes,  cachemiris ou philippins, mais c’est une autre histoire).

Du coup, je me garderai bien, à ce stade de l’enquête, de scruter le Cameroun en délaissant le Nord Nigeria. Le développement de l’islam radical au Cameroun n’est sans doute pas responsable de l’enlèvement de nos compatriotes. L’opération, en revanche, illustre à merveille l’imbrication des jihads, les uns et les autres agissant ensemble sans se coordonner. Les crises sont donc en train, sinon de fusionner, du moins de converger dangereusement.

Jamais la France n’a eu autant d’otages, jamais un pays n’a vu autant de ses ressortissants aux mains de groupes jihadistes. Alors que 7 otages sont au Nord Mali, 8 sont au Nord Nigeria, à des centaines de kilomètres au sud-est, dans un environnement totalement différent. Au Mali, l’Etat est inopérant. Au Nigeria, il est ombrageux, réfractaire à la coopération. Quant à nos moyens, ils sont limités, et le point de rupture n’est pas si loin.

Il y a quelques jours, un des plus flamboyants émirs de la zone, Omar Ould Hamaha, déclarait fort aimablement que la France avait ouvert les portes de l’enfer en intervenant au Mali. Disons qu’on vient de frapper et qu’on attend que quelqu’un nous ouvre, sans être vraiment pressés.

Mais dites-moi, monsieur Pivert, ces moricauds, vous les avez vus ?

Avant de me retirer à la campagne et d’entamer, comme le colonel Clifton, une collection de bagues de cigare, il n’est sans doute pas totalement absurde de vouloir, une fois de plus, exprimer ma très naïve exaspération.

La multiplication des nains, ce phénomène réjouissant que j’avais décrit ici il y a déjà bien longtemps, prend désormais des proportions fascinantes. La tendance était lourde depuis le début des révoltes arabes, elle devient lame de fond depuis le début de l’opération Serval. Tout le monde s’y met : universitaires tiers-mondistes, commentateurs souverainistes financés par des Etats étrangers, apprentis espions recalés aux concours et dont le simple nom fait sourire à Levallois ou du côté de Mortier, anciens responsables des services dont la longue suite d’échecs vaut manifestement caution pour une grande partie de la presse, agrégés d’arabe à peine capables de comprendre les rapports de police qu’ils recopient, intellectuels inconnus qui se découvrent une expertise sur la région, sans parler de quelques députés élus par des nostalgiques de l’OAS et reconnaissables à leur tenue de souteneurs napolitains et leur posture martiale de réformés pour cause de pieds plats. Evidemment, je pourrais aussi parler de l’armée française, qui tire gloire d’avoir conquis un pays vide et qui évite soigneusement de rappeler qu’elle ne pourra plus le faire, dans quelques années tant son matériel est fatigué, mais j’ai tendance à respecter les types qui se battent, plus que ceux qui bavent à Sciences Po.

Bien, procédons avec méthode.

D’abord, le narcojihad.

IL N’Y A PAS DE NARCOJIHADISTES AU SAHEL RPT : IL N’Y A PAS DE NARCOJIHADISTES AU SAHEL. Il s’agit d’un fantasme, qui fait sourire TOUS les professionnels du renseignement de ce pays, mais qui est abondamment relayé par une coterie d’escrocs, d’imposteurs et d’idéologues de comptoir qui refusent absolument d’envisager le caractère politico-religieux du jihad. Pour cette bande d’esprits éclairés, qui volent d’échecs en naufrages depuis plus de vingt ans et qui se trompent avec une admirable constance, le terrorisme ne peut être que l’expression d’une volonté politique étatique, ou d’un groupe ethnique défendant des revendications irrédentistes.

Ces grands esprits, dont il faut sans relâche saluer la clairvoyance, ont, par exemple, affirmé pendant des jours après le 11 mars 2004 que l’attentat de Madrid était le fait de l’ETA. Mais oui bien sûr. Ou indiqué que les types d’Al Qaïda étaient des « pouilleux dans une grotte ». Des pouilleux, mais bien plus efficaces que les Karens ou les Kurdes, pourtant si romantiques, mon gars.

Depuis plus de 15 ans, il faut supporter ces types qui, non seulement n’ont JAMAIS la moindre preuve de ce qu’ils avancent (le rôle du DRS, des Frères musulmans, des grandes banques, de la RATP, de mon voisin, de Celui-qu’on-ne-doit-pas-nommer, etc.) mais qui en plus refusent OBSTINEMENT de lire les dossiers. Avec une telle rigueur intellectuelle, on mesure la puissance de leurs analyses.

Si les types d’AQMI ne sont animés que par l’appât du gain, s’ils vendent la drogue sud-américaine (qui arrive en effet dans la région dans des quantités alarmantes), où est l’argent ? Où sont les gagneuses ? Où sont les voitures de luxe ? Où sont les palais de marbre ? Et où sont les flux financiers de blanchiment ? Où sont les banques qui gèrent cette fortune ? Et où sont les armes modernes qu’ils pourraient s’offrir ? Et quel narcotrafiquant serait assez bête pour s’acoquiner avec des types que le monde entier veut pulvériser ? On sait, depuis 1995, que les charmants garçons du GIA ont pratiqué la protection des trafics traditionnels, et ont ponctuellement donné un coup de main aux narcos locaux, mais on est loin du tableau peint par les experts de plateaux. Le hic, c’est que  cette réalité, toute en subtilité, est moins vendeuse que les déclarations à l’emporte-pièce. Que voulez-vous, j’ai été élevé selon des préceptes qui s’accoutument mal des approximations populistes. Oui, je sais, déplorable logique petite-bourgeoise que la mienne.

Apprentis géopoliticiens capables de déceler un complot mondial dans un hospice de vieillards, journalistes avides de gloire mais incapables de citer une seule source sérieuse, retraités notoirement incompétents mais peu avares de leurs conseils, rien ne nous est épargné, et une bonne partie de la presse reprend, presque servilement, leurs foutaises. Faut-il s’inspirer des mémoires de Gamelin pour fonder notre nouvelle politique de défense ? Non, et pourtant c’est bien ce que nous faisons en laissant un tel ramassis de médiocres monopoliser l’espace médiatique, de plateaux de télévision en tribune dans de grands quotidiens, sans parler des relations incestueuses entre organes de presse sur fond de fraternité dévoyée.

Les membres d’AQMI ne sont pas des jihadistes, ni même des islamistes.

Non, bien vu, ce sont réalité des chanteurs des Village People, des choristes d’ABBA, et des roadies de Kool & The Gang partis prendre les eaux dans à Kidal et Tessalit, deux villes connues pour la qualité de leurs cures thermales.

Evidemment, ceux qui nous affirment ça ont lu les débriefings des sources, écouté les conversations entre les émirs d’AQMI et les responsables jihadistes au Pakistan, en Suède ou en Allemagne, lu les communiqués, noté les références religieuses. Evidemment, ils ont démantelé des réseaux, découvert des centaines de CD de propagande islamiste radicale, subi la logorrhée religieuse des suspects. Evidemment, ils se souviennent des conversations de ces émirs avec des idéologues dans le Golfe. Et évidemment, le fait qu’AQMI ait été adoubée par Al Qaïda ne les fait pas chanceler, pas plus que l’application de la charia, ou les liens plus qu’étroits avec Boko Haram, les Shebab, ou AQPA, l’élite du jihad.

Il faut dire que ces mêmes garçons nous ont seriné pendant des mois que le MUJAO était une dissidence, qu’Ansar Al Dine voulait la paix, que Mokhtar Belmokhtar avait été exclu, et le fait que tout ce petit monde se batte côte à côte et se coordonne ne les fait pas douter. Comme aurait dit Brel, chez ces gens-là, on ne réfléchit pas, on assène.

On pourrait se demander, à l’occasion, pourquoi et comment ces esprits, dont certains ont été réellement talentueux, en sont venus à balancer avec un tel aplomb des stupidités de cet acabit. Alors, consternante rigidité intellectuelle qui voudrait qu’un islamiste radical ne puisse être qu’un vieux professeur d’Al Azhar ou de la Lumineuse, à Médine ? Ou retard face aux évolutions du monde ? Ou accaparement, conscient ou inconscient, des inquiétudes de quelques régimes moyen-orientaux pour le moins isolés ?

Les révolutions arabes sont manipulées par la CIA et les Frères musulmans

Le premier étudiant doté d’un cerveau correctement alimenté en oxygène pourrait contredire cette affirmation, en citant les documentaires diffusés depuis des années sur Arte ou en effectuant une revue de presse grâce à Google. Nos commentateurs bondissants sont évidemment au-dessus de ça : pas un mot de la scène politique syrienne, pas un mot des mouvements sociaux en Egypte, tout ça, c’est la faute des Frères musulmans, ma pauvre dame. Ah la la, ils nous causent bien des soucis.

Pas un seul de ces observateurs exigeants n’a jugé utile de noter que les révolutions, en Tunisie, en Egypte ou en Syrie, ont été déclenchées par une avant-garde de courageux activistes, certes rapidement dépassés par la répression (Syrie) ou par des mouvements islamistes, certes puissants, mais initialement dubitatifs, pour ne pas dire méfiants (Egypte, Tunisie). Aucun n’a fait référence aux événements de 2008 qui, dans tous les cas, ont sonné comme des avertissements que les régimes n’ont pas voulu entendre.

Comme je l’écrivais ici, nos commentateurs n’ont que faire des enchaînements logiques, de l’ordre dans lequel les phénomènes se sont enchaînés. Si les Frères sont au pouvoir en Egypte, si Ennahda est au pouvoir en Tunisie, si les jihadistes sont à la manœuvre en Syrie, et même en Libye, c’est bien qu’ils étaient dans le coup dès le début. Inutile de gloser sur ce merveilleux raisonnement, évidemment. Les faits sont têtus, mais seulement pour ceux qui s’y confrontent, et tous ne voient dans ces révolutions, loin d’être achevées, que la venue de l’antéchrist.

On sait bien quelles sont les motivations. Souverainistes ignorants, nationalistes rances, universitaires glacés incapables de la moindre empathie, donneurs de leçons inexpérimentés, ils font fi des motivations des révolutionnaires, refusent de voir plus loin que la fin de la semaine et, drapés dans leurs habits de vieux sages, nous expliquent qu’ils ne font qu’alerter le peuple ignorant au sujet des menaces qui guettent.

Autant être très clair, il va quand même être difficile de me faire passer pour un partisan enragé des Frères musulmans, ou pour un type influencé par on ne sait quelle puissance étrangère. Tout le monde n’a pas la chance d’aller à Alger propager la bonne parole auprès d’un public déjà conquis (et dont on salue, au passage, la vitalité intellectuelle), ou de recevoir le soutien de quelques amis bien placés, à Moscou, Damas ou Téhéran. Les liens des uns et des autres avec des pays ouvertement hostiles ou faussement amicaux permettent, par ailleurs, de relativiser la portée du souverainisme intransigeant défendu avec emphase. Nous sommes pourtant, là, confrontés à la convergence d’idéologies en apparence  incompatibles mais unies par des détestations communes (l’Empire, Israël, la démocratie occidentale, le libéralisme), et des craintes voisines (islam, salafisme, chute des dictatures laïques), qui aboutissent à la rédaction de documents d’une haute tenue intellectuelle.

J’ai, à plusieurs reprises, ici ou , par exemple, exprimé mes craintes quant aux conséquences des révolutions arabes, et même ricané de l’optimise de certains, mais le fait que ces révoltes soient confisquées par les islamistes (légitimement élus en Égypte, en passant) ou transformées en guerre civile par les jihadistes ou les salafistes (en Syrie aujourd’hui, en Tunisie peut-être demain) n’enlève RIEN à leur sincérité initiale. Accuser la CIA d’avoir financé les révolutionnaires progressistes, c’est oublier, et c’est cocasse de la part de certains anciens hauts fonctionnaires, que les administrations occidentales, à commencer par la française, défendent des intérêts ET des valeurs. Que des militants progressistes – qui sont loin d’être aux ordres, quant on lit leurs appréciations du conflit israélo-palestinien ou de l’intervention au Mali – aient été accueillis à New York, Londres ou Paris, c’est bien normal. Que le Département d’Etat ait financé d’une main des ONG démocratiques tout en écrivant de l’autre que la chute de Moubarak serait une affaire délicate à gérer, rien de plus normal.

Il est, par ailleurs, amusant de constater que ceux qui se pignolent à longueur de journée à l’évocation de la Résistance, du combat contre l’oppresseur et de la grandeur du sacrifice ultime n’éprouvent que de l’effroi devant des révolutionnaires qui bouleversent leur monde. Et, sans le moindre remord, et tout autant pour défendre leur approche d’entomologiste que pour conserver un statu quo qui les rassurait, les voilà qui balayent des revendications légitimes. Cynisme, courte vue, et sans doute, sans doute, un petit relent de racisme devant ces Arabes décidément pas bien fiables qui vont secouer notre monde. Et tant pis pour les siècles de guerres intra-européennes qui ont embrasé le monde, car, comme chacun le sait, NOUS sommes bien plus raisonnables qu’EUX.

La morale est simple, et elle ne fait que préconiser des mesures ponctuelles et des calculs d’épicier : laissons les révoltes s’éteindre, et espérons que les suivantes auront oublié notre attitude. Mes compliments.

Islamistes soutenus en Syrie, combattus au Mali

L’accusation est relayée par les crétins habituels, à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite, ainsi que par quelques universitaires connus pour leur défense des génocidaires rwandais – et donc d’authentiques références morales – ou des philosophes confidentiels qui placent avec peine l’Egypte sur une carte et confondent sunnisme et chiisme. Heureusement que les géopoliticiens de pacotille bénéficient des éclairages de ces penseurs qui mêlent craintes et faits, comme d’habiles propagandistes. En Syrie, la France ne soutient pas les jihadistes, pas plus, d’ailleurs, que ne le fait l’Empire, comme une récente audition de Mme Clinton l’a confirmé. Le fait d’accompagner une rébellion plus ou moins laïque – et qui a bien du mal – n’est pas la même chose que d’armer les jihadistes syriens. Mais la caricature (mêler progressistes et islamistes radicaux) permet d’évacuer la question de la nature de la révolte initiale, et fait donc le jeu de ceux qui, à Damas, à Moscou ou Téhéran voient leur monde se fissurer. A Alger, même, avec un admirable culot, certains vont même plus loin comme le Premier ministre Ouyahia :

Intervenant à partir d’Oum El Bouaghi, à l’est du pays, dans le cadre de la campagne de son parti, en prévision des élections locales du 29 novembre prochain, Ahmed Ouyahia s’en est violemment pris aux « pseudos prêcheurs de la démocratie qui, en réalité, haïssent les peuples, avaient renversé la démocratie palestinienne lorsque celle-ci avait fait émerger le Hamas ». D’autre part, l’ancien Premier Ministre a assuré que « l’agression ignoble » menée actuellement par les israéliens contre Ghaza « montre bien le mensonge de ces perfides prêcheurs de Droits de l’Homme et ces faux protecteurs des minorités qui se servent de ces principes comme alibi pour s’ingérer dans les affaires des autres peuples ». (In Algérie Focus du 18 novembre 2012). 

La crainte est là, à la fois logique et compréhensible, et en même temps insupportable. Elle conduit à tous les amalgames à toutes les outrances, à toutes les dérives, reprenant les mêmes mensonges déjà entendus au sujet des liens entre l’Empire et Al Qaïda, méprisant les faits, sautant aux conclusions comme un commissaire du peuple ou un inquisiteur espagnol.

Et l’obsession pour le Qatar, pour fondé que puisse être l’intérêt pour cet émirat décidément bien ambigu, est née bien récemment. Que n’entendions-nous pas, il y a dix ans, les mêmes commentateurs acérés, qui faisaient des fortunes dans le Golfe en vendant leurs ordures conspirationnistes et antisémites, dénoncer l’exportation du wahhâbisme et du salafisme ? A cette époque, les jihadistes irakiens étaient des résistants, certes un peu brutaux, et les Taliban afghans défendaient leur sol contre l’insupportable oppression occidentale. Dans tous les cas, tiers-mondisme de circonstance, besoin de se trouver une cause – et une rente, aveuglement, cynisme au sourire de prédicateur peiné, connaissances dévoyées ou ignorance assumée. Il faut parler, occuper le terrain, alimenter la chronique d’accusations spectaculaires, sans preuve, sans élément, sans même un raisonnement.

En évitant soigneusement de réfléchir, en relayant sans fin les mêmes idioties, en se laissant aveugler par les CV plus ou moins bidonnés, en refusant de poser la moindre question un tant soit peu gênante, la plupart des médias français sont des naufragés volontaires, entretenant la confusion, alimentant les fantasmes. Quand la contradiction est argumentée, elle est enrichissante, et peut même conduire à évoluer. Quand elle n’est qu’affirmations arbitraires, elle devient propagande, discours officiel. L’Histoire vous jugera, et il ne faudra pas geindre, même si ça picote.

Les castors lapons sont-ils hermaphrodites ?

Un ami, qui aime comme moi à fréquenter les blogs où l’on parle d’illuminati, de quêtes mystérieuses, de forces obscures et de sociétés secrètes pour initiés du 33e degré et plus si affinités, m’a récemment conseillé un site Internet remarquable à plus d’un titre. Parmi les nombreux motifs de réjouissance de cette merveille, un dialogue a particulièrement attiré mon attention. Ne reculant devant aucun sacrifice, la maison vous le reproduit ici :

MARTIN : Parlons de cela maintenant. Comment êtes-vous arrivé à la conclusion historique que ce sont les jésuites qui ont coulé le Titanic ?

ERIC : Parce qu’ils en ont tiré avantage.

Tout est dans la réponse, proprement stupéfiante, et on ne saurait rêver plus lumineuse illustration de la logique des complotistes. Pour eux, pas question, en effet, d’étudier les faits avant de parvenir à une conclusion. Non, le raisonnement est limpide, et immuable : si un événement a été utile à un camp, s’il a été parfaitement géré, alors il a été provoqué. Ignorance crasse des ressorts de l’Histoire, systématisme de romans de gare, et surtout, aveuglement et présupposés.

Prenons l’opération Serval, par exemple. Dès les premières heures du conflit, des journalistes algériens ont commencé à affirmer que Paris avait grossi la menace, forcé la main de Bamako, que la recolonisation de l’Afrique par la France était en marche. Aucune preuve, aucun élément concret pour étayer cette conviction, mais au contraire une mauvaise foi qui ferait passer la justice soviétique pour un modèle de respect des droits de la défense.

Quelques jours plus tard, l’attaque d’In Amenas a suscité force commentaires passionnants d’apprentis experts. Pour eux, aucun doute, le DRS était derrière l’affaire, dans le cadre de la sourde lutte qui oppose les clans autour du président Bouteflika. Des preuves ? Des faits ? Non, évidemment, car cela serait s’abaisser à une pratique bien bourgeoise de l’analyse. Si l’attaque d’In Amenas est le fait du DRS, qui a, au mieux laissé faire les jihadistes, au pire les a aidés, c’est simplement parce que l’affaire affaiblirait l’armée. Ou le contraire car, au fond, on ne comprend jamais rien aux explications des complotistes, qui, comme les chats, retombent toujours sur leurs pieds, mais sans bien savoir où ils sont.

Si ça les arrange, alors ils l’ont fait. Très bien, parfait. Pas d’opportunisme, pas d’erreur, pas de facteur humain, tout cela ne serait donc qu’une suite mathématique, sans imprévu ou impondérable, sans irrationalité. Et si François Hollande n’avait lancé l’opération Serval que pour réveiller l’orgueil des Maliens et propulser leur équipe de football en demi-finale de la CAN ? La présence de Français parmi les organisateurs de la compétition devrait vous convaincre de la réalité de ce complot. Ah non, on me dit en régie que leur entraineur est français, sans doute membre d’un service secret de la République. Voilà, tout est dit. Cette guerre sert à financer le PS sous couvert de paris sportifs truqués.

Quoi qu’on dise, il n’y a guère de zones d’ombre dans les attentats jihadistes, y compris ceux du 11 septembre, et les thèses avancées par certains ont été autant discréditées par la faiblesse des raisonnements tenus que par la qualité de leurs auteurs, révolutionnaires marxisants en mal de frissons, théoriciens racistes en mal de grand soir ou esprits supérieurs aux médiocres vies mais aux capacités cognitives hors du commun. Oui, oui, c’est bien du mépris que j’exprime là.

Au moment de l’affaire de Merah, je ne sais plus quelle intelligence supérieure m’expliqua doctement que toute l’affaire tombait bien, et qu’il fallait, évidemment – mais où avais-je la tête, aussi ? – repenser à la stratégie de la tension des services italiens à la fin des années 70. L’affirmation, assénée avec la force qui sied à ceux dont toutes les croyances politiques ont sombré dans de retentissants naufrages au cours du siècle passé, n’a, naturellement, supporté aucune contradiction ou toléré la moindre demande de preuve concrète. Quant à mes propres arguments, vous pensez bien qu’ils n’avaient guère de poids, tant mon passage, déjà ancien, au sein d’une certaine administration faisait de moi un être ô combien suspect, si ce n’est complice.

Car les conspirationnistes et autres complotistes ne sont pas seulement les détenteurs de la vérité, tellement éclatante que personne ne la voit à part eux. Ils sont aussi en mesure de dévoiler les manœuvres des plus grandes puissances de ce temps, étatiques ou privées, sans enquêter, par la seule puissance de leur pensée. Nous ne sommes plus face à des hommes, nous sommes face à des mentats, voire à des devins. N’attendez pas de leur part le travail de fourmi d’un grand reporter, les investigations poussées d’un policier de la Brigade financière ou les recherches d’un membre du contre-espionnage, ils n’en ont pas besoin.

Ils n’en ont pas besoin car ils sont omniscients, perchés à des hauteurs analytiques qui échappent au commun des mortels. Peu importe si les complots qu’ils dénoncent ne servent qu’une cause, ou n’attaquent qu’un seul ennemi, cet Occident dépravé et prédateur aux mains d’une clique dont la description rappelle les plus riches heures de l’Europe des années 30, dans le glorieux Reich ou la merveilleuse Union soviétique. Peu importe que le terme de complot ne soit utilisé que dans un sens, que jamais un attentat préparé pendant des mois sur trois continents par des dizaines de terroristes ne soit qualifié de complot, que jamais les mensonges de Mohamed Merah pour abuser les policiers ne soient perçus comme un complot.

Tordre les faits, ou même les ignorer, se refuser à la moindre construction intellectuelle rigoureuse reposant sur des faits, des questions, des réponses, des hypothèses étudiées puis validées ou abandonnées, ne jamais accepter la moindre conclusion différente, confondre conviction et investigation, telles sont les méthodes de nos découvreurs de secrets, pour lesquels les certitudes valent bien les faits, quand un enquêteur sérieux ne peut avoir pour certitude qu’un fait avéré et un renseignement recoupé. Inutile de préciser que tout dialogue est sans objet, et sans issue. C’est à se demander même pourquoi je vous dis tout ça.

Il y a, dans l’Histoire, assez peu de complots ou de conspirations – infiniment moins que dans la littérature ou le cinéma, et certains ont tendance à considérer que, parce qu’il existe des opérations secrètes et entreprises criminelles (cf. les quatre crétins qui, récemment, voulaient assassiner Obama) les complots internationaux ou de coups de billard à six bandes sont monnaie courante.

Quand des conspirations entrent en jeu, comme lors de l’assassinat du président Kennedy, elles n’ont pas le bel enchainement mécanique que se plaisent à nous décrire nos conspirationnistes. Mais pour le savoir, ces derniers devraient abandonner leurs œillères et travailler un minimum, ce dont ils n’ont nullement l’intention puisque leur recherche du complot n’obéit pas tant à une recherche de la vérité qu’à une démarche purement idéologique. Qui complotent, sinon les Américains, les Anglo-saxons, les Juifs, les banques ? Personne ne va vous parler d’un complot chinois, indien, iranien, saoudien ou brésilien. Et quand on signale une possible manœuvre souterraine des Soudanais au Tchad, on ne hurle pas comme une hyène blessée, on cherche.

Quand il s’agit de manœuvres politico-stratégiques, comme ce que fait le Qatar depuis le début des révolutions arabes, est-il bien nécessaire de d’évoquer un complot ? Ne s’agit-il pas d’opérations politiques, certes confidentielles, mais dont les effets seront de toute façon visibles ? Et pourquoi s’acharner sur le Qatar depuis deux ans alors que l’ensemble des pétrothéocraties du Golfe exporte depuis plus de trente ans une vision arriérée et dévoyée de l’islam ? Le besoin d’apporter des réponses simples à des phénomènes complexes est typique de ces conspirationnistes, à la recherche d’une cause à défendre, ou de puissants alliées, ou de gloire.

Le recours à des théories conspirationnistes permet d’apporter des explications en apparence simples à des phénomènes qui choquent, surprennent ou inquiètent. On les a entendues au sujet des attentats du 11 septembre, on les a entendues au sujet de la mort de Marie Trintignant, afin d’exonérer Bertrand Cantat de toute responsabilité, on les a entendues au sujet de l’affaire du Sofitel de New York afin d’exonérer Dominique Strauss-Kahn, on les entend à chaque attentat, à chaque évènement. Et, à chaque fois, ces théories proviennent des mêmes, enquêteurs de salon, sans connaissances, sans qualification, sans expérience. Et, à chaque fois, l’arrière-fond idéologique est le même, teinté de paranoïa et de raccourcis intellectuels. Benoît Collombat, le grand reporter de France Inter, en enquêtant sur l’affaire Boulin, a montré que des choses bien louches pouvaient se passer dans les coulisses mais, à la différence de bien d’autres, il a travaillé, il a cherché, il a réfléchi. Oui, je suis d’accord, ça n’est pas donné à tout le monde.

L’usage de théories complotistes pour expliquer le monde, outre qu’il révèle, comme je l’ai déjà dit, une grande ignorance, en dit long, également, sur la perception de son environnement. Qui parle, en effet, de complots ? D’obscurs activistes, des antisémites, des types qui croient dur comme fer que la Russie de Vladimir Poutine est assiégée et que l’insurrection syrienne ne saurait avoir de causes autres qu’extérieures. Il en va de même pour la guerre civile algérienne, qui a conduit quelques orientalistes – dont on mesure chaque jour la pertinence des analyses après les révoltes arabes – à ne voir dans la violence islamiste qu’une simple manœuvre des SR algériens. Faut-il être aveugle et ignorant pour ignorer l’échec social et politique du régime d’Alger, la montée de l’islam politique, le rôle des instituteurs envoyés par Nasser quand celui-ci épurait l’Egypte de ses Frères ? Et faut-il se sentir dépossédé de sa propre vie à ce point pour voir des fils de marionnettistes partout ?

Pourquoi faire passer les perplexes pour des conspirationnistes ? demandait, sans doute sincèrement, il y a quelques mois, un lecteur du Monde  ? Mais parce que la plupart des questions posées avec gravité par ces esprits acérés révèlent une grande ignorance, et en aucun cas une grande intelligence. Le doute est la deuxième qualité d’un enquêteur, mais le refus de se prononcer dans l’immédiat sa plus importante.

Si je pose des questions à un astrophysicien et que je ne comprends pas ses réponses – à supposer, déjà, qu’il saisisse ma question – de quoi aurais-je l’air en l’accusant de dissimulation ? Le fait de ne pas comprendre votre interlocuteur est-il toujours la marque d’une manœuvre de sa part ? J’ai été harcelé sur Twitter par une poignée de types qui ne supportaient pas l’idée que je puisse en savoir plus qu’eux sur certains sujets. Peu importait les diplômes, les années passées, le travail assidu, tout cela n’était que de l’arrogance – un défaut que je vais, par ailleurs, avoir du mal à nier… Ce genre de personne appelle au respect mais ne demande en réalité qu’à pouvoir vous asséner des foutaises sans être contredite. On invoque la démocratie mais on rejette la contradiction, le débat, les contre-arguments, le simple questionnement intellectuel reposant sur des faits. Entre celui qui pratique son art (le droit pénal, l’agriculture, la peinture sur soie, peu importe) et celui qui se présente devant lui sans la moindre expérience pour le critiquer, qui préférer ?

De plus en plus nombreux sont ceux qui estiment que la démocratie n’est parfaite que si on a la même opinion qu’eux, qui confondent démocratie et adhésion à leurs thèses. Il s’agit là des prémices du totalitarisme, fondé sur un mensonge, construit sur le rabâchage de vérités soi-disant évidentes, comme dans les cauchemars d’Orwell ou de Kafka. Lutter contre les théories du complot n’est pas nier l’existence de forces profondes, mais de même qu’il ne faut pas confondre Caroline Fourest avec Jean Jaurès, il ne faut pas mélanger Thierry Meyssan et Fernand Braudel. Je me comprends.

« The morning sun, when it’s in your face, really shows your age » (« Maggie May », Rod Stewart)

Mohamed Merah ? Un dingue. Jérémie Louis-Sidney ? Un sociopathe. Oussama Ben Laden ? Un type qui compensait ses handicaps physiques.

Avec des analyses d’une telle profondeur, on ne s’étonne plus des étonnants résultats de la communauté française du renseignement contre la menace jihadiste, ni de l’étourdissant éventail de sources humaines que certains responsables ont laissé lors de leur retraite, évidemment bien méritée.

Mais, qui parle donc avec autant d’autorité ? Qui assène de telles affirmations, drapé dans la toge du vieux professionnel qui en a vu d’autres ? Qui balaye avec un tel mépris les travaux de centaines d’analystes, universitaires et autres journalistes qui, depuis près de vingt ans, tentent de comprendre ? Qui réduit tout cela à un simple déséquilibre mental ?

Voyons, cherchons. Un homme qui a porté de rudes coups à Al Qaïda ? Ah non, il n’y a jamais cru, et il a même essayé de dissoudre la seule équipe de spécialistes de France, en juin 2001 – même s’il prétend désormais le contraire. Ou alors un homme qui a recruté un idéologue du jihad à Londres ? Ah non, il préférait fréquenter des journalistes libanais concentrés sur leur propre pays. Ou alors un homme qui a démasqué les horribles manœuvres des SR algériens ? Ah non, il n’a jamais rien trouvé. Ou alors un homme qui a pressenti les révolutions arabes des mois avant les autres ? Ah non, il n’a rien vu venir et répète partout que toutes ces révoltes ont été lancées par les Frères – non, pas les siens, les autres. Le suicide de Mohamed Bouazizi ? Une manip’, voyons.

Mais parlons-nous de celui qui, le nez sur le disque dur d’un PC d’Al Qaïda découvert dans une planque de Kandahar, persistait à dire qu’il ne croyait pas à tout ça ? Ou parlons-nous de celui qui contraignit, sur la foi de ses seules obsessions – pardon, convictions – des analystes à écrire que les attentats du 7 août 1998 au Kenya et en Tanzanie étaient le fait des services soudanais ? Ou parlons-nous de celui qui refusa toujours d’aborder la modélisation des réseaux jihadistes ? Ou parlons-nous de celui qui essaya, en vain, de tordre le bras des spécialistes d’AQ afin qu’ils écrivent qu’il y avait des membres des SR irakiens aux côtés des Taliban, en octobre 2001 ? Ou parlons-nous de celui dont les critères moraux exceptionnellement élevés le conduisirent à fréquenter de près les phalangistes libanais au début des années 80 ? Ou parlons-nous de celui qui vante sa sagesse alors que les rues de Beyrouth ne furent pas plus sûres malgré l’enivrante habileté de ses manœuvres à trois bandes ? Ou parlons-nous de l’homme qui, grâce à cette belle sagesse de vieux guerrier, quitta brutalement le navire sur un caprice d’enfant, laissant derrière lui un champ de ruines commandé par une poignée d’authentiques pervers patiemment mis en place ?

Comment évaluer la contribution d’un vénérable ancien, authentique légende des années 80, qui ne sait que proférer banalités au sujet des terroristes ? Tous ces hommes seraient donc fous parce qu’ils tuent ? Venant d’un homme qui a fait sienne la raison d’Etat, parfois la plus sale, tout au long de sa carrière, il y a de quoi ricaner. Et s’ils sont fous parce qu’ils tuent, comment envisager nos propres tueurs, nos commandos, nos opérationnels, ceux qui dans l’ombre liquident les ennemis de la République, avant-hier en Algérie ou au Liban, hier en Afghanistan ou en Libye, demain au Mali ? Alors, tous des dingues, des sociopathes ? Et si les terroristes, comme ceux qui les combattent, croyaient à la justesse de leur cause, à la supériorité de leurs valeurs ? Et si considérer avec une telle arrogance nos adversaires ne relevaient pas seulement de l’aveuglement, mais aussi d’une forme non assumée d’ignorance, voire de racisme ? Et si la folie n’avait rien à voir là-dedans ? Nos propres combattants, nos fiers héros aux torses bombés recouverts de médailles, ceux qui ne sont heureux que dans les djebels, les rizières, les dunes ou les rues de villes en guerre, seraient-ils donc des malades ? On préfère ne pas répondre.

Et comment considérer les propos d’un homme qui, du haut de sa supériorité morale, préfère les tyrans d’hier aux rêves d’aujourd’hui. Personne ne nie – et surtout pas moi – que les islamistes étaient en embuscade lorsque les révolutions arabes ont éclaté. N’ayant pas de livre à vendre ni de place au soleil à défendre, et étant par ailleurs totalement insouciant, je l’ai même écrit régulièrement, dès mars 2011, puis ici, , encore ici, à nouveau là, et même ici.

On peut déplorer, même si c’était largement prévisible, que ces révolutions accouchent aujourd’hui de régimes qui nous sont hostiles. On peut même dire que cette hostilité est une conséquence de notre trop grande et trop longue proximité avec des régimes qui étaient des hontes. Mais de là à les regretter, de là à souhaiter la victoire de Bachar El Assad, un homme qui, héritier d’un système répressif que nous avons combattu et qui a tué plusieurs de nos concitoyens, dont un ambassadeur, il y a un pas infranchissable pour qui conserve un peu de décence.

En venir à souhaiter la victoire d’un vieil ennemi par peur d’un nouveau, qu’on ne comprend pas et qu’on refuse même d’étudier, n’est pas seulement une erreur, il s’agit d’un signal fort. Le signal d’un changement d’époque, le signal qu’il faut, enfin, se retirer, et ne plus jouer les Caton de seconde zone. Et si on ne se retire pas dans une lointaine bastide entouré des souvenirs d’une grandeur passée, si on ne se tait pas, si on persiste dans les errements, si on s’obstine dans les veilles rengaines, alors, on n’est pas seulement celui qui induit ses concitoyens en erreur, on est pitoyable.

Get another source

« Où est la pièce de base ? » demandions-nous à nos jeunes recrues. Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette question posée par nos chefs lorsque nous leur présentions un télégramme à envoyer sur le terrain ou une note à adresser à nos autorités politiques. « Quelle est la source ? As-tu vérifié les conditions dans lesquelles ce renseignement a été recueilli ? Peux-tu poser la question à cette autre source sans mettre en danger la première ? Peux-tu donner cette information au ministre sans risque de griller tout le dispositif ? Es-tu sûr que cette information ne nous a pas été donnée pour obtenir un effet que nous ne discernons pas encore ? Crois-tu que nous puissions être manipulés/intoxiqués ? As-tu bien conscience qu’en nous manipulant/intoxicant, on  manipule/intoxique nos lecteurs ? Bref, es-tu sûr de ton coup ? Ah, au fait, si tu as un doute, soit tu l’écris avec un conditionnel, soit tu le gardes pour toi et tu cherches encore ».

La leçon d’humilité était pénible pour certains, mais pour d’autres, qui avaient traîné leurs guêtres à la Sorbonne et avaient fréquenté la Bibliothèque nationale, ce réflexe était plus que naturel. Remonter aux sources primaires, aux archives, aux vestiges, voire aux témoins, n’est pas seulement une démarche scientifique, c’est simplement du bon sens.

Ce réflexe était le garant de la solidité de nos analyses, il était l’assurance pour notre hiérarchie, administrative et politique, de pouvoir construire ses propres opérations sans se demander si les dossiers étaient fiables. Imaginez les conséquences humaines, opérationnelles et diplomatiques si vous donnez le mauvais nom à vos amis policiers, surtout s’ils ne sont pas européens… Oups, vous allez rire, cher Monsieur, ce vol en Transall entre le Yémen et l’Afghanistan vous a été offert par la France…

Cette rigueur, cette méthodologie, nous étions bien conscients du temps qu’elles nous prenaient, comme nous étions conscients des limites qu’elles nous imposaient. Pas question, surtout dans une administration frileuse, de trop nous avancer, et la prudence confinait même parfois à la lâcheté. Figurez-vous que certains de nos responsables n’auraient pas osé signer de leur nom le moindre formulaire sans avoir leur passeport (le vrai) à portée de main pour vérifier leur identité. Mais, avec le recul, nous avons sans doute évité une poignée d’erreurs et quelques bavures, et nous pouvions alors nous réjouir de ne faire sourire dans les ministères qu’en raison des fautes d’orthographe que 17 relecteurs n’avaient pas été capables de corriger – quand ils ne les avaient pas ajoutées.

Quelques uns de nos responsables fantasmaient sur la presse, sa réactivité, sa souplesse. Les mêmes qui passaient leur journée à lire nos mails grâce à des dérivations de nos messageries et qui passaient des heures sur une virgule vantaient l’autonomie des grands reporters anglo-saxons. Ces envies de grandeur, qui nous exaspéraient par leur naïveté et leur petitesse, se heurtaient aux lourdeurs d’une administration intrinsèquement méfiante et d’un système au fonctionnement suranné. Transformer un char d’assaut en voiture de sport n’est pas une mince affaire, surtout quand on ne sait conduire ni l’un ni l’autre.

Cette formation exigeante nous rend, forcément, intolérants avec les amateurs, mais il me semble, malgré tout, que nous savons apprécier l’enthousiasme de certains commentateurs passionnés par notre métier – ancien métier, me concernant – et nos sujets. Dans bien des cas, évidemment, ces passionnés sont cruellement dépourvus de méthode, de sources, et il leur manque souvent des pièces du puzzle. Il leur arrive même, parfois, de se fourvoyer avec les mauvaises pièces. Autant d’erreurs qu’on n’imagine pas observer chez des professionnels.

Et pourtant… Faut-il blâmer la course au scoop ? Faut-il accuser la pression commerciale qui s’exerce sur les sites Internet qui ne vivent que de la publicité ? Faut-il, plus grave, y voir de l’arrogance, des certitudes, un aveuglement lié à des obsessions politiques ou à un orgueil démesuré ? On dirait bien que certains, en effet, ne s’embarrassent pas de concepts aussi datés que le contexte, ou la validation des sources, ou l’analyse de l’information.

Prenons, par hasard, les récentes informations, relayées par des medias italiens, puis britanniques et français, au sujet du possible meurtre du regretté colonel Kadhafi par un agent français. L’affaire est plaisamment résumée ici.

Je ne vais pas me prononcer sur le fond, car je n’ai pas vraiment réfléchi à l’affaire, et encore moins pu poser de questions autour de moi. Tout au plus puis-je, une fois de plus, me féliciter de la mort du Guide, douter de la présence d’un officier français parmi les maquisards qui ont cerné le convoi touché par un raid, m’étonner de la foi donnée d’emblée aux affirmations de deux responsables politiques libyens au passé trouble et aux connexions douteuses, noter en passant que cette nouvelle affaire intervient après le risible fiasco d’un certain média citoyen au sujet du financement de la campagne de Tracassin à hauteur de 50 millions d’euros par le colonel K (campagne dont les comptes ont été validés par le Conseil constitutionnel) ou le mémorable numéro de claquette de Me Mokhtari au sujet des fameux enregistrements de Mohamed Merah, ou remarquer benoîtement qu’on tente depuis six mois de déstabiliser la diplomatie française dans la région alors qu’une guerre couve au Mali et que Paris aide, plus que jamais, les rebelles syriens…

Je pourrais aussi glisser, mais ce n’est pas mon genre, que les porteurs du message semblent totalement ignorer qui, en 2000, depuis Paris, a relancé la coopération avec Tripoli, ou qui, à Paris depuis 2011, relaie une certaine propagande hostile aux révoltes arabes. Je pourrais aussi remarquer, mais je m’en voudrais alors terriblement, que les mêmes cherchent toujours du même côté et paraissent sciemment ignorer l’essentiel. Je pourrais, mais ce serait détestable, moquer la façon dont certains dénoncent des manipulations sans être manifestement capables d’envisager qu’ils puissent eux-mêmes être manipulés. Je pourrais, honte à moi, demander où sont les témoins, les archives, les preuves directes. Je pourrais m’interroger sur le sérieux et les motivations de journalistes qui semblent bien être, en réalité, des propagandistes modérément doués. Et je pourrais même ajouter, sans y être évidemment contraint, qu’il va être difficile de démontrer mon allégeance au précédent gouvernement, et que ma carrière, mes articles et autres désopilantes saillies devraient m’exonérer des aboiements de quelques Saint-Just de seconde zone.

Je pourrais, mais je n’en ferai rien, car le spectacle d’un nouveau naufrage est un plaisir dont je ne saurais me priver.

« Then it comes to be that the soothing light/At the end of your tunnel/It’s just a freight train comin’ your way » (« No leaf clover », Metallica)

Essayons de prendre de la hauteur, comme le disait Moïse (Deutéronome, 3.27). Alors que nos chers orientalistes, si diserts il y a un an, ont disparu des ondes ou préfèrent se consacrer à des travaux moins risqués, la tentation pourrait être de grande d’afficher le sourire faussement modeste de celui qui, avec tant d’autres, s’est souvenu que les révolutions ne duraient pas trois jours, que les régimes renversés reconnaissaient rarement leur défaite avec fair-play et qu’on ne transformait pas si aisément les bidonvilles du Caire en 7e arrondissement parisien.

On pourrait aussi se laisser aller à quelques développements sur les évènements en cours, par exemple en énumérant les différentes grilles de lecture possibles à ce stade. Ainsi, on pourrait relever que le printemps arabe, déclenché par des causes intérieures voisines (kleptocraties au pouvoir, échec socio-économique, exaspérations multiples), est en train d’évoluer vers un vaste phénomène de remise en cause des frontières nées du démantèlement de l’Empire ottoman acté par le traité de Sèvres (1920) puis celui de Lausanne (1923) et plus généralement issues des interventions occidentales dans la région.

En Syrie, évidemment, mais aussi en Irak, dans l’est de la Libye, dans le grand sud Algérien, ce sont ses forces qui sont à l’œuvre, et elles remettent, une fois de plus, en cause le sacro-saint principe de l’intangibilité des frontières, devenu dogme mondial après 1945 et auquel se raccrochent, naturellement, les régimes qui se savent les plus exposés à ces révisions. Ces Etats ne changent pas seulement de régimes, ils changent aussi de structures et subissent des tentatives incontrôlées – incontrôlables ? – de résoudre des questions centrales : frontières, minorités ethniques/culturelles/religieuses. Soyons fous, allons même jusqu’à affirmer que ces Etats, victimes d’un décalage historico-stratégiques provoqué par des dominations étrangères (ottomanes et/ou/puis européennes), gèrent à leur tour ce que les Etats européens ont eu à gérer après les guerres de la Révolution et de l’Empire.

On pourrait aussi se référer au basculement de puissance que j’évoquais il y a déjà un an et qui voit les Etats que nous entretenions au delà du limes emportés par l’impéritie de leurs gouvernants et par notre propre faiblesse à leur égard – et qui voit le Qatar prendre des positions plus qu’inquiétantes dans notre jardin.  A ce titre, on pourrait même en profiter pour faire le parallèle avec les comportements de la Russie et de la Chine, deux empires décomplexés – même si l’un d’eux est convalescent – qui assument la défense de leurs intérêts stratégiques par un soutien sans faille à la riante Syrie et dessillent les yeux de ceux qui pensaient que la guerre froide était derrière nous et n’avait que des causes idéologiques. Ceux-là peuvent, au choix, relire Tocqueville, Brzezinski, John Le Carré, Graham Greene ou mon ami Patrick de Friberg, qui sait que les Empires ont leurs propres dynamiques et se moquent bien des modes.

On pourrait également s’arrêter sur les déclinaisons arabes – et bientôt africaines – du mouvement des « Occupy » et autres « Indignés » inspirés par l’escroquerie intellectuelle de Stéphane Hessel, pitoyable héraut d’un malaise social qui le dépasse.

Cela ne vous a évidemment pas échappé, mais du coup, à lire la presse française, c’en est fini du jihad, du terrorisme et de toutes ses foutaises, évidemment inventées par une conspiration judéo-maçonnique impériale cosmopolite liée aux grandes banques. Evidemment, il y a bien quelques incidents en Tunisie, à l’université de la Manouba, et le gazoduc égyptien qui alimente la Jordanie et Israël vient encore d’être saboté, mais ce ne sont que des détails.

Pourtant, inutile d’être un veilleur particulièrement attentif pour savoir que les jihadistes algériens d’AQMI font le coup de feu au Mali avec certains Touaregs, dont les petits comiques d’Ansar Al Din, ou que le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) vient de faire un pied de nez au régime algérien en commettant un attentat-suicide au cœur de Tamanrasset, la principale ville du sud du pays censée être le pivot de la lutte anti terroriste pour toute la bande saharo-sahélienne…

Pas la peine d’émarger à Langley pour savoir qu’au Yémen, le 4 mars dernier, les esthètes d’AQPA ont flingué 185 soldats des forces gouvernementales, dans ce qui ressemble bien à la plus grosse tannée prise par une armée régulière contre des barbus depuis le jihad contre les Soviétiques. Et comme les terroristes yéménites n’ont pas les deux pieds dans la même rangers, ils auraient également abattu un conseiller de l’Empire à Sanaa. Et en Syrie, me direz-vous ? Et bien, en Syrie, une nouvelle terre de jihad est en train de naître, un événement toujours émouvant qui me rappelle quelques notes écrites au Quai par votre serviteur dans une autre vie.

Après avoir manqué le (tout) début des révoltes, les islamistes arabes sont donc à la manœuvre. Au pouvoir en Tunisie, en Egypte, au Koweït, au Maroc, constitués en coalition en Algérie, ils bénéficient du soutien amical des pétrothéocraties du Golfe, qui les financent largement. Mais, et c’est bien là la problème, il y a pire que les islamistes. Les salafistes, dernière étape du radicalisme avant le jihadisme, ont remporté 24% des voix aux législatives égyptiennes. En Tunisie, ils sèment la terreur dans les universités et assiègent les cinémas. Partout, et grâce à la rhétorique que leur soufflent des imams qataris ou saoudiens, ils poussent les feux et légitiment l’action des jihadistes actifs en Syrie, au Yémen ou en Irak. Pour eux, la lutte ne s’arrêtera que lorsque des régimes religieux auront remplacé les systèmes actuels, qu’ils soient déjà issus des révolutions ou qu’ils aient survécu, pour l’instant.

Les salafistes et les jihadistes, que d’aucuns ont donc enterrés un peu vite en 2011, partagent la même lecture du printemps arabe, et elle n’est pas dénuée d’intérêt. Pour eux, le renversement des régimes tunisien ou égyptien a confirmé la justesse de leur combat. Eux qui dénonçaient la corruption, la perte de valeurs, l’acculturation, la domination occidentale – dont le conflit israélo-palestinien est une manifestation – et la répression policière, démultipliée par la menace jihadiste, ont vu l’ensemble ou presque de leurs constats repris par les foules. Avoir considéré, dès le début, que les révoltes étaient le fait de peuples unis par autre chose que la haine de dictateurs a été une erreur. Si certaines franges de la population voulaient la démocratie, d’autres voulaient un système simplement moral et redistributeur de richesses. Le seul point de convergence était une détestation d’Israël, loin des enthousiasmes de quelques unes de nos plus belles plumes sur le Moyen-Orient.

Je ne sais plus qui disait il y a quelques semaines, dans une intéressante tentative de justification, que la poussée islamiste était une conséquence directe de l’oppression politique. Selon cet analyste, la victoire des uns et des autres aux élections tunisiennes ou égyptiennes avait donc tout à voir avec la répression féroce et imbécile des régimes arabes, et rien avec ce que tous les observateurs un peu sérieux ont vu depuis des décennies.

La vague verte qui touche au but maintenant avait déjà bien failli atteindre le rivage au début des années 90s en Algérie, et bien avant en Egypte, et elle doit aussi à l’effrayante richesse des wahhabites du Golfe, généreux sponsors d’une forme particulièrement arriérée d’islam. En réalité, il me semble que l’arrivée au pouvoir des islamistes doit avant tout à leur détermination, à l’efficacité de leur organisation, à la pertinence de leurs actions sociales et à leur grand pragmatisme, mais c’est une autre histoire. Revenons plutôt à nos jihadistes.

Et s’ils avaient raison ? S’ils avaient en effet provoqué ces révolutions ? Et si les révoltes arabes étaient en effet, en partie du moins, étroitement liées à la lutte des islamistes radicaux pour le pouvoir depuis les années 80s ?

Si on avait un peu plus de temps, on pourrait même se lancer dans une modélisation, forcément un peu schématique, des causes de ces révoltes, mais on n’a pas le temps et je me contenterai donc de vous soumettre cette planche, élaborée une de ces dernières nuits dans le but d’illustrer un précédent post, mais qui a le mérite – vous noterez cette nouvelle manifestation de mon humilité bien connue – de mettre en évidence quelques enchaînements.

A partir de situations sociopolitiques bloquées, en grande partie grâce à l’aveuglement des Occidentaux – au sein desquels je classe exceptionnellement les Russes – un cercle vicieux s’est mis en place, et il ne pouvait aboutir qu’à la série de catastrophes à laquelle nous assistons. Si les islamistes ont su prospérer, et si le recours à la violence, y compris aveugle, a pu devenir légitime, ce n’est pas tant à cause de la répression des systèmes policiers qu’en raison des naufrages que ces régimes ont provoqués, et qui ont naturellement détourné une partie des intellectuels et de la jeunesse vers un islam de combat, révolutionnaire et porteur d’une promesse d’ordre social et moral. Dès lors, en réprimant d’autant plus durement ces opposants dont ils avaient sans doute conscience de la justesse de leur diagnostic, les dictateurs n’ont pas créé le jihadisme mais se sont contentés de le légitimer, à la manière des Soviétiques ou des Birmans avec leurs propres opposants. Mais, soyons francs, tant que cela se passait loin de l’Occident repu, tout cela n’intéressait pas grand monde, et Gilles Képel, en publiant Le Prophète et Pharaon (1984, La Découverte) s’est sans doute senti bien seul alors que les moudjahidine frictionnaient l’Armée rouge en Afghanistan.

Le début de la guerre civile algérienne a été un premier signal, mais la plupart des observateurs hors de France ont estimé, et ils n’avaient peut-être pas tort, à y réfléchir, qu’il s’agissait d’abord d’un conflit postcolonial qui ne les concernaient pas. Evidemment, certains ont commencé à regarder les choses différemment après l’attentat de février 93 à New York, mais le vrai réveil a eu lieu en 1998. La création du Front islamique mondial pour le jihad contre les juifs et les croisés (23 février), puis les attentats contre les ambassades impériales au Kenya et en Tanzanie (7 août) ont réveillé tout le monde (enfin, nous, on ne dormait pas, pas vrai, les gars ?). C’est sans doute là que le cercle s’est véritablement mis en place, et de vicieux il est devenu infernal après le 11 septembre 2001.

A partir de là, obéissant à une nécessité impérieuse plutôt légitime (tuer des jihadistes) et déroulant un programme issu de constats plutôt bien venus (« Mais, tous vos pays, là, ça ne marche pas, non ? »), les Occidentaux, et l’Empire en tête, ont exercé sur leurs partenaires arabes deux pressions contradictoires : démanteler les réseaux jihadistes ET développer la démocratie. Je ne sais pas bien comment on pouvait faire autrement, mais le fait est que ça n’a pas eu que des résultats heureux. Les despotes en place ont été ravis de pouvoir accroître la pression sur les islamistes, et certains ont même su revenir en grâce (Algériens, Libyens, Yéménites, et même Syriens). De son côté, les responsables impériaux de la lutte contre Al Qaïda ont été sensibles à toutes ces bonnes volontés qui se manifestaient soudain. Mais, au sein même de l’Empire, et à la grande stupeur des dirigeants arabes, d’autres voix ont commencé à protester contre les prisons secrètes (pourtant bien utiles), les raids de drones (tellement festifs), les opérations spéciales (rien de tel qu’un peu d’exercice, pourtant) et le vote de quelques lois un peu sévères (mais puisqu’on vous dit que c’est pour votre bien).

Ces forces contradictoires (« Liquidez-moi tout ça » contre « Assurez-vous que leurs droits fondamentaux ont été respectés ») ont considérablement affaibli, à mon avis, des systèmes politiques intrinsèquement incapables de jouer la partie finement, en jouant sur les deux tableaux – à l’exception notable du Maroc, de la Jordanie ou des pétrothéocraties (à croire qu’un roi riche est plus malin qu’un général parvenu, je me comprends). En ne comprenant pas que l’idéologie peut aussi être un ressort dans une démocratie en paix, certains dirigeants moyen-orientaux ont considéré qu’on cherchait d’abord à les abattre en mettant en avant les habituelles revendications humanistes. D’ailleurs, l’actuel procès au Caire contre les ONG progressistes, accusées par ceux qui en ont profité d’avoir provoqué la chute du régime, est une belle illustration de cette certitude. Et je ne parle pas de cette maladie mentale qui fait voir des complots partout, là où d’autres voient des nains, et qui empêche de percevoir les vrais phénomènes.

Du coup, la répression accrue née de la campagne mondiale d’Al Qaïda contre l’Empire et ses alliés a provoqué un sursaut de l’ensemble citoyens, et pas des seuls islamistes, qu’ils soient radicaux ou pas. Et ce sursaut n’a trouvé face à lui que des systèmes politiques et policiers persuadés de devoir gérer ce phénomène comme une nouvelle menace. 11 ans après les attentats de New York et Washington, la boucle semble donc bouclée et les jihadistes peuvent légitimement penser qu’ils ont contribué à renverser des régimes. Le bon docteur Ayman Al Zawahiry ne dit pas autre chose quand il appelle à poursuivre la révolution en Egypte ou à soutenir le jihad en Syrie. Les avant-gardes de la conquête, dont il rêvait à Peshawar avec ses frères d’armes du Jihad islamique égyptien (JIE) sont bien là, et peut-être leur succès est-il encore plus éblouissant que prévu.

On débat en effet, depuis plusieurs mois, afin de déterminer si Al Qaïda a été vaincue. En fait, il me semble que l’organisation (je parle du « canal historique ») est bien en train d’être éradiquée par l’Empire au terme d’une étourdissante offensive faite de drones, de forces spéciales et d’une poignée d’avions de combat utilisés à bon escient. On ne peut, au passage, que rester ébahi devant la montée en puissance de l’appareil de renseignement impérial après les ratés du 11 septembre

Mais sa victoire stratégique me semble tout autant manifeste : des régimes alliés ont été fragilisés – voire renversés, notre système d’Etats clients s’est disloqué, les tensions communautaires (qui ont aussi d’autres causes, bien sûr, économiques, ethniques) sont vives dans tout le Moyen-Orient mais aussi au Pakistan, en Thaïlande, en Indonésie, ou au Nigeria, et les Occidentaux vivent désormais dans la certitude que leurs gouvernements les espionnent (mais est-ce si grave ?). Loin du silence des médias français, l’intensité de la menace jihadiste est encore vive, et le fait qu’elle ne s’exerce plus sur notre sol, ou marginalement, n’excuse pas l’aveuglement de nos journalistes, seulement capables de lire ou de recopier les dépêches d’agence et les communiqués des uns et des autres. (Hé, les amis, ça n’est pas ça, l’information. Ça c’est de la compilation.)

Si on essaye de dresser un tableau (très) simple de la mouvance jihadiste, on obtient ça :

Il est impossible de faire apparaître les connexions entre les mouvements si on veut conserver un minimum de clarté, ou alors il faudrait faire des dizaines de planches, et vraiment je n’ai pas le temps… En réalité, il faudrait même disposer d’un système de projection en trois dimensions comme en dispose l’Académie jedi de Coruscant (L’Attaque des Clones, George Lucas, 2002) afin de mettre en évidence la multiplicité des liens entre les mouvements (Boko Haram et les Shebab et AQMI, AQPA et les Shebab, AQMI et les réseaux jihadistes européens, AQ et le TTP et le LeT, etc.), comme j’avais tenté de la présenter ici. Mais l’important est ailleurs.

Symbolisée par l’élimination d’Oussama Ben Laden en mai dernier, la dislocation, presque achevée, d’Al Qaïda ne semble pas avoir eu de conséquences sur le dynamisme du jihad mondial. Au contraire, serait-on même tenté de dire. Mais, après tout, qui pensait vraiment que tous nos amis jihadistes allaient d’un coup poser leurs AK-47 et leurs ceintures d’explosifs pour reprendre leurs études de droit ?

La chose est devenue évidente, et nous en débattions doctement à Bruxelles il y a près de dix ans : Al Qaïda a rempli sa mission en déclenchant le jihad mondial et sert désormais de référent. Il suffit pour s’en convaincre de compter les groupes terroristes ayant changé leur nom après avoir cherché et obtenu l’adoubement des fondateurs de l’organisation. La pause opérationnelle observée – pas partout et pas par tous, essayez d’expliquer aux Nigérians ou aux Maliens que le jihadisme est de l’histoire ancienne – depuis le début des révoltes arabes ne doit pas nous faire penser que tout est fini. Au contraire, tout porte à croire que nous entrons dans une nouvelle phase qui va, entre autre, voir se jauger puis s’affronter les islamistes radicaux et les nouveaux régimes qui les auront déçus, et qui verra les progressistes ramasser coup sur coup, comme en Egypte.

Ce qui devrait logiquement attirer notre attention, mais qui ne l’attire pas, c’est qu’aucune des revendications profondes des jihadistes n’a encore été entendue, même s’ils sont sur la bonne voie : pas de théocratie, pas de charia, pas de femmes interdites d’emplois publics et cloîtrées chez elles, pas de décapitation publique de criminels, comme dans la débonnaire Arabie saoudite. De même, pas de rupture avec Israël ou avec l’Empire, pas de spectaculaire renégociation de tel ou tel accord avec l’Europe. Et surtout, aucune des difficultés sociales ou économiques dépassées. Aux portes du pouvoir, mais sans avoir obtenu gain de cause, pourquoi les jihadistes renonceraient-ils à la violence alors que tout les porte à croire que la victoire est là, presque au bout des doigts ?

Le succès du dispositif occidental mis péniblement en place après les attentats de 2001 a littéralement nettoyé l’Europe et l’Amérique du Nord des réseaux jihadistes opérationnels. De temps à autre, et comme pour s’occuper, les services arrêtent bien un ou deux exaltés victimes d’un pot de miel – une opération toujours réjouissante à monter, même si elle fait bondir les lecteurs de Libé, mais qu’importe, après tout ? En Asie du Sud-Est également, il faut noter que les services ont fait le ménage, même si les ambiguïtés indonésiennes demeurent. Ailleurs, en Afrique du Nord, en Afrique sub-saharienne, en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient, dans le Caucase, dans la zone pakistano-afghane et jusqu’en Inde, force est de constater que la situation est loin d’être aussi reluisante – et si on avait du temps, on pourrait s’interroger sur les liens entre développement économique, démocratie et efficacité de la lutte contre le terrorisme. Mais on n’a pas le temps.

Alors, où en sommes-nous ? En Algérie, l’infinie médiocrité de la classe dirigeante, la qualité toute relative de l’Armée nationale populaire (ANP) et les calculs moisis de quelques généraux laissent survivre en Kabylie la plus ancienne guérilla jihadiste de la planète. AQMI se sait vaincue au nord, mais elle a su, très habilement, développer les réseaux du GIA puis du GSPC au Sahel. Mieux, si j’ose dire, on dirait bien que la jonction avec Boko Haram est devenue réalité, et, encore mieux, l’apparition du MUJAO doit être analysée comme un succès d’AQMI, qui a réussi à générer le jihad régional rêvé depuis des années. Et comme c’est brillamment écrit ici, on peut même se demander si le MUJAO n’est pas un partenaire d’AQMI plus qu’un rival ou qu’une dissidence hostile.

En Egypte, et depuis plus d’un an à présent, le gazoduc du Sinaï est saboté par des jihadistes qui ont même commis un attentat à El Arish cet été et voudraient bien soutenir leurs frères esseulés de Gaza. Au Yémen, AQPA est lancée dans une lutte à mort avec le régime, soutenu par l’Empire. Il ne s’agit plus de tuer des officiels mais de contrôler des villes et des territoires. Plus qu’AQMI au nord du Mali, AQPA tente clairement de créer des émirats au Yémen, sur le modèle afghan ou irakien.

Mais c’est en Syrie que l’avenir se joue. Les jihadistes en provenance d’Irak, qui essayent de confisquer la révolte, permettent aux vieilles ganaches nostalgiques, aux supporters du régime et aux petits bras pacifistes de l’humanitaire sans violence de dénoncer un complot islamo-sioniste (vous noterez cette nouvelle confirmation qu’il n’y a pas de limite à la bêtise humaine). Que nous soyons nombreux à souhaiter la chute du régime syrien, c’est une évidence. Il suffit de penser à l’ambassadeur Delamare, aux paras du Drakkar ou aux Marines de l’Empire pour se dire que c’est quand même bien fait. Mais souhaitons-nous pour autant une victoire des jihadistes ? Je crois qu’il est difficile de me soupçonner d’un tel penchant. Je peux en revanche révéler une de mes perversions : j’aime contempler deux camps également détestables s’entretuer, c’est distrayant et source de grande joie. Evidemment, m’objecterez-vous, ce sont encore les civils qui prennent mais vous savez bien qu’une intervention militaire directe en Syrie est impossible et on ne peut que pester devant notre impuissance, décidément spectaculaire dans bien des domaines.

Ne voir dans la révolte syrienne qu’une poussée islamiste est réducteur, même s’il faut s’attendre, avec le pourrissement en cours, à une montée en puissance des jihadistes. Il est bien trop tard pour essayer de monter un coup d’Etat contre Bachar El Assad et ses amis : le régime va se disloquer seul, et nos alliés du moment, dans le Golfe, ne nous pardonneraient pas d’essayer de leur voler leur victoire et retourneraient contre nous, plus vite que prévu, les barbus qui vont faire le coup de feu à Homs ou ailleurs.

La séquence est donc désormais bien connue, et il faut s’attendre à ce que le jihad syrien déborde vers l’Irak, le Liban et la Turquie, avant d’essaimer dans des pays plus lointains idéologues, réseaux de soutien et cellules opérationnelles. Il va aussi falloir résister à la tentation de soutenir les jihadistes, et j’espère du fond du cœur que le bondissant Saïd Arif, qui a échappé il y a quelques jours aux fines gâchettes de la DCRI, n’a pas été prêté aux services qataris ou saoudiens afin de monter quelque action malveillante…

Le bilan est donc loin de correspondre aux déclarations enflammées de quelques uns.

La Syrie ? Une nouvelle terre de jihad. L’Irak ? Plus que jamais engagé dans un processus de guerre civile qui va redonner du sens au jihad. Le Nigeria ? Au bord de l’implosion. Les Shebab somaliens ? En difficulté sur le terrain, ils vont devoir frapper en Ethiopie, en Ouganda ou au Kenya pour exister et prouver que leur lutte n’est pas interrompue. Le Yémen ? En train de s’effondrer sur lui-même. Le Pakistan ? Ses services peuvent être tentés de refaire le coup de Bombay/Mumbai (novembre 2008) tandis que le TTP poursuivra son offensive. Le Caucase ? Loin d’être pacifié. Et plus à l’est, le retour en Ouzbékistan ou au Tadjikistan de combattants qui fuient les zones tribales pakistanaises contribuent déjà à renforcer les réseaux locaux, constitués comme en Algérie ou en Mauritanie de jeunes gens qui pensent que seule la violence peut faire évoluer la situation.

Alors, la fin du jihad ? Sans doute pas pour demain.

« Heard ten thousand whisperin’ and nobody listenin’  » (« A hard rain’s a gonna fall », Bob Dylan)

Qu’est-ce qui construit votre élégance ?

Votre prestance ? Votre regard ? Votre attitude en société ? Votre savoir-vivre ? La finesse de votre conversation ? Votre humour ? La discrète présence de votre culture ?

Prenez George Clooney, par exemple (ou Gary Cooper, ou Colin Firth, ou Alain Delon, ou Jean Dujardin, ou John Hamm, ou Christian Bale). Voilà un homme qui a su s’extraire de son image de bellâtre pour tourner avec les frères Coen, casser son image de séducteur arrogant dans des publicités ironiques, fonder une maison de production avec Steven Soderbergh et réaliser des films politiquement engagés.

Prenons à présent l’armée égyptienne. Voilà une armée qui, au pouvoir depuis 1952, a perdu toutes ses guerres mais tente avec obstination, pour l’instant, avec succès, de faire passer la tannée de la guerre du Kippour (6-22-24 octobre 1973) pour une victoire. Voilà une armée qui a donné à l’Egypte tous (rpt fort et clair : TOUS) ses chefs d’Etat et qui a – la manœuvre mérite d’être saluée – (re)pris le pouvoir après la révolution du 25 janvier 2011, imposé à la tête du pays un maréchal faussement débonnaire et s’est présentée comme la garante de la démocratie naissante. Fallait oser, ils ont osé, saluons au moins le culot de la chose.

Saluée par la foule reconnaissante, l’armée égyptienne a en effet, pendant quelques semaines, fait mine de préparer la transition et organisé un référendum – qui s’est d’ailleurs bien passé. Hélas, certains réflexes ne s’oublient pas, et on voyait mal comment une armée de vieux généraux, formés par les Soviétiques, peu habitués à la contradiction, confits dans la corruption et le luxe de leur empire économique (le charme de ces républiques arabes socialistes, demandez donc aux Syriens ou aux Algériens), confortés depuis des décennies dans leurs certitudes par une propagande implacable, on voyait mal, disais-je, comment elle allait gérer cette turbulente jeunesse. Une minorité de jeunes cultivés contre de vieilles ganaches islamo-nationalistes, l’affaire promettait d’être virile.

Et elle l’est, assurément. Après avoir instauré des tribunaux militaires qui condamnent sans répit bloggeurs et autres saloperies de jeunes cons prétentieux qui osent protester, après avoir ouvert le feu en octobre dernier contre des coptes, après avoir pratiqué – attention, je vous parle d’élégance, de raffinement – des « tests de virginité » sur de jeunes manifestantes bloquées au sein du Musée du Caire, après avoir plus que laissé faire l’incendie de l’ambassade israélienne, l’armée égyptienne a passé la vitesse supérieure et nous montre, depuis quelques semaines, l’étendue de son attachement à la démocratie.

Les très violents incidents qui agitent le centre du Caire depuis des semaines ont enfin montré au monde que l’armée égyptienne, non seulement ne maîtrisait rien et n’avait aucune véritable stratégie, mais de plus ne contrôlait même pas ses troupes. Il ne fait guère de doute, du moins à mes yeux, que certains affrontements ont ainsi débuté en raison d’initiatives individuelles de crétins en treillis plus à l’aise sur le toit du Parlement qu’en opération de ratissage en Haute Egypte. Mais, comme je l’ai entendu des centaines, une troupe est à l’image de son chef, et les images que nous avons vues ces derniers jours nous en disent long sur cette armée égyptienne et sur ses généraux, dont l’aveuglement, l’autisme, le déni de réalité, l’obsession du complot, conduisent le pays au bord du gouffre.

Pour l’heure, les jeune révolutionnaires en sont réduits à montrer sur Internet les vidéos qui démentent les foutaises avancées par tel général psychotique ou tel Premier ministre sous hallucinogène. Où sont les manifestants drogués ? Où sont donc ces hippies forcément payés par la sournoise main de l’étranger ? Où sont ces prostituées qu’il est juste de frapper à terre ?

On attend, désormais, les commentaires définitifs de nos orientalistes sur l’avenir radieux des révolutions arabes, coincées entre des vieux cons en uniforme et des vieux cons aux barbes et aux regards sombres.

Quoi, je m’énerve ? Enervez-vous à votre tour en regardant ces vidéos.

« I’m gonna watch you bleed » (« Welcome to the jungle », Guns N’ Roses)

Je suis un esprit simple, du genre à préférer un blues du Delta à un spectacle de danse contemporaine et à ne pas tomber en pamoison dès qu’on me colle sous le nez une bouteille de Château Picole 1976.

Bref, j’ai tendance à raisonner sur des faits et des données et à ne pas me rouler par terre à tout bout de champ. De plus, je suis du genre contemplatif, je ne me jette dans la bagarre qu’après avoir pris du plaisir à observer l’empoignade, et je suis donc sensible à mon environnement – sans doute aussi une question de formation. Par exemple, depuis quelques semaines, je suis frappé par le silence de nos orientalistes, vous savez, les gars de Sciences Po qui défaillaient de bonheur sur les plateaux de télévision en tirant, un peu hâtivement, des conclusions générales sur les révolutions arabes.

On en a entendu, des foutaises, cet été et jusqu’au début de l’automne. Défaite des islamistes, échec historique d’Al Qaïda, etc., etc. Et puis là, sans raison, le silence, presque inquiétant. On n’entend plus parler de la promotion de livres écrits entre deux avions, de réflexions émues sur la beauté des révolutions arabes, sur la modernité en marche sur les rives de la mare nostrum ou le rôle d’Internet.

Evidemment, je pourrais me moquer, mais ça n’est pas mon genre. Après tout, nos amis ont cru au matin, comme Pierre Daix, mais ils n’ont pas eu le courage ou la lucidité de reconnaître leurs errements.

Reste le très intéressant article d’Alain Frachon (Le Monde daté du 9 décembre 2011) intitulé Le « printemps arabe », les islamistes et les autres. Intéressant, il l’est d’abord pour son exposition, claire, des événements en cours, et gageons qu’il a fait l’éducation des lecteurs qui ont pris le temps de s’attarder sur lui. Intéressant, il l’est aussi pour ce qu’il ne dit pas ou pour quelques remarques qui, avouons-le, sont bien décevantes.

A la lecture de M. Frachon, on apprend ainsi que « le pouvoir se prend à l’ancienne, avec des partis de militants bien organisés ». Au-delà de la puissance de ce constat inédit, le choc est évidemment rude pour ceux qui répètent depuis l’hiver dernier que tout va bien se passer. Pour ma part, et avec ma modeste audience et mon vocabulaire limité, j’avais osé écrire, comme quelques autres, ici par exemple, que le fait que les Frères musulmans aient raté le départ du train n’allaient évidemment pas les empêcher de monter à la station suivante. Dans l’enthousiasme général, de tels propos n’avaient que peu de chances de susciter des réactions, mais au moins avions-nous pu, sur nos blogs, nous élever contre l’angélisme aveugle de nos élites.

De même lit-on que « la déroute des laïques égyptiens était imprévisible ». Nous n’avons manifestement pas eu accès aux mêmes données puisque tous les commentateurs un tant soit peu sérieux écrivaient, depuis le printemps, que la myriade de partis politiques nés de la révolution égyptienne – plus de quarante – allait, naturellement, fragiliser le camp des progressistes – sans parler de l’amateurisme de leurs membres et du manque de moyens financiers. Qu’ils soient soutenus par l’Arabie saoudite ou le Qatar, les islamistes égyptiens ne sont, en effet, pas pauvres et leur culture politique leur a permis de mener campagne efficacement. Ce constat, simple, a conduit, comme je l’ai écrit plus haut, à prédire, sans risque de se tromper, la récupération de la révolution par les religieux.

Raisonner sur ses convictions et non sur les faits aboutit nécessairement à des erreurs, la rigueur remplaçant utilement le talent. M. Filiu, pourtant auteur de quelques pages de valeur sur le jihadisme, a ainsi, semble-t-il, explosé en vol à l’occasion de ce printemps arabe. Cité par M. Frachon, il affirme que « les salafistes ont compris que leur existence politique [passait] par la légitimité électorale ». Il s’agit, là encore, d’un intéressant phénomène d’hallucination idéologique, alors que ces mêmes salafistes affirment avec leur désopilant sens de l’ironie que la démocratie est une hérésie (ici). Question rigolade, les amis du parti Al Nour se posent un peu là, et j’ai bien du mal à voir dans cette affirmation le moindre signe d’une sécularisation, mais plus simplement une preuve de pragmatisme.

Pourquoi lancer un jihad alors qu’on peut entrer au Parlement et peser sur les débats ? En réalité, même la référence au modèle turc est un contre-sens, comme le plaquage sur les révolutions en cours de nos propres souhaits pour la région. Personne ne semble prendre en compte, par exemple, l’influence des pétromonarchies du Golfe, peu connues pour leur déclinaison du modèle turc – sans parler du fait qu’en guise de modèle, on a déjà vu plus convaincant. Certains de nos spécialistes rêvent de l’AKP pour ne pas voir les Frères dans la cruelle lumière de l’exercice de pouvoir, même si Mohamed El Baradei a raison de prévoir de futures compromissions. Le principe de réalité ne s’applique pas qu’aux apprentis économistes du Front de gauche ou d’EELV…

Toujours prompt à éclairer les foules, l’auteur de l’article nous apprend, par ailleurs, que le lit de l’islamisme a été fait aussi bien par des « causes culturelles, économiques et sociales » (une nouvelle et brutale révélation) que par le jeu des dictateurs, qui ont brisé leurs oppositions. Ça va toujours mieux en le disant, mais il me semblait acquis que l’islamisme, idéologie du retour à la pureté – fantasmée – originelle, s’était, depuis ses origines, érigée en solution contre ces échecs. Et il ne faisait guère de doute non plus, dans mon esprit, que la répression menée par les tyrans arabes contre leurs opposants laïcs avait, en effet, contribué à l’émergence de radicaux religieux plus solides et plus organisés. En affirmant que l’apparition de ces extrémistes (sic) est « le dernier coup de poignard porté par ces dictateurs à leur(s) peuple(s) », M. Filiu, cité par Frachon, exprime avec candeur son dépit mais oublie, en passant, que les islamistes n’ont guère été mieux traités par les dictateurs et que leur succès doit peut-être plus à la nature de leur discours et aux besoins des populations arabes de voir défendues leur grandeur passée et des vertus publiques manifestement bien oubliées.

Voir des universitaires renommés se lancer ainsi dans de hâtives, et angéliques, conclusions alors que les cadavres de la place Tahrir n’étaient même pas froids a été une rude leçon. Je pensais jusqu’alors que l’art mystérieux de la sentence définitive et du commentaire à chaud était réservé à la troupe de comiques de M. Calvi, et ma déception a évidemment été grande. Dès le 20 février dernier, Olivier Roy, pour lequel je nourris malgré tout une grande admiration, livrait à Rue89 des réflexions définitives, dont celle-ci, « Comme solution politique, l’islamisme est fini », est une de mes préférées. Evidemment, m’objecterez-vous, Rue89 est à l’analyse diplomatique ce que TF1 est au journalisme d’investigation, mais on était en droit d’attendre mieux d’Olivier Roy. De MM. Basbous ou Sfeir, il n’y aurait guère eu de surprise. Mais là, franchement, la douche froide, sans parler de l’habituelle charge contre la thèse du choc des civilisations, figure obligée  de l’intelligentsia européenne. S’opposer à ce que j’estime être un simple constat dépourvu de toute satisfaction perverse revient à déplorer l’existence des grandes marées ou des saisons. On est là dans le domaine de l’incantation, et non dans celui de la réflexion stratégique. Les esprits plus exigeants pourront se tourner vers cet article paru dans The Economist le 10 décembre dernier ou, éventuellement, lire cette interview, distrayante, de Henri Boulad dans Le Figaro du 30 juin 2011 – sans ricaner à l’angélisme chrétien des propos de son auteur, par ailleurs observateur privilégié de la région.

Il y a quelques semaines, les sorties répétées d’Olivier Roy sur le thème de la sécularisation ont d’ailleurs provoqué de passionnants débats, résumés par le Boston Globe ici. Il me semble, pour ma part, que cette vision d’une marche vers la sécularisation décrite par Roy s’inscrit dans la même démarche que celle d’un Emmanuel Todd nous assénant des vérités stratégiques au nom de ces études, par ailleurs remarquables, des structures familiales. D’un naturel sceptique, je ne peux que confesser mes doutes quant à cette marche en apparence inéluctable vers le progrès – un progrès qui ressemblerait d’ailleurs assez fortement à notre stade de développement en Occident. Peut-être ces théoriciens ont-ils raison, mais leurs projections sont alors déconnectées des défis immédiats que nous devons relever. Faudrait-il alors s’asseoir sur les bords du Grand Canyon, comme les personnages de Lawrence Kasdan (Grand Canyon, 1991), et laisser l’Histoire se faire ?

Et, puisqu’on parle d’Histoire, laissons de côté notre effroi et ne boudons pas notre plaisir de la voir se faire, et observons la maestria avec laquelle le Qatar met en œuvre sa stratégie. Si ça n’était pas aussi effrayant, on pourrait même applaudir, mais nous n’en sommes pas encore là. Regardons déjà une carte de ce que nous appelions il n’y a pas si longtemps l’arc de crise arabo-musulman. En une année, le basculement est d’une ampleur inédite, et représente sans doute le plus grand choc depuis le chute de l’empire soviétique, voire depuis les décolonisations des années ’60.

Les mois passés ont vu une irruption au pouvoir de ces islamistes qu’on nous disait moribonds et dépassés. En Tunisie en en Egypte, ils sont sortis de la révolution plus organisés que jamais et leurs victoires électorales, régulières, n’ont laissé planer aucune ambiguïté sur l’ampleur de leur assise populaire. Au Maroc et en Jordanie, les souverains, décidément bien plus sages que les généraux algériens, égyptiens ou syriens, ont devancé l’appel et laissé concourir des islamistes qui, il n’y pas si longtemps – et je m’adresse ici à quelques ami(e)s – étaient plus perçus comme des objectifs opérationnels que comme de futurs responsables politiques. En Tunisie, en Egypte, en Libye, des régimes moribonds ont été emportés comme des buissons de sauge dans les rues de Hadleyville (High Noon, Fred Zinnemann, 1952) par des révoltes populaires ou de véritables insurrections. Au Yémen, le Président, presque tué il n’y a pas si longtemps, parvient encore à se maintenir à la tête d’un Etat virtuellement effondré – et qui ne doit sa survie, sous assistance, qu’à la présence en nombre des turbulents jeunes hommes en colère d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), d’authentiques indignés, eux.

Reste l’épineuse et passionnante question de la Syrie, car de même qu’au Caire le vrai foutoir commence maintenant, après la victoire des Frères aux législatives, de même est-ce à Damas que la crise régionale qui nous pend au nez depuis des années va enfin se déclencher. Nucléaire iranien, Liban, Palestine, Irak, Kurdistan : le régime syrien est impliqué, directement ou indirectement, dans chacune de ces crises et sa chute programmée, va nous entrainer au-delà de ce que nous sommes probablement capables de supporter. J’invite d’ailleurs les plus fidèles de mes lecteurs à relire les billets que j’écrivais dans la nuit égyptienne et tout au long desquels je me laissais aller à décrire le basculement de puissance de l’Occident – sans le déplorer, mais simplement en le constatant (ici, notamment)

A mes yeux, le régime syrien est condamné, même si sa chute va tous nous faire plonger dans l’inconnu. Les handicaps de Damas sont multiples, et ils sont aussi, paradoxalement, ce qui constitue sa capacité de nuisance et donc sa force immédiate. Prenons d’abord l’alliance avec Téhéran. Historique, fondée sur une détestation commune d’Israël et de l’Irak, elle repose aussi sur le fait que, fait trop rarement mentionné dans les medias français, le régime syrien est alaouite, c’est-à-dire, pour faire simple, chiite – et vous pourrez en apprendre plus dans cet article d’Alain Chouet. L’alliance entre Damas et Téhéran est donc, également, construite sur une proximité religieuse qui autorise le soutien commun au Hezbollah libanais. On imagine, en retour, la haine que vouent à la Syrie alaouite et socialisante les pétromonarchies du Golfe, nourries au wahhabisme et par ailleurs sous bouclier impérial – et il est inutile de rappeler quelles relations l’Empire et ses alliés entretiennent avec la Syrie et l’Iran.

La mort de Hafez El Assad avait conduit au pouvoir son fils Bachar, successeur contre son gré. Tout le monde avait alors espéré qu’un médecin éduqué au Royaume-Uni, marié à une femme moderne, allait lentement démocratiser son pays, une des pires dictatures d’une région qui n’en manquait déjà pas. Mais, soumis à la défense de sa minorité et de son clan, pressé par la cause sacrée de la Palestine, coincé par l’encombrante mais indispensable alliance avec l’Iran, toujours tenté par le contrôle du Liban, notre gendre idéal a su rapidement endosser le costume de Papa. Evidemment, il y a eu des dérapages, des pertes de contrôle, comme l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, le raid israélien sur un mystérieux site nucléaire, le soutien aux jihadistes irakiens contre l’Empire – jusqu’à ce qu’une poignée de raids d’Apache et de Kiowa du mauvais côté de la frontière ramène tout le monde à la raison.

Tu vois Raoul, c’était pas la peine de s’énerver, Monsieur convient… Grosso modo, Bachar Al Assad gérait plutôt bien son affaire, et si tout le monde était lucide sur la nature du régime, il était devenu un partenaire écouté, et pas seulement par Paris.

Peu de temps après le début des troubles, j’ai acquis la conviction, probablement irrationnelle, qu’une intervention étrangère était inéluctable en Syrie. Evidemment, les obstacles étaient, au printemps, innombrables et ils sont encore très conséquents. Pourtant, les lignes ont bougé. L’issue de l’intervention en Libye a sans doute donné des ailes, à la fois aux Occidentaux, aux Turcs et surtout aux pétrothéocraties du Golfe. Les signes ne manquent pas, désormais.

En premier lieu, la Turquie, orpheline de son alliance avec Israël et qui s’était tournée vers la Syrie par défi comme par posture tiers-mondiste, a été humiliée par le refus obstiné de Damas de prendre en compte ses appels à la retenue. Coupée de l’Europe, dont elle ne sera jamais membre, désireuse de rester dans le sillage, même à distance, de l’Empire, la Turquie sait qu’elle est, pour l’heure, montrée en exemple pour son modèle. Il y aurait à dire sur ce-dernier, mais une autre fois. Ankara, à la recherche d’un leadership, se voit bien dans les habits de la puissance qui, comme nous l’avons fait en Libye, saura abattre, à son tour, un tyran arabe.

Cette stratégie est évidemment rendue particulièrement complexe en raison du jeu iranien, Téhéran ne pouvant se passer de son allié syrien. La Turquie tente donc de rassurer l’Iran, en particulier sur le dossier nucléaire et préconise des solutions non militaires.

Pourtant, même si les armées européennes sont bien incapables d’engager le combat contre Damas, aussi bien lors d’un affrontement direct qu’au cours d’un conflit indirect qui prendrait – qui l’a déjà prise ? – la forme d’une campagne non conventionnelle (attentats ici et là, par exemple), elles semblent bien déjà engagées dans des actions clandestines. La mystérieuse Armée syrienne libre (ASL) est d’ores et déjà équipée d’armes légères modernes en provenance de l’étranger, et les combats se multiplient contre les troupes régulières, et surtout les forces de sécurité intérieures. L’ASL a même déjà demandé des raids aériens occidentaux, une façon plutôt spectaculaire de placer le régime au pied du mur en le contraignant à se raidir un peu plus, à supposer que ce soit possible. Il paraît même que quelques dizaines de nos petits gars sont déjà à pied d’œuvre en Turquie où ils prodigueraient d’amicaux conseils à des combattants d’ASL. Le processus semble donc enclenché, et Georges Malbrunot, sur son blog, posait la question il y a quelques jours.

On entend, par ailleurs, déjà parler de corridors humanitaires, une réjouissante invention qui permet depuis vingt ans de nourrir des civils tout en renversant des régimes. Je dois dire que je ne m’en lasse pas, et que je ne trouve pas grand’ chose à reprocher à ce concept. La question des corridors est fondamentale en ce qu’elle met le doigt sur le seul véritable point dur de cette affaire : sa dimension diplomatique. Alors que chacun s’est félicité, plus ou moins ouvertement, de la disparition du régime du colonel Kadahfi (on n’allait quand même pas le pleurer, non plus), le sort de la Syrie est nettement moins anodin.

J’ai déjà rapidement évoqué plus haut l’implication de Damas dans un paquet de crises régionales, mais il ne faut pas non plus oublier l’alliance avec la Russie. Julien Nocetti, dans une lumineuse tribune publiée dans Libération, un quotidien hélas peu habitué aux articles de qualité, a bien mis en évidence les liens entre Moscou et Damas et le refus, pour l’instant obstiné, de la diplomatie russe de perdre, à la fois un allié mais aussi une efficace caisse de résonnance internationale contre l’Empire et ses alliés. Pourtant, même cette position n’est pas inébranlable. La Russie, on le voit, perd un à un ses points d’appui traditionnels au Moyen-Orient, ce qui l’agace, forcément, mais elle aurait sans doute encore plus à perdre en se privant des services des monarchies du Golfe. Et ses difficultés intérieures pourraient bien la détourner du front moyen-oriental. A suivre.

Mais alors, qui, in fine, est à la manœuvre sinon les richissimes émirats de la rive sud du Golfe ? Qui a réussi à lever les obstacles au sein de la Ligue arabe ? Qui a soutenu le Bahreïn (minorité sunnite dirigeant d’une main de fer une majorité chiite) en écrasant, dans l’indifférence générale, la révolte de sa population ? Et qui apporte désormais son soutien à une majorité sunnite non moins opprimée contre une minorité chiite ? Et qui finance les partis islamistes au pouvoir au Maroc, en Tunisie, en Libye, en Egypte et en Jordanie ? Et qui finance, comme je l’ai déjà écrit ici, l’humanitaire islamiste, sinon le richissime Qatar ? Certains diplomates français évoquent même, à mots couverts, le sympathique émir Al Thani comme véritable inspirateur de notre diplomatie – et son financier, à coup sûr. Bon, ce n’est pas pire qu’un quelconque président à vie africain ou qu’un tyran irakien, disons que ça change.

Le Qatar et l’Arabie saoudite sont donc en passe de réussir le coup diplomatique de ce début de siècle en accompagnant des révoltes qu’ils n’ont pas déclenchées mais dont ils savent habilement tirer parti pour 1/ enfin réunir les populations arabes sous des régimes sunnites (le cas irakien est trop sensible et, pour l’heure, conforme aux équilibres démographiques)  et donc 2/ anéantir l’influence iranienne. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la répression de la communauté chiite saoudienne par les forces de sécurité royales ou de noter le soutien saoudien au régime yéménite contre les Houthistes, aidés par l’Iran.

La perspective d’une implosion de la Syrie, pour fascinante qu’elle puisse être à mes yeux de psychopathe, n’en reste pas moins une hypothèse terrifiante. Les risques sont considérables, presque comparables à ceux d’une crise intérieure majeure en Arabie saoudite – déjà enclenchée ? – et il va de soi que les bouleversements et les chocs en retour vont être brutaux et imprévisibles. Sommes-nous prêts à gérer à la fois un terrorisme jihadiste par essence difficilement compréhensible, issu d’un revival culturo-religieux mondial qui s’est construit contre nous et contre lequel nous n’avons pas de solution, et le retour, soit de véritables conflits directs, que nous n’avons pas les moyens de mener, soit de campagnes d’intimidation (terrorisme, opérations de déstabilisation, etc.) contre lesquelles nous sommes parfaitement désarmés ? Voulez-vous vraiment savoir combien de fonctionnaires français pratiquent encore l’art ancestral du contre-espionnage ? Et dans quel état sont les dossiers de groupes laissés à l’abandon depuis des décennies, sans parler de la formation des enquêteurs ?

Si je devais raisonner par l’absurde, ou en me référant au XXe siècle français, je pourrais même aller jusqu’à écrire que, parce que justement nous ne sommes pas prêts, une crise majeure va survenir et nous renvoyer à notre impréparation. Quels que soient les défauts de notre Président, et Dieu sait qu’il en a, on ne doit pas lui enlever le fait qu’il a voulu saisir l’Histoire à bras le corps. L’Histoire jugera.

La nouvelle physionomie du monde arabe est ainsi fascinante, et la ligne de fracture en train de se concrétiser va probablement structurer notre monde pour les décennies qui viennent. L’arrivée au pouvoir d’islamistes irriguée par l’argent du pétrole rend justice aux constats des néoconservateurs impériaux qui râlaient, il y a plus de dix ans, contre notre soutien à des régimes que nous finançons et dont nous tolérons aussi bien les menées contre nous que leur refus obstiné de garantir les droits humains les plus élémentaires. Le regretté Laurent Murawiec, qui n’était pas à une outrance près, n’avait pas tort sur tout…

Il va pourtant nous falloir en rabattre sur ces questions, depuis que le Qatar, non content de rafler les droits télévisés du football ou d’investir dans le PSG, a décidé de faire de l’humanitaire et du développement durable dans nos banlieues, comme le rappelait, notamment, Le Point. L’humiliation est sévère, et la leçon est rude pour un Empire qui tente péniblement de se constituer sans violence depuis 50 ans, selon un processus inédit, tandis que la force continue à prévaloir dans le monde réel.

Notre échec socio-économique, notre crise de gouvernance, notre quasi-faillite nous exposent aux influences des puissances qui montent, à commencer, logiquement, par les plus proches. L’avènement de la Chine ou de l’Inde n’est plus à démontrer, et nous mesurons chaque jour ses développements. La vague verte qui balaie l’Afrique du Nord, voire la bande saharo-sahélienne, et le Moyen-Orient va nous impacter directement. Comment allons-nous répondre aux défis politico-culturels de populations que nous n’avons pu, ni intégrer ni convaincre de la pertinence de notre modèle social ? Personne ne semble capable d’articuler un discours dépassant les bonnes paroles, voire simplement d’énoncer un constat dépassionné qui ne ferait pas le jeu des extrémistes de droite et de gauche. Là encore, la crise qui va sans doute éclater en Syrie d’ici quelques mois aura des résonnances ici.

Il est ainsi fascinant de lire, encore et toujours, les mêmes donneurs de leçon défendre l’indéfendable en faisant mine de s’élever contre une soi-disant « bien pensance ». Cet article de l’Asia Times a ainsi été déjà maintes fois repris par ceux qui, cramponnés à la défense d’un Occident chrétien conservateur et pour tout dire assez nauséabond, mélangent allègrement foutaises altermondialistes, postures nationalistes et air entendu de ceux qui ont tout compris avant tout le monde. L’analogie entre les mensonges, éhontés et cousus de fil blanc, de l’Administration Bush en 2002/2003 au sujet de ‘lIrak et les renseignements qui proviennent actuellement de Syrie nous en dit long sur les certitudes idéologiques de ceux qui sont, d’abord, des nationalistes ombrageux et rétrogrades. Les mêmes défendaient, dans les années ’90, la glorieuse Serbie et on est en droit de se demander jusqu’où leur amour de l’ordre pourrait les conduire. La formule NATOGCC, censée refléter une alliance d’intérêts entre les pays de l’OTAN et les pétromonarchies et qui pourrait avoir été inventée à Moscou, n’est pourtant pas dénuée d’intérêt, mais elle manque par trop de nuances et fait surtout le jeu des propagandistes qui sont contre tout mais n’ont jamais de solution : le fameux « Y a qu’à / faut qu’on » qui fait encore la gloire de nos états-majors, civils et militaires…

Alors, défaite de l’islamisme ? Echec d’Al Qaïda ? Et si, au contraire, l’avant-garde de la conquête théorisée par le bon docteur Ayman Al Zawahiry avait rempli sa mission historique ? Les attentats du 11 septembre n’ont-ils pas provoqué la réaction tant attendue de l’Empire, elle-même à l’origine de la radicalisation d’une communauté arabo-musulmane plus que lassée d’être pointée du doigt et manipulée par d’innombrables mauvais génies ? Les jihadistes du Pakistan, de Somalie, du Yémen ou du Sahel n’ont-ils pas réussi à réveiller l’oumma et la pousser vers les extrêmes ? Sommes-nous capables de lui répondre ? Sommes-nous capables de nous mobiliser ? Avons-nous les moyens – on en doute – et la volonté – on peut toujours rêver – de concevoir une réponse qui passe, nécessairement, pas la résolution de nos propres crises intérieures ? Si nous échouons, les vieilles lois historiques l’emporteront et il sera démontré que le monde a horreur des faibles et des indécis, souvent les mêmes.