Et voilà, l’Empire a réussi à faire payer le grand tout maigre. « Justice a été faite », a annoncé l’Empereur, en homme qui n’a décidément pas été émasculé par son Nobel de la Paix. C’est à ces petits détails qu’on sépare les vrais mecs des demi-sels, mais, franchement, on n’y croyait plus. D’ailleurs, pour tout dire, on le croyait mort, l’excité de l’Hadramaout, emporté par une vilaine turista quelque part dans les zones tribales pakistanaises ou ravagé par une vilaine MST dans un claque de Tijuana ou une clinique du Montana.
En 2006, les Saoudiens avaient même plutôt l’air sûrs de leur coup quand ils évoquaient une sépulture dans les montagnes et puis quand même, il reste une question : pourquoi diable Oussama a-t-il disparu de la circulation comme ça, d’un coup, pour ne plus laisser transpirer que des enregistrements moisis ? Evidemment, un esprit suspicieux comme le mien pourrait suggérer que les services saoudiens avaient sciemment laissé filtrer de fausses informations afin de donner un peu de répit au rejeton le plus turbulent du clan Ben Laden. Après tout, l’Arabie saoudite n’a découvert que sur le tard à quel point le jihadisme n’avait rien de sexy, et elle avait longtemps observé avec tendresse les agissements de cette bande de quadragénaires vivant chichement en Afghanistan dans des grottes et des camps de toile et rêvant d’abattre l’Empire. Il ne faut pas mépriser la camaraderie des tranchées, je sais, mais quand même. Peut-être Oussama en avait-il eu assez de toute cette violence, de toute cette pression, un peu comme Odile Deray ?
Quoi qu’il en soit, pendant qu’Oussama Ben Laden observait le silence blasé de celui qui n’a rien à prouver, le bon docteur Ayman se glissait avec talent dans les habits de chef d’Al Qaïda, et c’est à lui qu’on doit donc les grandes évolutions idéologiques et stratégiques du groupe, comme je l’ai exposé ici ou là. Contrairement aux affirmations des dizaines d’experts plus ou moins compétents et inspirés qui se succèdent dans les médias depuis l’attentat de Marrakech et qui étaient donc en place quand la nouvelle est tombée, Ben Laden n’a jamais été le théoricien du jihad. Leader charismatique porté par une vision, il s’est toujours appuyé sur des idéologues originaires du Moyen-Orient (Abou Koutada al Filastini, Abou Hamza al Masri, Abou Walid, Abou Moussab al Suri, tous de sympathiques théologiens ouverts sur le monde) pour mettre en musique ses projets.
Obsédé par l’Empire, Oussama Ben Laden avait quasiment trahi ses camarades du Machrek, plutôt obsédés par Israël, et Abou Zoubeida avait même confié à ses interrogateurs de la CIA que de réelles tensions étaient apparues à la fin des années 90 au sein de l’état-major d’AQ à ce sujet. Fort heureusement, fin tacticien, OBL avait su apaiser ses amis par quelques opérations de belle facture. Quel homme, quand même.
Et lundi matin, à l’heure où blanchit le campagne, voilà que j’apprends qu’Oussama a été tué par une équipe de SEALS, non pas dans les rugueuses campagnes pakistanaises près de la frontière afghane, mais au nord d’Islamabad, dans une ville, Abbottabad, qui abrite, excusez du peu, l’académie militaire nationale (PMA). Entouré d’élèves officiers et de militaires à la retraite, Oussama serait donc passé inaperçu toutes ses années, alors que tous les services de renseignement un tant soit peu sérieux savaient depuis au moins 1998 que l’ISI n’avait JAMAIS cessé de soutenir les Taliban, Al Qaïda, les groupes cachemiris et quelques autres rigolos. L’Inde a même émis des mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de deux membres de l’ISI pour leur rôle dans l’assaut lancé contre Bombay/Mumbai en novembre 2008. Et n’importe quel analyste de l’OTAN vous dira que les insurgés afghans – ce terme est proprement insupportable tant il passe sous silence le radicalisme religieux – n’ont jamais cessé de recevoir l’aide du Pakistan.
L’année dernière, Hilary Clinton avait même glissé, en public, qu’à son humble avis Oussama Ben Laden vivait au Pakistan. Naturellement, à Islamabad, on s’était ému, on avait protesté de sa bonne foi, on avait appelé à une pleine et entière coopération internationale, les habituelles foutaises servies par un gouvernement qui, au mieux savait qu’il n’avait aucune prise sur ses propres services secrets, ou qui, au pire jouait un double jeu éhonté avec les Occidentaux. Déjà, en 2003, au Quai, on riait des déclarations d’une délégation pakistanaise, incarnation de la vertu bafouée : « Des camps terroristes chez nous ? Mais il n’y en a jamais eu. D’ailleurs, on les a tous démantelés ». Non seulement c’était idiot, mais en plus c’était faux…
La duplicité d’Islamabad depuis le début de l’intervention occidentale en Afghanistan était donc telle qu’il semblait exclu d’informer qui que ce soit du raid contre Oussama Ben Laden. A quoi bon tenir secrète une opération au sein de ses propres forces pour en informer le pire allié qui soit ? Laissons le général Heinrich, interviewé dans Le Parisien, le quotidien qui fait l’opinion au pays des Lumières (ici), à ses évaluations et persistons à penser que l’opération Geronimo a bien été conduite sans un mot au Pakistan. Et réjouissons nous de ce silence, réel ou souhaité, car on imagine sans mal quelle aurait été la réaction de la rue pakistanaise, connue pour son amour de l’Occident et sa retenue lors des manifestations de sa colère… Finalement, le silence de l’Empire épargne un partenaire ambigu mais précieux, du moins pour l’instant.
Déjà, les conspirationnistes sortent du bois et, profitant de la diffusion par la presse pakistanaise d’une photo trafiquée, se laissent aller à leur hobby de prédilection. Le choix est vaste : Oussama était déjà mort, il avait été capturé il y a des mois et l’opération de l’Empire n’a été montée que pour servir les intérêts d’Obama, Oussama n’a jamais été qu’un agent de la CIA en mission d’infiltration profonde, Oussama était une drag queen de Sidney (« Priscilla, moudjahiddine du désert » ?), Oussama était un droïde de protocole parlant 6 millions de formes de communication, Oussama était le frère jumeau de Timothy McVeigh etc. Ce qui reste fascinant est la prodigieuse imagination et l’absence totale de cohérence de nos émules de Dan Brown, mais il s’agit ne pas perdre de temps avec ces analystes de pacotille ou ces experts de troisième zone, et on pourra se contenter des hilarantes contributions de Slate.fr.
Donc, il est mort, et si certains en doutent, ses fidèles, eux, commencent à le pleurer. Les cadres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), un temps abasourdis, se sont repris et nous ont promis une vengeance à la hauteur de l’affront. Enfin, un peu d’action, ne peut-on s’empêcher de penser. Il faut dire que la branche yéménite d’Al Qaïda a une autre allure que les petites frappes d’Abou Sayyaf, les lointains cousins de Mindanao, mais on y reviendra.
Donc, disais-je, Oussama est mort. « On meurt pas forcément dans son lit », disait Raoul Volofoni, qui s’y connaissait. Il a été abattu par un membre de la Team 6 des Navy SEALS, une unité de la marine impériale appartenant aux Forces spéciales et présentée au grand public par deux abominables navets, Navy Seals – les meilleurs (tout un programme, 1990, Lewis Teague) et GI Jane (1997, Ridley Scott).
Alors, exécuté, Oussama ? Oui, probablement, mais ça dérange qui, exactement ? Capturer vivant le fondateur d’Al Qaïda aurait été, au-delà de la posture juridique et morale qui veut qu’on garantisse un procès impartial à l’accusé et qu’on préserve sa vie, un authentique et durable cauchemar. Partout, des jihadistes auraient pris des otages, réclamé la libération du héros, fait sauter avions et trains, des milliers d’avocats se seraient battus pour défendre l’homme le plus traqué de l’histoire, les témoins auraient été innombrables, les débats seraient rapidement devenus incompréhensibles, interminables, et surtout trop sensibles.
Ben oui, la CIA a joué avec le feu dans les années 80, et nous avec elle.
Ben oui, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Pakistan avaient reconnu les Taliban et n’ont pas tenu compte des sanctions décidées par les Nations unies.
Ben oui, la France n’a pas osé expulser les attachés religieux saoudiens qui faisaient en 1998 la tournée des mosquées clandestines en banlieue pour chauffer les foules.
Ben oui, les Britanniques ont toléré le Londonistan sur leur sol jusqu’à la vague de départs vers l’Afghanistan, en juin 2000, de quelques unes de ses figures. Et ils avaient même recruté quelques jihadistes de valeur…
Ben oui, la Chine commerçait avec les Taliban jusqu’au 11 septembre.
Ben oui, c’est l’armée pakistanaise qui a détruit les Bouddhas de Bamyan et qui a entrainé les tueurs de Bombay.
Ben oui, les Allemands ont mis plus de dix ans à reconnaître que les terroristes actifs sur leur sol n’étaient pas de petits délinquants maghrébins mais des jihadistes enragés.
Ben oui, les attentats de Moscou en 1999 sont un montage de M. Poutine, le démocrate exigeant qui a su associer à son refus de la guerre en Irak MM. Chirac et de Villepin.
Ben oui, les groupes jihadistes libanais ont été financés par les Saoudiens, avec l’accord tacite de la France, pour nuire à la Syrie.
Ben oui, c’est parfois avec des gifles qu’on obtient des renseignements.
L’option d’un procès était donc inenvisageable pour l’Empire, et j’imagine les ravages dans les opinions arabes et occidentales qu’auraient provoqués les révélations plus ou moins tronquées qui auraient garni les débats. L’élimination d’OBL présentait par ailleurs plusieurs avantages :
– évidemment, il s’agit d’un vrai succès personnel de l’Empereur ;
– de plus, les circonstances de l’assaut ont permis de déciller les yeux de certains journalistes – tout le monde ne peut pas avoir la clairvoyance de l’équipe de Rendez-vous avec X – qui découvrent, ou font mine de découvrir, que le Pakistan n’est pas notre meilleur allié dans la guerre contre Al Qaïda et sa clique de cinglés ;
– surtout, il s’agit d’un message très clair envoyé à tous les jihadistes, et c’est ainsi qu’il faut traduire le fameux « Justice has been done » : ça a pris dix ans, nous avons tâtonné, nous avons hésité, nous avons dépensé des fortunes, nous avons perdu des hommes, nous avons tué des innocents, mais au bout du compte, nous l’avons trouvé et nous l’avons tué. La déclinaison planétaire d’une affaire comparable à la mort de Khaled Kelkal, en quelque sorte.
Peut-être aussi faut-il prendre en considération le facteur humain. Quand on connaît les modes opératoires des forces spéciales, et plus particulièrement ceux des SEALS, il ne faut pas s’étonner que ça ait un peu rafalé. Surentraînés, surmotivés, surarmés, les hommes de la Team Six n’ont sans doute pas beaucoup hésité à tirer quand Oussama Ben Laden a bougé la main. Go ahead, Osama, make my day…
Seulement voilà, quand on est l’Empire, on fait attention, on fait des efforts, on essaye de calmer le jeu, et un conseiller a sans doute pensé : nous ne sommes pas des Russes massacrant des Tchétchènes, donc, pas de colliers d’oreilles ou de doigts, pas de vidéos idiotes comme à Abou Ghraïb, on va la jouer finement. On va lui donner une sépulture correcte, on ne va pas inonder le monde de photos qui seraient autant de trophées malsains, on va se montrer responsables. Et la dépouille d’OBL a donc été inhumée en mer, au large du Pakistan, après une courte cérémonie à bord du porte-avions USS Carl Vinson, une modeste barcasse. Seulement voilà, c’était compter sans le soin maniaque que portent de nombreux responsables musulmans au strict respect de rites funéraires. On ne plaisante pas avec ça, les amis. Les Arabes, peuple du désert, ne jettent pas leurs cadavres en mer, ils les inhument avec soin.
– Ben oui, mais les marins ? Les copains de Sindbad ?
– Mon cher ami, les copains de Sindbad, comme vous dîtes, ne mouraient tout simplement pas en mer. Il suffit de faire des efforts, voilà tout.
On imagine la consternation des stratèges de l’Empire, réunis là-bas, à Washington. Bon Dieu, les marins musulmans ne meurent pas en mer, la poisse ! Non mais vous imaginez ? En voulant éviter de créer un point de ralliement et de recueillement pour les jihadistes et autres fanatiques, nous avons fait pire, nous avons heurté la foi de millions de croyants.
En effet, ça n’est pas de chance. Il y en aura toujours pour protester, pour se demander à haute voix pourquoi le recteur d’Al Azhar ne trouve pas déplacés les massacres de chrétiens au Soudan, ou lamentables les crimes d’honneur au Pakistan, ou honteux les attentats contre les églises en Indonésie, ou scandaleux les tirs de missiles antichars sur les bus de ramassage scolaire israéliens, mais ceux qui feraient ces objections mélangeraient tout, amalgameraient, se tromperaient lourdement. Dont acte. Bien penser à ajouter « on n’inhume pas un musulman en mer » à la fameuse sentence indienne rapportée dans une aventure de Lucky Luke « un Apache ne combat pas la nuit » (ça aussi, c’est bon à savoir).
Les plus vicieux, dont je m’honore de faire partie, poursuivront même leur questionnement. Par exemple :
– s’il n’était pas mort, vous ne croyez pas qu’il aurait appelé l’AFP, comme les petits malins d’AQPA au Yémen, ou CNN, comme les comiques des Shebab somaliens ?
– et en quoi c’est si grave d’avoir abattu un terroriste quand on coupe les têtes avec une belle cadence en Iran ou dans la riante Arabie saoudite ?
– et au fait, pourquoi Oussama Ben Laden était-il un héros si les attentats de New York et de Washington – et d’ailleurs, d’ailleurs – ont en fait été perpétrés par une diabolique machination internationale à majorité judéo-maçonnique anglo-saxonne ?
Et à présent ? Après la fin de l’islamisme annoncée en janvier par quelques orientalistes, après l’enterrement précipité du choc des civilisations par une poignée de commentateurs politiques frappés d’infantilisme, allons-nous avoir droit à la fin du jihad ? Devons-nous croire, comme Bernard Guetta ce matin sur France Inter, visiblement en proie à une crise de delirium, que la paix est devant nous ? A qui avons-nous affaire ? Clausewitz chez les Bisounours ? Machiavel au pays de Candy ? Raymond Aron invité du Muppet show ? Le fait de refuser le choc des civilisations au nom d’un aveuglement imbécile, et pour tout dire suspect, ne change rien à la réalité. De même, le fait, très modestement comme moi, de ne pas juger Huntington complètement idiot ne veut pas dire que je me réjouisse des tensions communautaires. Nous autres, pères de famille, avons inexplicablement tendance à préférer la paix, mais cela ne nous empêche pas de regarder les choses en face.
Certes, les islamistes ont raté le début des révolutions arabes, mais en Tunisie, en Egypte, on les voit à la manœuvre, et si la jeunesse occidentalisée ne veut pas d’eux, les couches les plus populaires font plus que les écouter. Ils sont en embuscade en Jordanie, en Syrie, plus qu’actifs en Libye. Il n’y a qu’en Algérie, la malheureuse Algérie, que rien ni personne ne semble en mesure de faire bouger ce pouvoir. On dira ce qu’on veut, mais si l’armée algérienne est incapable de sécuriser 100 mètres de route en Kabylie, la Gendarmerie et la police, elles, savent y faire pour bloquer les manifestations. Comme toujours, tout est question de priorité.
Et donc, partant, le jihad serait derrière nous ? Pas fous, Bernard Guetta et Rémy Ourdan préparent l’avenir et ses possibles (!) désillusions en n’écartant quand même pas des attentats, un peu comme le chant du cygne. Néfaste vision arabo-centrée du jihad. Il faudra leur expliquer, au Sahel, en Somalie, en Ouganda, au Kenya, dans le sud de la Thaïlande, en Inde, en Afghanistan, au Pakistan ou dans quelques banlieues européennes que le pire est derrière nous. On croirait entendre Michel Galabru dans Le viager (1972, Pierre Tchernia), annonçant chaque année l’inévitable reculade du Reich. En mai 1940, il est forcément moins crédible.
Rien de ce qui justifiait, en profondeur, le jihadisme dimanche soir n’a disparu lundi matin. La crise économique est là, et elle va en s’aggravant dans les pays qui vivaient du tourisme. Pourquoi croyez-vous qu’un attentat a eu lieu à Marrakech, dans le seul pays qui gère habilement et humainement le printemps arabe ? Les naïfs et les idiots – Thiéfaine aurait dit les dingues et les paumés – parlent d’un complot (encore un !) pour empêcher le roi de faire ses réformes, voire, comble du ridicule, d’un acte mafieux entre gangs rivaux. Ben voyons.
La crise économique est là, disais-je, mais aussi la crise de gouvernance, la colère, hélas justifiée, contre l’Occident et son soutien aveugle à Israël, et même le refus d’une société de consommation devenue folle qui conduit de nombreux adolescents « du Sud » à adopter le jihadisme comme idéologie révolutionnaire.
On n’a pas fini d’envoyer nos tueurs liquider des gourous, des religieux dévoyés et des soldats perdus.
Et je dédie ce post enflammé à un lieutenant-colonel que j’ai très bien connu et qui se reconnaîtra.
L’aéroport du Caire était hier après-midi en proie à son habituel désordre. Le couvre-feu imposé par l’armée, et qui court de minuit à 6 heures du matin, a provoqué d’importantes modifications d’horaires et certains vols se télescopent presque sur les pistes, tandis que les bagages s’accumulent et que les passagers poireautent devant les différents filtres des douanes et de la police.
Et pour ne rien arranger, et alors que les expatriés occidentaux reviennent en nombre croissant, l’Egypte doit également faire face au retour imprévu de milliers de ses enfants partis travailler dans la glorieuse Jamahiriya (جماهيرية), désormais elle aussi secouée par la révolte. Les pauvres hères s’entassent dans des dizaines de minibus rassemblés loin des parkings réservés aux touristes, et il est fait peu de cas de ces jeunes hommes, pauvres comme Job, transportant leurs maigres possessions dans des sacs poubelle ou des cartons. Mais hier après-midi, un magnifique chant s’est élevé et a fait taire – quelques instants, on est en Égypte, ne l’oublions pas – les conversations. Au 1er étage du Terminal 1, un homme en costume lançait la prière, indifférent au bruit et à la foule. Près de moi, deux adolescents lui ont lancé un rapide regard avant de se tourner à nouveau vers la sortie des passagers. Quelques hommes portant fièrement sur le front la marque de leur assiduité à la prière l’ont contemplé plus longuement, mais il faut bien vivre et ils ont repris la chasse aux clients tandis que les premiers voyageurs, enfin libérés par les douaniers, franchissaient les portes.
L’Egypte est un pays paradoxal. Encore habitée par le nassérisme, encore traumatisée par l’assassinat d’Anouar El Sadate, le 6 octobre 1981, par des membres du Jihad Islamique égyptien (JIE), elle s’enorgueillit à raison d’abriter l’université Al Azhar et ne parvient pas – mais est-ce possible ? – à dépasser une pratique encore passionnelle de la religion. L’échec social et économique du pays a permis aux Frères musulmans, dont la confrérie a été fondée en 1928, de devenir patiemment la première force politique du pays, et ce n’est pas ce que j’observe aujourd’hui qui va me démontrer le contraire.
Certains de nos orientalistes les plus talentueux, comme Olivier Roy ou Gilles Képel, ont récemment constaté, de façon assez convaincante d’ailleurs, que les révolutions en cours dans le monde arabo-musulman – arabo quoi ? aurait demandé Hubert Bonisseur de la Bath – sont post islamistes. Il faut en effet admettre qu’en Tunisie ou en Egypte les islamistes ont été, comme les autres, surpris par le déclenchement des mouvements de protestation. A ce sujet, mais c’est une autre histoire, je nourris une certaine méfiance à l’égard des tribus de Bengahzi actuellement à la manœuvre et qui ne sont pas connues pour leur avant-gardisme social.
Il a donc été de bon ton, dans les médias occidentaux, de se réjouir à voix haute de la gifle infligée aux islamistes. Certains se sont même crus autorisés à moquer, comme on les comprend, l’échec patent du jihadisme. Le silence des principaux leaders de la mouvance islamiste radicale mondiale n’a sans doute pu que les confirmer dans leurs certitudes. De façon assez pathétique, les émirs ont apporté leur soutien aux révolutionnaires, dans l’indifférence générale. La jeunesse arabe, avide de liberté et de consommation, n’a que faire des imprécations de guérilleros inlassablement traqués par l’Empire et ses alliés. Le bon docteur Ayman Al Zawahiry, véritable Watson d’Oussama Ben Laden, a même félicité l’armée égyptienne pour sa retenue lors de la révolution. Quand on se souvient des méthodes délicates des services de renseignement de cette armée contre les terroristes islamistes, on ne peut qu’admirer la générosité du pardon du frère Ayman. Ainsi donc, convenons-en, Al Qaïda a raté le coche, et les Frères musulmans ont pris le train en marche. Cet échec est-il pour autant définitif ? Il est permis d’en douter.
En premier lieu, on ne peut qu’observer ici, au Caire, à quel point la confrérie pèse de plus en plus sur le débat politique postrévolutionnaire. En avançant patiemment ses pions, elle sonde la réceptivité de l’armée à ses demandes et observe les réactions occidentales. Evidemment, et en praticiens expérimentés de la taqya (تقيّة), nos habiles barbus ont affirmé leur volonté de respecter la volonté du peuple telle qu’elle s’exprimera dans les urnes lors des prochains scrutins organisés dans la précipitation. Mais, après cette intéressante profession de foi en la nouvelle démocratie égyptienne, voilà que les Frères ont glissé qu’ils ne tolèreraient pas qu’une femme ou un copte devienne Président sur la terre des pharaons. Ils ont également envisagé l’introduction de la charia dans la nouvelle Constitution. Les femmes d’ici, de plus en plus voilées, ne devraient pas s’en émouvoir, d’ailleurs. Et ils ont laissé passer quelques messages aux Occidentaux, dont la promesse d’une nette remise en cause de l’alliance de l’Egypte avec l’Empire, sans parler de leur refus, par avance, de toute ingérence en Libye. Comme on les comprend ! Mieux vaut être massacré par des musulmans que sauvé par des chrétiens, voire même, pire, par des juifs.
En second lieu, on peut noter, en passant, que si les jihadistes n’ont pas vu arriver le printemps arabe, ils ne semblent pas avoir perdu de terrain dans d’autres régions. Nous pourrions demander aux autorités pakistanaises, thaïlandaises ou maliennes si elles ont réellement le sentiment que les groupes inspirés par Al Qaïda ont été balayés.
En fait, il serait bon de regarder les faits avec un minimum de bon sens. Les revendications économiques et sociales du peuple égyptien ont-elles reçu des réponses satisfaisantes ? Non, et ce n’est pas avec une inflation de 12% et la perte du tourisme que l’Egypte va redevenir la plus opulente des provinces impériales. De même, l’aveuglement fébrile dont fait preuve Israël, lancé dans une course aux gains territoriaux, ne devrait pas apaiser la rancœur du peuple égyptien. Surtout, surtout, les citoyens de ce pays commencent à ressentir une certaine angoisse à l’approche d’une hypothétique démocratie, un système qu’aucun de leurs ancêtres n’a expérimenté et qui paraît surtout générateur de foutoir. Et l’exemple donné par les Etats occidentaux n’est peut-être pas si tentant pour une population qui se sent humiliée et dominée depuis tant de siècles.
Engagés en Afghanistan dans une guerre perdue qu’il faut pourtant mener, embourbés, pour certains d’entre eux, en Irak, impuissants à éliminer Laurent Gbagbo malgré son impressionnant pédigrée, incapables de réduire aux silences les pirates somaliens, les Etats occidentaux n’offrent pas vraiment l’exemple de puissances fières et décomplexées. Evidemment, et ça n’étonnera personne – mais ça agacera les quelques vieilles culottes de peau qui se complaisent dans la nostalgie la plus rance et les guerriers du dimanche qui gagnent les guerres dans leur salon – seule la perfide Albion se montre à la hauteur, même si ses SAS sont cueillis au vol. Après tout, par chez nous, le GIGN doit voyager sans ses armes, le Charles De Gaulle ne parvient pas à quitter Toulon, une habitude prise par la Marine depuis 1942, et nous envoyons le Mistral se ridiculiser en Tunisie.
L’incapacité militaire de l’Europe à agir militairement, que nous avons déjà pu observer dans les Balkans à deux reprises dans les années 90, marque l’échec historique de l’Union européenne (UE). Pendant que nos ministres démissionnent, lentement, très lentement, et que les hommes politiques préfèrent refaire les sondages plutôt que de les méditer, le tempo est encore donné par l’Empire, en passe de réussir un de ses vieux projets : faire de l’Union une simple alliance économique dont l’OTAN serait le bras armé. Quand le manque de vision politique atteint cette intensité, il faut le considérer comme un art.
Revenons donc à nos révolutions arabes, un phénomène fascinant à de nombreux égards. Je laisse aux sociologues et politologues le soin d’analyser l’impact de Facebook et Twitter sur le déroulement de ces événements, et je ne peux que plaindre les esprits un peu lents qui refusent de voir dans ces logiciels une considérable nouveauté. De même que les Ardennes étaient infranchissables, de même que les Anglois ne devaient pas avoir d’archers à Azincourt ou le Vietminh d’artillerie à Dien Bien Phu, laissons à leurs certitudes les cerveaux figés.
Comme chacun le sait, ou devrait le savoir, les révoltes tunisiennes et égyptiennes ont été déclenchées par des revendications économiques, vite rejointes par de légitimes demandes politiques. La crise alimentaire, provoquée aussi bien par la spéculation que par la demande de l’insatiable Empire du Milieu, a été aggravée par l’incapacité de certains Etats à maintenir la subvention des produits de première nécessité, comme en Jordanie par exemple. Dès 2008, nous avions été quelques uns à pointer le risque de crises sociales débouchant sur des crises politiques dans une région du monde peu préparée à gérer les chocs de ce genre autrement que par la violence. Et pour ma part, j’avais évoqué en novembre dernier, à l’occasion d’une de mes rares conférences, que l’arc de crise arabo-musulman était confronté à une vague d’obsolescence de ses classes dirigeantes et qu’avant cinq ans nous allions devoir compter avec des changements brutaux. J’étais évidemment loin de penser que la crise tunisienne allait prendre cette ampleur, avant d’embraser les Etats voisins.
Nourri par l’ampleur des échecs arabes dans les domaines de la gouvernance, du développement économique et du bien-être social, le printemps arabe a confirmé à la fois le désir de la jeunesse et de la bourgeoisie de la région de vivre comme les Occidentaux, qu’il s’agisse de consommation ou de droits politiques. De façon très ironique, c’est justement l’adoption par la Chine du Western way of life qui fait basculer les sociétés arabes dans la révolte, et ce alors que les pays à l’origine de ce mode de vie voient fondre leur puissance. En réalité, les révolutions arabes illustrent le basculement de leadership que décrivait Paul Kennedy dans son monumental essai Naissance et déclin des grandes puissances, cette fois des l’Empire et ses alliés de l’Atlantique Nord au profit de la Chine. Et ce basculement est d’autant plus brutal et spectaculaire que la Chine, à l’instar de la Russie, voire de l’Inde et du Japon, n’est pas paralysée par le refus de la violence qui caractérise la diplomatie des Etats occidentaux. Le pragmatisme chinois, associé à la conscience de la puissance et à la certitude que tous les acteurs mondiaux ne sont pas nécessairement sensibles au soft power, devient chaque jour plus visible, qu’il s’agisse de combats contre les pirates somaliens, des évacuations massives de ressortissants bloqués en Libye par la révolution en cours, ou de la sauvage répression conduite en 2008 contre les Ouïghours au Xinjiang. Nous observons le déploiement de cette puissance avec le regard fasciné et horrifié d’un phobique qui trouverait dans sa chambre l’objet de sa phobie, mais notre angoisse ne saurait égaler celle d’Israël. L’Etat hébreu voit disparaître un Pharaon bien accommodant, et la version contemporaine des principautés latines du XIIe siècle peut à raison s’inquiéter du sort que lui réserveront, dans quelques décennies, les stratèges de Beijing.
Le jihad serait donc de l’histoire ancienne. Intéressante s’agissant du monde arabe, la question me semble pourtant sans objet. Al Qaïda s’est nourrie du malaise d’une région et d’un peuple soumis depuis de siècles et ravagés par de spectaculaires échecs économiques. L’organisation terroriste n’est en effet pas simplement le reflet d’une crise qui s’étendrait du Maroc ou de la Mauritanie jusqu’à la frontière perse, mais elle incarne aussi la revanche de populations du sud pas seulement mues par le sentiment d’une domination culturelle et politique occidentale plus qu’envahissante. Dans cette optique, il ne faut pas appréhender Al Qaïda comme une simple organisation jihadiste islamo-centrée mais comme l’avant-garde de la révolte des peuples du Sud. Il suffit pour s’en convaincre de lire les communiqués des uns et des autres pour constater que la rhétorique révolutionnaire des années 70 s’est amalgamée au discours religieux initial et a apporté une réponse, quelle que soit la valeur qu’on lui accorde, aux frustrations de millions d’individus frustrés de ne pas profiter de la prospérité de l’Empire et de ses alliés. Comme il y a vingt siècles, les peuples proches du limes poussent pour entrer et bénéficier de nos richesses. Il n’y a là rien de bien nouveau ni même rien de bien surprenant ou choquant, jusqu’à notre incapacité à les accueillir et à les intégrer. Si nous étions encore capables de tels prodiges, les questions de l’immigration clandestine et de l’intégration de l’islam ne se poseraient pas. Elles se posent aujourd’hui, aussi bien parce que nos sociétés ont atteint les limites de leur développement économique que parce qu’elles ne sont plus assez attirantes et convaincantes pour conduire des peuples allogènes à faire l’effort d’embrasser leurs us et coutumes.
Cette révolte, qui se manifeste par l’augmentation du débit des flux migratoires Sud-Nord, était, de longue date, annoncée et souhaitée par les idéologues d’extrême gauche, tandis qu’elle était annoncée et redoutée par les idéologues d’extrême droite. Entre les deux, personne n’osait rien dire par crainte d’être mal compris, voire sciemment déformé. La tyrannie du politiquement correct confirme d’ailleurs l’irrésistible dégradation du débat politique occidental, désormais monopolisé par les vendeurs de consensus et les agitateurs extrémistes et populistes qui vendent de la peur ou de la révolte, comme M. Mélenchon, pour se bâtir des carrières.
Le basculement de puissance est évidemment visible dans le rachat de la dette de certains Etats européens par la Chine. A la dépendance énergétique de l’Occident à l’égard du Golfe, maintes fois décrite, il faut donc ajouter la perte de souveraineté de membres de l’Union européenne et de l’OTAN. Il est permis, dans ces conditions, de douter de la capacité de l’Europe à devenir une puissance complète, i. e diplomatique et donc militaire.
La volonté de l’Empire de briser les chaînes de la dépendance pétrolière a provoqué au moins deux guerres dans le Golfe arabo-persique contre l’Irak. Les historiens devront se pencher sur le rôle central de Bagdad depuis 1980 dans la stratégie impériale. Après trois guerres de destruction puis de conquête, l’Etat le plus avancé, ou supposé tel, du monde arabe, est devenu un enfer et un bourbier dans lequel Washington a englouti des milliers de vies et des milliards de dollars. Y verra-t-on, dans un siècle, la volonté de l’Occident de mater un pays qui était presque parvenu à sortir de la médiocrité régionale ? Finissant par le conquérir, l’Empire a échoué à faire du pays un allié capable de remplacer l’Arabie saoudite comme principal fournisseur de pétrole, comme il a échoué, pour l’heure, à en faire une démocratie. Surtout, si l’Afghanistan a été la matrice du jihad porté par Al Qaïda, c’est au nœud irakien que nous devons la véritable émergence de l’organisation d’Oussama Ben Laden. Il faut en effet se souvenir que c’est pour éviter la présence de troupes occidentales sur la terre des deux villes saintes qu’OBL a proposé à la monarchie saoudienne le déploiement de sa légion de volontaires arabes, auréolés de la victoire contre les Soviétiques en Afghanistan. Et c’est par exaspération, après le refus poli de ses anciens maîtres, que le barbu le plus célèbre de la région a décidé de tourner son courroux vers l’Empire.
Et, pour boucler la boucle, revenons à la montée des revendications communautaristes arabo-musulmanes au sein de nos sociétés. Ces manifestations d’indépendance culturelle et religieuse émanent d’une région que nous avons écrasée, volontairement ou involontairement, de notre puissance. Et à présent que cette puissance est sur le point d’appartenir au passé, nous voilà confrontés à un retour de flamme inattendu – et pourtant ! – potentiellement destructeur. La perte de puissance est une conséquence directe de la quasi banqueroute qui nous guette et qui nous contraint à de douloureux arbitrages.
Sacrifié, l’outil militaire. Réduit, l’outil diplomatique. Anéantie, la boîte à outils sociale (enseignement et intégration, formation et emploi, autorité et justice, démocratie et fermeté). Notre discours officiel repose désormais sur du vent, ce qui laisse la place à tous les excès : crispations identitaires, vociférations xénophobes, inutiles débats politico-historiques sur la place de l’islam. Et pour couronner le tout, la faillite, au propre et au figuré, de nos Etats nourrit les angoisses des classes moyennes occidentales, saisies de vertige devant l’ampleur du déclassement social qui s’annonce pour leurs enfants, et donc tentées par tous les populismes. Et les fameuses incivilités, restées impunies en raison de l’échec des systèmes éducatifs et du manque de moyens des services sociaux, viennent encore confirmer les bourgeoisies européennes et américaines dans leur rejet de populations jugées, à tort, étrangères.
Il ne s’agit pas tant de l’échec d’un système que de sa fin, quelques décennies après son apogée. Cet espace dans nos murailles ne peut qu’être utilisé par les jihadistes, de plus en plus mâtinés en révolutionnaires, bien plus capables que nous de saisir leur chance. L’Histoire jugera.
Ça va peut-être vous choquer, mais je vais l’écrire quand même. Il me semble, décidément que les responsables d’Al Qaïda sont bien plus malins que la plupart de nos concitoyens – et je ne parle même pas de nos gouvernants. Ils ont manifestement une vision, des objectifs, une stratégie. Ils innovent, ils prennent l’initiative, ils s’adaptent, ils prennent leur temps et ils parlent au meilleur moment. On ne peut pas en dire autant de tout le monde.
Ce matin, par exemple. Voilà que le mort-vivant le plus célèbre du moment, Oussama Ben Laden, envoie à Al Jazeera un enregistrement dans lequel il lie, pour la première fois, le sort de nos otages au Niger à celui de nos deux otages en Afghanistan, tout en nous promettant, comme d’habitude, le pire. Pas grave, nous sommes habitués.
Non, le plus intéressant, c’est ce passage sur notre Président, accusé de « suivisme à l’égard des Etats-Unis ». « La France paiera le prix fort pour sa présence en Afghanistan et ailleurs [comprendre au Sahel] », nous dit ce brave homme, qui explique posément que « le refus du Président Sarkozy de retirer ses troupes n’est rien d’autre qu’un feu vert donné pour la mort de vos otages ».
Voilà c’est dit, si on les tue, ce ne sera pas de notre faute, ce sera à cause de votre Président.
Il y a cinquante ans, que n’aurait-on pas lu dans la presse ! On y aurait sans doute parlé de chantage, d’ignobles pressions, de grossières manipulations. Seulement voilà, nous avons élu il y a presque quatre ans un Président que nous détestons aujourd’hui – il faut dire qu’il ne fait pas grand chose pour mériter notre sympathie, voire notre indulgence. Et cette détestation, à la hauteur de la déception, conduit bon nombre de nos concitoyens à mélanger les causes et les conséquences, et même à négliger la chronologie.
Depuis quand la France est-elle donc engagée dans cette épreuve de force de moins en moins secrète avec l’islam radical, dont le jihadisme n’est qu’une forme ?
La première affaire du voile islamique, pour reprendre les termes de la presse, date de juin 1989, mais il y en aura d’autres en septembre. Le Président d’alors est François Mitterrand, son Premier ministre est Michel Rocard, et son Ministre de l’Education Lionel Jospin. Pour les plus curieux d’entre vous, je ne peux que suggérer quelques recherches sur Internet afin d’y retrouver les déclarations des uns et des autres…
Le véritable de bras de fer commence en 1991 avec l’entrée de la crise algérienne dans sa phase la plus critique. La France, à la diplomatie décidément hésitante, n’ose pas soutenir le coup d’Etat des militaires mais ne se range pas plus du côté du Front Islamique du Salut (FIS), qui vient de se voir voler sa victoire électorale. En réalité, Paris va franchement soutenir le régime militaire algérien et ses services – surtout la DST, en réalité – vont coopérer pleinement avec la junte. Les islamistes algériens ne vont pas s’y tromper, et la France deviendra très vite la cible de prédilections du Groupe Islamique Armé (merci de noter qu’on ne dit pas « les GIA » mais LE GIA, il suffit de lire le nom du groupe en arabe pour le savoir)
Evidemment, entre les arrestations en France et la présence de quelques policiers français aux côtés des Ninjas, les choses vont rapidement se gâter. C’est sous le gouvernement Balladur, avec Charles Pasqua à la manœuvre Place Beauvau, sous la présidence Mitterrand, que seront ainsi lancées des vagues d’arrestations contre les réseaux de l’ex-FIS et du GIA – dont la fameuse opération Chrysanthème. Il faut dire que le GIA tue en Algérie des étrangers, dont un nombre conséquent de Français. Forcément, ça agace.
Et en 1994, c’est sous la pression de Paris qu’Alger laisse finalement s’envoler vers l’aéroport de Marignane l’Airbus du vol 8969 d’Air France que le GIA a détourné. L’affaire s’achèvera dans le sang, le GIGN donnant l’assaut et tuant les quatre terroristes après l’assassinat, alors que l’avion était à Alger, d’un policier algérien, d’un diplomate vietnamien et d’un employé de l’ambassade de France. Pour les admirateurs, comme moi, de l’action du GIGN, je signale la sortie prochaine d’un film sur cette affaire – et j’adresse mes amitiés à quelques professionnels qui ont été de la partie, à Marignane comme à Paris.
Evidemment, il se trouva de belles âmes pour condamner la violence de l’intervention – les mêmes trouvent en général de belles excuses à pas mal de tyrans.
Et ensuite, il y eut la campagne d’attentats du GIA en France, de juillet à octobre 1995. Le 29 septembre de cette année, Khaled Kelkal était abattu dans la région lyonnaise par des gendarmes. On se souviendra de l’émotion de Guy Bedos après la mort de cet « adolescent déboussolé », pour reprendre une expression lue sur le blog d’un spécialiste autoproclamé du terrorisme… J’ai pour ma part rapidement eu la conviction que la mort de Kelkal avait été un signal clair envoyé au GIA et plus largement aux islamistes radicaux de tout poil (de barbe). Personne n’accusa le Président Chirac d’être inféodé à l’Empire.
Et la liste est longue, des actions déterminées de la France contre les jihadistes et les supposés résistants. Il ne faut pas non plus oublier que Lionel Jospin a été évacué sous les pierres de l’université Bir Zeit, en 2000, après avoir déclaré, contre l’avis d’Hubert Védrine, que le Hezbollah était un groupe terroriste (ce qui est vrai mais un peu court). Et qui a envoyé des troupes en Afghanistan ? Les mêmes.
La vraie question, celle que nous devrions en fait nous poser, est à mon avis la suivante : Nicolas Sarkozy, avec tous ses défauts, sa fascination puérile pour l’Empire, son hyperactivité, ses formules vulgaires, n’a-t-il pas, en fait, mis fin à une exception française au sein du monde occidental qui, in fine, ne rapportait rien ? Être l’ami du monde arabe est une excellente chose, mais à quoi nous a donc servi cette politique incarnée jusqu’au dogmatisme par les diplomates d’ANMO et certains homme politiques aveuglés par leur anti-américanisme sans substance ? A-t-on facilité la paix en Palestine ? Avons-nous aidé les peuples du Maghreb ? Avons-nous vendu plus de Rafale ? Avons-nous fait aimer le monde arabe par les Français ? Le bilan, en réalité, est calamiteux, pour la France comme pour le monde arabe auquel nous n’avons jamais fourni que des discours ronflants de réconfort mais dépourvus de tout ce qui compte (des hommes, des idées, de l’argent, des projets).
Les attentats du 11 septembre 2001 ont quelque peu déplacé les lignes et embrouillé les mémoires. Tout au long des années 90s, la France a été le seul pays occidental en première ligne contre le jihadisme. Les Allemands refusaient de traiter les affaires de terrorisme en tant que telles et les considéraient comme relevant du grand banditisme – dans le meilleur des cas. En juin 1999, leur aveuglement les a même conduits à laisser filer l’émir du Groupe Combattant Tunisien, un aimable jihadiste qui tentait de commettre un attentat en France. Chapeau, le parquet de Francfort.
Les Britanniques, pour leur part, avaient mis en place un audacieux modus vivendi avec les islamistes radicaux du Londonistan qui a tenu jusqu’en 2000, tandis que l’Empire considérait 1/ que nous nous débattions avec un conflit postcolonial 2/ que la vraie menace provenait d’Iran et 3/ que leurs propres dingues (milices, KKK, etc.) étaient plus dangereux que nos barbus – ce qui fut vrai jusqu’au milieu des années 90s.
Avec le recul, il me semble ainsi que s’il y a eu alignement, c’est surtout de la part de Washington sur nos positions. Mais, de même que les maisons de haute couture font la mode, l’Empire donne le ton. Les néoconservateurs sont allés trop vite, sans doute trop loin, mais leur constat n’a jamais été discuté et leur propagande, relayée par des médias et des intellectuels facilement recrutés, a fait le reste. Ce constat, qui énumérait exactement ce que les peuples arabes reprochent à leurs dirigeants depuis plusieurs semaines, a été nié jusqu’à la folie par notre classe politique, aveuglée par le souci de se montrer fidèle au dogme gaulliste. Il serait pourtant tant de refermer cette glorieuse parenthèse.
Partir à Londres et incarner la résistance et l’espoir, voilà qui a révélé le grand homme, le sauveur. Postuler que l’Empire nous menaçait autant que la Russie éternelle, c’était un mélange fascinant d’aveuglement, de mégalomanie, de messianisme, voire de déconnection d’avec la réalité. On lit à longueur de blogs les réflexions de stratèges plus ou moins inspirés, héritiers d’un système qui les a nourris et qui leur a fait croire que nous étions encore la France de Louis XIV ou de Napoléon 1er. En réalité, et sans tomber dans les excès de certains, force est de constater que nous ne sommes plus qu’une puissance moyenne – et que ce recul ne date pas d’hier. Les moins obtus pourront même reprendre les données démographiques et observer les ravages qu’ont entrainés la victoire de 1918 et la rouste de 1940.
Lucides sur nos forces et nos faiblesses, nous pourrions reprendre notre place en Occident et probablement nous placer aux côtés du Royaume-Uni comme un allié indéfectible, mais exigeant, de l’Empire. Plus que les vociférations de quelques nostalgiques aux idées plus ou moins claires et les rodomontades de souverainistes retors ou parfaitement idiots – ou les deux, nos remarques seraient d’autant mieux entendues qu’elles seraient formulées par un pays partageant les mêmes préoccupations et les mêmes analyses. Je reste ainsi persuadé qu’en 2002/2003, notre accord à une intervention en Irak aurait peut-être permis d’éviter l’immense gâchis qui a suivi car notre voix aurait porté. Et quand Villepin, adorateur de l’Empereur – un grand homme qui a quand même saigné la France et dévasté l’Europe – nous donne des leçons de morale, on ne peut que ricaner, lui qui a fait la tournée des dictateurs africains au printemps 2003 pour acheter quelques voix aux Nations unies et qui a été aux premières loges des pratiques politiques de Jacques Chirac, ce qui ne fait pas de lui un homme dont les leçons sont crédibles ou légitimes. Et puis, je n’ai jamais aimé le style pompier.
En réalité, le talent du pouvoir actuel à se déconsidérer conduit nos concitoyens à jeter le bébé avec l’eau du bain et à perdre de vue l’essentiel. Si demain le Président devait dire qu’il fait jour après chaque nuit, je ne le traiterais pas de menteur parce que c’est lui. S’il dit qu’il y a une guerre en cours, il ne fait que reprendre ce que nous avons écrit à nos dirigeants depuis 20 ans, et le fait que ce soit désormais dit et pensé par le Président ne change rien. S’il affirme qu’il fallait intervenir au plus vite au Niger pour intercepter nos otages avant qu’ils ne disparaissent, il ne prend pas de décision plus brutale que celle prise par Edouard Balladur et François Mitterrand en 1994 devant l’Airbus d’Air France. Et au-delà du jeu démocratique qui doit autoriser les critiques et les questions, il faut également observer un minimum de décence et ne pas hurler avec les loups quand le chef de l’Etat, et peu importe son nom, poursuit une action qui a été engagée par ses prédécesseurs il y a vingt ans.
C’est à cela qu’on reconnaît une nation, qui après tout n’a que les dirigeants qu’elle mérite…
Les catastrophes internationales ont le don d’attirer tous les marchands d’âneries, du conspirationniste au mythomane en passant par le stratège en chambre et l’extrémiste capable de trouver dans chaque fait la confirmation de son délire. C’est le cas des membres de l’association Union & défense des chrétiens d’Orient, un rassemblement d’esprits ouverts et courageux avides de justice et de paix entre les peuples, qui profitent des massacres de chrétiens par les jihadistes égyptiens et irakiens pour se lancer dans une étonnante explication du monde.
Comme le révèle l’adresse visible sur l’affiche, il y a tout lieu de penser que les fondateurs de cette association sont les turbulents garnements de l’ex-GUD, devenu l’ex-UDEA et que le passionnant blog Droite(s) extrême(s) suit attentivement. Rappelons que ces charmants bambins, qui portent volontiers la mèche de chef de char SS mais ne négligent pas la coiffure de Chéri Bibi, sont d’autant plus influencés par la chose militaire qu’ils sont incapables d’entrer dans l’armée et ont tendance à pleurer chez le dentiste. Quant à leur courage physique, il dépend du rapport de force (10 contre 1 leur paraît acceptable pour tabasser un étudiant) et de la quantité de mauvais vin ingurgitée. Quand je fréquentais la très rigoriste université de droit de la rue d’Assas, la vision de jeunes néo-nazis vomissant tripes et boyaux dans la rue à cause du Beaujolais nouveau relativisait la portée de leur engagement pour une Europe fière de sa civilisation et intransigeante sur le comportement de ses membres et le respect de leur dignité.
Ainsi donc, Saddam Hussein, le démocrate bien connu que l’on voit ici affublé d’une croix celtique – symbole du White Power dont on se doute que le regretté M. Hussein n’était pas membre – aurait eu raison. Contre qui ? Contre quoi ? Mystère. Il faut lire le communiqué en ligne et les commentaires ici et là pour découvrir la quintessence de la pensée de nos défenseurs des chrétiens d’Irak :
Le 31 octobre, un groupe affilié à la succursale de la CIA en Irak, entendez par là Al Quaïda, revendiquait l’attentat ayant coûté la vie à plus de 44 fidèles dont deux prêtres.
Inutile d’avoir fait de longues études pour retrouver dans cette introduction l’obsession anti américaine et conspirationniste de l’extrême-droite la moins évoluée. Je passe sur le « u » de Qaïda, preuve d’une ignorance manifeste, pour souligner, une fois de plus que la vision du monde de ces nazillons n’est guère éloignée des délires de Thierry Meyssan, le clown triste de la complotite. C’est plus bas que, ne craignant ni le ridicule ni le retour en arrière, le rédacteur du communiqué se livre à une fascinante imitation de Je suis partout ou de Signal :
A nos yeux, un seul coupable : l’impérialisme yankee lui-même à la botte des prédateurs cosmopolites de Wall Street et des zélotes de Tél Aviv. Après avoir ruiné le pays et provoqué le chaos, la « croisade » américaine n’aura finalement trouvé comme seul débouché que le renforcement du fondamentalisme sunnite, très utile pour justifier l’interventionnisme washingtonien. (Souligné par les auteurs du communiqué)
Comme pour fournir à Pierre-André Taguieff ou Antoine Vitkine la plus éclatante confirmation de leurs réflexions, nos « nationalistes français et européens » se roulent dans la fange de l’antisémitisme. Il faut bien être doué à quelque chose.
Les commentaires laissés par les habitués des sites sur lesquels a été diffusé ce communiqué sont, eux aussi, d’une clarté presque aveuglante. On y parle « d’Empire judéo-US », de « finance apatride », de « colonisation arabo-afro-musulmane », de paganisme (ah, le charme des cérémonies vikings le jour du solstice d’été sur les rives de la Baltique) et même une citation de Hitler, présenté comme « un homme d’Etat du XXe siècle » :
Les universalistes, les idéalistes, les utopistes visent trop haut. En promettant un paradis inaccessible, ils trompent tout le monde. Quelle que soit leur étiquette, qu’ils prennent le nom de chrétiens, de communistes, d’humanitaires, qu’ils soient sincères et stupides ou tireurs de ficelles et cyniques, ce sont tous en fait des fabricants d’esclaves.
Citer Hitler, il faut quand même le faire, mais il faut garder en mémoire ce que disait Michel Audiard de ceux qui osent tout. Ce n’est pas en se livrant à un concours de néologismes idiots que nos révolutionnaires de pacotille feront avancer leur cause sacrée, et on ne peut que s’en féliciter. La palme revient quand même à un internaute qui, lui aussi, repousse les limites :
L’Islam, création d’un juif essenien pour lutter contre le christianisme révolutionnaire, joue pour les cosmopolites communautaires de Washington et Tel-Aviv, toujours son rôle en nos temps dits modernes : éradication de toute forme d’universalisme au profit du racisme communautariste et religieux.
Et Saddam, alors, dont on se souvient qu’il avait le soutien de quelques souverainistes français de gauche comme de droite, comme Claude Cheysson, Jean-Pierre Chevènement ou notre nouveau secrétaire d’Etat chargé des Transports Thierry Mariani, que vient-il faire dans cette galère ? Il faut se souvenir que l’extrême droite française, toute à ses obsessions antiaméricaine et anti-israélienne, a toujours largement bénéficié des largesses de démocraties riantes comme l’Irak baassiste ou la République islamique d’Iran, et que certains « libres penseurs » de gauche ont su tisser avec ces Etats des relations étroites.
L’Irak de Saddam Hussein ne massacrait pas ses chrétiens, convenons-en. Et le dynamique maître de Bagdad comptait parmi ses plus proches collaborateurs le chrétien Tarek Aziz, ministre des Affaires étrangères, et même Vice-Premier ministre. Faut-il en conclure que le régime irakien faisait montre d’une grande ouverture d’esprit envers ses minorités ? Nous savons tous que non, et seul un mélange unique d’aveuglement idéologique et de bêtise crasse peut conduire à tirer de telles conclusions. Il y a fort à parier que si nos défenseurs des chrétiens d’Orient en croisaient un, un seul, un soir dans le métro, ils le passeraient à tabac pour le simple motif qu’il serait arabe…
Les jihadistes ont le sens de la fête et du partage. Après s’en être pris aux chrétiens d’Irak le 31 octobre dernier en attaquant la cathédrale de Bagdad (51 morts, plus de 60 blessés), nos turbulents barbus viennent de réaliser un nouveau carnage à Alexandrie. Un attentat-suicide, commis contre une église de la ville, le 1er janvier, a causé la mort de 23 coptes et en blessé près de 80.
Cette nouvelle horreur a suscité quelques commentaires que je vais tenter de contredire.
1/ Non, cet attentat n’est pas un échec opérationnel.
Loin, en effet d’atteindre les bilans ahurissants auxquels les jihadistes nous ont habitués en Irak ou au Pakistan, l’attaque d’Alexandrie constitue l’attentat le plus meurtrier jamais commis dans une grande ville égyptienne. Evidemment, les plus rigoureux d’entre vous gardent en mémoire les attentats de Louxor (17 novembre 1997 : 62 morts), du Taba et Ras Chetan (7 octobre 2004 : 32 morts) et surtout de Charm El Cheikh (23 juillet 2005 : 88 morts), et ils ont bien raison, mais ils notent également que ces opérations, réalisées par la Gama’a Islamiya ou par Al Qaïda, ont touché des sites touristiques, par essence vulnérables.
Quand on connaît la protection pointilleuse dont bénéficient, parfois à leur corps défendant, les coptes d’Egypte de la part du régime, on ne peut que souligner le macabre succès des planificateurs de l’attentat du 1er janvier dernier. Par ailleurs, juger de la qualité de cet attentat en rappelant qu’Al Qaïda utilise systématiquement une double charge est une ineptie. Les jihadistes font ce que leur permet l’environnement de l’objectif, et la méthode libanaise est loin d’être utilisée à chaque fois. Il suffit pour s’en convaincre d’observer ce qui se pratique au Pakistan ou au Maghreb.
2/ Non (mille fois non !), cet attentat n’est pas une aubaine pour le régime
Véritable maladie, la conspirationnite touche souvent les esprits faibles, prompts à avancer des explications simplistes à des événements complexes. Cette médiocrité, qui révèle le plus souvent une parfaite ignorance des ressorts historiques et une incompréhension manifeste des phénomènes observés, conduit à la diffusion de commentaires parfaitement idiots.
Comment, en effet, peut-on affirmer que le pouvoir égyptien va tirer profit du carnage du 1er janvier ? Listons ensemble les raisons.
Aucun Etat souverain, qui plus est soumis depuis 30 ans à l’activisme de radicaux religieux, ne peut tirer profit d’un tel échec de ses services de sécurité et d’un tel désaveu de ses annonces régulières (« il n’y a pas de menace », pour reprendre la forte pensée d’un colonel corse que j’ai beaucoup fréquenté). Loin de pouvoir profiter de cet attentat, Le Caire se trouve désormais soumis à une très forte pression de la part de ses partenaires occidentaux, et en particulier de l’Empire, un allié exigeant qui se sent, pour plusieurs raisons – dont au moins une est évidente – responsable du sort des chrétiens d’Orient.
Outre la révélation brutale des vulnérabilités égyptiennes, les terroristes ont réussi à démentir, et de quelle façon ! le dogme du régime qui veut que 1/ le pays n’abrite pas de terroristes 2/ qu’il est à l’abri du jihadisme qui frappe partout dans la région et surtout 3/ qu’il n’y a pas de lien entre le terrorisme et la religion.
Le grand trouble dans la Force que les autorités ont ressenti samedi soir a été dévoilé par les rapides déclarations du Raïs. Celui-ci n’a, comme d’habitude, pas hésité à évoquer une responsabilité étrangère, mais sans exclure l’implication d’un citoyen égyptien (nous allons y revenir). Les habitués de l’appareil sécuritaire égyptien, dont j’ai été dans une vie précédente, ne manqueront pas de souligner l’inflexion du discours officiel.
Avant, les terroristes de la Gama’a, du Jihad Islamique ou d’Al Qaïda étaient systématiquement qualifiés de « fous » et d’« extrémistes ». Extrémistes de quoi ? Mystère, car les autorités politiques et religieuses égyptiennes niaient farouchement les origines et/ou motivations religieuses des actes de terreur. Les conduire à reconnaître qu’il s’agissait peut-être, à la réflexion, de musulmans déviants mettant en pratique une interprétation erronée de l’islam relevait de l’exploit. Au pays de l’orthodoxie sunnite, incarnée par l’université Al Azhar, envisager qu’une lecture radicale de l’islam puisse conduire à de telles horreurs était impensable. Ce dogme était même repris par l’homme de la rue, prompt, lui aussi, à voir des complots – et non des nains – partout. En 2005, après les attentats dans le Sinaï, un brave homme interrogé par un journaliste avait affirmé avec l’aplomb des esprits faibles ou endormis que ces attaques ne pouvaient être que l’œuvre d’Israël, puisque « jamais un musulman ne ferait ça. » La belle excuse.
Désormais, l’Egypte, qui pensait comme l’Algérie avoir éradiqué la menace jihadiste sur son sol sans avoir réglé un seul de ses problèmes politiques, économiques, sociaux (Heureux les pauvres d’esprit car le Royaume des Cieux est à eux, Mathieu, 5.3) doit admettre que les attentats commis sur son sol, et il y en a eu plusieurs au Caire depuis quelques années, ne sont pas le fait de malades mentaux mais de terroristes censés. Car l’attaque d’Alexandrie n’est pas le fruit du hasard.
3/ Les coptes ont été frappés en raison de leur vulnérabilité, les objectifs occidentaux en Egypte sont trop bien défendus.
Une fois de plus, on touche au sublime. Comme je l’écrivais plus haut, l’attentat d’Alexandrie appuie là où ça fait mal. La communauté copte subit depuis des décennies des attaques de la part de jihadistes mais aussi de citoyens comme les autres, sensibles aux rumeurs les plus idiotes. Ainsi, les membres de l’Etat islamique d’Irak, plus connu sous le nom d’Al Qaïda en Irak, avaient réclamé, après la prise d’otages dans la cathédrale de Bagdad d’octobre dernier, la « libération de deux femmes converties à l’islam et retenues par des coptes » (il faudra penser à relire La rumeur d’Orléans, à l’occasion). Dans les années 90, les incidents étaient réguliers en Haute-Egypte et la tension n’a jamais vraiment disparu.
Comptable de la sécurité de TOUS ses citoyens, le régime égyptien n’a jamais compté ses efforts pour protéger les coptes, et ceux qui connaissent Le Caire pourront en témoigner. L’attaque d’Alexandrie a donc délibérément choisi de fragiliser le pouvoir en exacerbant les tensions entre les communautés. Rien de plus facile que de frapper au Caire, à Alexandrie ou sur les rivages de la Mer Rouge des sites touristiques, très fréquentés par les Occidentaux au moment de Noël. Le quartier copte du Vieux Caire, qui abrite la synagogue Ben Ezra et l’Eglise suspendue, deux lieux porteurs d’une histoire millénaire, est plus protégé que bien des ministères européens, et il se trouve à quelques pas de la mosquée Ibn Touloun, le plus ancien bâtiment islamique d’Egypte. Autant vous dire que la zone est assez fortement protégée et qu’à moins de disposer des effectifs des réseaux saoudiens ou yéménites (et de leurs moyens), les terroristes ne pouvaient que choisir Alexandrie.
Alors, qu’en conclure ? Les premiers éléments transmis par les autorités démentent la piste de la voiture piégée et accréditent la présence d’un kamikaze. Le Ministre de l’Intérieur a d’ailleurs, il y a quelques heures, révélé que ce-dernier pourrait bien être d’origine pakistanaise. Dans ce cas, cet attentat serait la première opération menée par des jihadistes étrangers en Egypte, et le coup serait encore plus rude pour le pouvoir et ses services. S’il devait être démontré que cette opération a été menée par les réseaux d’Al Qaïda en Irak, à la suite des appels lancés lors de l’attaque de la cathédrale de Bagdad, nous aurions la démonstration que le mouvement jihadiste irakien, qui a subi d’importantes pertes depuis 2006, a repris des forces et qu’il se montre à nouveau capable d’exporter sa violence (Istanbul les 15 et 10 novembre 2003 : 58 morts ; Amman le 9 décembre 2005 : 57 morts).
Il faut enfin se souvenir que l’ossature d’Al Qaïda est égyptienne et que les trois adjoints successifs d’Oussama Ben Laden étaient issus de la Gama’a ou du Jihad. La prise de contrôle par Ayman Al Zawahiry de l’organisation, après la disparition d’OBL, a naturellement pesé sur sa stratégie – comme je l’écrivais ici il y a près d’un an, ou même là en 2009. Après AQPA qui innove dans ses modes opératoires comme dans le choix de ses objectifs, après le TTP qui recrute aux Etats-Unis, après les Shebab qui frappent en Ouganda, voilà peut-être l’irruption d’AQI dans cette nouvelle dimension du jihad mondial. Intellectuellement, c’est fascinant. Opérationnellement, c’est un cauchemar.
Un mot, pour finir, de la polémique, si révélatrice, entre le Pape Benoît XVI et le grand imam d’Al Azhar, Ahmed Al Tayyeb. Appelant à la défense des chrétiens, le pape, qui s’exprimait avant l’attentat d’Alexandrie, a été violemment accusé d’ingérence dans les affaires intérieures égyptiennes par Ahmed Al Tayyeb. Plus curieux encore, la plus haute autorité intellectuelle de l’islam sunnite a répondu « Je ne suis pas d’accord avec le point de vue du pape, et je demande pourquoi il n’a pas appelé à la protection des musulmans quand ils se faisaient tuer en Irak ? ». Cette remarque est particulièrement intéressante, et prend un relief particulier alors que la tension monte en Europe sur l’échec, réel ou ressenti, de l’intégration des populations musulmanes dans la plupart des pays de l’UE (cf. le récent sondage sur la France et l’Allemagne, disponible ici).
Jusqu’à preuve du contraire, la communauté majoritaire dans un pays doit assurer la protection des communautés minoritaires, tandis que celles-ci doivent accepter les règles de vie de la majorité. Ce principe de tolérance réciproque étant établi, il convient ensuite, au cas par cas, de trouver des aménagements, mais sans jamais ni opprimer la minorité ni déshabiller la majorité. Si des excès sont commis, on en arrive rapidement à expulser les Roms (je dis ça, je dis rien) tandis que des institutions comme l’Union européenne en viennent à imprimer des agendas dans lesquels figurent toutes les fêtes religieuses possibles, à l’exception des fêtes chrétiennes. On pourrait également évoquer la dictature des plats hallal proposés à l’exception de tous les autres ou les demandes d’horaires aménagés pour que les femmes puissent aller à la piscine sans croiser d’hommes.
Réclamés par une minorité, ces compromis avec les us et coutumes du pays d’accueil sont douloureusement ressentis par des populations européennes déboussolées et de plus en plus persuadées – peut-être à raison – que l’Occident post-moderne a presque honte de son histoire et de son identité. Et ces petites faiblesses, ces renoncements, ces accommodements sont récupérés par l’extrême-droite, comme le soulignait récemment Caroline Fourest sur France-Culture, alors que nos dirigeants devraient être capables de présenter une amicale mais solide fermeté aux demandes d’exceptions. La situation devient franchement insupportable quand ceux qui réclament en Occident des passe-droits dénoncent avec force le supposé prosélytisme d’expatriés découverts en possession de deux exemplaires de la Bible. Le principe de réciprocité est, je l’ai déjà écrit, fondamental si l’on veut éviter les réactions brutales.
En se demandant pourquoi le pape n’avait pas appelé à la protection des musulmans d’Irak, Ahmed Al Tayyeb a oublié deux petits détails : en Irak, le Vatican a toujours condamné les violences, peu importe qui en étaient les auteurs. Et surtout, en Irak, les musulmans (en majorité chi’ites, puis sunnites) sont majoritaires…
Plus de neuf ans après les attentats du 11 septembre, les services de renseignement et de sécurité restent confrontés à une série de défis organisationnels, opérationnels et juridiques majeurs. Les rapports des commissions d’enquêtes et les audits internes que les gouvernements occidentaux ont demandés – ou se sont vus imposer – après des attaques d’Al Qaïda ont permis d’identifier les écueils que les responsables de la lutte contre le terrorisme devaient éviter, sans qu’ils en soient d’ailleurs nécessairement capables.
De nombreuses réunions ont dû alors ressembler à ce que vit Michael Douglas dans Traffic (2000, Steven Soderbergh) lorsqu’il demande à ses collaborateurs de « nouvelles idées », « sans censure ». Le silence qui suit est éloquent et me rappelle quelques réunions auxquelles j’ai été convié après un certain mois de septembre, il y a neuf ans.
Défis organisationnels
La pression politique née des attentats du 11 septembre et du flagrant échec de l’appareil sécuritaire conduisit l’Administration Bush à créer le Department of Homeland Security (www.dhs.gov), un ministère censé prendre sous son aile les actions des agences gouvernementales impliquées dans la gestion des menaces internes. Cette décision, qui visait à montrer à la population que les autorités se saisissaient de la menace terroriste, ne fit en réalité que compliquer la tâche, déjà ardue, des services. Plusieurs difficultés majeures apparurent en effet rapidement :
– d’innombrables querelles de périmètre entre le DHS et les services intérieurs, à commencer par le FBI, coiffé par le Département de la Justice, les douanes, les gardes-côtes et les milliers de services de police municipaux ;
– les importants mouvements de fonctionnaires, mutés vers le DHS ou recrutés spécialement, et mal formés/mal commandés, dans un contexte de paranoïa généralisée ;
– les réticences à partager les bases de données et les renseignements recueillis ;
– l’impossibilité à coordonner efficacement les actions d’une nouvelle entité administrative convaincue que sa légitimité se fondait sur l’échec des services « historiques ».
A la recherche de l’impossible coordination
Le rapport rédigé en 2004 par une commission spéciale du Congrès au sujet des attentats du 11 septembre (http://govinfo.library.unt.edu/911/report/index.htm) prouva nettement que le fiasco n’était pas tant dû à un manque de renseignements ou de moyens qu’à un complet échec du travail entre agences – voire au sein des agences.
Cependant, au lieu de faire fonctionner ce qui était déjà en place, l’Administration décida de créer des structures de coordination, dont le National Counterterrorism Center (www.nctc.gov), directement rattaché au Président et au chef de la communauté américaine du renseignement, le DNI (www.dni.gov). Aujourd’hui, cette multiplication d’échelons ne donne toujours pas satisfaction, comme l’a prouvée la récente éviction de l’amiral Blair par le Président Obama. Le DNI a en effet payé cash les alertes qu’ont été les attentats ratés de décembre 2009 (vol Amsterdam-Detroit) et de mai dernier (Times Square à New York) qui ont révélé un défaut de communication entre les services consulaires et la CIA ou des lacunes du FBI. L’agitation politico-administrative qui suit les crises n’accouche hélas que rarement de bonnes idées.
Les difficultés organisationnelles au sein de la communauté américaine du renseignement, qui sont légendaires, sont à la mesure des moyens dont elle dispose. Ils sont surtout révélateurs du maintien en vigueur des anciennes règles de cloisonnement, alors que la principale caractéristique de la menace jihadiste est justement sa volatilité et l’extrême mobilité de ses membres. Au Royaume-Uni, cette donnée a été prise en compte il y a de nombreuses années, et les fonctionnaires français n’ont de cesse d’admirer le faible nombre d’acteurs institutionnels de la lutte contre Al Qaïda et surtout leur totale intégration au sein du JTAC, un organisme unique au monde chargé de la synthèse et de l’analyse des renseignements portant sur la menace terroriste.
La France, qui présente elle aussi un excellent bilan contre les groupes jihadistes, est pourtant loin d’avoir atteint ce niveau d’intégration horizontale et verticale, et les réunions hebdomadaires dans les locaux de l’UCLAT ne sont, souvent, que l’occasion pour les « grands » services de briefer les « petits ». C’est ensuite dans les couloirs ou dans les cafés de la rue des Saussaies que se montent les véritables coopérations, lorsque les subordonnés font fi des rivalités de leurs chefs pour faire avancer, vaille que vaille, la machine. Evidemment, les succès de l’UCLAT tiennent aussi à la qualité de son chef, pas toujours choisi pour ses connaissances dans le domaine de la lutte contre le terrorisme…
Appréhender de façon rationnelle des réseaux en apparence irrationnels
Si le 11 septembre a constitué une cruelle révélation pour l’opinion publique, les spécialistes avaient dès les années 90s été frappés par les menaces véhiculées par la mouvance jihadiste, et surtout par son mode d’organisation. Pour exposer schématiquement un phénomène sur lequel je reviendrai longuement dans un autre billet, le fonctionnement de la mouvance islamiste radicale sunnite mêle deux types d’organisation, en apparence contradictoires.
Comme n’importe quel mouvement révolutionnaire clandestin, le groupe jihadiste classique, tel que conçu dans les années 70s et jusque dans les années 2000, est pensé comme un système militaire traditionnel. On y trouve une hiérarchie : chef, adjoints par fonction (action armée, finance, entrainement, communication/propagande, etc.), idéologues. On y trouve un système cloisonné, censé résister aux tentatives d’infiltration des services de sécurité, organisé selon les contingences géographiques ou opérationnelles. Cet organigramme est rarement totalement secret, et on parvient à le reconstituer en partie grâce aux signatures apposées au bas des communiqués de menaces ou de revendications. Ce type d’organisation, connue sous le nom de râteau, a longtemps été considéré comme le système le plus satisfaisant, aussi bien dans le monde administratif que dans celui du privé. Un exemple particulièrement parlant : le Département d’Etat de l’Empire (ici, son organigramme en 2006) :
Très vite, les responsables des SR chargés de surveiller, voire de démanteler, les réseaux jihadistes se sont trouvés dans l’incapacité de déchiffrer les organigrammes adverses avec la seule grille de lecture du râteau. Cette incapacité initiale, outre qu’elle révélait la déconnection entre certains organismes sécuritaires et le monde extérieur, présentait évidemment de grands dangers. Si on ne comprend pas une organisation, comment lutter contre elle ? Comment savoir quelle source recruter ? Quels téléphones écouter ? Quelles cellules démanteler ? Quelles autres infiltrer ? Il faut ici reconnaître et saluer le pragmatisme des services de police, qui furent beaucoup plus rapides à s’adapter, sans cependant s’abaisser à théoriser – pénible et universel mépris des opérationnels pour les « intellectuels ».
La grande nouveauté, qui va donc longtemps échapper à des responsables sécuritaires habitués à lutter contre des organisations paramilitaires classiques, comme le Hezbollah ou l’ETA, réside dans l’importance d’un système d’organisation complémentaire, reposant en grande partie sur la famille, l’origine régionale et le passage par les mêmes points nodaux du jihadisme : maquis, camps d’entraînement (Afghanistan, Pakistan, Soudan, Philippines), centres religieux (Pakistan, Arabie saoudite, Egypte, Royaume-Uni, Belgique), cellules principales (Royaume-Uni, Suède, Italie, Allemagne, Espagne), voire prisons – occidentales, cela va sans dire, car un jihadiste ressort rarement d’une prison du sud de la planète.
La mouvance islamiste radicale est en effet un petit monde disposant de ses codes, de ses signes de reconnaissance, de ses rites initiatiques, de ses passages obligés et de ses personnages ou faits légendaires. Elle est ainsi assez proche de ce que les criminologues ont pu observer au 20e siècle au sein des gangs actifs en Europe occidentale et surtout en Amérique du Nord (cf. www.cops.usdoj.gov/Default.asp?Item=1593) ou en Amérique centrale. Lorsque j’avais exposé à des policiers algériens, dans les années 90s, cette vision des réseaux jihadistes, ils n’avaient pu que cacher leurs sourires en m’expliquant que ce que nous avions mis au jour – et qui fut moqué en leur temps par quelques uns de nos anciens – était pour eux une réalité concrète qui leur servait quotidiennement pour remonter des cellules et les neutraliser. Certains groupes, que nous suivions d’Europe en nous basant sur l’étude de leur structure hiérarchique, étaient d’abord vus à Alger comme de véritables systèmes familiaux construits sur une identité initialement fondée autour d’une ville, d’un quartier ou d’une cité HLM.
Dès le début de la guerre civile, les services algériens identifièrent ainsi de véritables foyers islamistes, à Alger (Kouba, Cité de la Montagne) ou, par exemple, à Oran (Cité Emile Petit) et parvinrent à comprendre le fonctionnement de certaines cellules sur cette seule base. Le démantèlement du GIA, dans les années 97-99, s’explique de cette façon : regroupé au sud de Blida autour d’Antar Zouabri, le dernier carré du GIA fut finalement réduit au silence en raison de la structure familiale de son réseau de soutien. Une fois identifiée, cette vulnérabilité – que je décrirai dans mon post sur le jihad algérien dans quelques mois – permit aux services de sécurité algériens d’entreprendre un démantèlement méthodique du GIA tout en apportant des clés de compréhension indispensables aux services occidentaux.
Le succès de cette méthode nous conduisit à appliquer à l’échelle européenne cette grille de lecture, avec d’appréciables résultats – qu’il ne m’appartient pas de révéler ici – mais qui nous menèrent de la Bosnie à l’Irlande en passant par la Suède ou la Belgique et nous donnèrent surtout de précieuses indications, encore valables si on étudie le groupe de Hofstad (assassinat de Theo Van Gogh en novembre 2004) ou celui de Tooting (attentats de Londres en juillet 2005), sur le fonctionnement de la mouvance jihadiste.
Ce système international de solidarité jihadiste, au sein duquel les compétences de chacun sont mises à profit d’une opération ponctuelle, semble avoir été un exemple exceptionnel d’instauration intuitive d’une organisation matricielle. D’ailleurs, les récentes menaces terroristes en Europe, attribuées à Al Qaïda, pourraient bien illustrer cette mise en commun des moyens et des compétences : bloqué en Algérie, sans moyen d’action, l’état-major d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) aurait demandé de l’aide aux chefs d’Al Qaïda au Pakistan pour que ceux-ci mobilisent des réseaux mieux implantés. L’Union du Jihad Islamique (UJI), mouvement jihadiste turcophone, et Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), souvent cités depuis un mois, sont à même de réaliser des attentats au profit d’AQMI, mais finalement, au profit de l’ensemble de la mouvance.
Les exemples sont innombrables. Ils n’ont jamais cessé d’impressionner les services chargés de la lutte contre le terrorisme et ont contribué à populariser l’idée d’un « réseau des réseaux » jihadiste, copie islamiste radicale de l’architecture du Net. Ici, un exemple simplifié d’un réseau qui illustre le modèle des interconnexions multiples :
Les travaux que nous conduisîmes à nos rares heures perdues furent également, comme je l’écrivais plus haut, grandement facilités par les analyses des services de police nord-américains. En 2008, la Gendarmerie royale canadienne, un service particulièrement performant, diffusa une analyse qui résume bien ce que nous tentions d’expliquer sans les outils,méprisés par le monde de la sécurité, de la sociologie et de la gestion des ressources humaines. Parmi les paragraphes les plus parlants de l’étude de Michael C. Chettleburgh (cf. www.rcmp-grc.gc.ca/gazette/vol70n2/gang-bande-canada-fra.htm) figurent ces quelques phrases, lumineuses :
Nous assistons par ailleurs à une hybridation accrue des gangs de rue caractérisée par une composition multiethnique, une utilisation réduite de signes communicatifs comme les couleurs et le code vestimentaire, le passage de la protection des secteurs géographiques à la protection des marchés économiques, une collaboration accrue avec des groupes traditionnels du crime organisé et une perméabilité nouvelle permettant à des gangs ou des membres de gangs de s’associer pour une courte période afin de commettre des crimes opportunistes avant de se séparer.
Le terme d’hybridation, qui provient du vocabulaire de la chimie, a été utilisé pour la première fois par les services français en 2005, suscitant un intérêt poli. Il décrit pourtant parfaitement le phénomène auquel nous assistons au sein de la mouvance islamiste radicale depuis plus d’une décennie. Cette mobilité permanente, cette capacité à changer de cellule, voire de groupe – ce que les militaires de l’Empire ou les ingénieurs appellent adaptabilité opérationnelle – constituent des difficultés majeures pour des administrations régaliennes intrinsèquement rétives au(x) changement(s). La tentative, en 2004, de réorganiser un grand service français selon un schéma matriciel afin de l’adapter aux « nouvelles menaces » (jihadisme, criminalité internationale, prolifération) s’est conclue par un retentissant échec. Les auteurs de cette réforme, s’ils avaient parfaitement perçu le besoin d’adapter la structure aux menaces, avaient oublié quelques points fondamentaux. Une organisation matricielle ne peut en effet fonctionner que si ses membres :
– partagent tous la même formation et/ou possèdent tous la même culture opérationnelle/opérative ;
– comprennent dans quelle organisation ils évoluent, et quel est le but poursuivi ;
– adhèrent au projet global.
Ces caractéristiques sont manifestement celles des jihadistes, et elles autorisent une remarquable souplesse opérationnelle. Qui se souvient de Farid Hillali, alias Choukri, jihadiste marocain représentant en Europe du Front Islamique de Libération Moro philippin ? Ou des cellules iraniennes de la Gama’a Islamiya égyptienne qui favorisaient le passage de l’Iran vers l’Afghanistan des volontaires maghrébins ? Ou encore de cet émir suédois d’origine marocaine, Mohamed Moummou, tué au Kurdistan irakien alors qu’il dirigeait l’ancien groupe d’Abou Moussab Al Zarqawi ? Ou bien de ce Djamel aperçu dans le Londonistan et reparu à la tête de la cellule des attentats de Madrid quelques années plus tard ?
Une des principales forces de la mouvance jihadiste réside également dans la capacité de ses membres à agir de façon autonome s’ils pensent que cette action sera bénéfique. Ce goût pour l’initiative, même de la part d’individus étroitement liés au cœur d’Al Qaïda, offre à la mouvance d’immenses capacités opérationnelles. De même, l’adhésion préalable de ses membres au projet politico-religieux poursuivi par les groupes islamistes radicaux limite les risques de défection, en effet peu nombreuses, tout en garantissant une émulation dépourvue des compétitions individuelles qui minent souvent les groupes ou les organisations militaires. Certains émirs d’Al Qaïda ont ainsi choisi, alors que leur progression au sein de l’appareil aurait séduit plus d’un jeune diplômé occidental, de réaliser un attentat-suicide pour le bien de leur cause. L’arrestation en août 2005 en Turquie de Luay Sakka, un chef de réseau syrien impliqué dans l’envoi de volontaires en Irak et dans le financement des attentats d’Istanbul, en novembre 2005, confirma qu’une figure majeure de la mouvance pouvait décider de se sacrifier seule pour la cause, et pour le panache. (cf. www.state.gov/documents/organization/65465.pdf).
La comparaison va probablement vous sembler osée, et je tiens donc par avance à récuser toute comparaison, en l’état, entre le jihadisme et le nazisme. Pour autant, la lecture, il y a quelques années, de l’extraordinaire biographie de Hitler par Ian Kershaw ou de son essai Hitler : Essai sur le charisme en politique m’a fait découvrir ce que le grand historien britannique a résumé par la formule : « Le devoir de tout un chacun est d’essayer, dans l’esprit du Führer, de travailler dans sa direction », i. e vers le but que l’on pense qu’il aurait voulu atteindre, sans avoir à lui demander des instructions. Soit dit en passant, c’est par l’application de ce schéma mental de complète soumission intellectuelle que Kershaw explique l’absence de Hitler lors de la funeste conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942.
Si on laisse de côté la comparaison sans objet – le débat aura lieu entre historiens quand nous serons tous morts – entre nazisme et jihadisme, il faut admettre que le mode de fonctionnement de la mouvance jihadisme obéit en grande partie à ce schéma, en particulier en ce qui concerne le fameux 3e cercle – que j’ai déjà décrit ici – que les services de sécurité considèrent comme une menace très sérieuse en raison de sa quasi invisibilité.
Je m’en voudrais enfin de ne pas évoquer, même brièvement, la nature féodale des liens qui unissent les deux premiers cercles constitués autour d’Oussama Ben Laden par les éléments les plus organisés de la mouvance jihadiste. Sa manifestation la plus connue est le serment d’allégeance (bay’a / بَيْعَة) que doivent prêter à OBL les candidats à l’intégration dans Al Qaïda. Cette allégeance implique une fidélité sans faille au chef terroriste, à son organisation et à ses desseins, et elle a été illustrée à de nombreuses reprises depuis plus de 15 ans. L’exemple le plus récent a été donné par le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) en 2006 lorsque, après des échanges de lettres et de compliments entre son émir et les chefs d’AQ au Pakistan, le mouvement algérien a été littéralement adoubé avant de devenir, en janvier 2007, Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI).
Cette organisation féodale, avec son système de vassalités croisées mêlé à un mode de fonctionnement clanique, continue d’échapper aux nouveaux venus du contre-terrorisme. Son étude est surtout interdite, par respect pour le Secret Défense, aux universitaires, dont les compétences nous seraient si précieuses pour comprendre les phénomènes émergents (jihadisme africain, basculement de certains jeunes musulmans européens dans le radicalisme) et tenter de les limiter.
Il ne nous reste donc qu’à reprendre nos vieux manuels d’histoire médiévale ou, de façon plus ludique, qu’à visionner l’intégrale des Sopranos. Après tout, le fonctionnement de la mafia a beaucoup à voir avec la féodalité. Il s’agit enfin d’adapter notre système répressif à ces réalités qui le mettent en partie en échec. Les dernières années nous ont ainsi enseigné que les peines de prison classiques ne venaient pas à bout des certitudes idéologiques des jihadistes (cf. la récente implication de Djamel Beghal dans un projet d’évasion d’islamistes radicaux). Les programmes de réhabilitation religieuse lancés par les riantes démocraties que sont l’Arabie saoudite – coeur du radicalisme sunnite – et du Yémén – Etat en voie d’effondrement aux relations plus que troubles avec l’islam radical – ont de leur côté montré très vite leurs limites, et on ne compte plus les jihadistes réhabilités retournés au terrorisme après quelques semaines. Finalement, comme pour les violeurs récidivistes aux perversions incurables, nos jihadistes paraissent incapables de changer tant leur adhésion à la cause est viscérale mélange de foi religieuse, de colère politique et de rage sociale. Donald Rumsfeld, qui n’était pas le dernier dès qu’il s’agissait de raconter des sottises, affirma un jour qu’il était particulièrement en verve, que la solution consistait à liquider tous les étudiants sortant des écoles coraniques du Pakistan – et du Golfe, aurait-il pu ajouter. Comme toujours chez les néoconservateurs, le constat était bon, et suivi d’une mauvaise solution. Mais la question demeure : comment lutter contre l’islam radical sans casser son moteur idéologique ?
La question des bases de données : pas de traque sans fichier.
L’extrême mobilité des jihadistes, décrite par Peter Bergen dans son classique Jihad, Inc et observée dès les premiers attentats d’Al Qaïda au début des années 90s, a naturellement renforcé l’importance des bases de données.
Elle a surtout mis en avant la nécessité de leur interconnexion – sans parler de la cohérence du fichage et du travail fondamental de criblage, cette dernière activité demandant ténacité, imagination et un minimum de compréhension de ce qu’on apprend des ensembles lors des cours de mathématiques au lycée. On peut également avoir un don, mais je préfère ne pas évoquer mon cas personnel.
La majorité des correspondances entre services est constituée par des interrogations de fichiers, qu’il s’agisse de classiques demandes de renseignement ou de criblages réalisés dans l’urgence, lors de crises sécuritaires (attentats, démantèlements de réseaux, etc.).
L’intervention en Afghanistan puis l’invasion de l’Irak ont conduit la CIA à conduire un ambitieux projet de gestions des centaines de milliers de pages saisies dans les fiefs des Taliban ou dans les locaux de l’appareil d’Etat irakien.
A l’occasion de la présidence américaine du G8, en 2004, l’agence proposa à ses partenaires de se connecter à cette gigantesque base de données afin de mettre en commun, en temps réel, les connaissances acquises sur le terrain ou lors des enquêtes. Le projet, mené par la CIA et auquel était associée la DIA, impliquait la présence dans toutes les unités de combat américaines d’un spécialiste chargé de scanner et d’indexer les documents saisis. Des résumés traduits de ces archives devaient permettre aux services associés d’aller à l’essentiel. Plusieurs obstacles mirent fin prématurément à la dimension internationale du projet :
Juridiques : les services intérieurs européens et japonais firent valoir qu’il leur était impossible de laisser un libre accès aux données intégrées à des procédures judicaires. De la même façon, ils se refusaient à laisser les services judiciaires américains construire des procédures sur les renseignements recueillis en dehors d’une commission rogatoire. Il n’était en effet pas question de laisser des policiers européens apparaître dans des procédures américaines sur lesquelles il n’y aurait aucun contrôle. Enfin, même si cet argument n’a évidemment jamais été mentionné officiellement, aucun des pays du G7 ne comptait autoriser les services russes à puiser dans ses fichiers des données permettant de mener des opérations illégales – même si ce n’est pas leur genre.
Certains responsables estimaient par ailleurs que l’accès à des bases de données « étrangères » provoquerait d’innombrables viols de la règle dite « du tiers service » et aboutirait à de graves confusions. Pour eux, trop de renseignements tueraient inévitablement le renseignement
Opérationnels : Un accès libre aux bases de données des services aurait exposé les sources à l’origine des renseignements, et aucun des partenaires sollicités par la CIA n’était prêt à un tel risque.
Techniques : Plus prosaïquement, les systèmes d’exploitation des fichiers des services du G8 étaient incompatibles et les relier entre eux auraient demandé un temps et des moyens considérables, sans même parler des infinies difficultés liées aux droits d’accès.
Près de neuf ans après les attentats du 11 septembre, la question des bases de données est donc loin d’être réglée, et les accords signés entre les Etats-Unis et l’Union européenne sur les fichiers de passagers n’ont pas d’utilité opérationnelle immédiate.
Plus que jamais, les échanges ad hoc sur tel ou tel individu vont donc rester la norme entre services. Rien n’indique, de toute façon, que l’accès aux fichiers français ou allemands aurait permis à la CIA ou au FBI d’éviter les attentats du 11 septembre. La cellule de Hambourg avait été signalée à la CIA en 2000, celle-ci avait interrogé la DST française en août 2001 au sujet de Zaccarias Moussaoui, et le QG de FBI n’avait prêté aucune attention aux rapports rédigés par des bureaux de Miami et Phoenix. Les services américains disposaient de tous les éléments nécessaires, il ne leur manquait qu’un minimum d’organisation…
Le besoin de bâtir de nouvelles bases n’a cependant pas disparu. Ainsi, conscients depuis le début des années 2000 de la dangerosité des réseaux pakistanais présents au Royaume-Uni, les services britanniques ont mis en place, après les attentats de juillet 2005 à Londres, un système de fichage de tous les voyageurs entre le Royaume-Uni et le Pakistan.
Défis opérationnels et juridiques
Des difficultés autrement plus importantes ont fait leur apparition dès les débuts de l’intervention occidentale en Afghanistan. Jusqu’en octobre 2001, les pays occidentaux, qui connaissaient les liens entre les Taliban et Al Qaïda, géraient la menace grâce à leurs services judiciaires. Seuls les Etats-Unis, qui avaient bombardé des camps en août 98, le Royaume-Uni et la France disposaient sur le terrain d’une poignée de membres de leurs services de renseignement ou des forces spéciales. La priorité avait été donnée à la judiciarisation des affaires impliquant des individus ayant séjourné en Afghanistan, qui étaient systématiquement entendus à leur arrivée en Europe.
Dès 1997, la justice française avait émis une commission rogatoire internationale (CRI) portant sur les filières afghanes placée sous la responsabilité du pôle antiterroriste du parquet de Paris et de la DST. Et en 1999, le Conseil de sécurité des Nations unies créa, par la Résolution 1267, un comité spécial (cf. www.un.org/sc/committees/1267/) chargé de sanctionner l’émirat talêb, Al Qaïda et leurs soutiens. Sans conséquence opérationnelle, ce dispositif eut en revanche un réel poids diplomatique contre les Etats qui accueillaient, voire soutenaient, les fameuses ONG islamiques impliquées dans une réislamisation radicale de pays musulmans du Sud. Allez donc demander à un responsable saoudien des nouvelles de l’ONG Al Haramein, vous verrez sa tête.
La décision américaine d’intervenir militairement en Afghanistan, à partir du 7 octobre 2001, introduisit une nouvelle dimension dans la gestion des terroristes, ou supposés tels, présents dans le pays. Nul n’avait en effet pris le temps d’établir des règles régissant leur sort. Deux options se présentaient aux Etats de la coalition : considérer les prisonniers, Taliban ou membres d’Al Qaïda, comme des prisonniers de guerre et les traiter ainsi, ou intégrer aux forces combattantes des policiers qui les auraient formellement interpellés. Dans les deux cas, les prisonniers auraient ainsi bénéficié d’un statut juridique. En créant, contre toute logique, le statut d’ennemi combattant, l’Administration Bush commit une lourde erreur juridique puis politique qui aboutit à l’impasse de Guantanamo (cf. www.jtfgtmo.southcom.mil/) et d’autres prisons. La leçon a d’ailleurs été retenue puisque les pirates somaliens capturés par les marines européennes dans l’Océan Indien sont transférés en Europe afin d’y être mis en examen, puis jugés. Les malheureux seront de toute façon mieux traités dans les prisons danoises que sur les bateaux-mères.
Peut-on judiciariser une guerre ? Evidemment non. Doit-on nier les droits fondamentaux des terroristes ? Pas plus. Mais alors, comment fait-on ?
La Russie a réglé à sa façon ce débat juridique – et celui, exposé plus haut, de l’incapacité des jihadistes à se réformer – en ne faisant pas de prisonnier, mais la méthode, si elle peut donner des résultats ponctuellement acceptables d’un strict point de vue opérationnel, est inacceptable dans une démocratie. La mise en œuvre de juridictions d’exception, nous le savons bien, est le prélude à des accommodements de plus en plus grands avec la loi, sa lettre et son esprit. Le cinéma a choisi de dénoncer ses dérives dans plusieurs films, dont Rendition (2007, Gavin Hood) et surtout The road to Guantanamo (2006, Michael Winterbottom et Mat Whitecross) tandis que la découverte des sévices infligés à Abou Ghraïb relança le débat sans fin sur la torture.
Par delà l’action violente : la guerre des mots
Ce n’est pas pour entrainer le Pakistan dans la guerre que les dirigeants d’Al Qaïda ont choisi de se réfugier au Waziristân. Traqués par les forces de la Coalition, ils n’ont eu d’autre choix que de suivre leurs protecteurs taliban dans les zones tribales. Ce calcul, initialement tactique, a eu d’importantes conséquences stratégiques, d’abord en fragilisant le pouvoir pakistanais face à son opposition islamique, ensuite en radicalisant cette dernière et en entraînant l’apparition des Taliban pakistanais, enfin aux yeux du monde musulman que l’Amérique était bien en guerre contre lui.
Cette croyance, qui oublie la grande liberté religieuse offerte aux Etats-Unis et les interventions américaines en Bosnie contre les Serbes ou en Somalie pour tenter de stopper la guerre civile et la famine, n’a fait que croître depuis. La succession de crises diplomatico-religieuses d’importances inégales (dossier nucléaire iranien, caricatures du Prophète, loi sur la laïcité en France puis interdiction de la burqa, dégradation – si cela est encore possible – de la situation dans les Territoires palestiniens, scandale d’Abou Ghraïb, menaces d’autodafé du Coran, etc.) semble avoir durablement enraciné cette perception dans la vision du monde qu’ont certains dans les pays musulmans.
Fondée par Oussama Ben Laden à partir du Bureau des Services de Peshawar, dont la mission était d’attirer des volontaires au jihad contre les Soviétiques, Al Qaïda est l’incarnation d’un radicalisme islamiste émergent, qualifié de jihadisme depuis les attentats du 11 septembre malgré les protestations de plusieurs autorités religieuses musulmanes. Minoritaires au sein de la communauté des croyants, les jihadistes ont su habilement reprendre à leur compte plusieurs thèmes primordiaux et devenir le fer de lance de l’exaspération des populations du Sud. Ce véritable hold-up a été largement facilité par les dictatures arabes, incapables de renoncer à leur mode si particulier de gouvernance (cf. www.unesco.org/most/globalisation/govarab.htm) et comme paralysés par la poussée islamiste. Il faut d’ailleurs noter, et s’émouvoir, de l’incapacité de la totalité des régimes musulmans à condamner le terrorisme jihadiste, soit parce qu’ils le soutiennent, soit parce qu’ils redoutent de passer pour des vassaux de l’Occident.
Cette autocensure donne ses plus spectaculaires résultats à l’occasion des régulières polémiques religieuses que quelques humoristes plus ou moins talentueux déclenchent en Europe du Nord, ou récemment en Floride. Une caricature, une remarque déplacée, un projet insensé d’autodafé de Corans, et nous voilà au bord de l’embrasement. Restons sérieux : quelle devrait être la portée de ce genre de provocations ? Pourquoi les autorités temporelles et spirituelles du monde musulman se révèlent-elles incapables de dire « Voyons, tout cela n’a aucune importance, ce pasteur est un fou, ce cinéaste est un imbécile, cette journaliste est une idiote, ne prêtez aucune attention à ces fauteurs de troubles ». Au lieu de cela, au lieu de ce que l’on est en droit d’attendre d’un pouvoir responsable, on entend la grande litanie de l’innocence outragée, de la vertu bafouée. Pas une voix, pas une voix audible en tout cas, pour dénoncer la mascarade.
Et les responsables occidentaux, comme pris d’un néfaste syndrome munichois, d’appeler à la raison les auteurs isolés de ces actes absurdes et non les responsables religieux qui osent comparer l’incendie de 200 livres de poche un « acte de terrorisme ». Je ne vais pas nier que ces provocations sont odieuses et qu’elles méritent autant d’être condamnées que d’être méprisées, mais comment croire qu’elles soient plus conspuées que les attentats contre les restaurants au Maroc ou les hôtels à Amman ? Les médias ont bien sûr leur part de responsabilité, et il y a une forme de jeu pervers entre les provocateurs et les caméras, mais nous sommes au 21e siècle et nos dirigeants ne découvrent pas, comme le fit Nixon face à Kennedy, que le pouvoir de l’image dépasse parfois celui des mots.
L’Occident judéo-chrétien a connu bien des ténèbres et certains siècles sont là pour nous rappeler que la tolérance religieuse n’a pas toujours été au nord de la Méditerranée. Cet héritage sanglant, qui va jusqu’au cataclysme unique de la Shoah en passant par le massacre des populations d’Amérique, les procès en sorcellerie ou en hérésie et les guerres civilo-religieuses, lui permettent de tolérer aujourd’hui les blagues sur les prêtres pédophiles, les films sur les pensionnats de jeunes filles en Irlande ou celui, absolument remarquable, de Scorsese sur le Christ. Et quand une bande de jeunes crétins incendie un cinéma place St Michel parce qu’il projette La dernière tentation du Christ, la réprobation est, à juste titre générale.
Quand le grand Milos Forman (Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975 ; Hair, 1979 ; Amadeus, 1984 ; Valmont, 1989) diffuse une affiche provocante pour son génial Larry Flynt (1996), il est certes attaqué par les religieux, mais il est défendu par la majorité.
On aurait aimé que le non moins génial Salman Rushdie soit défendu de la même manière dans le monde musulman lorsque le régime iranien publia une fatwa appelant à son meurtre, en 1989, après la publication des Versets sataniques.
La lutte contre le jihadisme et l’islam radical devrait emprunter, à mon sens, trois voies au sein d’une stratégie globale qui manque cruellement.
Nous devons d’abord, plus que jamais, poursuivre la conduite d’actions judiciaires publiques selon le fameux triptyque enquête+arrestations+procès afin de renforcer notre démocratie et surtout profiter de l’exposition publique des jihadistes pour faire l’éducation des foules.
Il nous faut ensuite, comme je l’ai écrit ici en août dernier, assumer la nouvelle donne sécuritaire internationale et donc admettre, qu’on le veuille ou non, qu’une guerre d’un nouveau genre est en cours. Nous ne l’avons peut-être pas voulue, nous ne l’avons peut-être pas déclenchée, mais l’évidence s’impose, et elle est d’autant plus cruelle que pour faire une guerre, s’il faut bien deux belligérants, il ne faut qu’un agresseur. Il me semble que nous l’avons identifié, et la capacité du jihadisme à accélérer la destabilisation d’Etats ou de régions constitue un défi assez grand pour que nous ne refusions plus l’évidence.
Enfin, et c’est ce à quoi s’oblige le Président Obama, il faut conduire la guerre des idées. Contrairement à quelques populistes européens, il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain et condamner en bloc 14 siècles de civilisation musulmane. Il faut cependant poser les questions qui fâchent au sujet de la capacité d’une société donnée à incorporer trop vite une masse, même pacifique, de migrants d’une autre culture, et il faut se montrer intransigeant quant à nos valeurs. Elles ne sont peut-être pas universelles, mais ce sont les nôtres, et le respect que nous entendons pratiquer à l’égard d’autres systèmes moraux mondiaux doivent également s’appliquer à nous-mêmes. Dans ce cadre, la guerre des mots fait rage : démocratie, égalité, laïcité, justice. Curieusement, personne, à part les partis d’extrême-droite auxquels nous abandonnons une fois de plus une sorte d’exclusivité, ne tente de mener cette guerre du langage. Assez curieusement, des services engagés de longue date dans la lutte contre le jihadisme font encore l’impasse sur les méthodes d’agit-prop. Dieu sait pourtant que ces agences pourraient aisément faire pression sur quelques idéologues radicaux tout en soutenant avec doigté des réformateurs. Mais il faudrait que les Etats concernés aient établi des plans d’action, aient conçu une doctrine. Pour l’heure, en France, les livres blancs s’accumulent sans que les conclusions opérationnelles en découlent – et de toute façon, avec quel argent pourrait-on les mettre en application ? Les Etats anglo-saxons semblent progressivement abandonner la community policy qui a montré ses limites lors des récentes crises diplomatico-religieuses. Quant à l’Empire, il conduit depuis 2001 une diplomatie globale faite d’actions armées assumées et de démarches plus positives. Il suffit pour s’en convaincre de fréquenter le site Internet du Central Command, mais il me paraît pour le moins prématuré d’évoquer une régression de la menace. Le très beau discours du Caire n’a, comme le redoutaient certains, décidément servi à rien.
J’ai pour ma part la conviction, déjà exposée ici comme dans une précédente vie au sein de l’administration, que nous sommes engagés dans une guérilla mondiale qu’il nous appartient de mener avec subtilité mais sans faiblesse. En laissant aux jihadistes, et derrière eux aux fondamentalistes, le monopole de la parole publique, nous exposons l’écrasante majorité du monde musulman à l’influence néfaste de quelques dizaines de milliers d’imposteurs. Cette lâcheté n’est pas seulement indigne, elle est suicidaire. Il faut donner la parole aux musulmans modernes, ceux à qui on ne demande aucunement de renoncer à leur foi, mais à qui nous sommes bien obligés de dire que nous, chrétiens ou juifs, nous avons su surmonter la tentation obscurantiste si bien décrite par Caroline Fourest. Il faut soutenir les intellectuels comme Malek Chebel qui osent écrire sur l’esclavage ou la sexualité en terre d’islam, ceux qui réfutent la légende dorée du salafisme. Il faut répondre point par point, ne rien laisser passer en Europe au sujet des horaires aménagés dans les piscines ou des des exigences dans les hôpitaux, il faut rappeler à certains Etats que le principe de réciprocité est un fondamental. Pourquoi laisser des musulmans radicaux – mais peu importe, après tout, leur religion – réclamer des exceptions au droit commun pour la pratique de leur culte, alors que des chrétiens – les juifs, hélas, ont été chassés depuis bien longtemps – ne peuvent même pas posséder plus d’une seule bible en Algérie, soi-disant « république démocratique et populaire ».
Il ne s’agit pas d’exercer d’insupportables pressions sur des populations, il s’agit de ne pas nier son propre héritage. En osant qualifier le multiculturalisme allemand d’échec, Angela Merkel a été accusée de dérive populiste. L’attaque était si prévisible qu’elle n’a même pas porté. Le constat, terrible, infiniment triste, devrait désormais provoquer un sursaut, susciter des questions (qu’est-ce qui a raté ? quand ? pourquoi ? l’échec était-il inévitable ?). Sans questionnement, pas de réponse, et sans réponse, pas de salut. Il n’est pas trop tard pour accompagner, si cela est possible, la modernisation d’un islam que trop d’Occidentaux méconnaissent. Et si une entente est impossible, alors il faudra monter sur les remparts et tenir la position.
Pour la deuxième fois en une semaine, Bernard Squarcini, ancien n°2 des Renseignements Généraux et actuel Directeur de la DRCI, a averti ses compatriotes de l’imminence d’une menace terroriste sobrement qualifiée de « majeure ». Quand on connaît l’homme, les services français et l’habituelle discrétion de nos gouvernants sur ces sujets, on est en droit de penser que le danger est là et qu’il ne saurait être comparé aux supposés ravages d’une maladie exotique, fut-ce-t-elle porcine ou aviaire.
Le calamiteux mode de gouvernement mis en place depuis 2007, fait d’outrances verbales, d’amateurisme, de mauvaise foi, d’incompétence et d’aveuglement, a durablement détourné les Français de leurs dirigeants. Dans ces conditions, les appels à la vigilance de M. Squarcini ne suscitent que des réactions proprement imbéciles. Les accusations sont nombreuses, et elles en disent long sur les imprécateurs.
Des menaces terroristes ? Encore une manœuvre de diversion pour stigmatiser une religion et/ou une communauté, ou pour faire oublier les interventions du DGPN en faveur de son fils, ou pour détourner l’attention de la désastreuse affaire Woerth, ou encore pour justifier l’extrême énervement d’un Président qui de toute façon n’a jamais été très calme. Et si ces menaces sont avérées, elles ne sont, de toute façon, que la conséquence de son atlantisme, de la loi sur la burqa, de l’engagement français en Afghanistan, voire de nos rapports par trop étroits avec les dictatures du Sahel.
Tout se passe, en réalité, comme si une partie de l’équation était sciemment ignorée par les imprécateurs – ceux-là même qui dans de grands élans lyriques inspirés par un vieux fond pétainiste, par une coupable nostalgie pour le marxisme ou par un gaullisme rance, me conspuent à longueur de mails, me soupçonnent d’être vendu à l’Amérique ou de ne pas être un authentique « patriote ». Pour ceux-là, et dans une remarquable démonstration de logique, on peut être vendu à tous les camps, quand bien même seraient-ils incompatibles, et c’est bien en raison de la médiocrité de ces reproches que nous allons les ignorer et nous concentrer sur ces menaces terroristes émanant de la mouvance jihadiste.
Il ne m’appartient pas ici de révéler quoi que ce soit sur la nature des menaces qui pèsent sur notre pays et surtout sur nos concitoyens. Il me semble en revanche plutôt utile de rappeler quelques points fondamentaux :
La France est menacée par les groupes islamistes radicaux algériens depuis le début de la guerre civile algérienne (1992). Accusée d’avoir soutenu le coup d’Etat qui mit fin au processus électoral qui devait donner au Front Islamique du Salut (FIS) la majorité parlementaire, la France n’a cessé d’être visée par les mouvements islamistes algériens : assassinats et enlèvements dès 1993, attentats en France en 1995, sans parler de la terrible affaire de l’Airbus en décembre 1994. Inutile de préciser que le Président de l’époque, un certain François M, n’était pas connu pour être un homme facilement agacé, fasciné par les Etats-Unis ou amateur de montres que seuls portent les souteneurs et les golden boys.
Faut-il préciser que la haine que nous vouaient – que nous vouent toujours – les radicaux algériens avait surtout à voir avec notre douloureuse histoire en Afrique du Nord, notre soutien au régime algérien et surtout nos valeurs républicaines et laïques ? Qui se souvient, parmi les « experts » qui se succèdent dans les médias, que de nombreux membres du FIS ou du GIA étaient des fils de harkis, rejetés par l’Etat algérien comme leurs parents l’avaient été en 1962 ? N’est-ce pas être aveuglé qu’attribuer à un seul homme, même le plus critiquable, la cause de tous nos maux ? Estimer que chaque phénomène n’est le produit que d’une cause simple ne révèle-t-il pas l’étendue de l’ignorance, voire de l’inconscience, de ceux qui osent de telles analyses ?
Malgré les vociférations de certains, d’ailleurs de plus en plus nombreux, la France est et reste, jusqu’à plus ample information, un pays occidental, et elle est à ce titre incluse par les islamistes radicaux et autres jihadistes dans leur simplissime vision du monde : les pays musulmans et les autres.
On peut déplorer, comme moi, que cette rhétorique primaire prenne en otage une religion et sa civilisation, on peut tout autant regretter le silence embarrassé des autorités morales, mais il faut bien constater que cette vision du monde est partagée, ou du moins acceptée, par un nombre croissant et préoccupant des habitants de cette planète. Notre système social, notre mode de gouvernement, notre organisation économique, malgré leurs ratés et leurs difficultés, sont à la fois enviés et contestés par une frange de la population mondiale. N’oublions pas que de nombreux Etats occidentaux ont été visés et/ou frappés par le jihadisme (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni, Belgique, Norvège, Suède, Danemark, Allemagne, Pays-Bas, Espagne, Italie, France), qu’ils soient ou non membres de l’OTAN, engagés ou pas en Afghanistan ou en Irak – et parfois même bien avant le déclenchement de ces deux guerres.
Faut-il rappeler que les premières affaires de voile islamique remontent à juin 1989 ? Où était donc Nicolas Sarkozy à l’époque ? Qui était donc Ministre de l’Intérieur et des Cultes ? Et qui a décidé en 2004 d’expulser les imams les plus radicaux, sinon Dominique de Villepin, le Napoléon au petit pied ? Et quel est donc ce Président dont le GIA demanda par deux fois, en 1995 et 1996, la conversion à l’islam ? Et qui a décidé de l’engagement de la France en Afghanistan, sinon un Premier ministre socialiste ?
Les menaces proférées contre notre pays ne dépendent pas tant de nos positions que de notre simple identité, peu importe qui est le Père de la Nation… Ce constat est évidemment terrifiant, car il exonère notre classe politique de ses errements – et Dieu sait s’ils sont nombreux – et nous renvoie à la violence d’individus avec lesquels il est intrinsèquement impossible de s’entendre.
Que les motivations des jihadistes se nourrissent de nos fautes passées ou des injustices dont ils se sentent, à tort ou à raison, victimes, cela ne fait pas de doute. Violences politiques, corruption, pauvreté, occupation, colonisation, personne ne nie ces faits terribles. Mais il s’agit ici de ne pas se leurrer : la phase de négociation est passée, le court moment pendant lequel il nous aurait été possible de sauver l’espoir dans les pays arabo-musulmans est passé, et bien passé. Désormais, et même si le terme choque nos belles âmes, la guerre est là, à nos portes, forme inédite et fascinante d’insurrection globale sur fond de mutations sociales et identitaires occidentales, alors que nos démocraties semblent éprouver du mal à se renouveler à l’occasion d’une longue période de paix – mais comment peut-on en arriver à redouter la paix ?
Je ne vais pas ajouter ma voix au concert actuel à celle des experts, consultants, spécialistes, anciens du 2e Bureau, membres de l’amicale des chaussures à clous, je raconterai plus tard mes humbles souvenirs du Sahel. Je préfère m’inquiéter de la réaction de nos concitoyens, de leur incapacité à séparer la légitime détestation d’un régime avec l’appréhension rationnelle d’une menace. Du coup, les sites Internet de la presse nationale – c’est à se demander d’ailleurs si certains se sont dotés de modérateurs, à moins que ces-derniers ne soient basés près de Peshawar – reflètent la schizophrénie d’un Etat dont le peuple soupçonne ses gouvernants des pires manœuvres tandis que des administrations, des militaires, des universitaires et une poignée de journalistes tentent de prévenir la menace en la décrivant et en tentant d’en dresser un portrait intelligible par le plus grand nombre.
Cette France, obsédée par les complots, suspicieuse, craintive, dégage de bien nauséabonds relents et elle expose dangereusement ses plus grandes et ses plus intimes failles. Le refus de voir l’ennemi, le déni de la menace, qui rappelle le pacifisme le plus irresponsable qui succéda à la Première guerre mondiale et qui facilita grandement la Seconde, l’incapacité à se mobiliser, tout cela en dit long sur notre abattement, sur l’absence de grandes causes, de grands projets.
Le passage à l’acte des terroristes a toujours constitué un défi adressé aux psychologues, aux enquêteurs et aux magistrats. Et je ne parle même pas des kamikazes, intrinsèquement assez délicats à interroger – sauf si vous avez déjà réussi à dialoguer avec un sac à viande. De ce point de vue, les actes de terreur perpétrés par les groupes jihadistes algériens m’ont toujours semblé d’une désarmante banalité, et il a souvent manqué aux opérationnels du GIA la petite touche de fantaisie apportée par les Egyptiens d’Al Qaïda : attentats simultanés, cibles multiples, saturation des défenses. La société française, anxieuse, traversée d’innombrables revendications corporatistes, fragilisée par les menées communautaristes, rongée par le doute, me semble présentertous les symptômes d’un malade qui attend qu’on l’achève. Dans notre malheur, nous pouvons nous féliciter de la médiocrité des planificateurs du jihad algérien, mais il nous faut redouter l’habileté du bon Docteur Zawahiry, l’adjoint dévoué d’Oussama Ben Laden (RIP) et l’aimable conseiller de la planète jihadiste. Cet homme, ô combien habile, a sans doute remarqué à quel point la France était « l’homme malade de l’Europe », et il nous faut désormais craindre des coups autrement plus violents que l’enlèvement de 7 employés d’entreprises françaises au Niger.
Quelle sera donc la réaction de la France lorsque Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, se réveilleront un matin comme Madrid, Londres, voire comme Bombay/Mumbai ? Le citoyen français déposera-t-il des bougies devant les gares dévastées, les hôpitaux éventrés et les crèches réduites en cendres avant d’aller manifester silencieusement sa détermination sur une place peuplée de milliers de compatriotes ? Dira-t-il, comme les Londoniens, qu’il se tient debout face aux barbares ? Saura-t-il ne pas céder aux démons gaulois de la vaine polémique, du débat stérile ? Ou au contraire ira-t-il brûler des mosquées, traquer les femmes voilées ? Accusera-t-il son Président d’avoir fomenté les attentats pour détourner le peuple de la réforme des retraites ? Et verrons-nous des milices « blanches et chrétiennes » faire régner dans les rues un ordre qui n’aura plus rien de républicain ?
Ce qui se joue à la fois au Sahel et en Europe n’est ni plus ni moins que le test, observé par nos alliés comme par nos ennemis, de notre volonté et de notre solidité. Je ne suis pas partisan des métaphores sportives, mais on dirait bien que la France vient de prendre un relais et que personne dans l’équipe ne sait si elle peut aller jusqu’au bout.
Il y a un plaisir presque grisant à assister aux raids réguliers de l’US Air Force et de la CIA au Pakistan et en Afghanistan contre les Taliban et les membres d’Al Qaïda. Plus que la puissance, (« Sans maîtrise, la puissance n’est rien » disait dans les années 90s une publicité pour Pirelli), il faut saluer l’excellence opérationnelle retrouvée des services américains.
La stratégie d’attrition suivie par Washington n’a pas vraiment évolué depuis octobre 2001, et l’opération Enduring Freddom (OIF) se poursuit sans réelle coordination avec l’OTAN, les Nations unies ou tout autre acteur, et son but n’a pas changé : tuer des Taliban, tuer des terroristes, et empêcher la reconstitution d’un sanctuaire jihadiste dans le pays. Le processus de « nation building » lancé en décembre 2001 sous l’égide des Nations unies est jugé secondaire – et il me semble, pour ma part, relever de la simple foutaise dans un Etat morcelé par les querelles ethniques et rétif à tout pouvoir central, mais passons. Il est clair, en tout cas, que les Etats-Unis ne sont pas en Afghanistan pour y faire des expériences politiques comme ils le firent en Irak.
Leon Panetta, l’actuel directeur de la CIA, déclarait ainsi le 17 mars dernier au Washington Post (cf. ici que l’état-major d’Al Qaïda souffrait des actions de harcèlement menées par la CIA et qu’il éprouvait d’importantes difficultés à maintenir ses capacités opérationnelles.
Comme vous le savez, le choix délibéré par l’Administration Bush de gérer la menace jihadiste comme une menace militaire ne m’a pas choqué, même si je suis le premier à déplorer la rigidité dogmatique qui a sous-tendu cette approche. Le fait est que la mobilisation sans précédent de l’appareil militari-sécuritaire américain a donné de spectaculaires résultats mais a également montré ses limites. La lutte contre Al Qaïda est, en effet, logiquement devenue une lutte contre le jihadisme, puis un combat contre l’islam radical, et c’est bien là que les vrais problèmes commencent. Arrêter des terroristes, démanteler des réseaux, casser des cellules, bombarder des camps d’entraînement : toutes ces activités, pour plaisantes qu’elles soient, ne demandent finalement que des moyens et de la volonté et ne sont, en réalité, du ressort des autorités politiques que pour des aspects financiers et diplomatiques.
A l’exception de l’Empire américain, pour lesquels ces choix ont des conséquences mondiales en raison de leur ampleur, aucun Etat n’a réellement dépassé cette approche. Pourtant, au-delà de la répression sans fin du jihadisme se pose l’inquiétante question de l’avenir de la menace. Certains établissent de subtiles distinctions entre l’islamisme radical, le salafisme et le jihadisme. Pour ma part, j’établis des liens directs entre ces idéologies et je me garde d’analyses trop subtiles qui finissent par noyer la nécessité d’agir sous les objections de mandarins. Je suis bien obligé de penser que la lutte contre les disciples d’Al Qaïda va durer des décennies si nous ne parvenons pas à nous attaquer aux racines du mal. Il n’a ainsi échappé à personne que la rhétorique jihadiste empruntait de plus en plus aux discours altermondialistes, révolutionnaires et anticolonialistes en vogue dans les années 60s et 70s.
Il n’a pas non plus échappé aux observateurs que l’islam radical recrutait de plus en plus aisément sans faire référence à la religion, et même que les pays occidentaux voyaient avec inquiétude sortir de leurs classes populaires, de leurs communautés d’origine étrangères, voire de leur bourgeoisie, de jeunes disciples tentés par l’aventure romantique d’un islam devenu LA cause à défendre. La lutte contre le jihadisme n’est dès lors pas seulement une affaire impliquant des moyens d’investigation et de coercition mais aussi un défi relevant de la lutte idéologique et, pour tout dire, de la guerre psychologique (cf. ici pour un remarquable éclairage sur ce point).
Puisque nous ne pourrons pas indéfiniment tuer dos ennemis, et puisque plus nous en tuons plus ils recrutent de volontaires, trois solutions s’offrent à nous :
– Redoubler de violence dans nos actions armées (les lecteurs de ce blog savent à quel point j’apprécie la « stratégie du cinglé ») mais cette option, humainement coûteuse et politiquement indéfendable, nous coûterait notre supériorité morale et nous réserverait dans l’Histoire la place peu enviée des tyrans ;
– Adopter la méthode défendue par Marc Sageman, i.e. interrompre nos opérations armées lointaines et nous en remettre à la défense du limes – en espérant, comme un gardien de but, que personne ne passe… Le risque est trop grand pour être retenu.
– Annihiler les arguments utilisés par l’adversaire jihadiste pour justifier ses attaques et recruter des volontaires.
Cette dernière option, qui semble relever du bon sens et qui obéit au souhait d’économiser des vies, est singulièrement difficile à mettre en œuvre face à une insurrection mondiale, initialement incarnée par l’islam radical, mais désormais avant-garde de l’opposition Nord-Sud. Comment gagner la bataille des cœurs et des esprits quand on s’attaque, non pas à un courant de pensée, mais à une idéologie découlant d’une religion ? Comment éviter d’être accusé – véritable tarte à la crème – de favoriser le choc des civilisations ?
Pour reprendre un épisode de la série The West Wing, la connexion directe entre le l’islam et le jihadisme est la même que celle existant entre le christianisme et le Ku Klux Klan.
L’immense majorité des musulmans de cette planète condamne la violence jihadiste, mais se refuse à le faire publiquement afin de n’être pas suspectée de collusion avec l’Occident. De plus, ces musulmans, que les journalistes s’obstinent à qualifier de « modérés » (comme si la presse avait déjà tranché le vieux débat sur la violence intrinsèque de l’islam), sont sensibles à certaines des thèses de l’islam radical : refus de la domination occidentale, rejet d’une classe politique corrompue, défense d’une identité propre contre la mondialisation (la convergence avec l’extrême-gauche et l’extrême-droite se fait essentiellement sur ce point). Mais s’attaquer au jihadisme avec un discours imprécis, caricatural, naïf, reviendra, dans la bouche de nos contradicteurs, à s’attaquer à l’islam. C’est précisément ce qu’il faut éviter. La difficulté est donc immense : il faut couper les islamistes radicaux de leur base musulmane, et pour ce faire il faut :
– Mettre un terme aux crises qui sont autant de points de fixation entre l’Occident et le monde arabo-musulman – mais est-ce possible ? on a du mal à apercevoir la fin des conflits palestiniens, cachemiris, tchétchènes, on voit mal les tensions dans les Balkans, au Nigeria, en Indonésie, se dissiper…
– Soutenir – et c’est un travail qui va occuper plusieurs générations – accompagner l’avancée de ce monde vers la modernité telle que nous la concevons dans nos sociétés, mais se repose la cruelle et douloureuse question de la dissolution d’un islam global dans notre modèle politique et social.
– Tenir bon sur nos propres valeurs.
La nécessité d’opposer un contre-discours occidental au discours jihadiste tient en effet, entre autres, au fait que nous refusons, dans nos sociétés occidentales postmodernes, de nous définir. Ce refus obstiné de nous opposer sur le fond aux discours de l’islam radical est un handicap qui tient aux tabous né des horreurs du XXe siècle. Notre condamnation du nationalisme, les moqueries que provoque le patriotisme, les pudeurs issues de nos défaites morales pendant la décolonisation, qui furent des atouts pour construire une Europe apaisée, sont autant de faiblesses utilisées par les jihadistes qui, en tant qu’islamistes radicaux, militent pour le renouveau d’une identité arabo-musulmane – en se référant à un passé fantasmé.
Cette perception, diffuse, du défi lancé pacifiquement – mais fermement – par les islamistes radicaux et violemment par les jihadistes a probablement conduit au lancement dans notre pays du calamiteux « débat sur l’identité nationale ». Mais, sans impulsion digne de ce nom (on me permettra de ne pas considérer Brice Hortefeux, Christian Estrosi et surtout la pimpante Nadine Morano comme des personnalités de référence), sans aucune articulation intellectuelle, ce débat – qui plus est lancé au moment où les Suisses votaient contre les 4 minarets qui « défigurent » leur confédération) – n’a abouti qu’à faire remonter à la surface du marécage les pires penchants des Français. La question, qui aurait sans doute gagné à être traitée par le ministère de la Culture, n’a donc abouti à rien de sérieux. Elle a surtout donné l’impression que les Français ne se définissaient que CONTRE d’autres cultures. Outre que cette posture est assez dangereuse quand on fait le compte des défaites militaires de ces derniers siècles, il faut souligner qu’elle illustre notre incapacité à nous penser avec sérénité et nous expose aux menées des radicaux. Il ne leur reste plus qu’à grignoter, selon les principes éternels de l’agit’ prop’, notre démocratie en obtenant, qui des plages horaires réservées aux femmes dans les piscines, qui des cours de sciences rejetant la théorie de l’évolution des espèces de Darwin.
Le refus, par lâcheté aussi bien que par confusion mentale, de dire « stop » à temps conduit nos dirigeants, après des années de dérobades, à brutalement donner des coups d’arrêt qui stigmatisent des communautés entières et font le jeu d’une minorité pas vraiment silencieuse.
La faiblesse de notre posture est par ailleurs dévastatrice dans le monde. Harcelée par certaines de ses anciennes possessions, la France se refuse avec une admirable constance à appliquer le principe diplomatique de réciprocité. Les Israéliens le savent bien, qui humilient régulièrement notre consul à Gaza. Les Algériens le savent mieux, qui tentent désespérément de dépasser l’infinie médiocrité de leur régime en évoquant à longueur de colonnes dans une presse aux ordres les « crimes contre l’humanité » commis par « l’oppresseur colonial ». Cela ne pourrait être que du folklore si nous avions le cran de répondre. Mais, amie de tout le monde, la France, qui n’est en fait l’amie de personne, se garde bien de se défendre et expose sa vulnérabilité sur la place publique. Cette soif éperdue de respectabilité nous a incités à renier notre propre histoire en 2005 en refusant de voir mentionnée dans le projet de constitution européenne une référence aux « racines chrétiennes de l’Europe ». Cette reculade comme le spectaculaire échec du débat mené par M. Besson en dit long sur notre capacité à opposer sans violence nos valeurs à celles du jihadisme.
Comment, dans ces conditions, convaincre nos compatriotes du bien-fondé de notre présence militaire en Afghanistan ? Comment faire croire que nous y combattons, que nous y tuons et que nous y mourons pour défendre des valeurs que nous ne parvenons pas à énumérer sur notre propre sol ? La confusion des élites ne fait qu’aggraver celle du peuple qui, comme aux Pays-Bas depuis quelques années, se réfugie dans les bras de nationalistes nauséabonds habiles à jouer des peurs.
Le véritable kidnapping de la majorité silencieuse musulmane par les radicaux est confusément perçu par nos compatriotes. Le caractère englobant de l’islam, s’il n’est pas compris avec acuité par les peuples occidentaux, est redouté en raison du défi qu’il pose à nos sociétés. Parler d’un islam des lumières, comme Malek Chebel, n’offre hélas pas de solution à la crise historique qui se joue depuis la révolution iranienne. Entre les doutes qui taraudent l’Occident et les certitudes qui mobilisent le monde arabo-musulman, il est permis de s’inquiéter. Avant-garde de la revanche des opprimés contre les oppresseurs, l’islam radical n’entend pas s’arrêter et le risque de le voir rallier à ses thèses des peuples humiliés n’est pas mince.
La paisible Confédération helvétique vient de voter, à près de 58%, l’interdiction d’ériger des minarets supplémentaires. Il faut dire que les observateurs commençaient à confondre Berne avec Damas, Genève avec Alger… La Suisse compte en effet pas moins de quatre minarets sur son territoire.
Dénoncé par les partis de gauche et les associations musulmanes, soutenu avec prudence par les partis conservateurs européens, ce vote populaire illustre avec une grande simplicité le débat qui, dans d’autres pays, a pris le visage d’une « vaste consultation sur l’identité national ».
Provoqué par un parti populiste helvète, l’Union Démocratique du Centre (UDC), le vote du 29 novembre exprime un ressenti plus qu’une réalité. Il exprime avec violence le rejet par les citoyens suisses d’un islam jugé envahissant dans un pays par ailleurs peu enclin à accueillir des étrangers, fussent-ils chrétiens… Les citoyens suisses ont une haute idée de leur démocratie, et ils pourront à juste titre répondre à leurs détracteurs que cette décision est l’expression de la volonté populaire.
En 1998, alors que les banques de la Confédération tentaient de se défendre face aux accusations, fondées, de la communauté juive, un ami policier s’était exclamé, la main sur le cœur : « Les juifs ! Après tout ce que nous avons fait pour eux ! ». Il ne se souvenait sans doute pas des spoliations, des vérifications tatillonnes d’identité effectuées sur les migrants allemands, de la mention « juif » sur les passeports et de la coopération fructueuse avec les services de sécurité du Reich… La population de la Suisse est ainsi faite qu’on ne lui peut nier comme un vieux fond xénophobe bien-pensant. Mais ce constat suffit-il à expliquer ce vote ?
Le débat est en effet à la fois politique, religieux, social, et pour tout dire historique. La question posée n’est pas simple, et je ne lui trouve pas de réponse satisfaisante. Dans une Europe chrétienne depuis près de 2.000 ans – à l’exception de sa partie sud-est, convertie à l’islam après les conquêtes ottomanes du XVe siècle – l’identité religieuse est-elle figée ? Les citoyens ont-ils le droit de s’opposer aux velléités pacifiques de certains de pratiquer l’islam ? Cette opposition est-elle de nature à retarder d’une quelconque manière l’expansion d’une religion portée par un tiers-monde en crise ? L’identité française est-elle aussi laïque qu’elle le prétend ? N’y a-t-il pas là une grande hypocrisie, comparable à celle – toutes choses étant égales par ailleurs – du TNP ? Nous avons l’arme nucléaire et nous vous interdisons de nous imiter car cela est dangereux. Nous défendons la laïcité dans un Etat qui célèbre toutes nos fêtes religieuses, et nous vous interdisons de pratiquer votre religion comme nous car cela est contraire aux valeurs de notre Etat.
Faut-il donc se défendre bec et ongles contre la poussée d’un islam importé en même que nos populations immigrées, au risque de faire le jeu des islamistes et des populistes ? Ou au contraire accepter de bonne grâce une évolution historique dont rien ne dit qu’elle est réversible, et voirnos traditions bousculées, nos lois changées, notre histoire réorientée ? Il s’agit là de morale politique, et je ne suis pas très doué dans ce domaine… Les membres de l’UDC affirmaient, avec cette habileté diabolique qui les rend si attirants quand les bons et nobles sentiments de leurs adversaires les desservent, qu’il s’agissait de rejeter les minarets comme « le symbole apparent d’une revendication politico-religieuse du pouvoir, qui remet en cause les droits fondamentaux ». L’ennemi serait-il aux portes ?
Face à ce vote nauséabond, les protestations de la communauté musulmane sont, comme souvent, outrées. Ali Gomaa, le grand mufti d’Egypte avec lequel j’ai eu l’honneur d’échanger des impressions dans une vie précédente, s’est fendu d’une déclaration sans ambiguïté dans laquelle il qualifie ce vote, parfaitement régulier, « d’insulte aux sentiments de la communauté musulmane en Suisse comme ailleurs ». La défense de l’islam, hélas, passerait donc par un déni de démocratie. Tariq Ramadan, le professionnel de la taqîya, fait pour sa part une synthèse habile en déclarant que «les Suisses ont exprimé une vraie peur, un questionnement profond sur la question de l’islam en Suisse ». Il n’a pas tort, mais comment répondre à ce questionnement ? Comment juger cette peur ?
Il convient probablement de blâmer l’angélisme de nos gouvernants, déconnectés des sentiments plus partagés de la population. Il faut également s’interroger sur les ambitions à peine voilées de certains musulmans. L’Europe y est en effet vue comme une terre à convertir. Peut-on alors sauver l’Europe de l’islam ? Y a-t-il même lieu de la sauver comme si un péril la menaçait ? L’Europe peut/doit-elle intégrer l’islam en son sein en le conjuguant à ses valeurs ? Et un raidissement de l’Europe passe-t-il par une réappropriation de religions que des siècles de lutte ont réussi à cantonner au domaine privé ?
Je me refuse pour l’instant à trancher. L’acceptation de l’islam tel qu’il est pratiqué par certains me semble porteuse de risques pour nos libertés, nos valeurs, nos vies. Mais le refus en bloc de ce même islam ne me semble pas moins dangereux pour nos libertés, nos valeurs, nos vies.
Chahdortt Djavann est née en Iran en 1967. Réfugiée en France après avoir fui avec sa famille la révolution islamique de 1979, elle porte sur l’islam radical un regard acéré, voire acerbe. Sa quête de liberté et de laïcité se nourrit de sa condition de femme et la conduit à écrire de courts textes, enlevés, polémiques, où la provocation le dispute à l’appel au sursaut citoyen.
Parmi ses ouvrages, je conseille vivement « Bas les voiles ! » et « Que pense Allah de l’Europe ? ». On y trouve des pensées salvatrices contre le politiquement correct, la lâcheté des élites, la faillite de la République et le dévoiement de l’islam par une poignée de radicaux.
Dans le même ordre d’idées, je vous invite à lire deux brulots de Jack-Alain Léger, « Tartuffe fait Ramadan » et « A contre Coran ». Violents, parfois même choquants tant l’exaspération de l’auteur le conduit aux pires excès de langage, ces deux livres ont au moins le mérite de mettre les pieds dans la plat. On pourra exprimer des réserves sur certains points, mais au pays de la polémique-reine, leur lecture est revigorante. Evidemment, on est loin de Gilles Kepel ou d’Olivier Roy, Jack-Alain Léger a parfois la plus un peu lourde, mais il faut bien s’amuser… L’essentiel est de lire ses textes comme autant de cris d’épouvante, et non comme des essais sérieux et argumentés.