Et les Angles, c’est pas les angles de la carte

C’est donc sans surprise du ministère de la Défense qu’émane, enfin, un texte, prenant un peu de hauteur au sujet de la lutte contre le jihadisme et de la guerre que notre pays, avec ses alliés, mène avec plus ou moins d’intelligence depuis plus de vingt ans. On aurait pu attendre qu’une menace qui emprunte sur notre territoire les voies du terrorisme de masse soit analysée par les responsables de la sécurité intérieure, mais les échos qui me parviennent des services spécialisés comme de certaines unités dites d’élite me laissent à penser que non, vraiment, c’est pas le moment. D’ailleurs, pourquoi faudrait-il que quelqu’un place Beauvau se livrât à un tel exercice alors que la situation semble, de toute évidence, sous contrôle et que le dispositif donne entière satisfaction ? Oui, pourquoi ? #Onseledemande

La mission, difficile entre toutes, d’énoncer quelques vérités désagréables a donc échu au ministre de la Défense. Celui-ci publie, ces jours-ci, un petit livre (80 pages) aux Editions du Cerf, en très grande partie repris d’un discours prononcé le 1er décembre dernier aux Assises nationales de la recherche stratégique, organisées par le CSFRS. Ce patronage explique sans doute pourquoi le titre du discours du ministre puis celui de son livre, Qui est l’ennemi ?, sont identiques à celui de l’ouvrage d’Alain Bauer, publié cet automne par les éditions du CNRS. Il est d’ailleurs permis de s’étonner, une fois de plus, de l’influence d’un homme qui, s’agissant de jihad, n’a jamais été d’une grande pertinence, entre islamo gangstérisme, jeux vidéo et autres fausses évidences.

Qui est l'ennemi ? Les petits gars Oh, les petits gars

Le texte signé par le ministre frappe par la clarté de son propos, sans effets de manche, sans pathos. Il exprime une véritable détermination qui, débarrassée des coups de menton chers à d’autres responsables, rassure à défaut de faire plaisir. On pourra, évidemment, regretter l’emploi de formules absurdes (« Terrorisme djihadiste militarisé » ? « Armée terroriste » ? Sérieusement ?) et il ressort de la lecture de cet opuscule qu’il a sans nul doute été écrit par des esprits brillants, auteurs d’une synthèse de grande qualité, mais dépourvus – du moins me semble-t-il – d’une connaissance profonde du jihadisme. En 80 pages, Al Qaïda n’est mentionnée que trois fois, et la focalisation sur l’Etat islamique, si elle pouvait se comprendre quelques jours après les attentats du 13 novembre, ne se justifie plus au mois de mai 2016. Si on trouve, par exemple, l’indispensable notion de plasticité de la mouvance jihadiste, on ne peut que s’étonner à la lecture d’une telle phrase :

« L’irruption d’un terrorisme purement destructif dans ses buts, et largement militarisé dans ses moyens et ses méthodes : voilà donc la rupture majeure à laquelle Daech nous confronte ici-même ». Evidemment, c’est faux, et les auteurs de ces lignes ont manifestement oublié Bombay, Beslan, Al Khobar, In Amenas, Nairobi (en 2013), et d’autres actions de cette nature. Franchement, ça fait mal de lire des trucs pareils six mois après le 13 novembre, de même qu’il est permis de toussoter quand on découvre que le texte cite Ansar Bayt Al Maqdis et non la Wilaya du Sinaï. Au moins nous a-t-on épargné le GSPC.

Attention ! Un terroriste purement destructif, largement militarisé, qui plus est. Et il fonce droit sur nous !
Attention ! Un terroriste purement destructif, largement militarisé, qui plus est. Et il fonce droit sur nous !

Le livre s’ouvre par une présentation plutôt scolaire de la notion d’ennemi, aux tournures parfois curieuses (« L’horreur du retour des camps ? ») et au flou intellectuel gênant quand il aborde la question, ici centrale, du terrorisme. Des points fondamentaux sont fort opportunément rappelés, comme la fin de la « distinction traditionnelle entre la violence intra étatique, relevant de la police, et l’hostilité interétatique, relevant de l’armée ». Écartant les expressions idiotes chers à certains, le ministre précise sans ambiguïté que la France « ne [combat] pas le terrorisme en général » mais une organisation qui le pratique. Il rappelle également que les hostilités ont été déclenchées par l’EI, et que nous ne faisons, finalement, que répliquer. L’argumentation ne manque pas d’intérêt, en particulier en opposant « ennemi conjoncturel » et « ennemi structurel », mais elle est celle d’un texte éminemment politique, lu puis publié par le ministre d’une nation en guerre. Le livre défend ainsi une vision et une série de décisions, sans nécessairement chercher la cohérence : si le terroriste agissant en France est un criminel, pourquoi lui opposer les milliers de soldats de l’opération Sentinelle ? L’invocation, en réalité, d’une réponse adaptée à la « militarisation de la menace » confirme que des centaines de notes écrites depuis les attentats de Bombay, en 2008, n’ont pas été prises en compte et que ni la police ni la gendarmerie n’ont été préparées aux assauts qui nous visent.

Peu convainquant sur les aspects religieux du jihad, le ministre l’est plus quand il expose les cinq niveaux de l’action de l’Etat : militaire, politique et diplomatique, policier et judiciaire, idéologique, politique (encore !) et économique. Précisons ici que ces niveaux n’étaient que quatre dans le discours initial, mais au moins les choses sont-elles pesées froidement, loin de la confusion qui paraît régner ailleurs.

Le propos ministériel n’a pas d’ambition scientifique, et s’il contient des approximations, des formules ou des concepts surprenants (« Contre-terrorisme militaire ? », alors qu’on ne parle jamais de contre insurrection et une seule fois de guérilla…), il a le mérite de présenter une fermeté jamais hystérique, rappelant la nécessité de la vigilance dans un monde incertain. Il défend un ministère à la puissance nécessaire, dont les moyens sont engagés aussi bien dans nos rues qu’au Sahel, et qui doit être prêt à combattre à pied comme à faire usage d’armes nucléaires. Loin d’être parfait, le texte, dont on sent qu’il a été écrit à plusieurs mains, peut être considéré comme la seule vague doctrine publique dont nous disposons face au jihad et face à l’EI – puisqu’Al Qaïda brouille de toute évidence nos radars. Il vaut, à ce titre, qu’on s’y attarde, pour ses points forts comme pour ses faiblesses, et ce d’autant plus que les droits seront versés à Solidarité Défense. Ah, si c’est une œuvre, alors là c’est autre chose.

« With just a little luck/A little cold blue steel/I cut the night like a razor blade/Till I feel the way I want to feel » (« Mighty Wings, Cheap Trick)

Il est plus que temps de saluer le travail d’Arnaud Delalande (aucun lien), spécialiste de l’aviation militaire dont les écrits, publiés sur son blog, AéroHisto, ou dans la presse spécialisée, sont toujours précieux. On ainsi récemment pu lire dans DSI un passionnant premier bilan des opérations aériennes russes en Syrie.

Arnaud Delalande a, en effet, choisi d’étudier les aviations de combat au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, et s’est imposé comme un des observateurs les plus affutés de la nouvelle armée de l’air irakienne. Il vient d’ailleurs de publier un petit livre remarquablement documenté et illustré, Iraqi Air Power Reborn: The Iraqi Air Arms Since 2004 (Harpia, 80 pages) dans lequel il revient sur la reconstitution de l’Iraqi Air Force, après l’invasion anglo-américaine de 2003, et ses combats contre les groupes jihadistes.

Iraqi Air Power

Arnaud Delalande se consacre également, depuis des années, aux combats en Français et Libyens au Tchad et a donc participé à l’écriture d’une trilogie en cours de publication décrivant les affrontements entre Tripoli, Paris et Washington pendant les années ’80. Découpé en trois tomes (1973-1985, 1985-1986, et 1986-1989), le récit de ces Libyan Air Wars (Hélion) se révèle passionnant à plus d’un titre. Co-écrits avec Albert Grandolini, illustrés par des profils dessinés par Tom Cooper, les deux premiers volumes parus offrent ainsi à la fois une histoire des relations de la Libye du colonel Kadhafi avec ses voisins, une description de son soutien aux activités de plusieurs organisations terroristes et, au cœur du projet, l’étude des combats entre l’aviation libyenne et ses adversaires américains et français.

Tome 1 10361574_390726021087139_7231863235241221422_n Tome 3

Le récit détaillé des combats dans le Golfe de Syrte ou au Tchad constitue une excellente illustration de ce qu’ont pu être les opérations d’intensité moyenne des Etats-Unis ou de la France contre une puissance régionale à la diplomatie pour le moins agressive. Loin d’être un panégyrique de la Navy ou de l’Armée de l’Air, le texte n’occulte rien des difficultés des Occidentaux face à la Libye et regorge de témoignages émanant aussi bien de pilotes français ou américains que libyens. On y apprend même que certains pilotes syriens déployés au sein de la chasse libyenne ont mis en difficulté les pilotes de F-14, comme le montre une image sans ambiguïté tirée d’une caméra-canon de MiG-23. La supériorité générale de l’aéronavale américaine ou de la force tactique française y est cependant largement démontrée.

Petite visite de l'EC 1/11 Roussillon à Ouadi Doum, le 16 février 1986
Petite visite de l’EC 1/11 Roussillon à Ouadi Doum, le 16 février 1986

S’il est possible de trouver parfois peu orthodoxe le texte en anglais, il ne faut pas s’arrêter à ce qui n’est finalement qu’un détail pour profiter de toutes les informations contenues dans ces livres. Et on y lira, accessoirement, que les mesures anti terroristes des Administrations Bush ou Obama sont finalement bien mesurées comparées à celles du président Reagan, ou qu’aucun gourou ne qualifiait en 1985 les tueurs d’Abou Nidal de crétins illettrés. Je dis ça, c’est pour aider.

Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles

On m’a fait l’honneur, récemment, de parler en public du renseignement au cinéma. La mission n’était pas facile, et je me suis efforcé de décrire à grands traits ce qu’on montre de ces métiers sur les écrans, de ce qu’on peut en penser, de ce qu’on ne voit pas, et de ce que ça dit de notre cinéma, de nos sociétés et du monde. Parmi les quelques points que j’ai présentés, un me tenait particulièrement à cœur. On peut ainsi apprendre beaucoup de l’espionnage, du renseignement, de la manipulation en regardant des films qui, de prime abord, ne traitent pas de ces sujets. Qu’on pense, par exemple à La Prisonnière espagnole (1997, David Mamet), qui traite d’espionnage industriel, ou de Kiss of Death (1995, Barbet Schroeder, d’après le film d’Henry Hathaway sorti en 1947), qui nous décrit une infiltration dans le monde de la pègre, ou des très grands films consacrés au journalisme d’investigation (Les Hommes du président, d’Alan J. Pakula, en 1976 ; Mille milliards de dollars, de Henri Verneuil, en 1982 ; Spotlight, de Tom McCarthy, en 2015), sans parler de la monumentale trilogie Millenium, d’après Stieg Larsson intégralement adaptée à la télévision en 2010, et à laquelle David Fincher s’est attaqué en 2011 avec le brio qu’on lui connaît.

Millenium

On trouve nombre de mentions des activités des services de renseignement dans le cinéma de guerre, qu’il s’agisse de montrer une opération spéciale (Les Canons de Navarone, de J. Lee Thompson, en 1961 ; Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, en 1979 ;  Zero Dark Thirty, de Kathryn Bigelow, en 2012), de concevoir une offensive (Un Pont trop loin, de Richard Attenborough, en 1977) ou de se préparer au pire (Pearl Harbor, de Michael Bay, en 2001). Il est ainsi possible de revoir des films, chefs d’œuvre ou séries B, à cette seule aune. Il va de soi que la chose est moins pénible quand le film est un classique parmi les classiques, et c’est le cas de L’Armée des ombres, de Jean-Pierre Melville, d’après le roman éponyme de Joseph Kessel, écrit à Londres en 1943 et d’abord publié à Alger.

L'Armée des ombres

Tourné par un cinéaste au sommet de son art, et dont l’influence n’a cessé de croître depuis, L’Armée des ombres n’a pas pris une ride malgré le parti-pris esthétique de son réalisateur. On y parle peu, on ne s’y perd pas en vaines palabres ou en grands discours enflammés, et les images, d’un classicisme extrême, révèlent autant que les dialogues. La première scène, avant même le générique, nous montre des soldats allemands défilant sur les Champs-Elysées, l’Arc de triomphe dans leur dos. En quelques instants, l’humiliation et l’occupation d’un pays vaincu en deux mois sont rappelées au spectateur. Sorti en 1969, le film a d’ailleurs pu être interprété comme un hommage au général De Gaulle, mais cette analyse, pertinente, ne doit pas faire oublier que le récit, qui ne montre que brièvement l’homme de Londres, se concentre sur les résistants de l’intérieur, ceux qui loin des calculs stratégiques, des manœuvres diplomatiques et militaires, ne sont occupés qu’à combattre quotidiennement l’occupant. Personne ne se dit gaulliste, et on ne parle guère politique tout au long des 139 minutes du film.

Plus qu’une ode au Général, le film – et le roman avant lui – est d’abord le portrait d’une poignée de femmes et d’hommes d’exception qui, sans emphase, luttent et risquent leur vie. La résistance n’y est jamais verbalisée, explicitée, et les personnages mis en scène accomplissent ce qu’ils estiment être leur devoir le plus sacré. Très écrits, les dialogues frappent par leur sobriété, encore accrue par la minéralité du jeu des acteurs. On se souvient, en effet, que Melville a signé des œuvres extraordinaires, comme Le Samouraï (1967), et qu’on a vu chez le Michael Mann de Heat (1995), de Collateral (2004) ou de Miami Vice (2006) son héritier le plus naturel. Chez Melville, on ne s’agite pas, et les hystériques ne vivent pas longtemps.

Heat

Ce parti-pris est servi par des acteurs tous admirables, à commencer par Lino Ventura qui, loin des réjouissants rôles de pitres à grosses paluches chers à Georges Lautner, montre l’étendue de son talent. Solide, un petit sourire ironique souvent au coin des lèvres, il incarne les certitudes d’un homme de devoir, intellectuel devenu homme d’action au nom de la cause sacrée de la liberté. Il trouve en Simone Signoret son alter-ego, femme d’une audace et d’une volonté inouïes (la scène de l’évasion ratée de Felix est à cet égard glaçante), et les deux personnages s’avèrent être devenus des techniciens de haut-vol sous la pression des événements.

L'Armée des Ombres

L’Armée des ombres, en effet, nous raconte, pour paraphraser Michel Goya, comment des citoyens ordinaires en viennent à faire des choses extraordinaires, et parfois terribles. « Je ne croyais pas qu’on pouvait le faire », lâche ainsi une jeune recrue après l’assassinat d’un traître. Professionnels de l’action clandestine, traqués par un ennemi infiniment plus puissant, ils affrontent à la fois l’armée du Reich et la Milice et doivent se défier en permanence des trahisons ou des renseignements obtenus sous la tortures par la Gestapo. Dans le film, les héros tuent ainsi autant de Français que de soldats allemands, et leurs deux victimes françaises ne sont autres que d’anciens camarades de combat. La leçon est amère et rappelle que face aux résistants on trouve des collaborateurs, pas moins – hélas – convaincus de la justesse de leur cause et de la nécessité de la défendre. Nullement ambigu, le film ne cache rien de la complexité de la situation et de la pression qui s’exerce sur ceux qui ont choisi de résister : codes, cloisonnement, filatures, urgences, malchance, esprit d’initiative, rien n’est oublié pour montrer que l’honneur d’une nation ne tient parfois qu’à une poignée d’individus, différents, fragiles mais capables de surmonter leurs préventions pour se surpasser. On a rarement aussi bien montré la solitude ou la peur de membres d’une organisation secrète agissant en territoire ennemi – et pourtant dans leur propre pays. Les ombres de Kessel et de Melville ne sont pas tant des résistants que des vaincus dont le combat, admirable, est plus mené par principe que pour une victoire inaccessible sans l’aide des Alliés. Ces ombres, pourchassées, déracinées, promises à mille tourments en cas de capture, évoquent celles qu’évoquera James Welch dans son extraordinaire roman Comme des Ombres sur la terre (Fools Crow, 1986) décrivant l’errance des Indiens Blackfeet au Montana en 1970.

Comme des ombres sur la terre

Film éminemment politique, L’Armée des ombres est donc aussi un film noir, aux décors soignés (il manque un tableau sur le mur du Majestic, indice du pillage de la France vaincue), aux ambiances oppressantes (la planque de Ventura, le stand de tir de Balard – que l’on verra aussi dans la pochade de Jean-Marie Poiré Papy fait de la résistance, en 1983) et aux seconds rôles d’une exceptionnelle qualité : Jean-Pierre Cassel, Serge Reggiani, Paul Crauchet, Christian Barbier, Claude Mann, et l’immense Paul Meurisse. Surtout, Melville a le privilège de diriger André Dewavrin dans son propre rôle, celui du colonel Passy, véritable légende du renseignement français, fondateur du BCRA, dont les mémoires devraient figurer dans toutes les bibliothèques – et qui sont à l’origine de bien des vocations.

L'Armée des ombres

Sans concession, mettant en avant la nécessité de mesures extrêmes au nom d’une lutte à nulle autre pareille, le film constitue l’adaptation parfaite du roman de Joseph Kessel. Près de cinquante ans après sa sortie, il reste d’une exceptionnelle finesse et montre la force de ceux qui luttent. A ce titre, il pose aussi la question, qui ne cesse de hanter : serions-nous capables d’un tel courage, d’un tel dévouement, d’un tel engagement ?

 

« I remember my city streets/Before the soldiers came/Now armored cars and barricades/Remind us of our shame » (« Wild Frontier », Gary Moore)

Les journalistes, aux côtés des garagistes, des plombiers et autres chauffeurs de taxi, ont le pénible privilège de figurer parmi les professions que le bon peuple prend plaisir à critiquer à longueur de journée. Accusés de tout et du reste, souvent par des gens dont la capacité à raisonner n’a pas été démontrée de façon évidente, ils portent la croix de leur mission. On leur demande, en effet, de nous informer, d’expliquer, de présenter les fameuses « différentes perspectives », et ceux qui ne s’y retrouvent pas ont beau jeu de les taxer de parti-pris, ou d’incompétence, ou des deux.

La corporation compte, évidemment, son lot de brebis galeuses, éditorialistes omniscients dont la connaissance qu’ils prétendent détenir du monde est inversement proportionnelle à l’énergie qu’ils ont réellement déployée pour le comprendre. On connaît aussi les propagandistes plus ou moins conscients, chantant les louanges de tel ou tel homme d’Etat étranger, les idiots utiles prenant sous la dictée de faux scoops ou les faux naïfs travaillant à leur propre gloire en se faisant l’instrument des puissants. On trouve surtout, et c’est heureux, des femmes et des hommes amoureux de leur travail, lucides sur les limites de leur action, mais persuadés qu’il est important de continuer à questionner, à écrire et à parler.

Certains sont même de véritables spécialistes de leur sujet, disposant à la fois de sources et d’une authentique profondeur de connaissances. Evidemment, on pourra leur reprocher de ne pas être des universitaires, ou des scientifiques, mais leur prétention va rarement au-delà du commentaire immédiat, de l’explication dans l’urgence en attendant que ceux ayant le temps de chercher y aillent de leurs propres contributions. C’est ainsi que j’ai perçu le livre de Wassim Nasr, Etat islamique, le fait accompli, un texte court (un peu plus de 180 pages), documenté et percutant.

Le fait accompli

Sans jamais être racoleur, et en évitant la compilation de faits publics (syndrome Wikipédia de certains spécialistes surgis récemment du néant), le livre de Wassim Nasr fait l’effet d’une série de conversations qu’on aurait avec un homme fatigué, exposant ses réflexions le temps d’une pause avant de replonger dans la fournaise. En treize chapitres denses, il aborde ainsi l’Etat islamique sous tous les angles, examinant ses origines, exposant ses ambitions, ses modes opératoires, son idéologie, ses liens avec le régime de Saddam Hussein, et le replaçant dans une perspective historique. Le texte, bien sûr, n’est pas parfait, et on sent qu’il a été écrit dans une sorte d’urgence, comme si son auteur voulait couper court aux explications simplistes abondamment diffusées par certains de nos dirigeants et aux certitudes idéologiques de quelques gourous.

Essentiel, ce livre l’est car il tente de sortir la sidération trop souvent observée chez ceux dont on attendrait qu’ils nous éclairent. Il se lit rapidement avant de devenir un réservoir de connaissances et de références dans lequel on puise, aux côtés des écrits de Pierre-Jean Luizard, de Myriam Benraad, d’Olivier Moos ou de Philippe Bannier, tous également précieux. Tout au plus pourra-t-on se dispenser de la préface d’Olivier Ravanello, désagréablement racoleuse. Un ouvrage plus que conseillé, qui montre qu’on peut faire court sans bâcler et qui sera utile aussi bien aux étudiants qu’aux commentateurs.

« Sign o’ the times mess with your mind/Hurry before it’s too late » (« Sign o’ the Times », Prince)

Parmi les lieux communs les plus insupportables entendus régulièrement aux comptoirs comme à la télévision, l’un postule que l’Histoire se répèterait, voire qu’elle ne serait qu’un « éternel recommencement ». En réalité, l’Histoire est un perpétuel mouvement créant à chaque instant des moments inédits que nous essayons d’appréhender grâce à ce que nous enseigne le passé. Peut-on, par exemple, comparer la crise migratoire actuelle avec ce que la tradition nous présente comme les Invasions barbares ayant conduit à la chute de l’Empire romain ? Non, bien sûr, tant les événements sont différents. Les fameuses invasions ont ainsi duré des décennies si ce n’est des siècles, et ont pris la forme de conflits frontaliers ou de véritables offensives militaires. Les peuples qui franchissaient le limes étaient en armes, et n’avaient rien de réfugiés fuyant un conflit localisé. De même affrontaient-ils une puissance politique et militaire centralisée, déclinante depuis des décennies, et leur masse constituait un défi démographique autrement plus menaçant pour les Romains que les centaines de milliers d’individus arrivant sur le territoire d’une Union européenne peuplée de plus de 500 millions de personnes. L’Empire, d’ailleurs, ne s’est pas effondré d’un coup un beau matin de 476 et certains historiens avancent même que sa division en royaumes barbares romanisés constitue en réalité une prolongation de Rome, et non sa disparition.

L’étude de l’histoire est d’une importance presque vitale. Elle permet à la fois d’éviter les comparaisons énoncées pour de simples raisons politiques, voire électorales, mais aussi de comprendre les grands mécanismes qui font vivre les communautés et s’affronter les Etats. J’ai déjà dit, ici ou sur Twitter, l’admiration que j’éprouvais pour Marc Bloch, historien et résistant, dont le regard aiguisé de scientifique et de citoyen livra, dans L’Etrange défaite, une première lecture, admirable et effrayante, du désastre du printemps 40. Le livre, qu’il faut avoir lu (et que j’ai longuement cité ici) contient des pages dont la pertinence reste fondamentale, et il décrit une situation qui, sans être comparable à celle que nous vivons actuellement face au jihad, pose de troublantes questions quant à notre capacité à nous aveugler et à reproduire des élites médiocres, déconnectées, sans vision, et parfois sans décence. Traumatisme vivace, cette étrange défaite ne cesse de nous hanter et elle nous rappelle quelles peuvent être les conséquences de l’incompétence érigée en vertu cardinale, du goût immodéré pour l’outrance, de l’association de petits calculs tactiques et de grands dangers.

L'étrange naufrage
L’étrange naufrage

On peut aussi, si l’on veut se souvenir que le chemin vers l’abîme n’est jamais si long, relire le livre de que William L. Shirer, le grand journaliste américain (1904-1993), consacra au naufrage français. Publié en 1969, The Collapse of the Third Republic: An Inquiry into the Fall of France in 1940 (Simon & Schuster), se présente comme un récit journalistique, abondamment sourcé mais sans guère d’analyse politique ou historique, des années précédant le déclenchement de Seconde Guerre mondiale en Europe. Shirer y décrit un pays malade, épuisé, en proie à d’incessantes querelles et victime de la petitesse de ses gouvernants. Certains paragraphes sonnent avec une inquiétante actualité, comme celui où l’auteur raconte son retour en France :

La première chose qui me frappa à mon retour, ce fut l’intensité qu’avaient prise les dissensions intérieures. La rancœur et l’intolérance empoisonnaient l’air. Le ressentiment suscité par les bouffonneries du parlement et la valse des ministères fuyant la responsabilité des mesures nécessaires pour pallier la dépression grandissait dangereusement. On le constatait en particulier à droite et parmi certains groupes d’anciens combattants dont beaucoup de membres avaient tendance, aussi bien en France qu’en Amérique, à se laisser miner et dominer par des nullités réactionnaires et démagogiques. Il y a là un phénomène dont les causes m’ont toujours échappé. (p. 207 de l’édition de 1990, chez Hachette Pluriel)

- Ils ont des archers - La tuile
– Ils ont des archers
– La tuile

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, selon l’adage bien connu, il nous appartient de ne pas céder à la panique ou à l’hystérie qui semble ne pas quitter nos dirigeants et ceux qui rêvent de leur succéder, et de bien veiller à nous montrer dignes des situations. Se tenir prêt au choc permet souvent de l’encaisser sans défaillir, voire même sans le savoir, et il nous faut donc, même lorsque les défis paraissent trop nombreux, les relever avec détermination. Sans minimiser l’ampleur de la crise dans laquelle nous nous débattons, et sans accorder la moindre valeur aux propos lénifiants de vieux stratèges dépassés, il est impératif de ne pas non plus céder au discours des déclinistes ou de ceux qui, sous couvert de sidération, nous prédisent le pire pour nous mener où ils le souhaitent. L’utilisation intensive, ces jours-ci, du concept de fascisme nous rappelle opportunément que des dirigeants ignorant l’Histoire ont rarement des projets autres que personnels.

Vous êtes un ami de Pat ou un copain d’Antoine ?

Comme nombre de ses condisciples de l’ENA, François Heisbourg semble pouvoir discourir de tout, sans fin et sans que ses connaissances puissent être prises en défaut. Ancien diplomate, ancien conseiller ministériel, il hante depuis des décennies les couloirs des instituts de recherche, s’est fait une spécialité des Livres blancs gouvernementaux (où ses contributions sont parfois cruellement évaluées par les responsables qui y sont associés) et ne néglige pas de donner, le plus souvent possible, son avis sur à peu près tous les sujets.

Homme de savoir plus que de conviction, on l’a vu aux côtés de camps politiques opposés et il n’a pas été le dernier, en 2002, à affirmer que l’Irak disposait d’un arsenal non-conventionnel. Ce faisant, il contredisait les connaissances patiemment accumulés par les services français – ce qui ne manque pas de piquant quand on sait que le cher homme n’a jamais caché son vif intérêt pour la DGSE. Mais, après tout, et comme le disait Bob Saint-Clar, tout le monde peut se tromper.

Authentique spécialiste, fut un temps, des questions stratégiques, M. Heisbourg ne pouvait que s’intéresser au terrorisme et on lui doit, en 2001, un ouvrage assez stimulant intitulé Hyperterrorisme. La nouvelle guerre. (Odile Jacob). Hélas, à l’exception de ce concept, qui n’a d’ailleurs pas convaincu tout le monde, l’apport de François Heisbourg aux réflexions nationales sur ce sujet s’est révélé bien mince.

Hyperterrorisme

François Heisbourg possède ce talent, précieux entre tous, de pouvoir rédiger rapidement des textes répondant à l’urgence de l’actualité. Cette capacité, je dois l’avouer, force mon admiration, moi qui me perds souvent en longues recherches et interminables lectures avant de, péniblement, livrer mes très imparfaites réflexions. De ce point de vue, M. Heisbourg est avant tout un vulgarisateur, un auteur qui compile habilement plus qu’il ne crée et cette fonction, précieuse, ne mérite aucun opprobre.

Son dernier livre, Comment perdre la guerre contre le terrorisme (Stock), cependant, laisse une drôle d’impression. Présenté comme le texte d’un « homme en colère », il n’apporte aucune hauteur de vue et aucune réflexion d’ensemble et sa lecture fait penser à un bon mémoire (ou à la copie un peu longue) d’un étudiant sincèrement intéressé par son sujet mais auquel il manquerait quand même pas mal de concepts. Certains de ces passages sont bien vus (le développement sur la déchéance de la nationalité, celui sur les dérives autoritaires et le naufrage teinté de cynisme du politique), et il pose même quelques questions pertinentes au sujet de notre absence de stratégie et notre goût pour les gesticulations militaires, mais l’ensemble reste attristant de banalité.

Comment perdre la guerre contre le terrorisme

Heisbourg, comme d’autres, vit dans le passé et reste désespérément incapable de penser le jihad. Bloqué dans une perception simpliste (et variable, cf. 2001) de la guerre, il contourne les failles de son raisonnement par quelques formules faciles (bombarder Molenbeek après Raqqa ?) et évite soigneusement toute réflexion ayant un minimum de profondeur. Le texte, d’ailleurs, ne contient qu’une poignée de notes et on cherche en vain la moindre référence à des travaux sérieux. C’est sans doute une habitude.

Certaines phrases, de surcroît, laissent pour le moins songeur. Il ne faut ainsi pas s’attarder sur les écrits de ceux qui font l’histoire du terrorisme « de l’Antiquité à nos jours ». La formule, absurde, balance entre le racolage commercial et l’absence de toute pensée sérieuse, et M. Heisbourg, en écrivant que « le terrorisme est un phénomène aussi ancien que le crime organisé, comme en témoigne entre autres l’activité des zélotes et autres sicaires en Terre sainte » montre bien que le public qu’il vise est celui qui se satisfait des émissions d’Yves Calvi ou de Jean-Jacques Bourdin. De même, en évoquant des « terroristes auto-radicalisés » ou des « loups solitaires », il confirme son ignorance de centaines de textes scientifiques écrits depuis quinze ans, sans parler de sa déconnexion des réflexions menées dans les services de sécurité. Avouons que c’est un peu gênant quand on a son parcours.

Il y a plus grave, cependant, et je me permets ici de rappeler que non, Bon Dieu, non, la rédaction de Charlie Hebdo n’a pas été attaquée par l’Etat islamique (EI) mais par Al Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA). Al Qaïda, bien que citée dans le texte, n’est jamais vraiment étudiée et l’auteur se concentre sur l’EI sans lui donner la moindre profondeur historique. Il semble ignorer de quoi il parle – mais c’est le cas de bien des commentateurs, ces jours-ci – en qualifiant l’EI d’organisation « plus décentralisée » que ne l’était Al Qaïda. Mais oui, bien sûr. On est loin, donc, très loin, de Pierre-Jean Luizard qui, lui, sait écrire des petits livres argumentés et documentés. L’obsession de M. Heisbourg pour le terme « Daesh » en lieu et place de l’EI révèle par ailleurs une posture étonnante, loin de la froideur scientifique qu’on attendrait d’un tel homme, qui devrait pouvoir être à la fois en colère ET lucide. A quoi sert donc de gloser sur « une organisation méprisable et mortifère » si ce n’est à se mettre en scène ? Enfin, les questionnements autour du renseignement européen confirme que le texte n’est qu’une longue discussion d’homme du monde sans réelle connaissance du sujet.

Le livre, en réalité, qui se lit très vite (mais qui ne se dévore pas), apparaît comme une compilation de questions posées par d’autres (Stratégie ? Moyens et organisation des services ? Résilience ?) et de faits révélés par d’autres. Il n’y a là ni enquête ni véritable réflexion, et les références historiques (Vichy ? Sérieusement ?) sont, par exemple, d’une cruelle pauvreté. On pouvait espérer qu’un homme comme M. Heisbourg, avec son passé et son expérience, qui fut un des premiers à demander une commission d’enquête sur les attentats du 13 novembre, nous livrerait autre chose que la trame d’une conférence de vulgarisation entachée de quelques erreurs factuelles troublantes et encombrée d’une vision singulièrement datée du monde qui nous entoure. Sa colère paraît  bien contrôlée, bien responsable, bien fade, pour tout dire.

 

« (Together) We will fly so high/(Together) Tell our friends goodbye /Together) We will start life new/(Together) This is what we’ll do » (« Go West », Village People)

Le débat fait rage comme jamais, et si on peut se féliciter qu’il ait enfin lieu, il faut aussi déplorer qu’il se réduise à des échanges de certitudes et d’amabilités. Il est cependant possible, pour qui veut saisir la complexité du phénomène jihadiste, de lire quelques ouvrages qui, sans être froids, sont plus sereins et ne paraissent pas rebutés par l’absence de réponses simples.

J’ai ainsi, à plusieurs reprises depuis la création de ce blog, mentionné le livre de Farhad Khosrokhavar, Quand Al Qaïda parle (Grasset, 2006), série d’entretiens avec des jihadistes emprisonnés en France qui permettait de saisir la diversité des parcours. Loin d’être ambigu ou d’exprimer de la fascination pour ces terroristes condamnés par la justice française, ce texte présentait des faits et exposait des motivations. Dix ans plus tard, la prise en compte de la complexité des parcours est d’autant plus essentielle que le nombre de jihadistes a cru de façon spectaculaire, sans que les politiques répressives aient montré la moindre efficacité.

Dans Les Français jihadistes (Les Arènes, 2014), David Thomson répond parfaitement au besoin de détailler les parcours de ces hommes et de ces femmes afin d’en saisir les méandres. Journaliste, ancien correspondant de RFI en Tunisie et en Libye, il choisit dans cet ouvrage de raconter des vies, de montrer sans les expliquer (ce qui n’est d’ailleurs pas son rôle) des faits, des choix et des itinéraires. La démarche frappe par sa tentative de neutralité, dans un contexte où même les journalistes sont sommés de choisir leur camp et peuvent être rapidement taxés de complaisance. A cet égard, le livre de David Thomson, qui se conclut par des phrases prémonitoires quant à la menace terroriste en France (ce qui lui valut, d’ailleurs, d’être durement attaqué par quelques beaux esprits dans le déni), doit être perçu comme un document, et non comme une enquête en profondeur qui associerait histoire, sociologie ou philosophie politique.

Les Français jihadistes

Recueil d’histoires, Les Français jihadistes nous rappelle, et ça n’est pas anodin, ces temps-ci, que ceux qui nous combattent et que nous nous devons d’affronter, ici ou ailleurs, sont des êtres humains, avec leurs faiblesses, leurs incohérences, leurs espoirs, leurs craintes et leurs haines. Le livre de David Thomson, qui plus est parfaitement écrit, a l’immense mérite de ne pas traiter comme des évadés d’asile ceux et celles qui choisissent de quitter la France et l’Europe pour des zones de guerre. A nous de ne pas refuser leur humanité, non pas pour justifier leurs actes, mais pour les comprendre, leur donner un sens et, ce faisant, les prévenir ou les punir. Les slogans démagogues sont, à cet égard, tout autant insupportables que les postures victimaires ou les raisonnements paternalistes.

« Shoot them all, shoot them all/Shoot them all, shoot them all/Cut their heads off, cut their heads off/Shoot them all, shoot them all » (« Eat the Gun », Motörhead)

Un esprit éclairé a récemment pris en exemple les forces armées tunisiennes et égyptiennes, qui, pendant les révolutions de 2010 et 2011, auraient fait montre d’un comportement exemplaire à l’égard de la population civile. L’auteur de cette forte pensée, qui n’a de cesse de voir dans l’institution militaire la solution à tous nos problèmes (et même aux autres), aurait sans doute mieux fait de se documenter un peu avant d’écrire sur un sujet que, manifestement, il ne maîtrisait pas.

L’armée tunisienne, par exemple, n’a pas toujours été cet instrument apolitique décrit par Mourad Chabbi, et on se souviendra, comme le rappelle ce chercheur, de la répression des « émeutes du pain » de 1978 ou de 1984. C’est cependant au sujet de l’Egypte qu’on s’étouffe en apprenant que le comportement de l’armée devrait y être salué. Au pouvoir depuis des décennies, contrôlant une partie plus que conséquente de l’économie nationale, notoirement corrompue (et d’une efficacité militaire toute relative), l’armée égyptienne peut difficilement être montrée en exemple.

On pourra ainsi relever qu’elle a, au mois de juillet 2013, renversé un président élu (certes, terriblement mauvais, mais si en France on renversait des présidents médiocres, il y aurait eu des putschs régulièrement depuis 1995) et, surtout, qu’elle a participé à ce qu’il est convenu d’appeler le massacre de la place Rabaa al-Adawiya, du 14 au 16 août 2013. Le démantèlement incroyablement brutal des camps de toile des opposants au coup d’Etat est même considéré par l’ONG HRW comme un crime contre l’humanité :

Le recours rapide et massif par les forces de sécurité égyptiennes à la force létale pour disperser deux sit-in le 14 août a conduit au pire incident d’homicides de masse illégaux dans l’histoire moderne de l’Égypte.

Comme semble l’ignorer notre fringant commentateur, l’armée égyptienne a directement participé aux opérations nettoyage de cette désormais tristement fameuse place du Caire et n’a pas cessé, depuis, d’être partie prenante de la politique répressive du régime. Par pure charité chrétienne, je ne m’attarderai pas plus sur la stratégie contre-insurrectionnelle suivie dans le Sinaï, aussi violente que parfaitement inefficace. Je me permets, en revanche, d’indiquer au colonel Moutarde la lecture d’un petit ouvrage collectif passionnant, Les Armées dans les révolutions arabes. Positions et rôles, écrit sous la direction de Saïd Haddad et publié récemment aux Presses universitaires de Rennes (PUR).

les armées dans les révolutions arabes

Les spécialistes qui ont contribué à ce travail y livrent des réflexions précieuses au sujet des armées du Moyen-Orient et y développent un cadre analytique complet. L’équipe réunie autour de Saïd Haddad (Florence Gaub, Myriam Aït-Aoudia, Myriam Benraad, Mourad Chabbi, Amal Hamada, Sihem Djebbi) rappelle utilement que les Etats de la région ont leur histoire et que celle-ci est faite autant d’ingérences extérieures que de facteurs qui leur sont propres. Ça peut sembler idiot de l’écrire une nouvelle fois, mais le paternalisme et le simplisme ambiants contraignent à des répétitions. De même, cet ouvrage confirme qu’on a l’air moins idiot quant on parle d’un sujet qu’on a étudié que quand on déblatère en roue libre.

Christiane and the Queens

C’est un petit livre, vite écrit, vite lu, mais qui ne laisse pas indifférent. En moins de 100 pages, Christiane Taubira, ancienne Garde des Sceaux remplacée à ce poste par Jean-Jacques Gandhi, y argumente avec conviction contre la déchéance de la nationalité proposée par le Président le 16 novembre 2015.

Mme Taubira a manifestement tardivement pris conscience des insuffisances de la politique sécuritaire d’un gouvernement dont elle était, paraît-il, une des icônes. Nombreux étaient ceux qui s’étonnaient de sa présence dans une équipe qui, de plus en plus, proposait et appliquait des mesures si nettement contraires aux valeurs qu’elle professait, souvent avec emphase. Dans un de ses portraits cruels mais lucides dont il a le secret, Le Canard enchaîné n’avait pas hésité à écrire que la ministre ne restait place Vendôme que pour le prestige de la fonction. L’hebdomadaire satirique paraissant le mercredi avait ainsi relevé que le bilan de Christiane Taubira n’impressionnait pas et qu’appartenir à son cabinet avait tout du chemin de croix.

Personnalité écrasante, aux évidentes capacités intellectuelles, au verbe haut et aux formules assassines, Mme Taubira ne laisse, en effet, personne indifférent. Honnie par certains pour avoir porté la loi sur le mariage homosexuel, elle est adulée par d’autres pour la même raison, et personne ne semble capable de saisir la complexité et les contradictions d’un tel esprit. Sa carrière politique, après tout, n’a rien de si extraordinaire, et on oublie trop souvent ses toquades, ses excès ou, surtout, le fait que sa candidature à l’élection présidentielle de 2002 a eu les conséquences que l’on sait sur celle de Lionel Jospin. Il est cruellement ironique de noter qu’une femme si ardemment engagée contre le racisme ait ainsi pu favoriser, à son corps défendant, l’extrême-droite par un si total manque de sens tactique.

Ecrivain, personnage public, l’ancienne ministre n’a jamais fait mystère de ses engagements, mais elle a pu, parfois, être aveuglée par le fol orgueil qui fait les grands esprits. Son maintien dans l’équipe de M. Valls, où elle a été toujours plus marginalisée après les attentats du mois de janvier 2015, a ainsi désarçonné jusqu’à ses plus ardents partisans. Ceux-ci, d’ailleurs, préfèrent louer la femme libre et engagée et que la ministre. On les comprend.

Cet égo a poussé Mme Taubira a un coup théâtre final, clôturant une expérience ministérielle qui ne se reproduira sans doute pas dans la France actuelle. Faisant, décidément, peu de cas des contraintes de sa fonction, elle a, en effet, écrit puis fait éditer dans le plus grand secret un texte, Murmures à la jeunesse, qui relève plus de la tribune, voire du discours, que de l’essai. Publié quelques jours après sa démission, ce cri du cœur séduit tout autant qu’il agace. Volontiers poseur, parfois maladroit, il alterne les pages admirables et les passages plus gênants, parfois à peine compréhensibles en raison de leur emphase. Le début est ainsi assez gratiné, et on sent que l’éditeur n’a été, en réalité, qu’un intermédiaire avec l’imprimeur. Le texte, manifestement, n’a pas été travaillé, et c’est dans doute là la limite d’une longue protestation spontanée, brute de fonderie.

Murmures à la jeunesse

Quand elle détruit, implacablement, les arguments en faveur de la déchéance de la nationalité, Christiane Taubira est plus que convaincante, et sa défense de la République et des principes ne devrait pas être si solitaire. Hélas, elle l’est. Quand elle décrit le jihad, quand elle s’aventure dans le domaine de la lutte contre le terrorisme ou quand elle glisse un plaidoyer pro domo au sujet des islamistes radicaux en prison, elle est en revanche moins convaincante. C’est d’ailleurs dans ces parties que le texte est le plus perfectible, et aussi le plus sincère, sans le moindre artifice.

On pourra, de même, déplorer les citations incessantes ou les figures de style usées, et on évitera de s’appesantir sur les références musicales qui m’ont laissé, au mieux, dubitatif. Maxime Le Forestier ? Sérieusement ? J’ajoute, puisqu’il faut toujours rendre à César ce qui appartient à César, que Screamin’ Jay Hawkins est l’auteur et premier interprète de I put a Spell on you – la grande Nina Simone ne faisant que la reprendre (certes, admirablement) en 1965. Je suis désolé, mais c’est important.

Le livre de Christiane Taubira, texte sincère d’une femme inquiète, exaspérée et terriblement désireuse de peser sur le débat national, mérite d’être lu. Imparfait, il a le mérite d’exprimer une position claire, bien qu’incomplète. Et, contrairement aux livres-programmes qui encombrent nos libraires, c’est celle qui écrit qui signe. Rien que pour ça…

On nous appelle les princes

La coopération récente entre Eric Rochant et la DGSE, qui a abouti à la série de Canal + Le Bureau des légendes (2015), n’est pas née soudainement. Le cinéaste jouit en effet au sein de cette noble maison d’une aura incomparable due au fait qu’un de ses films, Les Patriotes,  projeté (et massacré) à Cannes en 1994, y est présenté aux stagiaires et autres nouvelles recrues comme une des plus admirables illustrations à l’écran de ce qu’est le renseignement humain. Les historiens étudieront peut-être un jour, non pas comment la réalité du monde a influencé la représentation au cinéma de l’espionnage mais plutôt comment la représentation au cinéma du monde de l’espionnage a influencé la pratique du renseignement au sein des services, et même sa perception par les responsables politiques. Bref, ce sera dans une autre vie.

Consacré à l’itinéraire d’un membre du Mossad, à son entraînement, à ses différentes missions et à ses rencontres, le film de Rochant aurait tout aussi bien pu traiter d’un autre service de renseignement. L’important, ici, n’est pas tant dans les affaires traitées (un savant français ou un employé des services de renseignement de la Navy) que dans la manière, jamais racoleuse, dont le métier est montré. Evidemment, le Mossad n’est pas n’importe quel service, et le contexte compte. Les cas exposés sont d’ailleurs d’une extrême sensibilité. On reconnaît ainsi l’affaire Pollard, et, moins connue, l’opération Sphinx évoquée par Victor Ostrovsky dans son livre By Way of Deception: The Making and Unmaking of a Mossad Officer (1990, Saint Martin’s press). Eric Rochant, qui est aussi le scénariste de son film, n’a, à ma connaissance, jamais vraiment évoqué l’influence du récit d’Ostrovsky sur son travail. Il est difficile de l’ignorer.

By way of deception Les Patriotes

Pourtant, le film dépasse de loin Israël et aborde des questions essentielles du renseignement humain. Les dilemmes moraux posés par le recrutement puis la manipulation de sources humaines, qui avaient conduit l’amiral Turner, directeur de la CIA à la fin des années ’70, à tenter une improbable, radicale et suicidaire moralisation du métier, ne sont pas nouveaux. La gestion de sources, qui plus est recrutées sous la contrainte, nécessite des structures solides, des personnels formés, correctement commandés et aux solides principes éthiques. Comme me l’a dit l’année dernière un ancien DG, « nous sommes des corsaires » : accomplir des choses illégales pour l’Etat et la Nation en ne perdant jamais de vue les lois que nous violons et les motifs qui font que nous les violons, et en étant capable de revenir le plus vite possible derrière la ligne rouge qui a été franchie.

Le film, qui ne comprend aucune véritable violence physique et aucune scène spectaculaire, est d’une remarquable sobriété. Les hommes et les femmes à l’écran sont des professionnels, solides, calmes, exerçant sur eux-mêmes un contrôle permanent. Les Patriotes se situe ainsi dans la lignée des films de Lang ou de Hitchcock, à l’opposé des explosions de violence et d’actions auxquelles semble se réduire le monde du renseignement aux yeux de nombre de nos concitoyens (et de quelques observateurs qui parlent beaucoup de ce qu’ils n’ont jamais connu).

Alors que le débat public ne cesse de se focaliser sur le renseignement technique, qui n’est qu’une partie du monde du renseignement, le film d’Eric Rochant expose toute la complexité et toute la fragilité d’une opération de recrutement. On comprend, à voir et à revoir la longue partie consacrée à l’affaire du scientifique français, pourquoi le film est montré aux jeunes recrues. Tout, en effet, y est montré, de l’expression initiale de besoins (« il nous faut un atomiste ») à l’identification de l’objectif, l’exploration de son environnement, l’étude de ses failles, son approche, son recrutement, son traitement (y compris brutal) et la fin de l’opération (que je ne dévoile pas). On voit là que le métier n’est pas qu’une longue série de technique mais qu’il requiert une profonde connaissance de l’humanité, de celle qui ne vient qu’avec l’expérience.

Les comédiens sont tous parfaits, et Yvan Attal, jeune homme réservé à la voix si particulière, fait merveille. Jean-François Stévenin est impeccable, tout comme Emmanuelle Devos, Eva Darlan, Hippolyte Girardot, et Nancy Allen. Sandrine Kiberlain, dans un de ses premiers rôles, y brûle l’écran comme elle ne le fera jamais plus.

Ariel
Ariel
Marie-Claude
Marie-Claude

Quant à Bernard Le Coq, il incarne, à mes yeux, un des plus grands officiers traitants jamais vus au cinéma.

Les Patriotes reste, à ce jour, un des plus grands films français consacrés au renseignement, réaliste et intimiste sans être ennuyeux. Il est, à cet égard, infiniment supérieur à bien des productions plus ambitieuses (on pense, par exemple, au lamentable Secret Défense, de Philippe Haïm, sorti en 2008). Il fait, en particulier, réfléchir à la grandeur et aux méthodes d’un métier qu’on ne redécouvre que quand on en a besoin. On s’épargnera, du coup, la vision de Möbius, du même réalisateur (2013)…