Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche

Etant d’un naturel curieux, j’ai cru bon, comme des dizaines de milliers de mes concitoyens, de lire les quelques pages que Stéphane Hessel a publiées cet automne sous le titre intrigant d’Indignez vous !

Véritable phénomène de société, ce très petit livre m’a, n’ayons pas peur de le dire, véritablement affligé – et ce d’autant plus que j’ai pour M. Hessel une grande admiration. Sa vie est un exemple pour nous tous, son courage, ses engagements, sa carrière même, devraient nous inspirer. On voit mal en revanche comment on pourrait s’inspirer de son opuscule, tant celui-ci est indigent. Pour tout dire, un élève parlant à peu près le français – mais ils se font rares, me disent mes amis professeurs – aurait été parfaitement capable d’aligner les mêmes banalités que M. Hessel.

Prenons par exemple cette idée forte : « Le moteur de la résistance, c’est l’indignation ». Nous voilà bigrement avancés. M. Hessel nous dit avoir été « indigné par le nazisme », on le rassure, il n’a pas été le seul, et nous sommes encore quelques centaines de millions à être « indignés par le nazisme », même si l’expression me paraît un peu pâlotte. Pour ma part, je suis indigné par les inégalités sociales ou politiques, par la médiocrité de mes gouvernants, mais je suis horrifié par le nazisme.

Agé mais homme de son temps, M. Hessel n’a par ailleurs pu/su résister aux torrents de foutaises et de mensonges que déversent sur nous les pseudo-scientifiques qui invoquent, données bidonnées à l’appui, la responsabilité humaine dans les actuels dérèglements climatiques. Surtout, il semble être un vénérable tenant de cette idéologie sans nom qui survit dans notre pays depuis des décennies et qui associe, dans une improbable coalition, la détestation de l’Amérique, le rejet du capitalisme, et une défense de la cause palestinienne qui fleure bon son antisémitisme de gauche, le tout sous couvert de progrès.

Partisan décidé de l’existence de l’Etat d’Israël, je n’en suis pas moins profondément choqué par le sort qui est fait depuis 1948 aux populations palestiniennes, expulsées par Israël puis parquées par les Etats arabes. Cette position, qui m’a paradoxalement valu plus de problèmes de la part de certains agités de la communauté juive que de la part d’Egyptiens ou de Libanais, n’est évidemment pas facile à tenir, mais elle a le mérite de l’honnêteté et de la rigueur intellectuelle. Surtout, cette position ne crée pas de hiérarchie dans l’injustice ou dans l’oppression, et, pour reprendre les mots de M. Hessel, je suis également indigné par le comportement des Russes dans le Caucase, par celui des Taliban, par la guerre autour des Grands Lacs, par les expulsions d’Indiens en Amazonie, par les immigrés clandestins qui meurent en Méditerranée, par le sort des Mexicains qui se noient dans le Rio Grande en tentant de rejoindre l’Empire ou qui sont cueillis par les policiers américains.

Pourtant, à lire M. Hessel, seule la question palestinienne susciterait son indignation. Après tout, pourquoi pas ? Mais on est droit de s’étonner de cette indignation unique. On est surtout en droit de ricaner à la lecture des arguments de M. Hessel, qui sont dignes de ceux d’un mauvais collégien. « Que des Juifs puissent perpétrer eux-mêmes des crimes de guerre, c’est insupportable. Hélas, l’histoire donne peu d’exemples de peuples qui tirent les leçons de leur propre histoire. »

Dépassons notre stupéfaction après la lecture d’une telle ânerie, et alignons quelques remarques :

– Pourquoi les crimes commis par les Juifs seraient-ils plus insupportables que les crimes commis par des Chrétiens ou des Musulmans ? Les Juifs sont-ils donc soumis à des lois historiques plus exigeantes que celles qui s’appliquent aux autres peuples ? (Et je laisse le soin à M. Hessel d’expliciter sa compréhension du terme « Juifs ». On imagine que le débat doit tourner autour de questions nauséabondes comme « Les Juifs français sont-ils d’abord juifs, ou français ? »).

– Y aurait-il des crimes de guerres supportables ? Il s’agit d’un point intéressant, surtout émanant d’un aussi prestigieux humaniste. Il me semble que tous les crimes de guerre sont insupportables, sans exception, même ceux commis par les Américains contre les nazis ou le Japon impérial – et on repense à un récent article du Monde titré « Un hommes d’affaires britannique torturé sans raison en Libye ». Avec une raison, forcément, c’est moins grave. Un crime de guerre, c’est surtout grave quand ce sont des Juifs, c’est bien ça ?

– Ainsi donc, « l’histoire [donnerait] peu d’exemples de peuples qui tirent les leçons de leur propre histoire ». La lecture de Flaubert ou de Vialatte aurait dû enseigner à M. Hessel qu’on n’écrit jamais de généralités aussi plates que celle-ci. Et si on voulait polémiquer – mais ce n’est pas mon genre, on pourrait même relever que l’Histoire (je suis snob, moi je mets un H) a justement beaucoup appris au peuple juif et qu’il lui est apparu, après plus de mille ans de persécutions en Europe, qu’il lui fallait un Etat solide puisque rares étaient les sociétés dites civilisées où leurs droits élémentaires étaient défendus. Que voulez-vous, tout le monde ne peut pas être Danois.

Loin de moi l’idée de défendre, en aucune façon, le traitement qu’Israël réserve aux Palestiniens, mais loin de moi également l’idée de confondre la communauté juive avec la classe politique d’un Etat qui vit sous la menace permanente d’une guerre ou d’une campagne terroriste.

Armé de ce solide raisonnement, Stéphane Hessel en vient donc à défendre le terrorisme avec une rhétorique que je n’avais jusque là entendue que chez les diplomates syriens ou tunisiens que je croisais naguère. « Dans la notion d’exaspération, il faut comprendre la violence comme une regrettable conclusion de situations inacceptables pour ceux qui les subissent ». Qu’en termes choisis ces choses-là sont dites. Dans un raisonnement particulièrement spécieux, notre héros national exonère d’un coup le Hamas et tous les autres radicaux. Pourtant, M. Hessel, diplomate de formation, devrait se souvenir que Dominique de Villepin, dans un de ses rares moments de lucidité, a condamné en août 2003 les attentats du Hamas, jugés iniques et contre-productifs. En tant que résistant, M. Hessel a-t-il jamais tué un enfant ? A-t-il jamais envisagé de faire sauter un restaurant pour la libération de notre pays ? On en doute. mais passons à l’étape suivante.

Et donc, « on peut se dire que le terrorisme est une forme d’exaspération ». On peut surtout se dire qu’après une vie exemplaire, au service des idéaux les plus nobles, M. Hessel, ambassadeur de France, pourrait nous épargner des dissertations d’adolescents et poursuivre ses visites aux collèges et lycées où il raconte quels furent ses combats. La faiblesse insigne de ses raisonnements doit sans nul doute être attribuée à une candeur droit-de-l’hommiste qui doit autant à un âge vénérable qu’à des convictions qu’il vaut mieux ne pas trop explorer – et que l’on avait coutume de qualifier, au Quai d’Orsay, de « politique arabe de la France ».

Je crois bien que je suis indigné. Indigné par l’indigence de ce livre, indigné par la naïveté de ce grand homme, indigné par la crédulité de mes concitoyens, que le doute et la lassitude conduisent à faire un triomphe à un manuscrit qui n’aurait jamais dû quitter son tiroir.

Les anonymes – qui auraient peut-être pu le rester.

Après les remarquables Seul le silence et Vendetta, les éditions Sonatine – belle référence au film de Takeshi Kitano – ont publié cet été Les anonymes, troisième roman traduit en français de R.J Ellory, la nouvelle star du polar.

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Comme dans Vendetta, l’auteur britannique expose ici une énigme policière plus qu’intrigante avant d’introduire une dimension politique qui donne au roman une toute autre ampleur. Loin de Michael Connelly ou de Patricia Cornwell, Ellory fait la preuve, une fois de plus, d’un talent littéraire qui fait de lui un disciple doué de James Ellroy, James Grady ou Robert Littell.

Mais je dois confesser une vraie déception après la lecture de ce thriller. Car si Ellory démontre, à l’instar d’Henning Mankell, qu’il sait à merveille décrire les affres d’une enquête, il se montre plus approximatif dans l’art de créer un décor historico-stratégique. Ainsi, en intégrant son intrigue aux plus que sulfureuses relations de l’Empire – et de la CIA – avec l’Amérique latine, Ellory tombe dans le piège du complot et son récit perd rapidement toute crédibilité. Non pas que tout soit rose et que tout ait été parfaitement présentable entre les Etats-Unis et ses voisins du sud, au contraire, bien au contraire.

John Dinges (Les années Condor), Bob Woodward (CIA, guerres secrètes 1981-1987), Marie-Monique Robin (Escadrons de la mort, l’école française), Robert Littell (La Compagnie), John Prados (Les guerres secrètes de la CIA : la démocratie clandestine) ont tous, à leur façon, évoqué les errements criminels de l’Agence au Salvador, au Honduras, au Chili ou au Nicaragua. Le cinéma américain, bien plus courageux que celui de l’auto-proclamée patrie des Droits de l’Homme, a largement pris position et révélé l’inavouable.

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Qu’il s’agisse de Missing (Costa-Gavras, 1982), Salvador (Oliver Stone, 1986), Under fire (Roger Spottiswoode, 1983), le grand public a été rapidement informé des alliances contre nature que l’Empire avait tissées avec les pires crapules du continent.

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Mais au lieu de se contenter, si j’ose dire, de s’inspirer de l’Irangate et des activités du colonel Oliver North, Ellory s’engage dans un délire conspirationniste qui relègue les romans de James Grady au niveau des aventures de Langelot. En quelques pages, le roman devient un thriller paranoïaque digne du film de David Fincher The Game (1997). Autant dire qu’on n’y croit pas, et la dénonciation devient contre-productive. Ellory a-t-il trop regardé X Files ? Est-il un admirateur de Dan Brown ? (on en doute) Toujours est-il qu’il gâche son talent en ne maîtrisant pas les enjeux de son intrigue, et on se prend à redouter les conséquences sur le public d’une vision si caricaturale du passé. C’est d’autant plus regrettable que la dénonciation par le même, dans Vendetta, de la corruption du monde politique américain s’était révélée très convaincante.

Le texte reste très distrayant, mais un ton au-dessous de ce qu’on était en droit d’espérer. Attendons la suite des traductions pour nous faire une idée définitive.

« Les experts/Assas » : Xavier Raufer

Xavier Raufer (dont on mesure la modestie ici) est un homme d’avant-garde, attaché au progrès social, à la compréhension fine des phénomènes sociaux qui l’entourent. Ancien membre du groupuscule humaniste Occident, il écrit désormais dans les revues de la révolution prolétarienne, comme Valeurs Actuelles et Le Nouvel Economiste. C’est là, comme sur le plateau de C dans l’air, qu’il nous fait l’honneur de nous livrer son interprétation de phénomènes auxquels, pauvres citoyens désarmés, nous n’entendons rien.

Initialement criminologue, Xavier Raufer, en observateur attentif du vaste monde, a vite compris quel intérêt il y avait à parler de terrorisme. Au lendemain du 11 septembre, il a ainsi publié avec Alain Bauer, un homme pourtant à gauche, un livre au titre sobre, La guerre ne fait que commencer. Autant dire que nous autres, hommes de peu de foi, qui faisions cette guerre depuis des années et dans l’indifférence générale, avons bien ri.

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Fidèle à sa légendaire exigence intellectuelle, M. Raufer fait fi de ses rares préjugés – mais qui n’en a pas ? – pour décrypter les innombrables menaces qui pèsent sur nous et nous les rendre intelligibles. C’est à cet exercice citoyen que notre ami s’est généreusement livré dans Le Nouvel Economiste du 1er décembre dernier (ici) sous le titre, touchant de prudence et d’humilité : « Le jihad global en voie de disparition. »

Dans un style primesautier, il nous y explique que la menace jihadiste est derrière nous et que seuls quelques incidents de parcours vont encore la faire vivre une poignée d’années. Circulez, chers concitoyens, l’incendie est éteint. « Laissez la police faire son travail », aurait sans doute dit le commissaire Bialès – à la cravate rappelant les motifs de Calder. On ne peut que saluer ici la lucidité et la rigueur d’un homme qui saborde ainsi son fond de commerce en nous expliquant que nos dirigeants s’affolent pour rien.

En réalité, ça faisait des mois que je n’avais pas lu autant d’erreurs chez un « spécialiste » – Roland Jacquard, en raison de son talent dans le domaine, devant être traité comme Akira Kurosawa à Cannes en 1986 quand il y présenta Ran : hors compétition.

« Du 1er janvier au 31 octobre 2010, moins de 5% des attentats jihadistes ont été perpétrés ailleurs qu’en Irak, dans la zone pakistano-afghane ou en Somalie/Ouganda  (…) Dès lors et dans les faits, il est clair que le terrorisme jihadiste n’existe plus, 95% de ce qu’on nomme ainsi relevant plutôt de la guérilla patriotique ou de la résistance à l’oppression – vouées pour l’essentiel à disparaître quand ces oppresseurs partiront. » C’est si simple, le monde vu de la rue d’Assas ! Les Ougandais, qui ont été frappés par les Shebab somaliens cette année, seront probablement ravis d’apprendre qu’on considère leur territoire comme relevant du même foutoir que celui de la Somalie. De même, les otages retenus au Mali et les civils tués en Kabylie seront probablement rassurés en réalisant qu’ils sont les victimes d’un phénomène marginal.

Xavier Raufer invoque également les fatwas hostiles à Al Qaïda diffusées par des prédicateurs jadis radicaux. et y voit la preuve du déclin. Il ne semble pas imaginer que ces changements de posture aient pu être provoqués par d’amicales pressions, et il ne fait même pas référence aux imams du Golfe qui se répandent sur Internet. Pour tout dire, il ne croit sans doute pas à cette vague histoire d’ordinateurs en réseau – encore un fantasme cosmopolite.

Et voilà que l’on apprend qu’Al Qaïda « accumule les échecs » – et l’on découvre en passant que notre grand spécialiste ignore qu’il y a eu 4 bombes à Londres le 7 juillet 2005, et non pas 3. Quel étourdi, quand même ! Et la démonstration progresse : « De loin en loin, de grossiers colis piégés sont expédiés de façon si inepte qu’ils sont neutralisés avant d’exploser – ou de foirer (sic) ». Là, disons-le tout net, on touche au sublime. Faut-il rappeler que les deux colis expédiés à Chicago par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) n’ont pas foiré (j’aime le langage des hommes d’action) mais ont été interceptés de justesse grâce aux services saoudiens. Au Royaume-Uni, les services ont même dû s’y prendre à deux fois avant de détecter la bombe dans le colis, qui sinon s’envolait vers les rivages de l’Empire. Quand on a la prétention de traiter d’un sujet avec un tel aplomb, on ne se contente pas des articles de Paris-Turf ou de La Vieille Taupe pour se documenter.

Ce que Raufer ne voit pas – mais d’ailleurs que voit-il vraiment ? – c’est que la menace ne faiblit pas, et que seuls ses acteurs sont affaiblis – mais pour combien de temps ? Et ce que Raufer ne dit pas, c’est qu’il n’y jamais eu autant de home grown terrorists, poussés au jihad par leur rejet de la société dans laquelle ils ont été élevés. La multiplication des affaires internes à l’Europe, le développement des projets terroristes menés en Occident par des individus recrutés par des groupes jihadistes locaux (AQPA, AQMI, le TTP, les Shebab, peut-être même Al Qaïda en Irak si on regarde de près l’attentat de Stockholm du 11 décembre) sont une nouvelle évolution de ce phénomène. M. Raufer pense sans doute réaliser une percée conceptuelle majeure en nous parlant de guérilla, d’oppression, de résistance. Il n’a jamais que 10 ans de retard. Le jihadisme, malgré son vocabulaire et ses références, n’est pas tant religieux que politique et social. Et comme cela a déjà été écrit sur ce blog, la conjonction entre une lutte locale et un projet mondial ne fait qu’accroître la menace.

Enfin, pour couronner le tout, Xavier Raufer reprend à son compte la propagande algérienne qui veut que les éléments sahéliens d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) aient partie liée avec les trafiquants de drogue sud-américains – on voit ici Tony Montana (Scarface, Brian De Palma, 1983) lors d’une réunion à Bamako avec Abou Zaid, mais la photo a été mal cadrée.

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La réalité est évidemment plus complexe, mais elle ne fait pas vendre. Et il faut bien vivre…

« Stage blood is not enough » (Yukio Mishima)

Le 25 novembre 1970 mourait Yukio Mishima à l’issue d’un pitoyable simulacre de putsch. Maladroitement décapité par un de ses jeunes disciples devant un Ministre de la Défense bâillonné et horrifié, le grand écrivain japonais achevait dans le sang, le sien, une vie marquée par la quête d’un absolu guerrier et esthétique.

Pour la première fois en zone 2 sort ces jours-ci le DVD du magistral film que Paul Schrader, le scénariste de Martin Scorsese (Taxi driver, 1976 ; Raging Bull, 1980 ; La dernière tentation du Christ, 1988 ; A tombeau ouvert, 1999), lui consacra en 1985. Et pour ajouter encore au plaisir, Wild Side Video nous gratifie de la présence dans le coffret de l’extraordinaire musique composée par Philip Glass.

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Homosexuel tourmenté par la violence guerrière et la soif d’absolu, écrivain prolifique, cinéaste et même chef de milice, Yukio Mishima reste peu connu en France. Son militarisme nostalgique a permis à quelques uns de jeter le bébé avec l’eau du bain et de mépriser un auteur pourtant attachant, ou pour le moins intrigant. Son refus de l’américanisation à marche forcée du Japon, sa nostalgie pour un passé largement fantasmé ou ses rapports ambigus avec la modernité nous renvoient à la crise morale et sociale que traversent aujourd’hui d’autres pays, eux aussi soumis par l’Occident.

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Nul autre que Paul Schrader, scénariste et cinéaste tourmenté (Hardcore, 1979 ; American gigolo, 1980) ne pouvait restituer la complexité du personnage de Mishima, adolescent complexé, homosexuel hanté, guerrier contrarié, pourfendeur de la décadence nippone et auteur adulé. La mise en scène de Schrader, véritable merveille d’inventivité – qui sera d’ailleurs saluée à Cannes en 1985 par le Prix de la meilleure contribution artistique – fait alterner des pages de la vie de Mishima, des moments de sa dernière journée et des interprêtations visuellement ébouriffantes de quelques unes de ses oeuvres les plus révélatrices.

Tout au plus pourra-t-on déplorer que le fameux vol de Mishima dans un F-104 de la JASDF n’ait pu être parfaitement reproduit – et il n’échappera à personne que l’appareil dans lequel prend place Ken Ogata n’est pas un chasseur mais bien un T-33 d’entraînement.

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Curieusement, Paul Schrader évoque à peine Confessions d’un masque, le véritable chef d’oeuvre de Mishima, troublante évocation par l’auteur de son homosexualité. Il traite en revanche avec maestria Le pavillon d’or, autre monument de l’écrivain.

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J’ajoute, pour les maniaques, que Marguerite Yourcenar a consacré un livre passionnant à Mishima.

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Enfin, vous ne le savez pas encore, mais vous ne pourrez plus vivre sans la musique de Philip Glass.

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Je vous avais prévenus.

« No way out » : par ici la sortie.

Le contre-terrorisme est une activité passionnante en raison de quelques caractéristiques bien connues : urgence de la menace, imagination et adaptabilité des terroristes, nature des revendications, pression politique. Mais posez la question dans tous les services de renseignement et de sécurité de notre petit monde : pour nous tous, le travail de seigneur, la mission la plus noble, la plus complexe, celle qui demande le plus de capacités et le plus d’efforts, celle qui vous laissera au soir de votre vie épuisé et paranoïaque, c’est  le contre-espionnage.

Les plus grands écrivains se sont essayés à l’exercice ô combien difficile de restituer la vérité de cette activité : Somerset Maugham, Joseph Conrad, Graham Greene, John Le Carré, Vladimir Volkoff, Eric Ambler, et plus près de nous Robert Littell. Et au milieu des caisses de romans de gare, on trouve des pépites comme les premiers romans de Robert Ludlum, dont Osterman week-end, ou ceux de Frederick Forsyth (Le dossier Odessa, L’alternative du Diable, Le quatrième protocole).

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En 1987, Roger Donaldson, un cinéaste néo-zélandais dont la production n’a jamais enthousiasmé la critique et les cinéphiles, adapte un roman de Kenneth Fearing (The big clock, déjà porté à l’écran en 1948 par John Farrow) dans l’univers du renseignement. No way out/Sens unique réunit quelques jeunes acteurs prometteurs (Kevin Costner, Sean Young, Will Patton) autour de Gene Hackman, comme toujours délicieusement à son aise dans un rôle de politicien répugnant, mais qui fera mieux dans Les pleins pouvoirs (1997, Clint Eastwood).

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Le principal attrait du film réside dans sa description des affres d’un agent infiltré dont la couverture est brutalement mise en danger par un événement imprévu. Comme dans la réalité, l’aventure et le danger sont plus présents dans les couloirs des administrations et les antichambres des cabinets ministériels que dans certaines villes du Tiers-monde. Comme peu de films d’espionnage, No way out parvient à exposer au grand public toute la délicieuse complexité de l’infiltration et du maniement d’agents doubles, un travail réservé à l’élite et pour lequel nous autres Français avons toujours montré peu de talents – nous sommes probablement plus doués pour la trahison, mais je m’égare.

Donaldson livre sans doute là un de ses meilleurs films, au cours d’une carrière qui a surtout vu des produits de commandes. Il tournera à nouveau avec Kevin Costner en 2000, avec Treize jours, un autre film observant l’intimité du pouvoir et la dimension humaine des crises, même les plus graves.

« Cette petite aventure va tourner en déconfiture. » (« Eteins la lumière », Axel Bauer)

(Le texte qui suit est tiré de plusieurs échanges de mails avec les lecteurs qui me font l’honneur de m’adresser leurs remarques et leurs interrogations. Qu’ils en soient ici une nouvelle fois remerciés).

Abdelmalek Droukdel est un garçon malin, gage de sa survie. Si son engagement jihadiste est certain et sincère, il ne dispose pas des mêmes ressources que ses amis yéménites, irakiens ou pakistanais. La plus ancienne guérilla islamiste de la planète doit donc son salut aux faiblesses de l’appareil sécuritaire algérien comme aux calculs politiques des généraux. Ceux-ci, bien que farouchement éradicateurs, ont compris depuis longtemps que la persistance d’un foyer de rébellion en Kabylie – dont l’élimination est de toute façon hors de portée de leurs moyens militaires – leur garantissait le soutien, lucide, des États-Unis et de quelques pays européens, tant que des attentats n’avaient pas lieu dans la capitale. C’est pour cette raison que des ratissages sont régulièrement lancés sans volonté d’aller au bout, tandis que les services sont mobilisés pour préserver Alger. Pour le monde, « pas d’attentat à Alger » équivaut à « pas d’attentat en Algérie », ce qui est faux puisque des militaires, des civils et des terroristes meurent chaque semaine.

Droukdel n’essaye plus que sporadiquement de frapper dans Alger, et ses efforts se concentrent sur le Sahel depuis près de deux ans, où il bénéficie des réseaux fondés dans les années 90 par le GIA, récupérés plus tard par le GSPC et surtout amoureusement développés par Mokhtar Belmokhtar, le borgne fringant. Le basculement des effectifs d’AQMI vers le Sahel à l’automne 2009, afin de transférer vers un front ouvert des unités (katibats) qui étaient devenues inutiles, voire encombrantes, en Kabylie, où les actions de harcèlement se poursuivent grâce à des commandos très mobiles qui traversent les wilayas – presque – sans encombres a été un coup de maître.

Le basculement vers le Sahel a logiquement entraîné l’apparition d’actions typiques des groupes jihadistes (attentats-suicides, assassinats ciblés) tandis que les vieilles méthodes étaient conservées (raids/embuscades, mais surtout enlèvements). Contrairement à d’autres, je considère que les kidnappings n’ont pas de motivation financière première, même si les rançons sont évidemment bonnes à prendre, mais servent à 1/ donner aux actions du mouvement un retentissement qu’il ne parvient plus à générer en Algérie puisque la route de la capitale lui est interdite et à 2/ disposer de boucliers humains permettant autant que possible d’empêcher les opérations de sauvetage tout en exacerbant les tensions entre acteurs régionaux et puissances occidentales. Cette stratégie s’est révélée particulièrement payante en montant d’abord l’Algérie et la Mauritanie contre le Mali, puis l’Algérie contre la France et la Mauritanie.

Droukdel a été surpris par l’opération franco-mauritanienne du 22 juillet dernier qui a marqué un vrai changement de posture de la part de la France. Paris a – enfin ! Serais-je tenté de dire – décidé d’ignorer les rodomontades d’Alger quant aux « visées néo-coloniales » de la France ou « les ingérences étrangères au Sahel » et a jugé qu’il fallait tracer une ligne rouge, aussi bien à destination d’AQMI que de l’Algérie. La riposte des jihadistes a été logique (attentat suicide contre la base de Néma, et enlèvements de 7 employés d’Areva et de Vinci) et elle n’aurait pas dû avoir cette ampleur si les expatriés français n’étaient pas si inconscients et les gens chargés de leur sécurité si irresponsables. Comme de bien entendu, Alger a par avance condamné toute prise de contact entre la France et AQMI, et rejeté de même tout versement de rançon. Mais, désormais, tout le monde se fout de la position d’Alger, essentiellement parce qu’on se souvient que tout ce cirque est d’abord la conséquence de l’incompétence de l’appareil sécuritaire algérien et des calculs de Machiavel de seconde zone des généraux au pouvoir.

Dans un premier communiqué, jamais authentifié, Droukdel était censé exiger le retrait des troupes françaises d’Afghanistan, l’abrogation de la loi sur le voile, la libération de détenus islamistes et le versement d’une confortable rançon – ce que La Fontaine aurait traduit par le beurre, l’argent du beurre, les faveurs de la crémière et les clés de la ferme. On le voit, ces revendications avaient autant de chances d’être acceptées par la France que la création d’une unité antiterroriste commune israélo-iranienne, et il est permis de se demander si ces revendications n’étaient pas le fait des SR algériens, désireux de border l’action de la France dans la région. Evidemment, et parce que c’est la France Monsieur !, le Quai a immédiatement rejeté ces exigences tandis que le Mindef, quelques heures, annonçait envisager un retrait d’Afghanistan en 2011. La médiocrité à ce niveau là, c’est presque de l’art.

Et voilà que Droukdel, dans un communiqué authentifié, demande à la France de discuter directement avec Oussama Ben Laden. La manœuvre est habile, et on en vient presque à regretter que l’émir d’AQMI n’ait pas postulé pour un poste dans notre nouveau gouvernement. Il pourrait sans doute y remplacer avantageusement Nadine Morano ou Frédéric Lefebvre, ou même les deux. Inutile de vous rappeler que pour moi Oussama Ben Laden est mort il y a plus de 4 ans mais que sa mémoire est bien utile, à ses amis comme à ses ennemis. Je me permets de vous renvoyer à mon précédent post sur ce point (ici)

Que Droukdel le sache ou pas, peu importe en vérité. Il est en effet parfaitement impossible pour la France d’accepter le principe d’une négociation avec le fondateur d’Al Qaïda, un homme pas très sympathique comme l’aurait écrit Stephen King. En énonçant des exigences irréalistes, Droukdel joue le jeu classique du terroriste qui n’attend qu’un refus pour refuser toute trêve et justifier la poursuite des violences. Mais invoquer le grand homme lui donne aussi une vaste audience tout en revigorant les jihadistes loin des confidences du bon Dr. Zawahiry : si Droukdel parle d’OBL, c’est sans doute qu’OBL est vivant. Imparable, surtout quand on veut y croire à toute force.

Et notre guerre, alors ?

Vous avez raison de noter que l’heure est aux antagonismes durs mais non violents, comme l’illustre la querelle monétaire entre la Chine et les États-Unis. Mais c’est probablement faire preuve d’un bel enthousiasme qu’écarter l’idée de futurs conflits mondiaux entre puissances. La raison ne l’emporte pas toujours – jamais, d’ailleurs quand on y pense. En ce qui nous concerne, égarés en Irak, plus ou moins vaincus en Afghanistan, il ne s’agit pas tant d’une défaite militaire que du refus de vraiment faire la guerre – et ce malgré le terrifiant bilan humain que nous infligeons aux populations. J’ai, pour ma part et bien modestement, la conviction que ce conflit nous dépasse largement et qu’il n’est que l’expression d’un vaste retour de bâton du Sud vers le Nord.

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Comment s’opposer à une lame de fond ? Certainement pas en montant tardivement des digues, mais en se réfugiant sur des points hauts et en tenant la position, vaille que vaille et crânement.

Il va de soi que tous les tyrans de cette terre avancent les mêmes arguments qu’un ancien Premier ministre de Malaisie au sujet de la supposée non universalité de nos valeurs, mais ni ce vieux débris de Mugabe ni la clique de Pékin ne disposent de référents religieux – et pour cause – leur permettant de fonder leurs discours sur des textes, même mal interprétés, à la différence des oulémas saoudiens. Je ne suis ni pessimiste ni optimiste. En tant qu’historien, je regarde les choses de loin, avec le fatalisme du lecteur des Annales.

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En tant que citoyen, je fais de mon mieux pour éviter les clash, par des actions quotidiennes et je reste persuadé que je peux communiquer avec mon semblable.

En tant que CT practitioner, je fais de mon mieux pour rendre les coups ou aider ceux qui les rendent – et c’est sans doute le plus amusant.

Le choc civilisationnel n’est pas une invention de Huntington, c’est une constante historique (Grecs contre Perses, Romains contre Carthaginois puis Germains, Normands contre Arabes, Chinois contre nomades turcs, Blancs contre Indiens, etc.), il n’y a pas lieu de s’en réjouir, de le déplorer ou de l’encourager. D’un point de vue humain, les choses semblent si lentes. D’un point de vue historique, elles semblent si logiques et inévitables.

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L’Allemagne du 21e siècle est une démocratie solide, pacifique, apaisée, prospère. Il aura fallu deux siècles, trois guerres dont deux mondiales, le génocide des juifs et des Tsiganes pour en arriver là. Le prix est incroyablement lourd, au-delà de la raison. Mais que peut-on vraiment y faire ? L’islam radical est lui aussi l’expression du malaise et de la rancœur des populations du Sud face à notre domination. Ils ont raison de lutter, nous n’avons pas tort de conquérir. Le choc va durer un, peut-être deux siècles, il y aura des guerres, probablement d’un nouveau genre, des crises politiques, d’épouvantables injustices, et après ? Un monde apaisé à un endroit, en crise à un autre ? Je pense souvent à cette scène de Danse avec les loups dans laquelle le vieux chef sioux montre un casque de conquistador.

Et Costner le regarde en pensant très fort que de toute façon, c’est cuit. La vague va être une déferlante, et les Indiens sont condamnés. La fin d’un monde, l’horreur

Je pense profondément que nous vivons la fin d’un monde, les puissances occidentales déclinent, l’Europe postmoderne se vautre dans le refus de la violence, les États-Unis savent que la Chine arrive très très vite. Nous vivons une époque de transition, et comme à chaque fois depuis 6.000 ans, ça va être sanglant. Autant se battre un peu, ou en tout cas poser à voix haute les questions gênantes.

Alors, pour répondre à votre question, ai-je vraiment la foi ? Non. Aucune. Mais la certitude qu’un combat doit être mené, durement mais avec discernement, et finalement sans illusion sur son issue.

Et puis, la traque, la guérilla, ça occupe, non ?

« Les experts/Brest » : Simon Murden

Il vient parfois l’envie d’arrêter d’écrire, non par lassitude, mais parce que d’autres, plus talentueux, ont su trouver les mots pour exprimer la réalité que l’on tente de décrire.

C’est ainsi avec un grand plaisir que je conseille vivement la lecture des actes du colloque qui s’est tenu à Brest les 31 mai et 1er juin 2007 sur le thème « Résistances, insurrections, guérillas ».

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S’il faut saluer ici la grande qualité des interventions retranscrites ici sous la direction de Corentin Sellin, c’est évidemment la contribution de Simon Murden, de l’université d’Exeter, qui suscite mon enthousiasme. Voilà qu’en presque 25 pages un universitaire, dont les recherches concernent aussi bien le Moyen-Orient que l’islam radical ou la polémologie, expose avec une rare clarté le fonctionnement des réseaux jihadistes.

Son intervention, sobrement intitulée Comprendre l’insurrection globale contemporaine : vers une cartographie de la guerre mondiale contre le terrorisme mais que l’on pourrait aisément rebaptiser Al Qaïda pour les nuls si ne se posaient pas d’épineux problèmes de droits, est un modèle de pédagogie. On y retrouve, avec infiniment plus de profondeur que dans les notes rédigées dans les services ou les états-majors, une explication du mode de fonctionnement si particulier de la mouvance jihadiste.

La description par l’auteur des thèses et controverses autour de la guerre de 4e génération (G4G) est un modèle du genre, qui permet ensuite de suivre une démonstration qui nous entraîne jusqu’à l’étude des réseaux sociaux et les travaux du colonel John Boyd (www.arlingtoncemetery.net/jrboyd.htm et surtout http://en.wikipedia.org/wiki/John_Boyd_(military_strategist)), le mythique stratège de l’US Air Force dont les travaux sont encore étudiés et salués au sein de l’Empire – vous savez cet horrible pays peuplé d’ignorants mais qui, pour des raisons encore obscures, dicte la marche du monde depuis plus d’un siècle.

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Bref, un ouvrage réellement indispensable, évidemment pour la contribution de Simon Murden, mais aussi pour la grande qualité des autres articles, y compris sur des sujets ô combien sensibles (terrorisme et résistance, etc.). J’ajoute que M. Murden a déjà publié plusieurs ouvrages, dont The problem of force, un essai qui s’adresse aux stratèges et aux amateurs les plus (mieux ?) éclairés.

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La guerre est peut-être ingagnable, mais on ne pourra pas dire qu’on n’a pas essayé de la gagner. Si ça peut vous consoler…

« Les experts/Dakar » : Jean-Christophe Rufin

Autant le dire tout de suite, c’est avec un a priori très négatif que j’ai attaqué la lecture de ce roman. Il faut dire que les inepties entendues ici ou là, et encore récemment, me faisaient craindre un indigeste récit parsemé de bons sentiments et d’idées préconçues sur le jihad au Sahel, un sujet que je fréquente depuis maintenant près de 15 ans.

Le titre même, Katiba, laissait craindre le pire tant sa définition par l’auteur est éloignée de la réalité : une katiba n’est en aucune façon un « camp d’entraînement mobile », mais une compagnie de combat. Les islamistes algériens, dès le début de la guerre civile, ont en effet adopté le système mis en place par l’ALN lors de la guerre d’indépendance et ont créé des régions militaires au sein desquelles se mouvaient des katibas, toutes porteuses de noms à connotation religieuse – mais nous y reviendrons dans un autre post.


Passées les 100 premières pages, qui voient s’accumuler un nombre assez conséquent de lieux communs et d’images d’Epinal, en particulier sur les sociétés militaires privées (SMP) américaines et leurs moyens, sur l’Administration américaine ou sur les jihadistes, le roman prend son rythme de croisière. Il faut reconnaître à M. Rufin une capacité à décrire des phénomènes mondiaux en s’intéressant à une poignée de personnages, mais ceux-ci n’ont hélas qu’une faible épasseur psychologique, et on n’est pas toujours très éloigné des romans de Robert Ludlum ou de Jack Higgins, qui n’ont jamais été ou ne seront jamais académiciens.

L’intérêt bien connu de Jean-Christophe Rufin pour les zones grises et leurs visiteurs, espions, diplomates, humanitaires, aventuriers, donne cependant au roman un certain cachet. Quelques paragraphes sur l’Afrique, le désert ou Nouakchott nous rappellent que l’auteur a également écrit Rouge Brésil (par exemple), une oeuvre d’une autre qualité.

Bien mieux qu’un Mathieu Guidère ou qu’un quelconque « spécialiste » dont les médias sont friands, Rufin parvient à évoquer avec efficacité le monde des jihadistes du Sahel. Il faut dire qu’il s’inspire largement de l’actualité (assassinat de 4 Français en Mauritanie en décembre 2007) ou de personnages encore en activité, dont le légendaire Mokhtar Belmokhtar, mais sa connaissance des groupes jihadistes algériens reste malgré tout superficielle. Il faut le déplorer car il y aurait des choses à écrire sur un sujet encore largement méconnu du public, et même des universitaires.

Plaisant, Katiba reste cependant un roman écrit, semble-t-il, à la va-vite et on se demande bien ce que l’auteur aurait pu produire sur un sujet sans doute plus dans ses cordes, comme l’action en Afrique de l’Ouest des ONG du Golfe qui professent un islam radical rétrograde sous couvert de développement et d’assistance humanitaire. Rufin a à coeur de traiter des thèmes actuels, mais, comme l’a montré Le parfum d’Adam, cette capacité à percevoir les évolutions du monde ne donne pas nécessairement des romans haletants, ou au moins complets. Pour l’heure, seul John Le Carré, avec son Homme très recherché (2008) a su montrer les enjeux humains du jihadisme et du contre-jihadisme, avec humour et acidité.

Mais il sera beaucoup pardonné à un homme qui a osé dire et écrire que le Président Wade, comme d’ailleurs ses homologues de la région, devenait peu à peu un despote assez peu éclairé, et avec la bénédiction de la France. Là encore, et ce n’est pas Alain Joyandet qui nous contredira, la fameuse rupture tant vantée a fait long feu.

Pas de vainqueur sans un historien dans l’équipe

Economica, dont on ne saluera jamais assez l’exceptionnel travail éditorial depuis plus de 20 ans, vient de publier une somme absolument remarquable consacré à la « petite guerre ». En plus de 850 pages, on bénéficie des éclairages pertinents d’historiens et de militaires français sur une longue série de conflits asymétriques, sources de réflexions pour les guerres que nous conduisons aujourd’hui.

Comme toujours, le colonel Goya n’hésite pas à s’affranchir du politiquement correct et des effets de mode pour relire, avec la finesse que chacun lui connaît, les opérations françaises de contre-guérilla en Algérie. Son analyse est précieuse, et on ne peut que regretter qu’elle soit utilisée par certains commentateurs pour réfuter, par un exercice intellectuel que n’auraient pas renié les sophistes, le bien-fondé de la guerre conduite en Afghanistan contre les Taliban et Al Qaïda.

Que cette opération soit délicate et victime des contradictions occidentales, personne ne le conteste – et on pourra, pour s’en convaincre, se référer au livre de Jean-Dominique Merchet ou à celui, récemment publié chez André Versaille, d’Olivier Hubac et Matthieu Anquez L’enjeu afghan. Mais que ces hésitations permettent de proposer, sans solution de rechange, un retrait pur et simple, voilà qui en dit long sur la compréhension qu’ont ces observateurs de la menace terroriste – voire sur l’idéologie sournoisement défaitiste de certains. Anciens militaires, policiers à la carrière achevée depuis des lustres et reconvertis dans la sécurité privée, autodidactes n’ayant jamais confronté leurs lectures disparates à la cruelle réalité du terrain, on ne compte plus les « experts » qui confient avec plus ou moins de talent le fruit de leurs réflexions à un public qui ne sait plus qui croire.

Le grand intérêt de ce livre, qui évite habilement le piège dans lequel était tombé Gérard Chaliand dans son « Histoire du terrorisme » en établissant des comparaisons hasardeuses, est de présenter une longue série de conflits, tous analysés par des spécialistes reconnus, et d’en tirer des éléments de doctrine sans nier leurs spécificités.

Et comme pour faire mentir ceux qui affirment que les militaires français ont oublié que dans une contre-guérilla on tue aussi, je conseille la lecture du compte-rendu de novembre 2009, « Des armes et des coeurs : les paradoxes des guerres d’aujourd’hui » (cf. ici).

« Le premier principe, le second principe », et un seul devoir : lire ce roman.

Les romans d’espionnage de qualité sont rares, ceux écrits avec intelligence sont rarissimes. Quant à ceux présentant ces caractéristiques et écrits en français, disons-le franchement, on n’en voit pas souvent. C’est donc avec curiosité que j’ai lu « Le premier principe, le second principe » de Serge Bramly, et je n’ai pas été déçu. 

Alliant une écriture alerte et élégante à une construction habile et, pour tout dire, délicieusement littéraire, ce roman devrait être lu – mais son succès prouve qu’il l’a été et qu’il le sera encore – avec attention par tous ceux qu’attire ce qu’on pourrait appeler, pour reprendre le titre d’une émission d’Arte, « le dessous des cartes ». Loin des complots d’opérette orchestrés par un Dan Brown qui est au roman ce que Didier Barbelivien est à la chanson, Serge Bramly place la barre bien plus haut et s’approche des écrits d’Umberto Eco, voire de ceux de Borgès. Son habileté à tisser des liens entre les récits, à attirer le lecteur vers des complots tout en se riant des conspirationnistes doit être saluée aussi bien pour des raisons simplement littéraires que pour des motifs politiques. La page consacrée aux similitudes entre les assassinats de Lincoln et de JFK sont à ce titre édifiantes.

Plus sûrement encore qu’un Taguieff, Bramly démonte donc les mythes véhiculés par certains et glisse quelques phrases que nombre de commentateurs devraient méditer. Pour nous, qui avons vécu de l’intérieur crises et manipulations, il faut admettre que la lecture de ces pages nous a rassurés tant elles exprimaient ce que nous ne parvenions pas à verbaliser. Ainsi :

« Il y a une hauteur particulière à laquelle il faut planer pour débrouiller les faits sans se laisser distraire par la variété de leurs implications. Trop de recul, et l’on rate l’essentiel ; pas assez, et l’oeil s’embue dans la mesquinerie hypnotique des circonstances atténuantes, on pèse des « oeufs de mouche avec une balance en fils d’araignée », comme disait Voltaire. »

ou encore :

« Nous aimerions qu’un plan supérieur règle chaque tragédie. S’il faut désigner un coupable, le courroux de l’Olympe, la raison d’Etat, les intérêts d’une multinationale semblent préférables au hasard brut ou à la solitude du désespoir. Face au suicide d’un proche, devat l’abîme qu’ouvre cette trahison accusatrice, il suffit d’un trou d’emploi du temps, d’une bizarrerie, d’une vague ambiguïté pour mendier le réconfort d’une conspiration. »

Evidemment, dans ces conditions, il pourrait paraître mesquin de relever, ici ou là, les quelques erreurs que Serge Bramly a laissées dans son manuscrit et qui révèlent qu’il n’est pas encore parfaitement intégré aux fascinants mondes du renseignement et de la ventes d’armes. Personne n’est parfait, et je me permets de rappeler qu’avant la DGSE il y avait le SDECE et non le SDEC (mais on disait SDEKE à l’époque), et que l’hélicoptère WG-13 dans lequel monte le Président Mitterrand est généralement appelé Lynx dans l’aéronavale française.

  

Rien de bien grave donc, et qui ne saurait gâcher le plaisir de la lecture d’un roman qui, sous le divertissement, donne une leçon d’intelligence. Ce n’est pas si souvent.