« Quand y en a plus/ Et ben y en a encore » (« Alors on danse », Stromae)

Autant être le dire d’entrée, je ne raffole pas des commémorations. Le spectacle d’hommes politiques plus ou moins figés dans de maladroits garde-à-vous m’a toujours consterné, tant leur sincérité me semble être celle d’un transfuge du 1er Directorat du KGB. Et que dire des médias, qui assurent la couverture de tels évènements avec la retenue et la pudeur d’étudiants américains en goguette à Cancún ? Ou des commentateurs qui savent à peine de quoi il est question mais en profitent pour faire la publicité de leur dernier livre, du genre Comment j’avais tout prévu avant tout le monde ou The Qaeda cookbook : bien manger pendant le jihad. Dans nos sociétés, qui placent la commémoration au-dessus de la réflexion et célèbrent les survivants avec l’indécence d‘héritiers entourant de prévenantes attentions un vieil oncle richissime mais longtemps délaissé, on préfère décorer les derniers rescapés, quatre-vingts ans après la fin de la guerre (mais pourquoi n’ont-ils pas eu de pendante avant ? on se le demande), plutôt que de réfléchir au sens de leur vie et de leur sacrifice. Mais je m’emporte.

 Or donc, à moins de vivre dans un village du sud-est de la Corrèze que je connais bien, et d’être donc coupé de la civilisation, il semble impossible d’échapper aux commémorations des attentats du 11 septembre 2001. Peu d’intervenants sur les ondes, ce matin, ont songé à rappeler qu’avant le 11 septembre il y avait eu le 9 septembre – je sais, ça semble trivial, dit comme ça – et que la mort du commandant Massoud, évoquée ici il y a déjà deux ans par votre serviteur, nous avait mis sur les dents avant même cette fatidique matinée.  Toujours est-il que le monde occidental, hypocritement uni sur fond de faillite générale et de crises de régime, commémore les attentats de New York et de Washington tout en s’interrogeant, mollement, sur son devenir. Il y a bien des réponses, mais personne ne semble impatient – ou en mesure ? – de les entendre.

Pour des raisons qui m’échappent, mais mon entourage prétend que je suis de plus en plus déconnecté des basses réalités de ce monde, les commémorations des tueries du 11 septembre 2001 ont donc commencé dès le début de l’été, comme ici, par exemple. Je l’écrivais d’ailleurs régulièrement dans ma précédente vie, « cette année, le 11 novembre aura lieu le 10 ».

On pérore donc, on s’interroge gravement, on exhume les dossiers. Fabrizio Calvi nous révèle avec dix ans de retard l’existence, certes fascinante, d’Ali Mohammed, et Bruce Riedel dévoile à la population émerveillée la vie tragique et passionnée d’Abdallah Azzam (ici). Dans Politique étrangère, Gérard Chaliand nous en remet une petite couche sur la guérilla et le terrorisme, pour ceux qui auraient manqué les trente dernières années, tandis qu’un certain Guido Steinberg, ancien conseiller du Reich sur les questions de terrorisme, nous assène une pitoyable inspection du front sous forme de catalogue (téléchargeable gratuitement ici). Dans une université digne de ce nom, un étudiant de licence aurait été fusillé pour avoir rédigé un texte au plan aussi consternant, mais il faut croire que cela suffit à faire une carrière en Allemagne.

La concomitance de cet anniversaire et des révoltes arabes conduit, forcément, les commentateurs plus ou moins inspirés des soubresauts moyen-orientaux à nous livrer analyses, prédictions, ou visions d’ensemble associant ces deux événements.Ainsi, à la déferlante de mauvais romans et piètres essais qui nous submerge chaque année en septembre est venue s’ajouter une vague de livres évoquant de près ou de loin les attentats du 11 septembre. Après tout, le dixième anniversaire de la plus meurtrière attaque terroriste de l’histoire mérite bien qu’on s’arrête sur ses conséquences. Mais, et c’est bien là que le bât blesse, on commence à tirer les conclusions historiques d’un phénomène en cours et que l’on appelle, par facilité, printemps arabe – bien qu’il ait débuté en décembre. Autant le dire tout de suite, et même si mon opinion n’a guère de valeur, je dénie à tous ces travaux d’analyse postrévolutionnaires toute valeur autre qu’anecdotique. Tout au plus pourront-ils nourrir les réflexions des historiens dans des décennies, comme reflet de ce que l’on percevait de ce fascinant phénomène politique.

Le plus troublant dans cette déferlante éditoriale est l’optimise unanimement béat des orientalistes. Jean-Pierre Filiu, un de nos esprits « civils » pourtant les plus acérés sur le monde arabo-musulman, sombre ainsi littéralement dans l’angélisme. Faisant la promotion de son dernier ouvrage, La révolution arabe : dix leçons sur le soulèvement démocratique publié chez Fayard il y a quelques jours, le voilà lancé dans un exercice d’auto-conviction qui force l’admiration. Evidemment, les élites françaises ont toujours été douées pour ce genre d’exercice. Des types qui tombent des avions suspendus à des draps ? Ridicule. Comment ça, on ne devrait pas poursuivre les Sarrasins dans la citadelle de la Mansourah ? Tas de dégonflés.

 Que nous disent donc M. Filiu et ses camarades, alors que les trois révolutions nord-africaines prennent d’inquiétantes tournures ? Ils nous disent, avec la touchante conviction de spectateurs très – trop ? – proches des acteurs, que tout va bien se terminer, qu’il s’agit d’une défaite historique pour Al Qaïda mais aussi pour les islamistes, que la jeunesse arabe est en marche et qu’elle aspire à nous rejoindre sur les rives enchantées de la démocratie sociale européenne teintée de consumérisme chic (un iPad 2 aux couleurs de l’Egypte ? oui, c’est pour célébrer notre immortelle victoire lors de la Guerre d’Octobre). M. Filiu a même exposé son analyse très tôt, dès le mois d’avril, alors que les cendres étaient encore chaudes, sur le site Internet Rue89, dont il est inutile de rappeler la légèreté, si ce n’est l’incurie.

Pour notre auteur, les revendications des manifestants des révoltes arabes relèvent de nos valeurs (transparence, lutte contre la corruption, partage du pouvoir et des richesses, élections libres) et ne présentent aucune caractéristique pouvant les lier à l’islam radical. Il est permis d’en douter, ou du moins de faire une poignée de remarques. Il est ainsi parfaitement exact que les révolutions observées en Tunisie et en Egypte se sont déclenchées, contre des régimes à bout de souffle, en raison de leur insupportable niveau de corruption, du blocage de la vie politique et de l’arbitraire policier et judiciaire. Sur ces points, Jean-Pierre Filiu voit juste, et cette proximité avec les revendications entendues en Europe ou en Amérique du Nord le conduit à un excès d’optimisme. Mais ces revendications n’étaient pas les seules. L’hostilité à Israël ou aux Etats-Unis, un antisémitisme virulent, un refus de certaines formes de la modernité sociale européenne (droit des femmes, des minorités religieuses ou sexuelles) et un nationalisme virulent étaient également présents dans les manifestations que j’ai pu observer au Caire.

De même, évoquer avec des trémolos dans la voix la jeunesse des révolutionnaires, le poids des réseaux sociaux ou l’importance des femmes dans les révoltes me semble relever de l’aveuglement, ou de l’escroquerie – même s’il faudra bien parler, un jour, d’ Otpor.

Dans un pays, l’Égypte, où le salaire mensuel est en moyenne de 150 dollars, qui pourra croire que ce sont des millions d’adolescents équipés de smartphones qui ont fait vaciller le régime. Combien peuvent payer des connexions Internet mobiles ? Il ne s’agit pas de nier le rôle de Facebook ou de Twitter, bien sûr, mais de relativiser la représentativité sociale des courageux jeunes hommes et jeunes femmes vus place Tahrir. Comme ailleurs, la révolte a été le fait d’une avant-garde sociale, bourgeoise, qui a pu mettre à bas un système avec le soutien d’une immense majorité de citoyens pauvres. Mais, une fois la poussière retombée, les fossés sociaux refont leur apparition et il suffit de fréquenter le centre du Caire pour voir que la société égyptienne est plus éclatée que jamais, et que la nostalgie d’un ordre certes injuste mais stable est déjà là.

Ce qui m’a le plus troublé, dès les premières semaines de révolte, a été l’empressement des orientalistes français à passer par pertes et profits l’islamisme, le jihadisme, Al Qaïda et les tensions communautaires. Gilles Képel, qui s’était déjà illustré en juin 2001 en annonçant la défaite de l’islamisme, comme je le rappelais malicieusement ici, n’a pas été le dernier à proclamer haut et fort la défaite historique d’Al Qaïda, et son refrain a été repris par Jean-Pierre Filiu. Alors, qui a raté le coche ? Qui saute qui ? aurait immanquablement demandé Fernand Naudin, un homme à qui on ne la faisait pas.

Comme la plupart des formations politiques arabes, les partis islamistes ont en effet raté le départ du train. Mais force est de constater qu’ils ont su rapidement monter à son bord, et il serait bien naïf de croire que cela n’a été possible que par la seule force de leur organisation. Les revendications de ces partis trouvent manifestement un grand écho au sein des révoltés du monde arabo-musulman, et elles complètent à merveille la liste établie par Filiu : fin de la corruption, fin de la violence politique, certes, mais aussi retour à des sociétés traditionnelles, hostilité à Israël, suprématie plus qu’écrasante des musulmans sur les autres communautés religieuses. Sur ce dernier point, d’ailleurs, ne nous méprenons pas. La suprématie de l’islam majoritaire sur le christianisme minoritaire, mais légitimé par l’antériorité historique en Egypte, n’est pas beaucoup plus brutale que les fascinantes considérations de MM. Guéant, Ciotti ou Luca, le si distingué admirateur de la Garde de fer roumaine, au sujet de la place de l’islam au sein de notre pays, fille aînée de l’Eglise.

Au Caire, les Frères musulmans, qui, comme le souligne M. Filu, sont en effet divisés, semblent en passe de constituer au parlement un groupe qui, à défaut de disposer de la majorité absolue, sera en mesure de gouverner grâce à une coalition avec de petits partis islamistes et même avec des formations non religieuses (droite, monarchistes, etc.), à moins que l’armée ne se décide enfin à assumer ses désirs secrets et renvoie tout ce petit monde en prison, mais c’est un autre débat.

Reste que l’enthousiasme de nos orientalistes ne semble pas douché par le retour en force, après quelques semaines de flottement, des partis islamistes. Mieux, ils semblent aveugles et sourds aux signaux qui nous parviennent, de plus en plus forts et nombreux. De l’ancien maire de Tanger rejoignant le Parti de la justice et du développement (PJD) au retour en force d’Ennahda en Tunisie, des poussées islamistes au Mali ou au Sénégal aux ambiguïtés – pour rester poli – égyptiennes au sujet des insurgés libyens ou d’Israël, il est désormais matériellement impossible de balayer avec mépris l’hypothèse de pouvoirs islamistes sur la rive sud de la mare nostrum.

Ce point est d’ailleurs soulevé par Alain Chouet qui, dans son dernier livre évoqué dans Paris Match, retourne à ses vieilles et légitimes obsessions au sujet de l’islamisme politique et de la stratégie d’influence des Frères musulmans. Fin connaisseur du Moyen-Orient, ce vétéran de l’espionnage se trompe pourtant, comme il y a des années, de cible tant le timing des jihadistes et des islamistes est différent. Dire que le terrorisme n’est pas une vraie menace, à l’instar de Percy Kemp – il doit y avoir un truc avec le Liban à ce sujet, il faudra que je cherche – et qu’il faut se concentrer sur l’islamisme politique est un non sens. Les menaces sont différentes dans leur manifestation, leurs objectifs, leurs moyens et leurs méthodes. A la tête du Service de renseignement de sécurité (SRS) de la DGSE, Alain Chouet ne portait, quoi qu’il en dise aujourd’hui, qu’un vague intérêt à la lutte contre les réseaux jihadistes, son passé et sa formation le portant plutôt vers les menaces étatiques (Syrie, Libye, Iran). Il me revient d’ailleurs qu’en juin 2001 seuls quelques analystes acharnés ont empêché cette mystérieuse administration de dissoudre l’équipe qui travaillait sur Al Qaïda… En 2002/2003, d’autres n’auront pas la chance d’être entendus et c’est ainsi que les réseaux jihadistes européens seront suivis, à leurs heures perdues, par une poignée de jeunes fonctionnaires plus conscients que leurs aînés de la nature de la menace…

–       (accent corse) Mais enfin, c’est qui, cet Al Qaïda ? Alfredo ? Alberto ? Alphonso ? De quel village vient-il ?

Ce n’est certainement pas au sein d’un service de renseignement qu’Alain Chouet pouvait lutter contre l’islamisme radical non violent. Quand un directeur vous dit ne pas croire aux actions d’influence (sic, et soupir en y repensant), mieux vaut filer au Quai, ou dans un cabinet ministériel. Et quand ceux qui sont au pouvoir confondent sunnites et chiites, il est temps de refaire son passeport et de fuir le plus loin possible…

Ainsi donc, il n’y aurait pas de risque islamiste contenu dans ce printemps arabe qui se prolonge et tourne plus au bain de sang qu’à la fête démocratique. Et ainsi donc ces révolutions illustreraient l’échec d’Al Qaïda. Là encore, le dogmatisme, les idées reçues, une bonne dose d’aveuglement et le refus de voir ou de comprendre pèsent lourd. Quoi qu’on dise, Al Qaïda ne s’est jamais pensée, de prime abord, comme une organisation révolutionnaire. Certains de ses membres les plus prestigieux, comme Ayman Al Zawahiry, ont bien été membres de mouvements nationaux cherchant à renverser un régime, mais plus par la violence ciblée que par une stratégie de conquête soutenue par le peuple. Il n’y a peut-être qu’en Algérie, dans les années 90, que le système a bien failli s’effondrer sur lui-même sous les coups de l’AIS, du GIA et des milliers de maquisards soutenus par une partie de la population.

Gilles Képel, que l’on ne savait pas si porté à la psychanalyse des organisations, estime, dans le calamiteux hors-série du Monde consacré au 11 septembre, que les attentats commis à New York et Washington ont été le chant du cygne, l’ultime coup d’archet, la sanglante illustration de l’échec d’Al Qaïda, une sorte d’hubris jihadiste comme aurait pu l’écrire Michael Scheuer. En réalité, et il me semble l’avoir déjà écrit, les attentats du 11 septembre ont été un spectaculaire lancement du jihad mondial, bien plus efficaces que les attentats du 7 août 98 en Afrique qui avaient suivi la diffusion du mythique communiqué du 23 février 1998 annonçant la création du Front islamique mondial du jihad contre les juifs et les croisés.

Le 11 septembre au soir, alors que personne ne doute de l’identité des auteurs de l’attaque, Al Qaïda a gagné son pari : le jihadisme a remporté, plus qu’une belle victoire opérationnelle, une exceptionnelle victoire symbolique. Désormais, les jihadistes du monde entier savent que frapper l’Empire est possible et qu’ils n’ont qu’à rallier OBL et sa clique. L’intervention en Afghanistan, qui était attendue et conçue comme un piège – et qui avait provoqué de sérieux doutes chez certains chefs jihadistes – constitue évidemment un revers, mais celui-ci n’est que tactique.

L’aveuglement de l’Administration Bush, qui conduira à l’intervention en Irak, et les foutaises à l’œuvre dès les accords de Bonn, en décembre 2001, qui veulent qu’on tente d’implanter en Afghanistan un régime à l’islandaise – brillante idée, vraiment – font qu’au succès initial rencontré le 11 septembre va s’ajouter un succès stratégique majeur qu’il est de bon ton d’ignorer, du côté de Sciences Po ou du Quai. Il suffit pourtant de regarder une carte du monde pour voir quelle ampleur a pris l’influence d’Al Qaïda en dix ans. Dès 2003, nous les appelions des franchises, et elles sont aujourd’hui à la fois nombreuses et en pleine expansion. L’erreur que beaucoup commettent, et que j’ai la prétention de rappeler ici, est donc de voir le 11 septembre comme un fin, dans les deux sens du terme, alors qu’il ne s’agissait que d’un début. Ayman Al Zawahiry, un homme qui a le sens de la formule, parle même à longueur de communiqués, d’une avant-garde de la conquête. Al Qaïda n’est pas un mouvement révolutionnaire, Al Qaïda est le mouvement qui se veut l’éveilleur de conscience, le déclencheur d’un séisme qu’il n’entend même pas contrôler mais juste initier. Alors, oui, Al Qaïda n’est pour rien, au moins directement, dans le déclenchement du printemps arabe. Les historiens, et non les chroniqueurs quotidiens, jugeront peut-être que l’intensification de la répression par les régimes arabes de l’islam radical depuis 2001 a exaspéré les populations jusqu’au point de non-retour.

Et que nous dit cette carte du monde, qu’on ne devrait jamais quitter des yeux ? Elle nous dit que le jihad se porte bien, merci, que l’efficacité des services occidentaux, et singulièrement de ceux de l’Empire, porte des coups réguliers mais que, inquiétant signe des temps, de nouveaux fronts apparaissent sans que d’autres s’éteignent vraiment…

En Algérie, Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), née en 2006/2007 d’un GSPC tournant au ralenti rayonne désormais jusqu’au nord du Nigeria, malgré le scepticisme de certains observateurs. Boko Haram a même changé son nom en décembre 2010 et est devenu le Groupe sunnite pour la prédication et le jihad (GSPJ), un bel hommage aux vétérans du jihad algérien.

Au Yémen, Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), deuxième émanation d’un mouvement qui avait lancé le jihad en Arabie saoudite en mai 2003 et avait été laminée par les services saoudiens – des poètes, soit dit en passant – a ressuscité et, après avoir été quelques mois Al Qaïda au Yémen, est de nouveau une menace régionale majeure. L’Empire considère même ces braves garçons comme le groupe jihadiste le plus innovant et le plus dangereux de la mouvance.

Il se murmure avec insistance qu’AQPA aurait même pris le contrôle, depuis plusieurs semaines, d’une ville du sud du Yémen, Zinjibar, juste en face de la Somalie des Shebab, ces charmants bambins qui ont, eux aussi, prêté allégeance à Al Qaïda et au bon docteur Zawahiry et ont frappé en Ouganda.

On pourrait aussi parler des cellules jihadistes de Gaza ou du Sinaï, ou de la renaissance d’Al Qaïda en Irak (AQI), pompeusement appelée Etat islamique d’Irak (EII), ou de la montée en puissance des groupes turcophones, qu’il s’agisse du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), de l’Union du jihad islamique (UJI) ou du fascinant Front islamique du Turkestan oriental, actif au Xinjiang. Et il reste les petites frappes d’Abou Sayyaf , aux Philippines, les combattants du sud de la Thaïlande, les très performants membres de la Jemaah Islamiyaa (JI) indonésienne. Pour ceux qui voudraient saisir toute la fascinante complexité d’une mouvance jihadiste qui n’en finit pas de s’adapter, je ne peux que renvoyer aux remarquables travaux d’Aaron J. Zelin, fondateur de Jihadology.

Tout cela m’incite à ne pas suivre Jean-Pierre Filiu quand il déclare, dans La Croix, qu’il faut se libérer des œillères d’Al Qaïda. Le printemps arabe n’est pas l’échec d’Al Qaïda, il pourrait même devenir son nouveau souffle, que les nouveaux régimes tolèrent mieux le jihadisme (en Egypte, en Libye) ou que le chaos lui apporte du sang neuf (en Syrie, au Yémen). On verra bien si c’est la paix pour notre époque et si les Ardennes sont infranchissables.

On nous prie d’annoncer le décès d’Atiyah Abdelrahman

On nous prie d’annoncer le décès d’Atiyah Abdelrahman, citoyen libyen, adjoint du bon docteur Ayman Al Zawahiry et idéologue du jihad.

– Jihadiste, faut reconnaître, c’est pas une sinécure, doit-on encore entendre dans les salons de thé de Peshawar.

Et il doit bien se trouver un type au front un peu bas pour répondre d’un air entendu :

– Ouais, c’est pas faux.

Atiyah Abdelrahman était pourtant une personnalité attachante. Vous trouverez sans peine sur YouTube quelques réjouissantes vidéos dans lesquelles ce cher disparu vante les mérites de la guerre sainte, les avantages de la lapidation ou l’impérieuse nécessité de tuer des juifs et des croisés. Il faut dire que notre homme était une pointure, une véritable légende du jihad – pensez donc, il savait lire et écrire – à la vie déjà aventureuse.

Membre du Groupe islamique combattant libyen (GICL), il était réputé avoir une connaissance précieuse de la mouvance islamiste radicale maghrébine et avait même effectué un séjour plutôt mouvementé au sein du GIA au début des années ’90, une expérience semble-t-il assez cuisante.

Homme de confiance, il avait aussi joué un rôle central dans le rapprochement entre Abou Moussab Al Zarqawi, le boucher de Bagdad, et les esprits raffinés d’Al Qaïda réfugiés au Pakistan (cris de la foule : « Au Pakistan ? Honteuse calomnie sioniste ! »). Il aurait même eu le courage de retourner en Algérie au début des années 2000 afin d’y convaincre les chefs du GSPC de se rallier au fier étendard d’Oussama Ben Laden. Bref, une épée. Et, mais vous l’aviez noté, Atiyah Abdelrahman est mort alors que des inquiétudes, déjà anciennes, ressurgissent au sujet du poids des jihadistes au sein de la rebellion libyenne. Même le roi Abdallah d’Arabie saoudite, qui s’y connaît, a récemment affirmé que des membres d’Al Qaïda s’étaient glissés parmi les insurgés (notre jeu de l’été : saurez-vous les retrouver ?)

Seulement voilà, il se trouve que l’Empire veille au grain et entend frapper sans relâche les cadres d’Al Qaïda. Assassinat ciblés ? Si vous voulez.

Dix ans près les ricanements d’observateurs qui pensent qu’on recrute des sources avec de petits bouts de bois qui frémissent, ou qui imaginent qu’il y a de l’espace pour une négociation avec des jihadistes enragés, les services impériaux maîtrisent admirablement un processus opérationnel qui leur permet d’éliminer régulièrement des responsables taliban ou jihadistes à l’aide de drones, vous savez, ces petits avions armés et sans pilote dont la France ne dispose toujours pas – une preuve supplémentaire de leur grande pertinence.

Ce qu’il y a d’assez troublant dans cette campagne d’éliminations, à mon sens, c’est que l’Empire semblerait commencer à croire que la victoire est au bout du Hellfire (AGM-114 pour les maniaques qui me lisent, et je sais que vous êtes là).

De fait, viendra bien un moment où le bon docteur Ayman ouvrira une lettre piégée (« Ne l’ouvrez pas ! » serait le conseil de Farès) et où plusieurs de ses aimables subordonnés auront de regrettables accidents de voiture. Il faut dire que les routes ne sont pas sûres au Pakistan ou au Yémen. Mais ces quelques décès d’hommes pieux suffiront-ils à éteindre l’incendie ?

Au nord du Nigeria, les sympathiques agités de Boko Haram ont déjà une réponse. Comme leurs amis des Shebab de Somalie, d’ailleurs. Ou les garnements du sud de la Thaïlande. Enfin, on ne va pas se plaindre en plus, non ? La guerre est déjà longue, mais elle n’est pas finie.

Pour ma part, je suis sensible au geste de mes amis de Langley qui ont choisi de « retirer » d’Atiyah Abdelrahman un 22 août, jour anniversaire de la mort de mon père, un homme dont la main n’aurait pas tremblé. Merci, les gars.

« What was the price on his head? » (« Wake up », Rage against the machine)

Les temps sont durs pour Al Qaïda. Quelques semaines après la mort d’Oussama Ben Laden, abattu le 2 mai par les brutes sanguinaires (ne le sont-elles pas toutes ?) de la Navy SEAL Team 6 dans sa villa pakistanaise, quelques jours après la cruelle disparition, le 3 juin, de Mohamed Ilyas Kashimiri, un autre charmant bambin, voilà que Fazul Abdallah Mohammed, le Keyzer Söze d’Al Qaïda en Afrique de l’Est, est mort à Mogadiscio, le 7 juin dernier. « L’accident bête », aurait pu dire Pascal, puisque notre homme a été abattu à un barrage des forces du gouvernement de transition alors qu’il venait de réaliser qu’il tenait à l’envers sa carte de Mogadiscio. Comme quoi, nos épouses ne sont pas les seules à ne pas savoir lire une carte.

Opérationnel de grande qualité – mais peut-être un peu juste question topographie, artificier à ses heures, concepteur imaginatif de plusieurs attentats fondateurs (contre les ambassades de l’Empire en Tanzanie et au Kenya le 7 août 1998, contre l’hôtel Paradise et un avion de ligne israélien à Mombasa le 28 novembre 2002), Fazul était aussi un des chefs militaires des Shebab somaliens, au profit desquels il jouait le go between avec Al Qaïda et Al Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).

Fazul, qui avait décidément toutes les chances, était traqué par l’Empire depuis 1998, et on se souvient encore, aux Comores, de l’arrivée par vol spécial de dizaines d’agents FBI en août 1998. De mauvaises langues suggéraient même que notre turbulent garçon disposait de soutiens amicaux au sein de l’Etat comorien, une accusation odieuse que nous ne saurions diffuser à notre tour.

L’Empire a tout essayé, et on a bien cru, en juillet 2004 que son compte était bon lorsque les services pakistanais, amicalement secondés par les gens de Langley, ont mis la main sur Ahmed Khalfan Ghailani, un proche camarade de Fazul, après une belle fusillade près de Gujrat. Les données découvertes dans les ordinateurs de Ghailani avaient alors permis à la CIA et au SIS britannique de frapper les réseaux pakistanais présents au Royaume-Uni, mais rien ne fut découvert au sujet de Fazul.

Le 1er janvier 2009, un drone de l’Empire rappela brutalement à Dieu, lors d’un raid au Pakistan – vous savez, notre si précieux allié contre Al Qaïda – Fally Mohamed Ally Msalam, un des chefs militaires de l’organisation dans le pays, et son adjoint, Ahmed Salim Swedan, un autre proche de Fazul.

Hélas, l’insaisissable comorien restait introuvable. Pourtant, la traque ne faiblissait pas. De mystérieux raids étaient conduits en Somalie depuis de lointaines bases du Golfe ou depuis Djibouti – ah, ces paires de F-15E en bout de piste… Mieux, en janvier 2006, l’Empire, qui ne renonce jamais et ne lésine guère sur les moyens, avait financé l’invasion de la Somalie par l’Ethiopie. En vain.

Et voilà que ce pauvre garçon rate sa sortie en se perdant dans Mogadiscio… Les plus soupçonneux y verront sans doute la marque d’une odieuse manœuvre de l’Empire. Pour ma part, et sans exclure une participation de services spéciaux, je vois dans cette pitoyable fin une nouvelle illustration de ce facteur humain que j’ai tant observé par le passé. Forcément, en contemplant la dépouille de Fazul, on ne peut pas non plus s’empêcher de repenser à tous ces raids aériens lancés trop tard, à ces opérations héliportées décommandées, à ces complots plus ou moins sérieux, à ces projets d’enlèvement irréalisables, à ces attentats aux bilans catastrophiques, et à ces destructions en cachette de quelques télégrammes gênants.

De simples péripéties, sans doute. Enfin, on ne va pas le pleurer, n’est-ce-pas ?

« I got a name, and I got a number, I’m coming after you. » (« Just a job to do », Genesis)

Et voilà, l’Empire a réussi à faire payer le grand tout maigre. « Justice a été faite », a annoncé l’Empereur, en homme qui n’a décidément pas été émasculé par son Nobel de la Paix. C’est à ces petits détails qu’on sépare les vrais mecs des demi-sels, mais, franchement, on n’y croyait plus. D’ailleurs, pour tout dire, on le croyait mort, l’excité de l’Hadramaout, emporté par une vilaine turista quelque part dans les zones tribales pakistanaises ou ravagé par une vilaine MST dans un claque de Tijuana ou une clinique du Montana.

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En 2006, les Saoudiens avaient même plutôt l’air sûrs de leur coup quand ils évoquaient une sépulture dans les montagnes et puis quand même, il reste une question : pourquoi diable Oussama a-t-il disparu de la circulation comme ça, d’un coup, pour ne plus laisser transpirer que des enregistrements moisis ? Evidemment, un esprit suspicieux comme le mien pourrait suggérer que les services saoudiens avaient sciemment laissé filtrer de fausses informations afin de donner un peu de répit au rejeton le plus turbulent du clan Ben Laden. Après tout, l’Arabie saoudite n’a découvert que sur le tard à quel point le jihadisme n’avait rien de sexy, et elle avait longtemps observé avec tendresse les agissements de cette bande de quadragénaires vivant chichement en Afghanistan dans des grottes et des camps de toile et rêvant d’abattre l’Empire. Il ne faut pas mépriser la camaraderie des tranchées, je sais, mais quand même. Peut-être Oussama en avait-il eu assez de toute cette violence, de toute cette pression, un peu comme Odile Deray ?

Quoi qu’il en soit, pendant qu’Oussama Ben Laden observait le silence blasé de celui qui n’a rien à prouver, le bon docteur Ayman se glissait avec talent dans les habits de chef d’Al Qaïda, et c’est à lui qu’on doit donc les grandes évolutions idéologiques et stratégiques du groupe, comme je l’ai exposé ici ou . Contrairement aux affirmations des dizaines d’experts plus ou moins compétents et inspirés qui se succèdent dans les médias depuis l’attentat de Marrakech et qui étaient donc en place quand la nouvelle est tombée, Ben Laden n’a jamais été le théoricien du jihad. Leader charismatique porté par une vision, il s’est toujours appuyé sur des idéologues originaires du Moyen-Orient (Abou Koutada al Filastini, Abou Hamza al Masri, Abou Walid, Abou Moussab al Suri, tous de sympathiques théologiens ouverts sur le monde) pour mettre en musique ses projets.

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Obsédé par l’Empire, Oussama Ben Laden avait quasiment trahi ses camarades du Machrek, plutôt obsédés par Israël, et Abou Zoubeida avait même confié à ses interrogateurs de la CIA que de réelles tensions étaient apparues à la fin des années 90 au sein de l’état-major d’AQ à ce sujet. Fort heureusement, fin tacticien, OBL avait su apaiser ses amis par quelques opérations de belle facture. Quel homme, quand même.

Et lundi matin, à l’heure où blanchit le campagne, voilà que j’apprends qu’Oussama a été tué par une équipe de SEALS, non pas dans les rugueuses campagnes pakistanaises près de la frontière afghane, mais au nord d’Islamabad, dans une ville, Abbottabad, qui abrite, excusez du peu, l’académie militaire nationale (PMA). Entouré d’élèves officiers et de militaires à la retraite, Oussama serait donc passé inaperçu toutes ses années, alors que tous les services de renseignement un tant soit peu sérieux savaient depuis au moins 1998 que l’ISI n’avait JAMAIS cessé de soutenir les Taliban, Al Qaïda, les groupes cachemiris et quelques autres rigolos. L’Inde a même émis des mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de deux membres de l’ISI pour leur rôle dans l’assaut lancé contre Bombay/Mumbai en novembre 2008. Et n’importe quel analyste de l’OTAN vous dira que les insurgés afghans – ce terme est proprement insupportable tant il passe sous silence le radicalisme religieux – n’ont jamais cessé de recevoir l’aide du Pakistan.

L’année dernière, Hilary Clinton avait même glissé, en public, qu’à son humble avis Oussama Ben Laden vivait au Pakistan. Naturellement, à Islamabad, on s’était ému, on avait protesté de sa bonne foi, on avait appelé à une pleine et entière coopération internationale, les habituelles foutaises servies par un gouvernement qui, au mieux savait qu’il n’avait aucune prise sur ses propres services secrets, ou qui, au pire jouait un double jeu éhonté avec les Occidentaux. Déjà, en 2003, au Quai, on riait des déclarations d’une délégation pakistanaise, incarnation de la vertu bafouée : « Des camps terroristes chez nous ? Mais il n’y en a jamais eu. D’ailleurs, on les a tous démantelés ». Non seulement c’était idiot, mais en plus c’était faux…

La duplicité d’Islamabad depuis le début de l’intervention occidentale en Afghanistan était donc telle qu’il semblait exclu d’informer qui que ce soit du raid contre Oussama Ben Laden. A quoi bon tenir secrète une opération au sein de ses propres forces pour en informer le pire allié qui soit ? Laissons le général Heinrich, interviewé dans Le Parisien, le quotidien qui fait l’opinion au pays des Lumières (ici), à ses évaluations et persistons à penser que l’opération Geronimo a bien été conduite sans un mot au Pakistan. Et réjouissons nous de ce silence, réel ou souhaité, car on imagine sans mal quelle aurait été la réaction de la rue pakistanaise, connue pour son amour de l’Occident et sa retenue lors des manifestations de sa colère… Finalement, le silence de l’Empire épargne un partenaire ambigu mais précieux, du moins pour l’instant.

Déjà, les conspirationnistes sortent du bois et, profitant de la diffusion par la presse pakistanaise d’une photo trafiquée, se laissent aller à leur hobby de prédilection. Le choix est vaste : Oussama était déjà mort, il avait été capturé il y a des mois et l’opération de l’Empire n’a été montée que pour servir les intérêts d’Obama, Oussama n’a jamais été qu’un agent de la CIA en mission d’infiltration profonde, Oussama était une drag queen de Sidney (« Priscilla, moudjahiddine du désert » ?), Oussama était un droïde de protocole parlant 6 millions de formes de communication, Oussama était le frère jumeau de Timothy McVeigh etc. Ce qui reste fascinant est la prodigieuse imagination et l’absence totale de cohérence de nos émules de Dan Brown, mais il s’agit ne pas perdre de temps avec ces analystes de pacotille ou ces experts de troisième zone, et on pourra se contenter des hilarantes contributions de Slate.fr.

Donc, il est mort, et si certains en doutent, ses fidèles, eux, commencent à le pleurer. Les cadres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), un temps abasourdis, se sont repris et nous ont promis une vengeance à la hauteur de l’affront. Enfin, un peu d’action, ne peut-on s’empêcher de penser. Il faut dire que la branche yéménite d’Al Qaïda a une autre allure que les petites frappes d’Abou Sayyaf, les lointains cousins de Mindanao, mais on y reviendra.

Donc, disais-je, Oussama est mort. « On meurt pas forcément dans son lit », disait Raoul Volofoni, qui s’y connaissait. Il a été abattu par un membre de la Team 6 des Navy SEALS, une unité de la marine impériale appartenant aux Forces spéciales et présentée au grand public par deux abominables navets, Navy Seals – les meilleurs (tout un programme, 1990, Lewis Teague) et GI Jane (1997, Ridley Scott).

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Alors, exécuté, Oussama ? Oui, probablement, mais ça dérange qui, exactement ? Capturer vivant le fondateur d’Al Qaïda aurait été, au-delà de la posture juridique et morale qui veut qu’on garantisse un procès impartial à l’accusé et qu’on préserve sa vie, un authentique et durable cauchemar. Partout, des jihadistes auraient pris des otages, réclamé la libération du héros, fait sauter avions et trains, des milliers d’avocats se seraient battus pour défendre l’homme le plus traqué de l’histoire, les témoins auraient été innombrables, les débats seraient rapidement devenus incompréhensibles, interminables, et surtout trop sensibles.

Ben oui, la CIA a joué avec le feu dans les années 80, et nous avec elle.

Ben oui, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Pakistan avaient reconnu les Taliban et n’ont pas tenu compte des sanctions décidées par les Nations unies.

Ben oui, la France n’a pas osé expulser les attachés religieux saoudiens qui faisaient en 1998 la tournée des mosquées clandestines en banlieue pour chauffer les foules.

Ben oui, les Britanniques ont toléré le Londonistan sur leur sol jusqu’à la vague de départs vers l’Afghanistan, en juin 2000, de quelques unes de ses figures. Et ils avaient même recruté quelques jihadistes de valeur…

Ben oui, la Chine commerçait avec les Taliban jusqu’au 11 septembre.

Ben oui, c’est l’armée pakistanaise qui a détruit les Bouddhas de Bamyan et qui a entrainé les tueurs de Bombay.

Ben oui, les Allemands ont mis plus de dix ans à reconnaître que les terroristes actifs sur leur sol n’étaient pas de petits délinquants maghrébins mais des jihadistes enragés.

Ben oui, les attentats de Moscou en 1999 sont un montage de M. Poutine, le démocrate exigeant qui a su associer à son refus de la guerre en Irak MM. Chirac et de Villepin.

Ben oui, les groupes jihadistes libanais ont été financés par les Saoudiens, avec l’accord tacite de la France, pour nuire à la Syrie.

Ben oui, c’est parfois avec des gifles qu’on obtient des renseignements.

L’option d’un procès était donc inenvisageable pour l’Empire, et j’imagine les ravages dans les opinions arabes et occidentales qu’auraient provoqués les révélations plus ou moins tronquées qui auraient garni les débats. L’élimination d’OBL présentait par ailleurs plusieurs avantages :

– évidemment, il s’agit d’un vrai succès personnel de l’Empereur ;

– de plus, les circonstances de l’assaut ont permis de déciller les yeux de certains journalistes – tout le monde ne peut pas avoir la clairvoyance de l’équipe de Rendez-vous avec X – qui découvrent, ou font mine de découvrir, que le Pakistan n’est pas notre meilleur allié dans la guerre contre Al Qaïda et sa clique de cinglés ;

– surtout, il s’agit d’un message très clair envoyé à tous les jihadistes, et c’est ainsi qu’il faut traduire le fameux « Justice has been done » : ça a pris dix ans, nous avons tâtonné, nous avons hésité, nous avons dépensé des fortunes, nous avons perdu des hommes, nous avons tué des innocents, mais au bout du compte, nous l’avons trouvé et nous l’avons tué. La déclinaison planétaire d’une affaire comparable à la mort de Khaled Kelkal, en quelque sorte.

Peut-être aussi faut-il prendre en considération le facteur humain. Quand on connaît les modes opératoires des forces spéciales, et plus particulièrement ceux des SEALS, il ne faut pas s’étonner que ça ait un peu rafalé. Surentraînés, surmotivés, surarmés, les hommes de la Team Six n’ont sans doute pas beaucoup hésité à tirer quand Oussama Ben Laden a bougé la main. Go ahead, Osama, make my day

Seulement voilà, quand on est l’Empire, on fait attention, on fait des efforts, on essaye de calmer le jeu, et un conseiller a sans doute pensé : nous ne sommes pas des Russes massacrant des Tchétchènes, donc, pas de colliers d’oreilles ou de doigts, pas de vidéos idiotes comme à Abou Ghraïb, on va la jouer finement. On va lui donner une sépulture correcte, on ne va pas inonder le monde de photos qui seraient autant de trophées malsains, on va se montrer responsables. Et la dépouille d’OBL a donc été inhumée en mer, au large du Pakistan, après une courte cérémonie à bord du porte-avions USS Carl Vinson, une modeste barcasse. Seulement voilà, c’était compter sans le soin maniaque que portent de nombreux responsables musulmans au strict respect de rites funéraires. On ne plaisante pas avec ça, les amis. Les Arabes, peuple du désert, ne jettent pas leurs cadavres en mer, ils les inhument avec soin.

– Ben oui, mais les marins ? Les copains de Sindbad ?

– Mon cher ami, les copains de Sindbad, comme vous dîtes, ne mouraient tout simplement pas en mer. Il suffit de faire des efforts, voilà tout.

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On imagine la consternation des stratèges de l’Empire, réunis là-bas, à Washington. Bon Dieu, les marins musulmans ne meurent pas en mer, la poisse ! Non mais vous imaginez ? En voulant éviter de créer un point de ralliement et de recueillement pour les jihadistes et autres fanatiques, nous avons fait pire, nous avons heurté la foi de millions de croyants.

En effet, ça n’est pas de chance. Il y en aura toujours pour protester, pour se demander à haute voix pourquoi le recteur d’Al Azhar ne trouve pas déplacés les massacres de chrétiens au Soudan, ou lamentables les crimes d’honneur au Pakistan, ou honteux les attentats contre les églises en Indonésie, ou scandaleux les tirs de missiles antichars sur les bus de ramassage scolaire israéliens, mais ceux qui feraient ces objections mélangeraient tout, amalgameraient, se tromperaient lourdement. Dont acte. Bien penser à ajouter « on n’inhume pas un musulman en mer » à la fameuse sentence indienne rapportée dans une aventure de Lucky Luke « un Apache ne combat pas la nuit » (ça aussi, c’est bon à savoir).

Les plus vicieux, dont je m’honore de faire partie, poursuivront même leur questionnement. Par exemple :

– s’il n’était pas mort, vous ne croyez pas qu’il aurait appelé l’AFP, comme les petits malins d’AQPA au Yémen, ou CNN, comme les comiques des Shebab somaliens ?

– et en quoi c’est si grave d’avoir abattu un terroriste quand on coupe les têtes avec une belle cadence en Iran ou dans la riante Arabie saoudite ?

– et au fait, pourquoi Oussama Ben Laden était-il un héros si les attentats de New York et de Washington – et d’ailleurs, d’ailleurs – ont en fait été perpétrés par une diabolique machination internationale à majorité judéo-maçonnique anglo-saxonne ?

Et à présent ? Après la fin de l’islamisme annoncée en janvier par quelques orientalistes, après l’enterrement précipité du choc des civilisations par une poignée de commentateurs politiques frappés d’infantilisme, allons-nous avoir droit à la fin du jihad ? Devons-nous croire, comme Bernard Guetta ce matin sur France Inter, visiblement en proie à une crise de delirium, que la paix est devant nous ? A qui avons-nous affaire ? Clausewitz chez les Bisounours ? Machiavel au pays de Candy ? Raymond Aron invité du Muppet show ? Le fait de refuser le choc des civilisations au nom d’un aveuglement imbécile, et pour tout dire suspect, ne change rien à la réalité. De même, le fait, très modestement comme moi, de ne pas juger Huntington complètement idiot ne veut pas dire que je me réjouisse des tensions communautaires. Nous autres, pères de famille, avons inexplicablement tendance à préférer la paix, mais cela ne nous empêche pas de regarder les choses en face.

Certes, les islamistes ont raté le début des révolutions arabes, mais en Tunisie, en Egypte, on les voit à la manœuvre, et si la jeunesse occidentalisée ne veut pas d’eux, les couches les plus populaires font plus que les écouter. Ils sont en embuscade en Jordanie, en Syrie, plus qu’actifs en Libye. Il n’y a qu’en Algérie, la malheureuse Algérie, que rien ni personne ne semble en mesure de faire bouger ce pouvoir. On dira ce qu’on veut, mais si l’armée algérienne est incapable de sécuriser 100 mètres de route en Kabylie, la Gendarmerie et la police, elles, savent y faire pour bloquer les manifestations. Comme toujours, tout est question de priorité.

Et donc, partant, le jihad serait derrière nous ? Pas fous, Bernard Guetta et Rémy Ourdan préparent l’avenir et ses possibles (!) désillusions en n’écartant quand même pas des attentats, un peu comme le chant du cygne. Néfaste vision arabo-centrée du jihad. Il faudra leur expliquer, au Sahel, en Somalie, en Ouganda, au Kenya, dans le sud de la Thaïlande, en Inde, en Afghanistan, au Pakistan ou dans quelques banlieues européennes que le pire est derrière nous. On croirait entendre Michel Galabru dans Le viager (1972, Pierre Tchernia), annonçant chaque année l’inévitable reculade du Reich. En mai 1940, il est forcément moins crédible.

Rien de ce qui justifiait, en profondeur, le jihadisme dimanche soir n’a disparu lundi matin. La crise économique est là, et elle va en s’aggravant dans les pays qui vivaient du tourisme. Pourquoi croyez-vous qu’un attentat a eu lieu à Marrakech, dans le seul pays qui gère habilement et humainement le printemps arabe ? Les naïfs et les idiots – Thiéfaine aurait dit les dingues et les paumés –  parlent d’un complot (encore un !) pour empêcher le roi de faire ses réformes, voire, comble du ridicule, d’un acte mafieux entre gangs rivaux. Ben voyons.

La crise économique est là, disais-je, mais aussi la crise de gouvernance, la colère, hélas justifiée, contre l’Occident et son soutien aveugle à Israël, et même le refus d’une société de consommation devenue folle qui conduit de nombreux adolescents « du Sud » à adopter le jihadisme comme idéologie révolutionnaire.

On n’a pas fini d’envoyer nos tueurs liquider des gourous, des religieux dévoyés et des soldats perdus.

Et je dédie ce post enflammé à un lieutenant-colonel que j’ai très bien connu et qui se reconnaîtra.

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« There’s a war outside still raging. » (« No Surrender », Bruce Springsteen)

Plus de neuf ans après les attentats du 11 septembre, les services de renseignement et de sécurité restent confrontés à une série de défis organisationnels, opérationnels et juridiques majeurs. Les rapports des commissions d’enquêtes et les audits internes que les gouvernements occidentaux ont demandés – ou se sont vus imposer – après des attaques d’Al Qaïda ont permis d’identifier les écueils que les responsables de la lutte contre le terrorisme devaient éviter, sans qu’ils en soient d’ailleurs nécessairement capables.

De nombreuses réunions ont dû alors ressembler à ce que vit Michael Douglas dans Traffic (2000, Steven Soderbergh) lorsqu’il demande à ses collaborateurs de « nouvelles idées », « sans censure ». Le silence qui suit est éloquent et me rappelle quelques réunions auxquelles j’ai été convié après un certain mois de septembre, il y a neuf ans.

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Défis organisationnels

La pression politique née des attentats du 11 septembre et du flagrant échec de l’appareil sécuritaire conduisit l’Administration Bush à créer le Department of Homeland Security (www.dhs.gov), un ministère censé prendre sous son aile les actions des agences gouvernementales impliquées dans la gestion des menaces internes. Cette décision, qui visait à montrer à la population que les autorités se saisissaient de la menace terroriste, ne fit en réalité que compliquer la tâche, déjà ardue, des services. Plusieurs difficultés majeures apparurent en effet rapidement :

– d’innombrables querelles de périmètre entre le DHS et les services intérieurs, à commencer par le FBI, coiffé par le Département de la Justice, les douanes, les gardes-côtes et les milliers de services de police municipaux ;

– les importants mouvements de fonctionnaires, mutés vers le DHS ou recrutés spécialement, et mal formés/mal commandés, dans un contexte de paranoïa généralisée ;

– les réticences à partager les bases de données et les renseignements recueillis ;

– l’impossibilité à coordonner efficacement les actions d’une nouvelle entité administrative convaincue que sa légitimité se fondait sur l’échec des services « historiques ».

A la recherche de l’impossible coordination

Le rapport rédigé en 2004 par une commission spéciale du Congrès au sujet des attentats du 11 septembre (http://govinfo.library.unt.edu/911/report/index.htm) prouva nettement que le fiasco n’était pas tant dû à un manque de renseignements ou de moyens qu’à un complet échec du travail entre agences – voire au sein des agences.

Cependant, au lieu de faire fonctionner ce qui était déjà en place, l’Administration décida de créer des structures de coordination, dont le National Counterterrorism Center (www.nctc.gov), directement rattaché au Président et au chef de la communauté américaine du renseignement, le DNI (www.dni.gov). Aujourd’hui, cette multiplication d’échelons ne donne toujours pas satisfaction, comme l’a prouvée la récente éviction de l’amiral Blair par le Président Obama. Le DNI a en effet payé cash les alertes qu’ont été les attentats ratés de décembre 2009 (vol Amsterdam-Detroit) et de mai dernier (Times Square à New York) qui ont révélé un défaut de communication entre les services consulaires et la CIA ou des lacunes du FBI. L’agitation politico-administrative qui suit les crises n’accouche hélas que rarement de bonnes idées.

Les difficultés organisationnelles au sein de la communauté américaine du renseignement, qui sont légendaires, sont à la mesure des moyens dont elle dispose. Ils sont surtout révélateurs du maintien en vigueur des anciennes règles de cloisonnement, alors que la principale caractéristique de la menace jihadiste est justement sa volatilité et l’extrême mobilité de ses membres. Au Royaume-Uni, cette donnée a été prise en compte il y a de nombreuses années, et les fonctionnaires français n’ont de cesse d’admirer le faible nombre d’acteurs institutionnels de la lutte contre Al Qaïda et surtout leur totale intégration au sein du JTAC, un organisme unique au monde chargé de la synthèse et de l’analyse des renseignements portant sur la menace terroriste.

La France, qui présente elle aussi un excellent bilan contre les groupes jihadistes, est pourtant loin d’avoir atteint ce niveau d’intégration horizontale et verticale, et les réunions hebdomadaires dans les locaux de l’UCLAT ne sont, souvent, que l’occasion pour les « grands » services de briefer les « petits ». C’est ensuite dans les couloirs ou dans les cafés de la rue des Saussaies que se montent les véritables coopérations, lorsque les subordonnés font fi des rivalités de leurs chefs pour faire avancer, vaille que vaille, la machine. Evidemment, les succès de l’UCLAT tiennent aussi à la qualité de son chef, pas toujours choisi pour ses connaissances dans le domaine de la lutte contre le terrorisme…

Appréhender de façon rationnelle des réseaux en apparence irrationnels

Si le 11 septembre a constitué une cruelle révélation pour l’opinion publique, les spécialistes avaient dès les années  90s été frappés par les menaces véhiculées par la mouvance jihadiste, et surtout par son mode d’organisation. Pour exposer schématiquement un phénomène sur lequel je reviendrai longuement dans un autre billet, le fonctionnement de la mouvance islamiste radicale sunnite mêle deux types d’organisation, en apparence contradictoires.

Comme n’importe quel mouvement révolutionnaire clandestin, le groupe jihadiste classique, tel que conçu dans les années 70s et jusque dans les années 2000, est pensé comme un système militaire traditionnel. On y trouve une hiérarchie : chef, adjoints par fonction (action armée, finance, entrainement, communication/propagande, etc.), idéologues. On y trouve un système cloisonné, censé résister aux tentatives d’infiltration des services de sécurité, organisé selon les contingences géographiques ou opérationnelles. Cet organigramme est rarement totalement secret, et on parvient à le reconstituer en partie grâce aux signatures apposées au bas des communiqués de menaces ou de revendications. Ce type d’organisation, connue sous le nom de râteau, a longtemps été considéré comme le système le plus satisfaisant, aussi bien dans le monde administratif que dans celui du privé. Un exemple particulièrement parlant : le Département d’Etat de l’Empire (ici, son organigramme en 2006) :

Très vite, les responsables des SR chargés de surveiller, voire de démanteler, les réseaux jihadistes se sont trouvés dans l’incapacité de déchiffrer les organigrammes adverses avec la seule grille de lecture du râteau. Cette incapacité initiale, outre qu’elle révélait la déconnection entre certains organismes sécuritaires et le monde extérieur, présentait évidemment de grands dangers. Si on ne comprend pas une organisation, comment lutter contre elle ? Comment savoir quelle source recruter ? Quels téléphones écouter ? Quelles cellules démanteler ? Quelles autres infiltrer ? Il faut ici reconnaître et saluer le pragmatisme des services de police, qui furent beaucoup plus rapides à s’adapter, sans cependant s’abaisser à théoriser – pénible et universel mépris des opérationnels pour les « intellectuels ».

La grande nouveauté, qui va donc longtemps échapper à des responsables sécuritaires habitués à lutter contre des organisations paramilitaires classiques, comme le Hezbollah ou l’ETA, réside dans l’importance d’un système d’organisation complémentaire, reposant en grande partie sur la famille, l’origine régionale et le passage par les mêmes points nodaux du jihadisme : maquis, camps d’entraînement (Afghanistan, Pakistan, Soudan, Philippines), centres religieux (Pakistan, Arabie saoudite, Egypte, Royaume-Uni, Belgique), cellules principales (Royaume-Uni, Suède, Italie, Allemagne, Espagne), voire prisons – occidentales, cela va sans dire, car un jihadiste ressort rarement d’une prison du sud de la planète.

La mouvance islamiste radicale est en effet un petit monde disposant de ses codes, de ses signes de reconnaissance, de ses rites initiatiques, de ses passages obligés et de ses personnages ou faits légendaires. Elle est ainsi assez proche de ce que les criminologues ont pu observer au 20e siècle au sein des gangs actifs en Europe occidentale et surtout en Amérique du Nord (cf. www.cops.usdoj.gov/Default.asp?Item=1593) ou en Amérique centrale. Lorsque j’avais exposé à des policiers algériens, dans les années 90s, cette vision des réseaux jihadistes, ils n’avaient pu que cacher leurs sourires en m’expliquant que ce que nous avions mis au jour – et qui fut moqué en leur temps par quelques uns de nos anciens – était pour eux une réalité concrète qui leur servait quotidiennement pour remonter des cellules et les neutraliser. Certains groupes, que nous suivions d’Europe en nous basant sur l’étude de leur structure hiérarchique, étaient d’abord vus à Alger comme de véritables systèmes familiaux construits sur une identité initialement fondée autour d’une ville, d’un quartier ou d’une cité HLM.

Dès le début de la guerre civile, les services algériens identifièrent ainsi de véritables foyers islamistes, à Alger (Kouba, Cité de la Montagne) ou, par exemple, à Oran (Cité Emile Petit) et parvinrent à comprendre le fonctionnement de certaines cellules sur cette seule base. Le démantèlement du GIA, dans les années 97-99, s’explique de cette façon : regroupé au sud de Blida autour d’Antar Zouabri, le dernier carré du GIA fut finalement réduit au silence en raison de la structure familiale de son réseau de soutien. Une fois identifiée, cette vulnérabilité – que je décrirai dans mon post sur le jihad algérien dans quelques mois – permit aux services de sécurité algériens d’entreprendre un démantèlement méthodique du GIA tout en apportant des clés de compréhension indispensables aux services occidentaux.

Le succès de cette méthode nous conduisit à appliquer à l’échelle européenne cette grille de lecture, avec d’appréciables résultats – qu’il ne m’appartient pas de révéler ici – mais qui nous menèrent de la Bosnie à l’Irlande en passant par la Suède ou la Belgique et nous donnèrent surtout de précieuses indications, encore valables si on étudie le groupe de Hofstad (assassinat de Theo Van Gogh en novembre 2004) ou celui de Tooting (attentats de Londres en juillet 2005),  sur le fonctionnement de la mouvance jihadiste.

Ce système international de solidarité jihadiste, au sein duquel les compétences de chacun sont mises à profit d’une opération ponctuelle, semble avoir été un exemple exceptionnel d’instauration intuitive d’une organisation matricielle. D’ailleurs, les récentes menaces terroristes en Europe, attribuées à Al Qaïda, pourraient bien illustrer cette mise en commun des moyens et des compétences : bloqué en Algérie, sans moyen d’action, l’état-major d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) aurait demandé de l’aide aux chefs d’Al Qaïda au Pakistan pour que ceux-ci mobilisent des réseaux mieux implantés. L’Union du Jihad Islamique (UJI), mouvement jihadiste turcophone, et Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), souvent cités depuis un mois, sont à même de réaliser des attentats au profit d’AQMI, mais finalement, au profit de l’ensemble de la mouvance.

Les exemples sont innombrables. Ils n’ont jamais cessé d’impressionner les services chargés de la lutte contre le terrorisme et ont contribué à populariser l’idée d’un « réseau des réseaux » jihadiste, copie islamiste radicale de l’architecture du Net. Ici, un exemple simplifié d’un réseau qui illustre le modèle des interconnexions multiples :

Les travaux que nous conduisîmes à nos rares heures perdues furent également, comme je l’écrivais plus haut, grandement facilités par les analyses des services de police nord-américains. En 2008, la Gendarmerie royale canadienne, un service particulièrement performant, diffusa une analyse qui résume bien ce que nous tentions d’expliquer sans les outils,méprisés par le monde de la sécurité, de la sociologie et de la gestion des ressources humaines. Parmi les paragraphes les plus parlants de l’étude de Michael C. Chettleburgh (cf. www.rcmp-grc.gc.ca/gazette/vol70n2/gang-bande-canada-fra.htm) figurent ces quelques phrases, lumineuses :

Nous assistons par ailleurs à une hybridation accrue des gangs de rue caractérisée par une composition multiethnique, une utilisation réduite de signes communicatifs comme les couleurs et le code vestimentaire, le passage de la protection des secteurs géographiques à la protection des marchés économiques, une collaboration accrue avec des groupes traditionnels du crime organisé et une perméabilité nouvelle permettant à des gangs ou des membres de gangs de s’associer pour une courte période afin de commettre des crimes opportunistes avant de se séparer.

Le terme d’hybridation, qui provient du vocabulaire de la chimie, a été utilisé pour la première fois par les services français en 2005, suscitant un intérêt poli. Il décrit pourtant  parfaitement le phénomène auquel nous assistons au sein de la mouvance islamiste radicale depuis plus d’une décennie. Cette mobilité permanente, cette capacité à changer de cellule, voire de groupe – ce que les militaires de l’Empire ou les ingénieurs appellent adaptabilité opérationnelle – constituent des difficultés majeures pour des administrations régaliennes intrinsèquement rétives au(x) changement(s). La tentative, en 2004, de réorganiser un grand service français selon un schéma matriciel afin de l’adapter aux « nouvelles menaces » (jihadisme, criminalité internationale, prolifération) s’est conclue par un retentissant échec. Les auteurs de cette réforme, s’ils avaient parfaitement perçu le besoin d’adapter la structure aux menaces, avaient oublié quelques points fondamentaux. Une organisation matricielle ne peut en effet fonctionner que si ses membres :

– partagent tous la même formation et/ou possèdent tous la même culture opérationnelle/opérative ;

– comprennent dans quelle organisation ils évoluent, et quel est le but poursuivi ;

– adhèrent au projet global.

Ces caractéristiques sont manifestement celles des jihadistes, et elles autorisent une remarquable souplesse opérationnelle. Qui se souvient de Farid Hillali, alias Choukri, jihadiste marocain représentant en Europe du Front Islamique de Libération Moro philippin ? Ou des cellules iraniennes de la Gama’a Islamiya égyptienne qui favorisaient le passage de l’Iran vers l’Afghanistan des volontaires maghrébins ? Ou encore de cet émir suédois d’origine marocaine, Mohamed Moummou, tué au Kurdistan irakien alors qu’il dirigeait l’ancien groupe d’Abou Moussab Al Zarqawi ? Ou bien de ce Djamel aperçu dans le Londonistan et reparu à la tête de la cellule des attentats de Madrid quelques années plus tard ?

Une des principales forces de la mouvance jihadiste réside également dans la capacité de ses membres à agir de façon autonome s’ils pensent que cette action sera bénéfique. Ce goût pour l’initiative, même de la part d’individus étroitement liés au cœur d’Al Qaïda, offre à la mouvance d’immenses capacités opérationnelles. De même, l’adhésion préalable de ses membres au projet politico-religieux poursuivi par les groupes islamistes radicaux limite les risques de défection, en effet peu nombreuses, tout en garantissant une émulation dépourvue des compétitions individuelles qui minent souvent les groupes ou les organisations militaires. Certains émirs d’Al Qaïda ont ainsi choisi, alors que leur progression au sein de l’appareil aurait séduit plus d’un jeune diplômé occidental, de réaliser un attentat-suicide pour le bien de leur cause. L’arrestation en août 2005 en Turquie de Luay Sakka, un chef de réseau syrien impliqué dans l’envoi de volontaires en Irak et dans le financement des attentats d’Istanbul, en novembre 2005, confirma qu’une figure majeure de la mouvance pouvait décider de se sacrifier seule pour la cause, et pour le panache. (cf. www.state.gov/documents/organization/65465.pdf).

La comparaison va probablement vous sembler osée, et je tiens donc par avance à récuser toute comparaison, en l’état, entre le jihadisme et le nazisme. Pour autant, la lecture, il y a quelques années, de l’extraordinaire biographie de Hitler par Ian Kershaw ou de son essai Hitler : Essai sur le charisme en politique m’a fait découvrir ce que le grand historien britannique a résumé par la formule : « Le devoir de tout un chacun est d’essayer, dans l’esprit du Führer, de travailler dans sa direction », i. e vers le but que l’on pense qu’il aurait voulu atteindre, sans avoir à lui demander des instructions. Soit dit en passant, c’est par l’application de ce schéma mental de complète soumission intellectuelle que Kershaw explique l’absence de Hitler lors de la funeste conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942.

Si on laisse de côté la comparaison sans objet – le débat aura lieu entre historiens quand nous serons tous morts – entre nazisme et jihadisme, il faut admettre que le mode de fonctionnement de la mouvance jihadisme obéit en grande partie à ce schéma, en particulier en ce qui concerne le fameux 3e cercle – que j’ai déjà décrit ici – que les services de sécurité considèrent comme une menace très sérieuse en raison de sa quasi invisibilité.

Je m’en voudrais enfin de ne pas évoquer, même brièvement, la nature féodale des liens qui unissent les deux premiers cercles constitués autour d’Oussama Ben Laden par les éléments les plus organisés de la mouvance jihadiste. Sa manifestation la plus connue est le serment d’allégeance (bay’a / بَيْعَة) que doivent prêter à OBL les candidats à l’intégration dans Al Qaïda. Cette allégeance implique une fidélité sans faille au chef terroriste, à son organisation et à ses desseins, et elle a été illustrée à de nombreuses reprises depuis plus de 15 ans. L’exemple le plus récent a été donné par le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) en 2006 lorsque, après des échanges de lettres et de compliments entre son émir et les chefs d’AQ au Pakistan, le mouvement algérien a été littéralement adoubé avant de devenir, en janvier 2007, Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI).

Cette organisation féodale, avec son système de vassalités croisées mêlé à un mode de fonctionnement clanique, continue d’échapper aux nouveaux venus du contre-terrorisme. Son étude est surtout interdite, par respect pour le Secret Défense, aux universitaires, dont les compétences nous seraient si précieuses pour comprendre les phénomènes émergents (jihadisme africain, basculement de certains jeunes musulmans européens dans le radicalisme) et tenter de les limiter.

Il ne nous reste donc qu’à reprendre nos vieux manuels d’histoire médiévale ou, de façon plus ludique, qu’à visionner l’intégrale des Sopranos. Après tout, le fonctionnement de la mafia a beaucoup à voir avec la féodalité. Il s’agit enfin d’adapter notre système répressif à ces réalités qui le mettent en partie en échec. Les dernières années nous ont ainsi enseigné que les peines de prison classiques ne venaient pas à bout des certitudes idéologiques des jihadistes (cf. la récente implication de Djamel Beghal dans un projet d’évasion d’islamistes radicaux). Les programmes de réhabilitation religieuse lancés par les riantes démocraties que sont l’Arabie saoudite – coeur du radicalisme sunnite – et du Yémén – Etat en voie d’effondrement aux relations plus que troubles avec l’islam radical – ont de leur côté montré très vite leurs limites, et on ne compte plus les jihadistes réhabilités retournés au terrorisme après quelques semaines. Finalement, comme pour les violeurs récidivistes aux perversions incurables, nos jihadistes paraissent incapables de changer tant leur adhésion à la cause est viscérale mélange de foi religieuse, de colère politique et de rage sociale. Donald Rumsfeld, qui n’était pas le dernier dès qu’il s’agissait de raconter des sottises, affirma un jour qu’il était particulièrement en verve, que la solution consistait à liquider tous les étudiants sortant des écoles coraniques du Pakistan – et du Golfe, aurait-il pu ajouter. Comme toujours chez les néoconservateurs, le constat était bon, et suivi d’une mauvaise solution. Mais la question demeure : comment lutter contre l’islam radical sans casser son moteur idéologique ?

La question des bases de données : pas de traque sans fichier.

L’extrême mobilité des jihadistes, décrite par Peter Bergen dans son classique Jihad, Inc et observée dès les premiers attentats d’Al Qaïda au début des années 90s, a naturellement renforcé l’importance des bases de données.

Elle a surtout mis en avant la nécessité de leur interconnexion – sans parler de la cohérence du fichage et du travail fondamental de criblage, cette dernière activité demandant ténacité, imagination et un minimum de compréhension de ce qu’on apprend des ensembles lors des cours de mathématiques au lycée. On peut également avoir un don, mais je préfère ne pas évoquer mon cas personnel.

La majorité des correspondances entre services est constituée par des interrogations de fichiers, qu’il s’agisse de classiques demandes de renseignement ou de criblages réalisés dans l’urgence, lors de crises sécuritaires (attentats, démantèlements de réseaux, etc.).

L’intervention en Afghanistan puis l’invasion de l’Irak ont conduit la CIA à conduire un ambitieux projet de gestions des centaines de milliers de pages saisies dans les fiefs des Taliban ou dans les locaux de l’appareil d’Etat irakien.

A l’occasion de la présidence américaine du G8, en 2004, l’agence proposa à ses partenaires de se connecter à cette gigantesque base de données afin de mettre en commun, en temps réel, les connaissances acquises sur le terrain ou lors des enquêtes. Le projet, mené par la CIA et auquel était associée la DIA, impliquait la présence dans toutes les unités de combat américaines d’un spécialiste chargé de scanner et d’indexer les documents saisis. Des résumés traduits de ces archives devaient permettre aux services associés d’aller à l’essentiel. Plusieurs obstacles mirent fin prématurément à la dimension internationale du projet :

Juridiques : les services intérieurs européens et japonais firent valoir qu’il leur était impossible de laisser un libre accès aux données intégrées à des procédures judicaires. De la même façon, ils se refusaient à laisser les services judiciaires américains construire des procédures sur les renseignements recueillis en dehors d’une commission rogatoire. Il n’était en effet pas question de laisser des policiers européens apparaître dans des procédures américaines sur lesquelles il n’y aurait aucun contrôle. Enfin, même si cet argument n’a évidemment jamais été mentionné officiellement, aucun des pays du G7 ne comptait autoriser les services russes à puiser dans ses fichiers des données permettant de mener des opérations illégales – même si ce n’est pas leur genre.

Certains responsables estimaient par ailleurs que l’accès à des bases de données « étrangères » provoquerait d’innombrables viols de la règle dite « du tiers service » et aboutirait à de graves confusions. Pour eux, trop de renseignements tueraient inévitablement le renseignement

Opérationnels : Un accès libre aux bases de données des services aurait exposé les sources à l’origine des renseignements, et aucun des partenaires sollicités par la CIA n’était prêt à un tel risque.

Techniques : Plus prosaïquement, les systèmes d’exploitation des fichiers des services du G8 étaient incompatibles et les relier entre eux auraient demandé un temps et des moyens considérables, sans même parler des infinies difficultés liées aux droits d’accès.

Près de neuf ans après les attentats du 11 septembre, la question des bases de données est donc loin d’être réglée, et les accords signés entre les Etats-Unis et l’Union européenne sur les fichiers de passagers n’ont pas d’utilité opérationnelle immédiate.

Plus que jamais, les échanges ad hoc sur tel ou tel individu vont donc rester la norme entre services. Rien n’indique, de toute façon, que l’accès aux fichiers français ou allemands aurait permis à la CIA ou au FBI d’éviter les attentats du 11 septembre. La cellule de Hambourg avait été signalée à la CIA en 2000, celle-ci avait interrogé la DST française en août 2001 au sujet de Zaccarias Moussaoui, et le QG de FBI n’avait prêté aucune attention aux rapports rédigés par des bureaux de Miami et Phoenix. Les services américains disposaient de tous les éléments nécessaires, il ne leur manquait qu’un minimum d’organisation…

Le besoin de bâtir de nouvelles bases n’a cependant pas disparu. Ainsi, conscients depuis le début des années 2000 de la dangerosité des réseaux pakistanais présents au Royaume-Uni, les services britanniques ont mis en place, après les attentats de juillet 2005 à Londres, un système de fichage de tous les voyageurs entre le Royaume-Uni et le Pakistan.

Défis opérationnels et juridiques

Des difficultés autrement plus importantes ont fait leur apparition dès les débuts de l’intervention occidentale en Afghanistan. Jusqu’en octobre 2001, les pays occidentaux, qui connaissaient les liens entre les Taliban et Al Qaïda, géraient la menace grâce à leurs services judiciaires. Seuls les Etats-Unis, qui avaient bombardé des camps en août 98, le Royaume-Uni et la France disposaient sur le terrain d’une poignée de membres de leurs services de renseignement ou des forces spéciales. La priorité avait été donnée à la judiciarisation des affaires impliquant des individus ayant séjourné en Afghanistan, qui étaient systématiquement entendus à leur arrivée en Europe.

Dès 1997, la justice française avait émis une commission rogatoire internationale (CRI) portant sur les filières afghanes placée sous la responsabilité du pôle antiterroriste du parquet de Paris et de la DST. Et en 1999, le Conseil de sécurité des Nations unies créa, par la Résolution 1267, un comité spécial (cf. www.un.org/sc/committees/1267/) chargé de sanctionner l’émirat talêb, Al Qaïda et leurs soutiens. Sans conséquence opérationnelle, ce dispositif eut en revanche un réel poids diplomatique contre les Etats qui accueillaient, voire soutenaient, les fameuses ONG islamiques impliquées dans une réislamisation radicale de pays musulmans du Sud. Allez donc demander à un responsable saoudien des nouvelles de l’ONG Al Haramein, vous verrez sa tête.

La décision américaine d’intervenir militairement en Afghanistan, à partir du 7 octobre 2001, introduisit une nouvelle dimension dans la gestion des terroristes, ou supposés tels, présents dans le pays. Nul n’avait en effet pris le temps d’établir des règles régissant leur sort. Deux options se présentaient aux Etats de la coalition : considérer les prisonniers, Taliban ou membres d’Al Qaïda, comme des prisonniers de guerre et les traiter ainsi, ou intégrer aux forces combattantes des policiers qui les auraient formellement interpellés. Dans les deux cas, les prisonniers auraient ainsi bénéficié d’un statut juridique. En créant, contre toute logique, le statut d’ennemi combattant, l’Administration Bush commit une lourde erreur juridique puis politique qui aboutit à l’impasse de Guantanamo (cf. www.jtfgtmo.southcom.mil/) et d’autres prisons. La leçon a d’ailleurs été retenue puisque les pirates somaliens capturés par les marines européennes dans l’Océan Indien sont transférés en Europe afin d’y être mis en examen, puis jugés. Les malheureux seront de toute façon mieux traités dans les prisons danoises que sur les bateaux-mères.

Peut-on judiciariser une guerre ? Evidemment non. Doit-on nier les droits fondamentaux des terroristes ? Pas plus. Mais alors, comment fait-on ?

La Russie a réglé à sa façon ce débat juridique – et celui, exposé plus haut, de l’incapacité des jihadistes à se réformer  – en ne faisant pas de prisonnier, mais la méthode, si elle peut donner des résultats ponctuellement acceptables d’un strict point de vue opérationnel, est inacceptable dans une démocratie. La mise en œuvre de juridictions d’exception, nous le savons bien, est le prélude à des accommodements de plus en plus grands avec la loi, sa lettre et son esprit. Le cinéma a choisi de dénoncer ses dérives dans plusieurs films, dont Rendition (2007, Gavin Hood) et surtout The road to Guantanamo (2006, Michael Winterbottom et Mat Whitecross) tandis que la découverte des sévices infligés à Abou Ghraïb relança le débat sans fin sur la torture.

Par delà l’action violente : la guerre des mots

Ce n’est pas pour entrainer le Pakistan dans la guerre que les dirigeants d’Al Qaïda ont choisi de se réfugier au Waziristân. Traqués par les forces de la Coalition, ils n’ont eu d’autre choix que de suivre leurs protecteurs taliban dans les zones tribales. Ce calcul, initialement tactique, a eu d’importantes conséquences stratégiques, d’abord en fragilisant le pouvoir pakistanais face à son opposition islamique, ensuite en radicalisant cette dernière et en entraînant l’apparition des Taliban pakistanais, enfin aux yeux du monde musulman que l’Amérique était bien en guerre contre lui.

Cette croyance, qui oublie la grande liberté religieuse offerte aux Etats-Unis et les interventions américaines en Bosnie contre les Serbes ou en Somalie pour tenter de stopper la guerre civile et la famine, n’a fait que croître depuis. La succession de crises diplomatico-religieuses d’importances inégales (dossier nucléaire iranien, caricatures du Prophète, loi sur la laïcité en France puis interdiction de la burqa, dégradation – si cela est encore possible – de la situation dans les Territoires palestiniens, scandale d’Abou Ghraïb, menaces d’autodafé du Coran, etc.) semble avoir durablement enraciné cette perception dans la vision du monde qu’ont certains dans les pays musulmans.

Fondée par Oussama Ben Laden à partir du Bureau des Services de Peshawar, dont la mission était d’attirer des volontaires au jihad contre les Soviétiques, Al Qaïda est l’incarnation d’un radicalisme islamiste émergent, qualifié de jihadisme depuis les attentats du 11 septembre malgré les protestations de plusieurs autorités religieuses musulmanes. Minoritaires au sein de la communauté des croyants, les jihadistes ont su habilement reprendre à leur compte plusieurs thèmes primordiaux et devenir le fer de lance de l’exaspération des populations du Sud. Ce véritable hold-up a été largement facilité par les dictatures arabes, incapables de renoncer à leur mode si particulier de gouvernance (cf. www.unesco.org/most/globalisation/govarab.htm) et comme paralysés par la poussée islamiste. Il faut d’ailleurs noter, et s’émouvoir, de l’incapacité de la totalité des régimes musulmans à condamner le terrorisme jihadiste, soit parce qu’ils le soutiennent, soit parce qu’ils redoutent de passer pour des vassaux de l’Occident.

Cette autocensure donne ses plus spectaculaires résultats à l’occasion des régulières polémiques religieuses que quelques humoristes plus ou moins talentueux déclenchent en Europe du Nord, ou récemment en Floride. Une caricature, une remarque déplacée, un projet insensé d’autodafé de Corans, et nous voilà au bord de l’embrasement. Restons sérieux : quelle devrait être la portée de ce genre de provocations ? Pourquoi les autorités temporelles et spirituelles du monde musulman se révèlent-elles incapables de dire « Voyons, tout cela n’a aucune importance, ce pasteur est un fou, ce cinéaste est un imbécile, cette journaliste est une idiote, ne prêtez aucune attention à ces fauteurs de troubles ». Au lieu de cela, au lieu de ce que l’on est en droit d’attendre d’un pouvoir responsable, on entend la grande litanie de l’innocence outragée, de la vertu bafouée. Pas une voix, pas une voix audible en tout cas, pour dénoncer la mascarade.

Et les responsables occidentaux, comme pris d’un néfaste syndrome munichois, d’appeler à la raison les auteurs isolés de ces actes absurdes et non les responsables religieux qui osent comparer l’incendie de 200 livres de poche un « acte de terrorisme ». Je ne vais pas nier que ces provocations sont odieuses et qu’elles méritent autant d’être condamnées que d’être méprisées, mais comment croire qu’elles soient plus conspuées que les attentats contre les restaurants au Maroc ou les hôtels à Amman ? Les médias ont bien sûr leur part de responsabilité, et il y a une forme de jeu pervers entre les provocateurs et les caméras, mais nous sommes au 21e siècle et nos dirigeants ne découvrent pas, comme le fit Nixon face à Kennedy, que le pouvoir de l’image dépasse parfois celui des mots.

L’Occident judéo-chrétien a connu bien des ténèbres et certains siècles sont là pour nous rappeler que la tolérance religieuse n’a pas toujours été au nord de la Méditerranée. Cet héritage sanglant, qui va jusqu’au cataclysme unique de la Shoah en passant par le massacre des populations d’Amérique, les procès en sorcellerie ou en hérésie et les guerres civilo-religieuses, lui permettent de tolérer aujourd’hui les blagues sur les prêtres pédophiles, les films sur les pensionnats de jeunes filles en Irlande ou celui, absolument remarquable, de Scorsese sur le Christ. Et quand une bande de jeunes crétins incendie un cinéma place St Michel parce qu’il projette La dernière tentation du Christ, la réprobation est, à juste titre générale.

Quand le grand Milos Forman (Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975 ; Hair, 1979 ; Amadeus, 1984 ; Valmont, 1989) diffuse une affiche provocante pour son génial Larry Flynt (1996), il est certes attaqué par les religieux, mais il est défendu par la majorité.

On aurait aimé que le non moins génial Salman Rushdie soit défendu de la même manière dans le monde musulman lorsque le régime iranien publia une fatwa appelant à son meurtre, en 1989, après la publication des Versets sataniques.

La lutte contre le jihadisme et l’islam radical devrait emprunter, à mon sens, trois voies au sein d’une stratégie globale qui manque cruellement.

Nous devons d’abord, plus que jamais, poursuivre la conduite d’actions judiciaires publiques selon le fameux triptyque enquête+arrestations+procès afin de renforcer notre démocratie et surtout profiter de l’exposition publique des jihadistes pour faire l’éducation des foules.

Il nous faut ensuite, comme je l’ai écrit ici en août dernier, assumer la nouvelle donne sécuritaire internationale et donc admettre, qu’on le veuille ou non, qu’une guerre d’un nouveau genre est en cours. Nous ne l’avons peut-être pas voulue, nous ne l’avons peut-être pas déclenchée, mais l’évidence s’impose, et elle est d’autant plus cruelle que pour faire une guerre, s’il faut bien deux belligérants, il ne faut qu’un agresseur. Il me semble que nous l’avons identifié, et la capacité du jihadisme à accélérer la destabilisation d’Etats ou de régions constitue un défi assez grand pour que nous ne refusions plus l’évidence.

Enfin, et c’est ce à quoi s’oblige le Président Obama, il faut conduire la guerre des idées. Contrairement à quelques populistes européens, il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain et condamner en bloc 14 siècles de civilisation musulmane. Il faut cependant poser les questions qui fâchent au sujet de la capacité d’une société donnée à incorporer trop vite une masse, même pacifique, de migrants d’une autre culture, et il faut se montrer intransigeant quant à nos valeurs. Elles ne sont peut-être pas universelles, mais ce sont les nôtres, et le respect que nous entendons pratiquer à l’égard d’autres systèmes moraux mondiaux doivent également s’appliquer à nous-mêmes. Dans ce cadre, la guerre des mots fait rage : démocratie, égalité, laïcité, justice. Curieusement, personne, à part les partis d’extrême-droite auxquels nous abandonnons une fois de plus une sorte d’exclusivité, ne tente de mener cette guerre du langage. Assez curieusement, des services engagés de longue date dans la lutte contre le jihadisme font encore l’impasse sur les méthodes d’agit-prop. Dieu sait pourtant que ces agences pourraient aisément faire pression sur quelques idéologues radicaux tout en soutenant avec doigté des réformateurs. Mais il faudrait que les Etats concernés aient établi des plans d’action, aient conçu une doctrine. Pour l’heure, en France, les livres blancs s’accumulent sans que les conclusions opérationnelles en découlent – et de toute façon, avec quel argent pourrait-on les mettre en application ? Les Etats anglo-saxons semblent progressivement abandonner la community policy qui a montré ses limites lors des récentes crises diplomatico-religieuses. Quant à l’Empire, il conduit depuis 2001 une diplomatie globale faite d’actions armées assumées et de démarches plus positives. Il suffit pour s’en convaincre de fréquenter le site Internet du Central Command, mais il me paraît pour le moins prématuré d’évoquer une régression de la menace. Le très beau discours du Caire n’a, comme le redoutaient certains, décidément servi à rien.

J’ai pour ma part la conviction, déjà exposée ici comme dans une précédente vie au sein de l’administration, que nous sommes engagés dans une guérilla mondiale qu’il nous appartient de mener avec subtilité mais sans faiblesse. En laissant aux jihadistes, et derrière eux aux fondamentalistes, le monopole de la parole publique, nous exposons l’écrasante majorité du monde musulman à l’influence néfaste de quelques dizaines de milliers d’imposteurs. Cette lâcheté n’est pas seulement indigne, elle est suicidaire. Il faut donner la parole aux musulmans modernes, ceux à qui on ne demande aucunement de renoncer à leur foi, mais à qui nous sommes bien obligés de dire que nous, chrétiens ou juifs, nous avons su surmonter la tentation obscurantiste si bien décrite par Caroline Fourest. Il faut soutenir les intellectuels comme Malek Chebel qui osent écrire sur l’esclavage ou la sexualité en terre d’islam, ceux qui réfutent la légende dorée du salafisme. Il faut répondre point par point, ne rien laisser passer en Europe au sujet des horaires aménagés dans les piscines ou des des exigences dans les hôpitaux, il faut rappeler à certains Etats que le principe de réciprocité est un fondamental. Pourquoi laisser des musulmans radicaux – mais peu importe, après tout, leur religion – réclamer des exceptions au droit commun pour la pratique de leur culte, alors que des chrétiens – les juifs, hélas, ont été chassés depuis bien longtemps – ne peuvent même pas posséder plus d’une seule bible en Algérie, soi-disant « république démocratique et populaire ».

Il ne s’agit pas d’exercer d’insupportables pressions sur des populations, il s’agit de ne pas nier son propre héritage. En osant qualifier le multiculturalisme allemand d’échec, Angela Merkel a été accusée de dérive populiste. L’attaque était si prévisible qu’elle n’a même pas porté. Le constat, terrible, infiniment triste, devrait désormais provoquer un sursaut, susciter des questions (qu’est-ce qui a raté ? quand ? pourquoi ? l’échec était-il inévitable ?). Sans questionnement, pas de réponse, et sans réponse, pas de salut. Il n’est pas trop tard pour accompagner, si cela est possible, la modernisation d’un islam que trop d’Occidentaux méconnaissent. Et si une entente est impossible, alors il faudra monter sur les remparts et tenir la position.

Qui peut dire quand tout a commencé ?

Qui peut dire quand tout cela a VRAIMENT commencé ? Certainement pas un matin de septembre 2001 à New-York, ni même à Nairobi ou Dar-es-Salam en 1998.

Alors, à Brooklyn en 1993 ? Ou bien à Koweït City le 2 août 1990 ? À Kaboul en décembre 1979 ? Ou au Caire en octobre 1981 ? Peut-être en 1967 en Palestine et dans le Sinaï ? Ou alors dans la nuit du 14 au 15 mai 1948 en Israël ? Le 11 avril 1929 en Egypte ? Le 10 août 1920 à Sèvres ?

Peut-on arbitrairement établir qu’un phénomène historique a débuté un jour précis, comme il est communément admis que la chute de Rome, le 4 septembre 476, a marqué la fin de l’Antiquité, ou que le 14 octobre 1492, lorsque Christophe Colomb découvrit l’Amérique, fut la fin du Moyen-âge  ?

Nos dirigeants et nos concitoyens sont naturellement attirés, à l’heure de la surconsommation médiatique, et de la simplification excessive des événements mondiaux qui l’accompagne, par les explications tranchées, les raisonnements simples, les réponses immédiatement assimilables. Chaque semaine, dans les dernières pages de nos hebdomadaires, des observateurs plus ou moins inspirés nous livrent leurs réflexions sur le monde, sans parfois s’encombrer de rigueur ou d’humilité.

Entre raccourcis, caricatures et dénis d’évidence, force est de constater que notre perception de la menace jihadiste est fortement biaisée et ne nous incite pas à une véritable mobilisation.

Pourtant, même les autorités gouvernementales françaises et leur administrations spécialisées ont admis, au prix d’une douloureuse, tardive, et incomplète prise de conscience, que le terrorisme contemporain était un défi majeur : « Ancrée dans une génération encore jeune, la menace présentée par le terrorisme mondial devrait être durable. Elle a acquis une dimension stratégique. La France est l’une de ses cibles. »

Mais, paradoxalement, et sans doute d’abord pour s’opposer de façon enfantine à la désastreuse rhétorique de l’Administration Bush, la France refuse obstinément de parler de guerre (cf. sur ce point précis l’article de Jefferey F. Addicott : www.ict.org.il/Articles/tabid/66/Articlsid/474/currentpage/1/Default.aspx). Comment alors qualifier cette lutte quotidienne ?

En 2005, le Centre d’Analyse et de Prévision (CAP) du Quai d’Orsay écrivait que « la lutte contre Al Qaïda emprunte à la guerre, tout en étant plus qu’une guerre, et autre chose qu’une guerre ». Les réticences françaises sont aisément compréhensibles : le terrorisme, qui est avant tout un modus operandi, un moyen d’action choisi parmi d’autres, relève du droit pénal. A la justice et aux services de police, la prévention et/ou la répression du terrorisme, aux forces armées la lutte contre la guérilla, la contre-insurrection. Mais quand les terroristes se font guérilleros, quand les guérilleros se font terroristes, qui doit-on envoyer en première ligne ? Et si on fait des prisonniers, quel doit être leur sort ?

Jusqu’en 2001, les manifestations – les militaires préféreront « points d’application » – de la menace permettaient un partage du fardeau : on arrêtait (souvent) en Europe ceux qu’on n’avait pu éliminer (très souvent) en Afghanistan ou en Afrique. Là encore, la France tenait un discours public très moralisateur (respect du droit, importance des Nations unies, etc.) mais se réjouissait en secret de la volonté, parfois brouillonne, de l’Empire de frapper les ennemis sans s’arrêter à des objections juridiques. D’ailleurs, l’arrestation de Djamel Beghal, en juillet 2001 à Dubaï, malgré des motifs juridiques plutôt minces (cf. www.guardian.co.uk/world/2001/sep/30/terrorism.afghanistan6) ne nous émut pas plus que ça, et le rapatriement de ce turbulent jeune homme, à bord d’un avion de transport militaire dépourvu de ses cocardes tricolores, ne fut pas un véritable cas de conscience pour le gouvernement socialiste du moment – le même qui autorisa les missions de fonctionnaires d’élite à Guantanamo (Cf. www.lefigaro.fr/actualite/2006/12/29/01001-20061229ARTFIG90005-la_dst_et_la_dgse_entendues_sur_leurs_visites_a_guantanamo.php).

Après tout, le devoir moral d’un Etat n’est-il pas de défendre ses citoyens coûte que coûte ? En novembre 2002, l’élimination – je me refuse à parler d’assassinat – au Yémen du membre d’Al Qaïda responsable de l’attentat contre l’USS Cole souleva dans certains bureaux du Ministère de la Défense un enthousiasme teinté d’envie. Alors que nous nous refusions toujours à frapper au Niger les terroristes qui y sévissaient sous nos yeux depuis des années, la CIA nous montrait ce qu’une volonté politique soutenue par des moyens peut donner.

Sans présager de l’issue de la profonde crise qui déchire le monde musulman, et donc sans renoncer à accompagner l’émergence d’un islam apaisé compatible avec l’idée que nous nous faisons de la modernité (égalité entre les hommes et le femmes, laïcité, prédominance du temporel sur le spirituel, confinement du religieux à la sphère privée, démocratie, accès libre à l’éducation, etc.), il nous appartient pour l’heure de nous défendre, de répondre aux attentats, voire de les anticiper selon le principe de la frappe préventive.

Les interrogations morales de la France à ce sujet – on aimerait voir notre pays tout aussi attentif à la morale et au droit en Tunisie, en Russie ou Gabon – ne révèlent, finalement, que la volonté obstinée d’être l’élève le plus apprécié de la classe, quel que soit le prix de cette ambition. Le refus têtu de la violence, en soi défendable, est ainsi rendu intenable face à la réalité du monde. Notre condamnation de la simple idée de guerre nous conduit à tenir des raisonnements d’une grande naïveté. En 2005, François Heisbourg affirmait ainsi à l’occasion d’une conférence que les Etats-Unis étaient « comme ivres de leur propre puissance » et n’envisageaient plus le règlement des crises que par la seule force.

Cette analyse est révélatrice de l’incompréhension dont les intellectuels et les dirigeants français font souvent preuve, à la fois face au phénomène mondial de l’islamisme radical et face aux réactions américaines, aux conséquences également mondiales. Heureusement que nous avons Olivier Roy, dont les écrits sur le sujet sont lumineux.

Des Etats, dont il est d’usage de rire, à Paris, comme l’Australie (Cf. http://www.dfat.gov.au/publications/terrorism) ou Singapour, sont bien plus lucides – ou courageux – sans pour autant tomber dans des excès racistes, voire, pour reprendre un terme inventé en 1979 par les révolutionnaires iraniens, islamophobes. Sylvain Gouguenheim a d’ailleurs défini le terme de façon lumineuse :

« C’est un concept utilisé sans avoir été soumis à un examen critique. Au sens propre, il désigne la peur de l’islam, qu’il assimile à une phobie, donc à une réaction maladive, dépourvue de fondement rationnel : l’islamophobe est un déséquilibré. L’accusation discrédite d’emblée celui contre qui elle est lancée et permet de biaiser à l’avance ou d’esquiver le débat sur le contenu des thèses incriminées. Elle suggère également que les critiques sont le produit d’arrière-pensées racistes. L’islamophobe passe donc pour un malade mental et un individu infréquentable. A partir de là, plus aucune discussion n’est possible. » (Lire, n°378, p. 79). En vérité, il semble bien que ce phénomène cristallise à nouveau, dans notre pays comme ailleurs, les tensions politiques et surtout communautaires d’un Occident en proie au(x) doute(s).

Il est cependant bien trop tôt pour qualifier ce phénomène. Certains observateurs notent, en particulier au Maghreb, les signes d’une « modernisation » des comportements qui pourrait confirmer les vieilles croyances positivistes. Pour ceux-là, les tensions religieuses ne seraient donc que le signe des sursauts de défense des religieux face aux laïcs, la démonstration que la raison l’emporte sur les ténèbres des croyances dévoyées (Cf. parmi d’autres : http://www.miraclesducoran.com/index.php). Pour d’autres, dont le pessimisme est parfois l’alibi d’un européano-centrisme, ces tensions ne sont que la manifestation la plus visible et la plus immédiate d’un conflit religieux, ethnique, politique et économique qui va imprimer sa marque sur ce siècle. Les sombres prédictions de Samuel Huntington – que d’aucuns s’acharnent à présenter comme des souhaits et que beaucoup n’ont pas lues – sembleraient donc, pour un temps au moins, prendre corps.

Je n’ai, pour ma part, pas tranché. Ma confiance dans le progrès, mon enthousiasme naïf me disent que cette crise, douloureuse, longue, s’achèvera par le triomphe de la raison sur l’intégrisme, sur les intégrismes. Mais mon pessimisme, né d’une déjà longue fréquentation de la violence et de la mort, me dit au contraire que rien ne garantit notre – « notre » car il faut bien choisir son camp – victoire. La conclusion heureuse que je souhaite pour nous ne serait-elle que la répétition du 20ème siècle qui a vu la chute, difficile, de deux totalitarismes sanglants ? Ne s’agirait-il pas de la transposition à l’échelle du monde, d’un optimisme européen ô combien indécent comparé aux tragédies vécues par les Amérindiens, les Tibétains, les Juifs d’Europe, les habitants du Caucase russe, les populations africaines de la région des Grands lacs (3 millions de morts depuis 1998, dans l’indifférence) ou du Darfour ? Pour reprendre l’équation en termes enfantins, la « victoire des gentils sur les méchants » est-elle une donnée historique immuable ?

Quelle que soit la réponse à cette question, il faut continuer la lutte, sans haine, mais avec détermination, en ayant défini ce que nous défendons, ce que nous combattons, et ce que nous sommes prêts à sacrifier pour la victoire, si elle s’avère possible.

On nous prie d’annoncer le décès de Mustafa Abou Yazid, dit Saïd Al Masri.

Le 21 mai dernier, un drone Predator – ou était-ce un Reaper ?de l’Empire a précipité le rappel à Dieu de Mustafa Abou Yazid, également connu sous le nom de Saïd Al Masri, ou Saïd l’Egyptien.

Né le 17 décembre 1955 en Egypte, Mustafa Abou Yazid avait été un cadre fondateur du Jihad Islamique Egyptien (JIE pour les initiés), avant d’intégrer l’équipe dirigeante d’Al Qaïda. Chargé des questions financières – qui ont toujours été rigoureusement gérées au sein de l’organisation comme l’ont montré les archives saisies en Afghanistan en décembre 2001 – il n’a jamais été un grand opérationnel et ne possédait pas l’aura et le charisme de son compatriote Mohamed Atef.

Jihadiste convaincu, il avait cependant manifesté auprès d’Oussama Ben Laden ses doutes au sujet du bienfondé des attentats du 11 septembre, tant il redoutait l’ampleur de la riposte américaine. Force est de reconnaître 1/ qu’il n’avait pas tort 2/ qu’il ne fut pas écouté.

Présenté par Al Qaïda elle-même, dans un communiqué publié cette nuit, comme le chef de l’organisation en Afghanistan, il était en charge des relations avec les Taliban depuis 2007.

Sa mort, qui ne devrait hélas pas avoir de conséquences opérationnelles directes, en dit long sur les capacités américaines, alors que le New York Times a révélé il y a quelques jours que le général Petraeus, chef du CentCom, a autorisé la conduite d’opérations clandestines dans sa zone d’action contre les membre d’Al Qaïda. L’intégration par la CIA, dans un but opérationnel, des renseignements humains et techniques a désormais atteint un niveau inégalé dans l’histoire militaire et promet de nouvelles frappes spectaculaires. A défaut de pouvoir gagner seule la guerre, cette puissance a au moins le mérite de sermer la mort dans le camp adverse, et ça n’est déjà pas mal.

Mais alors, Abou Zoubeida, il en était, ou pas ?

La presse canadienne a récemment rapporté que le citoyen algérien Mohamed Harkat, soupçonné depuis des années par les services occidentaux d’être lié à Al Qaïda, ne pouvait être coupable puisque son principal accusateur, le Palestinien Abou Zoubeida, détenu par les Etats-Unis depuis son arrestation au Pakistan en février 2002, n’avait aucun lien avec l’organisation terroriste. Forcément, ça change tout, du moins si l’on en croit les articles du Vancouver Sun (www.vancouversun.com/news/topic.html?t=Person&q=Mohamed+Harkat).

Mais, si on y réflechit un peu, qu’en est-il vraiment ? Je ne vais pas m’attarder sur le cas de Mohamed Harkat, dont le parcours peut en effet sembler suspect (http://en.wikipedia.org/wiki/Mohamed_Harkat) aux yeux des gars de ma partie – comme dirait Charles Lepicard/Bernard Blier dans « Le cave se rebiffe », mais plutôt me pencher sur Abou Zoubeida, le légendaire Palestinien de Peshawar.

On commence à parler de lui dans les milieux autorisés après l’arrestation mouvementée de Farid Melouk le 5 mars 98 à Bruxelles. Algérien, sympathisant du GIA, Melouk, soupçonnés par certains d’être l’auteur de l’attentat de Port-Royal (3 décembre 96), est intercepté en Belgique grâce aux services de police français qui sentent monter les menaces à quelques mois de la Coupe du monde de football. Lors de son arrestation, notre ami est trouvé en possession d’explosifs, de détonateurs semblables à ceux fabriqués dans les camps afghans, de cassettes audio du GIA et du GSPC, et surtout d’un carnet d’adresses et de numéros de téléphone. Comme lors de chaque arrestation, les enquêteurs découvrent que tous les islamistes radicaux – à l’époque on ne disait pas encore « jihadistes » – se connaissaient ou avaient des connaissances communes, sortes de points de convergence dans une mouvance qui manquait singulièrement de lisibilité pour les vieux routiers du contre-espionnage. Et parmi ces points de convergence apparaissait de plus en plus régulièrement Abou Zoubeida, un Palestien installé à Peshawar et qui semblaient passer ces jours et ces nuits au téléphone avec tous les terroristes radicaux sunnites de la planète.

L’omniprésence d’Abou Zoubeida va se confirmer tout au long des mois dans les analyses des services de renseignement mobilisés par la lutte contre Al Qaïda et ses alliés. Son rôle est en effet central : organisateur des filières de volontaires arabes vers les camps afghans, il se charge aussi de leur retour en Europe ou au Moyen-Orient et entretient ainsi des liens étroits avec de nombreuses cellules connectés à Al Qaïda. On trouve sa trace à Londres, à Stockholm, à Madrid, à Francfort, à Milan, à Montréal, à Amman, et le fait est que ce travail d’hôtelier un peu viril l’a mis en relation avec un grand nombre de projets terroristes.

A l’époque, disons-le clairement, à part les analystes et les enquêteurs, tout le monde se moque bien d’Al Qaïda. Quant à savoir si Abou Zoubeida est à jour de ses cotisations, la question ne se pose même pas tant elle est accessoire. Pour les spécialistes, la seule préoccupation est de comprendre ce que prépare cet homme afin de prévenir les menaces, tant il est évident que l’ISI pakistanaise ne le laissera pas, sauf cataclysme, être neutralisé par les Occidentaux. Mais justement, un cataclysme, il s’en produit un le 11 septembre 2001…

Il faudra un jour que je revienne sur le choix américain de traiter les terroristes capturés en – faux – prisonniers de guerre plutôt qu’en justiciables, mais une des conséquences les plus notables est que l’appartenance à Al Qaïda devient un argument pour la conduite de cette « long war ». Comme d’habitude, il y a autant d’avis sur la place publique que d’intérêts à défendre, et les seuls à ne pas parler sont ceux qui traquent l’organisation depuis près de 10 ans.

Des bellicistes qui affirment que tout ce qui est terroriste est directement imputable à Al Qaïda aux conspirationnistes qui affirment qu’Al Qaïda est un montage de la CIA pour dominer le monde, en passant par les sceptiques – qui ne savent pas qui croire, les journalistes – qui se donnent rarement la peine de comprendre parce que ça prend trop de temps au JT, et les experts surgis de toute part qui parlent d’autant plus qu’ils n’ont rien à dire, soyons clair, l’affaire est en effet confuse. Et le pire reste à venir.

En soustrayant les terroristes au FBI et en les confiant à la DIA – et un peu à la CIA, ce cher Donald Rumsfeld a empêché toute utilisation juidiciaire des renseignements obtenus à Guantanamo, à Bagram, ou dans d’autres accueillants centres de détention. Ainsi, tous les jihadistes – à présent, on peut le dire – conduits enfin devant les tribunaux bénéficient des failles dans les dossiers de l’accusation.

– Où et comment avez-vous obtenu ces aveux, Monsieur le Procureur ?

– A bord d’un porte-avions de la Navy, en mer d’Arabie, avec une perceuse, votre Honneur

– Je vois. Et l’interrogatoire du défendeur a-t-il eu lieu en présence d’un avocat ?

– Pas d’un avocat vivant, votre Honneur.

On le voit, on progresse. Arrêté lors d’une opération de la CIA au Pakistan, Abou Zoubeida, sérieusement blessé, est mis au secret et subit une série d’interrogatoires dont on sait à présent qu’ils n’ont pas fait honneur au code de procédure pénale américain. Drogues, des dizaines de waterboarding, rien ne lui est épargné et il devient une source infinie de renseignements pour la CIA, puis pour plusieurs Etats proches des Etats-Unis. Plus d’une centaine de rapports, m’a-t-on dit, sont ainsi rédigés par les experts de Langley puis transmis aux alliés. Très appréciées, ces milliers de pages fourmillent d’enseignements, et surtout d’un point qui nous intéresse au premier chef, s’agissant des développements de l’affaire Harkat : Abou Zoubeida n’a jamais été membre d’Al Qaïda.

Il ne dit pas ça pour se couvrir, tant le reste de ses déclarations en dit long sur son implication dans le jihad, mais il le rapporte comme un fait à connaître : il n’est pas membre d’Al Qaïda et il n’a pas prêté allégeance à Oussama Ben Laden – qu’il connaît, évidemment. De même, il précise que les camps d’entraînement en Afghanistan ne sont pas tous financés par Al Qaïda. Certains sont gérés par des groupes cachemiris pakistanais, d’autres par les Taliban. Tout ce petit monde se fréquente, s’aide, coopère, mais si le jihad mondial est en ligne de mire, il faut se souvenir que d’autres jihads, plus localisés, mobilisent des moyens : Cachemire, on l’a vu, mais aussi Philippines, Malaisie, Ouzbékistan, Xinjiang, Algérie, Somalie. Cette complexité de la scène jihadiste afghane n’est toujours pas comprise par de nombreux observateurs, et les défenseurs de Mohamed Harkat jouent sur cette incompréhension : Harkat a peut-être rencontré Abou Zoubeida, mais puisqu’Abou Zoubeida n’est pas membre d’Al Qaïda, tout s’arrange…

Tout s’arrange donc en droit, et l’impossiblilité pour les Etats-Unis et leurs alliés de judiciariser les interrogatoires de la CIA, et donc de les intégrer à une procédure impartiale, ruine des procès, fait le jeu des pacifistes, des conspirationnistes, des islamistes. Je ne dirai jamais assez à quel point les élucubrations de l’Administration Bush ont fait du tort à la lutte contre Al Qaïda. Plutôt que d’inventer des concepts juridiques bancaux, mieux valait – c’est la voie choisie par l’Administration Obama – poursuivre ce qui se pratiquait depuis le milieu des années 90s : si on peut arrêter et juger un terroriste, faisons le, car un procès mené dans le respect du droit permet aux autorités d’exposer la menace telle qu’elles la perçoivent, et aux radicaux d’apparaître sous leur vrai jour. Et si on ne peut se saisir légalement d’un suspect, et que celui-ci représente une REELLE menace, il appartient au pouvoir politique d’assumer ses devoirs et de le faire élminer par les services de l’Etat qui ont cette mission.

Mais revenons, pour finir, à Mohamed Harkat (www.justiceforharkat.com/news.php)  Il faut bien reconnaître que son parcours éveille des doutes dans l’esprit des contre-terroristes, mais il faut lui reconnaître le bénéfice du doute, et le droit à l’erreur. Son cas pose la question de l’ « après » dans les affaires de jihadisme : un terroriste islamiste peut-il renoncer à la violence ? Doit-il porter toute sa vie le poids du doute ? La question se pose de plus en plus régulièrement alors que s’achèvent certaines peines de prison prononcées à l’occasion des attentats de 1995, et elle n’a pas de réponse.

Au coeur du djihad

Je vais être franc, il me semble que nous écrivons tous beaucoup trop sur le jihadisme, ce phénomène encore jeune sur lequel nous ne disposons que de peu de sources. Ma démarche d’historien pourrait me conduire à faire mienne cette maxime d’un de mes professeurs de la Sorbonne qui affirmait en cours qu’on « ne fait de l’Histoire que quand les témoins sont morts »…

Evidemment, cette approche est plutôt radicale, et elle a été combattue par toute une génération de brillants universitaires. Ceux qui écrivent sur le jihadisme, comme ceux qui écrivaient sur le KGB il y a 30 ans ou qui tentent encore, comme les journalistes du Monde, de comprendre les mécanismes du génocide rwandais, s’exposent donc à des erreurs, à des approximations, à des désavoeux. L’absence d’archives et de sources fiables handicape les chercheurs, et chaque témoignage doit donc être accueilli comme une bénédiction divine.

C’est sans doute ainsi qu’il faut considérer le récit d’Omar Nasiri, « Au coeur du djihad », publié en France en 2006. Dans cet ouvrage, un homme prétendant avoir été un « espion infiltré dans les filières d’Al Qaïda » y relate sa vie dans les réseaux du GIA en Europe, son départ en Afghanistan dans les camps d’entraînement jihadistes puis son retour à Londres.

Disons le tout de suite, un tel récit est unique et constitue une mine d’or. Bien sûr, l’auteur s’y présente sous un jour avantageux, mais sa description des réseaux islamistes maghrébins en Belgique ou au Royaume-Uni et sa vision des camps afghans ou pakistanais est remarquable. On pourra simplement remarquer qu’en France un espion est un fonctionnaire rémunéré, et qu’une source humaine est qualifiée dans les rapports d’agent (cf. à ce titre « L’agent secret » de Joseph Conrad).

Evidemment, plusieurs observateurs ont profité de la publication de ce livre pour livrer leur propre vision de la mouvance jihadiste. En Algérie, un certain Adel Taos, journaliste au quotidien Liberté, s’est laissé aller aux pires penchants de certains plumitifs et a affirmé, à la lecture d' »Au coeur du djihad », que la DGSE « aurait couvert un trafic d’armes et d’explosifs au profit du GIA ». Ce raccourci a permis à notre journaliste d’impliquer la France dans la tragédie algérienne, voire de la considérer comme la complice des terroristes. M. Taos n’avait sans doute du renseignement qu’une connaissance lointaine, et il ne pouvait envisager qu’un service qui avait infiltré un groupe terroriste n’en était pas nécessairement le commanditaire. Il oubliait par ailleurs de préciser que les maigres cargaisons d’armes dont parle Nasiri n’avaient pas pesé lourd dans la guerre civile, surtout comparées aux stocks dont les terroristes s’étaient emparés facilement en Algérie dès 1992. Enfin, affirmer sans rire en 2006 que la France n’a pas aidé l’Algérie contre les terroristes islamistes relève de la plus pure mauvaise foi. Les services du Ministère français de l’Intérieur n’ont pas cessé de soutenir leurs homologues algériens, et la France a même livré, discrètement du matériel « à double usage » à l’Armée Nationale Populaire. Mais à quoi bon ?

Il faut par ailleurs saluer ici la performance de Claude Moniquet qui, en novembre 2006, osait écrire un article sobrement intitulé « Omar Nasiri, ou les dessous d’une manipulation antifrançaise » et dans lequel on pouvait lire « Nous sommes en mesure d’être catégoriques, [Nasiri] n’a jamais été un agent français ». (J’ai choisi ici de conserver le pseudonyme de Nasiri plutôt que sa véritable identité, que M. Moniquet livre aux quatre vents, le pauvre garçon a déjà assez d’ennuis)

Pas de chance, M. Moniquet, Omar Nasiri a bien été un agent français, et il a fait à peu près tout ce qu’il raconte. En l’espèce, Claude Moniquet s’est montré aussi imprudent qu’un lieutenant-colonel de la DAS (Délégations aux Affaires Stratégiques) qui avait affirmé doctement que jamais les services français n’auraient recruté un délinquant…

Mais loin de ces polémiques, il faut lire « Au coeur du djihad », puiser dans ses pages des détails fascinants sur le Londonistan, les camps afghans, les filières de volontaires, les méthodes des services.

A lire.