La connerie à ce point-là, moi je dis que ça devient gênant.

On connaissait la République des nantis, on a désormais la République des imbéciles. Exprimant avec un rare talent la parfaite vacuité de sa pensée politique, Xavier Cantat, le frère de l’autre et le compagnon de la toujours ministre Cécile Dufflot, plus connue pour sa capacité à rester au gouvernement que pour son courage, a livré ce matin son sentiment quant au défilé militaire du 14 juillet.

On ne lui en demandait pas tant, évidemment, et il pourrait être tentant, pour certains esprits magnanimes, de rappeler que le brave garçon ne pensait sans doute pas déclencher un tel tollé. Je n’aurais, pour ma part, pas cette grandeur d’âme tant il apparaît, au contraire, parfaitement clairement que ce coup d’éclat, s’il a sans doute dépassé les espoirs de son auteur, n’est nullement le fruit du hasard. Quand on est un élu de la République (adjoint au maire de la riante cité de Villeneuve-Saint-Georges), on n’ignore pas que les mots ont un sens et que les déclarations ont une portée. Dés lors, on ne peut pas considérer autrement que comme une action réfléchie le fait de lancer sur Twitter le matin du 14 juillet une médiocre saillie antimilitariste qu’on attendrait plus d’un lycéen rebelle redoublant sa Terminale et jouant au révolutionnaire de seconde zone.

Il ne s’agit évidemment pas, cher M. Cantat, de rejeter l’antimilitarisme en bloc. Si je ne partage évidemment pas votre rejet brutal de la chose militaire, je comprends malgré tout aisément qu’elle puisse rebuter, pour quantité de bonnes raisons. Et je comprends encore plus aisément qu’un citoyen ayant vécu, comme vous, les guerres de décolonisation, le putsch raté de 1961, et les dictatures chilienne, espagnole, grecque ou birmane puisse frémir à la vue d’un uniforme. Je comprends également, avec une facilité nourrie à l’expérience, que vous puissiez rejeter la bêtise en uniforme, le règne de l’arbitraire absurde et de l’incompétence galonnée. Mais je ne peux tolérer une telle morgue, une telle suffisance, une telle ignorance et, pire du pire, un tel mépris pour des hommes et des femmes qui assurent votre sécurité, défendent votre famille et portent haut les couleurs de la France, ce pays dont vous êtes un élu et dont votre compagne est ministre.

Je suis un patriote exigeant, qui frissonne quand retentit la sonnerie aux morts, mais je ne passe pas tout à mon pays, loin s’en faut. J’ai même la faiblesse de me considérer comme un authentique citoyen, prêt à mourir pour lui mais capable de dénoncer son impéritie ou ses dérives. Mon patriotisme ne saurait, ainsi, être taxé de nationalisme, et rien ne m’est plus étranger que l’esprit cocardier caricaturé, parfois avec justesse, dans les colonnes de la presse anarchiste.

Ayant eu la chance de recevoir une éducation respectueuse, j’évite par ailleurs de me planter devant des inconnus dans la rue pour leur cracher mon mépris, ce que vous avez fait ce matin sur Twitter avec le panache qui sied aux médiocres et aux lâches. A votre différence, je n’hésite pas à exprimer mes désaccords ou mes indignations, qu’elles soient fondées ou non, face à ceux que je vise, avec les risques que cela comporte, car c’est ainsi que l’on vit quand on est un honnête homme et pas un révolutionnaire de salon, un pourfendeur d’opérette ou un indigné confit dans l’embourgeoisement.

Qualifier, comme vous l’avez fait avec une concision qui doit plus au format imposé par Twitter qu’à la pureté cristalline de votre réflexion, le traditionnel défilé du 14 juillet de « défilé de bottes » a ainsi constitué un acte d’une fascinante médiocrité. Je ne vais même pas m’attarder sur le fait que de tels propos font le lit des extrémistes que vous déclarez combattre et dont vous êtes pourtant si proches, tant par l’absurdité de votre lecture du monde que par l’absence, remarquable, de toute subtilité. Il m’est, cependant, difficile, de ne pas relever l’insigne ignorance que vous exposez ainsi à la vue de tous. Je ne vous cache pas, d’ailleurs, que celle-ci est, par bien des aspects, d’une prodigieuse indécence tant elle révèle l’étendue de vos pitoyables certitudes.

Oui, l’armée française, c’est une histoire douloureuse, comme le sont les histoires de toutes les armées de cette pauvre planète, que vous prétendez défendre et qui se porterait sans doute mieux sans vos jérémiades. Oui, l’armée française a livré des combats qu’il n’est pas inutile, avec le recul, de qualifier d’injustes. Oui, il y a eu des guerres coloniales, des expéditions inutiles, des tueries insupportables. Mais il y a eu aussi des guerres défensives, qui ne protégeaient pas seulement des régimes ou des richesses, mais qui ont vu des hommes mourir pour défendre la modeste maison de leurs voisins, pour défendre leur liberté, leur culture, leur langue, leur mode de vie. Ce matin, et vous l’auriez su si vous leviez de temps à autre le nez de votre nombril, se présentaient devant le Président, le Premier ministre, le gouvernement, dont Mme Dufflot et une palanquée de chefs d’Etat invités, des militaires – ouh, le vilain mot – qui ont libéré un pays et combattu ce qu’on fait de mieux, ces temps-ci, comme arriérés et ultra radicaux. Votre hauteur de vues vous permet sans doute de renvoyer dos à dos nos soldats et les jihadistes, comme l’ont fait des générations d’antimilitaristes prêts à lever le poing quand nous sommes en paix mais qui filent à Moscou ou Berlin dès que ça chauffe un peu.

Ce matin, dans un petit village de cette campagne que vous portez aux nues mais que vous ne fréquentez jamais, je contemplais le monument aux morts, effrayant témoignage de la saignée de 1914, pendant qu’un maire socialiste rappelait que le 14 juillet était la fête de la nation, oui, de la vôtre, M. Cantat. Ce modeste élu a d’ailleurs pris le temps, devant une famille de touristes néerlandais qui n’a pas ricané, à votre différence, de nous rappeler ce qu’était la liberté, la fraternité, et l’égalité, toutes ces valeurs pour lesquelles des millions de Français sont morts. Le défilé du 14 juillet, cher M. Cantat, c’est le défilé de la victoire en 1919, c’est celui de 1945, et c’est aussi celui de ces jeunes gens arrêtés par l’occupant nazi quand vos modèles politiques travaillaient dans les usines Messerschmitt.

Ces hommes et ces femmes qui défilaient aujourd’hui en portant des drapeaux héritiers d’une histoire ancienne, glorieuse ou douloureuse, sont prêts à mourir et à tuer pour vous. Ils s’entraînent au sacrifice ultime pendant que vous vous drapez dans votre confondante ignorance. Irez-vous dire devant le tombeau de Jean Moulin qu’il était un militariste ? Proclamerez-vous que les hommes du commando Kieffer étaient des fascistes ? Personne ne vous demande de vous engager ou de porter les armes, et personne, grâce à ces soldats, ne vous force à les applaudir, mais on serait en droit d’attendre d’un élu qu’il ait conscience de certaines réalités du monde, et on serait en droit d’espérer du compagnon d’une ministre qu’il se retienne avant de lancer à la face du monde une phrase odieuse d’ignorance et de certitudes imbéciles.

A dire vrai, personne n’aurait noté, ce matin, votre absence à la tribune officielle. Votre présence, en revanche, l’aurait souillée, et elle aurait même été une injure aux troupes de la République, composées de vos concitoyens. Je vous laisse avec vos supporters, qui invoquent pêle-mêle les fantômes de Jean Jaurès ou de Boris Vian et ressassent comme de vieux lapins Duracell les habituelles foutaises anarchistes de gamins irresponsables qui se croient, comme leurs prédécesseurs depuis des siècles, follement originaux.

Capable de nous conduire au sublime, l’armée, certes, peut aussi générer la plus abyssale médiocrité. Merci de nous avoir rappelé qu’il en va de même pour la politique, lorsque les lieux communs d’une idéologie sans objet et d’un parti de profiteurs sans vergogne et sans honneur, dont la seule cohérence réside dans le maintien vaille que vaille au pouvoir, tiennent lieu de pensée.

A force de jamais rien comprendre, un jour il va vous arriver des bricoles.

Depuis combien d’années n’ai-je pas été autant affligé ? A quand remonte la dernière fois où j’ai ressenti un véritable malaise physique en lisant dans la presse de tels monceaux de médiocrité ? Où j’ai été littéralement submergé par la honte ?

Des réactions et commentaires qui nous assaillent depuis quelques jours, il n’y a quasiment rien à sauver et guère plus à retenir. Comme à leur habitude, nos dirigeants et ceux qui aspirent à les remplacer rivalisent de déclarations outragées, condamnant, vitupérant. Comme d’habitude, on geint, on se roule par terre, on déchire ses vêtements et on offre le spectacle désolant d’une classe politique hystérique et ignorante tandis qu’un silence consterné s’installe chez les professionnels du renseignement et chez les citoyens dotés d’un cerveau en état de marche.

Un de mes amis m’a dit, cet hiver, alors que nous évoquions les chocs culturels qui frappent les nouvelles recrues : « Le renseignement est un métier de prédateur ». La formule m’a frappé par sa justesse, et je ne peux que la reproduire ici in extenso. Oui, le renseignement est un métier de prédateur : avoir le secret le premier, agir le premier, manipuler, mentir, faire pression, écouter aux portes, recueillir le plus de fragments pour les assembler et comprendre.

On le sait, en démocratie, tout le monde n’a pas le droit de surveiller le territoire national. En France, cette mission est confiée à des administrations parfaitement encadrées (DGPN, DGGN, DCRI, DPSD, DNRED, TRACFIN), le reste du vaste du monde est scruté par la DGSE et la DRM. Je pense, ici, qu’il faut être particulièrement clair et lister quelques vérités qui devraient pourtant être connues et comprises de tous, en particulier de ceux censés nous diriger :

– Il n’y a quasiment pas d’ami dans le monde du renseignement.

– Dans ce monde, allié ne veut pas dire ami.

– On espionne toujours le plus possible.

– Les lois qui régissent le renseignement intérieur ne concernent pas le renseignement extérieur.

Du coup, à partir de ces quelques idées simples, il est possible de préciser que les services européens s’espionnent entre eux et que les autorités allemandes, par exemple, feraient bien de ne pas trop la ramener…

La recherche permanente de renseignement est évidemment difficile à concevoir, mais elle est au cœur de ce métier, et elle en fait tout le sel. Au printemps 2001, j’eus par exemple un entretien avec un des membres du poste de la CIA à Paris (je crois bien que c’était au sujet des réseaux du GIA au Niger, mais bon) et il était manifeste que mon homologue de l’Empire s’intéressait tout autant à l‘objet de notre réunion qu’aux méthodes employées par mon service pour aboutir à ses conclusions et même à ma modeste personne. Tout est intéressant, tout est bon à prendre, tout peut être utile, tout est peut-être important. Et donc, on recueille, on classe, on stocke, on analyse.

Un service de renseignement est un écosystème fermé, qui scrute le monde extérieur, tente de comprendre ses ressorts secrets et d’y placer des sources tout en se gardant des menées exactement identiques de ses alliés. C’est pour cette raison que chaque structure sérieuse dispose en son sein d’un service de sécurité intérieure et d’une unité de contre-espionnage. Mieux, chaque jour, des services montent des opérations en commun contre des ennemis tout en se regardant du coin de l’œil. Quel est le vrai nom de Rachid, ce colonel si sympathique avec lequel on prépare une infiltration en Syrie depuis la Jordanie ? Et où donc a servi Mike, cet analyste civil qui arbore la chevalière d’Annapolis ? Et quel est le nom exact de l’université où Karen, cette redoutable analyste irlandaise, a fait ses études ?

Evidemment, tout cela demande de la souplesse, du pragmatisme, et il ne s’agit pas de s’effondrer en larmes quand on découvre que les services suédois ont piégé votre chambre d’hôtel et vous ont donc vu vous débattre pendant dix minutes avec l’absurde robinet de la douche de votre salle de bains. Et il ne s’agit pas non plus de paniquer quand un jeune diplomate britannique, parfaitement francophone, vous harponne dans un cocktail à Bruxelles et commence à tenter de vous faire raconter votre vie. On veut tout savoir, et on ne veut rien dire.

Quand je suis devenu fonctionnaire, une des premières choses qui m’a été dite a concerné la sécurité des communications. « Les Américains interceptent 100% des communications mondiales », nous a ainsi asséné un responsable, qui a ensuite décliné les mesures de sécurité qui s’imposaient. La domination impériale dans le domaine du SIGINT n’a jamais été sérieusement contestée que par les Soviétiques (qui étaient même meilleurs dans le domaine de la guerre électronique, m’a-t-on dit) et cette supériorité est désormais sans égale. Il nous raconta même comment un Premier ministre français qui venait d’arracher un colossal contrat en Amérique du Sud et en avait détaillé le contenu en téléphonant depuis son avion au-dessus de l’Atlantique avait été écouté par la NSA, qui avait transmis tout cela à qui de droit, conduisant à la perte du contrat…

Dans ses mémoires de DGSE (Au cœur du secret, Fayard, 1995), Claude Silberzahn révèle que 25% du budget du service était, de son temps, consacré au renseignement économique. Je ne vais évidemment pas entrer dans les détails, mais qui croit vraiment que ce budget était exclusivement consacré à des abonnements aux Echos et au Wall Street Journal ? Les gars, quand même, un peu de sérieux.

Le fait d’être des alliés politiques et militaires et d’entretenir des relations de confiance depuis des décennies, malgré des désaccords parfois profonds, n’empêche pas la compétition industrielle et économique. Inutile de regarder vers Londres ou Washington, puisque l’exemple de Berlin est aussi parlant. La France et l’Allemagne, autoproclamées moteur de l’Europe, coopèrent dans certains programmes majeurs mais se concurrencent sans pitié sur d’autres (avions de chasse, blindés, nucléaire civil, transport ferroviaire) et bien naïf serait celui qui croirait que les décisions des uns et des autres ne sont prises que sur des considérations techniques.

Qu’offre le concurrent ? En quoi son produit est-il meilleur ? De quels relais dispose-t-il au sein de l’appareil d’Etat ? Quelle est sa stratégie ? Pouvoir répondre à ces questions, c’est aider l’entreprise française, la soutenir, défendre des emplois et un savoir-faire technique parfois stratégique. Mais en France, aveuglés que nous sommes par notre capacité à construire de magnifiques raisonnements sans nous soucier de leur efficacité, enivrés par notre panache, cette expression qui transforme miraculeusement nos naufrages en posture esthétique, nous ne nous soucions guère de ces pratiques honteuses qui font qu’une crise peut s’achever par une victoire plutôt que par une nouvelle humiliation.

Je ne compte plus les négociations où la position française, défendue avec force par des esprits brillants, a été in fine balayée par la volonté moins raffinée mais plus solide de nos adversaires. Croire que le plus beau peut gagner sans se salir par la grâce de sa seule beauté est une attitude typique de notre beau pays. Et vient un jour où on doit envoyer 4.500 hommes au Sahel traquer et tuer des types que notre supposée supériorité morale n’a aucunement conduits à se rendre.

Le renseignement, comme la guerre, est affaire de volonté. Quels sont nos besoins ? Pour quelle politique ? Quels sont les risques à prendre ? Suis-je prêt à encaisser le choc d’une mission ratée ? Suis-je capable de gérer un succès spectaculaire ?

Je n’ai pas l’étourdissante puissance intellectuelle de certains des responsables politiques entendus encore récemment, mais il ne m’apparaît pas si étonnant que l’hyperpuissance américaine ait tout fait pour préserver son statut. Et si je ne saurais me réjouir de me savoir potentiellement écouté par un service étranger, je n’ai pas la stupéfiante candeur de m’étonner qu’une agence de renseignement, où qu’elle se trouve, fasse du renseignement.

Surtout, je ne commence pas à me ridiculiser en jouant les parangons de vertu quand le pays que je gouverne, certes péniblement, attribue chaque année à ses propres services de renseignement pas loin d’un milliard d’euros de budget et que je me félicite des succès d’Ariane quand la fusée européenne met sur orbite des satellites militaires. Je vais d’ailleurs vous confier un secret : cet argent ne sert pas à acheter des dosettes de café, et si ce satellite est militaire, ce n’est pas parce que les ingénieurs qui l’ont conçu portaient des rangers.

Tous les alliés s’espionnent, et ceux qui le découvrent aujourd’hui se disqualifient pour l’exercice du pouvoir. Certains dirigeants français sont connus dans les services aussi bien pour leur mépris du renseignement que pour leur mépris de ceux qui le pratiquent. Les mêmes vont amasser des secrets gênants sur tel ou tel rival, faire courir des bruits, pour ensuite donner des leçons de noblesse. Entre les cris de diva blessée d’un héraut de la révolution prolétarienne qui ne vole qu’en première, les déclarations d’une Jeanne d’Arc sur le retour qui défend l’indépendance de la France mais dont certains partisans idolâtrent ceux qui se sont battus sur le front de l’Est sous l’uniforme de leurs occupants et les leçons de morale d’élus écologistes prêts à toutes les bassesses et toutes les contradictions, aucune des réactions entendues n’a de valeur, et encore moins de portée.

L’idée même de vouloir accorder l’asile politique à Edward Snowden relève, par ailleurs, de la plus ahurissante confusion mentale. Snowden, en effet, n’est pas Léonard Peltier. Il n’a pas lutté toute sa vie contre un régime dictatorial, il n’est pas issu d’une communauté opprimée depuis des siècles, le pays qu’il fuit est une démocratie et il a sciemment trahi ses engagements pour des raisons qui ont plus à voir avec la notoriété qu’avec la défense de la justice.

Une fois de plus, et avec la constance dans l’erreur et l’ombrageuse médiocrité qui font le charme de notre classe politique (et de certaines de nos éminences), on se trompe de débat, et on pose les mauvaises questions. Tout cela n’est, comme toujours, qu’assaut d’impuissance, d’incompétence, de fausse candeur, ou même de vraie bêtise.

Le renseignement américain est tout puissant ? Très bien. Comment nous protégeons-nous ? Le renseignement américain est le plus puissant de l’Histoire ? Très bien. Avons-nous relevé le gant ? Le renseignement américain écoute nos ambassades ? Très bien. Mais qu’entend-il ? Le renseignement américain soutient les entreprises américaines ? Très bien. Que faisons-nous ? (Et inutile de me parler de la nouvelle direction du Quai, j’en ris encore). La question n’est pas de savoir comment on pourrait gagner plus de contrats, mais bien de comprendre par quel miracle on n’en perd pas plus. Bref.

Décidément très actif, Le Monde n’a pas raté son coup et s’est porté une nouvelle fois en tête de l’émotion nationale

Sans surprise, sa une du 2 juillet est donc d’un parfait ridicule, mais deux phrases de l’éditorial retiennent l’attention :

« Les Européens sont plus attachés à la protection des données privées que les Américains. Ils sont d’autant plus sensibles à cette agression commise par des services de renseignement d’un pays censé les protéger. »

Oui, chers amis, le quotidien de référence de notre beau pays est lucide, peut-être sous le coup de l’émotion. C’est donc bien l’Empire qui nous protège, et non plus nos faibles autorités, et les cris d’orfraie de nos dirigeants ne sont, finalement, que des démonstrations hypocrites qui ne peuvent cacher leur impuissance et leur dénuement. Ceux qui crient le plus fort se considèreraient-ils déjà (enfin !) comme des citoyens de l’Empire ? Auraient-ils déjà intégré la totale vacuité de leurs postures outragées ? On n’ose l’espérer.

« And I’m telling it to you straight/So you don’t have to hear it in another way » (« Annie, I’m not your Daddy », Kid Creole & The Coconuts »)

La stupeur ne cesse de croître alors que les révélations s’accumulent au sujet de la mystérieuse NSA impériale.

Animé par une authentique démarche citoyenne, mû par une révolte que l’on imagine aisément née d’une intense réflexion, Edward Snowden a donc courageusement révélé au monde, depuis comme frappé par la foudre, que la National Security Agency/Central Security Service n’était ni une coopérative agricole de l’Arkansas ni un club de pêcheurs de l’Aveyron mais bien une agence gouvernementale dont le directeur, le général Alexander, par ailleurs chef de l’ US Cyber Command, dépose régulièrement devant le Congrès. Faut-il, par ailleurs, rappeler que cette administration, objet de dizaines de livres, de milliers d’articles et même de quelques films depuis soixante ans, est un membre éminent de la communauté américaine du renseignement ?

Oui, le mot est lâché : renseignement. Espionnage, si vous préférez, puisque la mode n’est décidément pas à la subtilité. La NSA est ainsi  chargée de la collecte du renseignement électromagnétique (Signal Intelligence – SIGINT), à la fois au profit de la CIA et des autres agences gouvernementales américaines, et pour son propre compte. Si son budget, colossal, est secret, ses missions, elles, sont publiques et assumées, comme l’indique ce paragraphe, admirable de sobriété :

The National Security Agency/Central Security Service (NSA/CSS) leads the U.S. Government in cryptology that encompasses both Signals Intelligence (SIGINT) and Information Assurance (IA) products and services, and enables Computer Network Operations (CNO) in order to gain a decision advantage for the Nation and our allies under all circumstances.

Tout cela me semble d’une parfaite clarté, mais Edward Snowden pensait sans doute que les grands services techniques du monde se contentaient de pirater les fils de laine reliant les pots de yaourts ou d’abattre les pigeons voyageurs. On pourrait s’amuser de cette candeur si une telle médiocrité intellectuelle n’était érigée en vertu cardinale par une poignée de journalistes avides d’indignation facile et par quelques esprits un peu obtus, dont une députée socialiste que j’ai entendue pérorer la semaine dernière et dont le nom m’échappe présentement. Pas bien grave, j’en conviens.

Après la découverte récente de la capacité d’emport d’armes par des engins volants motorisés (on imagine à quel point ça aurait pu avoir un impact sur les opérations de la Second Guerre mondiale, ou, disons, au Vietnam ou dans le Golfe, mais passons), le faux scandale Prism (pour Planning Tool for Resource Integration, Synchronization, and Management) est donc la nouvelle illustration des percées conceptuelles dont se repaissent quelques uns de nos parlementaires et journalistes les plus influents. On a les révélations qu’on mérite.

Figurez-vous donc, chers amis, qu’il existerait des administrations, pudiquement qualifiées de spécialisées, chargées de surveiller l’étranger et de recueillir des renseignements en écoutant aux portes. Là aussi, il s’agit d’une première, qui ouvre de telles perspectives que j’en ai presque le vertige. On pourrait ainsi imaginer des fonctionnaires qui seraient chargés par leurs gouvernements respectifs de voler les secrets des voisins, de toutes les façons imaginables à la seule condition qu’ils ne se fassent pas prendre. Ils pourraient recourir au chantage, ou à la ruse, ou même à des actions franchement sales. Mon Dieu, cette idée est fascinante. Imaginez ce que les artistes pourraient en tirer comme œuvres. Tenez, un officier supérieur de la Royal Navy qui s’appellerait Jacques Action et qui lutterait contre des ennemis machiavéliques. Ou un écrivain qui prendrait pour pseudonyme Jean Le Parallélépipède. Fascinant, mais ne nous égarons pas.

Le monde des esprits d’avant-garde – mais pas que lui, nous y reviendrons – a immédiatement pris la défense d’Edward Snowden, l’employé modèle de Booz Allen & Hamilton qui a livré les secrets de la NSA à Glenn Greenwald, le petit surdoué du Guardian. Sans attendre, on nous a servi la légende dorée du whistleblower épris de justice et de liberté, prêt à tout sacrifier pour servir la démocratie.

Toujours en pointe (et non « En pointe, toujours », que l’on réservera à des gars d’une autre trempe), Le Monde y est allé, à son tour, de ses unes tapageuses et de ses schémas accusateurs. On a ainsi découvert que la NSA écoutait la planète entière, collectait avec une admirable rigueur des quantités inimaginables de données qui étaient ensuite stockées et exploitées. Je dis « on a découvert », mais je plaisante, puisque, comme je l’écrivais plus haut, cette mission n’a rien de secret et qu’elle est, par ailleurs, dénoncée de longue date par certains. J’ai ainsi retrouvé dans ma bibliothèque ce dispensable petit ouvrage de Duncan Campbell, Surveillance électronique planétaire (2000, Editions Allia, 169 pages) acheté dans un moment d’égarement à La Boucherie, ma librairie préférée.  Pour tout dire, la littérature consacrée à ce sujet est pléthorique, mais encore faudrait-il que nos experts autoproclamés la lisent au lieu de s’étonner de la présence d’étoiles dans le ciel ou d’eau dans les rivières.

La puissance de la NSA, à la mesure de la puissance de l’Empire et du poids de la communauté américaine du renseignement, est critiquée depuis longtemps. Récemment, encore, des articles parfaitement documentés, comme, par exemple, en 2006 ou 2012, ont largement exposé l’ampleur du programme d’espionnage technique mené par ce service. Un point, hélas, semble avoir échappé à nos commentateurs : l’écrasante majorité des activités de la NSA sont légales et décrites aux commissions spécialisées du Congrès, comme c’est parfaitement exposé ici. On trouve même sur Internet quantité de documents officiels, et force est de constater que la dictature impériale décrite par certains élus souverainistes français est bien plus transparente que l’admirable démocratie gauloise.

La surveillance du territoire impérial lui même a, par ailleurs, été validée à plusieurs reprises par des tribunaux secrets (et le mot important est « tribunaux »). Les défauts des Etats-Unis sont nombreux, mais la justice y est sourcilleuse, voire ombrageuse, et la question des droits individuels y est bien plus sensible que dans la France jacobine. On peut donc raisonnablement penser que l’affaire, comme à Londres, a été soigneusement pesée. Quant à la surveillance électronique des intérêts étrangers (communications téléphoniques, satellites, câbles sous-marins, e-mails, navigation sur Internet, etc.), elle relève de la mission intrinsèque de tout service de renseignement extérieur. Je peux éventuellement comprendre que cela vous gêne, mais ça fait partie du job. Comment, en effet, croyez-vous donc que les services de renseignement travaillent ? N’avez-vous jamais fait le lien entre ce que vous lisez et la réalité ? Non ? C’est bien dommage.

Connaissez-vous la différence entre information ouverte et renseignement ? Faut-il vous renvoyer à l’abondante littérature sur ce point, proprement fondamental ?

La compréhension du monde et la possession des secrets de l’autre sont indispensables à la conduite d’une politique étrangère sérieuse. L’état du monde rend cette règle, intangible, plus pertinente que jamais, et tous les moyens – ou presque – sont bons. Chaque jour, des fonctionnaires de la République, civils ou militaires, hommes ou femmes, écoutent des conversations, regardent par les trous de serrure, incitent des citoyens étrangers à trahir (quand ils ne les y contraignent pas) et préparent ce que nos plus hauts responsables nomment pudiquement des « opérations d’entrave », dont je vous laisse deviner l’issue quand elles réussissent.

La règle est simple à comprendre, à défaut d’être simple à respecter : ne pas se faire prendre. En France, la loi française s’applique. A l’étranger aussi, mais seulement si l’infraction est constatée… Les services impériaux ne sont ni pires ni meilleurs que leurs homologues occidentaux, ils accomplissent tant bien que mal les missions qui leur ont été confiées par un pouvoir démocratiquement élu. Lorsque les forces spéciales françaises ont tenté de libérer, en janvier dernier, notre otage en Somalie, les moyens techniques de la DGSE et de ses alliés ont été mis à contribution. Lorsque le Président a décidé d’engager plusieurs milliers de nos soldats au Mali, il l’a fait sur la base d’analyses réalisées grâce à des années de surveillance électronique des membres d’AQMI. Personne, alors, ne semble s’être interrogé sur la pertinence des méthodes d’acquisition du renseignement. Quand les Etats-Unis ou la Chine espionnent le monde pour leur sécurité et leurs intérêts, c’est mal. Quand la France le fait, pour les mêmes raisons, c’est admirable.

Quelle est donc la vraie question posée par Prism ? S’agit-il de légalité ? Non. S’agit-il d’efficacité ? Peut-être en partie. La question posée, à mon sens, est surtout celle de la morale. La défense de l’Etat et du peuple, quelle que soit la méthode, est-elle systématiquement morale ? La question est vaste, bien au-delà de mes capacités de raisonnement, et je la laisse à qui se sent de taille, mais nous pourrions, également, nous attarder sur la cohérence des imprécateurs.

Occidentaux, riches, nous sommes connectés à Internet, nous postons sur Facebook les photos de nos enfants et signalons les articles que nous venons de lire, nous laissons nos amis connaître nos goûts musicaux via Deezer, nous lançons des remarques sur Twitter, nous gérons nos finances en ligne, nous consultons chaque jour des centaines de pages qui, toutes, gardent une trace de notre passage. Vous pouvez vous lamenter, mais il s’agit d’une étape sur laquelle il est déjà impossible de revenir.

Certaines évolutions sont, en effet, irréversibles, et Internet en est une, majeure, au même titre que l’invention de l’écriture ou celle de la roue. Les données que nous laissons dans notre sillage sont à la disposition de qui veut les recueillir et les analyser, et je ne vois, pour ma part, aucun moyen de m’opposer aux menées des services russes, chinois, indiens, américains ou syriens s’ils décident de dresser mon portrait numérique. Internet nous expose, et de même qu’il ne faut pas venir geindre si, nu à la fenêtre, nous sommes surpris par les voisins, il ne faut pas s’étonner que notre comportement sur la Toile soit visible et, le cas échéant, scruté.

Ainsi, nos sociétés, avides de sécurité maximale, promptes à jeter des stocks de nourriture au moindre doute, incapables d’admettre que le risque et l’aléatoire existent, sont toujours plus exigeantes à l’égard de l’Etat et des services, contraints d’être techniquement imparables et politiquement irréprochables. Vous voulez la sécurité mais vous n’êtes pas prêts à en payer le prix, et, plus grave, you can’t handle the truth de votre confort. Cette incohérence relève presque de la confusion mentale, alors que l’imposture et l’inconséquence de Julian Assange sont devenus les critères moraux d’une poignée de révolutionnaires à la réjouissante ignorance et à la délicieuse naïveté.

Les Occidentaux veulent donc être protégés, mais ils ne veulent surtout pas savoir ni comment ni à quel prix ni par qui. Evidemment, les gigantesques structures administratives et industrielles nées de ce désir peuvent déraper, mais les systèmes démocratiques sont capables, parfois dans la douleur, de les contrer et de les remettre sur le droit chemin. Où est, d’ailleurs, la frontière entre votre liberté et votre sécurité ? Où placez-vous le curseur ? A dire vrai, s’agissant de Prism comme d’autres programmes occidentaux (chut !), votre liberté est tellement menacée que vous ne vous seriez rendu compte de rien sans Snowden… Laissez-moi rire.

Aux Etats-Unis, Snowden, le Neo du pauvre, n’est pas seulement vu comme le héros qui s’est sacrifié pour le bien de la collectivité. Les critiques ne manquent pas, à dire vrai. Ceux qui s’émeuvent aujourd’hui sont ceux qui s’émouvaient hier, et on peut que saluer leur constance. Dans l’Administration, en revanche, la consternation est palpable et on sent Barack Obama gêné aux entournures. Si les Américains, dans leur majorité, approuvent Prism et les autres programmes, les difficultés sont avant tout politiques, diplomatiques et techniques. Politiques, car l’opposition républicaine ne se prive pas de critiquer l’Empereur en raison de son silence et de sa prudence (pourtant caractéristique). Diplomatiques, car la Chine, puis d’autres, s’est émue de cette insupportable (rpt : insupportable) campagne de renseignement menée par les services américains. Techniques, car Edward Snowden, farouchement attaché à la sécurité de son pays, a livré des informations sensibles exposant les capacités des services américains dans une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de David Shayler en 1997. Il y a des pelotons qui se perdent.

Sans la moindre ambiguïté, Edward Snowden n’est pas un lanceur d’alerte. S’il a bien risqué sa vie (pas assez, hélas), il ne ne s’est aucunement opposé à sa hiérarchie pour révéler des risques industriels, dénoncer des collusions entre l’administration et des entreprises, ou exposer la corruption d’un système. Il a, au contraire, choisi de dévoiler un programme secret validé par la justice et le parlement de son pays, pour des motivations aussi mystérieuses que douteuses. Loin d’être de la calomnie, les derniers éléments publiés par la presse américaine confirment l’idée d’une démarche réfléchie, qui a tout à voir avec la trahison et le sabotage et bien peu avec la défense d’idéaux.

Le brave garçon, d’ailleurs, a su se garantir le soutien d’Etats engagés de longue date dans la défense intransigeante de la liberté, comme la glorieuse Russie, la puissante Chine ou le riant Equateur. On voit réapparaître là les belles lignes de fracture que seuls les idiots croyaient disparues après la chute de l’URSS, et la résurgence de ce camp tiers-mondiste pas tellement plus glorieux que le nôtre. Et qui célèbre le courage et la grandeur d’âme d’Edward Snowden, sinon les nostalgiques de la grandeur soviétique, comme Jean-Luc Mélenchon, el lider minimo, les antiaméricains obsessionnels de l’extrême-droite et les nationalistes largement soutenus par les services russes ou iraniens ? Il va être difficile de nous faire croire à l’attachement sincère de M. Poutine à la liberté d’expression…

Evoquer, comme le font certains, un délire ultra sécuritaire depuis le 11 septembre 2001 relève de la plus réjouissante ignorance de la façon dont les Etats-Unis envisagent leur sécurité intérieure. La lecture de quelques classiques de la littérature sur le renseignement, en particulier lors de la Guerre froide et de la lutte, jamais interrompue, entre services occidentaux et russes, leur aurait permis d’éviter les lieux communs. La surveillance des moyens de communication est aussi vieille que leur développement, et les moyens s’adaptent. L’entrée dans l’ère du numérique de masse (traitement et stockage des données) était inéluctable, et je peux vous dire qu’en 1999 mes petits camarades et moi étions déjà comme des enfants dans une confiserie alors que nous traquions les fâcheux du GSPC au Niger. Et nous n’avions ni le temps ni l’envie d’écouter les conversations des quidams dont la valise Inmarsat avait été captée, selon un terme désormais consacré, « par inadvertance ».

Je laisse le soin aux spécialistes de débattre des possibilités techniques de lutter à titre individuel contre la puissance de la NSA et des autres Senior SIGINT, comme on dit dans certains milieux. Il me paraît, évidemment, essentiel de disposer de garanties du législateur et d’une capacité de contrôle permanente, deux éléments manifestement offerts par le système américain et qui nous font cruellement défaut en France. Soit dit en passant, les 5e rencontres parlementaires de la sécurité nationale, organisées le 19 juin dernier, ont bien mis en évidence, sans doute involontairement, à quel point les députés s’intéressant au renseignement n’y entendaient rien, étaient naturellement incapables de l’admettre et ne faisaient tout ça que pour des maroquins (et je ne vous parle même pas de certains membres de la Cour des Comptes, incroyablement lamentables). Le décalage avec les responsables des services, intérieurs et extérieurs, était stupéfiant et assez effrayant. Tous ces gens inspirent notre politique de défense, ne l’oublions pas…

Je ne suis cependant ni juriste ni spécialiste du cyber, et je préfère m’interroger, pour conclure, sur les orientations de la présidence Obama. Le programme Prism confirme que la politique sécuritaire américaine suivie depuis le 11 septembre n’a pas été profondément modifiée malgré l’élection d’un démocrate à la suite d’un républicain. Barack Obama sera sans doute jugé par l’Histoire comme un isolationniste, mais ce serait oublier que George Bush Jr. l’était également et qu’il ne s’est engagé dans deux guerres régionales et une campagne anti terroriste mondiale que sous la pression des événements – ce qui ne le dédouane en rien, mais là n’est pas la question.

Face à deux impasses, le président Obama a décidé de deux retraits, et il a donc acté deux défaites, en Irak et en Afghanistan. Il est ainsi revenu à une posture que l’épisode des attentats de septembre 2001 avaient entamée, mais pas durablement effacée. Face à Al Qaïda et aux réseaux jihadistes mondiaux, l’actuel empereur a, revanche, choisi d’alourdir les options de son prédécesseur, avec une certain efficacité tactique, d’ailleurs. Drones, forces spéciales, cyber traque, les ressources les plus avancées de l’arsenal sont employées afin de gérer une menace à laquelle on ne trouve pas de réponse durable.

Profondément différent de son prédécesseur, auquel il n’a cessé de s’opposer, le président Obama mène une politique presque similaire – à l’exception, finalement anecdotique, de Guantanamo. La question est désormais de savoir si les événements, les enjeux et les menaces exercent une telle pression qu’ils imposent à deux hommes très différents de mener la même politique ? Il est également permis de s’interroger sur l’inertie de la communauté américaine du renseignement, peut-être en passe de devenir une nouvelle forme du complexe militaro-industriel dénoncé en son temps par le président Eisenhower.

Reste que l’indignation actuelle est étonnante par bien des aspects.

Par sa naïveté et son ignorance, d’abord. Les indignés sont décidément de pauvres créatures fragiles qui ont la pénible tendance à geindre avant de prendre du recul. On ne les refera pas.

Par ses biais, ensuite. Le programme Prism et tous ses avatars sont-il plus inquiétants, choquants et menaçants que les actions que les services chinois réalisent contre le reste du monde ? Alors qu’on en est déjà à redouter une hypothétique passerelle entre la NSA et les grandes entreprises américaines à des fins commerciales, la Chine pille avec une constance qui force l’admiration l’ensemble de nos fleurons industriels, y compris ceux vendent de la sécurité ou qui détiennent les plus secrets de nos secrets. En Chine ou en Russie, nul tribunal n’est associé à la surveillance des opposants et personne ne rend de compte quand un bloggueur a un accident bête ou disparaît à la suite d’un article un peu incisif.

Par ses lacunes, enfin. Qui croit vraiment que la NSA ne s’intéresse qu’au jihad ? Et le contre-espionnage (une discipline pleine d’avenir) ? Et la contre-criminalité ? Et le renseignement politique ? Ceux qui pointent le faible (mais qu’en savent-ils, d’abord ?) de la NSA à la luttre contre Al Qaïda ignorent manifestement qu’il existe des milliers d’ambassades à écouter, des dizaines de milliers de téléphones diplomatiques à intercepter, des centaines de codes à casser et de chiffres à déchiffrer.

On doit bien rire, en ce moment, à la Loubianka, pendant que les intellectuels occidentaux, plus déconnectés que jamais, conspuent avec un délicieux frisson lié à la transgression la puissance à peine ébranlée de l’Empire.

 

Faudrait encore des sandwichs à la purée d’anchois, ils partent bien ceux-là.

Comment ne pas penser, ce soir, à la famille de Clément Méric, qui vit ce que tous les parents redoutent de vivre ? Comment ne pas penser à ce jeune homme, à peine sorti de l’adolescence et déjà mort ?

Mais comment ne pas penser, non plus avec peine mais avec rage, à cette classe politique qui se vautre dans l’obscénité comme un président de conseil italien dans le stupre ?

A peine la nouvelle était-elle connue, ce matin, de la « mort cérébrale » de ce jeune « militant anti-fasciste » que la ruée commençait, répugnante, pavlovienne. Pierre Bergé, le fameux amateur d’art qui ne prend plus son traitement depuis le décès d’Yves Saint-Laurent (preuve que la vie est mal faite, on perd le génie et on garde le demi-sel), y allait d’abord de son jugement définitif sur la responsabilité de la #manifpourtous, confondant militantisme gay et analyse politique.

Manuel Valls, le cheveu et l’œil également luisants, proclamait pour sa part qu’il dissoudrait sans hésiter tous les groupuscules d’extrême droite. S’agissant pour l’essentiel d’une bande de nazillons à peine alphabétisés et aimablement accompagnés d’une poignée d’apprentis poètes maudits nostalgiques du front de l’Est ou des sauts au-dessus de la Crète, la chose devrait être assez aisée. Elle le sera, en tout cas, plus que le rétablissement de la sécurité à Marseille ou celui de l’Etat de droit en Corse. Admirons ensemble le pragmatisme d’un ministre de l’Intérieur dont les ambitions concernent plus l’hôtel de Matignon que l’accomplissement de sa mission. Il n’est pas le premier, me direz-vous, et vous aurez raison.

Le Premier ministre, véritable phénix de la pensée, un homme qui prouve chaque jour qu’administrer une ville de province est décidément plus aisé que diriger un gouvernement (surtout comme celui-là, je vous le concède), y est allé, lui aussi, de sa déclaration martiale, promettant de « tailler en pièces de façon démocratique les groupes violents ». Il faut dire qu’il y a urgence, alors que des milliers de chemises brunes marchent sur Paris, que les mosquées et les synagogues brûlent, et que Jean-Luc Mélenchon, le tout petit père des peuples, n’écoutant que son courage, vient de filer à Pyongyang comme jadis le non moins téméraire Maurice Thorez le fit vers Moscou. Harlem Désir, autre autorité morale, parlait, avec la finesse que tous lui reconnaissent, d’un « ignoble crime de haine ».

En face, à droite, on a également sorti l’artillerie lourde, et je ne peux résister à évoquer Bernard Debré, autre esprit supérieur, qui mettait ainsi en cause les jeux vidéos violents.

Bref, le spectacle est tellement lamentable qu’on croirait un film de Robert Altman, d’une ironie acérée et tristement lucide.

Clément Méric est mort, donc, tué lors d’une rixe que lui et ses camarades ont, à en croire un grand quotidien bourgeois du soir, sinon provoqué, du moins jamais cherché à fuir. Cette remarque ne cherche aucunement à exonérer le suspect, interpellé il y a quelques heures, de son éventuelle responsabilité, mais la chose ne me semble pas anodine. Son décès, par ailleurs épouvantable tragédie, n’a rien d’un assassinat politique, même s’il convient de laisser la police établir les faits puis la justice passer, dans une petite dizaine d’années selon la coutume nationale.

Clément Méric est, en effet, mort lors d’une bagarre comme j’en ai vu il y a bien longtemps à la Sorbonne et à Assas, il n’a pas été poignardé 14 fois, pas abattu pas un sniper, pas jeté sous les roues d’un bus. Il a été tué lors d’un de ces combats de chiens qu’affectionnent les extrémistes, qui y voient sans doute le moyen d’expulser leur rage et d’exprimer la solidité de leur engagement, pour un Occident racialement pur ou pour un paradis socialiste qui rendra le bonheur obligatoire. Après tout, Clément Méric militait au sein d’ Action Antifasciste Paris-Banlieue, une sympathique bande de potes héritiers des Red Skins. Ceux qui ont vécu à Paris dans les années 80 savent qu’il vaut mieux éviter les skins, qu’ils soient de droite ou de gauche…

Unis par une émotion que l’on sait sincère et que l’on se doit de respecter, les amis de Clément Méric n’ont pas manqué de rappeler à quel point leur camarade était un être parfait, attachant, pacifique, épris de justice et de dialogue. On voudrait tant les croire, alors qu’on trouve déjà sur Internet une vidéo montrant le brave garçon en habitué des actions de rue. A-t-il eu, pour autant, ce qu’il méritait, comme certains tentent, autre démonstration de bêtise, de le suggérer ce soir ? Non, mille fois non, mais force est de constater qu’il y a eu altercation et bagarre. Rien ne semblait écrit quelques minutes avant le drame.

La véritable hystérie collective qui s’est emparée, aujourd’hui, de nos dirigeants ne peut laisser que pantois, presque sidéré. Jean-Vincent Placé, dont l’indécence n’est dépassée que par l’ambition, a même mis en cause l’UMP. Certes, ce parti, risque bien d’être emporté par tant de décennies de savante incompétence dans l’exercice du pouvoir, mais on ne le voit guère différent des autres imposteurs qui prétendent nous gouverner. Pourquoi, donc, malgré tous ses – nombreux – défauts l’UMP serait-elle responsable de la mort d’un militant d’extrême gauche, tué par un militant d’extrême droite ?

Sont-ils tous ignorants ? Ou idiots ? Ou amnésiques ? Ou aveuglés ? Oui, je sais, je sais, ils sont tout ça, et sans doute plus encore. En 2002, lorsque Maxime Brunerie, notre petit Lee Harvey Oswald, tira sur le Président, était-ce à cause du débat sur le mariage gay ? Et quand d’autres jeunes brutes jetèrent un garçon dans la Seine, en 1995, était-ce à cause du mariage gay ? Et quand les foyers Sonacotra brulaient, dans les années 70, était-ce à cause du mariage gay ?

La mode est à la critique des drones, et pourtant personne ne relève que nos dirigeants ne sont plus que des automates sans âme, qui recrachent sans réfléchir (mais le peuvent-ils, d’ailleurs ?) la vulgate de leur camp et réagissent aux stimuli d’une pensée sans surprise. Que serait-il arrivé si un des camarades de Clément Méric avait, d’un même malheureux coup de poing ou de pied, tué une de ces brutes au crâne rasé ? Laurence Haïm aurait-elle déliré sur Twitter ? Yves Pozzo di Borgo se serait-il effondré en larmes comme si son propre fils venait de mourir ?

On est en droit d’en douter, et du coup, forcément, on est en droit de se demander si ce pays n’a pas perdu tout sens des réalités. Son amour des révolutions sanglantes et sa soif de dramaturgie politique lui ont fait perdre de vue, depuis trop longtemps, la vision d’une nation qui ne cesse de se fracturer, minée par le chômage de masse, bouleversée par l’échec de chimères sociales défendues par une élite qui s’en tient prudemment très éloignée, atterrée par le spectacle d’une classe dirigeante qui, d’élections en élections, promet toujours plus pour faire toujours moins. La passion de la France pour les grands soirs lui interdit de voir qu’on ne fait pas les révolutions avec des colliers de fleurs et que les révolutionnaires, fort logiquement, ne sont pas connus pour leur amour du débat. Cependant, en France, mieux vaut se réclamer du stalinisme que du fascisme. Il s’agit, sans doute, des suites d’un épisode douloureux vécu pendant le siècle passé…

J’étais et je reste partisan du mariage gay. Cette conviction ne m’empêche pas d’estimer que le comportement de ses opposants a été infiniment plus digne que celui des ministres qui le défendaient. Et s’il est idiot de lier le drame d’aujourd’hui à ce débat et au vote de cette loi, on ne peut s’empêcher de penser que le pouvoir tel qu’il est actuellement exercé nous conduit vers d’autres drames, provoqués par l’arrogance et l’incompréhension. Et tandis qu’Anne Hidalgo, exfiltrée ce soir de la place Saint-Michel (car ces petits anges de l’extrême gauche sont décidément bien turbulents) regagne ses pénates, d’autres, moins chanceux, pleurent leur fils ou leur ami, et d’autres encore, ailleurs, rêvent de vengeance.

Je pense à la famille de Clément Méric, ce soir, mais je n’oublie pas, en ce 6 juin, les morts d’Omaha Beach. Là, la tête des jeunes hommes qui y sont tombés n’a pas heurté un poteau lors d’une sordide bagarre entre adolescents exaltés.

Je pense aussi au bébé que j’entends rire dans la nuit alors que ses parents jouent avec lui. J’espère qu’il ou elle pourra aimer librement, mais j’espère surtout que jamais il ne se tournera vers eux en leur demandant pourquoi nous avons été si mauvais, pourquoi nous avons tout gâché.

La perte de Clément Méric est dramatique. La réaction de nos élites l’est, j’ose l’écrire, encore plus, et pour aller au bout de la logique, elle est même inquiétante.

« You wanna play rough, motherfucker? » (« Another victory », Cypress Hill)

Un idéologue d’AQMI, Abou Obeida Youssef Al Annabi, a diffusé le 7 mai un communiqué qui, dénonçant une fois de plus l’intervention militaire de Paris au Mali, appelait à frapper les « intérêts français partout dans le monde ».

Pour cause de célébration d’une victoire qui ne nous doit pas grand chose, et afin de commenter ce nouveau message de paix, les médias ont raclé les fonds de tiroir, offrant à quelques mythomanes à l’éducation imparfaite l’occasion de vendre leurs guides (« Bien manger à Syrte ») ou leurs conseils (« Je ne sais rien mais je peux tout expliquer »), et extirpant de l’Hospice des Vieux glands cher à Albert Algoud de vieilles badernes pour leur faire réciter leurs habituelles analyses.

Si je ne compte pas, ici, me laisser entraîner à reprendre les innombrables erreurs lues et entendues depuis mardi, c’est plus par manque de temps que par charité chrétienne. Il faut s’habituer – mais c’est difficile et douloureux – à ce que les plus mauvais aient pignon sur rue dans un pays qui ne célèbre pas seulement le panache dans la défaite et la grandeur dans la déroute, mais qui met aussi en avant ceux dont les échecs sont les plus retentissants et dont l’imposture a été maintes fois dénoncée. J’ai ainsi tenté, par deux fois en quelques heures, d’expliquer à une charmante journaliste que l’audience n’était pas tout et que la crédibilité avait son importance, mais mes malheureux arguments n’ont pas porté. Oui, je suis snob, parfaitement, et je préfère décidément l’ombre au sein d’une compagnie choisie à la lumière entouré de médiocres.

Inutile, disais-je, de revenir sur ceux qui, en juin 2001, jugeaient Al Qaïda comme une aimable bande d’originaux engagés dans un retour à la nature en Afghanistan. Ce sont les mêmes qui pensaient que le Vietminh n’avait pas d’artillerie, que les Ardennes étaient infranchissables ou que l’aviation n’aurait jamais d’influence sur l’art de la guerre. Il y a mieux à faire, en effet, et on peut simplement souhaiter que leurs performantes analyses, nourries par leurs nombreux échecs, n’aient pas trop d’audience.

Que penser, donc, de ce communiqué d’AQMI, le groupe jihadiste qui, et ça n’est pas rien, a tout de même conduit la France à envoyer au Mali près de 5.000 hommes ?  D’abord, et même si ça doit conduire à contredire les certitudes de quelques retraités, que la menace représentée par ce groupe est plus que crédible.

AQMI, un groupe jihadiste héritier de plus de vingt ans de guérilla islamiste en Algérie, tient encore tête à l’armée algérienne en Kabylie et est loin d’être le ramassis de voleurs de poules que nous décrivent des esprits aussi éclairés que Michel Onfray ou Xavier Raufer. Adoubée en 2006 par Al Qaïda, vous savez, cette mystérieuse organisation qui n’existe pas mais qui mène, pourtant, le jihad en Syrie, AQMI développe depuis des années des réseaux dans l’ensemble du Maghreb et du Sahel, installant ou intégrant des cellules, coopérant avec Boko Haram, Ansaru ou les Shebab, et faisant, à l’occasion, le coup de feu avec les jihadistes libyens. Est-il besoin de préciser, d’ailleurs, que l’attentat récemment commis contre l’ambassade de France à Tripoli – un autre ayant été déjoué contre la représentation britannique – fait bien plus penser aux jihadistes algériens ou à leurs alliés locaux qu’à une action des milices, voire à des anciens du régime du regretté colonel Kadhafi ?

Les autorités tunisiennes, ou ce qu’il en reste, ont même récemment avoué qu’elles luttaient contre deux petits groupes près de la frontière algérienne animés par des vétérans du jihad au Mali. On sait par ailleurs, depuis le printemps 2011, que des hommes d’AQMI se sont battus en Libye lors de la révolution et que Mokhtar Belmokhtar a été tenu étroitement informé du déroulement de l’attentat contre le consulat de Benghazi, le 11 septembre 2012. Le même Belmokhtar, que plus personne n’ose encore traiter de petit trafiquant sans idéologie, est quand même l’auteur de l’attaque d’In Amenas, en janvier dernier, un chef d’oeuvre du genre. Question crédibilité, donc, il n’y a donc pas photo, quoi qu’en disent nos chers experts, dont l’ignorance le dispute au racisme le plus primaire.

Les menaces d’AQMI contre la France ne sont, certes, pas nouvelles, elles sont même constitutives de la mouvance jihadiste algérienne, dont le combat a repris, pour partie, les fondamentaux idéologiques du FLN et d’autres mouvements de libération. Abou Obeida Youssef Al Annabi, cependant, ne nous dit pas que son groupe va s’en prendre à nos intérêts, parce que ça, merci bien, on est au courant. Et vu ce que l’opération Serval a infligé aux jihadistes depuis janvier, on les voit mal – tout le monde n’est pas le maréchal Pétain – capituler en rase campagne.

Non, ce que lance Abou Obeida n’est pas une nouvelle bordée d’injures et de menaces directes mais un appel aux alliés. Or, et avouons que c’est bien embêtant, AQMI en a, des alliés. Le 28 avril, les malheureux services maliens (ne riez pas) ont ainsi démantelé à Bamako une cellule du MUJAO qui prévoyait des attentats. En Tunisie, donc, mais aussi au Maroc, dans l’ouest de l’Algérie, on casse de petits groupes liés à AQMI. Et dans l’ensemble de la région, on essaye d’empêcher tout ce petit monde de se structurer.

Comme le rappelait récemment dans Modes et Travaux un ancien du gaz, AQMI ne dispose pas de réseaux en Europe, et encore moins en France. Mais la question n’est pas là, et la comparaison avec la situation qui prévalait en 1995 est aussi pertinente que la démarche qui consisterait à évaluer l’armée chinoise en fonction de ses stocks de bandes molletières. Les services de sécurité et les terroristes s’adaptent, et il me semble avoir écrit, comme quelques autres, dont mes amis du GCTAT, que la tendance des jihadistes était à l’envoi d’individus isolés ou de petits groupes (ici ou ), comme on l’a récemment vu à Birmingham, par exemple.

La question n’est donc pas de savoir si AQMI va essayer de nous frapper comme son ancêtre le GIA le fit en 1995, mais de mesurer son influence sur ses alliés et disciples dans le monde. Le groupe algérien a l’honneur de mener un combat direct contre une puissance occidentale qui a TOUJOURS figuré dans le Top 5 des ennemis du jihad et son audience est bien supérieure en 2013 à ce qu’elle était du temps du GSPC – sans même parler du GIA, dont les réseaux internationaux ne se relevèrent jamais des tueries de 1997-1998 et dont les cadres furent, un temps, chassés des camps d’Al Qaïda pour ces crimes.

On l’a vu cet automne lors de l’affaire de Sarcelles, le 4e cercle des jihadistes – dont votre serviteur avait prévu l’émergence en 2005 – est devenu une réalité tangible que certains décrivent sous le terme, parfaitement impropre, de néo-jihadisme. De Birmingham à Boston, de Casablanca à Stockholm se structure donc, depuis des années, une menace dont les évolutions sont plus rapides que celles de nos services, sans parler de celles de nos observateurs. C’est à ces forces qu’AQMI fait appel et il n’y a guère de lieu de ricaner ou d’invoquer les déséquilibres psychologiques supposés des terroristes.

Alors que la crainte, parmi les gens sérieux, d’un attentat en France, ne cesse de croître, on sait ce qu’il faut penser de ceux qui vous disent, avec l’aplomb des médiocres, que l’ennemi ne passera pas. Puisque nous sommes en France, d’ailleurs, il est même permis de juger cette posture comme l’indice le plus inquiétant d’une frappe à venir.

 

Onfray mieux de la fermer

Depuis qu’il a lu tout Freud en 96 heures, Michel Onfray – qui tente actuellement de prouver qu’Honoré de Balzac était un dignitaire nazi en fuite et que Chrétien de Troyes a tout pompé sur Marion Zimmer Bradley – n’a plus de limite, ce qui fait, naturellement, qu’il ose tout, selon une habitude chère à certains.

Fidèle à sa méthode (du travail, de la patience, de la rigueur, de l’humilité, de la discrétion), Michel Onfray – qui a dévoré Clausewitz en deux heures et gagne souvent à Risk – se pique de stratégie militaire. Dans une récente édition d’un grand quotidien du soir, notre héros nous livre donc le texte le plus ahurissant de médiocrité qu’il m’ait été donné de lire depuis des mois, et Dieu sait que j’en lis, des foutaises. Tenez, pas plus tard qu’hier soir… Mais je m’égare.

Avec la suffisance qui sied à ceux qui savaient tout à la naissance et qui n’ont donc pas travaillé depuis que les Beatles se sont séparés, Michel Onfray nous expose son interprétation de l’opération Serval. Autant prévenir les âmes sensibles, c’est du très lourd, du gras, du gros rouge qui tâche.

En quelques dizaines de lignes écrites entre une interview à Biba et la rédaction d’un court essai « Pourquoi j’aurais gagné à Azincourt », M. Onfray énonce une série d’affirmations remarquables d’ignorance et, soyons directs, de bêtise. Incapable de placer le Mali sur une carte il y a encore une semaine, parfaitement ignorant de la situation au Sahel, incapable – comme d’autres – d’associer deux idées sur le jihadisme ou l’islam radical, le philosophe des masses, le gourou des retraités, le petit père du peuple, glisse également deux trois remarques racistes qui en disent long sur son attachante personnalité. Quant à sa compréhension du terrorisme, elle est nulle. Même la fosse des Mariannes est moins creuse, et pourtant.

Que nous dit donc Michel Onfray, le Gengis Khan de Chambois, le Guderian chevelu ? Que la guerre au Mali a été déclenchée pour des raisons de politiques intérieures, qu’elle est mal conduite, que l’ennemi n’a pas mangé sa race, que le Président écrase une mouche avec un marteau-pilon, que les otages paralysent l’action militaire, etc.

Autant l’avouer, j’ai lu ce texte avec stupeur. Je prenais déjà M. Onfray pour un imposteur de classe internationale, mais je pensais qu’une forme de décence le retiendrait de livrer aussi brutalement la substantifique moelle de sa pensée stratégique. Je croyais également que Le Monde, un quotidien que je lis fidèlement depuis près de 25 ans, ne publierait pas les délires que même un étudiant nord-coréen affamé n’oserait pas écrire, un Tokarev sur la tempe. Ben si, pas de chance. Quand les bornes sont dépassées, il n’y a plus de limite, et il se murmure que Jean-Marc Morandini devrait rédiger d’ici jeudi un article fondateur au sujet du community policing dans la boucle du Niger.

« Le Président de la République a décidé d’une guerre au Mali au moment où il commençait à s’effondrer dans les sondages », affirme Michel Onfray. On le comprend, il était à Shaolin depuis dix ans, à expliquer aux moines que non, ce n’est pas comme ça qu’on fait un enchaînement pied-visage, ah la la, les mecs, il faut tout vous dire, et donc, logiquement, il n’a pas vu la montée en puissance des réseaux jihadistes, les attentats, les enlèvements, les menaces contre les rallyes. Evidemment, il n’a pas non plus lu les articles réguliers dans la presse française et internationale, et il va de soi qu’il ne fréquente pas ce blog, où j’essayais de décrire, il y a déjà un an, les origines du merdier actuel.

Michel Onfray est un être supérieur, il n’a pas besoin de travailler, de poser des questions, de fouiller dans les archives. Et donc, personne ne lui a dit, en juillet dernier, dans un restaurant de la rive droite « Le Mali est la prochaine grosse guerre de l’armée française ». Ben non. Michel Onfray ne fréquente pas la rive droite, alors…

Consolons-nous, de toute façon, notre Joukov du pauvre n’y aurait pas cru une seconde tant il est insensible à la propagande que je déverse sur ordre. D’ailleurs, sa connaissance intrinsèque de la guérilla lui aurait permis d’éviter toutes les erreurs commises depuis janvier. Savez-vous que M. Onfray a lu tout Lawrence d’Arabie en dix minutes et en a conclu qu’à sa place il aurait pris Instanbul au lieu de Damas ? Ben oui.

Enivré par son propre talent, notre chef de guerre en charentaises dit les choses franchement, dans cette langue rude qui est le propre des hommes d’action :

« François Hollande commande en effet à l’armée française de mener au Mali une « grande guerre » du genre napoléonien, alors que nous sommes dans ce que Clausewitz nomme la « petite guerre », autrement dit la guerre des petits, menée par une poignée de combattants dépourvus du matériel de haute technologie de l’armée française qui, dans la formule géopolitique et géostratégique malienne, se révèle d’une totale inefficacité ».

Citer Clausewitz avec une telle assurance quand on croyait encore la semaine dernière qu’il s’agissait du gardien remplaçant du Bayern, bravo.

Non, M. Onfray, les combattants irréguliers, du Mali comme d’ailleurs, ne sont pas des Néandertaliens. Ils ont des téléphones satellite, des GPS, des ordinateurs portables, ils tiennent des conférences de presse sur Twitter, ils utilisent Skype pour apprendre à fabriquer des bombes et Google Earth pour leurs plans de bataille, ils ont des dizaines de comptes mail. Et ils savent se battre. Du coup, oui, il est préférable d’utiliser contre eux des Tigre et des Rafale plutôt que des javelots et du feu grégeois. Mais si vous voulez passer à l’armurerie, vous pourrez percevoir votre arc et votre dotation réglementaire en flèches.

Parlons, d’ailleurs, de cette totale inefficacité. En trois mois, toutes les villes ont été reprises et les jihadistes ont perdu au moins 600 combattants. « Que fera Achille le fort quand Ulysse le rusé attendra le temps qu’il faudra dans des grottes inaccessibles aux forts ? » Outre que M. Onfray ne se relit pas (de l’avantage, décidément, d’être un esprit supérieur), cette phrase nous apprend qu’il ne lit pas non plus la presse. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la conquête de l’Adrar des Ifoghas – qui n’est pas une aimable région près de Madrid – a été rondement et virilement menée. Achille le fort est entré dans les grottes et il a botté le cul d’Ulysse le rusé. Les repaires des jihadistes ont été investis et des quantités très honorables de matériel ont été saisies. Ben oui.

Ne reculant devant aucun sacrifice, Michel Onfray, dont on dit à Hollywood qu’il aurait inspiré Chuck Norris et qu’il serait le mentor de Steven Seagal (auxquels il aurait reproché leur trop grande mansuétude et une tendance à laisser des survivants), ne s’arrête pas là :

« La France dispose d’une technologie de pointe pour mener une guerre haut de gamme contre des adversaires qui combattent en djellaba, chaussés de tongs, se déplacent en pick-up et font trembler le gouvernement français en pouvant rafler dans n’importe quel endroit du pays une poignée de Blancs transformés en otages, ce qui paralyse immédiatement l’action militaire. »

Fascinant de voir comme les clichés racistes les plus éculés émergent, au détour d’une phrase. Les jihadistes en djellabas et en tongs ? Vous avez déjà porté des tongs sur un terrain rocailleux ? Et les djellaba ? Pas bien commode pour courir, mais admettons. Il manque quand même le passage où vous parlez des chèvres qui subissent les derniers outrages, mais ce sera sans doute pour votre livre, définitif comme il se doit, sur le jihadisme. A quand quelques pages sur le cyber, il paraît que c’est follement tendance.

Vous étiez à Shaolin, et vous n’avez donc pas vu – mais en aviez-vous besoin ? Non bien sûr – les opérations contre Abou Zeid. Il ne m’a pas semblé, à moi, même si je n’ai pas votre connaissance du sujet, que l’armée française faisait preuve de la moindre retenue contre ses ennemis à cause des otages. Peut-être, pour le savoir, aurait-il fallu poser des questions, mais vous êtes au-dessus de tout ça, vous qui avez été admis au CID sans avoir révisé et qui avez refusé un poste de conseiller militaire à Pékin en raison de la modestie de l’armée chinoise, bien en dessous de votre condition.

Non, mille fois non, si l’armée française cherche toujours les otages, elle n’a jamais fait preuve de retenue dans ses engagements. Si nous avions été paralysés, pétrifiés, aurions-nous projeté 4.500 hommes, la fine fleur de notre chevalerie, au Mali contre plus de 2.000 combattants jihadistes ? Tiens, au fait, et si le matériel compensait le manque d’hommes ? Je crois qu’on appelle ça la stratégie, mais je n’ai rien à apprendre à un homme qui a fini en 6 minutes le dernier Call of Duty et dont la vie, haletante, a inspiré les créateurs de John McClane ou du major Allan Dutch.

Parmi les passages les plus affligeants de votre texte, dont la médiocrité est par ailleurs prodigieuse, j’ai relevé votre manifeste incompréhension de l’art de la guerre. Pour vous, le choc des volontés est sans doute un concept bourgeois. Et votre antimilitarisme à peine digne d’un jeune révolté d’il y a quarante eux ne mérite pas qu’on s’y attarde. Que pourrait-on faire, de toute façon, de vos remarques sur les armes de haute technologie ?

Enfin, il faut saluer votre complète ignorance des ressorts du terrorisme. Il paraît clair, décidément, que vous passez plus de temps à soigner votre tignasse qu’à lire les rares auteurs dont vous avez parsemé votre tribune, comme autant d’alibis à la vacuité de vos phrases. « A qui fera-t-on croire que le risque de terrorisme en Europe, ou sur le sol français, viendrait d’une poignée de musulmans vivant dans les dunes africaines plutôt soucieux de leur business local et de leur zonage tribal que d’établir un califat européen ? »

A relayer la logorrhée abrutissante de vieilles badernes qui ressassent publiquement leur incompréhension du monde, vous vous montrez tel que vous êtes : une imposture intellectuelle qui n’a même plus la décence de faire écrire par d’autres ses misérables saillies et qui, pour des raisons que je ne veux même pas connaître, parvient à avoir page ouverte dans Le Monde ou Le Point – dans ce dernier, il est vrai, aux côtés d’autres pics de la pensée contemporaine, comme Patrick Besson ou BHL.

Vous vous vouliez Liddell Hart, vous êtes à peine Nabilla.

« So you’re trying to shake this feeling/That trouble’s right outside the door/You lie awake each dark night/Like a time bomb wound up too tight/A storm in waiting, just offshore » (« Home of the Brave », Toto)

Vous n’avez jamais envie de grandeur ? Vous n’avez jamais rêvé de Trajan triomphant à Rome, d’Alexandre contemplant la dépouille de Darius, de Cortès s’emparant de Tenochtitlan ? Vous n’avez jamais voulu sentir le vent de l’Histoire vous ébouriffer, soulever votre foulard sur une plage normande, ou devant Moscou, dans le désert de Libye avec une bande de Légionnaires pour l’honneur de la République ? Etes-vous capable de pleurer devant les Pyramides au Caire ? Ou d’attendre que le soleil se couche sur le mall à Washington ? Frissonnez-vous en lisant Shakespeare, ou Zweig, ou en reprenant les discours de Clemenceau ou de Churchill ? Ou en écoutant Cream reprendre Robert Johnson ?

J’ai toujours voulu servir mon pays, pour la mission comme pour la fierté de l’accomplir. Nous sommes tous différents et nous réagissons différemment à notre environnement, à ses sollicitations.  Depuis mon enfance, peut-être dès mes cinq ans, quand ma folie ne se voyait pas encore mais que je percevais déjà ma différence, j’ai vibré à l’évocation de ces héros abandonnés, au souvenir de ces empires emportés par les siècles, à ces aventuriers qui voyaient plus grand que les autres. J’ai passé des heures à imaginer ces conquistadors perdus dans les grandes plaines d’Amérique du Nord, dans un continent trop grand pour eux, et j’ai dévoré le récit de Guillaume de Rubrouck, parti à la rencontre des Mongols, à 12.000 km de la cour de France.

Je ne me suis jamais senti un tel destin, je ne me suis jamais vu capable de tels exploits, mais j’ai toujours voulu passer de l’autre côté du miroir, voir les fabricants de l’Histoire, approcher la grandeur, la contempler, presque la toucher du doigt. Penser pour agir, réfléchir pour comprendre et comprendre pour peser. Si vous avez peur de décider, poussez-vous de là et laissez faire.

Dès mes premiers mois dans l’administration, j’ai pu, moi qui suis un Saint Simon de seconde zone, remplir mes carnets de notes. Les scènes que j’ai notées, et que je distillerai peut-être un jour si j’en ai le talent, ont confirmé toutes mes lectures. J’ai ainsi eu la chance d’assister au pire et au meilleur, de côtoyer des opérationnels de légende qui vous parlent des moines de Tibéhirine à la cantine, des analystes de génie qui passent d’un Antonov 2 à Kaboul à des cartons d’archives sans sourciller, et des chefs qui vous stupéfient par leur agilité intellectuelle, leur culture, la profondeur de leur vision, et leur ambition pour votre service, et votre métier, et votre matière.

En repensant à ces moments, comment nier ne pas ressentir un pincement au cœur ? Entendre au téléphone les pales des Huey lorsque l’armée philippine attaque les types d’Abou Sayyaf à Jolo et qu’un de vos plus chers amis, à l’autre bout du monde, essaye de sortir les otages du merdier. Monter en salle de commandement, en début de nuit, regarder Bagdad sous les Tomahawks sur un écran grand comme la façade de votre maison. Donner l’organigramme complet d’un groupe terroriste – y compris les numéros de téléphone – à un pays en guerre pour qu’il en fasse le meilleur usage. Découvrir des trésors d’intelligence et d’engagement dans chaque bureau(ou presque), des opérations superbes, des manœuvres habiles dont la description vous laisse presque sonné, un sourire béat, fier même si vous n’y êtes pour rien.

Mais voir son instructeur ivre à 14h en salle de cours. Et savoir que le chef auquel vous parlez, bien qu’il ait inventé des sources et volé des fortunes à l’Etat, a été épargné parce qu’il est de la bonne promotion, du bon parti, de la bonne loge et qu’il sera toujours intouchable. Et savoir que telle autre boit comme un personnage d’Audiard sans en avoir le style et se rêve une grande carrière sans pouvoir aligner deux phrases, ou que tel autre cherche partout le Grand Sorcier mais ne trouverait pas ses clés dans sa poche… Et découvrir que la politique de votre pays est faite par des ministres qui n’osent pas assister aux sommets à Bruxelles de peur de perdre leur maroquin s’ils quittent Paris. Ou que tel directeur nourrit plus son esprit en lisant un hebdomadaire qu’en étudiant les notes écrites par les services de l’Etat.

Et ces responsables politiques qui gardent le même conseiller occulte que le prédécesseur qu’ils vilipendaient pourtant, et ce conseiller qui refile la même bouillie aux uns et aux autres. Et ses ambassadeurs qui volent de capitale en capitale et d’erreur d’appréciation en erreur d’appréciation, qui ne voient pas de Frères musulmans en Egypte, ni de terroristes au Mali, et qui se préoccupent plus de la facture des petits fours que la vie hors de leur palais.

L’Histoire n’est pas faite que de grandeur. Certains jours, Churchill ne dessoûlait pas, et Kennedy avait coutume de dire qu’il lui fallait une femme par jour car sinon il avait mal à la tête. Mitterrand recevait des voyants, Philippe Auguste a répudié sa jeune épouse danoise le matin de leur nuit de noces, la liste des turpitudes et autres errements des grands de ce monde est sans fin, mais ils avaient une vision, et ils essayaient de la mettre en œuvre, pour leur pays, pour la gloire, la leur, celle de Dieu, peu importe.

J’ai quitté l’administration le jour où j’ai réalisé que je ne supportais plus cette médiocrité, et qu’en fait je ne l’avais jamais supportée. On m’a alors conseillé d’être patient, d’attendre « deux ou trois ans » que certains prennent enfin leur retraite. Las, non seulement ils sont encore là, à des postes qu’ils occupent pour certains depuis dix ans, mais ils ont été rejoints par des disciples qui placent leurs intérêts personnels avant l’accomplissement de leur mission. Certains journalistes savent désormais qu’on peut annoncer son départ en poste avant que la commission de désignation n’ait rendu son verdict, ou qu’avoir tout raté sauf sa première communion n’empêche pas de monter en grade. Dans la maison d’en face, sans surprise, c’est le même marasme, et chacun peut voir, affligé, la génération censée assurer la relève partir et laisser la boutique à ceux qui se servent au lieu de servir. Pendant ce temps-là, comme nous avions coutume de le dire lorsqu’une correctrice sortie d’un roman d’Orwell bloquait une note urgente pour une histoire de virgule, l’ennemi travaille. Et lui, il a une vision, et une idée de la grandeur.

Je ne suis pas un révolutionnaire, je n’ai ni amertume ni aigreur, et ma plus grande ambition est d’élever mes enfants, mais la colère est parfois difficile à contenir. Avoir perçu des phénomènes, avoir prévenu, avoir attiré l’attention, avec tant d’autres, et tout ça pour assister au naufrage d’un système qui ne voit rien et dont les responsables se complaisent dans des calculs d’épiciers. Qu’est devenu le mandat donné par le peuple ? Quelle est la valeur de ces envolées lyriques dictées par des cabinets en communication vendus au plus offrant, quand ce n’est pas aux deux camps ? Clemenceau avait-il besoin de spin doctors ?

Poser en marinière, injurier un juge, nommer ses condisciples en invoquant l’exemplarité, faire embaucher les enfants des tycoons… La République ne serait-elle devenue que cela, une gigantesque vache à lait n’alimentant que les mêmes élus, les mêmes affairistes, les mêmes fausses élites intellectuelles seulement capables de s’émouvoir quand les ennemis de la démocratie, rouges ou bruns, les critiquent avec un vocabulaire qui rappelle les outrances, si dangereuses, si nauséabondes, des années ’30 ? Tout le monde voit l’orage approcher, sauf nos dirigeants qui sont, hélas, tout sauf des gouvernants. Leur absence de vision, leur capacité à croire leurs propres slogans, leur ignorance du monde, leurs certitudes idéologiques pourraient être autant de motifs de ricanement si ce tableau n’était pas aussi inquiétant.

Alors, le silence succède aux rires, et la honte remplace la grandeur. C’est là que vous comprenez que votre jeunesse est loin.

Keep calm and shut the fuck up.

France, leader of the Free World, titrait, un peu provocatrice, l’édition en ligne de The Daily Beast, il y a quelques jours. On pouvait même admirer en une le fameux cliché du Légionnaire au #MasqueGlaçant qui a tant déplu aux généraux qui conduisent la guerre au Mali. Brrr, c’est vrai qu’il fait peur.

Alors que la nuit est tombée et les enfants couchés, on commence à regarder cette folle journée et on se demande si l’auteur de cet article, au vu du spectacle que nous avons offert, peut encore sérieusement penser que nous sommes le leader du monde libre. Je ne parle pas des combats à Gao ou de l’attentat à Kidal, puisqu’on s’y attendait. Et je ne parle pas du fait que les militaires regardent avec émotion notre déploiement au Mali en ayant bien conscience qu’il s’agit de notre dernière guerre dans ces conditions. Non, je parle de cette affligeante matinée, qui a vu une grande partie de notre presse démarrer en trombe sur une info non recoupée, un ministre se ridiculiser, et un député censé savoir ce qu’est une source fiable se couvrir de honte, qui plus est avec retard. Ce soir, le Président doit ressembler à ce centurion qui sanglotait « Ils sont tous bêtes, et je suis leur chef ». Bienvenue à bord, Monsieur le Président.

A l’origine de cette folie, l’AFP, que l’on a déjà vue plus performante, explique ce soir, fort doctement, que derrière sa source se cachent en réalité trois sources et que vraiment non vraiment c’est pas sa faute. Moi, je veux bien, mais trois sources qui disent la même foutaise, ça reste trois mauvaises sources, et tant pis si elles affirment savoir où est planqué l’or du Reich. Parce que, in fine, à quoi devons-nous ce gigantesque fiasco sinon à la soif éperdue de scoop et à la nécessité industrielle d’être le premier sur le coup ? Sauf que là, il y a des otages. On parle de sept personnes, dont quatre enfants, et ils méritent sans doute un peu mieux qu’un comportement de paparazzi.

Quand j’étais fonctionnaire, nous avions coutume de dire, puisque nous étions naturellement méfiants à l’égard de certains de nos chefs, qu’on ne pouvait affirmer être parti en mission que lors du vol RETOUR, et pas avant. Quand on clame que les otages sont libres, il n’est sans doute pas inutile de demander à ses sources autre chose que quelques détails moisis. Et puis, il paraît que certains journalistes sont assez rigoureux et patriotes pour prendre contact avec les autorités, afin de s’assurer, dans ces cas extrêmes, qu’une dépêche ne va pas mettre des vies en danger. Je crois, mais il faut que je vérifie, qu’on appelle ça l’éthique, ou le sens des responsabilités. Je vais chercher, on en reparle.

Par pure charité chrétienne, je ne vais pas m’appesantir sur M. Kader Arif. Il y a cent ans, il aurait présenté, et sa démission au Premier ministre et ses excuses aux familles, mais ce temps est bien révolu. De nos jours, le ministre des Anciens combattants, qui n’est même pas la 5e roue du carrosse dans ce genre d’affaire, peut interrompre une séance à l’Assemblée pour proclamer, sur la foi d’une dépêche, que les otages sont libres. Et tant pis pour l’usage qui veut que l’Elysée, seul, communique sur ce sujet. Et tant pis pour le ministre de la Défense, à la manœuvre, et tant pis pour le Quai, et tant pis pour les services, et tant pis pour les familles. Et il ne démissionnera pas, la soupe est bonne, Monsieur le Ministre.

Quand l’amateurisme prend de telles proportions, il est permis de lui chercher d’autres noms. Et quand l’inconséquence se déploie avec autant de panache, il ne reste qu’à éviter le regard des alliés. Restent, et c’est bien fâcheux, les familles. Vous admettrez avec moi que tous ces gens qui tremblent pour leurs enfants et petits-enfants sont bien délicats à gérer. Si on ne peut plus crâner devant le banc du gouvernement, franchement, à quoi ça sert d’être ministre ? Chut, ne répondez pas, c’est déjà assez douloureux.

Peut-être est-il temps de rappeler quelques règles simples :

On ne parle pas des opérations en cours. Jamais.

On ne donne pas ses sources. Jamais.

On ne parle pas du Fight club. Jamais.

On ne parle pas des affaires d’otages. JAMAIS JAMAIS JAMAIS

Vous pouvez alerter l’opinion, suspendre les portraits de quelques inconscients sur les façades et oublier ces fumiers d’expatriés vendus au grand capital, vous pouvez hanter les plateaux de télévision avec quelques mythomanes venus en rampant, le visage couvert de cirage, mais vous ne devez pas parler d’argent ou de raids ou de négociations. Et vous ne devez pas parler des libérations en cours. JAMAIS JAMAIS JAMAIS.

Et si le silence était observé pour sécuriser une exfiltration ? Et si les autorités voulaient d’abord prévenir le grand-père éploré, dévoré d’angoisse en France ? Ben oui, il y a le scoop, et il y a la morale.

Il y a trois tempo dans le contre-terrorisme. Soit vous courez après les terroristes pour les neutraliser, avant ou après un attentat. Soit vous êtes au-dessus du champ de bataille, à essayer de comprendre ce que vous voyez, sans trop traîner, mais sans précipitation. Soit vous êtes au milieu d’une affaire d’otages, et là, là, il faut durer. Il faut aller vite mais il faut comprendre, il faut gérer la pression des autorités politiques, il faut empêcher les petits malins en marge du système de se précipiter à Beyrouth avec une valise de billets pour le compte d’un ambitieux jeune député qui veut marquer des points, il faut accepter les caprices des intermédiaires sur le terrain (oui, tu auras ta caisse de DVD pornos, mon ami, oui, c’est pour le jihad, il faut bien que jeunesse se passe), il faut se méfier des fonctionnaires frustrés qui envoient des mails personnels aux ravisseurs pour « débloquer tout ça », sans parler des types qui appellent la presse depuis Tourcoing en affirmant qu’ils sont à Kandahar, à côté des otages. Et, plus important, il faut peser les options, savoir pourquoi les ravisseurs ont fait ça, si les otages sont bien traités, s’il y a des chances de parvenir à une issue heureuse, etc. Et il faut supporter la pression invisible des proches, jetés en enfer, confrontés au pire de l’humanité, découvrant en quelques heures la violence du monde dont vous avez fait votre quotidien depuis des années.

Quand on sait ça, on n’annonce pas des libérations. On les espère, on prie pour elles si on pense que ça peut aider, mais on ne se pavane pas la braguette ouverte à l’Assemblée. Et on ne fait pas confiance à des militaires étrangers qu’on ne connaît ni des lèvres ni des dents.

La France, leader du monde libre. C’est à se demander comment sont les autres.

Mais dites-moi, monsieur Pivert, ces moricauds, vous les avez vus ?

Avant de me retirer à la campagne et d’entamer, comme le colonel Clifton, une collection de bagues de cigare, il n’est sans doute pas totalement absurde de vouloir, une fois de plus, exprimer ma très naïve exaspération.

La multiplication des nains, ce phénomène réjouissant que j’avais décrit ici il y a déjà bien longtemps, prend désormais des proportions fascinantes. La tendance était lourde depuis le début des révoltes arabes, elle devient lame de fond depuis le début de l’opération Serval. Tout le monde s’y met : universitaires tiers-mondistes, commentateurs souverainistes financés par des Etats étrangers, apprentis espions recalés aux concours et dont le simple nom fait sourire à Levallois ou du côté de Mortier, anciens responsables des services dont la longue suite d’échecs vaut manifestement caution pour une grande partie de la presse, agrégés d’arabe à peine capables de comprendre les rapports de police qu’ils recopient, intellectuels inconnus qui se découvrent une expertise sur la région, sans parler de quelques députés élus par des nostalgiques de l’OAS et reconnaissables à leur tenue de souteneurs napolitains et leur posture martiale de réformés pour cause de pieds plats. Evidemment, je pourrais aussi parler de l’armée française, qui tire gloire d’avoir conquis un pays vide et qui évite soigneusement de rappeler qu’elle ne pourra plus le faire, dans quelques années tant son matériel est fatigué, mais j’ai tendance à respecter les types qui se battent, plus que ceux qui bavent à Sciences Po.

Bien, procédons avec méthode.

D’abord, le narcojihad.

IL N’Y A PAS DE NARCOJIHADISTES AU SAHEL RPT : IL N’Y A PAS DE NARCOJIHADISTES AU SAHEL. Il s’agit d’un fantasme, qui fait sourire TOUS les professionnels du renseignement de ce pays, mais qui est abondamment relayé par une coterie d’escrocs, d’imposteurs et d’idéologues de comptoir qui refusent absolument d’envisager le caractère politico-religieux du jihad. Pour cette bande d’esprits éclairés, qui volent d’échecs en naufrages depuis plus de vingt ans et qui se trompent avec une admirable constance, le terrorisme ne peut être que l’expression d’une volonté politique étatique, ou d’un groupe ethnique défendant des revendications irrédentistes.

Ces grands esprits, dont il faut sans relâche saluer la clairvoyance, ont, par exemple, affirmé pendant des jours après le 11 mars 2004 que l’attentat de Madrid était le fait de l’ETA. Mais oui bien sûr. Ou indiqué que les types d’Al Qaïda étaient des « pouilleux dans une grotte ». Des pouilleux, mais bien plus efficaces que les Karens ou les Kurdes, pourtant si romantiques, mon gars.

Depuis plus de 15 ans, il faut supporter ces types qui, non seulement n’ont JAMAIS la moindre preuve de ce qu’ils avancent (le rôle du DRS, des Frères musulmans, des grandes banques, de la RATP, de mon voisin, de Celui-qu’on-ne-doit-pas-nommer, etc.) mais qui en plus refusent OBSTINEMENT de lire les dossiers. Avec une telle rigueur intellectuelle, on mesure la puissance de leurs analyses.

Si les types d’AQMI ne sont animés que par l’appât du gain, s’ils vendent la drogue sud-américaine (qui arrive en effet dans la région dans des quantités alarmantes), où est l’argent ? Où sont les gagneuses ? Où sont les voitures de luxe ? Où sont les palais de marbre ? Et où sont les flux financiers de blanchiment ? Où sont les banques qui gèrent cette fortune ? Et où sont les armes modernes qu’ils pourraient s’offrir ? Et quel narcotrafiquant serait assez bête pour s’acoquiner avec des types que le monde entier veut pulvériser ? On sait, depuis 1995, que les charmants garçons du GIA ont pratiqué la protection des trafics traditionnels, et ont ponctuellement donné un coup de main aux narcos locaux, mais on est loin du tableau peint par les experts de plateaux. Le hic, c’est que  cette réalité, toute en subtilité, est moins vendeuse que les déclarations à l’emporte-pièce. Que voulez-vous, j’ai été élevé selon des préceptes qui s’accoutument mal des approximations populistes. Oui, je sais, déplorable logique petite-bourgeoise que la mienne.

Apprentis géopoliticiens capables de déceler un complot mondial dans un hospice de vieillards, journalistes avides de gloire mais incapables de citer une seule source sérieuse, retraités notoirement incompétents mais peu avares de leurs conseils, rien ne nous est épargné, et une bonne partie de la presse reprend, presque servilement, leurs foutaises. Faut-il s’inspirer des mémoires de Gamelin pour fonder notre nouvelle politique de défense ? Non, et pourtant c’est bien ce que nous faisons en laissant un tel ramassis de médiocres monopoliser l’espace médiatique, de plateaux de télévision en tribune dans de grands quotidiens, sans parler des relations incestueuses entre organes de presse sur fond de fraternité dévoyée.

Les membres d’AQMI ne sont pas des jihadistes, ni même des islamistes.

Non, bien vu, ce sont réalité des chanteurs des Village People, des choristes d’ABBA, et des roadies de Kool & The Gang partis prendre les eaux dans à Kidal et Tessalit, deux villes connues pour la qualité de leurs cures thermales.

Evidemment, ceux qui nous affirment ça ont lu les débriefings des sources, écouté les conversations entre les émirs d’AQMI et les responsables jihadistes au Pakistan, en Suède ou en Allemagne, lu les communiqués, noté les références religieuses. Evidemment, ils ont démantelé des réseaux, découvert des centaines de CD de propagande islamiste radicale, subi la logorrhée religieuse des suspects. Evidemment, ils se souviennent des conversations de ces émirs avec des idéologues dans le Golfe. Et évidemment, le fait qu’AQMI ait été adoubée par Al Qaïda ne les fait pas chanceler, pas plus que l’application de la charia, ou les liens plus qu’étroits avec Boko Haram, les Shebab, ou AQPA, l’élite du jihad.

Il faut dire que ces mêmes garçons nous ont seriné pendant des mois que le MUJAO était une dissidence, qu’Ansar Al Dine voulait la paix, que Mokhtar Belmokhtar avait été exclu, et le fait que tout ce petit monde se batte côte à côte et se coordonne ne les fait pas douter. Comme aurait dit Brel, chez ces gens-là, on ne réfléchit pas, on assène.

On pourrait se demander, à l’occasion, pourquoi et comment ces esprits, dont certains ont été réellement talentueux, en sont venus à balancer avec un tel aplomb des stupidités de cet acabit. Alors, consternante rigidité intellectuelle qui voudrait qu’un islamiste radical ne puisse être qu’un vieux professeur d’Al Azhar ou de la Lumineuse, à Médine ? Ou retard face aux évolutions du monde ? Ou accaparement, conscient ou inconscient, des inquiétudes de quelques régimes moyen-orientaux pour le moins isolés ?

Les révolutions arabes sont manipulées par la CIA et les Frères musulmans

Le premier étudiant doté d’un cerveau correctement alimenté en oxygène pourrait contredire cette affirmation, en citant les documentaires diffusés depuis des années sur Arte ou en effectuant une revue de presse grâce à Google. Nos commentateurs bondissants sont évidemment au-dessus de ça : pas un mot de la scène politique syrienne, pas un mot des mouvements sociaux en Egypte, tout ça, c’est la faute des Frères musulmans, ma pauvre dame. Ah la la, ils nous causent bien des soucis.

Pas un seul de ces observateurs exigeants n’a jugé utile de noter que les révolutions, en Tunisie, en Egypte ou en Syrie, ont été déclenchées par une avant-garde de courageux activistes, certes rapidement dépassés par la répression (Syrie) ou par des mouvements islamistes, certes puissants, mais initialement dubitatifs, pour ne pas dire méfiants (Egypte, Tunisie). Aucun n’a fait référence aux événements de 2008 qui, dans tous les cas, ont sonné comme des avertissements que les régimes n’ont pas voulu entendre.

Comme je l’écrivais ici, nos commentateurs n’ont que faire des enchaînements logiques, de l’ordre dans lequel les phénomènes se sont enchaînés. Si les Frères sont au pouvoir en Egypte, si Ennahda est au pouvoir en Tunisie, si les jihadistes sont à la manœuvre en Syrie, et même en Libye, c’est bien qu’ils étaient dans le coup dès le début. Inutile de gloser sur ce merveilleux raisonnement, évidemment. Les faits sont têtus, mais seulement pour ceux qui s’y confrontent, et tous ne voient dans ces révolutions, loin d’être achevées, que la venue de l’antéchrist.

On sait bien quelles sont les motivations. Souverainistes ignorants, nationalistes rances, universitaires glacés incapables de la moindre empathie, donneurs de leçons inexpérimentés, ils font fi des motivations des révolutionnaires, refusent de voir plus loin que la fin de la semaine et, drapés dans leurs habits de vieux sages, nous expliquent qu’ils ne font qu’alerter le peuple ignorant au sujet des menaces qui guettent.

Autant être très clair, il va quand même être difficile de me faire passer pour un partisan enragé des Frères musulmans, ou pour un type influencé par on ne sait quelle puissance étrangère. Tout le monde n’a pas la chance d’aller à Alger propager la bonne parole auprès d’un public déjà conquis (et dont on salue, au passage, la vitalité intellectuelle), ou de recevoir le soutien de quelques amis bien placés, à Moscou, Damas ou Téhéran. Les liens des uns et des autres avec des pays ouvertement hostiles ou faussement amicaux permettent, par ailleurs, de relativiser la portée du souverainisme intransigeant défendu avec emphase. Nous sommes pourtant, là, confrontés à la convergence d’idéologies en apparence  incompatibles mais unies par des détestations communes (l’Empire, Israël, la démocratie occidentale, le libéralisme), et des craintes voisines (islam, salafisme, chute des dictatures laïques), qui aboutissent à la rédaction de documents d’une haute tenue intellectuelle.

J’ai, à plusieurs reprises, ici ou , par exemple, exprimé mes craintes quant aux conséquences des révolutions arabes, et même ricané de l’optimise de certains, mais le fait que ces révoltes soient confisquées par les islamistes (légitimement élus en Égypte, en passant) ou transformées en guerre civile par les jihadistes ou les salafistes (en Syrie aujourd’hui, en Tunisie peut-être demain) n’enlève RIEN à leur sincérité initiale. Accuser la CIA d’avoir financé les révolutionnaires progressistes, c’est oublier, et c’est cocasse de la part de certains anciens hauts fonctionnaires, que les administrations occidentales, à commencer par la française, défendent des intérêts ET des valeurs. Que des militants progressistes – qui sont loin d’être aux ordres, quant on lit leurs appréciations du conflit israélo-palestinien ou de l’intervention au Mali – aient été accueillis à New York, Londres ou Paris, c’est bien normal. Que le Département d’Etat ait financé d’une main des ONG démocratiques tout en écrivant de l’autre que la chute de Moubarak serait une affaire délicate à gérer, rien de plus normal.

Il est, par ailleurs, amusant de constater que ceux qui se pignolent à longueur de journée à l’évocation de la Résistance, du combat contre l’oppresseur et de la grandeur du sacrifice ultime n’éprouvent que de l’effroi devant des révolutionnaires qui bouleversent leur monde. Et, sans le moindre remord, et tout autant pour défendre leur approche d’entomologiste que pour conserver un statu quo qui les rassurait, les voilà qui balayent des revendications légitimes. Cynisme, courte vue, et sans doute, sans doute, un petit relent de racisme devant ces Arabes décidément pas bien fiables qui vont secouer notre monde. Et tant pis pour les siècles de guerres intra-européennes qui ont embrasé le monde, car, comme chacun le sait, NOUS sommes bien plus raisonnables qu’EUX.

La morale est simple, et elle ne fait que préconiser des mesures ponctuelles et des calculs d’épicier : laissons les révoltes s’éteindre, et espérons que les suivantes auront oublié notre attitude. Mes compliments.

Islamistes soutenus en Syrie, combattus au Mali

L’accusation est relayée par les crétins habituels, à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite, ainsi que par quelques universitaires connus pour leur défense des génocidaires rwandais – et donc d’authentiques références morales – ou des philosophes confidentiels qui placent avec peine l’Egypte sur une carte et confondent sunnisme et chiisme. Heureusement que les géopoliticiens de pacotille bénéficient des éclairages de ces penseurs qui mêlent craintes et faits, comme d’habiles propagandistes. En Syrie, la France ne soutient pas les jihadistes, pas plus, d’ailleurs, que ne le fait l’Empire, comme une récente audition de Mme Clinton l’a confirmé. Le fait d’accompagner une rébellion plus ou moins laïque – et qui a bien du mal – n’est pas la même chose que d’armer les jihadistes syriens. Mais la caricature (mêler progressistes et islamistes radicaux) permet d’évacuer la question de la nature de la révolte initiale, et fait donc le jeu de ceux qui, à Damas, à Moscou ou Téhéran voient leur monde se fissurer. A Alger, même, avec un admirable culot, certains vont même plus loin comme le Premier ministre Ouyahia :

Intervenant à partir d’Oum El Bouaghi, à l’est du pays, dans le cadre de la campagne de son parti, en prévision des élections locales du 29 novembre prochain, Ahmed Ouyahia s’en est violemment pris aux « pseudos prêcheurs de la démocratie qui, en réalité, haïssent les peuples, avaient renversé la démocratie palestinienne lorsque celle-ci avait fait émerger le Hamas ». D’autre part, l’ancien Premier Ministre a assuré que « l’agression ignoble » menée actuellement par les israéliens contre Ghaza « montre bien le mensonge de ces perfides prêcheurs de Droits de l’Homme et ces faux protecteurs des minorités qui se servent de ces principes comme alibi pour s’ingérer dans les affaires des autres peuples ». (In Algérie Focus du 18 novembre 2012). 

La crainte est là, à la fois logique et compréhensible, et en même temps insupportable. Elle conduit à tous les amalgames à toutes les outrances, à toutes les dérives, reprenant les mêmes mensonges déjà entendus au sujet des liens entre l’Empire et Al Qaïda, méprisant les faits, sautant aux conclusions comme un commissaire du peuple ou un inquisiteur espagnol.

Et l’obsession pour le Qatar, pour fondé que puisse être l’intérêt pour cet émirat décidément bien ambigu, est née bien récemment. Que n’entendions-nous pas, il y a dix ans, les mêmes commentateurs acérés, qui faisaient des fortunes dans le Golfe en vendant leurs ordures conspirationnistes et antisémites, dénoncer l’exportation du wahhâbisme et du salafisme ? A cette époque, les jihadistes irakiens étaient des résistants, certes un peu brutaux, et les Taliban afghans défendaient leur sol contre l’insupportable oppression occidentale. Dans tous les cas, tiers-mondisme de circonstance, besoin de se trouver une cause – et une rente, aveuglement, cynisme au sourire de prédicateur peiné, connaissances dévoyées ou ignorance assumée. Il faut parler, occuper le terrain, alimenter la chronique d’accusations spectaculaires, sans preuve, sans élément, sans même un raisonnement.

En évitant soigneusement de réfléchir, en relayant sans fin les mêmes idioties, en se laissant aveugler par les CV plus ou moins bidonnés, en refusant de poser la moindre question un tant soit peu gênante, la plupart des médias français sont des naufragés volontaires, entretenant la confusion, alimentant les fantasmes. Quand la contradiction est argumentée, elle est enrichissante, et peut même conduire à évoluer. Quand elle n’est qu’affirmations arbitraires, elle devient propagande, discours officiel. L’Histoire vous jugera, et il ne faudra pas geindre, même si ça picote.