Le renseignement au cinéma : gérer la chouille de la veille

A mon arrivée au Service, on racontait volontiers l’histoire de ce jeune analyste – qui aurait pu être votre serviteur – dont la première mission, purement protocolaire, dans une lointaine contrée d’Asie centrale, s’était transformée en un pénible naufrage. Le brave garçon avait été intégré à une petite délégation dont l’objectif était d’ouvrir la relation avec nos partenaires du Aquelsaletan, une aimable république coincée entre l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, dont les services de sécurité avaient été formés, encadrés et, comment dire, considérablement influencés par les Soviétiques.

Ce jeune homme, qui n’avait pourtant pas bu que de la tisane quand il était à Sciences Po, s’était retrouvé au beau milieu d’un dîner de gala offert par les huiles locales. Ceux qui ont fréquenté certains services savent qu’il arrive que ces réceptions soient de véritables pièges, où on fait assaut de toasts et de slogans définitifs au sujet de l’amitié éternelle « entre nos deux grandes nations », de la lutte sacrée contre l’ennemi commun (lequel ? Mieux vaut ne pas demander) et, évidemment, de la fraternité entre espions. On y boit au passé, à l’avenir, au présent, aux camarades trop tôt disparus, aux vaillants leaders, et, pour dire les choses clairement, on y boit, tout simplement. Et pas de la bière sans alcool, mais une vodka locale que l’on pourrait aisément utiliser comme désinfectant ou des alcools non moins locaux nés de la macération des opposants dans un peu de prune.

Pour sa première mission, notre jeune apprenti, seul novice d’une équipe de buveurs justement envoyés là-bas parce qu’ils pouvaient tenir le choc, s’était donc retrouvé à aligner des verres de vodka sans savoir qu’on ne les vide surtout pas, qu’on boit de l’eau et qu’on mange afin d’éponger. Sans surprise, le lendemain, quelques heures après une chouille dont on dit qu’elle fut titanesque, cet analyste implorait qu’on l’achevât sur son lit de douleur, terrassé par une gueule de bois dont on parla quelques mois au Service. La réunion formelle avec le service local, dont la tenue avait été si dignement fêtée la veille, tourna donc court et les deux vétérans du Service qui avaient résisté à la soirée tinrent la chaise dans la journée avant de le raccompagner à Paris, où il fut encore salement indisposé quelques jours mais où on admit que, s’il n’avait manifestement pas été prudent, il avait surtout été piégé.

Comme dans d’autres milieux, le monde du renseignement, en particulier dans les contrées encore un peu rustiques, ne dédaigne pas les séances très alcoolisées. Elles facilitent, dit-on, la fraternisation, mais elles sont aussi le moyen de faire parler sans entrave et sans violence les plus timides, et elles participent souvent d’un concours assez courant et parfaitement navrant de virilité. Il est alors de votre devoir, en plus de gérer votre propre consommation et donc votre état général, de surveiller les plus fragiles. C’est, en plus d’une obligation morale, une nécessité professionnelle, et le Service a connu des histoires d’ivresse moins drôles et aux conséquences plus tragiques.

Certains retours de mission sont véritablement pénibles, et on apprécie le savoir-faire des anciens, capables de prendre un demi à l’aéroport à 10h du matin « pour gérer la descente ». J’ai pour ma part toujours opté pour les grands cafés, les croissants et l’eau minérale en grande quantité afin de pas avoir à gémir trop longtemps dans l’avion : « Plus jamais. Plus jamais ».

Grandeur et servitude.

Les Cadavres ne portent pas de costards, de Carl Reiner (1982)

Vous vous êtes piégés vous-mêmes

Un film avec Paul Newman ne peut pas être un film mineur. Le constat est brutal, mais il est difficilement niable tant la carrière de cet acteur est faite d’œuvres ayant fait date, admirables comédies policières (The Sting, 1976, de George Roy Hill), polar inimitables (L’Arnaqueur, 1961, Robert Rossen, et sa suite, La Couleur de l’argent, 1986, de Martin Scorsese ; Le Plus sauvage d’entre tous, 1963, de Martin Ritt ; Fort Apache, The Bronx, 1981, de Daniel Petrie), westerns mythiques (Hombre, 1967, du même Ritt ; Butch Cassidy and the Sundance Kid, 1969, du même Hill), comédies délirantes (Buffalo Bill et les Indiens, 1976, de Robert Altman ; Le Grand saut, des frères Coen, 1994) et, évidemment de films politiques et de portraits, au premier rang desquels on trouve évidemment l’exceptionnel The Verdict, de Sidney Lumet, sorti en 1982.

Les héros sont parfois fatigués
Les héros sont parfois fatigués

Un an avant ce remarquable film, Paul Newman a déjà inscrit son nom au générique d’un récit engagé, réalisé cette fois par Sydney Pollack, un des plus grands cinéastes américains des années 70’ et 80’ (On achève bien les chevaux, 1969 ; Jeremiah Johnson, 1972 ; Les 3 jours du Condor, 1975 ; Tootsie, 1982 ; Out of Africa, 1985). Il n’y est pas question de policier traqué dans les rues de New-York ou de desperados romantiques mais d’un homme que les services de sécurité tentent de manipuler et qui se débat. Le cinéma n’est pas avare, comme on le sait, d’histoires d’espions, de policiers infiltrés ou de sources manipulées, mais les films montrant la résistance d’un citoyen aux manœuvres de services en roue libre sont rares, et souvent péniblement démonstratifs.

Spoiler alert

Dans Absence of Malice, l’intrigue nous présente une équipe du FBI chargée de lutter contre le crime organisé qui, cherchant à élucider un meurtre, décide de mettre la pression sur un homme qu’elle sait innocent mais qui, devenu une source, serait un atout précieux. Le chef de cette task force décide ainsi d’organiser une fuite au profit de la presse afin d’alimenter des articles qui pousseront finalement sa cible dans ses filets. La manipulation, sans être d’une grande originalité, n’en est pas moins culottée et très éloignée des procédures validées d’un service de sécurité intérieur. Elle se solde par un échec complet, aggravé par une tragédie imprévue, et est finalement sanctionnée par une spectaculaire mise au garde-à-vous.

Forcément, il aurait fallu expliquer aux gars du FBI qu’en s’attaquant à Paul Newman, plus magnétique que jamais, ils allaient droit dans le mur. La mécanique de recrutement rêvée par le service s’enraye en effet rapidement quand l’objectif, citoyen intègre et solide, se rebelle, questionne les méthodes de la presse, fait pression sur le procureur local et finit par intoxiquer le FBI lui-même, victime d’un magnifique biais de confirmation. Le film, dont le scénario vaudra à son auteur, Kurt Luedke, d’être nommé aux Oscars – il en remportera un pour Out of Africa – met plutôt subtilement face à face les différentes composantes d’une démocratie : on y trouve le pouvoir exécutif, symbolisé par des enquêteurs entièrement et sincèrement dévoués à leur mission, mais ayant échappé à tout contrôle ; on y trouve un pouvoir judiciaire local dépassé ; on y trouve la presse, fameux quatrième pouvoir dont l’éthique est brutalement questionnée par Paul Newman, qui demande « pourquoi on n’écrit jamais d’articles sur les gens innocentés » et qui symbolise le peuple, celui du We the People dans l’intérêt duquel tout est censé être fait. Il ne manque que le pouvoir législatif, mais il était difficile de le caser, reconnaissons-le.

Absence of Malice

Le film, sobre, remarquablement interprété (nomination aux Oscars pour Newman et pour Melinda Dillon, bouleversante dans son rôle de victime collatérale, finalement brisée), apparaît comme une des dernières œuvres politiques d’une décennie magique. Lent, posé, évitant les effets spectaculaires et laissant les personnages se développer, Absence of Malice nous présente une machine infernale.  Ses constats sont sans concession sur la fragilité des démocraties et les dérives d’une presse pouvant en un clin d’œil devenir irresponsable (le titre fait référence à la formule par laquelle les journalistes se dédouanent) ou celles de services excessivement suspicieux, capables de harceler des innocents en espérant qu’ils deviennent coupables. Il paraît que ça peut arriver.

Notre destinée est de porter la vengeance divine dans le cœur perverti des infidèles

La sortie en 1988 de Die Hard, réalisé par John Mc Tiernan, marque une évolution notable du cinéma de divertissement, après plusieurs années de films d’action militaristes, revanchards et à la réalisation souvent bâclée. McTiernan, qui n’est déjà plus un débutant, associe en effet trois genres dont on se demande pourquoi ils n’avaient pas déjà convergé : le survival movie (ou comment le héros va essayer d’échapper à des gars très méchants), le film d’action (ou comment le héros ne va pas se laisser faire et va au contraire flinguer méthodiquement les gars susnommés) et le film catastrophe (ou comment le héros va, ce faisant, ravager l’environnement – si possible fermé – dans lequel se déroule le récit).

Die Hard, gigantesque succès commercial, ne pouvait laisser les grands studios indifférents, et plusieurs projets émergent rapidement. Dès 1990, une suite, Die Hard 2, est donnée au film, en reprenant les mêmes éléments : John McClane, le type qui vous ruine un complot international en marcel et n’est jamais là où il le faudrait (ou toujours, question de point de vue), affronte des gars encore plus méchants que ceux du Nakatomi Plazza, cette fois dans un aéroport. Il est aidé par les rares bonnes volontés du coin, il a raison avant tout le monde et il n’est pas sympa avec la presse (tout comme son épouse, décidément rancunière). Bref, encore une soirée tranquille. La formule évoluera en 1995 avec la suite de la suite, mais de façon moins convaincante.

Die Hard 3, ça commence à être du réchauffé
Die Hard 3, ça commence à être du réchauffé

En 1992, l’idée de faire dérailler une opération minutieusement préparée grâce à un empêcheur de tourner en rond aboutit à Under Siege, une superproduction réalisée par Andrew Davis mettant en scène le toujours souriant Steven Seagal. Pas d’aéroport ou de gratte-ciel, mais un cuirassé, l’USS Missouri, pris en otage par des gars vraiment méchants, mais décimés sans effort par le maître coq du bord qui n’est autre, pas de chance les mecs, qu’une légende des forces spéciales. La tuile.

Le film, pas déplaisant, reprend sans effort les ingrédients de John McTiernan : un lieu fermé complexe, aux multiples recoins, un héros qui trouve utile de se mêler de l’affaire, des terroristes hauts en couleur dont les motivations sont financières et pas politiques (ce qui, d’ailleurs, fait que ce ne sont pas terroristes) et un peu d’humour qui nous rappelle que tout cela n’est pas sérieux. En 1995, une suite plus que dispensable est donnée à Under Siege sous le titre d’Under Siege 2 : Dark Territory, un navet dont l’action se situe dans un train et dont Steven Seagal, plus monolithique que jamais, reprend le contrôle d’une seule main et sans jamais transpirer ou même lever un sourcil.

Cette suite d’Under Siege est évidemment navrante, et elle marque le début de la fin de la carrière (qui n’aurait même jamais dû commencer) de Seagal au cinéma. Pourtant, l’année suivante, notre homme inscrit son nom au générique d’une production étonnante : Ultime décision, et c’est sans doute parce qu’il n’apparaît qu’une vingtaine de minutes à l’écran qu’il s’agit de son meilleur film

Ultime décision est une œuvre distrayante, réalisé par Stuart Baird, un monteur renommé ayant déjà travaillé sur Die Hard 2 (tiens tiens) ou Outland (1981, le film culte de Peter Hyams) et que l’on retrouvera dans l’équipe de Casino Royale, le meilleur Bond de toute la franchise réalisé en 2006 par Martin Campbell.

Outland  Casino Royale

Baird n’est certes pas un bon cinéaste, mais c’est un technicien expérimenté, et Ultime décision est à cet égard une série B honnêtement bâtie. Le film se distingue cependant du tout venant par une série de caractéristiques méritant le détour. Le scénario lui-même développe le concept de l’opération spéciale dans un lieu clos : un commando US tente de reprendre le contrôle en plein vol d’un long courrier détourné par des terroristes. Ceux-ci réclament la libération de leur chef, détenu par les Etats-Unis, mais projettent en réalité de faire s’écraser l’appareil, dans lequel ils ont placé une bombe chimique.

Ultime décision prise à la fin en dernier recours
Ultime décision prise à la fin en dernier recours

Puisqu’on s’est déjà entretué dans un immeuble, dans un aéroport et dans un train, pourquoi, en effet, ne pas faire ça dans un avion de ligne ? Et pour pimenter tout cela, autant le faire en plein vol, ce qui permettra de s’offrir une séance d’abordage à 10.000 mètres d’altitude. Ici, que ce soit voulu ou non par les scénaristes, il est difficile de ne pas penser au détournement du vol AF 8969 par le GIA sur l’aéroport d’Alger, le 24 décembre 1994, et l’assaut lancé à Marignane, deux jours plus tard, par le GIGN. Les plus informés noteront que les hommes du GIA envisageaient de précipiter l’Airbus sur Paris, et ils penseront également au projet voisin d’AQPA déjoué en 2010. L’idée, à défaut d’être le moins du monde crédible, promet quelques moments intéressants, et le film, en particulier, prend le temps de nous expliquer que le président, si l’opération de sauvetage échoue, devra ordonner la destruction en vol du Boeing (belles images de F-14 de la VF-84, en passant), avec des conséquences politiques désastreuses.

Première originalité du film, le personnage de Steven Seagal, monolithique officier supérieur, disparaît rapidement, laissant ses hommes à bord du Boeing. Ceux-ci ne sont cependant pas seuls puisqu’un analyste travaillant pour les SR les accompagne, contraint et forcé. Là encore, la référence est transparente, et on pense naturellement aux débuts au cinéma de Jack Ryan, le personnage mythique de Tom Clancy, vu dès 1988 dans The Hunt for Red October, un film de John McTiernan (re tiens tiens) dans lequel, malgré ses réticences, il doit aborder un SNLE en plongée (re re tiens tiens), et où il finit par abattre un gars très méchant (re re re tiens tiens) dans une environnement pour le moins complexe (la salle des missiles). On pourra aussi relever que le film s’achève par une chanson de Frank Sinatra, alors que les deux premiers Die Hard se concluaient sur le Let it snow ! de Vaugn Monroe. Après les rafales, le crooner.

Mais, ils sont en train de parler de moi !
Mais, ils sont en train de parler de moi !
On en a parlé au Président, et il a dit "ça craint"
On en a parlé au Président, et il a dit « ça craint »

Avoir fait de Kurt Russell, acteur fétiche de John Carpenter (Elvis, 1979 ; Escape from New York, 1981 ; The Thing, 1982 ; Big Trouble in Little China, 1986 ; Escape from L.A, 1996), spécialisé dans les rôles de durs, un universitaire engagé dans une audacieuse opération de combat en plein ciel fait partie des bonnes idées du film. Il est ainsi difficile de ne pas sourire en contemplant Casey Ryback sermonner Snake Plissken. S’il savait…

Croyez-moi, mon petit gars, ça va être chaud
Croyez-moi, mon petit gars, ça va être chaud

Production ambitieuse, Executive Decision bénéficie d’une distribution respectable associant seconds rôles confirmés et nouveaux venus. On reconnaît ainsi Halle Berry, Joe Morton (Terminator II), John Leguizamo (L’Impasse), Oliver Platt (Un Flic dans la Mafia), Andreas Katsulas (Le Fugitif), Charles Hallahan, B.D Wong (Jurassic Park), Whip Hubley (Top Gun) et, évidemment, dans le rôle du chef très méchant des méchants, David « Hercule Poirot » Suchet. Les plus attentifs auront par ailleurs remarqué que l’artificier ayant conçu la bombe embarquée est une saloperie de renégat Français au prénom composé, comme de juste : Jean-Paul Demou…

Les petites cellules grises
Les petites cellules grises
Encore un mot et je la bute
Encore un mot et je la bute

Œuvre de divertissement sans ambition politique ou artistique, le film frappe, enfin, par les ressorts dramatiques qu’il pose, presque par inadvertance. Les terroristes, au discours religieux mais qu’on a du mal à situer (Hezbollah ? Palestiniens ? Jihadistes ? Les scénaristes n’en savent rien), ont décidé de s’en prendre aux Etats-Unis à la suite d’une opération secrète menée contre eux. Ce sera le point de départ, deux ans plus tard, du monument d’Edward Zwick The Siege, toujours inégalé. Il montre également un attentat-suicide à Londres réalisé par un groupe aux ramifications manifestement internationales. Pour un navet de luxe, ça n’est pas si mal, d’autant que le ton général du film n’est pas à la rigolade façon McClane. Bref, au cœur du mois d’août, c’est mauvais mais ça se regarde.

Tout ça ne serait pas arrivé si on avait soutenu la Syrie, notre rempart contre le terrorisme
Tout ça ne serait pas arrivé si on avait soutenu la Syrie, notre rempart contre le terrorisme

How do you shoot the devil in the back? What if you miss?

Sorti en 1995, le deuxième film de Bryan Singer, The Usual Suspects, reste, plus de vingt ans après, un monument de maîtrise cinématographique. Œuvre à l’habileté perverse, imitée ou devenue source d’inspiration, il se revoit avec plaisir tant le scénario de Christopher McQuarrie (qui lui vaudra un Oscar en 1996) est admirablement mis en scène. La musique de John Ottman, envoûtante et inquiétante, participe de la réussite exceptionnelle de l’entreprise, mais c’est bien le récit, plus que les images, qui séduit. Le film est d’autant plus marquant qu’il a, dès sa sortie, inscrit son personnage principal, Keyser Söze, omniprésent mais invisible (pré-alerte spoiler), parmi les méchants les plus fascinants de l’histoire du cinéma, un homme dont la seule mention fait frémir les plus aguerris des malfrats.

Authentique film de gangsters, où on fait mine de pratiquer un code de l’honneur tout en s’entretuant après s’être soupçonné du pire, The Usual Suspects frappe d’abord par la qualité de son interprétation. Singer a ainsi la chance de diriger un casting de choix, dans lequel on trouve évidemment Kevin Spacey (Oscar du meilleur second rôle) et Gabriel Byrne, mais aussi Chazz Palminteri, Pete Postlethwaite, Kevin Pollack, Benicio Del Toro, Stephen Baldwin, Dan Hedaya, et Giancarlo Esposito (qui n’a pas encore fondé sa chaîne de restauration rapide – je me comprends). Tous parfaits, ces acteurs font de chaque scène des moments forts, et le film est ainsi d’une remarquable intensité. Celle-ci est encore accrue par la structure de la narration, alternant le récit que fait Verbal à l’agent Kujan de toute l’histoire et les scènes à l’hôpital, jusqu’à construire une véritable course contre la montre dont on ne perçoit l’enjeu que dans les derniers instants.

Spoiler Alert Spoiler Alert Spoiler Alert

C’est que The Usual Suspects n’est pas seulement un film sur des criminels. C’est aussi, et peut-être d’abord, le récit de la plus extraordinaire opération d’infiltration jamais montrée par le cinéma, une mission d’une audace extrême réalisée par un génie criminel d’exception digne du Moriarty de Sir Arthur Conan Doyle ou du Joker de Christopher Nolan. Ce n’est pas sans raison que Keyser Söze est instantanément devenu une légende parmi les cinéphiles.

Le film de Bryan Singer, mis dans l’ordre, raconte la façon dont le chef d’une organisation secrète, grand ordonnateur de dizaines d’activités illégales, caché derrière de multiples paravents, décide de monter une équipe de tueurs afin d’éliminer le seul témoin pouvant l’identifier. Organisateur d’une manipulation complexe dont les ramifications échappent aux différents services de sécurité (LAPD, Douanes, FBI), il intègre lui-même, sous une fausse identité, le commando qu’il organise afin de l’orienter de l’intérieur. Aux premières loges de l’action, il influence ainsi ses partenaires jusqu’à la mission finale, au cours de laquelle, une fois le témoin gênant éliminé, il les liquide. Entendu par la police, il joue ensuite un extraordinaire numéro de petit escroc apeuré, sans cesse au bord du gouffre, profitant des certitudes de son interlocuteur, qu’il flatte et dont il joue. Le film ne raconte en réalité, presque en temps réel, que l’audition de Verbal/Söze, lui-même servant à Kujan ce qu’il veut entendre. La scène finale reste, à ce jour, un des dénouements les plus extraordinaires du cinéma, et il est fascinant de la voir, en quelques minutes, donner naissance à un mythe indépassable.

Le cinéma raconte souvent des histoire de taupes, d’indics, ou d’espions infiltrés, envoyés en mission pour leur camp. The Usual Suspects nous montre un immense professionnel, esprit méthodique, attentif à chaque détail, capable de tirer un nombre sidérant de ficelles depuis le groupe qu’il a créé. Le jeu en vaut la chandelle, mais la prise de risques, alors qu’il est entouré de meurtriers froids, est sans égale. Keyzer Söze est ici à la fois l’espion et le service qui le dirige, et il organise tout depuis le terrain, adaptant sans cesse son dispositif à ses partenaires, les influençant de façon imperceptible. Et, de façon magistrale, il utilise les obsessions de Kujan pour se défausser sur Keaton, le séduisant flic pourri passé du mauvais côté de la loi.

Spoiler Spoiler bis

Le film, parfait, se laisse revoir encore et encore, car le cinéaste et son scénariste ont laissé, bien plus subtilement que dans Le Sixième sens (1999, M. Night Shyamalan, avec Bruce Willis et Haley Joel Osment) de petits indices, une demi-seconde sur un regard par ci, un geste par là. Et une fois le dénouement connu, on ne peut que reprendre le film pour étudier la manœuvre de Söze et admirer la maestria de son auteur.

Usual Suspects Pas spoiler

And like that, he’s gone.

Le renseignement au cinéma : les conseillers du directeur

Vous regardez votre chef avec inquiétude. Il relit votre papier, consulte les pièces de base, semble méditer un instant (Le week-end déjà loin ? L’interro de maths de la petite ? Y aura-t-il de la tartiflette à la cantine ?), et il vous lance finalement « Il va falloir que tu fasses valider ça par le conseiller du directeur ». Vous acquiescez respectueusement (une habitude que vous allez perdre avec le temps) et vous retournez dans votre bureau. Là, votre binôme, plus ancien que vous de quelques mois, ricane (une habitude que vous allez rapidement prendre) en apprenant la nouvelle et vous apprend que le conseiller du directeur est une vieille gloire du Service, objet de rumeurs contradictoires et auréolé d’une réputation sulfureuse. C’est sans doute un dinosaure, mais ce qu’on dit de lui en fait plus un tyrannosaure encore vert qu’un placide diplodocus. On verra.

Vous vous aventurez dans les couloirs de l’état-major, une zone exotique aux couloirs neufs – à défaut d’être élégants – peuplée de gens affairés et sombres, aux fonctions floues, probablement complexes et sans nul doute prestigieuses. Parce que c’est quand même votre métier (de trouver des trucs importants et cachés), vous finissez par dégotter le bureau du conseiller. Pas le moment de se dégonfler, il faut y aller.

Une fois dans la place, l’homme se révèle affable, presque attentionné pour la jeune recrue que vous êtes. Ni lui ni vous ne savez évidemment que vos rapports se rafraichiront en 2001, et l’entretien est à la fois court et dense. En quelques phrases, il vous fait bénéficier d’une grille de lecture donnant un tout autre relief aux dossiers que vous lisez inlassablement depuis des semaines. Il fait ce métier depuis si longtemps qu’il terminait sans doute sa première mission quand vous entriez à l’école primaire, et votre âme d’historien vous susurre qu’il faudrait lui faire raconter sa vie, à l’occasion. Après quelques minutes, vous ressortez de son antre avec le sentiment d’avoir été initié. A quoi, vous ne le savez pas encore, mais il se confirme que l’administration que vous rêviez d’intégrer va combler le chroniqueur que vous êtes, pour le meilleur et pour le pire.

Des conseillers, des vieux sages, le Service va progressivement en perdre au fur et à mesure que les vétérans prendront leur retraite. Certains étaient des puits de science, des personnalités attachantes, toujours disposées à vous transmettre leur savoir et à vous aider, ou des animaux politiques, toujours à intriguer, aussi à l’aise dans une rue de Beyrouth qu’à l’Elysée. D’autres, gloires fanées, ruineront des cellules de crise à coups de théories conspirationnistes et d’obsessions nauséabondes. D’autres encore, partis si soudainement qu’on parlera même, en haut lieu, de quasi abandon de poste, pollueront les débats de leurs souvenirs falsifiés. Tous, héritiers d’une histoire qui reste à écrire loin des coups éditoriaux, mériteraient d’être longuement entendus. En attendant, plus personne ne vient en boubou en cellule de crise, on ne discerne pas l’ombre de la CIA derrière chaque prise d’otages à Mindanao, et non, la Syrie n’est pas un partenaire fiable. Mais il manque sans doute leur expérience. Ou pas.

Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, de Stanley Kubrick (1964)

Le renseignement au cinéma : ab irato

J’ai, de notoriété publique, un caractère de chien. Si vous l’associez à mon insupportable arrogance et à l’amour immodéré que je porte à l’ironie et au mauvais esprit, vous avez une idée assez juste de l’imbuvable garnement que je persiste à être.

Des quelques colères homériques dont j’ai pu me rendre coupable quand j’étais fonctionnaire, et qui m’ont parfois coûté cher, aucune, avec le recul, ne me semble, cependant, injustifiée. Excessives, insupportables, déplacées, elles le furent toutes, évidemment, conformes à ce qu’en écrivit Horace, mais les motifs profonds de ces emportements, dix ans plus tard, suscitent encore de fugaces bouffées d’exaspération : telle responsable, brisée par une vie personnelle en miettes, mais maintenue à son poste par une hiérarchie plus habile à manipuler dans les couloirs qu’à recruter des sources. Tel chef de poste malhonnête, que ses chefs savent coupable de détournements de fonds, mais laissé impuni pour des raisons politiques. Telle légende du renseignement opérationnel, conjoint violent, harceleur, confondu par les plus hautes autorités mais finalement épargné. Telle décision absurde, prise contre l’avis des spécialistes pour complaire à un vieux gourou incompétent, et sur laquelle on ne revient que trop tard – en clair, après les attentats.

La colère, dont on dit qu’elle est mauvaise conseillère, est sans doute un signe de bonne santé morale, mais elle est d’autant plus néfaste que les métiers du renseignement demandent plutôt du calme, de la patience. L’énergie née des défaites, des injustices, des défis, devrait s’exprimer autrement que par des cris, mais je ne blâme pas ceux qui, de temps à autre, vocifèrent devant un nouvel échec. La colère, à mes yeux, démontre la volonté de riposter, de ne pas capituler, et elle révèle un tempérament insoumis dans un milieu qui, signe des temps, favorise les profils lisses, la prudence teintée de lâcheté, et qui juge que l’ennemi est plus souvent dans le bureau d’en face qu’à Raqqa.

La colère, donc, bref moment de folie, conduit à des erreurs, mais elle peut aussi nourrir un juste sentiment de revanche, initier la détermination réfléchie dont nos dirigeants semblent tant manquer. Entre des décisions creuses mais énoncées d’une voix blanche, et les accès d’autoritarisme puéril, il nous manque, sans le moindre doute, le calme menaçant des chefs. Il est d’ailleurs permis de penser qu’il va nous manquer encore longtemps.

The Untouchables, de Brian De Palma (1987)

Le renseignement au cinéma : bénéficier de la sagesse de ses anciens

« Al Qaïda n’existe pas. Démontez la section. »

« Tout ça, ce sont des voleurs de poules. Aucun véritable danger. »

« Vous ne connaissez rien à l’Afrique, vous voulez juste nous piquer nos dossiers. »

« Les révolutions arabes marquent l’échec du jihadisme. »

« Tout ça s’arrêtera lorsque la Palestine sera un Etat. »

« Boko Haram ne frappera pas en dehors du Nigeria »

« AQMI sera balayée en une semaine. »

« L’islam confrérique est le meilleur antidote contre le jihad. »

« Vous vous trompez, la vraie menace, ce sont les Frères musulmans. »

« Le terrorisme au Mali est résiduel. »

« Les services tchadiens sont très efficaces. »

« Arrêtez de perdre votre temps avec vos histoires d’ONG prosélytes. »

« Il n’y a plus de menace en Europe. On va pouvoir passer à autre chose. »

« C’est encore un coup du DRS. »

« La CIA a créé Al Qaïda. »

« Ils n’ont aucun projet politique. »

« L’armée égyptienne va régler le problème facilement. »

« La méthode russe dans le Caucase a marché. Regardez, tout y est calme. »

« Vous n’avez pas besoin de renforts. »

« Vous auriez un plan de Kaboul ? On part dans trois heures. »

« Envoyer le SA ? Mais, c’est que ça a l’air dangereux, là-bas ! »

« Mohamed Merah était un loup solitaire. »

« Ils sont drogués. Comment, sinon, expliquer cette violence aveugle ? »

« L’islamisme radical est une invention colonialiste. »

« Rendez-vous compte, un jihadiste qui tente de tuer des policiers, on n’avait jamais vu ça ! Comment le prévoir ? »

« Y a pas de failles »

The Whole Nine Yards, de Jonathan Lynn (2000)

Ce ne sont pas vraiment vos affaires, n’est-ce pas, Potter ?

Disparu le 14 janvier dernier, dans les premiers jours d’une année qui paraît déjà interminable, Alan Rickman était bien connu pour ses rôles de méchant cabotin, faux terroriste et vrai malfrat, dans le monumental Die Hard (1988, John McTiernan), son interprétation du sheriff de Nottingham en roue libre dans le navrant Robin des Bois, Prince des voleurs (1990, Kevin Reynolds), ou du délicieux colonel Brandon dans le remarquable Raison et sentiments (1995, Ang Lee), ou, entre autres, du touchant Harry dans le très (trop ?) sucré Love actually (2003, Richard Curtis). Mais Alan Rickman, homme de théâtre tout autant que de cinéma, était surtout adulé pour avoir donné ses traits au professeur Severus Rogue dans les adaptations des romans de J.K Rowling consacrés à Harry Potter.

Ce cher Hans, toujours impeccable
Ce cher Hans, toujours impeccable
Un sheriff échevelé
Un sheriff échevelé

Visage blafard, cheveux gras et œil torve, Rickman s’était métamorphosé pour incarner le parfaitement antipathique professeur Rogue de la saga, et c’est donc pendant huit films qu’il fut l’adversaire quotidien du jeune magicien et de ses condisciples de la maison Gryffondor. Odieux, injuste, arrogant, violent, méchant à la limite de la perversité, Severus Rogue a été l’homme que des dizaines de millions de lecteurs puis de spectateurs ont adoré détester. Rien ne semblait pouvoir le racheter jusqu’à ce qu’il soit révélé qu’il était, en réalité, un agent double agissant au plus haut niveau de l’organisation ennemie, au service de celui que les lâches n’osaient pas nommer.

Un professeur sévère, mais sévère
Un professeur sévère, mais sévère

Récits d’initiation, romans d’aventures puis films d’action, les sept épisodes de la série fantastique décrivent aussi une magistrale opération de renseignement, au cours de laquelle un maître-espion, le professeur Dumbledore, manipule un agent double, homme de l’ennemi ayant changé de camp et navigant dans des eaux de plus en plus dangereuses. Traître ou héros infiltré, Rogue donne ainsi une leçon de double-jeu en agissant au sein des réseaux de Voldemort, et J.K Rowling décrit parfaitement une opération de longue haleine, d’autant plus complexe et dangereuse que les enjeux en sont écrasants.

Opération secrète s’il en est, la présence de Rogue auprès du Seigneur des ténèbres n’est initialement connue que de Dumbledore, selon la bonne vieille règle du cloisonnement. Même après avoir été informé de l’opération, Potter reste suspicieux à l’égard de celui qui n’a cessé de s’en prendre à lui depuis son arrivée à Poudlard et qui, de surcroît, protège éhontément Drago Malefoy, une des plus belles têtes-à-claques de l’histoire de la littérature pour adolescent.

Comme tout infiltré agissant au plus haut niveau d’une organisation ennemie, Rogue est, en effet, un homme d’une rigueur pointilleuse, se méfiant de ses adversaires comme de ses alliés. D’une extrême prudence, il doit veiller à ne jamais attirer l’attention par une quelconque ambiguïté, et sa loyauté apparente va donc à ceux qu’il combat en réalité. Témoins de ses seuls agissements publics, Potter et ses amis, par ailleurs influencés par leur vie quotidienne, ne perçoivent naturellement pas la manœuvre, et c’est sans doute le mieux puisque leur défiance à l’égard de Rogue est, aux yeux de l’ennemi, un élément le crédibilisant. La manœuvre est ainsi à deux niveaux : tout en prouvant régulièrement à Voldemort son dévouement, Rogue joue contre lui mais sur le très long terme. L’histoire des opérations de ce type enseigne que plus la source est haut placée plus elle doit être manipulée avec la plus extrême prudence, et avec une non moins exigeante parcimonie. Elle est ainsi très rarement utilisée pour une action directe, et doit faire preuve d’une grande autonomie afin de consolider sa position sans pouvoir en référer à ses traitants. Le professeur Rogue, infiltré au sommet de la structure adverse, doit donc régulièrement jouer contre son camp sur un plan tactique pour préserver la menée stratégique, jusqu’à aux dramatiques derniers moments de la saga (spoiler alert dans la spoiler alert). Il protège Harry en donnant l’impression du contraire et informe Dumbledore de l’essentiel, avec mille précautions.

Surtout, ne pas gaffer
Surtout, ne pas gaffer

S’étirant sur huit films à la qualité croissante, la série Harry Potter, faite d’amours adolescentes, de magie, de blagues potaches et de créatures effrayantes, et peuplée de méchants qui font déjà date, comme Bellatrix Lestrange, contient aussi, à sa façon, une belle opération d’espionnage et de manipulation. Si on peut douter de l’intérêt de la substituer à la projection des Patriotes (1994, Eric Rochant), il n’est pas interdit de la revoir sous le seul angle du renseignement, avant de faire entrer le professeur Rogue au panthéon des plus grands agents doubles de l’histoire du cinéma. Nous devons bien ça à Alan Rickman.

Alan Rickman n'était pas que le père Sévère
Alan Rickman n’était pas que le père Sévère

Et je dédie ce post à Attila.

Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles

On m’a fait l’honneur, récemment, de parler en public du renseignement au cinéma. La mission n’était pas facile, et je me suis efforcé de décrire à grands traits ce qu’on montre de ces métiers sur les écrans, de ce qu’on peut en penser, de ce qu’on ne voit pas, et de ce que ça dit de notre cinéma, de nos sociétés et du monde. Parmi les quelques points que j’ai présentés, un me tenait particulièrement à cœur. On peut ainsi apprendre beaucoup de l’espionnage, du renseignement, de la manipulation en regardant des films qui, de prime abord, ne traitent pas de ces sujets. Qu’on pense, par exemple à La Prisonnière espagnole (1997, David Mamet), qui traite d’espionnage industriel, ou de Kiss of Death (1995, Barbet Schroeder, d’après le film d’Henry Hathaway sorti en 1947), qui nous décrit une infiltration dans le monde de la pègre, ou des très grands films consacrés au journalisme d’investigation (Les Hommes du président, d’Alan J. Pakula, en 1976 ; Mille milliards de dollars, de Henri Verneuil, en 1982 ; Spotlight, de Tom McCarthy, en 2015), sans parler de la monumentale trilogie Millenium, d’après Stieg Larsson intégralement adaptée à la télévision en 2010, et à laquelle David Fincher s’est attaqué en 2011 avec le brio qu’on lui connaît.

Millenium

On trouve nombre de mentions des activités des services de renseignement dans le cinéma de guerre, qu’il s’agisse de montrer une opération spéciale (Les Canons de Navarone, de J. Lee Thompson, en 1961 ; Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, en 1979 ;  Zero Dark Thirty, de Kathryn Bigelow, en 2012), de concevoir une offensive (Un Pont trop loin, de Richard Attenborough, en 1977) ou de se préparer au pire (Pearl Harbor, de Michael Bay, en 2001). Il est ainsi possible de revoir des films, chefs d’œuvre ou séries B, à cette seule aune. Il va de soi que la chose est moins pénible quand le film est un classique parmi les classiques, et c’est le cas de L’Armée des ombres, de Jean-Pierre Melville, d’après le roman éponyme de Joseph Kessel, écrit à Londres en 1943 et d’abord publié à Alger.

L'Armée des ombres

Tourné par un cinéaste au sommet de son art, et dont l’influence n’a cessé de croître depuis, L’Armée des ombres n’a pas pris une ride malgré le parti-pris esthétique de son réalisateur. On y parle peu, on ne s’y perd pas en vaines palabres ou en grands discours enflammés, et les images, d’un classicisme extrême, révèlent autant que les dialogues. La première scène, avant même le générique, nous montre des soldats allemands défilant sur les Champs-Elysées, l’Arc de triomphe dans leur dos. En quelques instants, l’humiliation et l’occupation d’un pays vaincu en deux mois sont rappelées au spectateur. Sorti en 1969, le film a d’ailleurs pu être interprété comme un hommage au général De Gaulle, mais cette analyse, pertinente, ne doit pas faire oublier que le récit, qui ne montre que brièvement l’homme de Londres, se concentre sur les résistants de l’intérieur, ceux qui loin des calculs stratégiques, des manœuvres diplomatiques et militaires, ne sont occupés qu’à combattre quotidiennement l’occupant. Personne ne se dit gaulliste, et on ne parle guère politique tout au long des 139 minutes du film.

Plus qu’une ode au Général, le film – et le roman avant lui – est d’abord le portrait d’une poignée de femmes et d’hommes d’exception qui, sans emphase, luttent et risquent leur vie. La résistance n’y est jamais verbalisée, explicitée, et les personnages mis en scène accomplissent ce qu’ils estiment être leur devoir le plus sacré. Très écrits, les dialogues frappent par leur sobriété, encore accrue par la minéralité du jeu des acteurs. On se souvient, en effet, que Melville a signé des œuvres extraordinaires, comme Le Samouraï (1967), et qu’on a vu chez le Michael Mann de Heat (1995), de Collateral (2004) ou de Miami Vice (2006) son héritier le plus naturel. Chez Melville, on ne s’agite pas, et les hystériques ne vivent pas longtemps.

Heat

Ce parti-pris est servi par des acteurs tous admirables, à commencer par Lino Ventura qui, loin des réjouissants rôles de pitres à grosses paluches chers à Georges Lautner, montre l’étendue de son talent. Solide, un petit sourire ironique souvent au coin des lèvres, il incarne les certitudes d’un homme de devoir, intellectuel devenu homme d’action au nom de la cause sacrée de la liberté. Il trouve en Simone Signoret son alter-ego, femme d’une audace et d’une volonté inouïes (la scène de l’évasion ratée de Felix est à cet égard glaçante), et les deux personnages s’avèrent être devenus des techniciens de haut-vol sous la pression des événements.

L'Armée des Ombres

L’Armée des ombres, en effet, nous raconte, pour paraphraser Michel Goya, comment des citoyens ordinaires en viennent à faire des choses extraordinaires, et parfois terribles. « Je ne croyais pas qu’on pouvait le faire », lâche ainsi une jeune recrue après l’assassinat d’un traître. Professionnels de l’action clandestine, traqués par un ennemi infiniment plus puissant, ils affrontent à la fois l’armée du Reich et la Milice et doivent se défier en permanence des trahisons ou des renseignements obtenus sous la tortures par la Gestapo. Dans le film, les héros tuent ainsi autant de Français que de soldats allemands, et leurs deux victimes françaises ne sont autres que d’anciens camarades de combat. La leçon est amère et rappelle que face aux résistants on trouve des collaborateurs, pas moins – hélas – convaincus de la justesse de leur cause et de la nécessité de la défendre. Nullement ambigu, le film ne cache rien de la complexité de la situation et de la pression qui s’exerce sur ceux qui ont choisi de résister : codes, cloisonnement, filatures, urgences, malchance, esprit d’initiative, rien n’est oublié pour montrer que l’honneur d’une nation ne tient parfois qu’à une poignée d’individus, différents, fragiles mais capables de surmonter leurs préventions pour se surpasser. On a rarement aussi bien montré la solitude ou la peur de membres d’une organisation secrète agissant en territoire ennemi – et pourtant dans leur propre pays. Les ombres de Kessel et de Melville ne sont pas tant des résistants que des vaincus dont le combat, admirable, est plus mené par principe que pour une victoire inaccessible sans l’aide des Alliés. Ces ombres, pourchassées, déracinées, promises à mille tourments en cas de capture, évoquent celles qu’évoquera James Welch dans son extraordinaire roman Comme des Ombres sur la terre (Fools Crow, 1986) décrivant l’errance des Indiens Blackfeet au Montana en 1970.

Comme des ombres sur la terre

Film éminemment politique, L’Armée des ombres est donc aussi un film noir, aux décors soignés (il manque un tableau sur le mur du Majestic, indice du pillage de la France vaincue), aux ambiances oppressantes (la planque de Ventura, le stand de tir de Balard – que l’on verra aussi dans la pochade de Jean-Marie Poiré Papy fait de la résistance, en 1983) et aux seconds rôles d’une exceptionnelle qualité : Jean-Pierre Cassel, Serge Reggiani, Paul Crauchet, Christian Barbier, Claude Mann, et l’immense Paul Meurisse. Surtout, Melville a le privilège de diriger André Dewavrin dans son propre rôle, celui du colonel Passy, véritable légende du renseignement français, fondateur du BCRA, dont les mémoires devraient figurer dans toutes les bibliothèques – et qui sont à l’origine de bien des vocations.

L'Armée des ombres

Sans concession, mettant en avant la nécessité de mesures extrêmes au nom d’une lutte à nulle autre pareille, le film constitue l’adaptation parfaite du roman de Joseph Kessel. Près de cinquante ans après sa sortie, il reste d’une exceptionnelle finesse et montre la force de ceux qui luttent. A ce titre, il pose aussi la question, qui ne cesse de hanter : serions-nous capables d’un tel courage, d’un tel dévouement, d’un tel engagement ?

 

Le renseignement au cinéma : débarquer en force chez un suspect

Débarouler chez un témoin, voire un suspect, et tomber sur une cellule de malfaisants peut arriver à tout service de police qui se respecte, et il faut donc se tenir prêt. On a vu à Bruxelles il y a déjà trois semaines, et à Toulouse il y a quatre ans, que vérifier les issues secondaires n’était jamais sans intérêt, et qu’avoir reconnu les lieux d’une intervention pouvait sauver des vies.

Les questions à se poser ne sont pas si nombreuses, et plutôt simples : Après qui courons-nous ? Sont-ils dangereux ? Et d’ailleurs, combien sont-ils ? Sont-ils armés ? Que faisons-nous si ça dégénère ? Des renforts sont-ils prévenus ? Avons-nous reconnu les lieux ? Et le quartier ? Et les itinéraires de fuite des suspects ? Bref, ça n’a rien d’anodin, ça peut être très dangereux, mais ça n’est pas non plus l’agrégation de philosophie ou une opération de chirurgie réparatrice.

Dans certains cas, évidemment, quand la piste suivie est brûlante et que le temps joue contre vous, il peut arriver qu’on ne s’embarrasse pas de certaines procédures, et même qu’on oublie de se demander où on vient de mettre les pieds. Au cinéma, cela peut donner des scènes d’action virtuoses ou des fusillades spectaculaires, mais il arrive aussi qu’on rigole franchement. Dans la réalité, hélas, les rires sont plus rares, surtout ces temps-ci, alors profitons-en.

Papy fait de la résistance, de Jean-Marie Poiré (1983)