« I’m gonna watch you bleed » (« Welcome to the jungle », Guns N’ Roses)

Je suis un esprit simple, du genre à préférer un blues du Delta à un spectacle de danse contemporaine et à ne pas tomber en pamoison dès qu’on me colle sous le nez une bouteille de Château Picole 1976.

Bref, j’ai tendance à raisonner sur des faits et des données et à ne pas me rouler par terre à tout bout de champ. De plus, je suis du genre contemplatif, je ne me jette dans la bagarre qu’après avoir pris du plaisir à observer l’empoignade, et je suis donc sensible à mon environnement – sans doute aussi une question de formation. Par exemple, depuis quelques semaines, je suis frappé par le silence de nos orientalistes, vous savez, les gars de Sciences Po qui défaillaient de bonheur sur les plateaux de télévision en tirant, un peu hâtivement, des conclusions générales sur les révolutions arabes.

On en a entendu, des foutaises, cet été et jusqu’au début de l’automne. Défaite des islamistes, échec historique d’Al Qaïda, etc., etc. Et puis là, sans raison, le silence, presque inquiétant. On n’entend plus parler de la promotion de livres écrits entre deux avions, de réflexions émues sur la beauté des révolutions arabes, sur la modernité en marche sur les rives de la mare nostrum ou le rôle d’Internet.

Evidemment, je pourrais me moquer, mais ça n’est pas mon genre. Après tout, nos amis ont cru au matin, comme Pierre Daix, mais ils n’ont pas eu le courage ou la lucidité de reconnaître leurs errements.

Reste le très intéressant article d’Alain Frachon (Le Monde daté du 9 décembre 2011) intitulé Le « printemps arabe », les islamistes et les autres. Intéressant, il l’est d’abord pour son exposition, claire, des événements en cours, et gageons qu’il a fait l’éducation des lecteurs qui ont pris le temps de s’attarder sur lui. Intéressant, il l’est aussi pour ce qu’il ne dit pas ou pour quelques remarques qui, avouons-le, sont bien décevantes.

A la lecture de M. Frachon, on apprend ainsi que « le pouvoir se prend à l’ancienne, avec des partis de militants bien organisés ». Au-delà de la puissance de ce constat inédit, le choc est évidemment rude pour ceux qui répètent depuis l’hiver dernier que tout va bien se passer. Pour ma part, et avec ma modeste audience et mon vocabulaire limité, j’avais osé écrire, comme quelques autres, ici par exemple, que le fait que les Frères musulmans aient raté le départ du train n’allaient évidemment pas les empêcher de monter à la station suivante. Dans l’enthousiasme général, de tels propos n’avaient que peu de chances de susciter des réactions, mais au moins avions-nous pu, sur nos blogs, nous élever contre l’angélisme aveugle de nos élites.

De même lit-on que « la déroute des laïques égyptiens était imprévisible ». Nous n’avons manifestement pas eu accès aux mêmes données puisque tous les commentateurs un tant soit peu sérieux écrivaient, depuis le printemps, que la myriade de partis politiques nés de la révolution égyptienne – plus de quarante – allait, naturellement, fragiliser le camp des progressistes – sans parler de l’amateurisme de leurs membres et du manque de moyens financiers. Qu’ils soient soutenus par l’Arabie saoudite ou le Qatar, les islamistes égyptiens ne sont, en effet, pas pauvres et leur culture politique leur a permis de mener campagne efficacement. Ce constat, simple, a conduit, comme je l’ai écrit plus haut, à prédire, sans risque de se tromper, la récupération de la révolution par les religieux.

Raisonner sur ses convictions et non sur les faits aboutit nécessairement à des erreurs, la rigueur remplaçant utilement le talent. M. Filiu, pourtant auteur de quelques pages de valeur sur le jihadisme, a ainsi, semble-t-il, explosé en vol à l’occasion de ce printemps arabe. Cité par M. Frachon, il affirme que « les salafistes ont compris que leur existence politique [passait] par la légitimité électorale ». Il s’agit, là encore, d’un intéressant phénomène d’hallucination idéologique, alors que ces mêmes salafistes affirment avec leur désopilant sens de l’ironie que la démocratie est une hérésie (ici). Question rigolade, les amis du parti Al Nour se posent un peu là, et j’ai bien du mal à voir dans cette affirmation le moindre signe d’une sécularisation, mais plus simplement une preuve de pragmatisme.

Pourquoi lancer un jihad alors qu’on peut entrer au Parlement et peser sur les débats ? En réalité, même la référence au modèle turc est un contre-sens, comme le plaquage sur les révolutions en cours de nos propres souhaits pour la région. Personne ne semble prendre en compte, par exemple, l’influence des pétromonarchies du Golfe, peu connues pour leur déclinaison du modèle turc – sans parler du fait qu’en guise de modèle, on a déjà vu plus convaincant. Certains de nos spécialistes rêvent de l’AKP pour ne pas voir les Frères dans la cruelle lumière de l’exercice de pouvoir, même si Mohamed El Baradei a raison de prévoir de futures compromissions. Le principe de réalité ne s’applique pas qu’aux apprentis économistes du Front de gauche ou d’EELV…

Toujours prompt à éclairer les foules, l’auteur de l’article nous apprend, par ailleurs, que le lit de l’islamisme a été fait aussi bien par des « causes culturelles, économiques et sociales » (une nouvelle et brutale révélation) que par le jeu des dictateurs, qui ont brisé leurs oppositions. Ça va toujours mieux en le disant, mais il me semblait acquis que l’islamisme, idéologie du retour à la pureté – fantasmée – originelle, s’était, depuis ses origines, érigée en solution contre ces échecs. Et il ne faisait guère de doute non plus, dans mon esprit, que la répression menée par les tyrans arabes contre leurs opposants laïcs avait, en effet, contribué à l’émergence de radicaux religieux plus solides et plus organisés. En affirmant que l’apparition de ces extrémistes (sic) est « le dernier coup de poignard porté par ces dictateurs à leur(s) peuple(s) », M. Filiu, cité par Frachon, exprime avec candeur son dépit mais oublie, en passant, que les islamistes n’ont guère été mieux traités par les dictateurs et que leur succès doit peut-être plus à la nature de leur discours et aux besoins des populations arabes de voir défendues leur grandeur passée et des vertus publiques manifestement bien oubliées.

Voir des universitaires renommés se lancer ainsi dans de hâtives, et angéliques, conclusions alors que les cadavres de la place Tahrir n’étaient même pas froids a été une rude leçon. Je pensais jusqu’alors que l’art mystérieux de la sentence définitive et du commentaire à chaud était réservé à la troupe de comiques de M. Calvi, et ma déception a évidemment été grande. Dès le 20 février dernier, Olivier Roy, pour lequel je nourris malgré tout une grande admiration, livrait à Rue89 des réflexions définitives, dont celle-ci, « Comme solution politique, l’islamisme est fini », est une de mes préférées. Evidemment, m’objecterez-vous, Rue89 est à l’analyse diplomatique ce que TF1 est au journalisme d’investigation, mais on était en droit d’attendre mieux d’Olivier Roy. De MM. Basbous ou Sfeir, il n’y aurait guère eu de surprise. Mais là, franchement, la douche froide, sans parler de l’habituelle charge contre la thèse du choc des civilisations, figure obligée  de l’intelligentsia européenne. S’opposer à ce que j’estime être un simple constat dépourvu de toute satisfaction perverse revient à déplorer l’existence des grandes marées ou des saisons. On est là dans le domaine de l’incantation, et non dans celui de la réflexion stratégique. Les esprits plus exigeants pourront se tourner vers cet article paru dans The Economist le 10 décembre dernier ou, éventuellement, lire cette interview, distrayante, de Henri Boulad dans Le Figaro du 30 juin 2011 – sans ricaner à l’angélisme chrétien des propos de son auteur, par ailleurs observateur privilégié de la région.

Il y a quelques semaines, les sorties répétées d’Olivier Roy sur le thème de la sécularisation ont d’ailleurs provoqué de passionnants débats, résumés par le Boston Globe ici. Il me semble, pour ma part, que cette vision d’une marche vers la sécularisation décrite par Roy s’inscrit dans la même démarche que celle d’un Emmanuel Todd nous assénant des vérités stratégiques au nom de ces études, par ailleurs remarquables, des structures familiales. D’un naturel sceptique, je ne peux que confesser mes doutes quant à cette marche en apparence inéluctable vers le progrès – un progrès qui ressemblerait d’ailleurs assez fortement à notre stade de développement en Occident. Peut-être ces théoriciens ont-ils raison, mais leurs projections sont alors déconnectées des défis immédiats que nous devons relever. Faudrait-il alors s’asseoir sur les bords du Grand Canyon, comme les personnages de Lawrence Kasdan (Grand Canyon, 1991), et laisser l’Histoire se faire ?

Et, puisqu’on parle d’Histoire, laissons de côté notre effroi et ne boudons pas notre plaisir de la voir se faire, et observons la maestria avec laquelle le Qatar met en œuvre sa stratégie. Si ça n’était pas aussi effrayant, on pourrait même applaudir, mais nous n’en sommes pas encore là. Regardons déjà une carte de ce que nous appelions il n’y a pas si longtemps l’arc de crise arabo-musulman. En une année, le basculement est d’une ampleur inédite, et représente sans doute le plus grand choc depuis le chute de l’empire soviétique, voire depuis les décolonisations des années ’60.

Les mois passés ont vu une irruption au pouvoir de ces islamistes qu’on nous disait moribonds et dépassés. En Tunisie en en Egypte, ils sont sortis de la révolution plus organisés que jamais et leurs victoires électorales, régulières, n’ont laissé planer aucune ambiguïté sur l’ampleur de leur assise populaire. Au Maroc et en Jordanie, les souverains, décidément bien plus sages que les généraux algériens, égyptiens ou syriens, ont devancé l’appel et laissé concourir des islamistes qui, il n’y pas si longtemps – et je m’adresse ici à quelques ami(e)s – étaient plus perçus comme des objectifs opérationnels que comme de futurs responsables politiques. En Tunisie, en Egypte, en Libye, des régimes moribonds ont été emportés comme des buissons de sauge dans les rues de Hadleyville (High Noon, Fred Zinnemann, 1952) par des révoltes populaires ou de véritables insurrections. Au Yémen, le Président, presque tué il n’y a pas si longtemps, parvient encore à se maintenir à la tête d’un Etat virtuellement effondré – et qui ne doit sa survie, sous assistance, qu’à la présence en nombre des turbulents jeunes hommes en colère d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), d’authentiques indignés, eux.

Reste l’épineuse et passionnante question de la Syrie, car de même qu’au Caire le vrai foutoir commence maintenant, après la victoire des Frères aux législatives, de même est-ce à Damas que la crise régionale qui nous pend au nez depuis des années va enfin se déclencher. Nucléaire iranien, Liban, Palestine, Irak, Kurdistan : le régime syrien est impliqué, directement ou indirectement, dans chacune de ces crises et sa chute programmée, va nous entrainer au-delà de ce que nous sommes probablement capables de supporter. J’invite d’ailleurs les plus fidèles de mes lecteurs à relire les billets que j’écrivais dans la nuit égyptienne et tout au long desquels je me laissais aller à décrire le basculement de puissance de l’Occident – sans le déplorer, mais simplement en le constatant (ici, notamment)

A mes yeux, le régime syrien est condamné, même si sa chute va tous nous faire plonger dans l’inconnu. Les handicaps de Damas sont multiples, et ils sont aussi, paradoxalement, ce qui constitue sa capacité de nuisance et donc sa force immédiate. Prenons d’abord l’alliance avec Téhéran. Historique, fondée sur une détestation commune d’Israël et de l’Irak, elle repose aussi sur le fait que, fait trop rarement mentionné dans les medias français, le régime syrien est alaouite, c’est-à-dire, pour faire simple, chiite – et vous pourrez en apprendre plus dans cet article d’Alain Chouet. L’alliance entre Damas et Téhéran est donc, également, construite sur une proximité religieuse qui autorise le soutien commun au Hezbollah libanais. On imagine, en retour, la haine que vouent à la Syrie alaouite et socialisante les pétromonarchies du Golfe, nourries au wahhabisme et par ailleurs sous bouclier impérial – et il est inutile de rappeler quelles relations l’Empire et ses alliés entretiennent avec la Syrie et l’Iran.

La mort de Hafez El Assad avait conduit au pouvoir son fils Bachar, successeur contre son gré. Tout le monde avait alors espéré qu’un médecin éduqué au Royaume-Uni, marié à une femme moderne, allait lentement démocratiser son pays, une des pires dictatures d’une région qui n’en manquait déjà pas. Mais, soumis à la défense de sa minorité et de son clan, pressé par la cause sacrée de la Palestine, coincé par l’encombrante mais indispensable alliance avec l’Iran, toujours tenté par le contrôle du Liban, notre gendre idéal a su rapidement endosser le costume de Papa. Evidemment, il y a eu des dérapages, des pertes de contrôle, comme l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, le raid israélien sur un mystérieux site nucléaire, le soutien aux jihadistes irakiens contre l’Empire – jusqu’à ce qu’une poignée de raids d’Apache et de Kiowa du mauvais côté de la frontière ramène tout le monde à la raison.

Tu vois Raoul, c’était pas la peine de s’énerver, Monsieur convient… Grosso modo, Bachar Al Assad gérait plutôt bien son affaire, et si tout le monde était lucide sur la nature du régime, il était devenu un partenaire écouté, et pas seulement par Paris.

Peu de temps après le début des troubles, j’ai acquis la conviction, probablement irrationnelle, qu’une intervention étrangère était inéluctable en Syrie. Evidemment, les obstacles étaient, au printemps, innombrables et ils sont encore très conséquents. Pourtant, les lignes ont bougé. L’issue de l’intervention en Libye a sans doute donné des ailes, à la fois aux Occidentaux, aux Turcs et surtout aux pétrothéocraties du Golfe. Les signes ne manquent pas, désormais.

En premier lieu, la Turquie, orpheline de son alliance avec Israël et qui s’était tournée vers la Syrie par défi comme par posture tiers-mondiste, a été humiliée par le refus obstiné de Damas de prendre en compte ses appels à la retenue. Coupée de l’Europe, dont elle ne sera jamais membre, désireuse de rester dans le sillage, même à distance, de l’Empire, la Turquie sait qu’elle est, pour l’heure, montrée en exemple pour son modèle. Il y aurait à dire sur ce-dernier, mais une autre fois. Ankara, à la recherche d’un leadership, se voit bien dans les habits de la puissance qui, comme nous l’avons fait en Libye, saura abattre, à son tour, un tyran arabe.

Cette stratégie est évidemment rendue particulièrement complexe en raison du jeu iranien, Téhéran ne pouvant se passer de son allié syrien. La Turquie tente donc de rassurer l’Iran, en particulier sur le dossier nucléaire et préconise des solutions non militaires.

Pourtant, même si les armées européennes sont bien incapables d’engager le combat contre Damas, aussi bien lors d’un affrontement direct qu’au cours d’un conflit indirect qui prendrait – qui l’a déjà prise ? – la forme d’une campagne non conventionnelle (attentats ici et là, par exemple), elles semblent bien déjà engagées dans des actions clandestines. La mystérieuse Armée syrienne libre (ASL) est d’ores et déjà équipée d’armes légères modernes en provenance de l’étranger, et les combats se multiplient contre les troupes régulières, et surtout les forces de sécurité intérieures. L’ASL a même déjà demandé des raids aériens occidentaux, une façon plutôt spectaculaire de placer le régime au pied du mur en le contraignant à se raidir un peu plus, à supposer que ce soit possible. Il paraît même que quelques dizaines de nos petits gars sont déjà à pied d’œuvre en Turquie où ils prodigueraient d’amicaux conseils à des combattants d’ASL. Le processus semble donc enclenché, et Georges Malbrunot, sur son blog, posait la question il y a quelques jours.

On entend, par ailleurs, déjà parler de corridors humanitaires, une réjouissante invention qui permet depuis vingt ans de nourrir des civils tout en renversant des régimes. Je dois dire que je ne m’en lasse pas, et que je ne trouve pas grand’ chose à reprocher à ce concept. La question des corridors est fondamentale en ce qu’elle met le doigt sur le seul véritable point dur de cette affaire : sa dimension diplomatique. Alors que chacun s’est félicité, plus ou moins ouvertement, de la disparition du régime du colonel Kadahfi (on n’allait quand même pas le pleurer, non plus), le sort de la Syrie est nettement moins anodin.

J’ai déjà rapidement évoqué plus haut l’implication de Damas dans un paquet de crises régionales, mais il ne faut pas non plus oublier l’alliance avec la Russie. Julien Nocetti, dans une lumineuse tribune publiée dans Libération, un quotidien hélas peu habitué aux articles de qualité, a bien mis en évidence les liens entre Moscou et Damas et le refus, pour l’instant obstiné, de la diplomatie russe de perdre, à la fois un allié mais aussi une efficace caisse de résonnance internationale contre l’Empire et ses alliés. Pourtant, même cette position n’est pas inébranlable. La Russie, on le voit, perd un à un ses points d’appui traditionnels au Moyen-Orient, ce qui l’agace, forcément, mais elle aurait sans doute encore plus à perdre en se privant des services des monarchies du Golfe. Et ses difficultés intérieures pourraient bien la détourner du front moyen-oriental. A suivre.

Mais alors, qui, in fine, est à la manœuvre sinon les richissimes émirats de la rive sud du Golfe ? Qui a réussi à lever les obstacles au sein de la Ligue arabe ? Qui a soutenu le Bahreïn (minorité sunnite dirigeant d’une main de fer une majorité chiite) en écrasant, dans l’indifférence générale, la révolte de sa population ? Et qui apporte désormais son soutien à une majorité sunnite non moins opprimée contre une minorité chiite ? Et qui finance les partis islamistes au pouvoir au Maroc, en Tunisie, en Libye, en Egypte et en Jordanie ? Et qui finance, comme je l’ai déjà écrit ici, l’humanitaire islamiste, sinon le richissime Qatar ? Certains diplomates français évoquent même, à mots couverts, le sympathique émir Al Thani comme véritable inspirateur de notre diplomatie – et son financier, à coup sûr. Bon, ce n’est pas pire qu’un quelconque président à vie africain ou qu’un tyran irakien, disons que ça change.

Le Qatar et l’Arabie saoudite sont donc en passe de réussir le coup diplomatique de ce début de siècle en accompagnant des révoltes qu’ils n’ont pas déclenchées mais dont ils savent habilement tirer parti pour 1/ enfin réunir les populations arabes sous des régimes sunnites (le cas irakien est trop sensible et, pour l’heure, conforme aux équilibres démographiques)  et donc 2/ anéantir l’influence iranienne. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la répression de la communauté chiite saoudienne par les forces de sécurité royales ou de noter le soutien saoudien au régime yéménite contre les Houthistes, aidés par l’Iran.

La perspective d’une implosion de la Syrie, pour fascinante qu’elle puisse être à mes yeux de psychopathe, n’en reste pas moins une hypothèse terrifiante. Les risques sont considérables, presque comparables à ceux d’une crise intérieure majeure en Arabie saoudite – déjà enclenchée ? – et il va de soi que les bouleversements et les chocs en retour vont être brutaux et imprévisibles. Sommes-nous prêts à gérer à la fois un terrorisme jihadiste par essence difficilement compréhensible, issu d’un revival culturo-religieux mondial qui s’est construit contre nous et contre lequel nous n’avons pas de solution, et le retour, soit de véritables conflits directs, que nous n’avons pas les moyens de mener, soit de campagnes d’intimidation (terrorisme, opérations de déstabilisation, etc.) contre lesquelles nous sommes parfaitement désarmés ? Voulez-vous vraiment savoir combien de fonctionnaires français pratiquent encore l’art ancestral du contre-espionnage ? Et dans quel état sont les dossiers de groupes laissés à l’abandon depuis des décennies, sans parler de la formation des enquêteurs ?

Si je devais raisonner par l’absurde, ou en me référant au XXe siècle français, je pourrais même aller jusqu’à écrire que, parce que justement nous ne sommes pas prêts, une crise majeure va survenir et nous renvoyer à notre impréparation. Quels que soient les défauts de notre Président, et Dieu sait qu’il en a, on ne doit pas lui enlever le fait qu’il a voulu saisir l’Histoire à bras le corps. L’Histoire jugera.

La nouvelle physionomie du monde arabe est ainsi fascinante, et la ligne de fracture en train de se concrétiser va probablement structurer notre monde pour les décennies qui viennent. L’arrivée au pouvoir d’islamistes irriguée par l’argent du pétrole rend justice aux constats des néoconservateurs impériaux qui râlaient, il y a plus de dix ans, contre notre soutien à des régimes que nous finançons et dont nous tolérons aussi bien les menées contre nous que leur refus obstiné de garantir les droits humains les plus élémentaires. Le regretté Laurent Murawiec, qui n’était pas à une outrance près, n’avait pas tort sur tout…

Il va pourtant nous falloir en rabattre sur ces questions, depuis que le Qatar, non content de rafler les droits télévisés du football ou d’investir dans le PSG, a décidé de faire de l’humanitaire et du développement durable dans nos banlieues, comme le rappelait, notamment, Le Point. L’humiliation est sévère, et la leçon est rude pour un Empire qui tente péniblement de se constituer sans violence depuis 50 ans, selon un processus inédit, tandis que la force continue à prévaloir dans le monde réel.

Notre échec socio-économique, notre crise de gouvernance, notre quasi-faillite nous exposent aux influences des puissances qui montent, à commencer, logiquement, par les plus proches. L’avènement de la Chine ou de l’Inde n’est plus à démontrer, et nous mesurons chaque jour ses développements. La vague verte qui balaie l’Afrique du Nord, voire la bande saharo-sahélienne, et le Moyen-Orient va nous impacter directement. Comment allons-nous répondre aux défis politico-culturels de populations que nous n’avons pu, ni intégrer ni convaincre de la pertinence de notre modèle social ? Personne ne semble capable d’articuler un discours dépassant les bonnes paroles, voire simplement d’énoncer un constat dépassionné qui ne ferait pas le jeu des extrémistes de droite et de gauche. Là encore, la crise qui va sans doute éclater en Syrie d’ici quelques mois aura des résonnances ici.

Il est ainsi fascinant de lire, encore et toujours, les mêmes donneurs de leçon défendre l’indéfendable en faisant mine de s’élever contre une soi-disant « bien pensance ». Cet article de l’Asia Times a ainsi été déjà maintes fois repris par ceux qui, cramponnés à la défense d’un Occident chrétien conservateur et pour tout dire assez nauséabond, mélangent allègrement foutaises altermondialistes, postures nationalistes et air entendu de ceux qui ont tout compris avant tout le monde. L’analogie entre les mensonges, éhontés et cousus de fil blanc, de l’Administration Bush en 2002/2003 au sujet de ‘lIrak et les renseignements qui proviennent actuellement de Syrie nous en dit long sur les certitudes idéologiques de ceux qui sont, d’abord, des nationalistes ombrageux et rétrogrades. Les mêmes défendaient, dans les années ’90, la glorieuse Serbie et on est en droit de se demander jusqu’où leur amour de l’ordre pourrait les conduire. La formule NATOGCC, censée refléter une alliance d’intérêts entre les pays de l’OTAN et les pétromonarchies et qui pourrait avoir été inventée à Moscou, n’est pourtant pas dénuée d’intérêt, mais elle manque par trop de nuances et fait surtout le jeu des propagandistes qui sont contre tout mais n’ont jamais de solution : le fameux « Y a qu’à / faut qu’on » qui fait encore la gloire de nos états-majors, civils et militaires…

Alors, défaite de l’islamisme ? Echec d’Al Qaïda ? Et si, au contraire, l’avant-garde de la conquête théorisée par le bon docteur Ayman Al Zawahiry avait rempli sa mission historique ? Les attentats du 11 septembre n’ont-ils pas provoqué la réaction tant attendue de l’Empire, elle-même à l’origine de la radicalisation d’une communauté arabo-musulmane plus que lassée d’être pointée du doigt et manipulée par d’innombrables mauvais génies ? Les jihadistes du Pakistan, de Somalie, du Yémen ou du Sahel n’ont-ils pas réussi à réveiller l’oumma et la pousser vers les extrêmes ? Sommes-nous capables de lui répondre ? Sommes-nous capables de nous mobiliser ? Avons-nous les moyens – on en doute – et la volonté – on peut toujours rêver – de concevoir une réponse qui passe, nécessairement, pas la résolution de nos propres crises intérieures ? Si nous échouons, les vieilles lois historiques l’emporteront et il sera démontré que le monde a horreur des faibles et des indécis, souvent les mêmes.

Lego jihad

Plusieurs sources fiables m’ont récemment indiqué, sous le sceau du secret et contre de considérables sommes d’argent (note pour les bleus : faire signer les reçus et ne pas oublier les PJ) que l’Occident, dont on mesure chaque jour la faiblesse – même pas capable d’envoyer assez de navires au large de la Somalie, alors que ça menace de partir au large du Nigeria – avait commencé à se ruiner en jouets idiots pour des enfants qui, à l’entrée du lycée, ne seront, dans leur majorité, pas capables d’écrire leur prénom sans se tromper – à l’instar d’une proportion croissante de leurs jeunes enseignants, d’ailleurs.

N’écoutant que mon proverbial courage, et malgré mes scrupules, j’ai donc déambulé, ces derniers jours, dans quelques magasins afin d’y dénicher les présents qui sauront séduire ma turbulente et adorable progéniture et lui épargner l’opprobre populaire en cas d’absence de cadeaux conséquents. Il est, par ailleurs, absolument hors de question que l’on puisse dire de moi que je suis un adepte de la décroissance ou d’autres escroqueries intellectuelles actuellement en vogue chez des idéologues embourgeoisés vautrés dans l’opulence.

J’ai ainsi découvert l’existence d’une superbe série de Playmobil, sobrement nommée Top agents, et dont je vais me procurer l’intégrale pour mon usage personnel, au bureau comme en mission. Il faut savoir rompre sa solitude.

J’ai toujours préféré Playmobil à Lego, affaire de goût, mais je dois avouer être impressionné par la façon dont la firme danoise a su se donner un nouveau souffle, d’abord en investissant les franchises cinématographiques (Star Wars, Indiana Jones, Batman), puis en transférant les univers ainsi recréés sur les jeux vidéos. Initialement plutôt restreinte, du moins quand j’étais enfant, la gamme du fabricant est devenue pléthorique et plutôt séduisante. Surtout, la multiplication des univers a permis à quelques mordus particulièrement cinglés de détourner les briquettes et les personnages vers des univers plutôt incongrus.

Une des initiatives les plus démentes a été la création sur Internet d’une Bible illustrée par des Lego. Le projet, délicieusement appelé The brick testament, est d’une admirable imagination et n’a pas manqué de faire hurler les pisse-vinaigres et autres peine-à-jouir dont le Père Albert se moque si savoureusement – presque – tous les soirs chez Daniel Morin et Giulia Foïs (La Morinade) sur Le Mouv.

Mieux encore, et c’est bien sûr à cela que je voulais en venir, d’autres ont su illustrer notre sujet préféré avec un rare sens de l’observation, et je me dois ici de rendre hommage au génial Alex Eylar, auteur d’une série de scénettes proprement irrésistibles que je me permets, respectueusement, de reproduire plus bas. On y retrouve le kamikaze,

le moudjahidin,

l’inévitable détournement d’avion,

le testament du jihadiste sur Al Jazeera ou sur les vidéos du Global Islamic Media Front,

et surtout, la vie tranquille d’OBL à Abbottabad , devant « Qui veut gagner des dinars ? »,

légèrement interloqué devant les petits gars de la Navy SEALS Team 6,

sous le regard attentif de l’Empereur, de ses ministres et de ses prétoriens.

On attend la suite, de Mokhtar Belmokhtar au Nord Mali aux Shebab somaliens en passant par les insurgés irakiens et les combattants du sud de la Thaïlande.

« Victims come and victims go/There’s always lots to spare » (« No man’s land », Bob Seger)

Y a pas à dire, ça part sévère, les droits de succession, après le décès d’Oussama Ben Laden. Comme insatiables, les drones de l’Empire multiplient les frappes et déciment les rangs des jihadistes. Soyons d’ailleurs nets sur ce point, on ne va pas se plaindre. Comme nous le disait régulièrement notre professeur d’histoire-géo, il y a fort fort longtemps dans une ville de province fort fort lointaine, « fallait pas commencer ». Il n’avait pas tort, tout stalinien qu’il était.

Anwar Al-Awlaki vient donc, selon toute probabilité, de rejoindre le Walhalla des jihadistes, où nombre de ses amis ont pris leurs quartiers depuis 2001 – ce qui me rappelle une pensée de Mishima sur le paradis dans l’Antiquité, mais passons. Malgré son air de gentil instituteur ou de compagnon de route de José Bové, Al-Awlaki n’était pas du genre débonnaire.

Idéologue intarissable, recruteur hors-pair, membre de l’état-major d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique, il figurait depuis (2002) sur la liste des objectifs de l’Empire au sein d’Al Qaïda. Plus fort, il avait eu l’honneur, en 2010, d’être le premier citoyen impérial à figurer sur la liste des individus que la CIA était autorisée à tuer. C’est à ces petits riens qu’on mesure la volonté d’un Etat.

Je ne vais pas vous dresser le portrait d’Anwar, d’autres s’en sont chargés, et l’article que lui consacre Wikipedia n’est pas si mal. Je confesse, pour ma part, un petit faible pour la notice nécrologique de CNN (ici), car je trouve tout simplement remarquable l’idée de qualifier Al-Awlaki de rockstar d’Al Qaïda – même si je suis assez exigeant en ce qui concerne le concept de rockstar,  mais c’est une autre histoire.

Il faut dire que le garçon, sous ses airs de premier de la classe, une sorte d’Agnan jihadiste, avait de la ressource. Propagandiste de grand talent, il écrivait avec verve dans Inspire, le magazine diffusé par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) et apportait probablement au mouvement son imagination et sa connaissance des Etats-Unis.

 

Dans une précédente vie, j’avais moi-même écrit, avec quelques autres, que la menace deviendrait réellement très sérieuse lorsque nous aurions en face de nous des individus nous connaissant intimement et donc capables de nous frapper avec précision, au lieu de faire exploser les sempiternels métros et trains. Question en passant : les jihadistes se vengent-ils de n’avoir pu jouer avec les locomotives de Jouef ou Märklin ?

Propagandiste, donc, mais également idéologue, et surtout théoricien, Al-Awlaki était un des esprits les plus brillants du jihad, au point que d’aucuns voyaient même en lui un successeur d’Oussama Ben Laden. L’hypothèse était évidemment idiote, puisqu’Al Qaïda ne peut être dirigée que par un homme ayant derrière lui une longue carrière et l’autorité nécessaire pour recevoir l’allégeance des groupes franchisés, mais elle disait tout le bien que l’on pouvait penser de ce jihadiste atypique, à la fois citoyen de l’Empire et du Yémen. Cité à de nombreuses reprises dans les rapports des services impériaux, et depuis longtemps, il était lié à la crème de la crème du jihad mondial et son nom émergeait dans les enquêtes sur les attentats du 11 septembre 2001, sur la fusillade de Fort Hood en novembre 2009, l’attentat manqué contre le vol Northwest Airlines 253 en décembre 2009 ou la tentative d’attentat à Times Square en mai 2010.  Pour tout dire, un homme comme lui était un cauchemar pour les services de sécurité et de renseignement. Brillant causeur, leader charismatique, parfaitement bilingue, il incarnait à merveille, si j’ose dire, le jihadiste new look, à l’aise dans les discours politico-religieux enflammés comme dans la planification d’opérations terroristes. C’est sans doute sous son impulsion, grâce à l’amicale complicité du bon docteur Ayman, que des mouvements comme AQPA, les Shebab ou le TTP ont décidé de frapper loin de leurs théâtres d’opérations habituels, liant définitivement jihad global et jihad local.

Un bonheur ne venant jamais seul, il semble que Al-Awlaki ait fait le grand saut en même temps que Samir Khan, et le bruit a même couru que l’artificier en chef d’AQPA, Ibrahim Hassan Tali Al-Asiri, était du voyage – ce qu’ont démenti les autorités yéménites puis impériales. Next time, baby.

Plusieurs réflexions me viennent à l’esprit alors que je trace une nouvelle croix sur les visages souriants et innocents de ces responsables terroristes. En premier lieu, il faut à nouveau admirer l’efficacité des services impériaux de renseignement, capables de mener sur le terrain des opérations excessivement complexes dans un environnement pour le moins hostile. D’après les éléments diffusés dans la presse, au moins deux drones MQ-1 Predator, épaulés au sol par une équipe des forces spéciales chargée de valider la cible et de l’illuminer, ont participé à l’opération. En juillet dernier, un raid impliquant un AV-8B Harrier II de l’USS Bataan (LHD-5) avait avorté après une perte du signal laser par le missile de l’appareil.

Souvent moqués par des observateurs nostalgiques d’une puissance française qu’ils ont à peine connue et par quelques commentateurs qui reprochent à l’Empire son budget militaire mais geignent quand nous pouvons à peine soutenir une campagne aérienne limitée contre une armée immobile en Libye, les progrès de l’Empire depuis 2001 dans le domaines des opérations intégrées et dans celui, encore plus complexe, de l’exploitation rapide et pertinente de renseignements en provenance de sources multiples sont vertigineux.

La présence sur le sol yéménite de troupes impériales n’est évidemment pas nouvelle, et il faut être d’une rare mauvaise foi ou d’une incompétence crasse – ces deux qualités pouvant s’associer pour notre plus grand bonheur – pour faire mine de découvrir cette réalité. La presse anglo-saxonne a largement couvert, et depuis plusieurs années, ce front largement ignoré des Français. En décembre 2009, le New York Times avait déjà révélé l’étroitesse des liens que l’Administration Obama avaient tissés avec le régime du Président Saleh : fourniture de matériels, transmission de renseignements, soutien au sol, formation, etc. Les fameux raids du 17 puis du 24 décembre 2009 contre des sites d’AQPA dans la province d’Abyan avaient fait plus qu’éveiller des soupçons – la principale question étant de savoir si tous ces bombardements avaient été conduits par des chasseurs de l’Air Force, des drones de la CIA ou des appareils embarqués sur un porte-avions de la Navy ou un porte-hélicoptères d’assaut des Marines.

Les performances de la communauté américaine du renseignement permettent de mener une véritable stratégie de disruption afin de casser la structure de commandement d’AQPA et ainsi l’empêcher de concevoir et de planifier des opérations. Une telle approche de la lutte contre Al Qaïda confirme que l’actuelle Administration a fait sienne la doctrine héritée des années Bush Jr. et qu’il s’agit bien, à ses yeux, d’une guerre. Dans ces conditions, l’élimination d’Anwar Al-Awlaki et de Samir Khan, tous deux citoyens impériaux, n’a rien de véritablement choquant. Membres d’une organisation terroriste qui ne cache pas qu’elle est en guerre, ces deux garçons étaient conscients de l’issue possible de leur combat, et ce d’autant plus que le martyre est vénéré au sein des mouvements jihadistes. Pour ma part, je considère que l’exécution, validée par la plus haute instance judiciaire impériale, de Troy Davis est infiniment plus choquante et malheureuse que la mort, lors d’une action militaire, de deux hommes qui menaient une guerre contre leur propre pays et représentaient, sans le moindre doute, un danger réel. Après tout, les nazis ont essayé de tuer Churchill, les US Army Air Forces ont abattu le Betty de l’amiral Yamamoto, et je pourrai multiplier à l’infini les exemples d’élimination de chefs de guerre ennemis.

D’ailleurs, que Khan et Al-Awlaki aient été américains ne change rien à l’affaire. Bantous, finlandais, français ou angolais, ils se savaient visés par une armée qui mène une guerre et l’assume. C’était eux ou nous, puisqu’il faut bien choisir son camp et que j’ai choisi le mien il y a déjà longtemps. Cela a donc été eux, et on ne va pas les pleurer. Quant au fait que des Américains aient été tués par d’autres Américains, mon Dieu, quelle importance ? C’est infiniment moins gênant que d’observer le sort des Amérindiens dans les réserves du sud-ouest du pays.

Le débat juridique, diplomatique, stratégique et même moral qui entoure les actions plus ou moins clandestines conduites contre la mouvance jihadiste décime les forêts et engloutit des tonnes de papier. La question de la validité juridique d’une guerre est, à mon sens, secondaire dès lors que l’on peu raisonnablement estimer que l’adversaire, qui ici s’est auto-désigné il y a des années, constitue toujours une menace. Guerre juste, guerre légale ? Légitime défense ? Franchement, on s’en moque et la lecture de quelques livres passionnants, comme De la guerre et du terrorisme, de Benjamin Barber, ou Guerre sainte, jihad, croisade, de Jean Flori ne nous fait guère progresser, en particulier lorsque les travaux théoriques menés au sein des services de sécurité par une poignée de spécialistes ne sont guère mieux considérés qu’une page de publicité dans Elle ou Cosmopolitan : du prestige, certes, mais aucune véritable percée car, reconnaissons-le, peu ou pas de conséquences opérationnelles.

 

Pour ceux qui sont engagés dans la lutte quotidienne contre le jihadisme, le défi porte en effet en priorité sur les aspects opérationnels, et les questions morales ou philosophiques passent bien après. Il est permis de regretter, comme je le fis ici, que les seules voix entendues contre l’islam radical soient celles de responsables politiques populistes, engagés dans une nauséabonde opération de captation des voix du FN ou simplement victimes de leur incapacité à formuler autre chose que des idées d’une étourdissante médiocrité ou d’un consternant angélisme.

L’Empire s’est engagé, sous la Présidence Bush Jr, dans une ambitieuse stratégie de communication à destination du monde musulman. Les erreurs, bourdes et autres fautes commises pendant les huit années passées par George Bush Jr au pouvoir ont largement brouillé le message. Barack Obama a eu à cœur de lever ces ambiguïtés, mais l’intensification, sous son impulsion directe, de la guerre des drones dit clairement l’efficacité attendue, au moins à court terme, de ce travail de séduction… Il n’existe, en effet, pas trente-six moyens de lutter contre la propagande des idéologies radicales.  Si on se retourne vers les pratiques de la Guerre froide, force est de constater que l’Ouest, tout en répondant présent à chaque poussée militaire de l’Est, a largement alimenté et financé un discours construit autour de l’anticommunisme, quitte à pratiquer, comme en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, un douteux amalgame avec le socialisme, voire la social-démocratie et les forces de progrès. Cette posture, qui a conduit à d’impardonnables excès et à de bien douteuses alliances, a été couronnée de succès – mais nous n’allons pas refaire ici l’histoire de l’affrontement mondial entre deux blocs.

L’Empire et quelques uns de ses alliés pratiquent, à des échelles diverses, le contre-discours. Mais celui-ci est rendu délicat à manier en raison du passé de certains. Les guerres de colonisation puis de décolonisation, les rancœurs réciproques, les errements, et les évolutions sociodémographiques obligent à de la finesse, à de la mesure, à de la subtilité – une qualité qui semble avoir déserté les rangs de notre classe politique. De plus, les relations que nous entretenons avec certains de ceux qui soutiennent et alimentent nos ennemis n’arrangent rien. La récente intervention en Libye et la brutale réapparition des islamistes, probablement bénis par le Qatar qui nous a peut-être bien manipulés sur ce coup, ont démontré à quel point l’affaire était délicate. Le couple fusionnel monde arabe – islam et nos difficultés à intégrer des populations non européennes, modestement évoquées ici, nous font commettre d’innombrables maladresses, sans même parler de l’aveuglement de nos orientalistes, sur lequel je me suis déjà étendu (l ‘aveuglement, hein, pas les orientalistes, pas de blague)

Quelles que soient ses méthodes et ses voies, la lutte idéologique contre le jihadisme est bien trop lente et aléatoire pour se priver des rudes techniques des hommes d’action. Il faut donc considérer l’élimination d’Anwar Al-Awlaki et de Samir Khan comme une opération aux motivations autres que militaires. L’appareil de propagande d’AQPA a encaissé un coup sévère, tant le mouvement avait innové, aussi bien sur le fond que sur la forme. Le magazine Inspire est ainsi un modèle de revue attractive, à la mise en page soignée et au discours accessible, loin des torchons péniblement ronéotypés par le GIA dans les années 90 ou des médiocres textes imprimés de travers que l’on trouvait à Londres au même moment.

Pour mener cette lutte idéologique à bien, il faudrait également répondre aux crises sociopolitiques qui minent les Etats de l’arc de crise arabo-musulman et apporter des solutions sérieuses et durables à des conflits qui agissent comme de véritables cancers stratégiques. Nous devrions aussi lutter contre les immenses carences des programmes scolaires de certains pays du Sud, qui perpétuent sans sourciller les pires travers, pourtant identifiés de longue date : femmes considérées comme des citoyens de seconde zone, antisémitisme, nationalisme exacerbé, importance exorbitante accordée au fait religieux, etc. Pour des raisons évidentes, cette tâche est longue, difficile, et les obstacles apparaissent plus vite que les progrès.

En attendant, donc, et comme une réponse aux rotatives qui, dans le Golfe, impriment force foutaises, la solution la plus efficace, pour l’heure, reste l’élimination des propagandistes en chef. Si nous pouvons les arrêter et les juger, arrêtons-les et jugeons-les. S’ils sont hors d’atteinte par des moyens légaux, ma foi, utilisons des moyens qui ne le sont pas. Le premier devoir d’un Etat est de protéger sa population, et il sera difficile de m’arracher des larmes, voire des remords, quant au sort d’idéologues qui ne valent guère mieux que des dirigeants nazis ou des cadres de la Russie stalinienne. Le Centre d’analyse et de prévision (CAP) du Quai, un dangereux repaire de crevures fascistes, c’est bien connu, écrivait d’ailleurs en 2005 que la lutte contre Al Qaïda empruntait à la guerre, tout en étant plus qu’une guerre, et autre chose qu’une guerre. La formule reste d’une rare pertinence, et n’écarte donc pas l’option militaire, qui ne suffit JAMAIS.

Pour dire vrai, il sera d’autant plus difficile de m’émouvoir que je nourris les plus grands doutes quant à l’efficacité du système pénal occidental classique à l’égard des jihadistes. Ces-derniers, comme les enragés d’Action Directe ou les dingues des milices d’extrême droite du Montana, ne sont pas sensibles aux objectifs recherchés par la détention. Pas un de ces garçons ne sort moins radical d’un séjour derrière les barreaux. Au mieux, il est écœuré par une peine longue et sa libération le rend à sa famille brisé, mais en aucun cas réhabilité ou réintégré à la société. D’un point de vue moral, ce résultat n’est guère satisfaisant. Et au pire, il sort encore plus radical, et on lira avec profit le livre de Farhad Khosrokhavar.

On ne compte plus, en France, les cas de jihadistes libérés et arrêtés quelques mois plus tard pour leur implication dans un projet terroriste. En 2005, à Londres, à l’occasion d’une réunion de spécialistes de la lutte contre le terrorisme en marge du sommet du G8, la délégation française avait provoqué un malaise palpable autour de la table en décrivant sans détours la réalité de l’islam radical dans nos prisons, notre incapacité à lutter contre lui, notre impuissance face aux imams prêchant la haine. Curieusement, la délégation russe avait concédé ne pas connaître ce type de difficultés… D’autres pays membres du G8, dont je tairai les noms et les initiatives, avaient en revanche avoué être confrontés à des situations voisines et ne pas avoir trouvé de solution satisfaisante. Sans rire ?

Toujours à la pointe, comme d’habitude, de la lutte pour la dignité humaine, le respect des croyances et la liberté de conscience, les Saoudiens ont innové, il y a quelques années, en mettant au point un programme de réhabilitation religieuse (sic) dont vous pouvez lire des analyses sur le site du Carnegie Middle East Center, ou du Council on Foreign Relations, ou sur les blogs Islam Daily et Insurgency Research Group. A Singapour, un pays cher à mon cœur, un programme voisin a donné des résultats encourageants. En Arabie saoudite, en revanche, il est permis de douter de son bilan, de ses méthodes et même de ses objectifs puisque les jihadistes réhabilités sont déclarés « guéris » quand ils reviennent au wahhabisme, la déclinaison locale du sunnisme, qui irrigue justement le salafisme et le jihadisme. On peut donc résumer le processus de réhabilitation ainsi : Avant, ils étaient nazis, mais à présent ça va beaucoup mieux puisqu’ils ne sont plus qu’antisémites et militaristes.

Dans ces conditions, et quoi que nous disent certains donneurs de leçons, éliminer physiquement les meneurs ne semble pas être la plus mauvaise des solutions, surtout au Yémen, un Etat virtuellement failli, et surtout quand dans ce pays le Président Saleh, grand ami de la France de M. Chirac, entretenait il n’y a pas si longtemps d’amicales relations avec Anwar Al-Awlaki tout en coopérant avec l’Empire (cf. ici, par exemple). Et je ne vous parle même pas du rôle du frère du Président Saleh dans l’attentat contre l’USS Cole, en 2000.

Autant vous dire que l’Empire ne va pas laisser tomber l’affaire aussi facilement et va continuer à construire des stations de guidage de drones, à approcher des porte-avions des côtes d’Arabie et à y déployer des détachements de forces spéciales. Certains jours, être au Pentagone doit être réellement enivrant…

Welcome, sir!

Esprit libre, brillant penseur, le colonel Michel Goya vient de créer son blog, sobrement nommé La voie de l’épée.

La nouvelle est d’importance au sein de notre petite communauté de bloggeurs en raison de la qualité et de la pertinence des travaux du colonel Goya, et c’est donc avec respect et admiration que je lui souhaite la bienvenue.

Mais je retourne à mes barbus car les commémorations à venir entraînent une foule de publications dont nous aurions pu nous passer et qu’il convient de replacer à leur juste niveau.

On nous prie d’annoncer le décès d’Atiyah Abdelrahman

On nous prie d’annoncer le décès d’Atiyah Abdelrahman, citoyen libyen, adjoint du bon docteur Ayman Al Zawahiry et idéologue du jihad.

– Jihadiste, faut reconnaître, c’est pas une sinécure, doit-on encore entendre dans les salons de thé de Peshawar.

Et il doit bien se trouver un type au front un peu bas pour répondre d’un air entendu :

– Ouais, c’est pas faux.

Atiyah Abdelrahman était pourtant une personnalité attachante. Vous trouverez sans peine sur YouTube quelques réjouissantes vidéos dans lesquelles ce cher disparu vante les mérites de la guerre sainte, les avantages de la lapidation ou l’impérieuse nécessité de tuer des juifs et des croisés. Il faut dire que notre homme était une pointure, une véritable légende du jihad – pensez donc, il savait lire et écrire – à la vie déjà aventureuse.

Membre du Groupe islamique combattant libyen (GICL), il était réputé avoir une connaissance précieuse de la mouvance islamiste radicale maghrébine et avait même effectué un séjour plutôt mouvementé au sein du GIA au début des années ’90, une expérience semble-t-il assez cuisante.

Homme de confiance, il avait aussi joué un rôle central dans le rapprochement entre Abou Moussab Al Zarqawi, le boucher de Bagdad, et les esprits raffinés d’Al Qaïda réfugiés au Pakistan (cris de la foule : « Au Pakistan ? Honteuse calomnie sioniste ! »). Il aurait même eu le courage de retourner en Algérie au début des années 2000 afin d’y convaincre les chefs du GSPC de se rallier au fier étendard d’Oussama Ben Laden. Bref, une épée. Et, mais vous l’aviez noté, Atiyah Abdelrahman est mort alors que des inquiétudes, déjà anciennes, ressurgissent au sujet du poids des jihadistes au sein de la rebellion libyenne. Même le roi Abdallah d’Arabie saoudite, qui s’y connaît, a récemment affirmé que des membres d’Al Qaïda s’étaient glissés parmi les insurgés (notre jeu de l’été : saurez-vous les retrouver ?)

Seulement voilà, il se trouve que l’Empire veille au grain et entend frapper sans relâche les cadres d’Al Qaïda. Assassinat ciblés ? Si vous voulez.

Dix ans près les ricanements d’observateurs qui pensent qu’on recrute des sources avec de petits bouts de bois qui frémissent, ou qui imaginent qu’il y a de l’espace pour une négociation avec des jihadistes enragés, les services impériaux maîtrisent admirablement un processus opérationnel qui leur permet d’éliminer régulièrement des responsables taliban ou jihadistes à l’aide de drones, vous savez, ces petits avions armés et sans pilote dont la France ne dispose toujours pas – une preuve supplémentaire de leur grande pertinence.

Ce qu’il y a d’assez troublant dans cette campagne d’éliminations, à mon sens, c’est que l’Empire semblerait commencer à croire que la victoire est au bout du Hellfire (AGM-114 pour les maniaques qui me lisent, et je sais que vous êtes là).

De fait, viendra bien un moment où le bon docteur Ayman ouvrira une lettre piégée (« Ne l’ouvrez pas ! » serait le conseil de Farès) et où plusieurs de ses aimables subordonnés auront de regrettables accidents de voiture. Il faut dire que les routes ne sont pas sûres au Pakistan ou au Yémen. Mais ces quelques décès d’hommes pieux suffiront-ils à éteindre l’incendie ?

Au nord du Nigeria, les sympathiques agités de Boko Haram ont déjà une réponse. Comme leurs amis des Shebab de Somalie, d’ailleurs. Ou les garnements du sud de la Thaïlande. Enfin, on ne va pas se plaindre en plus, non ? La guerre est déjà longue, mais elle n’est pas finie.

Pour ma part, je suis sensible au geste de mes amis de Langley qui ont choisi de « retirer » d’Atiyah Abdelrahman un 22 août, jour anniversaire de la mort de mon père, un homme dont la main n’aurait pas tremblé. Merci, les gars.

L’hypothétique métamorphose des cloportes

Quand même, à quoi ça tient, quand on y pense. On naît, on vit, on trépasse, aurait ajouté le regretté Paul Volfoni, frère de l’autre. Voilà un colonel qui plantait sa tente dans les jardins de l’hôtel Marigny, qui nous promettait des contrats mirobolants (« Et vous me mettrez une centaine de Morane Saulnier MS-406 avec mes 250 chars Renault FT-17 et mes cinq Caravelle ») et qui transformait la bondissante Rama Yade en carpette – preuve qu’on peut faire croire qu’on a un cerveau, des principes et de l’amour propre mais qu’au bout du compte on ne vaut pas mieux que les autres. Sinon, c’était comment, l’UNESCO ?

Bref, on dira ce qu’on veut, mais la chute de Kadhafi, malgré le brushing de BHL (et son anglais de pacotille), le manque de bombes et les livraisons d’armes à AQMI, pardon, aux insurgés, est une excellente nouvelle. Après la fuite de l’épicier Ben Ali et sa bande de souteneurs, après la chute de Pharaon, l’homme que l’on juge dans son sarcophage, voilà un homme qui fait mine de se battre dans son bunker de luxe. Tout le monde ne peut pas avoir la grandeur d’âme de Salavador Allende ou l’éclair de lucidité d’Adolf Hitler et se flinguer en grand uniforme.

Après avoir accusé Al Qaïda ET appelé au jihad, après avoir traité ses opposants de rats ET avoir proposé des négociations sans condition, le colonel le plus célèbre du monde arabe fuit comme un tyran ubuesque. On n’y croyait presque plus, soit dit en passant. Avant cette victoire, le printemps arabe ressemblait à une vaste boucherie, de la riante Syrie au vert Yémen. Avec la chute du régime libyen, les peuples arabes accrochent un 3e scalp et transforment leur printemps en année. A quand Assad ? demande-t-on à Beyrouth ? Mystère.

Abattre Kadhafi n’a pas été si difficile – que les morts au combat me pardonnent, abattre Bachar El Assad, l’ex-gendre idéal qu’évoquait ELLE il y a quelques mois (« son épouse est si élégante »), sera bien plus difficile.

Le système Ben Ali était mourant, le système Moubarak malade, le système Kadhafi à l’image de son maître, foutraque. Le système Assad a l’air de tenir, grâce à l’amical soutien de l’Iran et les subtiles pressions du Hezbollah au Liban. Il faut dire que le Parti de Dieu, en toute modestie, a une façon très personnelle de gérer les désaccords inhérents au jeu démocratique (démocra quoi ?). Demandez donc aux parlementaires et journalistes sunnites, enfin, ceux qui ont survécu, et aux opposants à Damas. La Syrie tient le choc parce qu’elle tient le Liban et que l’Iran la tient. Sans Téhéran, les choses seraient sans doute plus simples mais la turbulente république islamique a besoin de la Syrie pour tenir le Hezbollah,  et le Hezbollah tient la frontière nord du Liban (le Hezbollah a une conception originale de la notion de souveraineté nationale). Donc, si quelqu’un décide de tomber sur le râble de l’ophtalmo-devenu-boucher, le Hezbollah n’aura qu’un mot à dire et le Sud-Liban redeviendra le dernier endroit où l’on flingue. Et comme il y a fort à parier que Tsahal réagira de façon un peu brutale au tir de missiles sur les villes israéliennes, ambiance garantie.

Il se murmure pourtant, mais il peut s’agir d’une intox’ israélienne, que Téhéran aurait coupé les vivres au Hamas en raison des réticences du mouvement palestinien à soutenir la Syrie…

Le succès de l’insurrection libyenne, la première révolte armée à réussir depuis le début des révolutions arabes, pourrait donner des ailes aux insurgés syriens et affaiblir la position du Président et celle de ses encombrants protecteurs iraniens. En réalité, la survie du régime de Damas tient essentiellement à l’opposition de la Chine et de la Russie, deux chaleureuses démocraties, à toute sanction des Nations unies à l’encontre de leur dernier allié arabe. Oh, j’ai oublié l’Algérie ? Non, je parlais d’allié puissant, pas de mascarade. Il se dit que l’Inde et le Brésil seraient également hostiles à un vote du Conseil de sécurité, mais je ne doute pas que la volonté de Brasilia de se rapprocher de l’Empire sera plus forte (« Je vais prendre 70 F/A-18 Super Hornet, oui, c’est à emporter, merci ») et que l’Inde saura prendre le contre-pied de la Chine.

Pékin et Moscou ne pourront cependant pas défendre éternellement Damas, surtout si la répression se poursuit à ce rythme. Leur lâchage obligera forcément Téhéran à une cruelle et douloureuse relecture de ses grands axes stratégiques, ce qui, à terme, pourrait aboutir à des changements politiques profonds à la tête du pays, et donc, peut-être, à une redéfinition du rôle du Hezbollah. Tout ça pour dire que si Téhéran soutient actuellement Damas, la pression sur la Syrie pourrait bien affaiblir l’Iran, par rebond. Evidemment, ça ne se fera pas sans mal, et l’attitude d’Israël, mesurée, comme d’habitude, aura son importance. Israël a perdu gros avec la chute de Pharaon, mais la perte pourrait être compensée par la chute du régime syrien, si les Israéliens font montre d’un minimum de sens politique. Il faut arrêter les colonisations, il faut arrêter les vexations quotidiennes, le vainqueur doit être grand, et les victoires d’Israël devraient suffire pour laisser, enfin, la place à une politique d’apaisement.

Tirer les conséquences de la révolution égyptienne est impératif, et urgent. Dans les rues du Caire, les Egyptiens conspuaient le raïs, mais surtout son alliance avec Israël. L’armée, qui semble de plus en plus réticente à laisser le pouvoir, dans moins d’un mois, aux Frères musulmans, joue sur la profonde colère de la rue contre l’Etat hébreu pour se refaire à bas prix une légitimité. Israël peut casser ce jeu en se montrant enfin raisonnable. Comment ? Par exemple en ne bombardant pas le Hamas à Gaza après des attentats commis par les jihadistes que le mouvement islamiste pourchasse, justement. Comme dans un dialogue de sourds, les Israéliens matraquent systématiquement tous les Palestiniens avec lesquels ils devraient dialoguer (souvenez-vous des installations de police scientifique financées par l’Union européenne au profit de l’Autorité palestinienne et que Tsahal détruisit méthodiquement). Pour faire la paix, il faut être ferme ET trouver un interlocuteur de bonne volonté. Couper le Hamas de l’Iran et de la Syrie, le contraindre à des concessions en le forçant à gouverner sous le regard des Occidentaux, parler à l’Egypte comme on parle à une grande nation souveraine (avez-vous conscience du nationalisme des Égyptiens ?), ne pas surjouer la sécurité pour masquer une crise sociale qui est en réalité la crise d’un Etat colonial.

Je crois à l’existence d’Israël, j’espère son intégration dans un Moyen-Orient avide de liberté qu’il contribuerait à moderniser par des relations équilibrées de bon voisinage, je veux pouvoir conduire mes enfants sur des terres trois fois saintes. Mais, terrible lucidité, je ne peux que redouter les réflexes martiaux de régimes arabes aveuglés par le désir de revanche, je ne peux que craindre la surenchère d’un Etat assiégé travaillé par le nationalisme le plus brutal, et je ne peux que constater la faiblesse des Occidentaux.

Mais revenons à notre colonel. Où va-t-il se réfugier ? A Cuba, la dernière patrie des révolutionnaires gâteux ? Au Venezuela, chez ce bon Hugo, terriblement diminué par un cancer de la prostate qui semble avoir pris le dessus ? Ou à Alger, chez Abdelaziz Bouteflika, le dernier chef d’Etat à dissimuler sa calvitie sous des lambeaux de serpillère ? Mystère.

Et tiens, en parlant d’Algérie. Imaginez un peu que les Algériens parviennent enfin à secouer l’appareil sécuritaire qui les écrase depuis tant d’années. Et imaginez que la situation évolue comme en Libye, ou pire, comme en Syrie. Que ferons-nous, Français, Européens ? Pourrons-nous intervenir en risquant les accusations de néocolonialisme ? Ou laisserons-nous faire en encaissant les nouvelles accusations de lâcheté ? Le défi syrien se pose à Israël. Le défi algérien se pose à nous, et je doute que BHL soit d’une quelconque utilité sur ce coup-là. Tout au plus aurons-nous un article lapidaire du général Desportes dans Le Monde nous indiquant que, là comme ailleurs, la solution est politique. C’est pour cela qu’il est centurion et que je ne suis qu’optione.

Escrocs, mais pas trop

Difficile d’y échapper, ces jours-ci, et ça ne va pas s’arranger. « Où étiez-vous le 11 septembre ? » me demande-t-on sur Facebook, mais je n’ai pas le droit de répondre franchement. Télévisions, radios, presse écrite, grandes voix du monde universitaire, tout le monde s’y met pour commémorer les attentats du 11 septembre 2001.

Je ne vais certainement pas écrire que l’événement ne mérite pas qu’on l’étudie ou que l’on évalue ses conséquences. Qu’on le veuille ou non, quelles que soient notre opinion des Etats-Unis, ces attentats ont entraîné de profonds bouleversements géopolitiques sur lesquels il a déjà été beaucoup dit. Cet été, Le Monde a été le premier à dégainer et à publier un hors série sobrement intitulé La décennie Ben Laden.

L’idée de dépasser les attentats, dont on sait à peu près tout grâce aux différentes enquêtes du Sénat impérial, et malgré les piaillements de Thierry Meyssan et de sa bande de nazillons-ultragauchistes-islamistes, n’est pas mauvaise. Au lieu de nous répéter des choses que nous savons déjà, mieux vaut tenter d’avancer un tant soit peu. En un peu moins de 100 pages, La décennie Ben Laden revient donc sur le sens de ces attentats (interview un peu courte de Gilles Képel, par exemple) et s’organise en quatre chapitres : Le choc, La riposte, L’ennemi, et L’après.

L’ensemble ne manque pas d’intérêt, mais il est permis de s’étonner de la légèreté avec laquelle certains journalistes écrivent et, manifestement, ne se relisent pas et ne sont pas relus. Pourtant, et gratuitement, nous sommes quelques uns à pouvoir rapidement corriger, non pas les opinions exprimées – évidemment ! – mais simplement quelques erreurs ou omissions qui ne font pas sérieux. De là à penser que le hors-série a été construit à la va-vite, il y a un pas que je refuse de franchir. Reste la déception. Par exemple, dans l’article consacré à mes chers amis d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), affirmer que sept otages français ont été enlevés au Niger en septembre 2010 est une erreur (p. 74). Parmi les sept personnes enlevées figuraient cinq Français, un citoyen togolais et un ressortissant malgache. On me pardonnera cette précision un peu tatillonne, mais il me semble que l’on peut rendre justice aux otages non-français. Ils n’ont pas eu moins peur, ils n’ont pas été mieux traités, et je ne vois pas de raison de passer à la trappe leur nationalité. C’est ce qui arrive quand on ne se relit pas, comme aurait pu le dire Walter Sobchak.

De même (p. 15), on aimerait être certain que Corinne Lesnes, quand elle énumère les attentats commis contre les démocraties, ne confond par les attaques contre les trains de Bombay/Mumbai de juillet 2006 et l’assaut de novembre 2008 contre la capitale économique indienne. On lui laisse le bénéfice du doute, par pure bonté d’âme.

C’est pp. 28 et 29 que le hors-série touche véritablement le fond. Sous un titre prometteur, « Les principaux attentats depuis 1998 commis, attribués à ou inspirés par Al Qaïda », une ambitieuse infographie tente de nous montrer le caractère planétaire de la violence jihadiste. Il s’agit en fait d’un véritable naufrage. Où sont les attentats commis dans le Sinaï depuis 2004 par les cellules jihadistes égyptiennes ? N’y a-t-il pas eu d’autres attentats en Arabie saoudite que les deux attaques de 2003 rappelées ici ? Et les attentats d’Istanbul de novembre 2003 contre les intérêts britanniques (consulat, HSBC), la communauté juive et les francs-maçons turcs ? Mystère. Pourquoi ne pas mentionner les attentats de 2003, 2004 et 2009 à Djakarta ? Et les attentats au Mali et en Mauritanie contre nos ambassades ? Et les attentats en Ouganda commis par les Shebab – dont je rappelle quand même qu’ils ont reconnu l’autorité d’Al Qaïda ? Et les nombreux attentats au Yémen (2007, pour commencer ? non, vraiment, ça ne vous dit rien ?) ? Et pourquoi ne pas parler des opérations ratées (paquets piégés envoyés par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique – AQPA – aux Etats-Unis il y a un an) ou des types recrutés par les Taliban pakistanais (TTP) qui voulaient faire exploser un véhicule à Times Square ? L’exhaustivité est évidemment impossible et sans intérêt dans un document destiné au grand public, mais si le but est de montrer à quel point la menace peut-être mondiale et évolutive, un minimum d’ambition est le bienvenu. Et qu’on ne me dise pas que certaines données sont confidentielles, car tout ce que je viens d’énumérer se trouve dans le domaine public. Si, en revanche, la sélection est assumée, je suis obligé de m’interroger sur sa pertinence et ses objectifs.

Il n’échappera pas à la sagacité des lecteurs affutés que vous êtes que la sélection d’ouvrages figurant en dernière page (p. 98) réserve une place de choix à Gilles Képel, dont l’interview ouvre le hors-série, à Jean-Pierre Filiu et même à Mathieu Guidère (cité à mon sens un peu trop souvent), et surtout à des ouvrages devant paraître à l’occasion du 11 septembre prochain. Tout cela ressemble fort à de la promotion plus ou moins déguisée, ce qui est d’autant plus décevant que, du coup, Olivier Roy ou Hélène L’Heuillet ne sont pas mentionnés, une lacune plutôt inquiétante.

Je me permets d’ailleurs une remarque sur l’interview de Képel. Notre superstar de l’islamisme, qui avait quand même raté le coche en 2001 avec Jihad, expansion et déclin de l’islamisme mais qui a su rebondir avec Fitna, guerre au cœur de l’islam, reste un incorrigible optimisme et il est même permis de se demander s’il n’est pas le jouet de ses convictions. Autant lire les travaux de Michael Barry ou, une fois encore, de Roy, plus réalistes ?

Les convictions de Gilles Képel reposent cependant sur un savoir magistral et une pratique minutieuse du Moyen-Orient, ce qui lui donne une légitimité que d’autres n’ont pas. Le Télérama de cette semaine, titré avec un remarquable sens de l’anticipation « Dix ans » (pas mal, pour le numéro du 17 août), comprend une interview du grand écrivain américain Jonathan Franzen. Sauf négligence de ma part, cet admirable homme de lettres ne compte pas parmi les hommes dont les avis font autorité sur l’islam radical, la contre-guérilla, la lutte contre le terrorisme et la macro-économie. Pourtant, c’est avec l’aplomb des grands artistes que M. Franzen, interrogé sur le 11 septembre (et pourquoi pas sur la bataille de Lépante ? on se le demande) se permet d’asséner une vérité jusque là secrète : la récession économique mondiale est due à l’intervention américaine en Irak en 2003. Vous ne le saviez pas ? Il fallait demander.

Et non content de nous avoir appris quelque chose, il va plus loin en nous rappelant, sots que nous sommes, que les attentats du 11 septembre 2001 (un peu moins de 3.000 morts) n’ont pas été plus meurtriers que les routes de certains pays. Donc, nous dit-il, pourquoi faire tant de bruit ? L’argument n’est pas neuf, et Percy Kemp, que l’on a connu plus pertinent, l’avait lui-même invoqué dans Le Monde l’année dernière au moment des alertes terroristes en Europe. Franzen, par sa remarque, se met au niveau d’une Marion Cotillard ou d’un Jean-Marie Bigard, dont les avis sur le 11 septembre font autorité, comme chacun sait.

En réalité, pourquoi cet argument est-il d’une stupidité abyssale, d’une pauvreté intellectuelle qui ferait passer le JT de TF1 pour un cours d’Umberto Eco au Collège de France ? Mais parce qu’il n’y a aucun rapport !

On ne lutte pas contre le terrorisme à cause du bilan humain – il n’y a pas eu de mort en France depuis 1996, alors on démonte la DCRI et le B-LAT ? – mais à cause de l’insupportable menace que le terrorisme fait peser sur notre souveraineté nationale et de la non moins insupportable menace IMPREVUE qu’il fait peser sur nos vies. La question du bilan a été longtemps accessoire, jusqu’aux attentats des années 90s en Afrique ou des années 80s au Liban. Elle ne l’est plus à cause du 11 septembre et des projets non conventionnels des uns et des autres. Le terrorisme a d’abord pour but de faire pression sur nos gouvernements et sur nous afin de changer nos politiques. C’est cette pression, dénuée de toute légitimité, que nous combattons, cet assaut contre nos libertés et notre libre-arbitre. Conduire une voiture comprend des risques auxquels nous sommes sensibilisés par les autorités et dont nous avons conscience. En partant en vacances en voiture, nous savons que le risque existe et cette connaissance nous permet, pour ceux d’entre nous dotés d’un cerveau et dont le pénis n’a pas la forme d’une poignée de vitesse, d’adopter un comportement responsable sur la route. Si le risque est insupportable (essayez donc de conduire à Alger ou au Caire !), nous pouvons différer notre voyage, choisir un chauffeur plus expérimenté que nous, ou adopter un autre mode de transport.

Mourir sur la route peut parfois être la conséquence d’un enchaînement de petits événements (défaut d’entretien, pluie soudaine, que sais-je ?) aboutissant à un accident sans réel responsable. L’attentat terroriste est au contraire une action volontairement et aveuglément meurtrière. J’accepte le risque de mourir en voiture, et je fais mon possible pour l’éviter même si je sais que le danger persiste, mais je refuse l’idée même de mourir en prenant le métro pour aller au cinéma car je dénie toute légitimité à ceux qui veulent faire pression sur mon gouvernement et mes concitoyens en me tuant, ainsi que les autres voyageurs. L’attentat terroriste est une oppression, et comparer le bilan des attentats du 11 septembre aux chiffres de l’insécurité routière est une insulte aux victimes et à notre intelligence.

Je vous laisse à la lecture du hors-série du Monde, mais je vous ai prévenus.

« Ain’t no escaping/Don’t run and hide » (« The hitman », Queen)

Je ne suis jamais allé en mission en Norvège. On m’y avait invité mais une quelconque autorité a décidé que mon attachante présence était requise à Paris, probablement pour mettre à jour la 14e analyse de la menace à l’attention d’un ministre qui s’en moquait comme de sa première réunion de groupe parlementaire. Mes collègues norvégiens et moi avions pourtant des tas de choses à nous dire, sur Najmuddin Faraj Ahmad, le célèbre mollah Krekar patron du groupe jihadiste kurde irakien Ansar al Islam, qui fut un temps dirigé par le regretté Abou Moussab al Zaraqawi, le boucher de Bagdad. Ou sur le rôle de l’ambassade d’Iran. Ou sur les liens des rares islamistes présents en Norvège avec leurs camarades en Suède ou au Danemark.

Quand les premiers messages sont arrivés en provenance d’Oslo, ce 22 juillet, j’ai donc pensé aux jihadistes kurdes et à Al Qaïda. Il s’agissait d’une première hypothèse, infondée et qui s’est révélée fausse. J’ai ensuite pensé à un de ces tireurs fous comme il y en a déjà eu dans les pays du nord de l’Europe (je dis « nord » car la Finlande n’est pas scandinave, comme chacun sait). Je me trompais encore. Les premiers éléments recueillis par la police norvégienne, dont les déclarations du tueur (avouons que ça aide quand même pas mal) ont permis d’affirmer qu’il s’agissait, non pas d’un jihadiste ni même d’un adolescent comme ceux que l’on vit à Littleton, mais d’un homme ayant largement dépassé la puberté et dont les motivations relevaient clairement d’une pensée d’extrême droite.

Je ne crois pas m’avancer en affirmant que personne n’avait vu venir le coup. La police norvégienne avait placé Anders Behring Breivik (ABB) sur une watch list après son achat massif d’engrais au printemps, mais les archives sont pleines de criminels qui étaient sur de telles listes, demandez donc au FBI ou au MI-5, pardon, au British Security Service (BSS). Le soir de la tuerie, il était déjà possible de considérer avec stupeur et une certaine admiration technique la sophistication de l’attaque et le sang froid presque surnaturel du tueur. La piste d’un extrémiste de droite, un de ces lone wolves que redoute tant le FBI et que j’avais évoqués rapidement en novembre 2009 ici, a été rapidement évoquée et semble, deux semaines après les faits, largement validées par les faits.

Très vite, et sans surprise, les uns et les autres y sont allés de leurs commentaires. Jean-Marie Le Pen, qui n’est jamais le dernier à dire des idioties, a déclaré le 30 juillet que la naïveté du gouvernement norvégien (sic) était plus grave que les attaques conduites à Oslo (sic derechef). On retrouve dans cette saillie la quintessence de la pensée du plus célèbre borgne de France, incapable de résister à une provocation douteuse. Etrangement, la fille, qui ne nous avait pas habitués à de telles erreurs, a justifié son silence après la remarque de son père en indiquant qu’elle n’avait rien à dire car elle n’était pas en désaccord. Vous me direz, c’est logique, comme l’aurait fait remarquer Dame Séli.

De l’autre côté de l’échiquier, certains en sont presque venus à se réjouir des opinions politiques du tueur : enfin un terroriste d’extrême droite ! Une sorte de divine surprise avec des années de jihadisme, de violence anarchiste et d’assauts de communistes nés après la chute du Mur. Ah, folle jeunesse.

Vu d’ici, je pense qu’on peut avancer deux types de remarques : d’abord, sur le mode opératoire, puis sur l’arrière-plan idéologique et historique de l’attentat.

Procédons avec méthode et commençons par le mode opératoire. L’opération menée par Anders Behring Breivik est un modèle du genre : après un attentat à l’explosif (voiture piégée) contre une cible symbolique (les bureaux du gouvernement) vers 15h25, le terroriste, revêtu d’un uniforme de la police, a quitté Oslo, s’est rendu à 20 kilomètres de là sur les rives du lac de Tyrifjorden, s’est embarqué sur le ferry vers 17h, a débarqué sur l’île d’Utoya où il rassemblé des dizaines de participants à une université d’été du parti travailliste et a commencé à les abattre à l’aide d’un fusil automatique.

– Le terroriste a fait preuve d’une grande maîtrise technique : la bombe composée à l’aide d’engrais, selon une recette bien connue des jihadistes et des milices survivalistes américaines, est jugée par plusieurs spécialistes comme un modèle du genre. 7 personnes ont été tuées et la zone du blast a été dévastée.

– Profitant du chaos généré par cette explosion, le terroriste a quitté la capitale norvégienne et a gagné sans encombre son second objectif, sur l’île d’Utoya. Là, il a, suprême raffinement, utilisé l’attentat d’Oslo pour rassembler des dizaines de jeunes gens afin de leur rappeler des mesures de sécurité. Dans ce pays pacifique, l’autorité de ce policier n’a pas été remise en cause et c’est donc à l’abattoir qu’ABB a conduit ses nombreuses victimes, avec un sang-froid proprement sidérant.

– L’opération a donc, en une après-midi, ciblé selon deux modes opératoires très différents (voiture piégée puis mitraillage) deux objectifs éloignés, à la façon de ce qu’avaient réalisé à Bombay en novembre 2008 les terroristes du LeT qui s’étaient déplacés tout en tuant et avaient ainsi semé une grande confusion parmi les forces de l’ordre et de sécurité indiennes – qui n’avaient pas besoin de ça pour être désorganisées.

– Le port d’un uniforme officiel et son appartenance au groupe ethnique majoritaire dans le pays ont permis à ABB de donner le change jusqu’au moment de la tuerie.

– Il s’agit donc d’une affaire bien conçue et bien menée par un homme apparemment seul et donc virtuellement indétectable. Surtout, on voit là les dégâts que peut causer une opération imaginée par des individus non seulement immergés dans une société mais surtout capables, par leur compréhension de celle-ci, de la frapper au cœur. En décembre 2006, j’avais participé à un échange de vue avec quelques uns de mes collègues et chefs au sujet de la vulnérabilité française. Avec l’optimisme béat qui me caractérise, j’avais alors écrit que dans une société multiculturelle taraudée par le doute, agitée par d’incessantes querelles plus ou moins téléguidées par les uns et les autres et profondément perturbée par quatre décennies de chômage de masse, des manœuvres de déstabilisation pouvaient être menées par une poignée d’individus décidés à frapper les lieux les plus symboliques (crèches, écoles, lycées, hôpitaux, lieux de culte, galeries commerçantes ou grands magasins, etc.) afin de provoquer, à l’aide de revendications soignées (références religieuses et ethniques, accusations, etc.), une onde de choc dont les effets pourraient être presque illimités. Le terrorisme, après tout, n’est qu’une démarche opérationnelle visant à faire pression sur un gouvernement.

Et on en vient tout naturellement à la suite : signature idéologique, arrière-plan historique. Comme des siècles d’expérimentations attentives l’ont démontré, les cons osent tout, ce qui, à en croire certains ethnologues, les rendrait reconnaissables entre tous. Les différentes photos laissées par ABB laissent peu de place au doute quant à son état de santé mental– et les sceptiques pourront consulter sur le Web les nombreux articles que la presse a consacrés à ce jeune homme, comment dire, sans doute un peu déphasé.

Alors ? Fasciste ? Raciste délirant ? Fondamentaliste chrétien ? Signe avant-coureur de la fameuse « insurrection qui vient », mais dans une version légèrement différente de celle à laquelle aspirent les exaltés de Tarnac ?

N’en déplaise aux minets de l’UMP (comme ici), il semble qu’ABB soit bien un chrétien convaincu. Sa foi n’est probablement pas très raffinée, et on peut sans doute la rapprocher de celle d’un petit émir d’AQMI perdu dans son maquis pas tellement loin de Boumerdès plutôt que de celle d’un idéologue jihadiste ayant pignon sur rue à Riyad. Mais, évidemment (j’aime bien taquiner les minets de l’UMP qui écrivent sur Atlantico), la puissante foi chrétienne d’ABB est manifestement un des éléments d’une construction intellectuelle faite de pathologies mentales ayant elles-mêmes entraîné une lecture pour le moins engagée de la situation en Europe. Son obsession de l’islamisation, un vieux leitmotiv de l’extrême droite, ne renvoie pas tant à ses propres convictions religieuses qu’à un racisme militant qu’il serait un peu naïf de notre part de considérer comme inexistant en Scandinavie. Nos voisins du nord sont peut-être charmants, socialement très avancés, mais il convient quand même de rappeler que leur imaginaire historique comprend, avec fierté, les Vikings et autres turbulents navigateurs au sens de la fête si communicatif. Pendant la Seconde guerre mondiale, tous les Suédois et tous les Norvégiens ne se sont pas couverts de gloire. La Norvège était occupée par le Reich, tandis que la Suède, officiellement neutre, se plaçait dans cette zone grise dont on ne sort jamais grandi. Demandez donc au fondateur d’Ikea ce qu’il faisait pendant la guerre. Bref.

Des esprits attentifs ont par ailleurs relevé que notre apprenti nageur de combat avait perpétré son crime un 22 juillet, le jour anniversaire de la fondation du Royaume de Jérusalem par les Croisés (En 1099, mais est-il vraiment utile de le préciser ?). La coïncidence est un peu grosse, et il faut sans doute considérer que celui qui se voit comme un croisé n’a pas frappé un 22 juillet par hasard.

Evidemment, les réactions n’ont pas manqué. Très à droite, certains n’ont pu cacher leur excitation de voir un homme commettre un crime aux noms de leurs convictions – selon le vieux principe « Vas-y, passe devant, je te rejoindrai ». Facile – et encore, il faut oser (cf. supra) – admirer un type en laissant sur Twitter quelques fortes pensées dignes de Minute ou de La vieille taupe. Très à gauche, les idioties n’ont pas non plus manqué, mais on peut difficilement reprocher à qui que ce soit de condamner les tueries d’Oslo.

Les choses se sont gâtées, à mes yeux, quand au soulagement bien compréhensible des musulmans de ne pas avoir à supporter le poids moral d’un nouveau carnage ont succédé les analyses biaisées, illustrées par de distrayants montages photos :

ABB a assassiné des dizaines de personnes au nom de sa détestation délirante de l’islam, et plus généralement du multiculturalisme. Ceux qui ont tenté d’expliquer, voire de justifier ou de minimiser son geste, devraient se cacher après une telle infamie. Reste cette inquiétante tension qui monte dans nos vieilles sociétés occidentales, confrontées à la fin d’un cycle de prospérité que l’on pensait sans doute sans fin et aux manifestations de ce basculement de puissance que j’évoquais ici cet hiver, emporté par mon lyrisme : immigration d’autant plus angoissante pour des bourgeoisies saisies de vertige que plus rien n’est en place pour lui offrir emploi et statut social et que l’actualité du semestre écoulé, faite de bruits et de fureur, n’a sans doute pas contribué à apaiser leurs angoisses.

La vraie différence entre le fondamentalisme religieux d’ABB et celui d’un quelconque jihadiste yéménite se situe dans les réactions enregistrées dans leurs communautés respectives et dans les propos des responsables religieux. Les attentats d’Oslo ont été condamnés par l’écrasante majorité des Européens. A l’exception de quelques nazillons et autres nostalgiques du Grand Reich et des cérémonies sous les dolmens, tout le monde a exprimé son horreur et son indignation. Quand un jihadiste se fait exploser sur un marché de Bagdad ou devant un check point pakistanais, il se trouve toujours des crétins pour saluer son sacrifice face à un régime – nécessairement – apostat. Essayez donc à présent d’arracher à certains imams, plus nombreux qu’ils ne le devraient, une condamnation d’un attentat contre l’Empire ou contre Israël, vous ne serez sans doute pas déçus, là encore. Mais il convient, en effet, de ne pas sous-estimer la menace représentée par les membres les plus radicaux de l’extrême droite européenne.

Le risque, au-delà de la polarisation extrême droite/extrême gauche, populisme contre populisme, est à présent de voir apparaître d’autres loups solitaires, copy cats qui s’essaieront à Faites votre croisade tout seul.

Ah, j’oubliais. Si on pouvait nous épargner les remarques idiotes dignes d’une Mireille Dumas sur l’influence des jeux vidéos. Il s’est vendu plus de 12 millions de Call of Duty : Modern Warfare 2, et il ne me semble pas que le nombre de fusillades ait augmenté en proportion depuis décembre 2009. De tels arguments sont d’une rare insanité. On se retrouve sur le XBox live – sachant que je n’ai jamais tué personne (aux dernières nouvelles) ?

« What was the price on his head? » (« Wake up », Rage against the machine)

Les temps sont durs pour Al Qaïda. Quelques semaines après la mort d’Oussama Ben Laden, abattu le 2 mai par les brutes sanguinaires (ne le sont-elles pas toutes ?) de la Navy SEAL Team 6 dans sa villa pakistanaise, quelques jours après la cruelle disparition, le 3 juin, de Mohamed Ilyas Kashimiri, un autre charmant bambin, voilà que Fazul Abdallah Mohammed, le Keyzer Söze d’Al Qaïda en Afrique de l’Est, est mort à Mogadiscio, le 7 juin dernier. « L’accident bête », aurait pu dire Pascal, puisque notre homme a été abattu à un barrage des forces du gouvernement de transition alors qu’il venait de réaliser qu’il tenait à l’envers sa carte de Mogadiscio. Comme quoi, nos épouses ne sont pas les seules à ne pas savoir lire une carte.

Opérationnel de grande qualité – mais peut-être un peu juste question topographie, artificier à ses heures, concepteur imaginatif de plusieurs attentats fondateurs (contre les ambassades de l’Empire en Tanzanie et au Kenya le 7 août 1998, contre l’hôtel Paradise et un avion de ligne israélien à Mombasa le 28 novembre 2002), Fazul était aussi un des chefs militaires des Shebab somaliens, au profit desquels il jouait le go between avec Al Qaïda et Al Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).

Fazul, qui avait décidément toutes les chances, était traqué par l’Empire depuis 1998, et on se souvient encore, aux Comores, de l’arrivée par vol spécial de dizaines d’agents FBI en août 1998. De mauvaises langues suggéraient même que notre turbulent garçon disposait de soutiens amicaux au sein de l’Etat comorien, une accusation odieuse que nous ne saurions diffuser à notre tour.

L’Empire a tout essayé, et on a bien cru, en juillet 2004 que son compte était bon lorsque les services pakistanais, amicalement secondés par les gens de Langley, ont mis la main sur Ahmed Khalfan Ghailani, un proche camarade de Fazul, après une belle fusillade près de Gujrat. Les données découvertes dans les ordinateurs de Ghailani avaient alors permis à la CIA et au SIS britannique de frapper les réseaux pakistanais présents au Royaume-Uni, mais rien ne fut découvert au sujet de Fazul.

Le 1er janvier 2009, un drone de l’Empire rappela brutalement à Dieu, lors d’un raid au Pakistan – vous savez, notre si précieux allié contre Al Qaïda – Fally Mohamed Ally Msalam, un des chefs militaires de l’organisation dans le pays, et son adjoint, Ahmed Salim Swedan, un autre proche de Fazul.

Hélas, l’insaisissable comorien restait introuvable. Pourtant, la traque ne faiblissait pas. De mystérieux raids étaient conduits en Somalie depuis de lointaines bases du Golfe ou depuis Djibouti – ah, ces paires de F-15E en bout de piste… Mieux, en janvier 2006, l’Empire, qui ne renonce jamais et ne lésine guère sur les moyens, avait financé l’invasion de la Somalie par l’Ethiopie. En vain.

Et voilà que ce pauvre garçon rate sa sortie en se perdant dans Mogadiscio… Les plus soupçonneux y verront sans doute la marque d’une odieuse manœuvre de l’Empire. Pour ma part, et sans exclure une participation de services spéciaux, je vois dans cette pitoyable fin une nouvelle illustration de ce facteur humain que j’ai tant observé par le passé. Forcément, en contemplant la dépouille de Fazul, on ne peut pas non plus s’empêcher de repenser à tous ces raids aériens lancés trop tard, à ces opérations héliportées décommandées, à ces complots plus ou moins sérieux, à ces projets d’enlèvement irréalisables, à ces attentats aux bilans catastrophiques, et à ces destructions en cachette de quelques télégrammes gênants.

De simples péripéties, sans doute. Enfin, on ne va pas le pleurer, n’est-ce-pas ?

Le cerveau de Himmler s’appelle Heydrich

Je dois confesser mon peu d’appétence pour les auteurs français contemporains. Depuis la mort de Julien Gracq, le paysage littéraire hexagonal me semble en effet bien morne. Quitte à lire des romans français, autant lire ceux de Flaubert que ceux de Guillaume Musso et éviter les tombereaux de mauvaises nouveautés qui se déversent sur nous à chaque rentrée « littéraire ».

J’avais évidemment noté la publication de HHhH (Himmlers Hirn heisst Heydrich : le cerveau de Himmler s’appelle Heydrich), de Laurent Binet, mais, fidèle à ma légendaire distraction, je n’avais en revanche pas noté que cet ouvrage n’était, en aucune façon, une simple biographie de Reinard Heydrich, une des pires crevures que le IIIe Reich, qui n’en était pourtant pas avare, ait données au monde.

La figure de Heydrich, comme celle, d’ailleurs de Martin Bormann – sans doute le pire des fumiers – m’a toujours fasciné.

J’avais découvert son existence en lisant, au début de mon adolescence, le monument de William Shirer The rise and fall of the third Reich (1960), qui offrait au lecteur un trombinoscope des principaux dirigeants nazis. J’étais revenu à Heydrich au cours de mes années d’études, lorsque je travaillais sur le système concentrationnaire du Reich. Plus tard, au service de la République, je revisitai à nouveau la figure du maître espion nazi, avec toujours les mêmes frissons d’horreur.

L’ouvrage de Laurent Binet a constitué une excellente surprise, loin des austères études historiques dont je suis pourtant friand, à mille lieues des œuvres françaises qui accumulent d’années en années poncifs, facilités et nombrilisme.

Dans un style jubilatoire, l’auteur mène de front plusieurs récits avec lesquels il jongle brillamment sans jamais tomber dans une vaine virtuosité. Biographie à peine déguisée de Heydrich, description de l’opération des services anglais et de la résistance tchèque qui parvint à éliminer le protecteur de Bohème-Moravie, HHhH est aussi un réjouissant tableau des affres de la création littéraire. Comme dans un essai d’Umberto Eco ou un des premiers films de Woody Allen, Laurent Binet ne nous cache rien de ses errements, essais, renoncements, mais cette légèreté, apparente, ne nie rien de la terrible réalité qu’il décrit. On est ainsi loin de la brutale – mais courageuse – démarche de Roberto Benigni (La vita è bella, 1997), et encore plus de l’immortel chef d’œuvre de Claude Lanzmann, Shoah (1985), un film que tout homme devrait voir au moins une fois dans sa vie.

Auteur complet, Binet profite de son récit pour évoquer les autres œuvres consacrées à Heydrich, à commencer par le film de Fritz Lang (Hagmen also die !, 1943). Mais, sans snobisme – du moins me semble-t-il – il fait aussi référence au mythique Fatherland, de Robert Harris (1992) adapté pour la télévision en 1994 par Robert Menaul avec Rutger Hauer.

Il ne manque plus à ces références iconoclastes que l’hilarant Rêves de fer, de Norman Spinrad (1972), les remarquables polars de Philip Kerr, (L’été de cristal, 1989, La pâle figure (Heydrich), 1990, Un requiem allemand, 1990, récemment rassemblés dans La trilogie berlinoise), ou, pour les plus exigeants, Le complot contre l’Amérique, de Philip Roth (2004).

Laurent Binet nous offre avec HHhH une brillante variation littéraire sur le thème de l’enquête historique et du on going work. Il serait dommage de bouder son plaisir, avant de relire Raul Hillberg, Ian Kershaw ou Christopher Browning. Quant aux critiques faites à Binet (« ce n’est pas un roman », « ce n’est pas un ouvrage historique »), on laisse à leurs auteurs le plaisir pervers de dénigrer – une façon comme une autre de dissimuler leur médiocrité.