« Join me in war/Many will live/Many will mourn. » (« Money over bullshit », Nas)

Les Français ne mesurent pas la chance qu’ils ont de vivre dans l’Hexagone, et je ne parle pas du climat, de la littérature, de la mode, des vins ou des fromages.

Où, en effet, pourrait-on trouver des responsables politiques plus novateurs, plus ambitieux, plus courageux ? Georges Clemenceau peut toujours s’aligner, Charles De Gaulle se rappeler à notre bon souvenir, Philippe Auguste ou Louis XI présenter leur bilan, toutes ces figures de notre histoire sont dépassées par la frénésie novatrice de nos leaders – ou supposés tels. Prenez par exemple Dominique de Villepin, qui affirme qu’une fois élu il abaissera à 50% la part du nucléaire dans notre production électrique. L’idée d’utiliser le vent qu’il brasse pour alimenter des éoliennes ne manque pas d’intérêt.

29220811-jpeg_preview_large.1300375052.jpg

Ou Minime Grémetz, le communiste bien connu, stalinien bon teint un peu bas de plafond. Ou Nicolas Tracassin, le spécialiste de ce mal français qu’est le micro management. Sans consulter quiconque – à l’exception de BHL, le Spinoza de Promotion de Ligue, le voilà qui annonce que la France va intervenir en Libye pour soutenir les insurgés de Benghazi. L’intention est louable, et nous voudrions tous croire qu’elle obéit à des considérations humanitaires ou stratégiques. Hélas, il semble bien que ce nouveau coup de menton présidentiel ait surtout été inspiré par le besoin de faire oublier la lamentable affaire MAM. La France compromise avec des tyrans arabes ? Voilà la preuve, forcément éclatante, du contraire. Tous à Tripoli.

sarkozy-khadafi-libye1.1300375065.png

On pourra toujours s’étonner de l’influence démesurée d’un BHL, faux intellectuel et vrai poseur. On pourra déplorer que M. Juppé, un des rares esprits éveillés de l’UMP, ait été marginalisé par le Président. Mais il faut admirer, saluer, célébrer la nouvelle innovation stratégique française.

collection-finky_2870441-l.1300374947.jpg

Après « je déclare une guerre et je la perds », après « je déclare la guerre et on la gagne pour moi », après « je déclare la guerre, je la perds mais je dis que je l’ai gagnée », voici « je déclare la guerre mais je ne peux pas me projeter sur le champ de bataille ». Noble, courageuse, la volonté affirmée de Paris de rosser le colonel Kadhafi et sa bande de sales gosses s’est heurtée à plusieurs cruelles réalités. Le temps où nos Jaguar et nos Mirage F-1 faisaient régner l’ordre en Afrique, celui des raids sur Ouadi Doum, des charges de jeeps contre les blindés libyens, est bien révolu.

Désormais, nous éprouvons les plus grandes peines à mater quelques centaines de jihadistes algériens guère plus armés qu’une bande de scouts flamands, notre porte-avions est plus souvent en cale sèche qu’une Triumph chez le garagiste, nos Rafale sont bien loin du compte et surtout, nous sommes seuls. Les Britanniques, sans doute par réflexe, ne sont pas contre nous apporter de l’aide, mais ils se demandent si nous connaissons si bien nos nouveaux amis de Benghazi. Et l’Empire nous rappelle que l’heure n’est plus – et on le regrette, évidemment – aux interventions unilatérales, en particulier sans solution de rechange.

Nous voilà, selon une habitude désormais séculaire, comme des imbéciles, annonçant l’ouverture d’une ambassade auprès des rebelles libyens – tant qu’ils vivent – et suppliant à genoux nos alliés de venir avec nous, juste quelques jours.

Il y a un siècle, une éternité, la France éclairait le monde. Elle le fait rire désormais. La furia francese est devenue une pathétique rodomontade, notre G8 s’est dégonflé, l’Union européenne, lamentable échec politique, regarde ailleurs et il ne nous reste plus qu’à quémander à New York des alliés de circonstance pour sauver notre nouvelle aventure. Les Etats arabes ne sont pas contre l’éviction du bondissant du colonel K, mais ils n’iront pas seuls – on les comprend. En Egypte, les Frères musulmans ont rejeté par avance toute intervention étrangère. Le nouveau pouvoir au Caire s’inquiète de la capacité de survie du régime libyen et voit d’un œil morne revenir les dizaines de milliers d’expatriés qui il y a peu travaillaient encore chez la voisine, mais il n’entend pas s’impliquer militairement.

Avec un peu de chance, et ça rappellera à quelques uns d’entre nous la criminelle lâcheté de l’Europe et des Nations unies dans les Balkans, il y a presque vingt ans, nous disposerons ce soir d’un mandat pour une no fly zone au-dessus de la Libye quand le drapeau vert flottera de nouveau sur Benghazi. Et après ? Interdire le ciel aux chasseurs libyens ne devrait pas empêcher le colonel K de massacrer les rebelles. Pour peser sur la situation, il faudrait un mandat offensif, le droit de frapper les colonnes de l’armée de Tripoli. Qui va nous accorder ce droit ? Et même, pour quel résultat ? La création d’une enclave rebelle à l’est du pays ? On sait avec quelle énergie les Occidentaux défendent les enclaves… Faire la guerre sans tuer n’est toujours pas à l’ordre du jour. Une enclave ? Alors, un nouvel Etat ? Et que fait-on du régime libyen ? Pouvons-nous pousser jusqu’à Tripoli ? Voulons-nous livrer des armes et affecter des conseillers aux rebelles ?

kadhafi_200b_03022009.1300375027.jpg

Soyons clair, il est très certainement trop tard pour renverser le régime du colonel K. Il fallait agir tout de suite, avec détermination – mais avec quels moyens ? mystère – en articulant manœuvres militaires et actions diplomatiques, et non pas partir comme une bande de Gaulois ivres et dévêtus contre une armée qui défend un système. L’impréparation de la politique française est une fois de plus ahurissante.

Et au fait, a-t-on pensé aux conséquences ? Le Département d’Etat a déclaré aujourd’hui que la crise actuelle pouvait conduire à un retour de la Libye sur la scène du terrorisme international. Qui se souvient que certains Touaregs comptent bien des amis à Tripoli ? Et qui a pensé au fait que le colonel K, même avec un cerveau embrumé par la drogue et l’alcool, penserait évidemment aux clients de ses amis Touaregs, les jihadistes d’AQMI ? Vous avez envie d’un vrai foutoir pour occuper votre printemps ? Demandez à la France.

La capacité de nuisance libyenne est immense au Sahel (Mali, Tchad, Niger, mais aussi plus bas, en RCA ou en Côte d’Ivoire), et le régime algérien, toujours en proie à ses idées fixes, ne s’opposera sans doute que mollement aux menées de Tripoli contre nous. D’ailleurs, Alger s’est clairement opposée, cette semaine, à notre politique à l’égard de la Libye.

fait-inedit-la-suisse-a-gele-les-avoirs-de-kadhafi-avant-meme-qu-il-ne-soit-chasse-du-pouvoir.1300374970.jpg

Et au fait, prenons de la hauteur. La répression sans merci menée contre les rebelles libyens dans l’indifférence et l’impuissance générales a sans doute inspiré nos alliés du Golfe. Les forces armées saoudiennes et émiriennes, à la manœuvre à Manama, ont en tête notre incapacité à soutenir concrètement nos valeurs. La démocratie ? Allez-y, les amis, partez devant, on vous rejoint – ou pas. L’échec de la révolution libyenne va donner un coup de fouet aux régimes arabes les plus menacés, et le sang va encore couler parmi la jeunesse. Et quand ces jeunes gens réaliseront à quel point nous les avons trahis, sacrifiés, ils sauront nous remercier.

Pour l’heure, il ne nous reste que l’action individuelle, noble et vaine, grâce à Avaaz.

Et nous pouvons toujours nous consoler en écoutant les fumeuses révélations libyennes sur notre cher leader. Nous aussi, nous pourrions répondre :

– Monsieur Saif Al Islam, une question ! Confirmez-vous avoir eu une liaison avec le regretté responsable politique autrichien Jorg Haïder (quel bel homme) ?

« On ne fait pas les révolutions avec de l’eau de rose » (Sébastien-Roch Nicolas, dit Chamfort)

Le monde arabe s’agite, et nous avec. Mais tandis que des peuples – ou un seul, mais divisé ? – tentent de renverser un ordre séculaire, les Occidentaux, et singulièrement les Français, se perdent en vaines analyses, polémiques, moqueries.

Les uns, Tartuffes modernes, s’émeuvent de l’infinie médiocrité de nos dirigeants, prisonniers des conseils d’une cour aveuglée par les dogmes et par le souci de plaire, en oubliant que eux aussi ont largement profité de la générosité des potentats arabes. Les autres, que l’on sait à peine capables de différencier une manifestation lycéenne d’une émeute de la faim, se répandent sur la Toile en invectives contre les experts, les universitaires, les journalistes, les faux démocrates, la chute des cheveux et le prix du ballon de blanc.

Inutile de revenir sur les écrits de M. Immarigeon, qui rédige décidément bien plus vite qu’il ne pense – à supposer que la furie anti-américaine, les approximations stratégiques et la plus crasse mauvaise foi puissent être tenues pour une forme de pensée. Inutile non plus de nous attarder sur les réflexions de Bernard Lugan, réputé pourtant pour son indépendance d’esprit mais dont il faut déplorer, là aussi, les raccourcis (ici, par exemple) .

Essayons donc de poser froidement les données du problème, pour changer.

Peut-on vraiment affirmer que le progrès économique et la stabilité politique sont préférables à la démocratie ?

On entend ici et là de doctes commentateurs s’émouvoir de l’instabilité née de la révolution tunisienne et de la révolte égyptienne. Ils n’ont évidemment pas tort, et si on peut estimer que la crise tunisienne, loin d’être achevée, ne bouleversera pas les équilibres régionaux, on est en droit de redouter les suites des évènements du Caire – et il est inutile de rappeler à quel point la comparaison avec la révolution iranienne n’est pas valable. J’ai déjà évoqué, bien modestement, cette question ici, mais je voudrais m’étonner ici des positions de nos habituels donneurs de leçon.

Minimiser le caractère dictatorial du régime de Ben Ali (« le mari de la coiffeuse ») au nom d’un soi disant progrès économique est assez sidérant, en tout cas révélateur d’une redoutable ignorance. A de nombreux égards, le régime tunisien était un des plus répressifs du monde arabe et c’est faire montre de mépris que d’écarter ça de la main en mettant en avant le seul bilan économique. Celui-ci, d’ailleurs, n’est pas si bon – la révolution a quand même commencé après le suicide d’un vendeur à la sauvette. Le fait que le pays affichait des taux de croissance honorables ou accueillait des milliers de touristes n’avait aucune conséquence concrète sur le niveau de vie réel de la population. Les rues tunisiennes sont d’ailleurs largement comparables à leurs équivalentes algériennes, pour citer un voisin pas mieux loti.

Pour certains, la démocratie, celle qu’ils défendent bec et ongle contre l’Empire, évidemment accusé de tous les maux, serait une aventure bien hasardeuse en Egypte, comme d’ailleurs dans la plupart des pays du Sud. Porteuse de menaces et même d’imprévus, elle se retournerait invariablement contre nous. Laissons-les aller au bout du raisonnement : pour ces contempteurs de la thèse, pourtant passionnante, du choc des civilisations, les Arabes, les Musulmans, les Africains, bref tous ces gens qui vivent au-delà de nos remparts ne pourraient être réellement gouvernés que par la violence. Ne tournons pas autour du pot et appelons ça, au mieux un paternalisme excessif, au pire un racisme sans fard.

Les progrès économiques de la Tunisie, validés par les experts du FMI, ont-ils vraiment eu un impact sur la vie des Tunisiens ? La stabilité de l’Egypte, tant vantée par quelques uns, était-elle si réelle alors que le régime tremble depuis treize jours – et ne paraît pas sur le point de tomber ? Peut-on vraiment sacrifier sur l’autel des intérêts stratégiques les valeurs que nous sommes censés incarner et défendre ? (La réponse est oui, mais chut !). En réalité, nos commentateurs énervés se perdent une fois de plus dans l’incohérence de leurs remarques. Stratèges nourris par la lecture de quelques classiques peu ou mal compris et par les autojustifications de généraux vaincus – essentiellement français, faut-il le souligner – nos commentateurs mélangent tout.

Citoyens exigeants, ils dénoncent notre soutien à des tyrannies mais, géopoliticiens de qualité, ils nous reprochent dans le même temps de déstabiliser ces Etats. Humanistes sans concession, ils déplorent les victimes de ces crises, mais n’hésitent pas à saluer en Dimitri Medvedev un « homme d’Etat rompu aux charmes de l’Orient mystérieux ». Quand on connaît l’amour immodéré des dirigeants russes pour le monde arabo-musulman, il y a quand même de quoi s’étouffer. Il est même permis de s’interroger sur cette appréciation positive du jeu de Moscou. Et si, en dénonçant le jeu des Occidentaux M. Medvedev 1/ leur répondait après les récentes critiques sur la vie politique russe 2/ s’affirmait (ou essayait de s’affirmer) face à Poutine comme le vrai tsar 3/ révélait que l’obsession russe est plus que jamais la stabilité intérieure ?

Plus que tout, ce qui réjouit nos commentateurs, c’est l’apparente imprévoyance de l’Empire et la – hélas bien réelle – panique de nos propres dirigeants. Souverainistes acharnés, nostalgiques, dogmatiques, la démocratie arabe n’est pas leur problème. Leur problème, c’est l’Amérique, celle qui, symbole du capitalisme mondialisé et du libéralisme politique, associe avec plus ou moins de bonheur depuis plus deux siècles défense de la démocratie et croissance du libre-échange. Pour ces rêveurs persuadés que la France peut à nouveau, et seule, rayonner dans le monde, et que le nationalisme est le stade ultime du progrès politique, l’interventionnisme de l’Empire est proprement insupportable.

Pourtant, à n’en pas douter, l’Egypte est une dictature et il ne semble pas immoral ou déplacé de s’émouvoir de ce qu’il s’y passe. Si on peut estimer que la vie publique y est moins verrouillée qu’en Tunisie du temps de la splendeur de Ben Ali, il n’en reste pas moins que les élections y sont des mascarades, que la justice n’y est qu’une farce, que la corruption y est omniprésente, que le népotisme y est un mode classique de gestion des ressources humaines, que la pauvreté et l’analphabétisme y sont des fléaux répandus comme jamais.

Alors, que faut-il comprendre de ces remarques ? Crainte, par ignorance ou racisme, d’un régime arabe démocratique ? Certitude, déguisée, que tous ces gens qui s’agitent et vocifèrent au sud de la Mare Nostrum ne sont décidément pas prêts pour la démocratie ? Pour ma part, je pense que s’il y a bien un peuple qui ne semble pas mûr pour ce mode de gouvernement, c’est bien le peuple français, râleur, égoïste, vaniteux et ignorant.

Nos observateurs n’ont évidemment pas tort de penser qu’on ne peut pas, ou rarement, imposer une démocratie par la force. Mais à la différence de l’Irak, la Tunisie ou l’Egypte n’ont pas été envahies. Aucun système politique n’a été imposé ex abrupto. La révolte s’est déclenchée spontanément, et elle a associé dans la rue jeunes et vieux, bourgeois et ouvriers.

Les observateurs ont moralement et politiquement tort, en revanche, d’estimer qu’il vaut mieux laisser mourir en prison tout un peuple plutôt que de tenter le diable. Cette façon de condamner par avance toute expérience est tellement révélatrice de ceux de nos intellectuels qui prennent des poses de pourfendeurs du politiquement correct. Un nouveau cycle s’est en effet ouvert dans l’espace public. Il y a vingt ans, les Français ricanaient de la tyrannie du politiquement correct aux Etats-Unis. Certains mots étaient interdits, certains comportements bannis, certains regards condamnés. Puis les Français ont à leur tour été gagnés par cette mode et il est devenu impossible de dire ou faire certaines choses – ce qui a eu, in fine, plutôt des conséquences positives quand j’y repense. Mais ce politiquement correct gaulois a, à son tour, lassé les esprits forts – ou supposés tels – et quelques voix s’élèvent désormais à Paris pour secouer tout le système. Je ne m’attarderai pas sur le cas d’Eric Zemmour, sans grand intérêt, mais on pourrait s’interroger sur les propos que tient régulièrement Patrick Besson. La fascination pour les régimes serbes et russes et la défense des dictatures arabes laïques en disent long, aussi bien sur de douteuses sympathies que sur la volonté de paraître publiquement à contre courant.

S’il y a ingérence, c’est en ce moment, et je la salue car elle vise à aider un peuple à se soulever et à expérimenter la démocratie. Les Français devraient se souvenir que leur liberté n’a pas toujours été gagnée par leurs seuls efforts, la dernière fois, en juin 1944, l’ingérence de l’Empire a même eu des conséquences positives, du moins si ma mémoire est bonne.

Et comme un seul homme, nos dénonciateurs professionnels s’en prennent à la presse, accusée d’avoir ignoré sciemment la misère des villes tunisiennes ou égyptiennes, ou nos universitaires, taxés d’aveuglement. C’est un fait, à force de lire Gringoire ou Rivarol (ici), on finit par croire, dire et écrire des foutaises. Affirmer que les Frères Musulmans sont en pointe dans le déclenchement de la révolte égyptienne est une erreur qui révèle une grande ignorance. La confrérie, qui porte en effet, à moyen terme, une réelle menace, n’a rien vu venir et n’a rien vu partir. L’habileté de ses dirigeants – tout le monde ne peut pas avoir adhéré à un parti politique français – la replacera bientôt au cœur du jeu, mais il est faux de voir derrière cette insurrection la main de nos amis barbus. Les prières publiques devant les canons à eau de la police égyptienne n’avaient que peu à voir avec l’islamisme radical, et beaucoup à voir avec la détermination pacifique des manifestants. De même, et comme en Tunisie, la présence de nombreuses femmes dans les cortèges devrait convaincre de la nature non religieuse du mouvement.

S’en prendre aux diplomates (il faut avouer que le Quai d’Orsay, depuis le début de ce printemps arabe, ne brille pas par ses positions d’avant-garde, la qualité de ses prédictions, la pertinence de ses analyses, et la défense ombrageuse des libertés individuelles), s’en prendre aux universitaires (un expert explique, il ne lit pas dans les entrailles d’un agneau) et aux journalistes relève, à mon sens, d’un nauséabond discours anti élites qui, finalement, est cohérent avec l’ensemble des positions assez douteuses que je viens d’énumérer.

bonemine-19-le-devin-14.1296990732.jpg

On attend de celui qui se prononce publiquement qu’il avance des idées, des propositions, des remarques constructives. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que l’Egypte se sorte intacte de cette crise. Le Président Moubarak, d’une autre trempe que son homologue tunisien, ne laissera sans doute pas le système en plan pour gagner un exil doré dans le Golfe ou en Floride. Le risque de chaos est réel, mais faut-il s’étonner que des peuples qui n’ont jamais connu la démocratie, de l’Empire ottoman aux régimes militaires en passant par des protectorats européens ne se livrent de terribles de guerres internes entre ceux qui ont profité du système et ceux qui en ont été victimes ? Quant au péril islamiste, il est réel dans toute la région, mais il me semble, hélas, qu’un gouvernement de radicaux religieux est une option que certains peuples de la région sont prêts à expérimenter, comme une sorte d’étape historique douloureusement inévitable avant le passage, éventuel et nullement garanti, à notre propre système de gouvernance.

Ce que les Arabes sont en train de tester, c’est leur capacité à se gouverner selon des critères – les nôtres – que nous voudrions universels et, partant, c’est justement cette universalité qu’ils testent. Dans ces conditions, on comprend que les tyrans russes ou chinois et leurs défenseurs occidentaux soient attentifs à cette expérimentation régionale.

« Tout était en l’air au château de Fleurville » (Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur)

Nous vivons des moments historiques. Je sais que ce qualificatif a souvent été galvaudé, qu’il a été utilisé pour qualifier des victoires sportives ou de pitoyables émissions télévisées, mais il suffit de regarder la rive sud de la Mare Nostrum pour se souvenir de la puissance de cet adjectif.

Ainsi donc, ce monde arabo-musulman que l’on pensait figé dans le passé, étouffé par des dictateurs plus ou moins séniles, traumatisé par la modernité, est vivant et le montre de belle manière. Jamais l’expression de « rue arabe », si chère à nos diplomates, n’aura connu si belle illustration. Partie de Tunisie, la révolte gronde, en Algérie, en Egypte, en Jordanie, et jusqu’en Turquie – que l’on aurait pourtant du mal à qualifier d’arabe.

Hélas, s’il est fascinant de constater à quel point les fameuses nouvelles technologies ont bouleversé la politique, il ne faut pas oublier que les journées n’ont que 24 heures. Ainsi, à peine la première phase de la révolution tunisienne était-elle plus ou moins achevée que Le Monde faisait appel à Jean Tulard afin qu’il en fasse un commentaire intelligent. Malgré tout le talent de ce grand universitaire, il faut bien avouer qu’il n’est pas sorti grand chose de son intervention dans la presse du soir. Il faudrait peut-être que les journalistes et autres commentateurs se souviennent – ou apprennent – que l’Histoire a son rythme et qu’une révolution est avant tout une histoire humaine, faite de fulgurances, de lâchetés, de désobéissances, de cas de conscience, de tueries et d’improvisations. En tirer les leçons dès aujourd’hui est absurde, et si l’enthousiasme de Bernard Guetta dans les rues de Tunis, la semaine dernière, était émouvant, il était surtout miraculeux. Arrivée juste après la première phase de foutoir, la délégation de France Inter – que je salue ici amicalement – est repartie juste avant que la deuxième phase de foutoir ne commence.

Après la Tunisie, et alors que les Algériens, comme lassés par l’infinie médiocrité de leurs dirigeants, suivent mollement le mouvement, l’Egypte est à présent dans la tourmente, et nous tous avec elle. Loin de moi l’idée de reprendre à mon compte toutes les élucubrations de Bernard Lugan – même si certaines réflexions ne sont pas dénuées d’intérêt – mais il faut bien s’interroger sur les conséquences pour le monde que nous connaissons et pour lequel nous avons conçu notre diplomatie.

En constante lutte avec l’Arabie saoudite pour le leadership régional, l’Egypte est un pion essentiel de l’Empire au Moyen-Orient. Le régime, corrompu comme tant d’autres dans la région, a été un indéfectible allié dans la lutte dans Al Qaïda et le jihadisme – et donc dans la lutte contre l’influence du wahhabisme en provenance du Golfe. Surtout, le pays, en paix avec Israël, contrôle le canal de Suez et s’oppose fermement au Soudan, un pays qui n’est pas à proprement parler un allié de l’Occident.

Ces caractéristiques vont, à coup sûr, nous faire réfléchir aux conséquences d’un ralliement trop rapide à un processus « à la tunisienne ». Décidément, le pauvre garçon qui s’est immolé à Sidi Bouzid en décembre a déclenché un phénomène dont nous ne pouvons encore prendre la mesure. On pourra analyser avec soin les causes et conséquences de la première révolution numérique, et noter que les révélations de Wikileaks ont décidément eu de graves conséquences. On pourra aussi se souvenir que les tensions sociales et économiques étaient devenues intenables dans tous ces Etats, dépourvus pour la plupart de véritables ressources agricoles, et donc extrêmement sensibles aux soubresauts du marché des matières premières provoqués par la croissance de l’Empire du Milieu.

Mais réfléchir aux conséquences n’implique pas nécessairement le désintérêt, le silence, l’aveuglement ou le mépris à l’égard de la population égyptienne. A cet égard, et même si cette remarque doit faire bondir les hystériques de l’anti-américanisme gaulois, il faut une fois de plus reconnaître que c’est à l’Empire que l’on doit la prise de position la plus ferme (ici) tandis que Paris écrivait aujourd’hui, vers 18h, que « les appels à manifester ce 28 janvier [étaient] relativement bien suivis. » Entre une ministre au comportement honteux lors de l’affaire tunisienne et le dogmatisme aveugle des caciques d’ANMO – des gens capables de défendre les pires crapules d’Al Qaïda pour préserver le si sympathique Président yéménite ou qui estiment que l’attentat contre le Drakkar, « c’était il y a bien longtemps » – nous nous couvrons encore d’une gloire immortelle.

La chute plus que probable – et en tout cas souhaitée – de Moubarak va donc avoir d’extraordinaires conséquences stratégiques. Mais elle va surtout décupler l’onde de choc partie de Tunisie. Le monde arabo-musulman est-il sur le point de vivre un choc sans précédent ? En Syrie ? Au Yémen ? En Jordanie ? Sommes-nous capables d’encaisser ce choc ? Et nos intérêts essentiels ne vont-ils pas nous contraindre à des choix déchirants ?

Le défi est immense. L’Empire et l’Europe n’ont aucun intérêt à voir ce pays sombrer dans le chaos, ou être gouverné par des islamistes. Mais s’il n’y a pas d’alternative politique crédible (El Baradei, peut-être ?), il va nous falloir soutenir l’armée. Et ce faisant, alors que nous sommes censés être les défenseurs de la démocratie, nous allons probablement devoir soutenir un régime militaire et nous mettre à dos une population arabe bourgeoise avide de modernité occidentale et à laquelle nous allons refuser ce choix au nom de la grande stratégie. Et ces bourgeois arabes vont donc se retourner contre nous et rejoindre la cohorte des islamo-nationalistes.

Le dilemme est terrible, et on peut s’inquiéter, sans doute à juste titre, de la capacité des Européens à définir une diplomatie crédible. Une fois de plus, c’est vers l’Empire que nous allons devoir nous tourner, mais à quel prix ? Tout au plus pourrons-nous consoler en constatant, avec les réserves d’usage, que les valeurs – à commencer par la démocratie – que nous incarnons, et que nous sommes censés défendre, sont plus universelles que veulent nous le faire croire les régimes prédateurs, les dictateurs ubuesques et les barbus aveuglés par la défense d’un Dieu qui n’en demande pas tant.

« Gouverner ne consiste pas à aider les grenouilles à administrer leur mare. » (Michel Audiard)

Et voilà ce malheureux Julian Assange en prison, à la suite d’une assez peu convaincante plainte pour un délit sexuel qui aurait été commis en Suède. Tout le monde crie au complot, au harcèlement, au déni de démocratie, à l’injustice. Pour ma part, il me semble que ce brave garçon a beaucoup de chance de ne pas avoir eu un accident de voiture, car quand on joue avec l’Empire on doit s’attendre à une réponse à la hauteur de l’affront commis.

J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de la démarche de notre Croisé des antipodes, mais d’autres réflexions me sont venues à la lecture des réactions de certains.

1/ Comme d’habitude, l’ignorance proprement ahurissante de la vie internationale le dispute à l’angélisme le plus idiot. Des milliers de distingués commentateurs, à peine filtrés ou modérés sur les sites de la presse francophone, se déchainent contre la supposée médiocrité des télégrammes diplomatiques américains. Ceux qui ont eu l’honneur d’écrire des TD pour le compte de leur pays les trouvent au contraire de très bonne qualité, bien renseignés, bien rédigés, pertinents et plutôt modérés. La palme de la bêtise revient, mais ça n’étonnera personne, aux « philosophes » invités la semaine dernière par le quotidien Libération à composer un numéro spécial du journal. Là, il faut bien dire que les bras m’en sont tombés quand j’ai découvert à quel degré de médiocrité et d’aveuglement certains de nos intellectuels – ou supposés tels – étaient tombés. Manifestes erreurs d’interprétation, flagrant parti pris, rien ne nous a été épargné par ces très lointains descendants de Socrate – et même le grand Umberto Eco, probablement atteint par la limite d’âge a livré une analyse d’une médiocrité sans nom. La confusion entre la diplomatie et le renseignement semble régner dans le cerveau de nos philosophes, sans doute le même type de confusion qui leur faisait confondre l’URSS avec une démocratie, les Khmers rouges avec un groupe de résistants modérés ou désormais le régime iranien avec l’incarnation de la bonne gouvernance.

Faut-il à nouveau rappeler que la divulgation massive de documents diplomatiques constitue, au-delà de l’infraction légale, une violation d’une loi sacrée de la vie internationale, qui est la respect de la confidentialité des échanges diplomatiques et celle des relations entre les diplomates et leurs hôtes dans le pays d’accueil. Il ne s’agit pas d’espionnage, il s’agit de diplomatie.

2/ La divulgation de ces dizaines de milliers de télégrammes s’est faite sans le moindre tri, et beaucoup de noms se trouvent dans la nature. Surtout, un certain nombre d’États se trouvent exposés par ces fuites, et les conséquences peuvent être graves. Mais qu’importe pour nos Savonarole de sous-préfecture puisque c’est l’Empire qui est visé. L’antiaméricanisme de certains confine désormais à la pathologie psychiatrique, et certains messages reçus, dans lesquels se mélangent allégrement le retour de la France dans l’OTAN, la guerre en Afghanistan et de douteuses comparaisons avec la défaite de mai 1940 en disent long sur l’incapacité de plusieurs de nos observateurs à aligner deux idées cohérentes.

A mes yeux, cette fuite massive n’illustre par tant la vulnérabilité des systèmes informatiques américains – que diraient les mêmes hystériques de la cyberdéfaillance s’ils voyaient les systèmes de nos administrations… – que l’incapacité d’un Etat, surtout démocratique, à se prémunir contre la trahison de pauvres d’esprit. Moquée par de pseudo-spécialistes, la très relative ouverture des réseaux informatiques de la diplomatie américaine avait été initialement conçue en réponse aux excès de cloisonnement qui avaient conduit aux attentats du 11 septembre.

3/ La presse écrite, qui a sagement abandonné les enquêtes difficiles au profit de la rédaction d’articles de commande et la copie de dépêches AFP, a trouvé en Julian Assange l’imbécile irresponsable rêvé. Il a pris tous les risques, il paie le prix fort, et ce ne sont pas les pétitions ou les attaques de hackers contre les sites américains qui vont le sortir de ce qui est bien plus qu’un mauvais pas. Et pendant que le malheureux garçon se prépare un réveil pénible, les journalistes, transformés en documentalistes, trient les milliers de télégrammes et tentent, pressés par la dictature de l’audience et du lectorat, d’en sortir quelques morceaux choisis. On est loin, très loin, des Pentagon Papers de Daniel Ellsberg et Anthony Russo…

1101710628_400.1291819731.jpg

4/ Il est par ailleurs permis de ricaner – et je ne m’en prive évidemment pas – quand on entend ceux qui hurlent contre les caméras de surveillance dans les parkings souterrains au nom du respect de la vie privée se réjouir de voir ainsi exposés les dessous de la vie internationale. Comme me le disait récemment un internaute, la démocratie n’est pas l’exigence de la transparence absolue, mais un mode de gouvernement qui permet au peuple de confier un mandat à quelques uns. Aux élus de gérer les affaires du pays, sans obligation aucune d’exposer en place publique les contacts avec tel ou tel acteur plus ou moins fréquentable. Quand le monde sera un jardin apaisé (merci de me prévenir), il sera possible de discuter des affaires de la cité en public. Pour l’heure, mais je peux me tromper, il ne me semble pas que ce soit le cas. Et dans les vraies démocraties, les groupes parlementaires sont tenus informés des options diplomatiques gouvernementales.

5/ Le dernier point que je veux aborder est à mes yeux le plus réjouissant. La divulgation de cette sidérante masse de documents commence à faire tousser ailleurs qu’à Washington. La révélation de la vie cachée des élites saoudiennes, que les habitués du royaume connaissent, les craintes réelles des pétromonarchies du Golfe face au danger nucléaire iranien, les angoisses chinoises à l’égard de l’encombrant et imprévisible allié nord-coréen, la corruption des régimes tunisien ou algérien, toutes ces observations des diplomates américains n’amusent plus nos amis les tyrans du Sud et leurs défenseurs, les tiers-mondistes de salon.

D’un coup, on découvre que les fonctionnaires du Département d’Etat observent avec finesse leurs pays d’accueil et les décrivent fidèlement à leurs chefs, arguments et exemples à l’appui. Et si ceux-ci sont bien obligés de composer avec le diable, ils ne sont pas dupes. Sale coup pour ceux qui pensaient que les Etats-Unis étaient un Empire du mal sans cervelle, obnubilé par la domination sans partage du monde.

Alors, selon un processus bien connu, on commence à parler de complots, de fuite organisée au profit d’Israël, etc. Evidemment, dans les dictatures du Sud, un tel phénomène paraît incompréhensible. La moindre fuite, et c’est la mort. Seulement voilà, ici, les types comme Assange, on ne les tue pas, on les inculpe, et d’ailleurs que risque-t-il vraiment ?

En ces temps de pénurie, la seule chose dont nous ne manquons pas reste la bêtise.

Angélisme ou sabotage ? Bêtise.

Ainsi donc Julian Assange, l’Australien blond platine, a encore frappé. Mais cette fois, pas de révélations sur les bavures des légions de l’Empire en Irak ou en Afghanistan, pas de secrets brûlants sur les contrats dont profitent certaines SMP. Non, rien de tout ça, simplement 250.000 télégrammes diplomatiques du Département d’Etat dévoilant le quotidien de la politique étrangère de l’Empire.

julian_assange_26c3.1291058460.jpg

Dans les capitales des grandes puissances, le soulagement le dispute à l’agacement. Rien de grave, juste le sentiment que ce qui était secret aurait dû le rester. Dans les « petits » pays – sans mépris aucun, l’angoisse paraît plus palpable : ces Etats, plus faibles, sont intrinsèquement moins capables de regarder avec mépris les révélations de WikiLeaks. Ailleurs, on méprise ou on ricane. Et la presse de se justifier, plus ou moins habilement, comme Le Monde qui sur son site expliquait sans convaincre que, puisque les documents étaient disponibles partout, autant les diffuser. Mouais. Mais Monsieur l’agent, j’ai en effet pris des bijoux dans la devanture du bijoutier, mais la vitrine avait été cassée par d’autres. La belle excuse, courageuse et noble.

Soyons clair : je crois en la liberté de la presse, je crois en l’importance des enquêtes indépendantes menées par les médias au sujet du financement de nos partis politiques, des passe-droits accordés par le pouvoir à certains, du népotisme généralisé, etc. J’admire Bob Woodward et Carl Bernstein, j’admire Seymour Hersh, Stephen Smith, Benoît Collombat. Je lis religieusement le Canard Enchaîné, dernière preuve que nous vivons encore en démocratie. Mais à la différence de Julian Assange, les journalistes que je viens de citer n’agissent pas dans le but de nuire. Ils rétablissent le vérité, ils débusquent les mensonges, ils défendent un système politique auquel ils croient, dans lequel ils vivent, et qu’ils protègent de ses errements.

Au contraire, Julian Assange offre une tribune à quelques fonctionnaires ou militaires désœuvrés et se contente de livrer au monde, sans le moindre tri, ou si peu, des dizaines de milliers de documents dont il ne comprend ni la portée ni la façon dont ils ont été conçus. Comprenons-nous bien, l’important ne réside pas ici dans les faits dévoilés, mais dans ce qu’ils nous apprennent de la façon de travailler des diplomates, d’abord américains, mais aussi de tous les pays. Comme de bien entendu, la plupart des internautes qui ont commenté ces documents n’y ont rien compris et ont eu beau jeu de moquer les textes écrits par les fonctionnaires du Département d’Etat. Qu’il est donc facile, pour un Monsieur-je-sais-tout caché derrière son ordinateur, de railler le travail de fourmi des diplomates. Mais là où un quidam affirme péremptoirement, sur la foi de ses misérables certitudes, que Silvio Berlusconi est un vieillard lifté et libidineux, un diplomate l’écrira parce qu’un responsable italien lui aura dit sous le sceau du secret. La différence entre le chroniqueur du dimanche et le professionnel est là.

Les diplomates sont précieux, leur travail est précieux. Alors que les leaders de notre monde peuvent désormais se parler et se voir à toute heure, rien n’a encore remplacé la démarche d’un diplomate vers un autre diplomate, pour confronter les points de vue, poser des questions, obtenir des réponses, jauger un gouvernement, évaluer une crise. En exposant les secrets de cuisine de la diplomatie américaine, Julian Assange outrepasse, et de loin, la mission de redresseur de torts qu’il semblait s’être attribuée. Il n’est désormais qu’un saboteur, un traître, un irresponsable, et ses motivations paraissent troubles. On ne trouve chez lui nulle trace de l’éthique d’un Woodward, nulle volonté d’un Hersh de sauver un système en dévoilant ses dérives. Il n’y a là qu’un voyeurisme imbécile et criminel, dont nous avions déjà eu un exemple au printemps lors de la publication de documents dont aucun nom n’avait été rayé.

Dans d’autres pays, à d’autres époques, on aurait retrouvé Julian Assange dans un fossé, ou on ne l’aurait pas retrouvé du tout. A cette heure, les Chinois, les Russes, les Zimbabwéens, les Nord-Coréens et les Taliban doivent bien rigoler. Chez eux, un tel événement n’aurait certes pas eu lieu. Peut-être faudra-t-il expliquer un jour à Julian Assange, s’il vit assez longtemps, que démocratie ne signifie pas transparence totale. Peut-être pourra-t-il entendre que seul un régime idéal peuplé d’individus parfaits dans un monde parfait pourrait se permettre de dévoiler son intimité. Mais dans notre monde, dans cette réalité que seuls les imbéciles et les idéologues psychorigides nient, même la démocratie la plus exigeante a sa part d’ombre. Pour garantir son approvisionnement en énergie, pour protéger ses intérêts vitaux, pour se prémunir de ses ennemis, pour défendre son peuple.

La transparence à tout prix n’est que le mélange le plus imbécile du voyeurisme et de l’inconséquence.

Karachi noiseries

Entendons-nous bien, je n’éprouve pas de tendresse débordante pour notre Président, un homme qui manie la langue française comme le plus illettré des maquisards algériens et qui a su s’entourer de l’élite culturelle (Didier Barbelivien, Jean-Marie Bigard) et politique (Patrick et Isabelle Balkany, Nadine Morano, Christian Estrosi, Eric Ciotti) de notre pays. Et je ne parle même pas de son sens de l’exemplarité (affaire de l’EPAD, « Casse-toi pauv’ con ») ou de son réalisme (comparaison permanente avec Barack Obama, faut oser quand même). Elu sur un programme de rupture avec les mauvaises habitudes de la monarchie républicaine, il a transformé en mode de gouvernement l’arrogance, le mépris, l’inculture, l’incompétence et le coup de menton.

Mais, dans le même temps, il me reste un peu de ce sens critique qui faisait de moi, il y a encore quelques années, un enquêteur rigoureux, un négociateur pointilleux et un citoyen impliqué dans la vie de la Cité. Ainsi, quand je lis les dizaines d’articles sur l’attentat de Karachi (8 mai 2002) et ses liens supposés avec la campagne électorale de 1995 ou le contrat Agosta avec le Pakistan en 1993, je m’interroge.

agosta-90-b-pakistanais.1290785529.jpg

Deux enquêtes sont actuellement en cours, la première menée par le parquet anti terroriste (on se souviendra qu’en 2002 le juge Bruguière avait écarté d’un revers de la main le début de la procédure dirigée par Michel Debacq), la seconde par un magistrat instruisant une enquête entrainée par la plainte des familles des 11 victimes françaises. Pour ces familles et leurs avocats, qui s’appuient sur des notes saisies au sein de la DCNS, l’attentat du 8 mai contre les ingénieurs français serait une mesure de rétorsion de l’armée pakistanaise après la fin du versement des commissions issues du contrat des sous-marins Agosta.

arton536145.1290449910.jpg

5954220410_attentat-de-karachi-le-8-mai-2002.1290449855.jpg

Quelques réflexions de la part d’un observateur attentif :

– L’enquête menée à Karachi par les services de sécurité et de renseignement français, avec la coopération de l’Intelligence Bureau (IB, services intérieurs pakistanais), avait mis en évidence la responsabilité plus que probable d’un mouvement jihadiste, le Lashkar-e-Jhangvi (cf. ici), lié à Al Qaïda et, partant, à l’InterService Intelligence Service (ISI, services de renseignement de l’armée).

– Plusieurs sources avaient même évoqué, à l’époque, le rôle d’un artificier algérien d’Al Qaïda qui aurait pu être impliqué dans l’opération. Inutile de rappeler quels sont les rapports de fraternité entre la France et la mouvance islamiste radicale algérienne… Cette piste est probablement morte depuis.

– A force de pressions, le gouvernement français avait obtenu une coopération concrète, du moins officiellement, des autorités pakistanaises, même si celles-ci ne se sont pas toujours révélées être des partenaires fiables et de bonne volonté. Les enquêtes à venir le découvriront probablement, ainsi que les détails et causes de ces difficultés.

– Parlons à présent de commissions. Si leur versement ne fait guère de doute, comme dans la totalité des contrats d’armement passés en ce bas monde, il s’agit de prouver de quelle manière l’arrêt de leur versement aurait pu entraîner un attentat. Pour l’instant, les révélations de la presse et les déclarations plus ou moins claires et cohérentes des différents protagonistes français se concentrent sur le financement de la campagne électorale d’Edouard Balladur à l’occasion des présidentielles de 1995, via des rétro-commissions. Il y  a sans doute à creuser de ce côté-là, pour les médias comme pour la justice, mais cette affaire de financement me semble, en l’état actuel des connaissances, singulièrement éloignées de notre attentat.

– Les défenseurs de la thèse d’une opération de représailles s’en prennent vivement à notre Président, arguant du fait qu’il ne pouvait qu’être au courant du financement de la campagne de M. Balladur. Sur ce point, force est de reconnaître qu’ils ont probablement raison – en attendant les résultats d’une hypothétique enquête judiciaire – mais là encore on ne parle que d’un problème politico-financier français, sans lien direct avec le Pakistan. Par ailleurs, la hargne des enquêteurs de salon épargne, comme par enchantement, Jacques Chirac, l’homme qui pourtant aurait suspendu le paiement des commissions, et qui pourrait donc être celui qui aurait provoqué la colère des généraux pakistanais. Sur ce point, les déclarations pour le moins confuses de Dominique de Villepin, le Napoléon d’opérette, laissent songeur.

– Ainsi donc, les généraux pakistanais auraient commandité l’attentat contre nos ingénieurs et leurs accompagnateurs pour nous signifier que nous étions des mauvais payeurs. Etrangement, il semble qu’un petit élément de contexte ait échappé à nos commentateurs : depuis octobre 2001, les forces occidentales, menées par les Etats-Unis et sous mandat de l’ONU, ont envahi l’Afghanistan et renversé l’émirat talêb. Faut-il rappeler que les Taliban sont des créatures de l’ISI, et que leur arrivée au pouvoir à Kaboul a répondu aux préoccupations, aussi bien ethniques que stratégiques, des services pakistanais ? Faut-il rappeler que la France a tenu un rôle de tout premier plan dans le renversement du régime du mollah Omar, d’abord en assistant depuis des années l’Alliance du Nord du regretté Commandant Massoud, ensuite en remontant le réseau des assassins du Lion du Panshir (ici) puis en fournissant aux Etats-Unis des centaines de numéros de téléphone de responsables d’Al Qaïda et du pouvoir talêb, puis les images satellites de camps (Darunta, Khalden), enfin en faisant le coup de feu grâce aux militaires du SA et du COS. Forcément, quand on est un général de l’ISI aux solides convictions islamistes, ça agace.

Et si, alors, la mort de nos compatriotes était bien une conséquence de la politique française, non pas intérieure, mais extérieure ? Et si nos ingénieurs et leurs accompagnateurs n’avaient pas été tués pour d’obscures raisons financières mais pour envoyer un signal à la France, militairement engagée en Afghanistan ? Souvenons-nous de Daniel Pearl, décapité en direct au Pakistan par Khaled Sheikh Mohamed – auquel je souhaite de bien profiter du climat cubain.

Pourquoi les généraux pakistanais, que l’on sait peu portés à la patience, auraient-ils attendu sept ans pour nous envoyer ce signal ? Et pourquoi auraient-ils envoyé ce signal sans avertissement préalable ? Tuer onze ingénieurs est-il le meilleur moyen de se garantir la coopération d’un Etat souverain doté de moyens de rétorsion ? (Et je ne parle pas de l’absurde théorie qui voit des types du SA casser les jambes d’amiraux pakistanais. J’en ai encore des larmes de rires, quand j’y pense). J’attends que les enquêtes nous confirment qu’il y avait bien eu des messages envoyés depuis des années aux autorités françaises, et que celles-ci avaient sciemment choisi de les ignorer ? Dans le cas contraire, je persiste à trouver cette histoire de commissions bien éloignée de nos malheureuses victimes. De plus, établir que les services pakistanais ont bien commandité cet attentat ne démontrera pas qu’il y a une relation avec la vente de ces sous-marins, quand on se souvient de l’étroitesse des liens, encore aujourd’hui, entre ces fringants militaires et les jihadistes cachemiris.

Et tant que nous sommes à évoquer des affaires qui fâchent, nous pourrions demander à nos grands reporters et autres magistrats de se pencher sur les morts, ô combien suspectes (ici), qui entourent une autre vente d’armes, celle des frégates à Taïwan…

La vérité sort-elle de la bouche des centristes ?

En août dernier, je me suis laissé aller à écrire un long billet dans lequel je déplorais l’incapacité des hommes politiques français à expliquer les raisons de notre engagement en Afghanistan.

Me sachant lu par quelques conseillers proches du Seigneur et de ses saints, j’espérais naïvement que mes remarques seraient entendues. Il semble hélas que mon voeu ait été exaucé et que mes conseils aient été mis en oeuvre avec la finesse qui caractérise nos gouvernants.  

Désormais, et devant tant d’arrogance, il va devenir franchement impossible d’argumenter. C’est à pleurer.

Barbares un jour, barbares toujours.

Un responsable d’AQMI a confirmé aujourd’hui à Al Jazeera la mort de l’otage français Michel Germaneau, tué « en réponse » à la mort de 6 jihadistes lors du raid franco-mauritanien du 22 juillet.

Mes pensées vont d’abord à la famille du malheureux, assassiné par des  barbares aux motivations absurdes, aux croyances archaïques et aux méthodes criminelles. Au moins nous sera épargné à leur sujet l’habituel couplet sur les freedom fighters, les damnés de la terre et les forçats de la faim, tout juste capables de tuer froidement un homme de 78 ans.

Qu’il me soit également permis de rendre un modeste hommage aux fonctionnaires et militaires français qui, mobilisés à Paris, Bamako, Niamey et Nouakchott, n’ont pas épargné leurs efforts pour sauver notre compatriote. J’ai une pensée particulière pour les membres de nos forces spéciales qui ont eu l’honneur de frapper le 22 juillet des terroristes qui nous narguent depuis plus de dix ans. La tristesse de ces hommes et ces femmes, silencieux serviteurs de la République, doit être grande ce soir.

On peut toujours espérer que la vie publique française ne nous offrira pas, cette fois, le désolant spectacle d’une indécente polémique sur la dépouille d’un compatriote, certes bien imprudent – mais il sera beaucoup pardonné à un rêveur insensible aux menaces de quelques brutes.

Il faut en effet souhaiter que le choeur des critiques ne se trompera pas de cible. Au lieu de se perdre en vaines vociférations contre l’opération militaire lancée le 22 juillet, il ne faudra pas oublier qui étaient les agresseurs. Si le raid a été déclenché, c’est sans nul doute qu’il n’y avait plus beaucoup d’espoir de sauver Michel Germaneau. Il se trouvera sans doute quelques révolutionnaires en pantoufles pour y voir un nouvel échec de la présidence Sarkozy, quelques comploteurs d’opérette – sans doute à chercher du côté de http://www.algeria-watch.org ou du Monde diplomatique – pour déceler une chronologie troublante, des intérêts cachés, la main de la CIA ou celle du sempiternel complot judéo-maçonnique et suggérer que le malheureux M. Germaneau avait en réalité 31 ans, était capitaine au 1er RPIMa et se livrait à de malfaisantes activités lorsqu’il a été enlevé. On connaît la chanson.

Le pauvre homme a donc le triste honneur d’être le premier otage français tué par des terroristes algériens depuis les moines de Tibéhirine, et on ne peut s’empêcher de penser que la persistante incapacité de l’Algérie à venir à bout de sa crise socio-politique, un cauchemar humain qui dure depuis près de 20 ans, a des répercussions dans une bonne partie de l’Afrique. Le bilan des généraux au pouvoir à Alger fait décidément rêver.

On ne peut désormais que souhaiter que le chasse aux jihadistes se poursuive au Sahel, en Mauritanie, au Mali, au Niger, au Tchad et jusqu’au sud de l’Algérie si le Président Bouteflika accepte d’oublier les rengaines sur le colonialisme et s’il parvient, malgré son état de santé, à se souvenir qu’il est censé oeuvrer pour le bien de son peuple.

Notre détermination doit être renforcée après cet assassinat. Soyons prêts à assumer la défense de nos valeurs, même si ce terme, galvaudé par l’extrême-droite, est tourné en ridicule par une partie des Occidentaux, volontiers sourds aux avertissements qui leur parviennent de plus en plus souvent par dessus le limes. Malgré le brouhaha des débats qui nous agitent, il s’agit ici de comprendre que du Maroc au sud des Philippines, du nord du Nigeria à l’Afghanistan, nous nous battons contre une tenace forme d’obscurantisme. La menace, si elle n’est pas mortelle, mérite quand même que nous nous mobilisions, quoi qu’en disent les modernes défenseurs des accords de Munich.

On nous prie d’annoncer le décès de Mustafa Abou Yazid, dit Saïd Al Masri.

Le 21 mai dernier, un drone Predator – ou était-ce un Reaper ?de l’Empire a précipité le rappel à Dieu de Mustafa Abou Yazid, également connu sous le nom de Saïd Al Masri, ou Saïd l’Egyptien.

Né le 17 décembre 1955 en Egypte, Mustafa Abou Yazid avait été un cadre fondateur du Jihad Islamique Egyptien (JIE pour les initiés), avant d’intégrer l’équipe dirigeante d’Al Qaïda. Chargé des questions financières – qui ont toujours été rigoureusement gérées au sein de l’organisation comme l’ont montré les archives saisies en Afghanistan en décembre 2001 – il n’a jamais été un grand opérationnel et ne possédait pas l’aura et le charisme de son compatriote Mohamed Atef.

Jihadiste convaincu, il avait cependant manifesté auprès d’Oussama Ben Laden ses doutes au sujet du bienfondé des attentats du 11 septembre, tant il redoutait l’ampleur de la riposte américaine. Force est de reconnaître 1/ qu’il n’avait pas tort 2/ qu’il ne fut pas écouté.

Présenté par Al Qaïda elle-même, dans un communiqué publié cette nuit, comme le chef de l’organisation en Afghanistan, il était en charge des relations avec les Taliban depuis 2007.

Sa mort, qui ne devrait hélas pas avoir de conséquences opérationnelles directes, en dit long sur les capacités américaines, alors que le New York Times a révélé il y a quelques jours que le général Petraeus, chef du CentCom, a autorisé la conduite d’opérations clandestines dans sa zone d’action contre les membre d’Al Qaïda. L’intégration par la CIA, dans un but opérationnel, des renseignements humains et techniques a désormais atteint un niveau inégalé dans l’histoire militaire et promet de nouvelles frappes spectaculaires. A défaut de pouvoir gagner seule la guerre, cette puissance a au moins le mérite de sermer la mort dans le camp adverse, et ça n’est déjà pas mal.