C’est pas que vous me gênez, Monsieur Fernand, mais je ne sais pas si ça va bien vous plaire

Je voulais prendre cinq minutes pour livrer au peuple, certainement impatient, ma consternation, mais d’autres, à la fois plus talentueux et plus rapides, ont livré ici ou leurs analyses, quand ils n’ont pas simplement moqué, avec une irrésistible drôlerie, les réactions d’effroi qui ont tant agité la toile ces derniers jours.

A la vue de ce sympathique légionnaire, lundi matin, mon cœur s’est instantanément gonflé de fierté, tandis que je souriais, comme souvent, bêtement. J’avais, évidemment, reconnu le foulard que l’on porte dans Call of duty et que j’ai souvent aperçu sur le visage d’autres joueurs pendant que j’agonisais dans le caniveau d’un village d’Afrique ou sur le toit d’un bidonville brésilien.

Mais d’autres que moi n’ont pas trouvé cette image réjouissante, ou rassurante, ou amusante. Ils l’ont trouvée, au contraire glaçante. Pensez donc, un militaire en opération de guerre, avec un masque qui dit tout de sa mission, c’est glaçant, c’est choquant, c’est révoltant, c’est inquiétant, c’est, c’est… gênant. Oui, chère Madame, cher Monsieur, chers citoyens modèles, un soldat français est un tueur en puissance, chargé de projeter la volonté politique de l’Etat – et de la nation, dans la plupart des cas – et de l’imposer à nos ennemis. Et cette projection de puissance se fait par la violence parce qu’on s’est rendu compte assez vite que dans certaines circonstances un simple discours ferme mais poli ne suffisait pas.

Car figurez-vous que le soldat fait la guerre. Inutile de vaciller sous le poids de cette percée conceptuelle majeure, c’est comme ça. Et la guerre n’est pas – attention au nouveau choc intellectuel – un événement indolore. Elle est au contraire l’imposition de notre volonté à l’ennemi en lui infligeant le plus de pertes, le plus de dommages, jusqu’à ce que l’un des deux camps n’en puisse plus et demande la fin de l’affrontement. C’est un concours dans la souffrance et le sacrifice, subis et infligés.

En portant ce masque annonciateur de mort, ce légionnaire, fidèle à la réputation de son corps, montrait sa détermination à tuer et sa capacité à encaisser les chocs. Il mettait également ses pas dans une tradition millénaire qui veut que les guerriers portent les signes extérieurs de leur mission, plus souvent des crânes que des tutus.

Hélas, chers amis, la France est en guerre. EN GUERRE. Vos impôts vont servir à tuer, à blesser, à mutiler. Des hommes sont morts sous les bombes que VOUS avez payées, des soldats qui portent VOTRE drapeau sur la manche ont d’ores et déjà tué. Je respecte profondément le pacifisme, je comprends l’antimilitarisme, mais je ne peux supporter ce mélange fascinant de bêtise et d’angélisme qui s’est déversé sur nous depuis lundi. Oui, vos maris, vos frères, vos fils, rêvent d’étuis brulants tombant sur le sol, ou de missiles déchirant le ciel, et de types éclatés façon puzzle dans d’exotiques cahutes ou de lointains kékés. C’est ça, la guerre, sale, d’une violence sans limite, et c’est bien pour ça que je ne la fais pas et que je souhaite ne jamais en vivre trop près. Mais je me renseigne, je lis, je me dis que la réalité ne peut se réduire à Louis la Brocante fait le jihad ou Joséphine ange gardien en Syrie.

Vous avez été choqués par la violence qui se dégageait de ce soldat ? J’en ai été fier. Etes-vous plus choqué par ce masque glaçant que par les familles qui vivent dans la rue, par ces enfants que l’on tue et dont on déterre les petits cadavres dans la forêt de Fontainebleau, par ces jeunes femmes violées vingt fois qui tapinent en bas de chez vous ? Où est votre morale ? Que valent vos cris d’horreur ? Quelles sont donc vos valeurs ?

Evidemment, naïvement, on espérait un silence narquois de nos chefs militaires, vaillants guerriers étoilés aux poitrines gonflées. On souhaitait un off amusé des gars du SIRPA, du genre, « Bah, c’est un légionnaire, notre ultimate warrior à nous, il a un peu dérapé, mais c’est pas grave, c’est marrant ». Mais non, que nenni, point du tout. Là aussi, cris d’orfraie, roulements d’yeux, concours de mesquinerie : « Oh, c’est mal, toute cette violence, ce n’est pas très AQMI friendly, que vont penser nos ennemis auxquels notre Président – que le Très haut l’ait en Sa sainte garde – a promis l’éradication ? Ils vont sans doute être blessés par l’attitude désinvolte de ce soldat. » En France, chère Madame, on voudrait éliminer les ennemis sans les tuer. Oui, ce serait ça, la vraie grandeur, la nôtre, celle de Munich, de Sedan, d’Azincourt, de la Mansourah, et tant d’autres hauts lieux de notre « art français de la guerre ». Oui, je sais, ça ne marche pas. Soupir.

On apprend ce soir que des sanctions sont à l’étude. C’est affligeant, mais on se dit, par ailleurs que si elles sont étudiées par ceux qui ont attendu plus de dix ans avant d’aller au Sahel, notre légionnaire aura eu le temps de commander le 1er REC avant de prendre son rapport chez son chef de section.

Découvrir au début d’une guerre qu’on est commandé par des émasculés n’est pas ce que j’appelle une bonne nouvelle.

 

 

Et je dédie ce post à un ami du glorieux 2e REP, qui se reconnaîtra.

#UneGBUpourtous

Comme je l’ai dit vendredi, je ne vais pas commenter les opérations militaires en cours pour la simple et bonne raison qu’elles sont en cours, justement. N’ayant pas la science infuse, je suis dans la terrible incapacité de vous dire autre chose que ce que les communiqués nous disent, et je ne vois pas l’intérêt de les paraphraser. Que voulez-vous, je ne suis pas éditorialiste sur une chaine d’infos.

Pas un mot, donc, sur les raids en cours, sur les combats au sol, sur les otages, sur la combativité enfin reconnue des jihadistes. Pas un mot non plus sur mes précédentes critiques, auxquelles je ne retire pas un mot.

Quelques mots, en revanche, pour dire, la fierté de voir mon pays prendre la tête d’une opération conforme aux valeurs qu’on nous enseigne (enseignait ?) il n’y a pas si longtemps. Fierté de voir nos armées en découdre avec des terroristes qui nous narguent et nous menacent depuis des années. Fierté de voir notre classe politique s’unir derrière le Président – et amusement d’entendre les crypto staliniens de deuxième zone faire la fine bouche, eux qui vantent les succès politiques de Cuba, et amusement de lire les comme toujours affligeantes analyses des nostalgiques du Maréchal, engoncés les uns et les autres dans leurs errements idéologiques et leurs croyances d’un autre âge.

Fierté donc, et soulagement aussi, en constatant que le travail de fourmi de dizaines d’analystes depuis des années a fini par payer. Fierté, aussi, en entendant le ministre de la Défense affirmer que la France est en guerre contre le terrorisme. La prise de conscience est là, tardive certes, mais là, et bien là.

Fierté, mais lucidité quant aux difficultés à venir, à commencer par nos otages, les attentats qui s’annoncent, la gestion d’un Nord qui est loin d’être reconquis, ou les bavures, inévitables.

Consternation, en revanche, à entendre des voix pourtant autorisées comparer le Mali à la Syrie, s’étonner des morts, s’interroger doctement sur la conception d’opérations secrètes. Car, figurez-vous, la révélation est terrible, choquante, stupéfiante, presque incroyable : il y aurait des morts pendant les guerres, essentiellement parce que, tenez-vous bien, les ennemis se défendraient. Et tout ne se passerait pas comme prévu.

Dès hier matin une baroudeuse de bar d’hôtel essayait de nous faire dire que le fait qu’il y ait eu des morts lors du raid en Somalie révélait que l’affaire avait été mal montée. Ou celui-là qui s’interrogeait hier sur la poursuite des opérations au Mali parce que le lieutenant Boiteux était mort dans les premières heures de notre intervention. Ou ces observateurs qui lient la crise malienne à l’intervention français en Libye, en 2011, alors que les racines du mal sont bien plus profondes et anciennes.

Il va y avoir des morts, des blessés, des mutilés, et des contre-offensives, et des embuscades, et des ratés. Ça s’appelle une guerre, les amis, je ne la souhaite à personne, mais je ne vais pas avoir le début de la moindre compassion pour les jihadistes d’AQMI, du MUJAO, d’Ansar Al Din, barbares dévoyés nourris à la pire interprétation de l’islam, en provenance de nos amis du Golfe, bien ignorants des merveilles et des splendeurs de leur religion et de leur culture.

Mais je vais éviter les grands mots et les grands concepts, je laisse ça aux combattants de salon qui se pressent déjà à la radio et à la télévision pour nous raconter les guerres qu’ils n’ont pas menées, les opérations secrètes qu’ils n’ont pas conçues et les attentats qu’ils n’ont pas déjoués. Non, je vais simplement dire que cette guerre, même si elle répond aussi à l’exigence de ne pas laisser le chaos s’installer dans la région, incarne un sursaut de volonté de la France. Dans mon coin, je suis fier de cette volonté, de cet engagement, de cette capacité à se sacrifier pour des idées.

Fier, tout simplement.

« What else was there for me to do but cry? » (« (Marie’s the name) His latest flame », Del Shannon)

Il y a quelque chose d’infiniment gênant à voir agoniser un peuple vaincu. Et il y a quelque chose d’agaçant à voir certaines réactions, dans les deux camps. Quant aux commentaires publiés ici ou là, ils confirment surtout que personne ne réfléchît plus froidement, comme si nous étions entrés dans une ère où seules les passions prévalent.

A quoi assistons-nous, en vérité ? A un conflit colonial de basse intensité, qui dure depuis des décennies et dont les vainqueurs et les vaincus sont connus depuis le début. Je pense profondément qu’Israël a le droit de vivre en paix, et je trouve légitimes les aspirations qui ont conduit à la fondation d’un foyer national juif, puis à celle de l’Etat hébreu. Et je pense tout aussi profondément que les Palestiniens ont le droit de vivre en paix au sein d’un Etat. Cette position est naturellement parfaitement schizophrène, mais le Moyen-Orient rend fou les Occidentaux…

Le processus de paix a été un rêve, porté par des hommes d’exception, dans un contexte historique qui enflammait les imaginations et nous enivrait des possibles qui s’offraient. Mais les radicaux ont besoin des radicaux, et l’assassinat de Rabin, la montée des extrêmes en Israël et dans les Territoires, le besoin viscéral de Damas et de Téhéran de s’appuyer sur des mouvements extrémistes alliés en Palestine, tous ces facteurs ont balayé les espoirs en quelques mois. Et il y a la logique historique. Car si l’Histoire ne se répète pas, elle nous donne des clés pour comprendre. En Palestine, en Judée, quel que soit le nom qu’on donne à cette terre trois fois sainte et manifestement maudite, Israël a gagné parce qu’il n’a jamais dévié de son but, n’a jamais renoncé, a toujours fait front. Et les Palestiniens ont perdu parce qu’ils ont été trahis, manipulés, divisés par les Etats arabes qui ne les ont jamais soutenus mais les ont toujours utilisés. Irak, Syrie, Egypte, Libye, Iran : qui n’a pas eu son groupe palestinien, nécessairement plus résistant que les autres, évidemment plus intègre, plus pur, meilleur socialiste, meilleur musulman que celui du voisin ?

Disons-le tout net, la défense sacrée de la Palestine et sa libération ne sont que des farces mises en avant par des régimes confits dans leur cynisme qui n’agitent le malheur des Palestiniens que pour canaliser la colère de leur propre peuple et faire oublier l’étendue de leurs échecs. Défaits en 1948, avertis en 1956 à Suez, balayés en 1967, vaincus en 1973 – sans parler de la correction infligée à la seule Syrie en 1982, les Etats engagés dans la défense de la Palestine ont brillé par leur incompétence. En France, nous savons bien que le seul courage ne fait pas gagner les guerres…

La politique de colonisation israélienne est logique, elle a été annoncée, elle repose sur l’idéologie qui a présidé à la création du pays, elle est systématique, elle est menée avec constance et elle ne s’arrêtera pas, en particulier parce que les terres colonisées sont autant de gages territoriaux à négocier si le vent devait tourner.

Et elle ne s’arrêtera pas parce qu’elle est victorieuse, et qu’on n’a jamais vu un colonisateur victorieux faire preuve de retenue. On pourrait disserter sans fin du poids déterminant de l’Empire, de la lâcheté insigne de l’Europe, du jeu trouble de la Russie, de la fascinante incapacité arabe à monter des coalitions sérieuses et des projets politiques, mais on ne discute pas de la couleur du ciel ou des points cardinaux. C’est comme ça. On peut se lamenter, pester, mais c’est cuit.

Devant l’inéluctabilité de la conquête israélienne comme devant leurs épouvantables conditions de vie ou leur isolement, les Palestiniens sont à la merci des pires idéologies, et ils sont naturellement tentés par la violence. Les attentats commis jusqu’à l’érection de la barrière de séparation  et les tirs de roquettes depuis ne sont que des piqûres d’insectes, au bilan, certes tragique, mais finalement gérable. Le fait que ces tirs soient dirigés à l’aveugle vers des zones civiles en fait des actes de terrorisme, même s’ils s’inscrivent dans une stratégie de résistance. Mais comme je me suis épuisé à l’expliquer pendant des années, la résistance est une démarche politique, tandis que le terrorisme est une tactique. On pourrait aussi bien résister en menant des grèves de la faim ou en inondant le monde de films ou de livres.

Israël est un Etat occidental, ou en partie occidental, engagé dans une entreprise de colonisation. A ce titre, au début du 21e siècle, cinquante ans après la vague des indépendances, il fait figure d’anomalie, mais le souligner ne change rien aux faits. Face à un adversaire vaincu, cet Etat occidental, développé, démocratique, dont les dirigeants vont parfois en prison et dont la justice est indépendante, ne peut pas faire montre de la même brutalité que d’autres, il y a cent ou cent cinquante ans, et il ne peut pas non plus parachever rapidement sa conquête. On est loin des menées françaises, belges ou britanniques en Afrique, et de leur violence aveugle, et c’est cette lenteur qui rend l’agonie palestinienne si insupportable. Elle contraint également les dirigeants israéliens, qu’il est absolument indécent de comparer, comme le font les crétins, à certains responsables politiques européens du 20e siècle, à une certaine mesure opérationnelle. J’invite les esprits les plus curieux à reprendre les données de la prise de Falloujah, en 2004, ou de la seconde bataille de Grozny, en 1999/2000, pour mesurer quelles pertes humaines peuvent provoquer des unités modernes. Quoi qu’on dise, le conflit israélo-palestinien, malgré sa très forte charge émotionnelle, est peu meurtrier – mais les morts sont toujours de trop, surtout quand il s’agit d’enfants.

Face à une résistance qui ne peut que pratiquer le terrorisme puisqu’elle est incapable de conduire des actions conventionnelles, Israël pratique la prévention par des actions ciblées plutôt précises et doit, de temps à autre, intervenir plus massivement quand la menace est insupportable. Mais la menace représentée par le Hamas n’est pas insupportable comme peuvent l’être des raids aériens ou des déboulés de chars, et elle ne remet pas en cause l’existence de l’Etat hébreu. La menace représentée par le Hamas est insupportable comme le sont des attentats à Paris : il s’agit d’actes de terrorisme qui visent à faire peser sur la population civile une pression qui doit au moins autant à l’irrationalité qu’à la réelle valeur militaire des roquettes.

Les frappes lancées le 14 novembre dernier, qui ont fait suite à des raids ponctuels, sont donc d’abord une réponse militaire à un problème sécuritaire, déjà en partie géré par le système Iron Dome. Il s’agit de casser l’appareil militaire du Hamas et, évidemment, de démontrer la volonté de s’attaquer militairement à une menace, malgré l’inévitable réprobation internationale. Il s’agit aussi, évidemment, d’envoyer un message au Qatar, à l’Egypte, et aussi de favoriser l’émergence de nouveaux responsables palestiniens encore plus radicaux.

La disproportion des moyens est fascinante à observer, de même que la différence entre les bidonvilles d’où partent les roquettes et les villes en pleine croissance où elles tombent – parfois. Mais Israël est un Etat occidental, disais-je, et sa population n’accepte plus la glorieuse incertitude de la vie – et encore moins de la conquête et de la colonisation. Du coup, malgré toute la sympathie que je peux nourrir pour Israël, je suis bien obligé de repenser aux dernières révoltes indiennes contre l’Empire, à la fin du 19e siècle, lorsque des unités de cavalerie ont défait, sans pitié, des tribus de vieillards brisés et de jeunes hommes désespérés. C’est pas joli joli, les gars.

A la différence des Indiens des plaines, pourtant, les Palestiniens ne sont pas seuls. Assiégés, oui, sans aucun doute, mais pas seuls. Et on en revient à cette malédiction moyen-orientale qui veut que depuis près de mille ans les Arabes se divisent et se déchirent. Repensez à l’Europe sortant du Moyen-Age, repensez à ces Etats modernes tentant de soumettre des duchés et des princes. Le Moyen-Orient n’est pas autre chose, qu’un continent toujours pas à parvenu à une véritable maturité politique, et dont les dirigeants n’ont longtemps été que de sales gamins essentiellement occupés à faire des vacheries à leurs voisins tout en enrichissant leur clan au lieu de construire des Etats modernes et stables. On verra ce que donneront les nouveaux leaders islamistes.

Reste l’entêtante question de la perception de ce conflit, et de son bilan. Loin de moi l’idée d’établir des classements entre tueries, mais force est de constater qu’on tue assez peu en Palestine, surtout si on regarde vers l’Irak ou la Syrie. Et je ne parle même pas du Darfour. Selon les estimations habituellement retenues, 13.000 Palestiniens seraient ainsi morts dans les combats avec Israël entre 1948 et 1996 (ici), ce qui doit nous donner un peu moins de 16.000 morts à ce jour. Pour mémoire, lors de Plomb durci, décembre 2008/janvier 2009, plus de 1.300 personnes sont mortes à Gaza. C’est évidemment horrible, et intolérable, mais les accusations de génocide proférées par pas mal de gens sont tout simplement intolérables. En Syrie, le président El Assad, défenseur bien connu de la Palestine, mène une répression qui a, en en 20 mois, tué 39.000 personnes…

Aux ignorants, et aux pauvres imbéciles qui parlent de génocide, je ne rien peux que conseiller que la lecture de quelques récits de rescapés de la Shoah, du génocide arménien, de la conquête du Mexique par les Espagnols, du génocide rwandais, voire de la famine en Ukraine. Mais l’époque n’est pas à la subtilité ou à la rigueur. Le moindre film comique à succès est qualifié de génial, et chaque tuerie devient un génocide. Sauf que non, justement. La politique israélienne est loin d’être satisfaisante, mais la comparer à la Shoah relève d’un raisonnement d’une rare obscénité qui rend inaudibles ceux qui le tiennent – sans parler du fait qu’on les méprise.

Il me vient, pour finir – puisque mes invités m’attendent et que je dois quitter la cuisine, deux réflexions. La première est que la mansuétude dont font preuve à l’égard du président soudanais, en comparaison, un grand nombre de citoyens du monde arabe est troublante. Comme si voir tuer des Africains animistes était bien plus supportable que voir tuer des Palestiniens. Pourtant, les amis, si vous voulez un génocidaire, mis en examen par la CPI, le président El Bechir est votre candidat. Je ne sais pas si c’est du racisme, mais les commentateurs qui se répandent en invectives au sujet du deux poids/deux mesures feraient bien d’y réfléchir.

La seconde réflexion est que cette opération israélienne, par la supériorité militaire qu’elle démontre (qui possède un système comparable à Iron Dome ?) et par son impunité diplomatique (induite) ne fait que renforcer ce profond sentiment d’humiliation, de domination et d’oppression que ressent le Moyen-Orient depuis des siècles, et que la dernière décennie n’a fait que confirmer. En affirmant aujourd’hui que le but de l’attaque en cours était de « renvoyer Gaza au Moyen-Age » (ici), le ministre de l’Intérieur israélien, Eli Yishai, montre qu’il vaut à peine mieux que les chefs du Hamas. Il montre aussi qu’on peut dire en public des choses qu’on ne confie d’habitude que dans les boxons à une gagneuse fatiguée. Il laisse enfin à penser à ceux qui n’attendaient que ça qu’Israël a tort de se défendre.

Une fois de plus, alors que le silence de l’Europe récemment nobélisée est une honte, c’est à un concours de bêtise que nous assistons. Et ce sont toujours les mêmes dont on ramasse les corps dans les rues ou les jardins.

« I thought we had this conversation already » (« Hot mess », Chromeo)

Ce pauvre Jérémie Louis-Sidney est à peine froid, flingué à la surprise, que déjà on se bouscule pour modéliser, disserter, lancer de nouveaux concepts. Après les arrestations d’hier, on parle même de néo-jihadisme, et bien que friand de nouveautés, je ne peux cacher mon scepticisme.

En quoi les islamistes radicaux arrêtés en France le 6 octobre diffèrent-ils donc de ceux qu’on arrête depuis des années ? Essayons de lister, rapidement, les quelques affirmations lues ou entendues ces dernières heures.

1/ Non, les garçons – et les filles – de ce groupe ne sont pas de nouveaux Mohamed Merah. D’un faible niveau opérationnel, ils ne semblent aucunement liés à des groupes jihadistes internationaux et semblent bien totalement autonomes. De ce fait, ils appartiendraient même à ce 4e cercle du jihad, dont quelques uns, dont votre serviteur, pressentaient l’existence dès 2006. Frustes, autoradicalisés, totalement déconnectés du cœur de la mouvance mais abreuvés de propagande, ils sont les électrons libres de l’islamisme combattant, loin, très loin d’un Merah.

2/ Non, le concept de homegrown terrorist n’est pas né aux Etats-Unis en 2009, puisqu’il y a fait l’objet d’un texte de loi en 2007, et qu’il était débattu au sein de la communauté du renseignement depuis des années. On travaillait, par ailleurs, sur ce point à Bruxelles, on en parlait entre services, les RG français creusaient la question avant même le 11 septembre en observant la croissance du nombre de conversions à l’islam le plus intransigeant parmi les post adolescents nés en France, dans toutes les communautés. Je rappelle pour ceux qui voudraient ne pas se ridiculiser sur les plateaux de télévision qu’en 2005 Muriel Degauque, une citoyenne belge convertie à l’occasion de son mariage, a commis en Irak un attentat-suicide. C’était il y a sept ans… Question nouveauté, pardon. Si j’étais cruel, je pourrais même évoquer Willy Brigitte, Johan Bonté, ou même Kamel Daoudi, né en Algérie mais élevé en France. De grâce, les gars, un peu de rigueur.

3/ Non, le phénomène des délinquants du jihad n’est pas nouveau. Dans les années 90, à Londres, les militants du GIA et du GSPC escroquaient le système de protection sociale britannique pour financer leurs activités. A la fin de cette même décennie, les jihadistes présents aux Pays-Bas ou en Belgique recelaient des marchandises volées. En Allemagne, j’en ai même vus qui fréquentaient de près des dealers. A aucun moment de leur histoire les réseaux opérationnels n’ont refusé d’intégrer d’anciens délinquants. Pour peu que ces derniers soient jugés sincères, ils étaient même appréciés pour leurs compétences. Souvenez-vous de Khaled Kelkal.

4/ Non, on ne découvre pas aujourd’hui l’immense problème de la radicalisation en milieu carcéral. Là aussi, les administrations planchent sur le sujet depuis des années. On en a discuté à Londres en 2005 lors d’une réunion du G8 – dont je vous parlerai bientôt, on en a discuté avec des alliés, et personne ne sait comment éviter la conversion ou la radicalisation en prison. Il y a plus de dix ans, nos relations avec l’administration carcérale avaient provoqué une cruelle prise de conscience. Le problème se pose depuis de nombreuses années, et il ne me semble pas qu’une solution soit en vue. Allez donc jeter un oeil à Quand Al Qaïda parle, de Farhad Khosrokhavar (2006, Grasset), si ça vous amuse.

5/ Et non, bon Dieu, non, l’antisémitisme de ces imbéciles n’est pas une nouveauté ou une évolution récente. En 1995, Khaled Kelkal et sa bande de rigolos avaient posé une bombe devant une école juive de Villeurbanne, blessant 11 personnes, dont des enfants. Sur les forums, dans les communiqués, dans les conversations mêmes parfois surprises dans les transports, on entend les pires horreurs antisémites de la part de gens qui trouvent quantités d’excuses aux islamistes radicaux. Le fait que personne n’ose publiquement dire les choses ne fait pas de ce phénomène une apparition subite.

Quant à invoquer les pertes de repères d’une certaine jeunesse… On mesure la portée de ce constat, aussi novateur qu’audacieux.

Je comprends les besoins des médias de remplir les plateaux, je comprends – pour les vivre de temps à autre – les impératifs des interviews, quand il faut faire simple pour le plus grand nombre, mais j’aimerais, chers amis, un peu d’ambition dans les propos. Et pendant ce temps-là, comme nous le disions il y a longtemps, « les terroristes travaillent ».  Par ailleurs, il faut noter le silence de nos amis conspirationnistes, commentateurs de comptoir, enquêteurs de salon, stratèges en chambre. Personne n’a pris, à ma connaissance, d’air mystérieux en évoquant une « stratégie de la tension », ou une opération de police qui tomberait bien pour donner du gouvernement et du Président une image plus décidée, celle de meneurs d’hommes durs à la douleur ? Alors, les gars, elles sont où, vos théories ?

 

Get another source

« Où est la pièce de base ? » demandions-nous à nos jeunes recrues. Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette question posée par nos chefs lorsque nous leur présentions un télégramme à envoyer sur le terrain ou une note à adresser à nos autorités politiques. « Quelle est la source ? As-tu vérifié les conditions dans lesquelles ce renseignement a été recueilli ? Peux-tu poser la question à cette autre source sans mettre en danger la première ? Peux-tu donner cette information au ministre sans risque de griller tout le dispositif ? Es-tu sûr que cette information ne nous a pas été donnée pour obtenir un effet que nous ne discernons pas encore ? Crois-tu que nous puissions être manipulés/intoxiqués ? As-tu bien conscience qu’en nous manipulant/intoxicant, on  manipule/intoxique nos lecteurs ? Bref, es-tu sûr de ton coup ? Ah, au fait, si tu as un doute, soit tu l’écris avec un conditionnel, soit tu le gardes pour toi et tu cherches encore ».

La leçon d’humilité était pénible pour certains, mais pour d’autres, qui avaient traîné leurs guêtres à la Sorbonne et avaient fréquenté la Bibliothèque nationale, ce réflexe était plus que naturel. Remonter aux sources primaires, aux archives, aux vestiges, voire aux témoins, n’est pas seulement une démarche scientifique, c’est simplement du bon sens.

Ce réflexe était le garant de la solidité de nos analyses, il était l’assurance pour notre hiérarchie, administrative et politique, de pouvoir construire ses propres opérations sans se demander si les dossiers étaient fiables. Imaginez les conséquences humaines, opérationnelles et diplomatiques si vous donnez le mauvais nom à vos amis policiers, surtout s’ils ne sont pas européens… Oups, vous allez rire, cher Monsieur, ce vol en Transall entre le Yémen et l’Afghanistan vous a été offert par la France…

Cette rigueur, cette méthodologie, nous étions bien conscients du temps qu’elles nous prenaient, comme nous étions conscients des limites qu’elles nous imposaient. Pas question, surtout dans une administration frileuse, de trop nous avancer, et la prudence confinait même parfois à la lâcheté. Figurez-vous que certains de nos responsables n’auraient pas osé signer de leur nom le moindre formulaire sans avoir leur passeport (le vrai) à portée de main pour vérifier leur identité. Mais, avec le recul, nous avons sans doute évité une poignée d’erreurs et quelques bavures, et nous pouvions alors nous réjouir de ne faire sourire dans les ministères qu’en raison des fautes d’orthographe que 17 relecteurs n’avaient pas été capables de corriger – quand ils ne les avaient pas ajoutées.

Quelques uns de nos responsables fantasmaient sur la presse, sa réactivité, sa souplesse. Les mêmes qui passaient leur journée à lire nos mails grâce à des dérivations de nos messageries et qui passaient des heures sur une virgule vantaient l’autonomie des grands reporters anglo-saxons. Ces envies de grandeur, qui nous exaspéraient par leur naïveté et leur petitesse, se heurtaient aux lourdeurs d’une administration intrinsèquement méfiante et d’un système au fonctionnement suranné. Transformer un char d’assaut en voiture de sport n’est pas une mince affaire, surtout quand on ne sait conduire ni l’un ni l’autre.

Cette formation exigeante nous rend, forcément, intolérants avec les amateurs, mais il me semble, malgré tout, que nous savons apprécier l’enthousiasme de certains commentateurs passionnés par notre métier – ancien métier, me concernant – et nos sujets. Dans bien des cas, évidemment, ces passionnés sont cruellement dépourvus de méthode, de sources, et il leur manque souvent des pièces du puzzle. Il leur arrive même, parfois, de se fourvoyer avec les mauvaises pièces. Autant d’erreurs qu’on n’imagine pas observer chez des professionnels.

Et pourtant… Faut-il blâmer la course au scoop ? Faut-il accuser la pression commerciale qui s’exerce sur les sites Internet qui ne vivent que de la publicité ? Faut-il, plus grave, y voir de l’arrogance, des certitudes, un aveuglement lié à des obsessions politiques ou à un orgueil démesuré ? On dirait bien que certains, en effet, ne s’embarrassent pas de concepts aussi datés que le contexte, ou la validation des sources, ou l’analyse de l’information.

Prenons, par hasard, les récentes informations, relayées par des medias italiens, puis britanniques et français, au sujet du possible meurtre du regretté colonel Kadhafi par un agent français. L’affaire est plaisamment résumée ici.

Je ne vais pas me prononcer sur le fond, car je n’ai pas vraiment réfléchi à l’affaire, et encore moins pu poser de questions autour de moi. Tout au plus puis-je, une fois de plus, me féliciter de la mort du Guide, douter de la présence d’un officier français parmi les maquisards qui ont cerné le convoi touché par un raid, m’étonner de la foi donnée d’emblée aux affirmations de deux responsables politiques libyens au passé trouble et aux connexions douteuses, noter en passant que cette nouvelle affaire intervient après le risible fiasco d’un certain média citoyen au sujet du financement de la campagne de Tracassin à hauteur de 50 millions d’euros par le colonel K (campagne dont les comptes ont été validés par le Conseil constitutionnel) ou le mémorable numéro de claquette de Me Mokhtari au sujet des fameux enregistrements de Mohamed Merah, ou remarquer benoîtement qu’on tente depuis six mois de déstabiliser la diplomatie française dans la région alors qu’une guerre couve au Mali et que Paris aide, plus que jamais, les rebelles syriens…

Je pourrais aussi glisser, mais ce n’est pas mon genre, que les porteurs du message semblent totalement ignorer qui, en 2000, depuis Paris, a relancé la coopération avec Tripoli, ou qui, à Paris depuis 2011, relaie une certaine propagande hostile aux révoltes arabes. Je pourrais aussi remarquer, mais je m’en voudrais alors terriblement, que les mêmes cherchent toujours du même côté et paraissent sciemment ignorer l’essentiel. Je pourrais, mais ce serait détestable, moquer la façon dont certains dénoncent des manipulations sans être manifestement capables d’envisager qu’ils puissent eux-mêmes être manipulés. Je pourrais, honte à moi, demander où sont les témoins, les archives, les preuves directes. Je pourrais m’interroger sur le sérieux et les motivations de journalistes qui semblent bien être, en réalité, des propagandistes modérément doués. Et je pourrais même ajouter, sans y être évidemment contraint, qu’il va être difficile de démontrer mon allégeance au précédent gouvernement, et que ma carrière, mes articles et autres désopilantes saillies devraient m’exonérer des aboiements de quelques Saint-Just de seconde zone.

Je pourrais, mais je n’en ferai rien, car le spectacle d’un nouveau naufrage est un plaisir dont je ne saurais me priver.

« Something’s wrong in this house today/While the master was riding the servants decided to play. » (« Maybe a price to pay », The Alan Parsons Project)

Je ne vais pas m’étendre sur le sujet qui occupe tout le monde depuis mardi soir et l’annonce de la publication par Charlie d’une poignée de dessins débiles.

Je ne vais pas non plus me lancer dans une série de puissantes réflexions sur le liberté d’expression, le droit au blasphème, les doubles standards et la responsabilité des éditeurs. Je vais plutôt jeter ici quelques remarques de bon sens qu’un homme un peu simple tel que moi se fait depuis des jours.

Oui, mille fois oui, on peut se moquer des religions. Il ne s’agit pas de se pointer devant un croyant en l’injuriant, mais le droit de ne pas croire, celui de se moquer de certaines pratiques, celui de blasphémer doivent être garantis. Non que je pratique le blasphème, non que j’apostrophe les prêtres ou les imams dans la rue, non que je pointe un doigt moqueur vers les rabbins, mais je n’ai pas l’arrogance de penser que la loi et les pratiques sociales doivent être calquées sur mon propre comportement. Malgré tous mes efforts, il se trouve que je ne suis pas le centre du monde et j’admets volontiers que les règles sociales votées par nos élus puissent être plus complexes que mon comportement. Et, pour des raisons évidentes, il se trouve que je me conforme aux lois de la République.

Oui, mille fois oui, Charlie Hebdo a mis les pieds dans le plat au pire moment, alors que le Moyen-Orient connaît des tensions croissantes. Mais je rappelle que Charlie n’en est pas à son coup d’essai. Souvenez-vous des caricatures du Prophète, en 2006, ou de Charia Hebdo, en octobre dernier. Je ne lis que rarement cette revue, presque tout ce qui y est écrit et dessiné heurte mes convictions, ma sensibilité, mon intelligence, qu’il s’agisse d’économie, de faits de société, de politique étrangère, de comportements individuels. Mais, même choqué par les foutaises que j’entendais rue Mouffetard quand j’y faisais mon marché, je n’ai jamais sauté à la gorge du vendeur à la criée, un vieil anar assis sur un tabouret et qui nous faisait l’article. On ne discute pas la liberté d’expression, on ne la modère pas, on ne la raisonne pas.

Mais au fait, comment se fait-il que les centaines de blagues racistes proférées sur les ondes en Occident chaque semaine ne provoquent pas plus de manifestations ? Comment expliquer qu’un film tourné par des acteurs de troisième zone il y a des mois ait été, comme par miracle, mis en avant sur YouTube par un homme choqué par ce qu’il voyait mais assez patient pour traduire les dialogues ? Qui, dans des pays pauvres où les analphabètes sont millions, a vu ce film, et qui plus est sur Internet ? Qui, dans ces conditions, peut aller manifester en son âme et conscience ?

Et qui a lu Charlie Hebdo à Karachi ou Tunis ? On ricane, certes, mais on attend que nos Munichois, qui prônent la modération et la responsabilité, s’interrogent sur les agendas cachés des salafistes tunisiens ou égyptiens et sur les prétextes pris ici et là afin de peser sur des vies politiques agitées dont nos chroniqueurs et éditorialistes omniscients et omniprésents ignorent tout. Et on attend qu’on nous explique que la haine que nous vouent les jihadistes est due à l’irrespect dont font preuve nos caricaturistes. Et on attend que nos commentateurs diplomatiques relèvent que les plus hautes autorités de l’islam sunnite, au lieu de condamner les excès, les aient presque justifiés en plaçant sur le même plan un film idiot et des dessins minables et des émeutiers.

Je l’ai dit, je l’ai écrit : entre notre incapacité à défendre sans haine certaines valeurs fondamentales et le refus, par lâcheté ou complicité, de certaines autorités morales de condamner la violence religieuse, la brèche est immense et les radicaux auraient tort de ne pas s’y engouffrer.

Ainsi donc, au lieu de s’interroger sur l’opportunisme des islamistes radicaux, on se laisse aller à accuser Charlie de monter des coups financiers, et d’aucuns, toujours les mêmes imbéciles confits dans leurs certitudes, y voient même une manœuvre de l’Empire. Pour faire quoi ? On ne sait pas, mais même le fait de ne pas le savoir incite à penser que c’est un coup des Américains. Pas d’Obama, pourtant, qui n’a vraiment pas besoin de gérer un tel cirque à quelques semaines des élections. Et pas Romney, qui, lui, ne sait pas gérer un tel cirque. Bref, (air concerné), c’est louche.

Et, in fine, qui est responsable ? Celui qui ricane ou celui qui, énervé par les ricanements, tue ? La confusion mentale de nos élites est affligeante, et s’apparente à celle de certains imams et autres chefs d’Etat, qui par calculs politiques ou conviction, mettent sur le même plan le clown et l’assassin.

Ka tū te ihiihi

Le Rugbynistère, bien connu des amateurs de ballon rond et de grandes mandales envoyées avec le sourire, a récemment diffusé cette vidéo tournée par la New Zealand Defence Force (NZDF) et postée par ses soins sur YouTube le 25 août dernier.

Ce clip, très émouvant, m’a été signalé aujourd’hui par l’excellent blogueur qui tient Si vis pacem (AGS !), sensible, comme votre serviteur, à cet hommage rendu par leurs camarades à trois soldats néozélandais tombés en Afghanistan. C’est dans cet esprit de respect pour ceux qui tombent pour nous que je me permets de le reposter ici.

Non, mais moi je crois qu’il faut que vous arrêtiez d’essayer de dire des trucs

C’est moi, ou quelqu’un a dit une énorme connerie ? (Désolé, je ne vois pas d’autre mot). Dans le pays des droits de l’Homme, celui de la Résistance devenue religion d’Etat, celui de la repentance devenue dogme officiel, celui de la tolérance devenue unique valeur nationale, celui de la défense mondiale des faibles contre les forts, voilà qu’une sénatrice socialiste élue à Marseille demande l’intervention de l’armée contre les dealers et le rétablissement du service militaire pour les délinquants. Faut dire ce qui est, c’est du lourd. Chapeau bas, Madame la Sénatrice.

Donc, depuis le début de l’année, 19 personnes sont mortes dans la région de Marseille lors de fusillades liées au narcotrafic. Faut admettre, ça commence à causer, mais ça ne fait pas de la ville l’équivalent français de Tijuana ou de Damas. Et ces morts ont une cause, non ? Madame la Sénatrice pourrait-elle lever les yeux de Biba ou de Plus belle la vie et réfléchir quelques seconde avant de parler ?

Ça n’amuse vraiment personne de ramasser les cadavres de jeunes gars dans les rues ou de sortir des corps de voitures incendiées, mais rien de tout cela ne devrait être mystérieux pour une responsable politique qui doit gérer des arrondissements de Marseille. Il suffit de lire les rapports de l’UNODC, ou ceux de la MILDT, ou si c’est trop dur pour vous, les romans de Richard Price ou de George Pelecanos pour comprendre que le marché de la came à Marseille n’est pas encore passé sous le contrôle d’un seul groupe criminel et que la lutte fait donc rage entre les prétendants.

Après tout, la drogue est un produit que l’on distribue, que l’on vend et que l’on achète, et le secteur doit se réguler. Sauf que là, au lieu de se lancer dans des procès pour copie de brevets, on flingue. Demandez donc à Carlito Brigante ou à Tony Montana. Sinon, il y aussi le cinéma, Spike Lee, Ridley Scott, William Friedkin, Steven Soderbergh. Faîtes un petit effort, vous êtes sénatrice, vous avez du temps libre.

 

 

 

Et il se trouve, en effet, qu’on flingue avec des armes de guerre plutôt qu’avec des cuillères à pamplemousse. Question de distance, me dit-on. Je ne sais pas où vous étiez ces, disons, vingt dernières années, mais les AK-47 – au tac-tac classique – et autres Skorpion ne sont plus rares en Europe occidentale depuis que le rêve socialiste de la Yougoslavie pluriethnique a volé en éclats. Il se murmure même que les convois de fonds sont attaqués au RPG ! Rendez-vous compte ! Faut-il déployer une brigade blindée et un régiment de Tigre aux abords de nos banques ?

En même temps, ce qui est vraiment agréable, avec votre remarque, c’est qu’on ne sait pas par où commencer tellement elle est confondante de naïveté, voire proprement affligeante. Tenez, par exemple, le déploiement de l’armée en temps de paix sur notre propre territoire. Avouez que c’est pas banal.

Alors, donc, l’armée. Pourquoi l’armée ? Pardi, pour remplacer la police. Ah. Mais alors, dans ce cas, si on remplace la police par l’armée, c’est pour faire la guerre, non ? Pour faire ce que la police n’a pas le droit de faire, comme, je ne sais pas moi, tirer sans sommation, tirer pour tuer, tabasser les prisonniers (Les quoi ? Les suspects ? Ah non, désolé, il n’y aura plus de suspect en zone de combat, il y aura des ennemis et des civils). A nous, les perquisitions sans commission rogatoire, les arrestations arbitraires, les violences volontaires. Ben oui, parce que, Madame la Sénatrice, vous ne croyez pas que le déploiement du 126e RI, du 2e REP ou du 17e RGP va permettre de garantir les droits constitutionnels des citoyens ? Si ?

Donc, si je vous suis, on déploie l’armée, sur le territoire national, en temps de paix, contre notre propre population. On reconnaît là d’authentiques valeurs de gauche, ça fait plaisir. Et, évidemment, la présence de militaires réglera d’un coup l’épineuse question du narcotrafic. Plus de consommation, plus de crises de manque, plus de malaise social, plus de dépression, rien. Il va de soi que la vision d’une patrouille de Marsouins redonnera à ce tout petit monde l’amour de la République, de ses lois et de ses valeurs et apportera des réponses tangibles à tous ces petits dossiers sans importance.

Et donc, l’armée. 19 morts, 19 narcos flingués, et hop, l’armée. Faut admettre, ces flics, ces juges, ces douaniers, ces gendarmes, tout ça, c’est rien que des imposteurs. Vous avez mille fois raison, Madame la Sénatrice, une bonne guerre, ça remet tout le monde d’aplomb. D’ailleurs, vous vous y connaissez, vous, en guerre. Vous avez connu le feu, vous avez traîné vos camarades blessés sous les tirs ennemis, vous avez partagé votre rata froid avec un prisonnier, vous avez tenu la position avec un demi-chargeur. Vous savez que la guerre est belle, qu’elle est romantique, qu’elle soude les hommes, qu’elle régénère la société, qu’elle élimine les plus faibles. Non ? Ah bon. Et vous savez aussi, sans doute, que le déploiement d’armées au milieu de civils hostiles donne toujours d’excellents résultats. Par exemple, à Fallujah, ou à Gaza, ou à Belfast, ou à Kaboul.

Et de toute façon, vous avez raison, un peu de courage, bon Dieu. Il faut crier à la face du monde que la France renonce à la légalité, que toutes ces histoires de justice, de droits de la défense, c’est de la flûte. Il aura fallu attendre toutes ces années pour qu’une sénatrice socialiste abandonne enfin toute idée d’une politique globale associant répression et prévention pour appeler à l’instauration de la loi martiale. Non, vraiment, mes respects.

Ah, et puis il y aussi la puissante idée d’un service militaire pour les délinquants. Mais alors là, on parle de quoi ? Du service militaire que nous avons connu, ponctuellement un peu viril, mais quand même assez confortable – nous ne sommes pas en Russie ou en Egypte, ou alors votre ignorance et votre antimilitarisme sont prodigieux – ou parlons-nous de bataillons disciplinaires, dans nos lointaines colonies ? Ne pourrions-nous pas demander à Mme Taubira et à M. Le Drian de reconstituer les BILA en Afrique équatoriale française ? Chaleur, humidité, moustiques, maladies, mauvais traitements, encadrement sadique. Ah ça, ils vont revenir calmés, vos jeunes administrés. Et puis, voilà une authentique réponse de gauche, à l’écoute de la souffrance, en quête de solutions alternatives.

C’est votre échec, Madame la Sénatrice, le vôtre et celui de la classe politique nationale après 40 ans de médiocrité, de lâchetés, d’aveuglement idéologiques et de petits calculs minables. Ne pas voir que l’argent de la drogue fait vivre des quartiers entiers avec l’assentiment de la République, c’est être aveugle. Oublier que les prohibitions ont toujours les effets contraires à ceux désirés, c’est être ignorant. Affirmer à une ville que seule l’armée pourra y rétablir l’ordre, c’est être irresponsable. Occulter le fait que le narcotrafic se développe grâce à l’échec de l’Etat dans des quartiers gangrenés par la misère sociale, le fiasco de l’intégration, le naufrage de l’éducation nationale, la dislocation de notre politique sociale, c’est se mentir.

Autant de talents en une seule personne, c’est presque gênant.

Je ne te dis pas que c’est pas injuste, je te dis que ça soulage

On ne regrette pas sa soirée, aurait sans doute dit un homme politique allemand au délicieux accent bavarois. On se réunit avec des amis bloggeurs pour parler popote (« Alors, ça avance, ce putsch ? », « Et ces armes en RDC, tu en as tiré combien, finalement ? », « Mais tu as un alibi, ou pas ? »), et vous recevez d’un coup une flopée de mails et de SMS, d’amis, de contacts, de lecteurs, qui vous demandent si vous avez lu l’article du Parisien sur les conversations de Mohamed Merah. Du coup, pour ne pas avoir l’air d’être vraiment un sale type, vous le lisez, l’article, et puis, ensuite, vous ne pouvez plus le cacher, vous êtes vraiment un sale type.

Que nous dit-on ? Que Mohamed Merah, dont Le Monde a récemment dressé un portrait consternant de candeur, aurait filmé la fin du siège mené par le RAID et que ces vidéos seraient en possession de sa famille. Que dans ces enregistrements on entendrait distinctement Merah affirmer qu’il a été manipulé par les services français, qu’il n’a rien fait, qu’on lui avait promis une forme d’immunité. Forcément, ça fait un sacré scoop, pas vrai, les gars ?

Mais, reprenons posément, comme il est d’usage quand on travaille pour un quotidien national.

En premier lieu, comment ont-ils été tournés, ces enregistrements ? Quand précisément ? Et comment ont-ils été envoyés ? Mystère, pas vrai ?

Et puis, nous avons Maître Mokhrari (indicatif radio : Sœur Sourire), qui affirme depuis des semaines être en possession de ces enregistrements, dont elle agite la révélation imminente depuis Alger sans apporter le moindre élément. Inutile de revenir sur le parcours de cette avocate, dont Le Monde a fait le portait dans son édition du 17 mai dernier, même si on peut noter, l’air de rien, que cette charmante enfant manie comme nulle autre la vulgate islamo-nationaliste plus ou moins rance qui dénote une vraie proximité idéologique avec certains régimes. Autant dire que sa démarche est un peu connotée.

Et aussi, Maître Coutant-Peyre (indicatif radio : Madone des Parloirs), mariée au ci-devant Illitch Ramirez Sanchez, dit Carlos, dit Le Chacal, dit Le Bibendum latin, qui ne rate pas une occasion de se mêler de toutes les affaires mettant aux prises la République avec d’apprentis révolutionnaires défendant les damnés de la Terre et les forçats de la faim, au nom d’un étonnant salmigondis idéologique qui mêle marxisme, islamisme, anticolonialisme, et une petite dose de voyeurisme. Comme le disait ce cher Alfred, some men just want to watch the world burn. On comprend bien l’intérêt que présente l’affaire pour Madame Coutant-Peyre, bien connue pour son amour des causes nobles, mais on sait aussi quelle valeur accorder à ses engagements.

Et puis, last but not least, il faut s’arrêter sur le quotidien algérien Echorouk, à l’origine de l’article du Parisien. Moi qui lis la presse algérienne depuis des années, je peux vous dire que les travaux d’une classe de CP n’ont rien à envier aux articles d’Echorouk, une feuille de chou populiste juste bonne à alimenter les tensions entre supporters de foot ou à a relayer les rumeurs les plus imbéciles. Entre nous, si vous voulez lire de la bonne presse algérienne, allez donc jeter un œil chez TSA, El Watan, ou Liberté. Autant dire que si un plumitif d’Echorouk me donnait la date d’aujourd’hui, je ne le croirais pas.

Or, voilà que notre fière équipe du Parisien relaie les affirmations d’Echorouk, au conditionnel, certes, mais sans vraiment y réfléchir. Franchement, vous les avez lues, ces retranscriptions ? Rien ne vous a étonné ? Et d’abord, où sont les originaux ? C’est ça, la validation des sources ? Mes compliments. On attend avec impatience la vidéo de la crucifixion du Christ ou les photos du procès de Jeanne d’Arc. Ah, c’était vous aussi, les carnets secrets du Fürher ? Pardon, j’aurais cru.

Et justement, ces fameux enregistrements, que nous disent-ils ? Merah, contre toutes les preuves formelle détenues contre lui (adresses IP, témoins, enregistrements des meurtres, et même ses propres déclarations), y nie tout en bloc, se présente comme un agent trahi, qui n’a rien fait et qui déballe tous ses voyages avec une étonnante précision, une sorte de catalogue des terres de jihad. Et le voilà qui balance qu’il n’a fait que ce qu’on lui a demandé de faire, et qu’on lui avait promis une protection, etc. On y croit autant qu’aux récits de pauvres filles riches dans les dernières pages de Elle (Au sommaire cette semaine : Kate Moss va traduire Guerre et Paix, Votre sex toy est-il eco friendly ? Le treillis sale et déchiré, hyper tendance, et notre rubrique santé : Pourquoi les hommes ont tort de ne pas se retourner sur les gamines anorexiques)

Tout dans ces douteuses retranscriptions balancées par Echorouk et complaisamment relayées de ce côté-ci de la Mare Nostrum ne semble avoir pour but que d’alimenter les théories du complot et les fantasmes :

– Mohamed Merah n’a rien fait, mais il a agi sur ordre des services français (lesquels ? DCRI ou DGSE ? Le texte n’est pas clair, évidemment) : « Tu veux m’éliminer pour faire ton scénario ». Ben oui, forcément, tout ça, c’est rien que des menteries de Sarkozy.

– Mohamed Merah est allé en Kabylie, à Tizi-Ouzou et Boumerdès, afin d’y rencontrer les maquis jihadistes. Du coup, tout s’éclaire : ces fumiers de Français, non seulement nous espionnent, mais en plus ils doivent sans doute coopérer avec les terroristes dans notre dos afin de nous spolier de nos splendides réussites économiques, de notre merveilleuse démocratie ou de nos incessants progrès sociaux.

– Mohamed Merah était une taupe inconsciente (attention à ne pas s’étouffer de rire ici), comme le suggèrent les auteurs de cet ébouriffant article, consternant de bout en bout tant il démontre une ignorance crasse et surtout une naïveté bien inquiétante.

Passée la stupeur devant un tel tombereau de foutaises, les spécialistes n’ont pu que ricaner, pointant la grossièreté la manœuvre qui, sous couvert de journalisme d’investigation, défend les thèses propagées par certains (complot électoral, coup monté, mensonges d’Etat), ceux qui tentent d’exonérer Merah (« La faute aux jeux vidéos », a dit M. Sifaoui hier sur France 5, comme s’il voulait devenir la nouvelle Mireille Dumas), de pointer le racisme de la France, de dénoncer l’acharnement médiatique contre le malheureux garçon (et de comparer cette affaire avec celle du cannibale québécois…), de nier le rôle de l’islamisme radical ou de refaire l’enquête entre un jeu de TF1 et une émission de M6.

La thèse ne tient pas une seconde, aucun des éléments présentés n’a pu être validé, pas une preuve concrète n’a pu être fournie, rien ne colle avec ce que nous savons et que j’ai essayé de présenter ici – et malgré ce que m’a reproché un lecteur la semaine dernière, il va être difficile de démontrer que je défends le travail des services français… De plus, les défenseurs de la thèse elle-même ne semblent pas tant rechercher la vérité que poursuivre des buts politiques. Cette vision du monde, faite de fantasmes, de complots, de coups montés et de trahisons, révèle une effrayante médiocrité intellectuelle doublée d’une perception paranoïaque des faits, si révélatrice d’une posture de soumission et de renoncement. On ne maîtrise rien, tout se fait dans notre dos, tout est contre nous, tout ça c’est la faute des autres, pauvre petit bonhomme qui n’a sûrement rien fait.

Ben oui, c’est sûr.

« Des pensées qui glacent la raison » (« Protège-moi », Placebo)

Mohamed Merah est mort, enterré, et on dirait que tout est fini. Comme s’il ne s’était agi que d’une aimable mésaventure, que l’on racontera dans quelques années à nos petits enfants. Pourtant, on a compté 7 morts, des soldats, des enfants, abattus de sang froid par un jeune homme que des psychiatres d’opérette et des experts de salon ont tenté de nous présenter comme un dingue isolé, irresponsable. Certains – que leur nom soit à jamais maudit – ont même essayé de le présenter comme une victime, jusqu’à son père – un homme pour lequel j’éprouve décidément bien peu de sympathie, même si sa peine est sans doute sincère. Et les mots me manquent pour qualifier son avocate, la troublante Mme Mokhtari, aux motivations probablement aussi douteuses que ses qualifications professionnelles.

Et puis il y a eu les élections, la vie d’une démocratie blasée, avec ses ridicules disputes, ses pitoyables polémiques, ses bisbilles et, malgré tout, l’expression de la volonté populaire. Et du coup, plus rien. Oublié, Merah. Oublié, le fait qu’une opération terroriste a bel et bien eu lieu en France, dans deux belles villes de province. Oublié, le fait que malgré l’historique excellence de nos services un jihadiste a pu agir et frapper sur notre sol, malgré le renforcement, maintes fois vanté, de nos capacités sécuritaires et de – trop – nombreuses réformes du monde du renseignement. Oublié, le fait que l’action a été revendiquée par un groupe terroriste, le Jund Al Khilafa, d’abord de façon peu convaincante, puis de façon bien plus troublante – et on ne saluera d’ailleurs jamais assez le remarquable travail d’Aaron Zelin sur son blog, Jihadology.

A proprement parler, je n’ai pas enquêté. Je n’ai pas posé de questions, pas appelé d’amis, pas pris des airs de conspirateur en sillonnant Paris. La vie a continué, et, au détour de conversations tenues au restaurant, le sujet est venu sur la table, et à chaque fois, je me suis vu conforté dans mes doutes par le fait que, dans toutes les administrations pudiquement qualifiées de spécialisées, on en était venu aux mêmes conclusions que votre serviteur.

Essayons donc de procéder avec méthode. Je vais vous épargner de longs développements techniques, car il serait aussi inutile de dévoiler ici quelques secrets professionnels que cruel de vous les asséner sans autre explication, et je vais donc me concentrer sur l’essentiel.

1.     Fiasco

L’affaire Merah est un fiasco, un gigantesque fiasco, et presque tout ce qui pouvait rater a raté. J’avais initialement, ici, envisagé le fait que Merah avait été simplement, si j’ose dire, meilleur que nos services. Ces choses-là arrivent, et demandez donc aux pilotes de l’Armée de l’Air, pendant le printemps 1940, s’il n’est pas possible de perdre alors qu’on s’est mieux battu. Dans mon esprit, Mohamed Merah, jeune homme intelligent, convaincu de la justesse de son combat, avait réussi à donner le change aux services chargés de le surveiller. Mais on dirait bien, vu d’ici, en tout cas, que la vérité est plus cruelle. On peut gagner parce qu’on est meilleur que l’adversaire, qui est bon. Mais on peut aussi gagner parce qu’on est meilleur que l’adversaire, qui est mauvais. Et Merah n’a, dirait-on, pas été confronté à trop forte partie.

Fiasco, donc. Ou plutôt, fiascos.

D’abord, un fiasco d’ensemble : un terroriste a réussi à tuer sur notre sol, et personne n’a rien vu venir. Je suis désolé, c’est un peu brutal, mais on va avoir du mal à qualifier ça de succès majeur ou de brillante réussite.

Fiasco, ensuite, de l’opération lancée par le RAID, et loin de moi l’idée de nier le courage ou l’esprit de sacrifice de cette unité. Mais les faits sont têtus, comme le disait l’humaniste russe Vladimir Ilitch Oulianov. Le déroulement du siège de l’appartement de Merah a fait bondir bon nombre de professionnels, et on s’interroge jusque dans certaines unités étrangères sur le niveau réel des forces d’intervention françaises, pourtant jusque là portées au pinacle. Les questions sont nombreuses, rien qu’à la lecture de la presse nationale. Par exemple :

– Pourquoi ne pas avoir attendu le début de la matinée et le départ d’une bonne partie des habitants de l’immeuble pour donner l’assaut au lieu d’essayer en pleine nuit ?

– Comment ne pas avoir envisagé qu’un homme soupçonné d’avoir tué 7 personnes de sang froid, dont 3 enfants, allait sans doute se défendre ? Voire, puisqu’il avait combattu en Afghanistan, qu’il allait être un adversaire décidé ? A ce propos, les extraits du compte-rendu du chef du RAID, publiés par Le Point, confirment que les policiers n’avaient aucunement envisagé une telle violence de la part de Merah. Une telle candeur laisse pantois, tout comme l’usage d’un négociateur, alors que jamais des jihadistes assiégés ne se sont rendus et que les cas, au contraire, de baroud d’honneur, sont connus, comme à Leganés, en avril 2004, après les attentats de Madrid. D’ailleurs, et pour tout dire, ces turbulents garçons ont la fâcheuse tendance à se faire exploser dès qu’on les contrarie. Ah, les sales gamins.

– Pourquoi ne pas avoir poursuivi l’assaut jusqu’au bout, lors des premières minutes de la fusillade, comme le fit le GIGN en décembre 1994 à Marignane ? Au final, après 30 heures, le RAID a quand même compté 6 blessés dans ses rangs. A ce compte, autant aller tout de suite à l’essentiel, me semble-t-il, au lieu de faire marche ailleurs dès les premiers impacts. Chacun sait à quel point un siège est pénible à réaliser, et il faut, ne serait-ce que pour des raisons médiatiques, ne pas donner l’impression qu’on piétine.

– Est-il exact d’affirmer, comme le fit le Nouvel Obs il y a quelques semaines, que Mohamed Merah est sorti de l’immeuble pendant le siège, pour téléphoner, parce que personne ne disposait d’un plan correct du quartier et du bâtiment et que celui-ci n’était donc pas correctement encerclé ?

– Finalement, la question que tout le monde se pose, parfois pour de mauvaises raisons, est celle-là : le RAID était-il réellement dimensionné (commandement, doctrine, entrainement, moyens, que sais-je ?) pour mener une telle action ?

Etre et avoir été, les gars…

Fiasco, également, du travail de renseignement : comment un individu, connu, identifié, logé, suivi, traité (rpt fort et clair : traité), a-t-il pu autant abuser ceux qui étaient censés le contrôler ? Depuis plusieurs semaines, la presse emploie sans vergogne, pour qualifier au moins un policier de l’antenne toulousaine de la DCRI, le terme de traitant, sans le moindre démenti officiel. Je suis sans doute un peu simple, mais pour moi les mots ont un sens, et ce sens ne peut être ignoré. En l’occurrence, un traitant traite une source, et il faut bien conclure de tout ce qui a été dit et écrit depuis mars dernier que Mohamed Merah n’était pas un inconnu pour les services de police et pour la DCRI. En relation avec des policiers, il était sur écoute jusqu’à la fin de l’année 2011 (Cf. cet article) et était largement identifié, de longue date, comme un sympathisant actif de la mouvance jihadiste. La regrettée Section Etrangers et Minorités de la défunte DCRG n’avait pas manqué de flair, en 2006, en le jugeant dangereux. Et j’en profite pour adresser mes amitiés aux membres de cette unité d’élite qui travaillaient dans l’ombre pendant que d’autres couraient les caméras. Les vrais héros ne sont pas nécessairement ceux qui plastronnent, je me comprends.

Dès le 27 mars, un article du Point posait la question et relevait les maladresses du discours officiel. Surtout, un autre article du 24 avril, évoquant la surprenante distribution de Légions d’Honneur (note à qui veut : j’attends toujours les ONM pour les membres de la cellule de crise du 11 septembre, si ça vous dit de corriger une injustice) aux policiers impliqués dans l’affaire, revient sur les relations entre un bienheureux brigadier de Toulouse et le jeune terroriste. Sinon, ça va les gars ? Vous pensez à quoi, en vous rasant, le matin ?

Mohamed Merah n’était sans doute pas une source vue chaque semaine, mais il était manifestement connu, et il est même permis de se demander si cette relation avec nos services de police ne lui avait pas permis d’éviter des problèmes judiciaires (affaire de la plainte pour séquestration, par exemple) ou de financer une partie de ses activités. Alors, indic ? « Contact utile » ? « Point d’entrée » ? Il avait quand même le numéro de téléphone d’au moins un policier en sa possession quelques heures avant sa mort.

Mais alors, me direz-vous, puisque la question est lancinante, comment est-il possible, alors qu’il était parfaitement identifié par la police, qu’il ait pu faire ce qu’il a fait à Toulouse et Montauban ?

Ecartons d’entrée la thèse de la manipulation électorale, à la fois idiote, insultante et irréaliste, pour nous concentrer sur le cœur du problème, qui constitue le fiasco le plus inquiétant. Si les policiers de Toulouse n’ont, apparemment, rien vu venir, si le RAID est parti à l’assaut de Merah comme on tente de circonvenir un chômeur en fin de droit qui hurle son désespoir ou un père divorcé privé de ses enfants, c’est bien que l’évaluation de la situation était erronée. Pardon, je reformule : complètement à côté de la plaque.

Encore une fois, comment Mohamed Merah, avec le parcours et les convictions qui étaient les siens, a-t-il pu abuser aussi aisément son traitant et l’équipe chargée de le surveiller ? Ne doit-on pas envisager, à ce point du système administratif qui était censé évaluer sa dangerosité, une authentique défaillance ? Le traitant a-t-il été naïf ? Sa hiérarchie l’a-t-elle été tout autant ? Qui a lu les rapports rédigés après les entrevues ? Qui les a validés en concluant que Merah n’était pas bien méchant et qu’il était, bon an mal an, sous contrôle ? Qui l’a traité comme on traite une petite frappe qui propose de l’herbe près de la fac ? Qui n’a vu en lui qu’un jeune Maghrébin un peu énervé mais sans envergure ? Si les rapports avaient été correctement évalués, n’aurait-on pas pu éviter le pire ?

Dans un service de renseignement digne de ce nom, le traitant d’un contact, et plus encore celui d’une véritable source, recrutée, rédige des rapports après chaque entrevue. Ce premier exercice, correctement réalisé, lui permet déjà de prendre de la hauteur et d’évaluer, non pas tant ce qui a été dit mais la façon dont ça a été dit. Qu’a-t-on appris sur la source ? Son attitude, ses envies, ses peurs, sa famille, ses besoins ? Ce rapport est lu par d’autres, dans des structures de contrôle de ces opérations, et eux aussi se posent des questions. Qui manipule qui ? La source est-elle tenue ? Quelles sont ses relations réelles avec le traitant ? Y a-t-il un risque de manipulation inverse, c’est-à-dire d’intoxication ? La source ne dit-elle au traitant que ce qu’il veut entendre ? Et faut-il changer ce traitant, justement, devenu trop proche, ou pas au niveau, ou sans imagination, ou tellement bercé par ses certitudes qu’il n’envisage même pas qu’on puisse lui mentir ?

Le renseignement, comme la charcuterie, la peinture sur verre ou le droit des affaires, c’est un métier. Il ne consiste pas à se reposer sur des écoutes téléphoniques, surtout mal comprises et mal analysées, à verrouiller les enquêtes grâce à une commission rogatoire complaisamment délivrée par un magistrat sous le charme ou à ricaner dès qu’on entend une critique. Mohamed Merah était considéré comme un jeune homme brillant, exalté, courageux, désireux de se battre, et l’avoir manifestement sous-estimé, au-delà du désastre humain, pourrait bien relever de la faute professionnelle lourde. A charge aux administrations concernées et à nos nouveaux gouvernants de réaliser des audits, sans esprit de vengeance ou de chasse aux sorcières, dans ce qui pourrait être un bel exercice démocratique d’une République qu’on aimerait, enfin, irréprochable. Et si on pouvait, à l’avenir, nous épargner les auditions au Sénat des Bouvard et Pécuchet du contre-terrorisme, ça serait aussi bien, merci.

2.     « Croyez-moi, les Anglais n’auront pas d’archers » (Charles VI)

Oussama Ben Laden est mort il y a un peu plus d’un an, et l’anniversaire de sa disparition a donné lieu à la publication de nombreux articles de qualité évaluant la portée de son décès, revenant sur Al Qaïda, essayant d’articuler deux ou trois idées originales. Dans Foreign Policy, dans le COMOPS Journal, dans Foreign Affairs, comme sur de nombreux blogs de qualité, on réfléchit, on débat, on tourne et retourne les questions. La publication par le CTC de West Point de 6.000 lettres découvertes à Abbottabad par les officiers de l’Empire venus dézinguer le grand dingue a alimenté un grand nombre de réflexions, comme ici, ici, ou , par exemple.

En France, et le débat électoral ne peut en être tenu pour seul responsable, le niveau des interventions publiques est resté, sans surprise, dramatiquement bas. Faux experts, universitaires à l’extrême marge de leur domaine de compétence, journalistes plus ou moins correctement informés, on a eu droit au service minimum, sans parler des anciens dont certains feraient vraiment mieux de se taire. A-t-on jamais vu un général vaincu être consulté lors de la guerre suivante ? Et inutile de venir me parler de vision stratégique ou de perception braudélienne, ça ne prend plus.

Plus grave, infiniment plus grave, il se murmure que nos grands services, certains obsédés par les coups judiciaires, d’autres uniquement tournés vers l’opérationnel à courte vue ou les nécessaires libérations d’otages, ont lentement laissé mourir ce qui faisait l’excellence de la communauté française du renseignement : des analyses rigoureuses, fines mais globales, capables d’alimenter la réflexion des autorités politiques, de leur présenter des options, de les aider à décrypter les manœuvres des uns et des autres, et de répondre à leurs questions. Où sont passées ces analyses ? Et leurs auteurs ?

La manifeste dégradation de nos capacités d’analyse ne peut qu’entraîner une dégradation de notre souveraineté. Souvenez-vous de l’Irak. Le travail patient et rigoureux de spécialistes, associant les méthodes du contre-espionnage et une remarquable maîtrise technique, a permis à la France de s’opposer aux Etats-Unis et de contrer chacun des mensonges de l’Administration Bush. La médiocrité actuelle du débat public français sur le jihadisme et ses vecteurs violents, associée à ce qu’on devine être le vaste chantier des capacités d’analyse de nos services – et j’espère, naturellement, me tromper – ne lasse pas d’inquiéter, sans parler du refus obstiné de nombreux universitaires à échanger avec les professionnels du renseignement. En France, les rares orientalistes ayant survécu à la période d’hystérie collective du printemps 2011 ne font que ressasser les mêmes foutaises, sans avoir jamais eu réellement accès aux dossiers dont ils parlent pourtant.

Cette faiblesse, qui empêche nos autorités – et peu importe leur couleur politique – de percevoir les nouveaux développements de la lutte contre l’islamisme radical combattant, a manifestement eu des conséquences mortelles à Toulouse et à Montauban.

 3.     Loups solitaires, terroristes isolés, et imbéciles heureux

Quelque chose a donc raté, mais quoi ? Le profil de Mohamed Merah, sous-estimé, n’a pas été correctement évalué, et son apparente absence de liens avec des réseaux violents en Europe a peut-être conduit certains responsables à le juger avec trop de confiance. Pourtant, le parcours de Merah aurait pu attirer l’œil, en raison de ce que les services occidentaux ont appris après l’attaque de Bombay par le LeT en novembre 2008 et l’alerte en Europe occidentale en septembre 2010.

Reprenons doucement. Les premiers réseaux opérationnels déployés par Al Qaïda, aux Etats-Unis ou en Afrique de l’Est, au début des années 90, comptaient un nombre relativement élevé de membres, organisés selon le schéma, inconsciemment dicté par les événements, de cercles concentriques allant du cœur du projet aux tâches de soutien. Les différentes nationalités se conjuguaient par ailleurs assez facilement en raison du charisme et de l’autorité des chefs, sans parler du désir de servir la cause. Ces réseaux, comme ceux du GIA en 1995 en France, s’appuyaient également sur des relations personnelles et des solidarités familiales, garantes de sécurité en raison de la difficulté à pénétrer de tels systèmes. Ce fonctionnement en cercles, empirique, n’avait pas été théorisé par les idéologues ou les responsables opérationnels jihadistes et résista longtemps à l’analyse (je m’y suis risqué, bien laborieusement, ici).  Un patient travail d’environnement des individus permit cependant d’identifier les logiques internes de ces réseaux, une étape indispensable avant toute opération d’infiltration.

A partir de septembre 2001, on réalisa en Europe une impressionnante série de démantèlements de réseaux, petits ou grands. Longtemps considéré comme une zone refuge, le continent avait de toute façon changé de statut, comme avaient pu le confirmer les projets avortés d’attentats contre la cathédrale de Strasbourg (Groupe de Francfort 2, décembre 2000) ou contre l’ambassade impériale à Paris (Réseau Beghal, septembre 2001). Les attentats du 11 septembre 2001, l’assassinat du commandant Massoud, ou l’attentat contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba (Tunisie, 11 avril 2002, 21 morts) avaient ainsi été en partie organisés par des cellules européennes, ce qui montrait les limites de la stratégie sécuritaire largement suivie en Europe jusqu’à cette période – et qui avait longtemps très efficace.

Les démantèlements successifs eurent, à mon sens, trois conséquences principales. D’abord, désormais engagés dans un jihad sur tous les fronts, Al Qaïda et ses alliés s’employèrent désormais à frapper aussi en Europe. Ensuite, sous la pression des autorités, en Europe, et des actions militaires dans le vaste monde, les réseaux changèrent de nature, et les opérations furent repensées dans leur ensemble afin de ne pas exposer inutilement les membres des équipes. La sécurité des communications fut renforcée, des procédures plus professionnelles furent progressivement appliquées, et les perquisitions effectuées ne permirent plus que rarement de découvrir des éléments compromettants (il s’agit ici d’un point qui mériterait d’ailleurs un développement particulier). Enfin, la pression accrue sur les réseaux jihadistes et plus généralement sur la mouvance islamiste radicale, ainsi que les interventions militaires occidentales dans le monde arabo-musulman (Afghanistan, Irak, évidemment, mais aussi Somalie ou Yémen) entrainèrent l’apparition de sympathisants isolés désireux de participer, avec leurs moyens, au jihad.

L’attentat de la Ghriba, déjà évoqué ou le projet de Richard Reid, le sémillant shoe bomber, contre le vol AA 63 Paris-Miami du 22 décembre 2001, avaient mis en évidence la capacité de nuisance d’individus agissant seuls, après avoir été correctement formés et dirigés. Cette constatation était d’autant plus cruelle qu’un des chocs du 11 septembre, surtout dans les services, avait résidé dans la découverte de jihadistes littéralement under cover, présentant tous les signes extérieurs d’une parfaite intégration dans nos sociétés. Et personne pour porter un T-shirt siglé, comme l’agent spécial Ray Nicolette (Out of sight, 1996, Steven Soderbergh, puis Jackie Brown, 1997, Quentin Tarantino).

Dès 2002, en réalité, le FBI, qui redoutait le pire, avait vu ses craintes confirmer par l’affaire des snipers de Virginie et du Maryland – et d’ailleurs. Déjà, le 25 janvier 1993, un citoyen pakistanais sans lien avec des groupes jihadistes, Aimal Qazi, avait ouvert le feu sur le parking de la CIA, tuant deux employés de l’agence impériale. Et pour ceux qui s’émeuvent de la condamnation à 30 ans de prison par la justice pakistanaise du médecin qui a aidé à localiser Oussama Ben Laden, sachez que Qazi, finalement arrêté au Pakistan, puis condamné à mort et exécuté aux Etats-Unis en 2002, voit sa mémoire honorée au Balouchistan par un monument. Puisqu’on vous dit que ce sont des alliés, voyons. Bref, ça m’a fait plaisir, mais ça n’a rien à voir, reprenons.

Qazi, comme les tireurs de 2002, était un loup solitaire, c’est-à-dire, selon l’expression même utilisée par les ravagés de l’extrême droite américaine, un homme agissant seul, sans connexion avec une organisation, ne donnant ni ne recevant d’ordre. Je conseille à cet égard la lecture de cette étude, et je ricane encore en pensant aux aberrations racontées par, notamment, Daniel Martin lors de son audition au Sénat, le 3 avril dernier – et dont vous pourrez lire des extraits sur le compte Twitter de la Haute assemblée (@Senat_direct). L’homme seul, qu’il soit dans la foule ou pas, est évidemment la hantise des services de sécurité, et un mode d’action privilégié par le monde du renseignement. Connecté à une organisation ou capable de s’activer seul, il constitue un défi majeur. Dans le monde du contre-espionnage, de tels individus, quand ils sont implantés de longue date, sont qualifiés d’agents dormants, de clandestins, voire d’illégaux dans la nomenclature des services soviétiques (désormais russes), qui s’y connaissent.

Les premières réflexions réalisées après le 11 septembre ont, un temps, laissé penser que Mohamed Atta et ses petits camarades étaient de véritables clandestins. Il n’en était, en réalité, rien, car un tel vocabulaire ne s’applique qu’à de longues opérations, étalées sur plusieurs années. Dans le cas des terroristes de Londres, Bali, New York ou Moscou, les terroristes n’étaient entrés dans la clandestinité que lors de la phase finale, opérationnelle, de leur projet, de façon très classique et mille fois observée.

Entre les loups solitaires, hommes seuls autoradicalisés et les individus envoyés en mission solitaire est apparue, à partir de 2003/2004, une catégorie intermédiaire, que les services français classèrent dans le 3e cercle de leur fameuse théorie des 3 cercles. Dans ce 3e cercle du jihad se trouvent les groupes et réseaux inspirés par Al Qaïda mais sans lien avec l’organisation, ses responsables et ses jihadistes. L’exemple le plus fameux a été le groupe de Hofstad qui, aux Pays-Bas, fut responsable de l’assassinat en pleine rue du cinéaste Théo Van Gogh et qui planifiait, avant son démantèlement, des attentats contre des parlementaires.

L’apparition de ces jihadistes sans attache fut une bénédiction pour Al Qaïda, qui y vit la preuve que son combat faisait des émules, et une malédiction pour les services et les autorités, confrontés à l’expression violente d’un manifeste échec socio-politique et forcés de relever le défi de surveiller, dans le respect de la loi, des radicaux potentiels qui n’avaient encore commis aucun crime. Comme me le fit remarquer un policier français en 2006, en l’absence de tout élément incriminant découvert lors de la plupart des perquisitions, il fallait commencer les interrogatoires par une question, « Etes-vous un islamiste radical ? » qui aurait pu relever du délit d’opinion. Cette relative impuissance de l’appareil judiciaire avant la perpétration d’un crime donnait encore plus d’importance au travail de renseignement en amont, afin de cerner au plus vite les acteurs de la menace.

Conscients de l’évolution de la posture sécuritaire des pays occidentaux, les jihadistes s’adaptèrent à leur tour, apportant une nouvelle contribution au duel sans fin entre le glaive et le bouclier. Dès les années 90, Oussama Ben Laden lui-même avait appelé au recrutement et à l’emploi de « jeunes musulmans occidentalisés » à même de tromper la vigilance des services intérieurs – et de provoquer des tensions sociales. Les membres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), Al Qaïda en Irak/Etat islamique d’Irak, les Taliban pakistanais du TTP ou les Shebab ne s’y sont pas trompés en faisant appel à de jeunes hommes parfaitement à l’aise dans les pays occidentaux afin d’y conduire des attentats. Même ratés (Vol Amsterdam-Detroit en décembre 2009,  New York en mai 2010, Stockholm en décembre 2010, etc.), ces actions ont contribué à placer les services de sécurité sous pression et à accroître la suspicion.

Le raid jihadiste sur Bombay en novembre 2008, une opération en tous points remarquable, a confirmé que le bon docteur Zawhiry avait réussi l’alliance du jihad global avec les jihads globaux, dans ce que j’avais pompeusement appelé le new model jihad, à l’occasion d’un post dont les deux dernières phrases se sont révélées tristement prophétiques.

Des attaques contre des villes riches regorgeant de cibles par des hommes bien entraînés sont la hantise des services de sécurité comme des services de secours, qui commencent à réaliser qu’ils sont devenus des objectifs majeurs pour des terroristes désireux de semer le chaos. L’idée mise en œuvre à Bombay en 2008 a été reprise en 2010 par les garçons du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), de l’Union du Jihad Islamique (UJI) et leurs amis du Jund Al Khilafah (tiens tiens, comme on se retrouve), tous membres de ce que nous sommes quelques uns à appeler l’arc de crise turcophone, qui va du Caucase à Xinjiang – où opère le follement romantique Front Islamique du Turkestan Oriental. Ces ambitieux jeunes gens, étroitement liés à Al Qaïda (vous savez, ce truc qui n’existe pas), avaient alors utilisé leurs réseaux en Allemagne pour préparer dans plusieurs villes européennes un Bombay like – une affaire déjà évoquée ici, justement à propos de Mohamed Merah. Les plus acharnés d’entre vous pourront consulter ce passionnant article, qui décrit à merveille les réseaux du MIO et de ses alliés.

Le professionnalisme croissant des jihadistes a par ailleurs été révélé, pour ceux qui en doutaient, dans les documents rendus publics lors de récents procès en Allemagne (comme ici), dans lesquels on apprend, par exemple, que Younès Al Mauritani appelait à la réalisation d’attaques dans des villes occidentales à l’aide d’une poignée de combattants afin de créer la panique et entraîner une répression accrue… Oui oui, moi aussi ça me dit quelque chose…

Alors, quelles conclusions tirer de tout ça ?

D’abord, Mohamed Merah a été cruellement sous-estimé, pris pour un jeune homme sans envergure, et certaines phrases écrites par les policiers sont sidérantes de candeur.

Et non seulement il a été mal jugé sur le terrain par ceux qui étaient censés suivre son dossier, mais à aucun moment il n’a, semble-t-il, été envisagé qu’il ait pu manipuler ses interlocuteurs. Pourtant, et de plus en plus d’affaires nous le montrent, le contre-terrorisme s’inscrit désormais dans la durée, et la lutte contre les réseaux jihadistes devrait faire appel aux méthodes éprouvées du contre-espionnage. D’ailleurs, en 1998, Edward Zwick, dans Couvre-feu, prévoyait parfaitement l’affaire Merah.

Face à des terroristes qui n’ont rien à voir avec les hordes chevelues qui égorgeaient dans la Mitidja en 1997, il convient d’être un peu malin, les amis. A cet égard, je ne sais quoi répondre à ceux qui osent encore dire que rien ne pouvait confirmer que Mohamed Merah était un islamiste radical dangereux, puisqu’il ne portait pas la barbe et ne psalmodiait pas continuellement Dieu est grand. Franchement, si vous en êtes encore là, c’est à pleurer. Les jihadistes sont conscients des méthodes employées contre eux, et ils diffusent même (ici) quelques recettes pour détecter les sources qu’on leur envoie… Alors, seraient-ils devenus meilleurs que nous au petit jeu du « qui espionne qui » ?

Les erreurs manifestement commises par certains, à Toulouse ou ailleurs, ne doivent-elles pas être reliées à la baisse de qualité de nos analyses ? Parmi les gestionnaires de ce dossier, combien avaient en tête l’affaire de l’agent-double jordanien qui tua en Afghanistan 7 membres de la CIA, en décembre 2009, après une remarquable opération d’infiltration/intoxication ? (Cf. cet article, notamment). Qui a suivi les avancées des réseaux turcophones inféodés à Al Qaïda ? Et si Mohamed Merah, comme la seconde revendication évoquée plus haut le suggère, avait bien été un terroriste revenu en Europe y semer la terreur ? Et s’il avait récupéré ses 7 fameuses armes auprès d’un contact en France prépositionné afin d’y soutenir un commando du type de celui observé à Bombay ?

Il ne faut pas céder à la manie des réformes, mais il faut relancer les machines, revenir à l’humble et acharné travail de terrain et d’analyse, celui qui casse les certitudes, qui explore des pistes, qui ose proposer ou dire non. Deux mois après l’affaire Merah, le constat est sévère, et on dirait bien que nous n’avons jamais été aussi exposés. Nous qui pensions être parmi les meilleurs, nous voilà douchés par un sanglant raté. Pour l’heure, seules les frappes de l’Empire sur les jihadistes ouzbèkes nous sauvent – peut-être.

La question du retrait d’Afghanistan est tranchée. Celle qui devrait se poser désormais est celle de notre futur retour dans ce pays, ou au Pakistan, d’ailleurs, si nous ne parvenons pas à retrouver notre niveau d’excellence. Allez donc expliquer à nos concitoyens, quand les rues de Paris, Lyon ou Bordeaux ressembleront à celles de Bombay et que les crèches brûleront, qu’il ne faut pas tomber dans le piège…