« Ploum ploum, tu es Président de la République/Ploum ploum, et toi le chef d´un grand parti politique. » (« Ploum ploum », Téléphone)

Le peuple a donc parlé, et, une fois de plus, les élections locales ont été détournées de leur vocation par les enjeux nationaux afin de relayer à Paris la grogne du pays. Comme le relevaient les éditorialistes au début de la semaine, la claque est d’importance pour le Président, placé brutalement devant la médiocrité de son bilan et l’amateurisme de son équipe gouvernementale. Le Monde, qui fut longtemps au premier rang des soutiens de François Hollande, a même fait sa une sur une « déroute historique ». Autant dire que ça ne va pas fort.

Malgré la forte probabilité d’une nouvelle tannée lors des élections européennes du mois de mai prochain, le chef de l’Etat n’a eu d’autre choix que d’admettre, a minima, que sa méthode n’était pas la bonne et qu’il fallait procéder, sans attendre, à des changements. Sévèrement sanctionné, presque boycotté, par son propre électorat, il est bien obligé de montrer qu’il a pris en compte les impatiences et les déceptions de ceux qui, il y a deux ans, l’ont porté au pouvoir et lui ont donné une majorité parlementaire.

Après avoir hésité, ce qui ne saurait être une surprise, et avoir habilement évité des annonces le 1er avril (on ne peut pas tout rater tout le temps), il a donc décidé d’un remaniement. Admettant qu’il fallait redonner un nouveau souffle à un mandat qui pourrait bien s’imposer comme le pire naufrage de la Ve  République, il a ainsi congédié son Premier ministre, le fidèle et terne Jean-Marc Ayrault, et l’a remplacé par Manuel Valls, l’homme pressé du PS, censé incarner une nouvelle dynamique.

Et c’est là, disons-le tout de go, que ça coince. Je ne vais certainement pas m’engager, ici, dans de laborieuses considérations sur le bienfondé de telle ou telle politique. Il m’est, en revanche, difficile de ne pas me livrer à quelques remarques plus générales, relevant d’ailleurs presque de la mécanique. Il serait frustrant, après toutes ces années passées à scruter des pays étrangers, de ne pas jeter un regard froid sur la France.

Conscient des flottements, du manque parfois criant de professionnalisme de ses ministres, de l’illisibilité manifeste de l’action gouvernementale, le Président a, fort logiquement, décidé de changer son équipe. Au final, pourtant, sur les 16 ministres du nouveau gouvernement, seuls deux n’étaient pas en poste dans l’équipe de M. Ayrault. Mieux, plusieurs des ténors (Mme Taubira, MM. Fabius et Le Drian) restent en fonction tandis que d’autres (MM. Sapin ou Montebourg, par exemple) demeurent dans la thématique qui était la leur précédemment.

Paradoxalement, donc, le nouveau gouvernement, supposément chargé de porter un regard neuf sur les grands défis du pays, n’a rien de bien novateur. Il ne s’agit pas de remettre en cause les compétences des uns et des autres, mais simplement de s’étonner de cette tentative, particulièrement caricaturale, de faire du neuf avec du vieux, ou de faire différemment avec les mêmes.

Pire, il est manifeste que cette nouvelle équipe fait d’abord écho aux équilibres internes du Parti socialiste, loin des impératifs politiques nationaux dont on pouvait pourtant penser qu’ils allaient prévaloir. A ce titre, cette équipe porte la marque du Président bien plus que celle du nouveau Premier ministre, dont la nomination est, finalement, le seul véritable changement. Le remaniement, présenté comme le début d’une nouvelle étape du quinquennat, n’aurait-il été conçu que pour évincer Jean-Marc Ayrault ? Et celui-ci, par voie de conséquence, serait-il donc le seul responsable du spectacle désolant qui nous a été offert depuis deux ans ? On est en droit d’en douter.

Composée de personnalités écrasantes, parfois dotées d’une solide et ancienne expérience, la – pas si – nouvelle équipe gouvernementale va-t-elle être gérable par le Premier ministre ? Les ministres les plus importants vont-ils tenter de le contourner, ou vont-ils, au contraire, enfin incarner un pouvoir cohérent pour lequel les querelles de personnes importent moins que l’accomplissement du mandat donné ?

Il est également permis de s’interroger sur la stratégie personnelle de Manuel Valls, qui doit être conscient, d’abord qu’aucun Premier ministre en exercice n’a jamais remporté les élections présidentielles, et ensuite qu’il compte dans son équipe quelques rivaux plus que crédibles. Remise en selle par le Président, Mme Royal n’entend sans doute pas s’arrêter là, pas plus que M. Montebourg, s’il parvient à maîtriser sa parole.

Impatient, impétueux, peu habitué à ne pas la ramener, le Premier ministre va-t-il, par ailleurs, accepter la tutelle présidentielle ou, bien plus inquiétante, cette absence de tutelle ? Sous le précédent Président, l’Elysée décidait de tout et du reste, ne laissant à Matignon que l’honneur d’être une roue du carrosse. La situation, à ce stade, paraît s’être inversée et on sent que le Premier ministre est plus fort que le Président, plus décidé, plus populaire, et doté d’une ambition assumée.

Ce renversement institutionnel, qui n’est peut-être que momentané, va-t-il achever une République qui vit une crise de régime de moins en moins larvée depuis une dizaine d’années ? Le Président saura-t-il trancher entre son Premier ministre et certains de ses ministres, avec lesquels il entretient des liens anciens et profonds ? Le doute est ici bien gênant. Ressemblant fort à un nouvel exercice de synthèse des courants du parti au pouvoir, le gouvernement semble à la fois avoir été imposé par le Président au Premier ministre tout en étant susceptible d’échapper à leurs deux emprises. Manuel Valls, ce matin, lors du premier Conseil, a d’ailleurs énoncé une série de règles dont le but principal est d’éviter le foutoir. Sage résolution.

Cette volonté de professionnalisme devra cependant survivre aux prochaines nominations de secrétaires d’Etat. Avec 16 ministres, le gouvernement est tout à la fois « de combat » et « resserré ». N’essayons surtout pas de savoir pourquoi ce combat ne s’impose qu’aujourd’hui, alors que la crise dure et dure depuis des années. L’important réside désormais dans les symboles, et l’équipe devra rester resserrée. L’arrivée de nouveaux membres, dans les prochains jours, même à des postes moindres, ne devra pas dépasser le cap des 20 maroquins, faute de quoi la crédibilité des engagements pris sera déjà entamée.

La question qui se pose est celle de la survie de l’équipe dans les semaines qui viennent. Une fois réglées les questions de périmètres (qui font déjà mauvais effet), le Premier ministre va devoir affronter une Assemblée au sein de laquelle sa majorité est plus que ténue, avant de subir, très rapidement, un test électoral qui pourrait bien être douloureux. En cas de nouveau naufrage dans les urnes, que faire ? Tenir bon le cap, s’il y en a un, ou aller jusqu’à une dissolution ?

Manuel Valls, d’ailleurs, est présenté par certains comme le Premier ministre d’une cohabitation qui ne dit pas son nom, comme un gage donné à l’UMP. Je n’en sais rien, à dire vrai, mais le fait est que les décisions prises récemment ne paraissent pas avoir convaincu grand monde. Les Français veulent-ils d’une nouvelle majorité ? Vont-ils faire de la suite de son mandat un long calvaire pour le Président, en accumulant les chocs pour le faire céder ? La déconnexion de plus en plus alarmante entre les Français et leurs gouvernants fragilise comme jamais nos institutions et ceux qui les font vivre. Leur légitimité vacille, et les options sont peu nombreuses. Tenir coûte que coûte un cap en priant pour que la terre soit rapidement en vue, au risque de disparaître dans la tempête, ou expérimenter les combinaisons politiques au risque de se perdre dans des calculs parisiens et accélérer alors la décomposition d’un système politique paramonarchique qui meurt faute d’avoir su se créer des héritiers dignes.

Observée hors de nos frontières, la France est plus que jamais l’homme malade de l’Europe, s’effondrant sur elle-même du fait de ses échecs sociopolitiques répétés, de la consanguinité de ses élites, et des défis qu’elle n’a su ou voulu relever. Le constat est effrayant, et on ne peut que souhaiter, loin des querelles de personnes ou des affrontements vaguement idéologiques d’un autre temps, que nos dirigeants, ceux-là et ceux qui leur succèderont, se reprennent, assument leurs actes et nous redonnent l’impression que le pays où nos enfants grandissent n’est pas qu’un immense problème sans solution.

Les dents de ce rat sont imprégnées de cyanure.

Elle est où, la poulette ?

La photo de Bruno Lévy dans Le Monde du 25 mars dit tout. Souriante, Marine Le Pen savoure son triomphe alors que la mairie de Hénin-Beaumont vient d’être emportée par son parti au premier tour des élections municipales. A ses côtés, sombre, défait, les mains posées sur le pupitre comme s’il jouait à un quelconque jeu télévisé, Harlem Désir peut contempler l’échec, cinglant, cruel, de ses trente années d’engagement politique contre l’extrême droite.

La claque est sévère, en effet, à défaut d’être surprenante, et elle a de quoi inquiéter au-delà des roulements d’yeux des habituels idiots. Près de deux années après son arrivée au pouvoir, le Président ne peut que contempler l’impasse dans laquelle il se trouve, à la tête d’un pays plus que jamais malade, à la tête d’une équipe qui s’impose déjà comme le pire gouvernement de la Ve République, sans la moindre marge de manœuvre politique ou économique. Choisi au sein du PS à la suite de la douloureuse affaire DSK, il était un candidat par défaut, sérieux, travailleur, intelligent, mais sans réelle envergure. Sa normalité un peu pateline était, certes, un atout contre un Président sortant affaibli par des années d’excès, de tocades et de dérives idéologiques, mais peut-on être normal et gouverner un navire en pleine tempête ?

Bien élu, François Hollande l’a d’abord été contre Nicolas Sarkozy, dont il n’a cessé, parfois brillamment, de moquer la pratique du pouvoir. Il a eu beau jeu de vendre à son électorat un projet socioéconomique authentiquement de gauche. J’observais ça, à l’époque, avec un mélange de lassitude et d’intérêt poli, sans illusion sur le poids des uns et des autres sur une crise nationale aussi profonde et qui ne cesse de s’aggraver.

J’ai toujours trouvé Hollande et Sarkozy à la fois sympathiques et exaspérants, chacun à leur façon, et surtout l’un et l’autre désespérément creux. Il ne pouvait être question pour moi de voter pour des hommes sans caractère ou sans ossature idéologique, prisonniers de leur bonhommie ou, au contraire, de leur goût pour le micro management le plus brutal, et c’est donc plus que jamais en chroniqueur amateur, comme depuis mon adolescence, que je regarde ça, peut-être pas de loin mais, disons, de côté.

Deux ans après les élections du printemps 2012, la scène politique nationale évoque, de plus en plus, certaines des pages du monument de William L. Shirer, La chute de la IIIe République (Stock, 1970) ou du chef d’œuvre de Jean d’Ormesson La gloire de l’Empire (Gallimard, 1971) :

Mais qui voit aussi loin ? Qui pense au salut de tous ? Qui pense même à son propre salut, au-delà d’aujourd’hui ou de demain ? Il n’y a plus ni intérêt public, ni destin collectif, ni stratégie politique. Il n’y a plus que les ambitions à court terme de chefs de faction aveuglés par de maigres illusions d’arrivistes en quête de places, d’usuriers à l’aguet du bénéfice quotidien.

Les dernières semaines ont accentué, peut-être irrémédiablement, le sentiment d’un naufrage collectif, le tragique le disputant au ridicule. Quelques voix s’élèvent enfin, à droite comme à gauche, pour dire que l’idée même de pacte républicain contre un parti qui vient de se plier aux règles du suffrage universel est idiote, et qu’on ne saurait le combattre que par les idées. Mais encore faudrait-il en avoir, et avoir aussi le courage de s’écarter de la doxa. Mais le courage n’est plus qu’une vertu exotique qu’on découvre dans les romans courtois.

Fermement engagé depuis que j’ai une conscience politique contre les extrémistes de chaque camp, j’estime être capable, lors d’une conversation, d’opposer des arguments à ceux de mon contradicteur. Ça ne va pas très loin, évidemment, car je reste, finalement, un esprit sans raffinement, mais au moins ne tombons-nous pas dans l’invective. L’attitude de nos politiciens, depuis le début des années ’80, est exactement inverse et se résume à des concours d’éloquence contre un adversaire déjà condamné. Bernard Tapie s’était bien essayé à un affrontement direct avec Jean-Marie Le Pen, il y a très longtemps, mais avouons que les leçons de morale de cet homme ne pouvaient guère avoir de poids.

Autant dire le doute de suite, et bien clairement, je ne peux pas sentir le Front national, dont le projet politique est à la fois insupportable et inapplicable par son refus obstiné de toute réflexion un peu poussée. Mais, hélas, je ne peux pas plus souffrir les élucubrations de l’extrême gauche, ressassant sans fin les mêmes vieilles lunes qui ont conduit aux sanglants désastres que nous avons connus au siècle passé. Il serait pourtant temps d’admettre que ces radicaux des deux camps, dogmatiques, aveugles, posent parfois de pénibles, douloureuses et pertinentes questions. Quelles réponses nos classes dirigeantes leur apportent-elles ? Aucune, sinon du mépris et les cris de belles âmes outragées.

Depuis trente ans, la lutte contre le Front national n’a été qu’une série de condamnations morales, plus ou moins crédibles d’ailleurs, entrecoupées de phases d’un jeu politique pervers. François Mitterrand, le dernier véritable chef d’Etat – malgré ses immenses défauts, ses ambiguïtés et ses fautes – que la France ait eu, utilisa le FN avec l’habileté que l’on sait. Plus tard, Jacques Chirac, qui a fait de l’imposture en politique un art majeur, n’hésita pas à parler du bruit et des odeurs avant de se donner une posture de vieux sage républicain. Nicolas Sarkozy, malgré son étonnante et tardive passion pour Guy Môquet, fit de Patrick Buisson un de ses plus proches conseillers – avec une clairvoyance qu’il convient de saluer ici et qui confirme que cet homme, malgré ses talents, ne sait s’entourer que de bras cassés et de poseurs. Jean-François Copé, enfin, qui, espérons le, ne sera jamais notre Président, tout en exprimant avec emphase toute la répulsion que lui inspire le FN, y alla lui aussi de sa contribution au débat national en évoquant une péniblement ridicule affaire de pain au chocolat.

Ces contorsions mettaient, et on le comprend, la gauche en émoi. Bien peu, pourtant, ont accepté de voir que si la droite faisait les yeux doux au FN, c’était avant tout pour capter un électorat au poids croissant qu’elle n’avait pas créé. Sans doute, évidemment, certains discours tenus à l’UMP par une poignée d’intellectuels de combat, comme Eric Ciotti, Lionnel Luca ou Nadine Morano, ont-ils contribué à libérer la parole de quelques uns. Mais ne s’agit-il pas là de l’expression d’un profond mépris pour ces électeurs que de les considérer comme des fourmis dans un aquarium, allant vers un point plutôt que vers un autre par simple réflexe ? Le développement des extrêmes en Europe, du populisme, d’un rejet des institutions et des élites doit-il être imputé aux partis ayant tenté de les canaliser à leur profit ? En d’autres termes, le surfeur crée-t-il la vague ?

Face à ce phénomène, continental, voire occidental, le réflexe a été, partout, de hurler et de stigmatiser. Je n’ai jamais été, à ce titre, le dernier à vociférer quand tel ou tel ponte du FN se faisait l’avocat, sciemment provoquant, d’une position insupportable. Mais passés les premiers moments d’effroi devant la saillie de l’un sur l’occupation allemande ou la remarque de l’autre sur l’immigration, qui argumentait ? Qui démontait patiemment les arguments biaisés ? Personne, ou presque.

On a vu encore dimanche soir Mme Vallaud-Belkacem rouler des yeux devant Mme Le Pen, comme si l’expression de son rejet pouvait avoir le moindre effet, comme si la présidente du FN pouvait être sensible à la désapprobation d’une personne qui incarne tout ce qu’elle rejette. Ces manifestations puériles de mécontentement, au contraire, ne peuvent que confirmer bien des électeurs du Front national dans leur choix.

A force de condamner sans jamais expliquer, à force d’injurier et de mépriser au lieu de faire de la pédagogie, on se trouve face à ce phénomène. Au soir du premier tour des élections municipales, le FN s’est imposé comme la 3e force politique du pays, et il ne peut que confirmer sa position dimanche, avant le nouveau choc que constituera le scrutin européen. Personne, pourtant, ne semble vraiment comprendre les causes profondes du symptôme. Tel philosophe de pacotille, devenu la caricature de lui-même, appelle à voter contre le FN, comme si sa parole avait encore un poids, comme si sa posture avait la moindre crédibilité. Tel patron de festival affirme, avec une désarmante sincérité, qu’il lui faudra plier bagage si un maire frontiste est élu, quand bien même en toute transparence. La démocratie est hélas un système où les suffrages exprimés s’imposent aux condamnations morales.

Ne voit-on pas que ce concert de plaintes ne peut que faire le jeu de l’adversaire ? Vous voulez gérer des villes ? Bien, montrez-nous que vous êtes moins lamentables qu’en 1995 à Orange. Voyons si vos leçons de morale résistent à votre exercice du pouvoir, et si votre rejet systématique des « élites parisiennes » fait de vous des dirigeants capables de relever des défis complexes.

Critiquer, faits en main, le FN dans le cadre d’un affrontement d’idées aura sans doute plus de poids que de prononcer des anathèmes d’une voix frémissante d’indignation. Peut-on, d’ailleurs, qualifier de crevures fascistes des électeurs tout en tentant de les convaincre de voter pour soi la prochaine fois ? Cela ne me semble pas acquis, et il faudra un jour admettre que les condamnations à répétition, sans jamais que soit proposée une politique alternative ou que soit même envisagée la prise en considération de certaines revendications, ont été d’une parfaite inutilité.

Au lieu de commenter le succès, indéniable, de la stratégie de dédiabolisation du FN lancée par Mme Le Pen, on pourrait essayer de mesurer le prix de la diabolisation stérile d’un parti et de ses électeurs. Le fait de proclamer partout qu’on ne supporte pas X ou Y ne saurait être d’un grand secours face aux partisans de X ou de Y.  Et quand ce discours devient un leitmotiv, le cache-misère de la médiocrité générale, puis un mantra répété jusqu’au vertige, alors ceux qui, déçus, en colère, hésitaient encore à se lancer par peur de l’opprobre votent en l’assumant. Les sondeurs ne disent pas autre chose, et on peut sans doute expliquer ainsi, par ailleurs, le succès grandissant des populistes qui beuglent contre « le système » et s’acoquinent avec la première raclure antisémite venue, par goût de l’interdit.

Nous assistons donc à un choc entre des gens qui croient tout comprendre et d’autres qui se targuent de ne rien savoir, entre des élites censées gouverner et un groupe d’individus qui ne se retrouvent pas dans la façon dont on les gouverne. Combien de politiques naufragées contre le chômage de masse ? Combien de promesses électorales idiotes non tenues car intenables ? Combien de scandales qui auraient dû emporter des dirigeants désespérément encore en place ? Combien de désillusions ? Combien d’éléments de langage insultant notre intelligence ? Et combien d’incohérences, quand tous les ministres socialistes de l’Intérieur font de l’insécurité – réelle ou supposée – leur priorité après l’avoir niée dans l’opposition ? Combien de leçons de morale alors que dans tous les partis on hésite à écarter les mis en examen, on ne sanctionne pas les dérives, on couvre les incompétents ?

Quand un ministre de la République, de droite ou de gauche, a-t-il dit « Oui, je me suis trompé, nous avons surestimé/sous-estimé/commis une erreur » ? A quand remonte la dernière manifestation de décence par nos dirigeants ? Et le dernier discours simplement courageux et lucide ? Au lieu de ça, tout est toujours de la faute des prédécesseurs, et on s’ingénie à nier l’évidence, comme lorsque Michel Sapin, décidément impayable, lance : « Les chiffres du chômage vont dans la mauvaise direction mais on maintient le cap ». Ben voyons.

A quand, donc, la dernière preuve d’une intelligence en action du côté de nos dirigeants et de ceux qui aspirent à leur succéder ? On peut répondre sans hésiter qu’elle a plus d’un mois, puisque les dernières semaines ont été pour le moins éprouvantes. Entre l’amateurisme teinté de certitude morale du gouvernement, l’interminable crise interne de l’UMP, l’avalanche de révélations concernant le précédent chef de l’Etat et, last but not least, son invraisemblable tribune du 20 mars dans Le Figaro, ahurissant texte d’un populisme éhonté comparant l’appareil judiciaire d’une nation démocratique aux services répressifs d’une dictature communiste, la classe politique française a montré l’étendue de son impéritie. Faut-il rappeler, de surcroît, le manque de leadership du Premier ministre, humilié par les membres de son gouvernement, la naïveté ou l’aveuglement du Président lors de l’affaire Cahuzac ou l’incapacité de la droite à définir un projet, une ligne et à s’y tenir ?

Dans ce contexte, on comprend que le pauvre Jean-Luc Mélenchon, el lider minimo, s’étouffe de rage alors que les succès du FN éclipsent la performance du Parti de Gauche. Mais à force de faire du Front l’ultime ennemi, on en a fait le seul acteur révolutionnaire du pays, et l’extrême gauche – qui partage avec lui bien des détestations et des fascinations – se trouve lésée d’une partie de son programme. Nombre de slogans sont pourtant communs, comme le rappelle le livre de JLM, Qu’ils s’en aillent tous ! (Flammarion, 2010). Un tribunal révolutionnaire n’a pas de couleur politique, et je n’ai jamais bien vu la différence entre une chasse aux immigrés ou une chasse aux nantis.

On pourrait se lancer dans de profondes réflexions de sociologie politique sur la façon dont notre pays nourrit une incompréhensible fascination pour les révolutions. On pourrait même discourir sur l’hystérie politique qui le saisit lorsqu’un jeune homme bien énervé meurt sous les coups d’une brute, ou sur les considérations psychiatriques qu’il avance lorsqu’un autre jeune homme bien énervé entreprend de mettre en application le programme qui a nourrit les fantasmes de jeunesse d’un bon paquet de ministres et députés socialistes et de pas mal d’électeurs du PG comme du FN. Je n’en ferai rien, car j’en suis bien incapable, mais je persiste à penser que les résultats électoraux qui se profilent sont le reflet d’un échec collectif majeur, d’une crise à laquelle on ne peut répondre autrement que par un mélange encore inédit dans ce pays de lucidité, d’intégrité intellectuelle et morale, d’intelligence et d’audace. En attendant qu’une telle combinaison se présente, la lutte, effective à défaut d’être efficace, contre le Front national et tous les extrémismes va rester une mission individuelle, et s’il doit y exister un front républicain, il doit être vôtre, loin des slogans sans substance de gens qui les répètent sans effet depuis trop d’années pour qu’ils aient encore la moindre portée.

A nous, donc, de contester chaque point des croyances et des certitudes qui nous heurtent ou que nous jugeons dangereuses, dans le cadre du débat démocratique qui ne doit rien avoir du concours d’insultes et tout de la confrontation des idées. Car dans front républicain, il y a républicain.

La Pythie vient en mangeant.

N’ayant rien d’intéressant à dire sur les derniers développements de la crise ukrainienne, il me semble important de le partager séance tenante avec vous. C’est dans ma nature, je suis d’une incroyable générosité.

La Russie semble donc sur le point de rappeler à qui veut l’entendre qu’elle est la puissance dominante dans la région. Je dis « semble » car pour l’heure l’invasion dénoncée par Kiev n’a pas provoqué d’affrontements. Les arrivées de navires dans la rade de Sébastopol, bien qu’inquiétantes, ne constituent pas un acte de guerre, même si elles en sont peut-être le prélude, et les actions, certes peu discrètes, des forces spéciales russes en Crimée depuis quelques jours, indiquent que Moscou joue la partie à sa façon, ferme, sans se cacher, sans provoquer de combat, mais sans, manifestement, les craindre. Les heures qui viennent diront s’il a été décidé de jouer la carte d’une partition de l’Ukraine, voire d’une annexion, mais il devrait être évident pour tout le monde que la Russie estime qu’une ligne rouge a été franchie lors des derniers mois et que ses intérêts sont, à ses yeux, intolérablement menacés.

Les nombreux articles commentant les JO de Sotchi avaient bien expliqué que Vladimir Poutine poursuivait, depuis des années, une ambitieuse politique de restauration de la puissance impériale russe, à la fois logique et sans surprise. C’est d’ailleurs cette politique qui justifie, entre autres raisons, le soutien la Russie à la Syrie – et aussi à l’Iran, bien que plus discret – puisqu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir que la puissance de Moscou ne peut se construire qu’en opposition à celle des autres puissances régionales. Du coup, et sans surprise, il se produit des frictions sur fond d’enjeux énergétiques, de modèles de gouvernement, et même de vision du monde. J’ajoute même que les révoltes arabes, après l’invasion de l’Irak en 2003 par l’Empire et ses alliées, ont été vécues comme autant d’attaques insupportables portées à certains des partenaires historiques de Moscou dans la région. Peut-être verra-t-on dans quelques décennies l’affaire ukrainienne comme une nouvelle étape de la contre-offensive russe.

S’il est permis, naturellement, de s’émouvoir de la brutalité de la poussée russe en Crimée, il est revanche plus malvenu de s’en étonner. La stratégie russe n’est guère, dans ses manifestations comme dans ses fondamentaux, différente de celle que pratiquait la défunte URSS, et avant elle l’empire tsariste. Je vais vous épargner les vérités habituelles sur l’importance, fondamentale, des données géographiques, et, de même, ne pas m’embarquer dans de laborieux développements sur le panslavisme. Pour ça et le reste, il existe une quantité infinie d’études, sans parler de blogs utiles, comme ici, d’où je tire cette carte qu’il ne serait pas inutile de méditer.

Ukraine

Moscou, malgré une éclipse dans les années ’90, n’a jamais cessé d’agir, créant la surprise en 1999 au Kosovo, invoquant la légalité internationale avec l’aplomb des tricheurs professionnels, défendant ses intérêts avec une constance qui devrait faire réfléchir à Bruxelles. Au sein des services de sécurité et de renseignement, et en dépit de certaines décisions suspectes qui ont pu y être prises, les services russes n’ont jamais cessé d’apparaître comme des acteurs agressifs, défendant une politique claire, usant de toutes les techniques d’un art qu’ils maîtrisent à la perfection, finançant les uns, dézinguant les autres, compromettant X et influençant Y tout en recrutant Z. Un chef, une mission, des moyens…

L’Union européenne, dont je suis un partisan à la fois enragé et affligé, n’est rien d’autre qu’un projet impérial reposant sur la construction d’une puissance continentale – et mondiale – à partir de l’abdication volontaire par ses membres d’une partie de leurs prérogatives. Je pourrais trouver cela merveilleusement moderne et mature si cette abdication avait été immédiatement compensée par la création d’un pouvoir supérieur, plus imposant que la simple addition des poids respectifs des Etats membres, mais il n’en est rien et notre Europe, après avoir conquis et dominé le monde, n’est plus qu’une chose unique dans l’Histoire, une anomalie, aux potentialités gigantesques et déclinantes, confrontée de plus en plus à un environnement pour le moins incertain et de plus en plus hostile. Une future épave, pour faire simple.

Comme je l’avais découvert à Bruxelles quand j’y officiais, fort modestement, les meilleures idées et les plus belles intentions ne pèsent guère face à une puissance brutale, assumée, et mue par un projet. Dans bien des crises depuis vingt ans, l’OTAN dominée – et ça n’a rien de choquant, puisque c’est celui qui paie l’essence qui conduit – par l’Empire est devenue le bras armé des Européens. Ce succès stratégique américain n’a pas trouvé de véritable contradicteur, y compris en France, où le débat européen est d’une insigne médiocrité, et où on n’entend, finalement, que les opposants à Bruxelles. Malgré tout le respect que j’éprouve pour M. Fabius, de loin le seul ministre sérieux de l’actuelle équipe gouvernementale, je ne peux m’empêcher de penser à son vote en 2005…

Bref, l’Union, premier empire impuissant de cette planète, paie désormais le prix de sa faiblesse, et ne doit d’exister, vaguement, que grâce aux armées nanifiées de ses membres les plus puissants – mais puissants par rapport à qui, d’ailleurs ? Il avait déjà fallu rassembler une pitoyable coalition pour frapper en Libye, un Etat déjà ridicule, et il a été impossible d’intervenir en Syrie. Je me souviens encore des regards impressionnés vus au CPCO, en 2002, alors que les légions et autres galères impériales se massaient aux frontières de l’Irak. 11 ans déjà, et l’effroi devant le différentiel de puissance reste intact, s’il ne s’est pas aggravé.

Avec la crise irakienne, certains avaient redécouvert ce qui n’aurait jamais dû se perdre : la puissance militaire permet aux projets stratégiques les plus ambitieux et les plus radicaux de se concrétiser. A la même époque, nous en étions encore à tergiverser au sujet du Sahel. Avec la crise ukrainienne, plus faibles que jamais, les mêmes constatent que cette combinaison de puissance et de projet est bien plus angoissante quand elle est mise en œuvre par un Etat qui, depuis près de cent ans, a été une menace pour nous. Qu’on cesse de croire que l’Europe de l’Est a été libérée en avril 1945, ou alors demandez donc aux Polonais comment ils voient la chose. Mais le fait que la Russie ne soit pas, et n’ait jamais été, une puissance pacifique, ne fait pas d’elle un Etat si différent des Etats-Unis, de la France, de l’Allemagne ou du Royaume-Uni, pour ne citer que des exemples occidentaux.

De même doit-on, une fois de plus, sans cynisme mais avec réalisme, en revenir aux fondamentaux historico-stratégiques, dont le concept d’Etat-tampon n’est pas le moins important. Le drame de l’Ukraine, contemporaine, malgré son glorieux passé, est d’être adossée à une puissance majeure, sans frontière naturelle, qui l’a occupée à de nombreuses reprises, et qui pèse de tout son poids sur sa scène intérieure.

Etat-tampon entre la Russie et le bloc constitué par l’Union et l’OTAN, l’Ukraine est donc bloquée, coincée entre deux puissances naturellement antagonistes. Une partie de ses élites a voulu se rapprocher de ce qu’il faut bien continuer à appeler l’Ouest, une autre est tout aussi naturellement attirée par Moscou, à laquelle la lient des siècles d’histoire commune. On a l’impression de voir un objet pris entre deux aimants puissants et se désagrégeant sous l’effet de ses deux forces contradictoires – mais on sait bien laquelle des deux est en mesure de l’emporter.

Empire sans muscles, et peut-être même sans cervelle, l’Europe a voulu arracher à la Russie une partie de son glacis. Elle se heurte brutalement au principe de réalité, qui voit de beaux esprits convaincus de la justesse de leur projet rencontrer le mur d’une puissance sourcilleuse qui, allez savoir pourquoi, n’entend pas renoncer à sa flotte de Mer Noire. Sans doute aurait-on pu essayer de rassurer Moscou sur ce point, mais ça n’a pas été fait. La Russie, d’ailleurs, ne voit pas l’intérêt qu’il y aurait pour elle à se laisser fléchir alors qu’elle est en mesure d’emporter la mise, de flatter son armée et son peuple, de ridiculiser un peu plus les Européens et de confronter l’Empire aux faiblesses de sa stratégie mondiale.

A l’Ouest, les mêmes entonnent les mêmes refrains. Pierre Laurent, qui n’a pas tout saisi des changements intervenus au Kremlin depuis 25 ans, continue à jouer les pacifistes, mais il faut dire que le peuple syrien a bien moins d’importance que le peuple ukrainien. Fidèle à sa pensée, raffinée et portée par un solide amour des régimes démocratiques, Jean-Luc Mélenchon, qui n’a pas dit un mot lors du coup d’Etat militaire en Egypte au mois de juillet dernier et n’est guère plus disert au sujet des actuels évènements au Venezuela, a immédiatement apporté son soutien à un autre ami des peuples opprimés, et des dirigeants irréprochables, Vladimir Poutine.

Le Maurice Thorez de deuxième zone n’a certes pas tort de trouver des explications à l’attitude russe, mais il faut, hélas, penser qu’il le fait pour de mauvaises raisons. Il est, en effet, tristement évident que la Russie a bien plus le droit de défendre ses intérêts vitaux que la France ou les Etats-Unis. La légitimité des uns n’est pas celle des autres, et il est donc permis de ricaner face au silence de certains.

Où sont donc, en effet, les découvreurs de complot alors que la Russie avance ses pions ? Où sont les raisonnements raffinés sur le gaz, la base navale, les services secrets, les provocateurs ? Où sont les enchaînements de faits suspects ? On entend partout les mêmes admirateurs énamourés de la force brute, les partisans d’une Russie militariste, raciste, homophobe, corrompue, ceux qui défendent bec et ongles le principe de souveraineté plus pour flatter leur électorat que par convictions, ceux qui soutiennent Moscou par détestation de Washington (et pourquoi pas ?), et on ne s’étonne donc pas de retrouver, une fois de plus, les extrémistes de droite et de gauche partageant la même vision du monde.

Et on nous invoque le Mali ou la RCA, en oubliant le rôle des Nations unies, en confondant tout, dans un merveilleux mélange d’ignorance, de dogmatisme et de mauvaise foi. Et telle analphabète moque le G8, en croyant qu’il s’agit d’un Boys band, tel souverainiste nostalgique d’un ordre qui fut un temps imposé par une puissance étrangère y voit la confirmation de ses fantasmes les plus absurdes. Et à peine la crise commence-t-elle que déjà on nous explique qu’il s’agit d’un nouvel échec des services de renseignement, comme s’il était plus important de pointer ce qui n’est qu’une hypothèse que de commenter la prise contrôle, bien plus concrète, de la Crimée par la Russie.

Le fait est, et c’est le plus important, que la faiblesse de l’Europe n’a pas conduit Moscou à envisager une autre hypothèse que le simple usage de la force armée. Face à des adversaires d’autant plus déterminés qu’ils ont les moyens de leur posture, la Russie aurait peut-être agi autrement. Dans l’état actuel de nos armées et de nos dirigeants, pourquoi aurait-elle pris des gants ? Si la force n’est pas toujours la solution, la faiblesse est toujours un problème. L’Europe en prend la mesure, non pas au Mali ou en RCA, ni même en Syrie, mais en Ukraine, sur ses marches.

L’Allemagne paiera.

Venu partager à Bangui le rata de la piétaille, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a tenu, et on le comprend, à saluer le courage et l’engagement de nos soldats en Afrique. Il convient, évidemment, de rendre hommage, une nouvelle fois, à cette armée française qui, malgré des coupes sombres imposées par des stratèges que l’on prendrait aisément pour des épiciers, n’en continue pas moins de se battre avec abnégation sur des théâtres qui sont autant de témoignages du désastre qu’a constitué notre politique africaine depuis les indépendances.

Volontiers ferme, en particulier à l’égard d’une institution qui n’a que le droit de la boucler, et si possible règlementairement (et compte-rendu à l’issue), le ministre n’est pas non plus avare de coups de menton, par exemple à l’égard de services dont il semble ignorer qu’ils ne sont dans son ministère que pour des raisons politiques. Sans doute, à l’occasion, sera-t-il bon pour son cabinet, peut-être trop occupé à trouver de bonnes places dans les entreprises publiques, de se demander qui diable pouvait bien être Benjamin Barka, dit Ben.

Grâce à l’extrême efficacité d’une communication au cordeau, dont la souplesse rappelle irrésistiblement celle de la défunte Union soviétique, le ministre est manifestement en droit de s’en prendre aux « experts autoproclamés », comme le relate, très respectueusement, le blog Défense globale de La Voix du Nord, le quotidien régional bien connu.

« Je me souviens qu’au mois de février de l’année dernière, des experts – vous savez, il faut toujours faire attention parce que les experts sont souvent autoproclamés – disaient « ah mais au Mali – trois semaines après le déclenchement de l’opération Serval – la France s’enlise ». Heureusement que nous n’avons pas écouté les experts. Et que la détermination de nos forces, leurs compétences, a permis le résultat que l’on connait. Je le dis pour le Mali mais je le dis aussi pour la République Centrafricaine. »

Et bing !, ajoute d’ailleurs le patron de Défense globale, complimentant ainsi le ministre pour sa saillie et s’assurant, l’air de rien, une place de choix parmi les blogs dont l’état-major des armées autorise la lecture à nos soldat(e)s, qui, sans cette aide désintéressée, seraient soumis à de bien vilaines pensées. Ah la la, c’est bien compliqué, tout ça.

Que faut-il donc retenir des fortes déclarations du ministre ? Qu’il existerait des « experts autoproclamés » se permettant – et, disons-le tout net, c’est un comble – de tenir des propos éloignés de la ligne du parti ? Ou, pire, que la France ne serait enlisée ni au Mali ni en RCA ?

Avant de répondre, commençons par dire que M. Le Drian, en assimilant les questionnements des observateurs à une remise en cause des compétences de notre armée, fait preuve d’une mauvaise foi indigne d’un homme de son rang. Hélas, et à mesure que se passe ce quinquennat, force est de constater que la mauvaise foi fait souvent figure d’argumentaire. Et sinon, ça avance, cette courbe du chômage ?

Si l’on en vient à la douloureuse question de l’enlisement dans les deux conflits ouverts en 2013, elle se pose de façon insistante en RCA, et la presse la plus farouchement antigouvernementale, comme Le Monde, s’interroge sur les conditions de notre engagement dans le pays. S’agissant du Sahel, dont j’ai déjà évoqué ici, à maintes reprises la situation sous le seul angle de la menace jihadiste, je pense pouvoir affirmer sans me dédire que si j’ai toujours soutenu une opération armée contre AQMI et ses alliés j’ai également mis en garde contre son déroulement, ses risques et ses conséquences. Autant dire que si je ne me sens nullement concerné par les déclarations du ministre, j’éprouve néanmoins l’envie d’y répondre. Un défaut qui m’a valu bien des froncements de sourcils dans ma carrière – ou ce qui en tient lieu.

Près d’un an après le début de l’opération Serval, il est tout à l’honneur de la France d’avoir rétabli la souveraineté de Bamako sur l’ensemble de son territoire. Pour autant, et comme prévu, la chose se prolonge. Au mois de novembre dernier, un officier du 1er RHP confiait ainsi dans la presse que « l’ennemi s’était dilué dans la population. » Noooon ? Sans rire ? Ah les fumiers. Quel dommage que des experts autoproclamés aient envisagé cette opportunité des semaines avant le début des opérations. Et quelle tristesse qu’un conseiller militaire de Matignon ait été surpris de la combativité de nos adversaires. Et quel soulagement de savoir que l’amiral Guillaud, parfaitement renseigné par de vrais experts, claironnait, quelques heures après le début des combats, que les jihadistes seraient balayés. On a les chefs qu’on mérite, et croyez-moi, je sais de quoi je parle.

Où sont les montagnes de crânes des émirs tués ? Qui a noté qu’il y avait eu plus d’attentats au Mali depuis le printemps 2013 que dans toute l’histoire du pays ? Qui souligne que la France va maintenir au Mali un millier d’hommes « pour des années » et en déploie encore 2.500 sur le terrain ? Et qui va célébrer l’efficacité opérationnelle de l’armée nigérienne, pourtant soutenue à bout de bras, lors des attentats d’Arlit et Agadez ? Et qui va dire que l’armée française, persuadée de réduire l’ennemi en miettes, n’avait, jusqu’à il y a peu, ni planifié ni budgété l’installation de bases permanentes au Mali ? Et puisqu’on parle de sujets qui fâchent, qui va rappeler à certains services que quand on n’a ni le mandat ni la technique pour traiter des sources humaines clandestines on laisse ça aux grandes personnes, afin d’éviter des drames ?

Le ministre de la Défense, sans doute gagné par l’attachante culture du dialogue qui règne dans son ministère, ne semble pas goûter la pensée hétérodoxe ou les interrogations, certes plus ou moins pertinentes, de la société civile. Mais tout le monde n’est pas Michel Onfray ou Xavier Cantat, et certains commentaires sont d’abord le fait de citoyens désireux, profondément, sincèrement, de voir triompher notre pays mais qui croient, tout autant profondément, que réfléchir ce n’est pas commencer à désobéir.

Tes pensées te trahissent, Luke.

Je ne suis, évidemment, pas un spécialiste de la République centrafricaine (RCA), et je me garderai donc bien de toute réflexion sur l’histoire, douloureuse, de ce pays. J’en profite cependant pour m’étonner que certains puissent se prétendre sans rougir « spécialistes de l’Afrique », un continent immense, bordés par deux océans, abritant 54 pays reconnus par les Nations unies. Une telle expression révèle, à mon sens, outre un orgueil démesuré, un certain mépris pour l’Afrique et les Africains. On imagine la tête de certains si demain l’auteur d’une thèse sur le Portugal ou la Sicile entreprenait de parler doctement de la Suède ou de l’Irlande en mettant tout le monde dans le même panier. Voilà, c’est dit et ça m’a fait du bien, même si ça n’a rien à voir.

Pour la deuxième fois cette année, notre pays intervient donc militairement en Afrique, dans d’anciennes colonies, afin d’y restaurer un semblant d’ordre et d’y sauver, bien tardivement, ce qui peut encore l’être, à commencer par la vie des civils pris dans des combats auxquels personne ne comprend plus rien. Avec près de 3.000 hommes encore engagés au Mali, 1.600 en cours de déploiement en RCA, des détachements des forces spéciales engagés au Niger (et ailleurs), des implantations permanentes au Sénégal, en RCI, au Tchad et à Djibouti, sans parler du raid en Somalie pour sauver, en vain, un membre de la DGSE détenu par les Shebab, il est manifeste que l’Afrique reste le terrain d’action par excellence de notre diplomatie militaire.

Nous sommes venus en paix.

Les mêmes commentateurs sans mémoire, énumérant pour la seule année 2013 le Mali, la RCA et notre faux départ en Syrie, en tirent la conclusion définitive que la France est devenue, subitement, une nation belliciste et que le Président, au plus bas sur la scène intérieure, trouve dans ces expéditions guerrières un nouveau souffle, presque une récréation. Rien n’est évidemment plus faux, et on ne peut que déplorer que pas un seul instant le doute n’effleure certains. On se demande d’ailleurs à quoi peut bien servir Google, qui donne pourtant accès à quantité de chronologies, d’études et d’articles prouvant que le monde n’a pas commencé lorsque de jeunes journalistes ont créé leur compte Facebook.

La France, en effet, au-delà de ses discours moralisateurs et de sa posture d’innocence outragée, n’a cessé de combattre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est sans doute inutile de revenir sur les conflits majeurs qu’ont été les guerres d’Indochine puis d’Algérie, mais on peut en revanche rappeler que notre grande nation, si prompte à sermonner l’Empire comme le fit en 2003 un mauvais poète devenu affairiste et dont le nom m’échappe, est intervenue à des dizaines de reprises dans le monde, attaquant l’Egypte en 1956, menant au Tchad de vigoureuses campagnes militaires relevant de la contre-guérilla intérieure ou d’un conflit à peine voilé avec la Libye, faisant le coup de feu en Ex-Yougoslavie contre les Serbes de Bosnie, sympathiques défenseurs de l’Europe chrétienne, soutenant activement la Mauritanie et le Maroc contre le Polisario, portant à bout de bras des régimes africains censés être indépendants et souverains, couvrant moult turpitudes des potentats locaux, défonçant l’Irak en 1991 après l’avoir surarmé entre 1980 et 1988, se battant au Liban contre la riante Syrie et l’Iran révolutionnaire, s’associant dès 2001 aux opérations de combat en Afghanistan contre les Taliban et Al Qaïda, participant à la calamiteuse intervention internationale en Somalie, patrouillant au large de ce même pays dix ans plus tard pour y combattre la piraterie, soutenant l’insurrection libyenne en 2011, etc.

Les armées françaises n’ont donc jamais cessé de combattre hors de nos frontières depuis 1945, pour des motifs plus ou moins nobles, en déployant un savoir-faire acquis lors de la conquête de nos colonies et entretenu lors de leur perte. Nulle révélation, donc, mais bien des questions à poser, en revanche, sur le bilan des indépendances africaines. Les historiens détermineront si la politique étrangère de la France a bien été marquée, depuis 1960, par la gestion de cet empire colonial défait, en ajoutant à la faute originelle de la conquête les errements d’une politique postcoloniale à courte vue, construite sur la défense sans imagination d’intérêts stratégiques nationaux mais aussi financiers personnels.

Il se trouve, forcément, toujours une poignée d’individus pour entonner le refrain bien connu d’une France colonialiste, raciste, paternaliste, mêlant sans vergogne dans leur discours l’intervention au Mali de 2013 et la répression de l’insurrection en RCA en 1996. La réalité est toujours trop complexe pour ceux dont le discours est formaté par de vieilles lunes idéologiques, et on se souvient en ricanant de ceux qui, en 1978, ne voyaient dans le raid sur Kolwezi qu’une insupportable ingérence coloniale.

La France, dès qu’elle pose une botte de saut en Afrique, est en effet aussitôt accusée de défendre ses intérêts. Commençons par reconnaître que l’accusation ne repose pas sur du vent, puisque les relations de Paris avec ses anciennes colonies, depuis leurs indépendances, n’ont pas toujours correspondu à la grandiloquence moralisatrice des discours de nos grands hommes. Mais ceci étant posé, il est permis de rappeler que la défense d’intérêts économiques et/ou stratégiques n’a rien de bien nouveau, quand bien même y en aurait-il en RCA, et surtout, que les intérêts d’une nation comme la France ne peuvent être réduits à des éléments simplement matériels.

Il est, en effet, du devoir d’une puissance dont les relations avec l’ancien empire sont restées aussi étroites d’intervenir dès lors que se profilent des crises politiques dont les conséquences humanitaires peuvent être terribles. Au-delà de l’épouvantable expérience rwandaise, il convient de rappeler que la France du général De Gaulle a joué la politique du pire au Biafra et qu’il n’est sans doute pas inutile pour Paris de se préoccuper, désormais, de la vie des populations civiles. Les remarques des uns et des autres sur les violences ethniques comme outil de règlement des conflits ou comme étape inévitable d’un processus historique sont à la fois insupportables de cynisme et inacceptables.

La morale, la cohérence de la posture, la concrétisation des invocations sont devenues des caractéristiques indispensables des diplomaties des puissances occidentales, sur lesquelles sont jugés les gouvernants, aussi bien par leurs électeurs que par le monde qui les observe. On peut le déplorer, le moquer, même, mais c’est ainsi. Les défenseurs des Droits de l’Homme, à tort ou à raison, sont plus exigeants avec les pays occidentaux qu’avec la Russie, la Chine ou l’Iran, et le débat sur la crise syrienne l’a bien montré. On peut d’ailleurs noter, en passant, que ceux qui soutiennent Damas ou Téhéran ou Moscou n’appartiennent pas à des camps politiques, aux extrêmes de notre spectre politique, connus pour leur attachement à ces valeurs bourgeoises et décadentes.

Les accusations de bellicisme ou de néocolonialisme sont d’autant plus idiotes qu’on ne peut que constater que la France de 2013 n’est pas une puissance rayonnante et orgueilleuse en pleine expansion. Combien d’interventions armées décidées par Paris depuis 1989 ont été des agressions froides contre des Etats en paix ? Combien ont été déclenchées comme retentissent des coups de tonnerre dans des ciels bleus ?

Au contraire, depuis près de 25 ans, nos forces armées ne font que réagir à des crises, à tenter de s’interposer dans des conflits intérieurs, à suivre les décisions souvent tardives de décideurs, quel que soit leur camp, toujours en retard d’une évolution, courant après les événements pour sauver ce qui peut l’être. A cet égard, notre nouvelle intervention en RCA, la dernière en date d’une série presque interminable, comme le rappelle Mars Attaque, est bien la marque d’une puissance qui ne fait que gérer les catastrophes, déployant avec le génie qu’on lui connaît des unités militaires d’un bout à l’autre d’une région qui n’en finit pas d’illustrer la faillite de l’Afrique centrale postcoloniale.

Il est, par ailleurs, assez cocasse d’accuser de bellicisme une nation dont les forces armées, avec un admirable stoïcisme, subissent des coupes sombres depuis des décennies, réinventant à chaque guerre le système D qui fait le charme de nos couleurs et force l’admiration de nos alliés. Adeptes de la méthode Coué, persuadés que leurs convictions politiques et leurs certitudes techniques s’imposent à tous, nos chefs n’en ont cure, préférant le panache à la gestion rigoureuse, osant affirmer sans s’étouffer que la France « gardera la première armée d’Europe en 2020 », tirant gloire d’être les leaders par défaut d’un continent démilitarisé dont il est devenu routinier de se demander s’il n’est pas en train de commettre un suicide stratégique.

Il n’échappera pas au plus néophyte des observateurs que c’est donc lorsque les menaces extérieures ne cessent de croître et lorsque les besoins en moyens militaires projetables se font criants, que la France, plus que jamais arcboutée sur les certitudes de ses chefs, dissout des unités, annule des commandes, et fait râler une armée que l’on sait pourtant républicaine et loyale – quand d’autres corporations, sous des prétextes parfois abscons, n’hésitent pas à protester.

D’ores et déjà, les esprits les plus attentifs relèvent que notre intervention en RCA offre une nouvelle démonstration des lacunes capacitaires, déjà criantes au Mali. Le survol de Bangui par des Rafale illustre même la remarquable inadéquation de notre politique industrielle de défense, tandis qu’il nous faut quémander à des alliés à peine mieux lotis des moyens aériens pour transporter nos petits gars.

Y a-t-il un lien entre notre propre faillite et celle de nos obligés, soigneusement maintenus en place contre vents et marées ? Doit-on chercher dans l’échec de nos élites la cause de celui de nos anciennes possessions africaines ? Toutes ces questions ne sont pas que pures spéculations de rhéteurs et de polémistes, elles ne sont que la conséquence immédiate du spectacle affligeant que nous renvoient les rues de Bangui et de Kidal, sans aucun misérabilisme, sans la moindre sympathie pour la soi-disant fatalité africaine que l’on nous vend et auxquelles semblent croire certains de nos universitaires, de nos diplomates ou de nos espions. Les drames humains auxquels nous essayons tardivement de répondre devraient nous inciter à réfléchir enfin à nos ambitions et à la stratégie qu’il conviendrait d’adopter pour les atteindre. Hélas, et comme cela est brillamment relaté ici, partout où le regard se porte on ne trouve que vide et ruines.

Il paraît que Dieu n’aime pas les trouillards. L’Histoire, quant à elle, est sans pitié avec les imbéciles.

Et si la vieille définition n’avait pas tant servi à propos de Racine et de Corneille, nous dirions que Bossuet l’a peint tel qu’il devrait être et que Pascal l’a peint tel qu’il est.

Tueur fou, nous a-t-on dit, jusqu’à la nausée.

Dès lundi soir, alors que la traque commence, on nous parle de tueur fou. Tueur ? Qui est mort ? Attendons que le pauvre garçon flingué le matin meure pour utiliser ce terme. D’ici là, mieux vaut prier pour sa survie. Fou ? Pourquoi fou ? Parce qu’il s’en est pris aux médias ? Ben non. Radical ? Oui, manifestement. Dangereux ? Bien sûr. Terroriste (un terme qu’on n’entendra pas) ? Evidemment.

Lundi, les services de police sont donc à la recherche d’un tueur fou qui n’a pas tué et dont on ne sait rien, si ce n’est que ses cibles relèvent d’une démarche politique au regard des cibles touchées. Elle est peut-être délirante, mais elle est plus que concrète.

Aussitôt, chacun y va de son commentaire, ou plutôt de sa projection de fantasme. Sans doute trompés par la description physique diffusée par les autorités, quelques uns, dont la toujours si pertinente Caroline Fourest, qui a un avis sur tout comme le professeur Rollin, pointent déjà d’un doigt vengeur l’extrême droite. La réflexion ne manquerait pas de logique si elle provenait de cerveaux analysant froidement les quelques éléments disponibles, mais elle relève, ici, du réflexe pavlovien le plus lamentable, et le plus inquiétant.

Personne, par exemple, n’envisage sérieusement un nouveau Merah, réalisant dans Paris l’attentat dynamique dont je ne cesse de parler à mes élèves ou stagiaires et que je ne manque jamais une occasion de mentionner au bureau. Non, mille fois non, un type qui s’attaque aux médias, c’est nécessairement un facho, en loden et pantalon de velours côtelé. Et d’ailleurs, puisqu’on parle de cibles, tout le monde semble avoir oublié la tour de la Société Générale, à La Défense. On y a quand même tiré un coup de feu, me semble-t-il, et la violence y a donc été plus importante que dans le hall de BFM. Mais c’est pas grave, exit la SG, l’important, c’est la presse, sa liberté, la démocratie, (air connu).

Il va de soi que je partage tout ce qui a été dit par nos hommes politiques au sujet de l’indispensable défense de nos médias, et du lien étroit entre la liberté de la presse et nos libertés individuelles, mais je suis d’un naturel prudent et quand j’étudie un attentat – puisqu’il s’agit bien de ça – je n’oublie aucune des cibles, ni aucune des réactions.

Evidemment, il se trouve toujours un petit imbécile pour balancer sur Twitter que tout ça c’est rien qu’un complot de la gauche, ou que c’est la preuve que Mme Taubira (dont c’est la fête tous les jours depuis qu’elle est entrée au gouvernement) est bien laxiste ou que les médias n’ont qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Le fait que ces remarques constructives émanent de petits élus locaux UMP, de ceux qui trouvent que le FN dit des choses très justes, a sans doute aidé nos éditorialistes à se concentrer sur une piste d’extrême droite.

Et là, c’est le drame. Notre tueur fou qui n’a pas tué et dont on ne sait pas s’il est fou est identifié et arrêté dans la foulée mercredi soir. Il s’agit du sympathique M. Dekhar, bien connu depuis 1994 et l’affaire Rey-Maupin (aucun lien avec les inspecteurs Rey et Massart, évidemment).

Quel choc. Un type d’origine algérienne, extrémiste de gauche, se prétendant membre du DRS, qualifié par la justice française d’affabulateur mais aucunement de fou, ramassé dans un parking après une misérable tentative de suicide, laissant derrière lui des revendications pleines de banques prédatrices, de médias aux ordres, de complot fasciste. Mauvaise mayonnaise, les gars. Votre fasciste se révèle être un révolutionnaires à la tête farcie de foutaises, assez voisines d’ailleurs.

L’affaire devient véritablement intéressante à ce moment précis. On voit ainsi apparaître une dimension communautaire, et certains internautes voient dans ce pauvre Abdelhakim Dekhar une nouvelle victime, après Mohamed Merah, d’un complot policier français visant de pauvres jeunes Algériens déracinés. Et on entend aussi les habituels commentateurs crypto fascistes s’en prendre, avec la finesse qu’on leur connaît, à l’immigration et à la justice, réclamer la peine de mort, moquer la lenteur de l’enquête, pourtant exemplaire. Et à l’extrême gauche, justement, chez les révolutionnaires en pantoufles, les partisans du Grand soir qui seront en RTT le jour où il faudra prendre les armes, le silence le dispute au complotisme le plus imbécile.

Il faut dire qu’il y a de quoi se trouver un peu gêné.  Ce pauvre Dekhar, en effet, n’a pas écrit plus de trucs délirants que d’autres, qui noircissent à longueur de journée Twitter ou Facebook ou leurs blogs d’attaques haineuses contre les banques, les médias, les gouvernants, forcément tous pourris, qui nous assaillent de considérations hasardeuses sur des complots auxquels personne ne comprend rien et qu’ils ont démasqués, seuls, depuis leur Minitel, qui nous haranguent au sujet des élites cosmopolites, de la finance apatride, qui tirent des conclusions générales de faits divers tragiques, et qui n’exposent, finalement, que leur incompréhension devant un monde qui change – certes, en mal – trop vite pour eux.

Dekhar est-il devenu fou depuis qu’il a purgé sa peine de prison, lorsque Mme Taubira était très loin du ministère de la Justice ? Ses convictions sont certes délirantes, mais elles ne me semblent pas si différentes de celles qu’on lit sous de prestigieuses plumes. Qualifier ce garçon de fou est le recours de ceux qui ne veulent pas voir la vérité en face, ou qui ressentent soudain un malaise devant la proximité de leur pensée avec ses propos. Il n’est pas inutile de rappeler, en passant, qu’Anders Breivik a été reconnu responsable de ses actes par la justice norvégienne. Je dis ça, je dis rien.

La folie est l’alliée de ceux qui nient les faits, refusent la réalité, se complaisent dans une vision passéiste de phénomènes qu’ils n’ont peut-être jamais vraiment compris. On peut parfaitement admettre la stupeur, voire la sidération, devant la dérive politique d’un homme seul, mais la faire relever de la pathologie mentale est étonnant. Les jihadistes sont fous, les révolutionnaires sont fous, les écologistes violents sont fous, tous ceux qui s’écartent de la ligne sont fous, selon une logique totalitaire qui refuse la pensée alternative, associe passéisme, ignorance, incompréhension, et qui confond condamnation morale avec étude des faits. Combien de fois a-t-on entendu cette chanson ?  A Woolwich, à Boston, pour ne citer que les exemples les plus récents, et c’est à chaque fois un crève cœur de contempler autant de certitudes creuses.

Le fait est qu’Abdelhakim Dekhar est un terroriste, et je ne vois pas, en effet, comment qualifier autrement un homme qui, armé, s’en prend à des médias et à une banque, essaye de tuer un jeune homme dans le hall d’entrée de Libération, et laisse derrière lui des écrits politiques exposant ses motivations.

Seulement voilà, Abdelhakim Dekhar est un type d’extrême gauche. Il n’est pas jihadiste, et il n’est pas non plus d’extrême droite – même si ses propos, tels que rapportés par le procureur de Paris, ne doivent sans doute pas déplaire à Peshawar ou dans certaines rédactions parisiennes. Dekhar est un membre de la mouvance autonome, ce creuset de l’extrême gauche radicale française née après 1968. Ses propos ne tranchent guère, sur les banques ou la Syrie, avec ce qu’on entend dans certains meetings.

Une fois de plus, quand la fièvre retombe, on ne peut que contempler le désastre, la spectaculaire accumulation de crétineries proférées doctement par nos esprits les plus en vue – à défaut d’être les plus clairvoyants. Partis trop vite contre l’extrême droite, certains ont fait son jeu. Chez les uns comme chez les autres, chaque événement qui sort de l’ordinaire vient ainsi nourrir une pensée délirante, qui se complait dans l’invective, la condamnation du monde, l’imprécation, comme lors de l’affaire Méric, au mois de juin dernier, et qui se transforme en prophétie autoréalisatrice. De ce point de vue, Dekhar a, lui aussi, réussi son coup en révélant toutes nos failles et toutes nos tensions. On peut simplement souligner que ça devient de plus en plus facile.

« Strange things are happening everyday » (« Sister Rosetta goes before us », Alison Krauss & Robert Plant)

C’est ce qu’on appelle un gros week-end.

Au Nigeria, après un raid des poètes de Boko Haram à Benisheik (Etat de Borno) le 17 septembre, on découvre encore aujourd’hui des cadavres, au moins 140 selon les autorités. Vendredi, un commando a même poussé l’audace jusqu’à attaquer les forces de sécurité à Abuja, la capitale.

Ce même vendredi, au Yémen, les petits gars d’AQPA, les esthètes du jihad, ont lancé une ambitieuse opération simultanée contre des bases militaires du sud du pays, entraînant la mort d’au moins 50 soldats et policiers (pas mal, pour une menace inventée – je me comprends).

Hier, à Bagdad, un triple attentat a dévasté une cérémonie funéraire dans le quartier chiite de Nasr City, emportant plus de 60 victimes, et en blessant près de 130.

Ce matin, un jihadiste s’est fait exploser dans une église de Peshawar, tuant au moins 75 personnes.

Et depuis hier, un commando des Shebab somaliens retient des otages à Nairobi, dans ce qui apparaît déjà comme la plus grosse opération Bombay like jamais réalisée en Afrique de l’Est, et la plus ambitieuse action jamais menée par les Shebab hors de Somalie. En 2010, un double attentat avait bien tué plus de 70 personnes à Kampala, mais l’affaire était d’une facture classique. L’attaque du centre commercial Westgate, hier après-midi, révèle en revanche un véritable saut qualitatif et le passage à une autre dimension opérationnelle.

Les premiers témoignages, obtenus parfois de l’intérieur même du mall via les réseaux sociaux, montrent une nouvelle fois des terroristes – dont peut-être des femmes – très professionnels, bien armés, en contact direct avec leurs chefs à l’extérieur. Quelques heures après le début de l’opération, certains twittos jihadistes commençaient à diffuser des photos de victimes, tandis que les Shebab eux-mêmes revendiquaient l’action – avant que leur compte (@HSM_Press) ne soit, encore, suspendu.

Le bilan est déjà très élevé (59 morts, dont deux Françaises et trois Britanniques, une majorité écrasante de civils, africains et occidentaux, musulmans et chrétiens, adultes et enfants) et les autorités kenyanes, déjà confrontées à de réelles et dangereuses tensions intérieures, doivent à présent relever un défi opérationnel et politique.

Nairobi est une ville symbole du jihad, on y a célébré dans le sang, le 7 août 1998, la naissance d’Al Qaïda en tant que puissance terroriste internationale. Le Kenya, pour quantité de motifs, est lui-même une cible ancienne du jihad, et ses services, portés à bout de bras par leurs alliés américains, israéliens et britanniques, tentent de juguler une menace qui ne cesse de croître, quoi qu’en disent certains.

Depuis le succès des offensives de l’AMISOM contre les Shebab, et la perte de plusieurs de leurs fiefs, nous étions quelques uns à redouter un retour du terrorisme régional, au Kenya, mais aussi en Ouganda, et pourquoi pas au Rwanda. Jamais, pourtant, je n’aurais imaginé que les Shebab, malgré leur fusion – au moins formelle – avec Al Qaïda aient pu atteindre un tel niveau.

Les relations entre les islamistes radicaux somaliens et Al Qaïda sont anciennes et étroites. Je les ai rapidement évoquées ici, et le sujet mériterait un traitement plus poussé, peut-être dans un livre un de ces jours. Le fait est que l’attaque de Westgate est une opération qui démontre que les Shebab ont parfaitement retenu les enseignements de l’attaque de Bombay (26-29 novembre 2008) et qu’ils sont capables de pratiquer le jihad comme les meilleurs. Je ne vais, par ailleurs, pas revenir sur les opérations de ce type, devenues le must (cf. ici, ici et ) et qui sont la hantise de toutes les forces de sécurité du monde.

De telles actions, en effet, combinent tous les défis : prise d’otages de masse, forte présence des médias, guérilla urbaine, explosifs disséminés, kamikazes. Les autorités sont contraintes de mener un siège contre des terroristes qu’elles savent décidés à mourir, quoi qu’il arrive, et dont le seul but est de tenir le plus longtemps possible. Au drame humain s’ajoutent ensuite, rapidement, la crise politique et les questionnements.

Il faut ainsi éviter les tensions communautaires (celles-là mêmes que recherchent les terroristes au Kenya), il faut comprendre comment des membres des Shebab ont pu s’infiltrer et frapper, il faut réévaluer la menace, il faut encaisser les regards critiques des pays dont des ressortissants sont morts, et il faut d’abord accepter le coût d’un assaut. S’agissant de l’attaque du Wesgate, il faudra aussi que les autorités kenyanes assument le fait d’avoir fait appel aux forces spéciales israéliennes. L’alliance, ancienne et fructueuse, entre les deux Etats, a déjà valu au Kenya des attentats spectaculaires (double attentat du 28 novembre 2002 à Mombasa, notamment) et le pays reste perçu comme le plus occidentalisé de la région, une étiquette bien lourde à porter.

Au moment où un nouvel assaut, peut-être final, est donné, je ne peux que constater à quel point les groupes jihadistes s’inspirent entre eux, s’imitent, innovent ou inventent. Le jihadisme, fusion de luttes locales ou régionales et de combats globaux, ne laisse pas de surprendre par sa réactivité et ses multiples visages. Par delà la fascination pour cet adversaire contre lesquels nous ne remportons presque jamais de véritable victoire, il convient de penser d’abord aux victimes, à ceux qui vont intervenir, et aux cruelles crises politiques qui s’annoncent dans le sillage de ces tueries.

Oh, ça n’est pas qu’une question de moyens…

Saluons comme il se doit le déroulement du master plan impérial censé, selon les plus acérés de nos commentateurs, placer le Moyen-Orient dans le giron de l’Occident prédateur. Tout se passe manifestement comme prévu, serait-on même tenté d’ajouter, tant il apparaît, de façon éclatante, que les chancelleries occidentales savent exactement ce qu’elle veulent et comment l’obtenir. On n’avait pas vu une telle maîtrise depuis la triste épopée de Marcel Kébir.

Au milieu de ce qui pourrait bien devenir un naufrage, si le Congrès impérial ne vote pas la guerre dans dix jours (mais patience, car l’Histoire s’écrit APRES, est-il besoin de le rappeler), il faut saluer l’extrême qualité des débats intellectuels qui occupent tout ce qu’Internet compte d’esprits acérés, en particulier dans notre beau pays. Que n’a-t-on entendu et lu depuis des mois, et que ne subissons-nous pas encore, en effet. Je ne voudrais pas donner l’impression de critiquer, puisqu’il paraît que ça agace, mais avouons tout de go que la chose ne m’effraie pas, et qu’elle me semble pas nécessairement injustifiée. D’ailleurs, Dieu vomit les tièdes (1989, Robert Guédiguian). Autant dire, donc, je vais me laisser aller dans les lignes qui suivent, et comme ça ne va pas vite, vous pouvez descendre en route si ça vous agace.

Voyons donc, par qui commencer ?

Il y eut d’abord, et ils sont évidemment toujours sur le pont, les farouches partisans du président Assad, l’homme des ouvertures démocratiques, le protecteur des minorités, le faiseur de paix, l’esprit éclairé menant son peuple vers un avenir radieux, accompagné de sa délicieuse épouse et soutenu par une famille aimante. A ceux-là, chapeau bas, car il ne faut pas craindre les critiques pour se ranger derrière un tel homme.

Il y a, aussi, ceux qui, tristement, presque à regret, défendent le régime syrien parce que vous comprenez, sinon ce sont les barbus qui vont gagner et alors on va tous mourir et ça va être horrible. Pour ceux-là, courageux pragmatiques forçant leur nature et ravalant leurs scrupules, mieux vaut un ennemi que l’on connaît qu’un ennemi que l’on connaît, mais moins bien. Respectueux, en apparence, des lignes de la vie diplomatique mondiale, ces réalistes, soumis, secouent tristement la tête et font mine de comprendre un merdier qui les dépasse. Ah la la, tout ça, c’est bien du malheur. Le verbe haut mais le regard bas, ils dissimulent leur conservatisme derrière une apparence de raison, et rêvent de grandeur quand ils ne font que gérer le vol plané d’un gros porteur en perte de vitesse. Après les hystériques, les épiciers.

Il y a, également, ces stratèges qui voient tout, ces mentats en costume scintillants, de ceux qui n’ont de cesse de pourfendre l’Empire et ses nombreux errements (et Dieu sait, en effet, qu’il y en a), de dénoncer des menées secrètes, des intérêts mystérieux, de pointer d’un doigt vengeur tremblant d’indignation (imaginez un peu à quoi ça doit ressembler, si vous avez le temps, un doigt vengeur qui tremble) les banques, le pétrole, le choléra des poules, et le rôle d’une oligarchie apatride d’autant plus odieuse qu’ils ne parviennent pas à l’intégrer.

Pour ceux-là, tiers-mondistes de salon, nationalistes nostalgiques d’une France qui n’a jamais existé, toujours prospère, toujours en paix, nécessairement parfaite, sans une ombre, notre nation immortelle, celle des Lumières et du Général, ne saurait se mêler à une aventure militaire nécessairement illégale et loin des intérêts sacrés de la rodina (qui n’était pas une favorite de Louix XV, faut-il le préciser). A eux, presque aussi perçants que ceux des partisans du président Assad (quel bel homme, quand même), les cris d’indignation, la posture outragée, l’invocation de la déclaration des Droits de l’Homme. Jamais, jamais, vous m’entendez, la France, porteuse de la flamme de la raison et de la justice, ne saurait faire la guerre dans l’ombre de l’Empire.

Ce faisant, ils oublient opportunément 1918, 1940, et toutes les fois où ces saloperies de Yankees nous ont fait la courte échelle pour nos sortir de la médiocrité de nos illusions de puissance vaincue – jusqu’à la libération du Mali, difficilement envisageable sans une poignée de transports, de ravitailleurs, d’avions de guerre électronique et de drones issus des arsenaux de l’Empire. Difficile de ne pas en vouloir à tous ces alliés qui soupirent en disant « ça y est, voilà que ça les reprend. Au fait, Bill, ils ont rendu les parachutes de Kolwezi ? ». La France est une vraie puissance moyenne, et une superpuissance à crédit. Je n’en tire que du dépit, mais je ne me roule pas par terre dans la cour d’honneur des Invalides. On a sa dignité.

Il faudra, un jour, se demander quand et comment les Français ont développé ce goût si attachant pour les tannées romantiques et les branlées élégantes, quand la défaite devient belle et la victoire détestable, lorsque la puissance est terriblement déplacée et la faiblesse si charmante – même si on se cramponne comme des forcenés à la force de dissuasion nucléaire… Fous, mais pas idiots. On ne peut pas tout avoir, me direz-vous, et vous aurez raison.

Le paradoxe ne les atteint pas, et on ne se lasse pas, à dire vrai, du spectacle de ces moralisateurs dont la pensée, finalement, se limite à invoquer la misérable figure de BHL, le Lord Byron de la Rive gauche, pour vous qualifier de bisounours bien sensible parce que vous vous émouvez des massacres. Vous défendez les frappes de drones ? Vous voilà taxé, par les mêmes, peu regardants il est vrai, de militarisme outrancier. Vous vous interrogez sur la nature du régime syrien ? C’est sans aucun doute en raison de votre inféodation à l’Empire. Le doute n’est pas dans leur habitude, et la seule ligne intellectuelle, idéologique même, est une détestation de l’Amérique, coupable de tout et du reste, à commencer par l’état dans lequel nous nous trouvons, pauvres Européens mal gouvernés. Encore le master plan.

Du coup, ces grands théoriciens, capables de trouver derrière chaque initiative occidentale la preuve irréfutable d’un complot ourdi dans une grande banque de Boston, n’accordent pas un regard à l’autre bord de l’échiquier. Ingérence en Syrie ? Elle ne peut être qu’américaine. Objectifs politiques plus ou moins avoués ? Ils ne peuvent être qu’américains. Jamais vous n’entendrez de leur part la moindre remarque sur Moscou ou Téhéran, et force est de reconnaître qu’on quitte alors doucement le domaine de l’analyse stratégique pour pénétrer dans celui de la pathologie mentale, quand l’obsession fait figure de pensée. Le biais idéologique n’est pas, non plus, inintéressant, puisqu’il apparaît  alors clairement que le reste du monde peut, lui, avoir tous les objectifs qu’il veut. Le jeu est planétaire, mais tous les joueurs n’ont pas les mêmes droits, sans que cela soit ni explicité, ni même admis. Tous les Etats sont fondés à avoir une politique de puissance, sauf l’Empire – et nous, par voie de conséquence, si nos buts, par malheur, devaient s’approcher de ceux de Washington.

Le phénomène est d’autant plus fascinant qu’il n’est évidemment pas sujet à discussion. Il s’agit d’un dogme, simplement. Au nom de cette religion, ceux qui ne sont pas avec vous sont contre vous. Le régime syrien ne peut pas être si mauvais puisque les Etats-Unis veulent s’en prendre à lui, et on vous ressort le Vietnam, l’agent Orange, l’invasion de l’Irak, la vieille rengaine de la puissance impériale prédatrice. On oublie, évidemment, la guerre de Corée, la Seconde Guerre mondiale, le bouclier nucléaire de la Guerre froide, et tout le tintouin puisque, vous l’aviez compris, tout ce qui est fait par Washington l’est dans un but précis – à la notable différence des autres puissances mondiales qui, elles, ne semblent pas agir ni avoir d’intérêt. Je n’excuse pas évidemment pas les Etats-Unis, mais j’ai du mal à qualifier d’analyse une posture qui ne fait qu’aligner les lieux communs et les fantasmes pour parer de toutes les vertus les uns – contre toute évidence – et accabler sans pitié les autres.

On vous explique que vous ne connaissez pas le contexte, que vous êtes aveuglé, mais aucun de vos pourfendeurs n’a même l’idée de vous exposer les fondamentaux idéologiques de la diplomatie américaine, construite dès ses origines sur une supposée supériorité morale, sur la croyance en une destinée manifeste, sur une posture messianique souvent insupportable. Peu importe, de toute façon, ce que vous pensez puisque ceux qui vous jugent n’ont pas lu deux lignes de vos articles et se contentent de piocher, comme les procureurs des procès de Salem ou Moscou, un mot sorti de son contexte. Le fait que vous ayez, à plusieurs reprises, exprimé des doutes sur la guerre qui vient, sa faisabilité, ses durée, ses objectifs et ses immenses conséquences n’a aucune espèce d’importance. Vous vous êtes élevé contre la pensée dominante, et c’est impardonnable. La démocratie, pour eux, revient à être d’accord avec eux, et la tolérance consiste à ne jamais les contredire, surtout avec des arguments.

Leur colère, en réalité, est l’expression de leur frustration, du dépit de voir notre pays à la peine, vacillant, impuissant ou presque. On les comprend, et on pourrait presque partager cette colère si elle n’était pas ridicule. Où sont, en effet, leurs propositions ? Où exposent-ils leur pensée ? Est-ce ainsi qu’ils entendent recréer une puissance, en geignant ? D’ailleurs, leur rage contre le messianisme américain ne vient-il pas de l’échec de notre propre messianisme ? Quels autres pays, sur cette planète, proclament avec une telle morgue leur supériorité morale ? Combien de fois ai-je entendu, lorsque j’étais diplomate, ces envolées poétiques, parfois sublimes, souvent ridicules, célébrant la grandeur de la France et son message universel ?

Comme toujours, le choc vient du décalage entre les mots et les faits. Je suis prêt, demain, à dénoncer les turpitudes de l’Empire, et ceux qui me font l’honneur de lire ce blog savent qu’on y parle du désastre de la guerre en Asie du Sud-Est, des dictatures sud-américaines, du génocide amérindien, du racisme. Le fait est que je regarde aussi autour de moi, en France, et ce que je vois ne m’incite pas à haranguer le monde en donnant des leçons de morale. La corruption et l’incompétence de certains de nos responsables n’ont rien à envier à ce qu’on peut observer outre-Atlantique. L’administration n’y est pas plus souple ou réactive, le système éducatif pas bien meilleur, l’injustice sociale y est aussi un défi majeur, tout comme les questions communautaires ou le fonctionnement de la justice. Et, par pudeur, je préfère ne pas m’aventurer à évoquer la consanguinité de nos élites, la porosité de la politique et de la grande industrie, sans même parler du corporatisme dans le monde du travail, ou des relations entre le pouvoir et la presse.

En ce qui concerne notre intransigeance morale, un simple coup d’œil à nos anciennes possessions africaines illustre l’étendue de nos succès en matière de gouvernance et de co-développement, sans parler de nos dirigeants, actuels ou passés. La lecture des enquêtes des quelques journalistes d’investigation que compte ce pays permet, par ailleurs, de mesurer la noblesse qui a longtemps présidé à la destinée de, disons par exemple, la Polynésie.

La France du général De Gaulle, moderne monarchie droguée à sa propre légende (en partie bidonnée), en est venue à reprendre les discours de la IIIe République, à commencer par une supposée mission civilisatrice. Elle a aussi menti sur les essais nucléaires et leurs conséquences médicales, elle a aussi arraché des enfants à l’outre-mer pour les faire adopter en métropole, elle a aussi soutenu des tyrans, renversé des régimes, aidé des génocidaires, étouffé des scandales, bloqué la justice. Inutile, donc, de me servir le refrain de la France, phare de la conscience mondiale fièrement opposée aux Etats-Unis, mais pas à la Russie. Et d’ailleurs, en y repensant, notre pratique du pouvoir est sans doute plus proche, en fait, de celle d’un régime autoritaire moscovite que d’une république impériale où l’on sollicite le Congrès et où les journalistes posent des questions, les fous.

Le hic, certes bien anecdotique, est que la propagande fait son effet, que la légende dorée entre dans les gênes, et voilà qu’on se prend à croire à toutes ces âneries : démocratie, justice, liberté de conscience, égalité malgré les différences de sexe, de religion, de couleur de peau, résistance à l’oppression, etc. A force d’entendre parler du message universel de la France, on se prend à y croire. On croit, par exemple, qu’un jeune Syrien a autant le droit de pouvoir dire ce qu’il pense de ses gouvernants qu’un jeune Français. Et on croit, puisque vos grands-parents et vos arrière-grands-parents se sont battus avec les Alliés pour ne pas parler allemand et ont libéré des camps de concentration avec ces mêmes Alliés, qu’il est bon parfois de voir la force s’associer aux principes. Et, donc, on croit que le monde évolue, et que les frontières ne doivent pas être le rempart infranchissable qui protège les tyrans. Et on croit que quand on prétend porter un message d’une telle qualité on ne baisse pas les bras aux premières difficultés, faute de quoi, au lieu de manier la Bible et le fusil comme l’Empire on n’est qu’un ramassis de mauviettes, de Tartarin de Tarascon de la diplomatie, de petits kikis aux grandes gueules.

De même qu’il est difficile de m’accuser d’avoir partie liée avec les islamistes, il va être compliqué de démontrer que je suis candide, ou même naïf. Je pense, même, en avoir fait bien plus, du côté obscur, pour mon pays que ceux qui prônent le plus grand cynisme depuis leur bureau et tremble à la vue d’un contrôleur de la RATP. Il se trouve, simplement, que j’associe pragmatisme et éthique, morale et stratégie. Le fait d’avoir des impératifs géopolitiques, de devoir agir en fonction de données intangibles, n’est pas un blanc-seing autorisant toutes les bassesses, toutes les compromissions. Le fait que Bernard Kouchner soit devenu ce qu’il est devenu, que BHL soit toujours invité et écouté malgré toutes ses impostures, n’enlève rien au fait qu’on ne peut avoir les ambitions de la France sans en payer le prix. Ceux qui souhaitent la grandeur sans avoir de principe exposent leur vraie nature, celle de Machiavel de bazar.

Le monde, qu’ils affirment comprendre, n’est affaire ni seulement de stratégies de puissance, ni seulement de menées commerciales cachées, ni seulement de chocs idéologiques. Il y est aussi question d’espoir, de la vie de vos enfants et de la vie de ceux de vos ennemis, et d’une planète qui rétrécit. On devrait pouvoir parfaitement articuler la défense d’intérêts stratégiques et la propagation – et non l’imposition – de valeurs dont on nous dit qu’elles sont universelles. Mieux, il faudrait enfin comprendre, surtout dans un système international qui se délite pour se recomposer, que la défense des intérêts stratégiques, indispensable, ne peut se faire sans des buts plus élevés, qui différencient l’homme de la bête et la France de la Syrie d’Assad.

Entre un naïf béat et un cynique avachi, je sais qui choisir. Si je connais mon inclination pour le pouvoir, je suis encore assez lucide pour la combattre, ou du moins la tempérer. Cela me conduit, évidemment, à ressentir le plus grand mépris pour ceux qui vous assurent de la froideur de leurs analyses alors qu’ils ne sont, en réalité, que des jouets à peine conscients confondant vessies et lanternes ou tyrans et hommes d’Etat.

S’agirait de grandir, les gars, s’agirait de grandir.

 

La connerie à ce point-là, moi je dis que ça devient gênant.

On connaissait la République des nantis, on a désormais la République des imbéciles. Exprimant avec un rare talent la parfaite vacuité de sa pensée politique, Xavier Cantat, le frère de l’autre et le compagnon de la toujours ministre Cécile Dufflot, plus connue pour sa capacité à rester au gouvernement que pour son courage, a livré ce matin son sentiment quant au défilé militaire du 14 juillet.

On ne lui en demandait pas tant, évidemment, et il pourrait être tentant, pour certains esprits magnanimes, de rappeler que le brave garçon ne pensait sans doute pas déclencher un tel tollé. Je n’aurais, pour ma part, pas cette grandeur d’âme tant il apparaît, au contraire, parfaitement clairement que ce coup d’éclat, s’il a sans doute dépassé les espoirs de son auteur, n’est nullement le fruit du hasard. Quand on est un élu de la République (adjoint au maire de la riante cité de Villeneuve-Saint-Georges), on n’ignore pas que les mots ont un sens et que les déclarations ont une portée. Dés lors, on ne peut pas considérer autrement que comme une action réfléchie le fait de lancer sur Twitter le matin du 14 juillet une médiocre saillie antimilitariste qu’on attendrait plus d’un lycéen rebelle redoublant sa Terminale et jouant au révolutionnaire de seconde zone.

Il ne s’agit évidemment pas, cher M. Cantat, de rejeter l’antimilitarisme en bloc. Si je ne partage évidemment pas votre rejet brutal de la chose militaire, je comprends malgré tout aisément qu’elle puisse rebuter, pour quantité de bonnes raisons. Et je comprends encore plus aisément qu’un citoyen ayant vécu, comme vous, les guerres de décolonisation, le putsch raté de 1961, et les dictatures chilienne, espagnole, grecque ou birmane puisse frémir à la vue d’un uniforme. Je comprends également, avec une facilité nourrie à l’expérience, que vous puissiez rejeter la bêtise en uniforme, le règne de l’arbitraire absurde et de l’incompétence galonnée. Mais je ne peux tolérer une telle morgue, une telle suffisance, une telle ignorance et, pire du pire, un tel mépris pour des hommes et des femmes qui assurent votre sécurité, défendent votre famille et portent haut les couleurs de la France, ce pays dont vous êtes un élu et dont votre compagne est ministre.

Je suis un patriote exigeant, qui frissonne quand retentit la sonnerie aux morts, mais je ne passe pas tout à mon pays, loin s’en faut. J’ai même la faiblesse de me considérer comme un authentique citoyen, prêt à mourir pour lui mais capable de dénoncer son impéritie ou ses dérives. Mon patriotisme ne saurait, ainsi, être taxé de nationalisme, et rien ne m’est plus étranger que l’esprit cocardier caricaturé, parfois avec justesse, dans les colonnes de la presse anarchiste.

Ayant eu la chance de recevoir une éducation respectueuse, j’évite par ailleurs de me planter devant des inconnus dans la rue pour leur cracher mon mépris, ce que vous avez fait ce matin sur Twitter avec le panache qui sied aux médiocres et aux lâches. A votre différence, je n’hésite pas à exprimer mes désaccords ou mes indignations, qu’elles soient fondées ou non, face à ceux que je vise, avec les risques que cela comporte, car c’est ainsi que l’on vit quand on est un honnête homme et pas un révolutionnaire de salon, un pourfendeur d’opérette ou un indigné confit dans l’embourgeoisement.

Qualifier, comme vous l’avez fait avec une concision qui doit plus au format imposé par Twitter qu’à la pureté cristalline de votre réflexion, le traditionnel défilé du 14 juillet de « défilé de bottes » a ainsi constitué un acte d’une fascinante médiocrité. Je ne vais même pas m’attarder sur le fait que de tels propos font le lit des extrémistes que vous déclarez combattre et dont vous êtes pourtant si proches, tant par l’absurdité de votre lecture du monde que par l’absence, remarquable, de toute subtilité. Il m’est, cependant, difficile, de ne pas relever l’insigne ignorance que vous exposez ainsi à la vue de tous. Je ne vous cache pas, d’ailleurs, que celle-ci est, par bien des aspects, d’une prodigieuse indécence tant elle révèle l’étendue de vos pitoyables certitudes.

Oui, l’armée française, c’est une histoire douloureuse, comme le sont les histoires de toutes les armées de cette pauvre planète, que vous prétendez défendre et qui se porterait sans doute mieux sans vos jérémiades. Oui, l’armée française a livré des combats qu’il n’est pas inutile, avec le recul, de qualifier d’injustes. Oui, il y a eu des guerres coloniales, des expéditions inutiles, des tueries insupportables. Mais il y a eu aussi des guerres défensives, qui ne protégeaient pas seulement des régimes ou des richesses, mais qui ont vu des hommes mourir pour défendre la modeste maison de leurs voisins, pour défendre leur liberté, leur culture, leur langue, leur mode de vie. Ce matin, et vous l’auriez su si vous leviez de temps à autre le nez de votre nombril, se présentaient devant le Président, le Premier ministre, le gouvernement, dont Mme Dufflot et une palanquée de chefs d’Etat invités, des militaires – ouh, le vilain mot – qui ont libéré un pays et combattu ce qu’on fait de mieux, ces temps-ci, comme arriérés et ultra radicaux. Votre hauteur de vues vous permet sans doute de renvoyer dos à dos nos soldats et les jihadistes, comme l’ont fait des générations d’antimilitaristes prêts à lever le poing quand nous sommes en paix mais qui filent à Moscou ou Berlin dès que ça chauffe un peu.

Ce matin, dans un petit village de cette campagne que vous portez aux nues mais que vous ne fréquentez jamais, je contemplais le monument aux morts, effrayant témoignage de la saignée de 1914, pendant qu’un maire socialiste rappelait que le 14 juillet était la fête de la nation, oui, de la vôtre, M. Cantat. Ce modeste élu a d’ailleurs pris le temps, devant une famille de touristes néerlandais qui n’a pas ricané, à votre différence, de nous rappeler ce qu’était la liberté, la fraternité, et l’égalité, toutes ces valeurs pour lesquelles des millions de Français sont morts. Le défilé du 14 juillet, cher M. Cantat, c’est le défilé de la victoire en 1919, c’est celui de 1945, et c’est aussi celui de ces jeunes gens arrêtés par l’occupant nazi quand vos modèles politiques travaillaient dans les usines Messerschmitt.

Ces hommes et ces femmes qui défilaient aujourd’hui en portant des drapeaux héritiers d’une histoire ancienne, glorieuse ou douloureuse, sont prêts à mourir et à tuer pour vous. Ils s’entraînent au sacrifice ultime pendant que vous vous drapez dans votre confondante ignorance. Irez-vous dire devant le tombeau de Jean Moulin qu’il était un militariste ? Proclamerez-vous que les hommes du commando Kieffer étaient des fascistes ? Personne ne vous demande de vous engager ou de porter les armes, et personne, grâce à ces soldats, ne vous force à les applaudir, mais on serait en droit d’attendre d’un élu qu’il ait conscience de certaines réalités du monde, et on serait en droit d’espérer du compagnon d’une ministre qu’il se retienne avant de lancer à la face du monde une phrase odieuse d’ignorance et de certitudes imbéciles.

A dire vrai, personne n’aurait noté, ce matin, votre absence à la tribune officielle. Votre présence, en revanche, l’aurait souillée, et elle aurait même été une injure aux troupes de la République, composées de vos concitoyens. Je vous laisse avec vos supporters, qui invoquent pêle-mêle les fantômes de Jean Jaurès ou de Boris Vian et ressassent comme de vieux lapins Duracell les habituelles foutaises anarchistes de gamins irresponsables qui se croient, comme leurs prédécesseurs depuis des siècles, follement originaux.

Capable de nous conduire au sublime, l’armée, certes, peut aussi générer la plus abyssale médiocrité. Merci de nous avoir rappelé qu’il en va de même pour la politique, lorsque les lieux communs d’une idéologie sans objet et d’un parti de profiteurs sans vergogne et sans honneur, dont la seule cohérence réside dans le maintien vaille que vaille au pouvoir, tiennent lieu de pensée.