Quand le Canard Enchaîné sort de son champ de compétences.

« Hebdomadaire satirique paraissant le mercredi », le Canard Enchaîné est sans doute la dernière preuve que nous vivons dans une démocratie et pas dans une république bananière.

Pourtant, de temps à autres, probablement aveuglés par des certitudes idéologiques et une ignorance assez crasse des questions de défense, les journalistes du respecté palmipède se laissent aller à des déclarations hâtives. Ainsi, dans l’édition du jour, un certain P. L – sans doute Patrice Lestrohan – avance sans autre preuve que son propre parti-pris une affirmation plus que discutable sur le bilan de la CIA contre les dirigeants d’Al Qaïda.

Nul ne contestera l’échec du renseignement américain à l’occasion du 11 septembre 2001 – même s’il convient de blâmer d’abord le FBI, et s’il faut rester prudent dès que l’on parle de faillite du renseignement, surtout en France… J’y reviendrai.

Nul ne discutera non plus le caractère abject de certaines des pratiques de la CIA à l’encontre de ses prisonniers. La torture est indigne d’une démocratie – j’y reviendrai prochainement – et n’est de toute façon d’aucune utilité contre des prisonniers déconnectés de leurs réseaux. Dans d’autres circonstances…

Mais, hélas pour les amateurs plus ou moins éclairés du Canard, le bilan de la CIA contre les responsables d’Al Qaïda est bon, très bon même. Passée la stupeur devant l’ampleur de la catastrophe de septembre 2001, l’agence a su retrouver les méthodes du renseignement humain (HUMINT) et surtout est passée à l’action. L’élimination lors des premiers raids aériens sur l’Afghanistan de Mohamed Atef, alias Abou Hafs al Masri, l’adjoint d’Oussama Ben Laden, ou celle de Juma Namangani, émir du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO) ont montré la rapidité avec laquelle la CIA avait su tranformer en actions concrètes les renseignements recueillis par la NSA ou transmis par ses alliés. Les arrestations successives d’Abou Zoubeida ou de Khaled Sheikh Mohamed, comme les morts successives des émirs d’Al Qaïda en Irak, en Arabie saoudite ou au Pakistan, comme les disparitions prématurées de certains opérationnels au Yémen, aux Philippines ou en Somalie, ont largement fait la preuve de la santé retrouvée de la CIA. Les raids réguliers dans les zones tribales pakistanaises font peser sur l’état-major d’Al Qaïda comme sur les Talibans une pression à peine supportable. Même Oussama Ben Laden, malgré d’infinies précautions, semble avoir succombé aux coups vengeurs de l’Empire, soit directement grâce à impact direct de Hellfire, soit indirectement, la vieille carcasse du terroriste n’ayant pas résisté à cette fuite incessante.

L’agence va désormais devoir s’expliquer sur son obéissance aveugle aux ordres des hystériques conduits par Cheney. Mais il faudra bien veiller à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain…

Moines de Tibéhirine : qui sont les témoins ?

Comme les rediffusions de « La grande vadrouille » occupent régulièrement les écrans de la télévision française, l’affaire des moines de Tibéhirine revient régulièrement à la une de notre presse, à l’occasion de révélations toujours plus fracassantes et toujours plus tardives d’individus prétendant savoir.

Mais il leur manque une qualité essentielle : qu’ont-ils vu ? qu’ont-ils entendu ? étaient-ils avec les agents de la DST à Alger ? Ceux de la DSGE à Londres avec le Mi-5 à tenter d’obtenir des rédacteurs d’Al Ansar des informations sur les auteurs du rapt ? Ou alors étaient-ils membres du COS, prêts à intervenir en hélicoptère dans les maquis de Médéa pour exfiltrer les moines ?

Non. Voilà nos témoins :

  1. Le général Buchwalter, ancien Attaché de défense, déjà auteur il y a quelques mois d’une interview anonyme dans un quotidien italien dans laquelle il exposait la même thèse. 2 remarques s’imposent d’emblée : le général ne semble pas envisager qu’il puisse être manipulé – et on retrouve là la délicieuse candeur teintée d’arrogance de certains officiers français, seuls découvreures/détenteurs de la vérité. Et de plus, le jour où la Direction du Renseignement Militaire (DRM), gestionnaire de nos AD, se montrera capable de gérer des sources humaines, la terre aura sans doute changé de sens de rotation.

  2. Le père Armand Veilleux, procureur général de la congrégation de l’ordre des Cistrerciens en 1996, qui dans une longue interview au Figaro Magazine (!), aligne avec la certitude de ceux qui ont la foi une liste d’idioties à faire pâlir. N’ayant évidemment rien vu lui-même, il cite Abdelkader Tigha, un ancien des services algériens dont la DGSE n’a pas voulu comme source tant l’homme paraissait suspect, exalté et prêt à tout pour faire passer ses thèses. Dans le même article, le père Veilleux, que l’on espère plus à l’aise en théologie qu’en recueil de renseignements, affirme avec aplomb que « les deux services [français et algériens] travaillaient toujours ensemble. (…). Si ce vrai-faux enlèvement est une répétition  de celui des années précédentes, cela signifie que, comme celui des années précédentes, il aurait été planifié par les services algériens et français ». On croit rêver ! 2 questions pourtant : de quels services français parle-t-on ? Sans doute pas de la DGSE qui a toujours entretenu avec les services algériens des relations extrêmement difficiles et tendues. Et quelles sont les preuves avancées pour oser affirmer, acte d’une rare gravité, que les services de la République sont impliqués dans la mort de 7 citoyens français ? Le vieillesse est donc également un naufrage chez les religieux…

  3. Les mêmes approximations sont véhiculées par Mohamed Samraoui dans « Chronique des années de sang », délire dans lequel on apprend que Djamel Zitouni, émir du GIA, se promenait dans les couloirs des services à Alger avec son badge autour du cou.

Aucun de ces auteurs ou témoins n’a jamais rien vu de l’affaire des moines. La thèse de la manipulation, qui sert évidemment des intérêts politiques – comme le dit le juge Bruguière dans l’interview infra – illustre surtout l’incroyable suffisance de ceux qui osent parler d’un tel sujet tout en ignorant tout de la vie secrète des Etats. Il existe des témoins, il existe des archives – bien tenues d’ailleurs – et il existe des explications, mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre. Dans son article du Point daté du 9 juillet dernier, Mireille Duteil aurait mieux fait d’utiliser le conditionnel. De la part d’une journaliste française, l’excès d’affirmations nuit toujours à la crédibilité du propos, dans un pays où rien de ce qui s’écrit n’a pas été validé et relu 10 fois…

Infra : le texte de l’entretien de Jean-Louis Bruguière avec Christophe Barbier, de l’Express :

L’ex-magistrat antiterroriste Jean-Louis Bruguière est attaqué sur la manière dont il a instruit l’affaire des moines tués en 1996 en Algérie. Il répond à l’avocat des proches des victimes.

L’avocat des proches des moines de Tibéhirine, Me Patrick Baudouin, critique violemment, en particulier sur le site Mediapart, la façon dont vous avez instruit ce dossier. Vous auriez refusé d’entendre le général Buchwalter, qui affirme que les religieux ont été victimes d’une bavure de l’armée algérienne. Que répondez-vous ?

Je ne voulais pas évoquer cette affaire encore à l’instruction, mais ne peux me taire devant les propos mensongers et injurieux de Me Baudouin. Il affirme, par exemple, qu’il m’avait fourni le nom du général Buchwalter: c’est entièrement faux. L’avocat des parties civiles m’avait adressé une longue liste de personnes à entendre, allant d’Alain Juppé à un spécialiste belge du terrorisme. Le responsable de la DGSE et l’attaché militaire de l’ambassade de France en Algérie figuraient sur la liste, mais sans leurs noms. Le second, à l’époque, n’a jamais évoqué une participation de l’armée algérienne comme il le fait aujourd’hui. Je rappelle que le général Buchwalter pouvait à tout moment me contacter, je l’aurais entendu sur-le-champ. Il a tout de même mis treize ans pour se manifester auprès de la justice. J’ai entendu à l’époque le général Rondot, mais sa déposition n’a pas, selon toute vraisemblance, plu à Me Baudouin, qui a ses bons et ses mauvais généraux!

Comme l’affirme Me Baudouin, avez-vous délibérément orienté l’enquête pour écarter la responsabilité des autorités algériennes?

Encore une formule inacceptable et mensongère! En réalité, depuis le début, cet avocat veut démontrer que les services algériens sont impliqués dans ces meurtres avec la participation de la France; la droite, alors au pouvoir, étant évidemment complice… Me Baudouin ne défend pas l’intérêt des victimes en se faisant de la publicité avec une polémique purement idéologique.

Qu’avez-vous fait ?

Il fallait étayer ce dossier. J’ai entendu le père Veilleux, le supérieur des moines. Ensuite, je me suis rendu en Algérie pour recueillir des éléments d’enquête. Cela n’a pas été facile, car Alger a refusé en 2005 une première commission rogatoire internationale, et j’ai dû batailler pour m’y rendre l’année suivante. J’ai ainsi récupéré notamment les communiqués du Groupe islamique armé (GIA), qui reconnaissait avoir enlevé et assassiné les moines. A mon retour, j’ai entendu les quatre personnes au plus près des événements. D’abord l’ambassadeur de France à Alger, Michel Lévêque, ce qui a aussi été difficile, car le diplomate à la retraite ne voulait pas se déplacer. Il a fallu que j’insiste pour qu’il change d’avis. J’ai aussi entendu Hubert Colin de Verdière, le directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Hervé de Charette. J’ai ensuite reçu le général Rondot, parti à Alger pour le compte de la DST, et enfin Jacques Dewatre, le responsable de la DGSE. Me Baudouin a visiblement à peine regardé ces procès-verbaux, au point qu’aujourd’hui il parle du « général Dewatre », alors qu’il était préfet!

Dans son interview, Me Baudouin déclare que vous étiez à l’époque « intouchable », que vous faisiez « régner l’omerta » au palais de justice de Paris et que vous auriez fait « des pieds et des mains » pour obtenir ce dossier auprès de la chancellerie…

Autre déclaration délibérément calomnieuse et outrancière. L’omerta fait référence à la mafia italienne. De plus, cet avocat, pour les besoins de sa démonstration selon laquelle j’étais à la solde du pouvoir, va jusqu’à commettre une erreur de procédure qu’aucun avocat, même débutant, ne pourrait faire: ce n’est pas le ministère de la Justice qui attribue des dossiers aux juges d’instruction, mais le président du tribunal et, en l’espèce, celui de Paris. Me Baudouin n’a jamais déposé de requête en suspicion légitime pour obtenir un changement de juge, ce qui était son droit le plus absolu. Il aurait voulu choisir son juge, le service enquêteur et les faits qui vont dans le sens de sa démonstration politique. Ce n’est pas ainsi qu’on défend les intérêts des victimes ni ceux de la justice. Contrairement à ce que tente de faire croire Me Baudouin, je n’ai jamais été de parti pris et toujours ouvert au dialogue. Me Baudouin est un imposteur qui tente d’abuser de la crédulité de l’opinion publique.

Des moines, des barbouzes, des terroristes…

On reparle de nouveau de la douloureuse affaire des moines de Tibéhirine, assassinés dans des circonstances pour le moins mystérieuses au printemps 1996.

Deux camps s’affrontent dans cette histoire, et comme d’habitude les thèses sont, de prime abord, irréconciliables. D’un côté, les autorités algériennes et françaises qui considèrent, non sans éléments solides, que ces assassinats ont été perpétrés par le GIA (Groupe Islamique Armé, pour ceux qui ne lisent pas l’arabe et ne traduisent donc pas le sceau du groupe, ou ceux, infiniment plus nombreux, qui développent le sigle sans réflechir ni vérifier : Groupes Islamiques Armés, Groupe Islamique Algérien, pourquoi pas Groupe des Indiens Autodidactes ?). Bref. De l’autre côté, on trouve les mêmes conspirateurs de pacotille, toujours prompts à voir des complots partout, en particulier en Algérie, terre mystérieuse s’il en est.

Une fois de plus, il y a sans doute à prendre dans chaque discours, même si mon expérience me conduit modestement à préférer la version des autorités de Paris.

Essayons, pour le plaisir, de nous lancer dans un scénario :

1/ Un groupe islamiste capture sur un coup de tête les 7 moines trappistes le 27 mars 1996. Les religieux français étaient connus dans la région de Médéa pour leur neutralité. Ont-ils accueilli des terroristes traqués par l’armée algérienne ? Ont-ils déplu à un émir local, petit chef sanguin ? Toujours est-il que voilà nos moines entraînés avec les terroristes dans le maquis.

2/ La nouvelle est rapidement connue et le groupe, qui réalise sa bévue, ou qui prend conscience de l’importance politique de ses otages, rend compte à l’état-major du GIA, dirigé à l’époque par Djamel Zitouni, que personne ne qualifiera d’humaniste.

3/ Plusieurs semaines se passent. Les services algériens et français tentent de localiser les moines et de trouver une solution. Evidemment, les Algériens sont plutôt partisans d’une opération musclée, tandis qu’en France règne comme d’habitude un cirque typiquement gaulois dans lequel s’agitent la DGSE, la DST, le général Rondot – dont on aimerait lire les notes sur le sujet – et les réseaux de M. Pasqua.

4/ Le 18 avril, la revue du GIA, « Al Ansar » (Les partisans), publiée à Londres, diffuse un communiqué du mouvement revendiquant l’enlèvement des moines et réclamant la libération d’un des premiers émirs du groupe, Abdelhaq Layada. Ces longues semaines de silence pourraient s’expliquer ainsi : ne sachant que faire de ces moines, le GIA a hésité avant de finalement rendre publique une revendication inacceptable pour Alger. Cette tactique lui permet de reprendre l’initiative.

5/ Quelques jours plus tard, le 30 avril, un émissaire du GIA se présente à l’ambassade de France à Alger et demande à parler au chef de poste de la DGSE. Celui-ci prend bien soin de ne pas prévenir l’ambassadeur, M. Lévêque, et choisit au contraire, au mépris de toutes les règles, de traiter directement l’affaire avec Paris. Informé par la DGSE, le Quai d’Orsay retransmet l’information à l’ambassadeur qui, comme vous l’imaginez, est enchanté d’apprendre que se tiennent dans ses murs des tractations de la plus haute sensibilité politique. On voit mal en effet les autorités algériennes, qui luttent pour leur survie chaque jour contre le GIA, accepter de bonne grâce que la France, ancienne puissance coloniale, négocie directement avec des terroristes. Quoi qu’il en soit, ce contact avec le GIA ne donne rien, si ce n’est le retour immédiat du chef de poste de la DGSE à Paris, « carbonisé », selon le jargon en vigueur. Un « protocole » a bien été établi entre la DGSE et le GIA au sujet de futurs contacts téléphoniques, mais il semble bien qu’aucune communication n’ait été établie. Les témoins de l’époque pourront sans doute confirmer ce point.

6/ Le 21 mai, un nouveau communiqué du GIA annonce l’exécution des moines. A Londres, au sein de la rédaction d’Al Ansar, où se cotoie la fine fleur de la chevalerie jihadiste (Abou Hamza, Abou Moussab, Abou Koutada), de vives tensions éclatent. Certains annoncent des révélations dans un prochain numéro de la revue, d’autres prennent leurs distances avec le groupe. Dans la mouvance islamiste radicale (on ne dit pas encore « jihadiste »), plusieurs groupes décident de rompre leurs relations avec le mouvement algérien, dont l’influent Groupe Islamique Combattant Libyen (GICL). Finalement, le numéro d’Al Ansar devant révéler les dessous de l’affaire ne paraîtra jamais. Pressions des services britanniques, algériens, français ? Tensions entre rédacteurs ?

Le fait est que d’emblée certains voient la main d’Alger derrière cette affaire, avec les mêmes arguments : Alger aurait « puni » Paris de son absence de coopération face au GIA. Il s’agit là d’une accusation absurde : la France n’a pas condamné l’interruption du processus électoral en 1992, elle a vendu des armes à l’Armée Nationale Populaire (ANP) via des sociétés basées en Suisse, les policiers de la DST n’ont cessé d’arrêter en France des militants islamistes algériens, et certains ont même fait le coup de feu dans le pays avec les Ninjas. Alors, la France punie pour quelle raison ?

La thèse de la manipulation, comme souvent, est de surcroît plombée par les qualités de ceux qui la défendent : officiers en rupture de ban qui affirment que Djamel Zitouni avait son badge (!) des services algériens, groupuscules d’opposition, ect. Et bien sûr notre nouvel ami le général Buchwalter, qui affirme que les moines ont été tués lors d’un raid d’hélicoptères algériens. Une bavure ? pourquoi pas. Mais quelques questions restent en suspens :

– pourquoi le GIA aurait-il revendiqué l’assassinat des moines s’il en avait su l’ANP responsable ? Il y avait là en effet un boulevard en terme de propagande. Mais, me retorqueront les conspirationnistes, justement, justement ! L’armée fait une énorme bavure, et comme le GIA est sa « chose », elle n’a pas de mal à lui faire « endosser le massacre », comme aurait dit Raoul Volfoni.

– à supposer même que le GIA ait été sous influence en Algérie, les idéologues de Londres, qui lisaient et imprimaient les communiqués, n’ont jamais démenti, ou simplement nié, la responsabilité du groupe dans ces meurtres. Comment expliquer ce mutisme de la part d’individus n’ayant pourtant pas froid aux yeux et que l’on retrouvera plus tard aux côtés d’Oussama Ben Laden ?

A mon sens, la suite des événements pourrait bien avoir été la suivante :

7/ Traqué par l’ANP, le groupe qui détient les otages et qui a des contacts épisodiques avec l’état-major du GIA, choisit d’éliminer les moines sans en référer à sa hiérarchie. Cette initiative expliquerait l’embarras du groupe à Alger et l’absence de contacts entre les ravisseurs et Paris. Il était en effet trop tard… Par la suite, les services algériens, qui ont été formés à bonne école, ne vont en effet pas se gêner pour utiliser les tensions nées de cette exécution afin de provoquer des dissidences au sein du GIA et enfin tenir la clé de la défaite de la première révolte islamiste du pays. La deuxième n’est pour sa part pas près d’être vaincue mais c »est une autre histoire…