Dernier appel pour le passager Vlassov, à destination de Paris.

En 1973, Henri Verneuil, le plus hollywoodien des cinéastes français, se lance dans l’aventure d’une superproduction d’espionnage. Night flight from MoscowLe serpent sur les écrans francophones – est en effet un film au casting international et prestigieux (Yul Brynner, Henry Fonda, Philippe Noiret, Dirk Bogarde, et même le grand François Maistre) qui bénéficie d’un magnifique scénario de Gilles Perrault.

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Verneuil a derrière lui une belle série de grands films (Le Président, Mélodie en sous-sol, 100.000 dollars au soleil, Week-end à Zuydcoote, Le clan des Siciliens) et il n’a pas grand-chose à prouver. J’ai toujours trouvé, pour ma part, que son style était un peu démonstratif, pataud, et que seuls ses scénaristes et dialoguistes le sauvaient.

Peur sur la ville (1975) ne vaut guère mieux, à mes yeux, qu’un mauvais Charles Bronson et il atteindra le sommet de son art avec I comme Icare (1979, déjà évoqué ici) ou Mille milliards de dollars (1980), deux authentiques monuments, avant de sombrer. Les Morfalous reste ainsi une véritable consternation

Night flight from Moscow illustre avec une certaine pédagogie le charme subtil des opérations de contre-espionnage qui ont fait de la Guerre froide, avec la stratégie nucléaire, ce moment intellectuellement si passionnant. Pour une fois, la distribution internationale n’est pas un poids à porter par le cinéaste, et elle donne même toute sa cohérence à l’intrigue.

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Le film, injustement méconnu dans le monde civil – à l’instar du mythique Dossier 51 – n’est disponible en DVD qu’en Zone 1. Cela ne doit pas vous arrêter, ni surtout vous empêcher de revoir Sens unique, autre passionnant récit d’une belle manipulation.

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Une guerre sale mais distrayante

J’ai découvert Dominique Sylvain il y a quelques semaines, à la lecture dans je-ne-sais-plus quel hebdomadaire, d’une critique enthousiaste de Guerre sale. On y apprenait que l’auteur(e) y relatait une intrigue haletante sur fond de réseaux franco-africains.

Je confesse que j’ignorais tout de Dominique Sylvain et de sa déjà longue carrière de romancière. Une brève visite à son site Internet (ici) me la rendit immédiatement sympathique. Une femme qui aime Michael Mann, Steven Soderbergh, Robert De Niro et Ving Rhames mérite à coup sûr d’être lue.

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A dire vrai, pourtant, je n’ai pas été transporté par ce livre. Le mot de l’éditeur, au dos, indique que « Dominique Sylvain atteint un sommet dans la construction de l’intrigue ». Il faut probablement envisager l’enthousiasme de cette appréciation avec un peu de recul. Guerre sale est un petit roman agréable à lire, dont les personnages, humains et originaux, renvoient presque inexorablement à ceux de Fred Vargas, une autre plume de Viviane Hamy. L’intrigue y est finalement assez linéaire, et les excentricités des uns et des autres, sans dire qu’elles lassent, ne créent quand même de réelle empathie. Là aussi, comme chez Vargas, on a presque l’impression qu’il n’est pas possible d’écrire de polar en français sans faire un concours de dingueries.

La recette, qui a agréablement renouvelé le genre il y a plus de dix ans, semble usée, et force est de reconnaître qu’on est loin, très loin, des héros de James Lee Burke, George Pelecanos, Dennis Lehane, Patrica Cornwell ou même Michael Connelly. Evidemment, Dominique Sylvain ou Fred Vargas apportent de la fantaisie, et même un peu de poésie, dans un univers où les gros flingues, les corps décomposés, les lendemains de cuite et les dilemmes moraux sont le quotidien. Hélas pour Dominique Sylvain, on a cru bon de présenter son roman comme une plongée dans l’univers, certes passionnant, de la Françafrique. Mais cette promesse, sans doute pas celle de l’auteur mais plutôt celle de l’éditeur, n’est pas tenue, et il ne suffit pas d’une poignée de morts cruelles ou d’intrigues politico-policières pour se hisser au niveau d’un James Ellroy, d’un RJ. Ellory ou d’un Hugues Pagan.

Ne boudons quand même pas notre plaisir. Guerre sale remplit à merveille le rôle d’un polar engagé: il distrait et il conduit à d’autres lectures, comme celle de Stephen Smith.

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Conseillé, donc.

Un petit week-end avec les Osterman ?

En 1982, Sam Peckinpah, le génial cinéaste de Major Dundee (1965), de La horde sauvage (1969), des Chiens de paille (1971), de Pat Garret & Billy the kid (1973) ou de Croix de fer (1977) est littéralement au fond du trou. Alcoolique, drogué, il ne tourne plus guère et a laissé derrière lui, dans un nuage de poudre blanche, sa carrière d’auteur capable de dynamiter les codes hollywoodiens du film de guerre ou du western.

Recruté par des producteurs désireux de mettre en scène le deuxième roman du nouveau maître – de l’époque – du thriller d’espionnage Robert Ludlum, il n’a pas de mal à réunir autour de lui de grands acteurs (Burt Lancaster, John Hurt, Dennis Hopper, et même Rugter Hauer, l’inoubliable répliquant de Blade Runner).

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Plus violente que le roman, l’adaptation cinématographique d’Osterman Weekend est également plus compréhensible. Incarnation de la paranoïa qui régnait alors entre les deux blocs, le film doit être désormais vu comme un témoignage sur la seconde partie de la Guerre froide. On y trouve des vétérans d’Hollywood, des gloires éphémères, comme Meg Foster.

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Un film méconnu, d’une époque qui s’estompe – et que nous regretterons peut-être un jour, qui sait ?

« Les experts/Langley » : Robert Baer

Contrairement à un certain nombre d’imposteurs, mythomanes, escrocs et autres rigolos qui peuplent les studios de radio et de télévision dès qu’un barbu montre le bout de son nez, Robert Baer a réellement été membre d’un service de renseignement – et pas n’importe lequel. Quand d’autres ont transformé leurs séances de photocopieuse en vie haletante, Robert Baer a parcouru le vaste monde pour la défense de l’Empire, une cause qui ne me laisse évidemment pas indifférent, comme vous le savez.

Membre de la Direction des Opérations de la CIA, il a essentiellement travaillé au Moyen-Orient, ce qui l’a conduit à porter un regard critique sur la frilosité de sa hiérarchie alors que le danger islamiste, puis jihadiste, se faisait chaque année plus pressant. Mais laissez-moi vous parler de la Direction des Opérations de la CIA.

Pour faire simple, la CIA est un service de renseignement dont les deux principales directions sont 1/ la direction du renseignement (Directorate of Intelligence) et 2/ le service de l’action clandestine (National Clandestine Service), ancienne Direction des Opérations. Si on considère que la DGSE est l’équivalente française de la CIA, la DR américaine devrait trouver dans la DR française son homologue naturelle, et le NCS devrait pouvoir parler à la Direction des Opérations (DO).

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En réalité, la DR française traite à la fois du renseignement humain (HUMINT) mais synthétise et analyse du renseignement « toutes sources », ce qui en fait, in fine, une direction du renseignement et de son analyse. La DR américaine se concentre quant à elle sur l’analyse, même s’il existe bien sûr des passerelles avec l’action clandestine. Le recrutement de sources et leur traitement relèvent ainsi du NCS, dans lequel on aurait tort de voir une DO. Les membres du NCS sont ainsi de véritables officiers traitants, aguerris et habitués aux terrains difficiles (un peu comme le Service Mission de la DO dont parlait un récent numéro du Monde du Renseignement), mais sans les capacités des forces spéciales réparties en France entre le Service Action et le COS. L’équivalence apparente des titres est donc trompeuse : un analyste français aura tout intérêt à parler à un membre du NCS, tandis qu’un membre du SA ne lui trouvera guère d’intérêt.

Robert Baer a ainsi été membre de l’ancienne Direction des Opérations de la CIA pendant de nombreuses années, et son expérience l’a conduit, après le fiasco historique du 11 septembre, à rédiger un ouvrage promis à un brillant avenir : la chute de la CIA. Dans ce récit mêlant réflexions opérationnelles et souvenirs personnels, Baer révélait crânement à quel point la frilosité de sa hiérarchie et d‘absurdes codes de bonne conduite avaient littéralement émasculé l’agence, la rendant impuissante, aveugle et sourde. A la décharge de la CIA, il faut bien avouer que ce penchant à l’autocensure et à une excessive prudence trouvait de nombreux échos de ce côté-ci de l’Atlantique.

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Robert Baer a évidemment tapé dans le mille avec son premier essai, et sa colère a conquis une large audience. En 2003, il s’est à nouveau invité dans le féroce débat sur le renseignement de l’Empire en publiant un autre brulot, Or noir et maison blanche, un livre écrit à la hache mais dans lequel il décrivait par le menu tout ce que nous n’avions pas eu le droit de dire sur nos alliés du Golfe. Cet ouvrage, éclairant sur bien des points, doit évidemment être rangé parmi les récits et mémoires, et il ne s’agit aucunement d’un essai scientifique. Baer y démontre un sens de l’observation d’une rare acuité, qui n’épargne ni les pétromonarchies arabes ni les dirigeants occidentaux prêts à toutes les basses pour un contrat industriel. La démonstration, brutale, est implacable.

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Elle a inspiré en 2005 à Stephen Gaghan, déjà scénariste de Traffic (2000, Steven Soderbergh), un remarquable film, Syriana, qui vaudra en 2006 à George Clooney un Oscar du meilleur second rôle.

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Les spectateurs ont tendance à juger Syriana dense, voire confus. Je dirais, pour ma part, qu’il offre en deux heures une vision assez lucide des enjeux au Moyen-Orient. Ni Baer ni Gaghan ne sont des spécialistes de l’islam radical, mais ils ont largement dépassé le stade de l’amateurisme éclairé. De plus, leurs accusations sont autrement plus étayées que les approximations d’un Eric Laurent, voire des journalistes du Monde Diplomatique. Surtout, leur lucidité sur les errements de leurs dirigeants ne les mène pas à défendre les salafistes. Tout le monde ne peut pas en dire autant.

Enfin, et de façon moins convaicante, Baer se lancera dans une analyse de la puissance iranienne. On ne peut pas être bon tout le temps.

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J’ajoute pour finir que Robert Baer a été conseiller technique sur le tournage du remarquable, et peu connu, Détention secrète (Gavin Hood, 2007)

et sur le très applaudi American jihadist (Mark Claywell, 2010).

Tout le monde n’a pas la chance de tourner Secret Défense (Philippe Haïm, 2008)…

« Then there was the hard times/Then there was a war » (« Telegraph road », Dire Straits)

Nous voilà en guerre, avouons que ça n’arrive pas tous les jours – et en général on s’en souvient puisque les Allemands, comme au football, gagnent – souvent – à la fin. Cette fois, nous sommes les éléments de tête, fidèles à une vieille doctrine : en France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées.

Chacun joue sa partition, comme au bon vieux temps. La gauche « de gouvernement », qui avait, à raison, déploré l’extrême lenteur des institutions et organisations internationales, soutient l’opération, et tant pis si ça pique un peu les yeux du côté de Lille. Tout le monde ne peut pas prévenir les cibles d’un raid à Baalbek, censé venger nos parachutistes assassinés en 1983, ou laisser mourir le capitaine Croci au-dessus du Tchad après une homérique séance de pignolade politique.

A la gauche de la gauche, donc assez près de la droite de la droite, les antimilitaristes et autres révolutionnaires bobos s’émeuvent, mais quelle importance. Quant au Front national, doué pour conspuer mais incapable de la moindre proposition, il manie à nouveau les vieilles et incohérentes rengaines auxquelles il nous a habitués : raciste mais attentif à la souveraineté des Etats arabes, militariste mais hostile à l’usage de la force, suprématiste mais obsédé par la puissance de l’Empire. Honnêtement, les temps doivent être difficiles pour les nostalgiques de l’OAS… Les Iraniens n’ont pas payé en vain.

Alors, coup de menton élyséen pour s’extraire du bourbier infâme qu’est devenu le débat politique national ? Sans doute.

Calcul électoral pour reprendre la main, détourner l’attention, faire diversion et effacer tant bien que mal le fiasco de l’année du Mexique en France (RIP), l’échec de l’Union pour la Méditerranée ? Sans doute.

Mais, au final, et si on oublie quelques détails (la énième mention de Gérard Longuet, notre nouveau Ministre de la Défense, dans une procédure judiciaire, ou les déclarations idiotes de Claude Guéant, qui parle de « croisade contre le colonel Kadhafi, par exemple), la chose ne manque pas de panache. Essayons d’énumérer quelques réflexions qui viennent à l’esprit quand on suit les briefings de l’Empire.

En premier lieu, il faut bien reconnaître que cette opération, lancée avec un mandat délivré par le Conseil de sécurité des Nations unies, soutenue par l’Union européenne, armée par l’OTAN – qui devient chaque jour un peu plus le bras armé de l’Europe – et validée par la Ligue arabe, est un exemple de multilatéralisme. Cette posture légaliste fait taire les critiques, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières. Pour un peu, on en oublierait presque le discours de Dominique de Villepin à New York. De ce point de vue, le chemin parcouru par la France et par l’Empire depuis l’hiver 2002/2003 est immense. En février 2003, et après le brutal changement de cap décidé par Paris, sur lequel je me suis déjà penché il y a quelques mois, la France donnait comme à son habitude des leçons tandis que comme à son habitude l’Empire agissait seul, ou presque. A l’Elysée, un Président vaguement gaulliste. A la Maison blanche, un Président vaguement isolationniste.

Huit ans plus tard, le Président le plus atlantiste que le France ait connu depuis François Mitterrand tend la main à un Président américain soucieux de donner moult gages de son adhésion aux principes diplomatiques hérités de la Seconde Guerre mondiale. Et voilà qu’Alain Juppé nous prouve, une fois de plus, qu’on peut être un Ministre des Affaires étrangères brillant sans relever de la psychiatrie. On commençait à en douter, pour tout dire.

Toute l’habileté de la manœuvre, même s’il devait s’avérer que personne n’y avait réfléchi, consiste donc à avoir tendu la main à l’Empire afin de le faire revenir dans le jeu international, une ambition clairement affichée de M. Obama. Et malgré leurs liens historiques avec tel ou tel tyran du monde arabe, ni la Russie ni la Chine n’ont jugé bon d’opposer leur véto à la Résolution 1973. Il faut dire qu’avec un mandat limité et des objectifs moraux indiscutables, ce texte pouvait difficilement être contré,  alors que la moitié de la planète rêve depuis des décennies de tomber sur le râble du colonel Kadhafi, sorte de déclinaison arabe de l’épave jouée par Mickey Rourke dans The Wrestler.

Et au final, voilà que la France a repris toute sa place dans le camp occidental, fidèle et indépendante alliée de l’Empire, sourcilleuse sur les principes, capable d’initiatives audacieuses et de nouveau, si Dieu le veut, leader d’une Europe à la peine. En tendant cette main à l’Empire, en prenant la tête, en une semaine, d’une coalition disparate, la France a clairement démontré qu’elle pouvait encore peser sur la vie internationale.

Grande puissance, écrivent certain bloggeurs enthousiastes. C’est sans doute aller un peu vite en besogne que de considérer que la France a retrouvé son « poids de forme » diplomatique, mais il faut reconnaître que la partition qui vient d’être jouée – et il faudra couper BHL au montage – était habile. Puissance moyenne, la France a su redevenir une force de proposition, capable d’emporter la décision sans se référer constamment aux vieilles lunes dont se réclamait le duo Chirac/Villepin, les Bouvard et Pécuchet du Grand jeu (et on se prend à rêver de ce que la France aurait pu obtenir et construire si elle s’était montrée désireuse d’écouter les néoconservateurs de l’Administration Bush au lieu de les prendre de front). Et le fait que l’Empire nous ait laissé l’honneur de survoler les premiers la Cyrénaïque révoltée n’enlève rien à l’impulsion venue de Paris. Quant à la coordination des moyens depuis l’USS Mount Whitney, version navale d’un destroyer stellaire, elle illustre simplement le fait que l’Europe est un nain militaire et que seul le partenariat franco-britannique rendu public le 2 novembre dernier pouvait la sortir de l’ornière, et encore, pour des opérations de moyenne intensité.

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De plus, après la lamentable affaire tunisienne et les pitoyables dénégations de Michèle Alliot-Marie, la France vient enfin de sauter dans le train du printemps arabe. Nous aurions pu le laisser passer, l’observer s’éloigner avec dépit, mais le Président, fidèle à son tempérament, a choisi de monter en marche. L’action est audacieuse, les risques sont importants, mais au moins pourra-t-on dire que Paris n’est pas resté immobile, comme frappé de stupeur par les événements en cours. Accompagner, même à l’aveuglette, la révolte libyenne est un joli coup, qui nous voit enfin mettre en conformité nos actes et nos – belles – paroles. Le message à l’égard du monde arabe est limpide, comme je l’ai déjà écrit, et Paris a doublé tout le monde en soutenant une révolte alors que d’autres se contentaient d’exprimer leur préoccupation. Il reste, pourra-t-on m’objecter à raison, que l’issue de cette aventure libyenne, est plus qu’indécise et que le risque est grand d’aller droit dans un mur. J’en conviens, mais quitte à entrer dans une zone de turbulences, autant le faire avec panache plutôt qu’à reculons. Ne pas subir, diraient les militaires.

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En accompagnant, même tardivement, le printemps arabe, la France prend acte de la légitimité des revendications sociales et économiques des populations du sud. Elle fait même montre d’une certaine cohérence, assez rare pour être soulignée, entre son discours, volontiers moralisateur, et ses actions, si souvent teintées, par le passé, d’un savant mélange de paternalisme (« ces peuples ne sont pas prêts à recevoir la lumière, essayons d’abord de soutenir leurs dirigeants, modernes despotes éclairés »), d’un racisme hypocrite (« le petit peuple du Caire aspire d’abord à la paix et à la satisfaction de ses besoins essentiels ») et d’un cynisme présenté comme contraint (« mais que voulez-vous, mon ami ? Si nous voulons compter dans le concert des puissances, il nous faut faire quelques entorses à notre morale »).

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Comme si nous avions besoin d’une confirmation, il apparaît une fois de plus que le monde arabe n’est pas seulement sur nos marches mais qu’il constitue en fait le cœur de nos défis stratégiques. Ses crises économiques, sociales et politiques entrainent des mouvements de population qui font peser sur l’Europe une pression migratoire qu’elle n’est plus en mesure de gérer, voire simplement de supporter.

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A cet égard, la croissance régulière du vote populiste, voire crypto fasciste, dans nos démocraties devrait pousser nos dirigeants à s’interroger sur le pourquoi du comment au lieu de les conduire à faire refaire les sondages qui gênent. Ses tensions religieuses nous renvoient à notre propre modèle politique et à notre (in)capacité à maintenir une haute exigence morale dans notre mode de gouvernement et notre modèle sociétal.

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Pour la deuxième fois depuis 2001, une intervention militaire est donc en cours dans un pays musulman avec un mandat international. En Libye comme en Irak, de désastreuses gouvernances sont à l’origine de nos campagnes, et on pourrait d’ailleurs ajouter à cette mobilisation politico-militaire le Yémen, dans lequel l’Empire intervient plus ou moins discrètement depuis 2002 ou les Etats de la bande sahélienne, (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad) dans lesquels notre présence militaire s’accroît sensiblement depuis 2008.

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A cet égard, la réaction ulcérée et angoissée de l’Algérie est un véritable délice. Gérontocratie en uniforme menée par un Président malade et mystique, notre voisine du sud n’en finit pas de vociférer contre notre néocolonialisme supposé. Incapable de répondre, malgré ses monumentales réserves financières, à une crise sociale qui dure quand même depuis 25 ans, l’Algérie observe la rage au cœur le retour au Sahel de puissances occidentales venues, peut-être maladroitement mais c’est mieux que rien, engager sur le terrain des jihadistes arrivés de Kabylie sans beaucoup de difficultés. Et à présent, voilà que la Libye s’embrase et que ses révoltés ont le soutien de la France, honnie et jalousée. Forcément, il y a de quoi s’inquiéter pour le pouvoir algérien, qui ne doit son salut, pour l’instant, qu’à l’infinie lassitude de son peuple, d’un héroïque stoïcisme.

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En Europe, l’Allemagne, d’autant plus prompte à défendre la démocratie et la dignité humaine que son histoire est plutôt douloureuse sur ce point, a refusé de prendre sa place au sein de la coalition. On pourra objecter qu’elle manifeste sans doute là sa crainte du terrorisme, mais il n’en reste pas moins que Berlin s’obstine décidément à ne pas intervenir dans les Etats arabes clients de la Russie. En 2003, au moment de l’invasion de l’Irak, elle avait été la plus enragée des opposantes à l’aventure mésopotamienne, et on ne m’enlèvera pas de l’idée qu’elle a été à cet égard un bon élève de Moscou. Cela dit, inutile de nous lamenter tant la réputation des militaires allemands lors des opérations extérieures est mauvaise auprès de leurs alliés. Même l’Italie, dirigée par un septuagénaire priapique, a accepté de s’engager dans l’opération contre le colonel Kadhafi, un pourtant vieil ami.

Il ne nous reste plus que les marques d’émotion d’Amr Moussa, le Secrétaire général de la Ligue arabe, qui s’est ému ces derniers jours de voir les frappes alliées toucher le sol. Il faut voir là, à la fois la preuve préoccupante du syndrome Chevènement (« On fait la guerre, mais pour de faux, hein ? Pas de blague ») et un message envoyé aux Frères musulmans, hostiles à une intervention occidentale (« Mieux vaut mourir sous les coups d’un musulman qu’être libéré par un chrétien »). M. Moussa est candidat à la présidence de l’Egypte, une ambition louable mais qui peut contraindre à dire n’importe quoi.

Quant à ceux qui estiment que le mandat des Nations unies a été outrepassé puisqu’il y a des soldats occidentaux sur le terre libyenne, il serait utile de leur rappeler, ou de leur expliquer, que des raids aériens un tant soit peu précis requièrent la présence sur le terrain d’observateurs afin de localiser les cibles, guider les avions et envoyer les rapports d’après-frappes. Une poignée de membres des forces spéciales françaises, américaines ou britanniques ne sauraient être assimilés à des « troupes au sol », expression qui décrit un contingent chargé d’engager le combat avec l’armée adverse.

Alors, oubliées les Ray-Ban de pilote ? Oubliée la Rolex ? Oubliée, l’affaire de l’EPAD ? Non, évidemment pas. Le Président a commis tellement d’erreurs que les énumérer serait aussi fastidieux que déprimant, mais force est de reconnaître que cette guerre, quand bien même elle aurait été déclenchée pour de mauvaises raisons, nous redonne un peu de cette grandeur qui nous manque tant, ces jours-ci.

Il va falloir gérer le choc en retour, mais nous nous y attendions depuis tellement longtemps qu’on ne va pas jouer les étonnés.

« Les vrais durs ne dansent pas. » (Norman Mailer)

Ça y est, c’est parti.

Je ne retire rien de mes doutes quant à nos capacités à agir, ni ceux quant à la solidité de nos motivations, mais les faits sont là : nous sommes de facto en guerre avec la Libye, et ça, il faut bien le dire, ça fait plaisir. Evidemment, il va y avoir des morts, des drames, des ratés, mais c’est la guerre et comme le disait un des personnages de Tom Clancy dans Tempête rouge : un plan de bataille ne sert plus à rien une fois que les combats ont commencé.

Depuis 1969, le colonel K déstabilise l’Afrique, une partie du Moyen-Orient et jusqu’aux Philippines avec ses tocades, ses élucubrations idéologiques d’un Nasser du pauvre. Nous avons essayé de le renverser plusieurs fois, en vain. Nous avons essayé de l’amadouer, sans plus de succès. Nous l’avons militairement vaincu au Tchad, mais ça ne l’a pas empêché de commettre des attentats contre l’Empire – pour le vol de l’UTA, j’aurais tendance à regarder du côté de Téhéran, mais c’est une autre histoire.

Il a survécu à la superbe opération El Dorado Canyon en 1986, son aviation a été corrigée à deux reprises par la Navy (1981 et 1989), mais il n’a jamais renoncé. Tout en déclarant qu’il mettait fin à son programme militaire non conventionnel, il a pris en otages des infirmières et un médecin, puis des hommes d’affaires suisses.

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Nous l’avons invité, il nous a ridiculisés ? La belle affaire ! Les moralisateurs nous fatiguent avec leurs leçons de civisme, eux qui ont défendu l’URSS, Cuba ou les Khmers rouges. Et je ne parle pas des volontaires de la LVF, de la glorieuse guerre de Maurice Thorez à Moscou ou des admirateurs du colonel Pinochet. Ou même de ce capitaine de cavalerie qui avait refusé de partir en 1990 contre l’Irak.

Ne boudons pas notre plaisir, comme me le disait à l’instant un ami. Quelles que soient les raisons, bonnes ou mauvaises, nous sommes en guerre avec le régime du colonel Kadhafi et c’est une bonne chose. Il y a d’autres dictateurs, ailleurs ? J’en conviens, mais faut-il que nous ne fassions rien parce que nous ne pouvons tout faire ?

En avant, donc. Tous me vœux de succès accompagnent nos pilotes (rapportez-nous des victoires, bon Dieu !) et ceux qui, du sol, vont les guider. Et je joins à mes vœux des pensées plus personnelles à quelques uns de nos soldats, qui se reconnaîtront.

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Quant à Tracassin… C’est en temps de guerre qu’on mesure la grandeur et la hauteur de vue d’un leader. Nous allons donc mesurer.

« Join me in war/Many will live/Many will mourn. » (« Money over bullshit », Nas)

Les Français ne mesurent pas la chance qu’ils ont de vivre dans l’Hexagone, et je ne parle pas du climat, de la littérature, de la mode, des vins ou des fromages.

Où, en effet, pourrait-on trouver des responsables politiques plus novateurs, plus ambitieux, plus courageux ? Georges Clemenceau peut toujours s’aligner, Charles De Gaulle se rappeler à notre bon souvenir, Philippe Auguste ou Louis XI présenter leur bilan, toutes ces figures de notre histoire sont dépassées par la frénésie novatrice de nos leaders – ou supposés tels. Prenez par exemple Dominique de Villepin, qui affirme qu’une fois élu il abaissera à 50% la part du nucléaire dans notre production électrique. L’idée d’utiliser le vent qu’il brasse pour alimenter des éoliennes ne manque pas d’intérêt.

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Ou Minime Grémetz, le communiste bien connu, stalinien bon teint un peu bas de plafond. Ou Nicolas Tracassin, le spécialiste de ce mal français qu’est le micro management. Sans consulter quiconque – à l’exception de BHL, le Spinoza de Promotion de Ligue, le voilà qui annonce que la France va intervenir en Libye pour soutenir les insurgés de Benghazi. L’intention est louable, et nous voudrions tous croire qu’elle obéit à des considérations humanitaires ou stratégiques. Hélas, il semble bien que ce nouveau coup de menton présidentiel ait surtout été inspiré par le besoin de faire oublier la lamentable affaire MAM. La France compromise avec des tyrans arabes ? Voilà la preuve, forcément éclatante, du contraire. Tous à Tripoli.

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On pourra toujours s’étonner de l’influence démesurée d’un BHL, faux intellectuel et vrai poseur. On pourra déplorer que M. Juppé, un des rares esprits éveillés de l’UMP, ait été marginalisé par le Président. Mais il faut admirer, saluer, célébrer la nouvelle innovation stratégique française.

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Après « je déclare une guerre et je la perds », après « je déclare la guerre et on la gagne pour moi », après « je déclare la guerre, je la perds mais je dis que je l’ai gagnée », voici « je déclare la guerre mais je ne peux pas me projeter sur le champ de bataille ». Noble, courageuse, la volonté affirmée de Paris de rosser le colonel Kadhafi et sa bande de sales gosses s’est heurtée à plusieurs cruelles réalités. Le temps où nos Jaguar et nos Mirage F-1 faisaient régner l’ordre en Afrique, celui des raids sur Ouadi Doum, des charges de jeeps contre les blindés libyens, est bien révolu.

Désormais, nous éprouvons les plus grandes peines à mater quelques centaines de jihadistes algériens guère plus armés qu’une bande de scouts flamands, notre porte-avions est plus souvent en cale sèche qu’une Triumph chez le garagiste, nos Rafale sont bien loin du compte et surtout, nous sommes seuls. Les Britanniques, sans doute par réflexe, ne sont pas contre nous apporter de l’aide, mais ils se demandent si nous connaissons si bien nos nouveaux amis de Benghazi. Et l’Empire nous rappelle que l’heure n’est plus – et on le regrette, évidemment – aux interventions unilatérales, en particulier sans solution de rechange.

Nous voilà, selon une habitude désormais séculaire, comme des imbéciles, annonçant l’ouverture d’une ambassade auprès des rebelles libyens – tant qu’ils vivent – et suppliant à genoux nos alliés de venir avec nous, juste quelques jours.

Il y a un siècle, une éternité, la France éclairait le monde. Elle le fait rire désormais. La furia francese est devenue une pathétique rodomontade, notre G8 s’est dégonflé, l’Union européenne, lamentable échec politique, regarde ailleurs et il ne nous reste plus qu’à quémander à New York des alliés de circonstance pour sauver notre nouvelle aventure. Les Etats arabes ne sont pas contre l’éviction du bondissant du colonel K, mais ils n’iront pas seuls – on les comprend. En Egypte, les Frères musulmans ont rejeté par avance toute intervention étrangère. Le nouveau pouvoir au Caire s’inquiète de la capacité de survie du régime libyen et voit d’un œil morne revenir les dizaines de milliers d’expatriés qui il y a peu travaillaient encore chez la voisine, mais il n’entend pas s’impliquer militairement.

Avec un peu de chance, et ça rappellera à quelques uns d’entre nous la criminelle lâcheté de l’Europe et des Nations unies dans les Balkans, il y a presque vingt ans, nous disposerons ce soir d’un mandat pour une no fly zone au-dessus de la Libye quand le drapeau vert flottera de nouveau sur Benghazi. Et après ? Interdire le ciel aux chasseurs libyens ne devrait pas empêcher le colonel K de massacrer les rebelles. Pour peser sur la situation, il faudrait un mandat offensif, le droit de frapper les colonnes de l’armée de Tripoli. Qui va nous accorder ce droit ? Et même, pour quel résultat ? La création d’une enclave rebelle à l’est du pays ? On sait avec quelle énergie les Occidentaux défendent les enclaves… Faire la guerre sans tuer n’est toujours pas à l’ordre du jour. Une enclave ? Alors, un nouvel Etat ? Et que fait-on du régime libyen ? Pouvons-nous pousser jusqu’à Tripoli ? Voulons-nous livrer des armes et affecter des conseillers aux rebelles ?

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Soyons clair, il est très certainement trop tard pour renverser le régime du colonel K. Il fallait agir tout de suite, avec détermination – mais avec quels moyens ? mystère – en articulant manœuvres militaires et actions diplomatiques, et non pas partir comme une bande de Gaulois ivres et dévêtus contre une armée qui défend un système. L’impréparation de la politique française est une fois de plus ahurissante.

Et au fait, a-t-on pensé aux conséquences ? Le Département d’Etat a déclaré aujourd’hui que la crise actuelle pouvait conduire à un retour de la Libye sur la scène du terrorisme international. Qui se souvient que certains Touaregs comptent bien des amis à Tripoli ? Et qui a pensé au fait que le colonel K, même avec un cerveau embrumé par la drogue et l’alcool, penserait évidemment aux clients de ses amis Touaregs, les jihadistes d’AQMI ? Vous avez envie d’un vrai foutoir pour occuper votre printemps ? Demandez à la France.

La capacité de nuisance libyenne est immense au Sahel (Mali, Tchad, Niger, mais aussi plus bas, en RCA ou en Côte d’Ivoire), et le régime algérien, toujours en proie à ses idées fixes, ne s’opposera sans doute que mollement aux menées de Tripoli contre nous. D’ailleurs, Alger s’est clairement opposée, cette semaine, à notre politique à l’égard de la Libye.

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Et au fait, prenons de la hauteur. La répression sans merci menée contre les rebelles libyens dans l’indifférence et l’impuissance générales a sans doute inspiré nos alliés du Golfe. Les forces armées saoudiennes et émiriennes, à la manœuvre à Manama, ont en tête notre incapacité à soutenir concrètement nos valeurs. La démocratie ? Allez-y, les amis, partez devant, on vous rejoint – ou pas. L’échec de la révolution libyenne va donner un coup de fouet aux régimes arabes les plus menacés, et le sang va encore couler parmi la jeunesse. Et quand ces jeunes gens réaliseront à quel point nous les avons trahis, sacrifiés, ils sauront nous remercier.

Pour l’heure, il ne nous reste que l’action individuelle, noble et vaine, grâce à Avaaz.

Et nous pouvons toujours nous consoler en écoutant les fumeuses révélations libyennes sur notre cher leader. Nous aussi, nous pourrions répondre :

– Monsieur Saif Al Islam, une question ! Confirmez-vous avoir eu une liaison avec le regretté responsable politique autrichien Jorg Haïder (quel bel homme) ?

« Thrill and panic in the air » (« Map of the problematique », Muse)

L’aéroport du Caire était hier après-midi en proie à son habituel désordre. Le couvre-feu imposé par l’armée, et qui court de minuit à 6 heures du matin, a provoqué d’importantes modifications d’horaires et certains vols se télescopent presque sur les pistes, tandis que les bagages s’accumulent et que les passagers poireautent devant les différents filtres des douanes et de la police.

Et pour ne rien arranger, et alors que les expatriés occidentaux reviennent en nombre croissant, l’Egypte doit également faire face au retour imprévu de milliers de ses enfants partis travailler dans la glorieuse Jamahiriya (جماهيرية), désormais elle aussi secouée par la révolte. Les pauvres hères s’entassent dans des dizaines de minibus rassemblés loin des parkings réservés aux touristes, et il est fait peu de cas de ces jeunes hommes, pauvres comme Job, transportant leurs maigres possessions dans des sacs poubelle ou des cartons. Mais hier après-midi, un magnifique chant s’est élevé et a fait taire – quelques instants, on est en Égypte, ne l’oublions pas – les conversations. Au 1er étage du Terminal 1, un homme en costume lançait la prière, indifférent au bruit et à la foule. Près de moi, deux adolescents lui ont lancé un rapide regard avant de se tourner à nouveau vers la sortie des passagers. Quelques hommes portant fièrement sur le front la marque de leur assiduité à la prière l’ont contemplé plus longuement, mais il faut bien vivre et ils ont repris la chasse aux clients tandis que les premiers voyageurs, enfin libérés par les douaniers, franchissaient les portes.

L’Egypte est un pays paradoxal. Encore habitée par le nassérisme, encore traumatisée par l’assassinat d’Anouar El Sadate, le 6 octobre 1981, par des membres du Jihad Islamique égyptien (JIE), elle s’enorgueillit à raison d’abriter l’université Al Azhar et ne parvient pas – mais est-ce possible ? – à dépasser une pratique encore passionnelle de la religion. L’échec social et économique du pays a permis aux Frères musulmans, dont la confrérie a été fondée en 1928, de devenir patiemment la première force politique du pays, et ce n’est pas ce que j’observe aujourd’hui qui va me démontrer le contraire.

Certains de nos orientalistes les plus talentueux, comme Olivier Roy ou Gilles Képel, ont récemment constaté, de façon assez convaincante d’ailleurs, que les révolutions en cours dans le monde arabo-musulman – arabo quoi ? aurait demandé Hubert Bonisseur de la Bath – sont post islamistes. Il faut en effet admettre qu’en Tunisie ou en Egypte les islamistes ont été, comme les autres, surpris par le déclenchement des mouvements de protestation. A ce sujet, mais c’est une autre histoire, je nourris une certaine méfiance à l’égard des tribus de Bengahzi actuellement à la manœuvre et qui ne sont pas connues pour leur avant-gardisme social.

Il a donc été de bon ton, dans les médias occidentaux, de se réjouir à voix haute de la gifle infligée aux islamistes. Certains se sont même crus autorisés à moquer, comme on les comprend, l’échec patent du jihadisme. Le silence des principaux leaders de la mouvance islamiste radicale mondiale n’a sans doute pu que les confirmer dans leurs certitudes. De façon assez pathétique, les émirs ont apporté leur soutien aux révolutionnaires, dans l’indifférence générale. La jeunesse arabe, avide de liberté et de consommation, n’a que faire des imprécations de guérilleros inlassablement traqués par l’Empire et ses alliés. Le bon docteur Ayman Al Zawahiry, véritable Watson d’Oussama Ben Laden, a même félicité l’armée égyptienne pour sa retenue lors de la révolution. Quand on se souvient des méthodes délicates des services de renseignement de cette armée contre les terroristes islamistes, on ne peut qu’admirer la générosité du pardon du frère Ayman. Ainsi donc, convenons-en, Al Qaïda a raté le coche, et les Frères musulmans ont pris le train en marche. Cet échec est-il pour autant définitif ? Il est permis d’en douter.

En premier lieu, on ne peut qu’observer ici, au Caire, à quel point la confrérie pèse de plus en plus sur le débat politique postrévolutionnaire. En avançant patiemment ses pions, elle sonde la réceptivité de l’armée à ses demandes et observe les réactions occidentales. Evidemment, et en praticiens expérimentés de la taqya (تقيّة), nos habiles barbus ont affirmé leur volonté de respecter la volonté du peuple telle qu’elle s’exprimera dans les urnes lors des prochains scrutins organisés dans la précipitation. Mais, après cette intéressante profession de foi en la nouvelle démocratie égyptienne, voilà que les Frères ont glissé qu’ils ne tolèreraient pas qu’une femme ou un copte devienne Président sur la terre des pharaons. Ils ont également envisagé l’introduction de la charia dans la nouvelle Constitution. Les femmes d’ici, de plus en plus voilées, ne devraient pas s’en émouvoir, d’ailleurs. Et ils ont laissé passer quelques messages aux Occidentaux, dont la promesse d’une nette remise en cause de l’alliance de l’Egypte avec l’Empire, sans parler de leur refus, par avance, de toute ingérence en Libye. Comme on les comprend ! Mieux vaut être massacré par des musulmans que sauvé par des chrétiens, voire même, pire, par des juifs.

En second lieu, on peut noter, en passant, que si les jihadistes n’ont pas vu arriver le printemps arabe, ils ne semblent pas avoir perdu de terrain dans d’autres régions. Nous pourrions demander aux autorités pakistanaises, thaïlandaises ou maliennes si elles ont réellement le sentiment que les groupes inspirés par Al Qaïda ont été balayés.

En fait, il serait bon de regarder les faits avec un minimum de bon sens. Les revendications économiques et sociales du peuple égyptien ont-elles reçu des réponses satisfaisantes ? Non, et ce n’est pas avec une inflation de 12% et la perte du tourisme que l’Egypte va redevenir la plus opulente des provinces impériales. De même, l’aveuglement fébrile dont fait preuve Israël, lancé dans une course aux gains territoriaux, ne devrait pas apaiser la rancœur du peuple égyptien. Surtout, surtout, les citoyens de ce pays commencent à ressentir une certaine angoisse à l’approche d’une hypothétique démocratie, un système qu’aucun de leurs ancêtres n’a expérimenté et qui paraît surtout générateur de foutoir. Et l’exemple donné par les Etats occidentaux n’est peut-être pas si tentant pour une population qui se sent humiliée et dominée depuis tant de siècles.

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Engagés en Afghanistan dans une guerre perdue qu’il faut pourtant mener, embourbés, pour certains d’entre eux, en Irak, impuissants à éliminer Laurent Gbagbo malgré son impressionnant pédigrée, incapables de réduire aux silences les pirates somaliens, les Etats occidentaux n’offrent pas vraiment l’exemple de puissances fières et décomplexées. Evidemment, et ça n’étonnera personne – mais ça agacera les quelques vieilles culottes de peau qui se complaisent dans la nostalgie la plus rance et les guerriers du dimanche qui gagnent les guerres dans leur salon – seule la perfide Albion se montre à la hauteur, même si ses SAS sont cueillis au vol. Après tout, par chez nous, le GIGN doit voyager sans ses armes, le Charles De Gaulle ne parvient pas à quitter Toulon, une habitude prise par la Marine depuis 1942, et nous envoyons le Mistral se ridiculiser en Tunisie.

L’incapacité militaire de l’Europe à agir militairement, que nous avons déjà pu observer dans les Balkans à deux reprises dans les années 90, marque l’échec historique de l’Union européenne (UE). Pendant que nos ministres démissionnent, lentement, très lentement, et que les hommes politiques préfèrent refaire les sondages plutôt que de les méditer, le tempo est encore donné par l’Empire, en passe de réussir un de ses vieux projets : faire de l’Union une simple alliance économique dont l’OTAN serait le bras armé. Quand le manque de vision politique atteint cette intensité, il faut le considérer comme un art.

Revenons donc à nos révolutions arabes, un phénomène fascinant à de nombreux égards. Je laisse aux sociologues et politologues le soin d’analyser l’impact de Facebook et Twitter sur le déroulement de ces événements, et je ne peux que plaindre les esprits un peu lents qui refusent de voir dans ces logiciels une considérable nouveauté. De même que les Ardennes étaient infranchissables, de même que les Anglois ne devaient pas avoir d’archers à Azincourt ou le Vietminh d’artillerie à Dien Bien Phu, laissons à leurs certitudes les cerveaux figés.

Comme chacun le sait, ou devrait le savoir, les révoltes tunisiennes et égyptiennes ont été déclenchées par des revendications économiques, vite rejointes par de légitimes demandes politiques. La crise alimentaire, provoquée aussi bien par la spéculation que par la demande de l’insatiable Empire du Milieu, a été aggravée par l’incapacité de certains Etats à maintenir la subvention des produits de première nécessité, comme en Jordanie par exemple. Dès 2008, nous avions été quelques uns à pointer le risque de crises sociales débouchant sur des crises politiques dans une région du monde peu préparée à gérer les chocs de ce genre autrement que par la violence. Et pour ma part, j’avais évoqué en novembre dernier, à l’occasion d’une de mes rares conférences, que l’arc de crise arabo-musulman était confronté à une vague d’obsolescence de ses classes dirigeantes et qu’avant cinq ans nous allions devoir compter avec des changements brutaux. J’étais évidemment loin de penser que la crise tunisienne allait prendre cette ampleur, avant d’embraser les Etats voisins.

Nourri par l’ampleur des échecs arabes dans les domaines de la gouvernance, du développement économique et du bien-être social, le printemps arabe a confirmé à la fois le désir de la jeunesse et de la bourgeoisie de la région de vivre comme les Occidentaux, qu’il s’agisse de consommation ou de droits politiques. De façon très ironique, c’est justement l’adoption par la Chine du Western way of life qui fait basculer les sociétés arabes dans la révolte, et ce alors que les pays à l’origine de ce mode de vie voient fondre leur puissance. En réalité, les révolutions arabes illustrent le basculement de leadership que décrivait Paul Kennedy dans son monumental essai Naissance et déclin des grandes puissances, cette fois des l’Empire et ses alliés de l’Atlantique Nord au profit de la Chine. Et ce basculement est d’autant plus brutal et spectaculaire que la Chine, à l’instar de la Russie, voire de l’Inde et du Japon, n’est pas paralysée par le refus de la violence qui caractérise la diplomatie des Etats occidentaux. Le pragmatisme chinois, associé à la conscience de la puissance et à la certitude que tous les acteurs mondiaux ne sont pas nécessairement sensibles au soft power, devient chaque jour plus visible, qu’il s’agisse de combats contre les pirates somaliens, des évacuations massives de ressortissants bloqués en Libye par la révolution en cours, ou de la sauvage répression conduite en 2008 contre les Ouïghours au Xinjiang. Nous observons le déploiement de cette puissance avec le regard fasciné et horrifié d’un phobique qui trouverait dans sa chambre l’objet de sa phobie, mais notre angoisse ne saurait égaler celle d’Israël. L’Etat hébreu voit disparaître un Pharaon bien accommodant, et la version contemporaine des principautés latines du XIIe siècle peut à raison s’inquiéter du sort que lui réserveront, dans quelques décennies, les stratèges de Beijing.

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Le jihad serait donc de l’histoire ancienne. Intéressante s’agissant du monde arabe, la question me semble pourtant sans objet. Al Qaïda s’est nourrie du malaise d’une région et d’un peuple soumis depuis de siècles et ravagés par de spectaculaires échecs économiques. L’organisation terroriste n’est en effet pas simplement le reflet d’une crise qui s’étendrait du Maroc ou de la Mauritanie jusqu’à la frontière perse, mais elle incarne aussi la revanche de populations du sud pas seulement mues par le sentiment d’une domination culturelle et politique occidentale plus qu’envahissante. Dans cette optique, il ne faut pas appréhender Al Qaïda comme une simple organisation jihadiste islamo-centrée mais comme l’avant-garde de la révolte des peuples du Sud. Il suffit pour s’en convaincre de lire les communiqués des uns et des autres pour constater que la rhétorique révolutionnaire des années 70 s’est amalgamée au discours religieux initial et a apporté une réponse, quelle que soit la valeur qu’on lui accorde, aux frustrations de millions d’individus frustrés de ne pas profiter de la prospérité de l’Empire et de ses alliés. Comme il y a vingt siècles, les peuples proches du limes poussent pour entrer et bénéficier de nos richesses. Il n’y a là rien de bien nouveau ni même rien de bien surprenant ou choquant, jusqu’à notre incapacité à les accueillir et à les intégrer. Si nous étions encore capables de tels prodiges, les questions de l’immigration clandestine et de l’intégration de l’islam ne se poseraient pas. Elles se posent aujourd’hui, aussi bien parce que nos sociétés ont atteint les limites de leur développement économique que parce qu’elles ne sont plus assez attirantes et convaincantes pour conduire des peuples allogènes à faire l’effort d’embrasser leurs us et coutumes.

Cette révolte, qui se manifeste par l’augmentation du débit des flux migratoires Sud-Nord, était, de longue date, annoncée et souhaitée par les idéologues d’extrême gauche, tandis qu’elle était annoncée et redoutée par les idéologues d’extrême droite. Entre les deux, personne n’osait rien dire par crainte d’être mal compris, voire sciemment déformé. La tyrannie du politiquement correct confirme d’ailleurs l’irrésistible dégradation du débat politique occidental, désormais monopolisé par les vendeurs de consensus et les agitateurs extrémistes et populistes qui vendent de la peur ou de la révolte, comme M. Mélenchon, pour se bâtir des carrières.

Le basculement de puissance est évidemment visible dans le rachat de la dette de certains Etats européens par la Chine. A la dépendance énergétique de l’Occident à l’égard du Golfe, maintes fois décrite, il faut donc ajouter la perte de souveraineté de membres de l’Union européenne et de l’OTAN. Il est permis, dans ces conditions, de douter de la capacité de l’Europe à devenir une puissance complète, i. e diplomatique et donc militaire.

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La volonté de l’Empire de briser les chaînes de la dépendance pétrolière a provoqué au moins deux guerres dans le Golfe arabo-persique contre l’Irak. Les historiens devront se pencher sur le rôle central de Bagdad depuis 1980 dans la stratégie impériale. Après trois guerres de destruction puis de conquête, l’Etat le plus avancé, ou supposé tel, du monde arabe, est devenu un enfer et un bourbier dans lequel Washington a englouti des milliers de vies et des milliards de dollars. Y verra-t-on, dans un siècle, la volonté de l’Occident de mater un pays qui était presque parvenu à sortir de la médiocrité régionale ? Finissant par le conquérir, l’Empire a échoué à faire du pays un allié capable de remplacer l’Arabie saoudite comme principal fournisseur de pétrole, comme il a échoué, pour l’heure, à en faire une démocratie. Surtout, si l’Afghanistan a été la matrice du jihad porté par Al Qaïda, c’est au nœud irakien que nous devons la véritable émergence de l’organisation d’Oussama Ben Laden. Il faut en effet se souvenir que c’est pour éviter la présence de troupes occidentales sur la terre des deux villes saintes qu’OBL a proposé à la monarchie saoudienne le déploiement de sa légion de volontaires arabes, auréolés de la victoire contre les Soviétiques en Afghanistan. Et c’est par exaspération, après le refus poli de ses anciens maîtres, que le barbu le plus célèbre de la région a décidé de tourner son courroux vers l’Empire.

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Et, pour boucler la boucle, revenons à la montée des revendications communautaristes arabo-musulmanes au sein de nos sociétés. Ces manifestations d’indépendance culturelle et religieuse émanent d’une région que nous avons écrasée, volontairement ou involontairement, de notre puissance. Et à présent que cette puissance est sur le point d’appartenir au passé, nous voilà confrontés à un retour de flamme inattendu – et pourtant ! – potentiellement destructeur. La perte de puissance est une conséquence directe de la quasi banqueroute qui nous guette et qui nous contraint à de douloureux arbitrages.

Sacrifié, l’outil militaire. Réduit, l’outil diplomatique. Anéantie, la boîte à outils sociale (enseignement et intégration, formation et emploi, autorité et justice, démocratie et fermeté). Notre discours officiel repose désormais sur du vent, ce qui laisse la place à tous les excès : crispations identitaires, vociférations xénophobes, inutiles débats politico-historiques sur la place de l’islam. Et pour couronner le tout, la faillite, au propre et au figuré, de nos Etats nourrit les angoisses des classes moyennes occidentales, saisies de vertige devant l’ampleur du déclassement social qui s’annonce pour leurs enfants, et donc tentées par tous les populismes. Et les fameuses incivilités, restées impunies en raison de l’échec des systèmes éducatifs et du manque de moyens des services sociaux, viennent encore confirmer les bourgeoisies européennes et américaines dans leur rejet de populations jugées, à tort, étrangères.

Il ne s’agit pas tant de l’échec d’un système que de sa fin, quelques décennies après son apogée. Cet espace dans nos murailles ne peut qu’être utilisé par les jihadistes, de plus en plus mâtinés en révolutionnaires, bien plus capables que nous de saisir leur chance. L’Histoire jugera.

La diplomatie des talonnettes

On a beau s’y attendre, on a beau le savoir, il nous arrive encore d’être pris au dépourvu par les décisions de notre Président, notre cher leader à nous.

Elu sur un programme de rupture avec les pratiques de la monarchie républicaine, le chef de l’Etat s’échine, depuis mai 2007, à fouler aux pieds les principes qu’il avait défendus lors de sa campagne électorale. Etrillé par les sondages, l’homme semble désormais comme pris dans les projecteurs et incapable de changer de cap. Au contraire, et comme prévu, il réagit aux crises et erreurs successives par des coups de menton qui donnent raison à bien des commentateurs politiques comme à de nombreux praticiens de la médecine psychiatrique.

L’obsession du Président pour les victimes, qui part probablement d’un sentiment louable, le conduit de plus en plus à mener une politique de l’émotion et de la commisération, loin de la nécessaire distance exigée par la conduite d’un Etat. On l’a vu avec l’épouvantable affaire Laëtitia, lorsqu’il a voulu à toute force désigner à la vindicte publique, au lieu d’un coupable, des responsables au sein de la magistrature. Cette recherche anxieuse et brouillonne d’un bouc émissaire en dit long sur la vision du monde que partagent le Président et ses équipes. Pointer du doigt pour nier la fatalité, exiger de la nature humaine comme de la technologie le « risque zéro », vociférer après telle ou telle communauté, telle ou telle profession, flatter les pires instincts d’un peuple traité comme une populace, surjouer l’empathie avec les victimes sont autant de recettes qui confirment un pratique du pouvoir fondé sur l’émotion et le spectaculaire, loin du sang-froid que requiert la marche de notre monde.

Evidemment, me direz-vous, ces constats sont déjà anciens et les derniers jours n’apportent pas d’éléments susceptibles de les modifier. La classe politique française était déjà largement dévaluée aux yeux de nos concitoyens, ce ne sont pas les candidatures multiples, la médiocrité du débat politique ou les luttes d’égos qui vont les faire retourner aux urnes, sauf probablement pour donner un score historique à la redoutable Marine Le Pen. L’Histoire jugera.

Jusqu’à présent, me semble-t-il, et malgré les errements d’un Président hors de contrôle et les carences d’un gouvernement de cancres, la place de la France dans le concert des nations ne s’était pas tant dégradée. Et voilà que le printemps arabe révèle l’infinie hypocrisie de nos dirigeants – et de ceux qui rêvent de leur succéder, soit dit en passant.

Et, parce que le cadavre bouge encore, le Président, qui ne prend manifestement plus son traitement, s’immisce avec la douceur d’une division aéroportée à Kaboul en décembre 1979, dans la vie judiciaire du Mexique, un Etat souverain qui doit composer avec une des plus violentes criminalités organisées de la planète. Pour un homme qui ne parvient pas à endiguer, malgré d’incessantes déclarations d’intention, la montée de la délinquance dans son pays, ça ne manque pas de grandeur. Après avoir mis les juges français dans la rue, notre nain Tracassin donne des leçons aux juges mexicains. Ce n’est plus une manie, c’est une vocation ou pire, un hobby.

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A moins qu’on m’ait caché la vérité, le Mexique est un Etat souverain, malgré les efforts héroïques de notre glorieuse Légion Etrangère au XIXe siècle (encore une tannée, prise avec panache, et devenue une célébration de nos plus belles vertus martiales, faut-il le rappeler).

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Par ailleurs, la justice mexicaine me semble infiniment plus indépendante que celle qui emprisonne, dans la souriante Russie ou dans la lointaine Chine des opposants politiques. Le Mexique n’a sans doute besoin, ni d’un Rafale déjà dépassé, ni de réacteurs nucléaires qui ne fonctionnent pas, et lui faire des remontrances ne coûte pas si cher, surtout quand on rame à moins de 30% d’opinions favorables. Seulement voilà, les Mexicains, qui ont l’année dernière subi un meurtre toutes les 40 minutes à cause de la guerre contre les narcos, n’ont ni le temps ni l’envie de supporter les remarques d’un ancien avocat d’affaires qui a épousé en troisièmes noces une millionnaire italienne dont l’unique titre de gloire artistique est d’avoir eu une liaison avec Mick Jagger et surtout, à mes yeux de bluesman du moins, d’Eric Clapton. Pour le reste, Carla Bruni n’est ni Patti Smith ni Alela Diane.

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Le Président, qui compense manifestement un certain nombre de complexes physiques par son attitude de matamore, a donc jugé utile de rappeler à l’ordre le Mexique. Et voilà que le Mexique décide, pas plus troublé que ça, de suspendre sa participation à l’Année du Mexique en France. En voilà, un joli succès de notre diplomatie, le fruit sans nul doute d’une réflexion stratégique poussée, d’un calcul subtil comme M. Levitte sait les faire. Et il me vient une idée : pourquoi le Mexique ne clamerait-il pas l’innocence d’un de ses ressortissants détenus dans notre pays ? (Je suis certain qu’il y en a au moins un). Le gouvernement mexicain pourrait invoquer les lourdeurs de la procédure – souvent à charge, ou le climat pour le moins hostile aux étrangers, ou la condamnation par la justice européenne de notre sacro-sainte garde-à-vue ? Ou alors la presse de Mexico pourrait s’étonner de la mansuétude de notre justice à l’égard des tyrans maghrébins, ou des hommes politiques des Hauts-de-Seine – le New Jersey français ?

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Disons-le tout net, il y a de quoi être estomaqué par l’amateurisme teinté d’arrogance de notre diplomatie. La réintégration dans l’OTAN, que j’ai soutenue, a été présentée comme un succès alors qu’il ne s’agissait que de cohérence stratégique et que l’Empire ne nous a accordé que des lots de consolation. On nous a vanté les avantages liés à ce retour : poudre aux yeux juste bonne à aveugler les lecteurs du Figaro, la Pravda version UMP. Et que dire de l’Union pour la Méditerranée, une farce redondante avec le processus Euro-Med, et dont le Vice-Président, Pharaon, vit un exil doré dans un palace de la Mer Rouge après avoir été déposé au bout de 18 jours de révolte…

Les indécentes leçons de gouvernance d’un système politique dont les éléments de pointe se nomment Brice Hortefeux (deux condamnations en 6 mois, mes compliments, Monsieur le Ministre), Christian Estrosi (le motodidacte, comme le surnomme plaisamment l’indispensable Canard Enchaîné), Nadine Morano (la femme aux fulgurantes analyses sociétales, connue pour ses « musulmans à casquette »), Frédéric Lefebvre (l’homme qui décrit mieux le Minitel que le Web 2.0 ou qui se dédit), ou Patrick Balkany (l’amant inconnu de Brigitte Bardot) pourraient faire rire si elles n’étaient pas si affligeantes.

On connaissait la diplomatie de la canonnière, on a désormais la diplomatie des talonnettes, pitoyable, improvisée, méprisable en un mot. République irréprochable ? Mon c…

« On ne fait pas les révolutions avec de l’eau de rose » (Sébastien-Roch Nicolas, dit Chamfort)

Le monde arabe s’agite, et nous avec. Mais tandis que des peuples – ou un seul, mais divisé ? – tentent de renverser un ordre séculaire, les Occidentaux, et singulièrement les Français, se perdent en vaines analyses, polémiques, moqueries.

Les uns, Tartuffes modernes, s’émeuvent de l’infinie médiocrité de nos dirigeants, prisonniers des conseils d’une cour aveuglée par les dogmes et par le souci de plaire, en oubliant que eux aussi ont largement profité de la générosité des potentats arabes. Les autres, que l’on sait à peine capables de différencier une manifestation lycéenne d’une émeute de la faim, se répandent sur la Toile en invectives contre les experts, les universitaires, les journalistes, les faux démocrates, la chute des cheveux et le prix du ballon de blanc.

Inutile de revenir sur les écrits de M. Immarigeon, qui rédige décidément bien plus vite qu’il ne pense – à supposer que la furie anti-américaine, les approximations stratégiques et la plus crasse mauvaise foi puissent être tenues pour une forme de pensée. Inutile non plus de nous attarder sur les réflexions de Bernard Lugan, réputé pourtant pour son indépendance d’esprit mais dont il faut déplorer, là aussi, les raccourcis (ici, par exemple) .

Essayons donc de poser froidement les données du problème, pour changer.

Peut-on vraiment affirmer que le progrès économique et la stabilité politique sont préférables à la démocratie ?

On entend ici et là de doctes commentateurs s’émouvoir de l’instabilité née de la révolution tunisienne et de la révolte égyptienne. Ils n’ont évidemment pas tort, et si on peut estimer que la crise tunisienne, loin d’être achevée, ne bouleversera pas les équilibres régionaux, on est en droit de redouter les suites des évènements du Caire – et il est inutile de rappeler à quel point la comparaison avec la révolution iranienne n’est pas valable. J’ai déjà évoqué, bien modestement, cette question ici, mais je voudrais m’étonner ici des positions de nos habituels donneurs de leçon.

Minimiser le caractère dictatorial du régime de Ben Ali (« le mari de la coiffeuse ») au nom d’un soi disant progrès économique est assez sidérant, en tout cas révélateur d’une redoutable ignorance. A de nombreux égards, le régime tunisien était un des plus répressifs du monde arabe et c’est faire montre de mépris que d’écarter ça de la main en mettant en avant le seul bilan économique. Celui-ci, d’ailleurs, n’est pas si bon – la révolution a quand même commencé après le suicide d’un vendeur à la sauvette. Le fait que le pays affichait des taux de croissance honorables ou accueillait des milliers de touristes n’avait aucune conséquence concrète sur le niveau de vie réel de la population. Les rues tunisiennes sont d’ailleurs largement comparables à leurs équivalentes algériennes, pour citer un voisin pas mieux loti.

Pour certains, la démocratie, celle qu’ils défendent bec et ongle contre l’Empire, évidemment accusé de tous les maux, serait une aventure bien hasardeuse en Egypte, comme d’ailleurs dans la plupart des pays du Sud. Porteuse de menaces et même d’imprévus, elle se retournerait invariablement contre nous. Laissons-les aller au bout du raisonnement : pour ces contempteurs de la thèse, pourtant passionnante, du choc des civilisations, les Arabes, les Musulmans, les Africains, bref tous ces gens qui vivent au-delà de nos remparts ne pourraient être réellement gouvernés que par la violence. Ne tournons pas autour du pot et appelons ça, au mieux un paternalisme excessif, au pire un racisme sans fard.

Les progrès économiques de la Tunisie, validés par les experts du FMI, ont-ils vraiment eu un impact sur la vie des Tunisiens ? La stabilité de l’Egypte, tant vantée par quelques uns, était-elle si réelle alors que le régime tremble depuis treize jours – et ne paraît pas sur le point de tomber ? Peut-on vraiment sacrifier sur l’autel des intérêts stratégiques les valeurs que nous sommes censés incarner et défendre ? (La réponse est oui, mais chut !). En réalité, nos commentateurs énervés se perdent une fois de plus dans l’incohérence de leurs remarques. Stratèges nourris par la lecture de quelques classiques peu ou mal compris et par les autojustifications de généraux vaincus – essentiellement français, faut-il le souligner – nos commentateurs mélangent tout.

Citoyens exigeants, ils dénoncent notre soutien à des tyrannies mais, géopoliticiens de qualité, ils nous reprochent dans le même temps de déstabiliser ces Etats. Humanistes sans concession, ils déplorent les victimes de ces crises, mais n’hésitent pas à saluer en Dimitri Medvedev un « homme d’Etat rompu aux charmes de l’Orient mystérieux ». Quand on connaît l’amour immodéré des dirigeants russes pour le monde arabo-musulman, il y a quand même de quoi s’étouffer. Il est même permis de s’interroger sur cette appréciation positive du jeu de Moscou. Et si, en dénonçant le jeu des Occidentaux M. Medvedev 1/ leur répondait après les récentes critiques sur la vie politique russe 2/ s’affirmait (ou essayait de s’affirmer) face à Poutine comme le vrai tsar 3/ révélait que l’obsession russe est plus que jamais la stabilité intérieure ?

Plus que tout, ce qui réjouit nos commentateurs, c’est l’apparente imprévoyance de l’Empire et la – hélas bien réelle – panique de nos propres dirigeants. Souverainistes acharnés, nostalgiques, dogmatiques, la démocratie arabe n’est pas leur problème. Leur problème, c’est l’Amérique, celle qui, symbole du capitalisme mondialisé et du libéralisme politique, associe avec plus ou moins de bonheur depuis plus deux siècles défense de la démocratie et croissance du libre-échange. Pour ces rêveurs persuadés que la France peut à nouveau, et seule, rayonner dans le monde, et que le nationalisme est le stade ultime du progrès politique, l’interventionnisme de l’Empire est proprement insupportable.

Pourtant, à n’en pas douter, l’Egypte est une dictature et il ne semble pas immoral ou déplacé de s’émouvoir de ce qu’il s’y passe. Si on peut estimer que la vie publique y est moins verrouillée qu’en Tunisie du temps de la splendeur de Ben Ali, il n’en reste pas moins que les élections y sont des mascarades, que la justice n’y est qu’une farce, que la corruption y est omniprésente, que le népotisme y est un mode classique de gestion des ressources humaines, que la pauvreté et l’analphabétisme y sont des fléaux répandus comme jamais.

Alors, que faut-il comprendre de ces remarques ? Crainte, par ignorance ou racisme, d’un régime arabe démocratique ? Certitude, déguisée, que tous ces gens qui s’agitent et vocifèrent au sud de la Mare Nostrum ne sont décidément pas prêts pour la démocratie ? Pour ma part, je pense que s’il y a bien un peuple qui ne semble pas mûr pour ce mode de gouvernement, c’est bien le peuple français, râleur, égoïste, vaniteux et ignorant.

Nos observateurs n’ont évidemment pas tort de penser qu’on ne peut pas, ou rarement, imposer une démocratie par la force. Mais à la différence de l’Irak, la Tunisie ou l’Egypte n’ont pas été envahies. Aucun système politique n’a été imposé ex abrupto. La révolte s’est déclenchée spontanément, et elle a associé dans la rue jeunes et vieux, bourgeois et ouvriers.

Les observateurs ont moralement et politiquement tort, en revanche, d’estimer qu’il vaut mieux laisser mourir en prison tout un peuple plutôt que de tenter le diable. Cette façon de condamner par avance toute expérience est tellement révélatrice de ceux de nos intellectuels qui prennent des poses de pourfendeurs du politiquement correct. Un nouveau cycle s’est en effet ouvert dans l’espace public. Il y a vingt ans, les Français ricanaient de la tyrannie du politiquement correct aux Etats-Unis. Certains mots étaient interdits, certains comportements bannis, certains regards condamnés. Puis les Français ont à leur tour été gagnés par cette mode et il est devenu impossible de dire ou faire certaines choses – ce qui a eu, in fine, plutôt des conséquences positives quand j’y repense. Mais ce politiquement correct gaulois a, à son tour, lassé les esprits forts – ou supposés tels – et quelques voix s’élèvent désormais à Paris pour secouer tout le système. Je ne m’attarderai pas sur le cas d’Eric Zemmour, sans grand intérêt, mais on pourrait s’interroger sur les propos que tient régulièrement Patrick Besson. La fascination pour les régimes serbes et russes et la défense des dictatures arabes laïques en disent long, aussi bien sur de douteuses sympathies que sur la volonté de paraître publiquement à contre courant.

S’il y a ingérence, c’est en ce moment, et je la salue car elle vise à aider un peuple à se soulever et à expérimenter la démocratie. Les Français devraient se souvenir que leur liberté n’a pas toujours été gagnée par leurs seuls efforts, la dernière fois, en juin 1944, l’ingérence de l’Empire a même eu des conséquences positives, du moins si ma mémoire est bonne.

Et comme un seul homme, nos dénonciateurs professionnels s’en prennent à la presse, accusée d’avoir ignoré sciemment la misère des villes tunisiennes ou égyptiennes, ou nos universitaires, taxés d’aveuglement. C’est un fait, à force de lire Gringoire ou Rivarol (ici), on finit par croire, dire et écrire des foutaises. Affirmer que les Frères Musulmans sont en pointe dans le déclenchement de la révolte égyptienne est une erreur qui révèle une grande ignorance. La confrérie, qui porte en effet, à moyen terme, une réelle menace, n’a rien vu venir et n’a rien vu partir. L’habileté de ses dirigeants – tout le monde ne peut pas avoir adhéré à un parti politique français – la replacera bientôt au cœur du jeu, mais il est faux de voir derrière cette insurrection la main de nos amis barbus. Les prières publiques devant les canons à eau de la police égyptienne n’avaient que peu à voir avec l’islamisme radical, et beaucoup à voir avec la détermination pacifique des manifestants. De même, et comme en Tunisie, la présence de nombreuses femmes dans les cortèges devrait convaincre de la nature non religieuse du mouvement.

S’en prendre aux diplomates (il faut avouer que le Quai d’Orsay, depuis le début de ce printemps arabe, ne brille pas par ses positions d’avant-garde, la qualité de ses prédictions, la pertinence de ses analyses, et la défense ombrageuse des libertés individuelles), s’en prendre aux universitaires (un expert explique, il ne lit pas dans les entrailles d’un agneau) et aux journalistes relève, à mon sens, d’un nauséabond discours anti élites qui, finalement, est cohérent avec l’ensemble des positions assez douteuses que je viens d’énumérer.

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On attend de celui qui se prononce publiquement qu’il avance des idées, des propositions, des remarques constructives. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que l’Egypte se sorte intacte de cette crise. Le Président Moubarak, d’une autre trempe que son homologue tunisien, ne laissera sans doute pas le système en plan pour gagner un exil doré dans le Golfe ou en Floride. Le risque de chaos est réel, mais faut-il s’étonner que des peuples qui n’ont jamais connu la démocratie, de l’Empire ottoman aux régimes militaires en passant par des protectorats européens ne se livrent de terribles de guerres internes entre ceux qui ont profité du système et ceux qui en ont été victimes ? Quant au péril islamiste, il est réel dans toute la région, mais il me semble, hélas, qu’un gouvernement de radicaux religieux est une option que certains peuples de la région sont prêts à expérimenter, comme une sorte d’étape historique douloureusement inévitable avant le passage, éventuel et nullement garanti, à notre propre système de gouvernance.

Ce que les Arabes sont en train de tester, c’est leur capacité à se gouverner selon des critères – les nôtres – que nous voudrions universels et, partant, c’est justement cette universalité qu’ils testent. Dans ces conditions, on comprend que les tyrans russes ou chinois et leurs défenseurs occidentaux soient attentifs à cette expérimentation régionale.