Hervé Coutau-Bégarie : un testament d’avenir

Qu’il me soit permis de relayer ici ce texte signé des élèves et amis d’Hervé Coutau-Bégarie, un homme dont la lecture a accompagné mon initiation.

Jérôme de Lespinois, Martin Motte, Olivier Zajec de l’ISC

Suppléants d’Hervé Coutau-Bégarie

Cours de stratégie de l’Ecole de Guerre.

Hervé Coutau-Bégarie, fondateur de l’Institut de Stratégie Comparée et président de l’ISC-CFHM, est mort le 24 février 2012. La perte est affreusement cruelle pour sa famille, à la douleur de laquelle nous nous associons de tout cœur. Mais le courage avec lequel il a affronté la maladie nous montre, par delà le deuil, le chemin de la confiance et de l’énergie. Cette disparition est une immense perte pour la pensée stratégique. Là encore pourtant, l’espoir doit l’emporter sur la peine. L’œuvre d’Hervé Coutau-Bégarie est bien vivante. Elle n’est pas derrière lui mais devant nous. D’abord parce qu’il laisse une trentaine de livres à publier, les uns de lui, d’autres dont il assurait la direction ou la codirection, d’autres enfin qu’il avait retenus pour sa collection. Ensuite parce que nous n’avons pas fini, à très loin près, de lire et de relire Hervé Coutau-Bégarie. C’est tout un processus de réédition, de classement, d’études qui commence. Du gigantesque corpus établi sur trois décennies, il s’agit maintenant d’extraire un ensemble de textes canoniques par décantation des éléments contextuels.

L’œuvre d’Hervé Coutau-Bégarie, c’est aussi la revue Stratégique et l’Institut de Stratégie Comparée, l’ISC, une association indépendante à la fois soubassement des publications et accélérateur de particules intellectuelles, qui a donné et doit continuer de donner leurs chances aux jeunes talents. Le secret de cet institut, son Président le révélait dans un texte qui apparaît rétrospectivement comme son testament : « Une recherche stratégique qui n’a qu’un pôle étatique est infirme ; elle a besoin d’un pôle associatif, plus réactif, mieux capable de fédérer les multiples initiatives de petits groupes ou même d’individus qui s’efforcent, avec de très faibles moyens, de faire vivre la tradition de la pensée stratégique et historique française » – et de rappeler que l’ISC, dans le seul premier semestre 2010, a publié pas moins de 6 ouvrages totalisant 3258 pages, soit bien plus – et de très loin – qu’aucun organisme étatique travaillant sur le même créneau (article paru dans Stratégique n°99, 2010).

Le savoir, la culture et la vision d’Hervé Coutau-Bégarie nous manqueront. Mais l’élan qu’il a insufflé à la recherche en stratégie peut continuer. L’Institut et la Revue, dont la qualité est internationalement reconnue, évolueront. Maquette, diversification numérique, cartographie, nouveaux partenariats français et étrangers, les chantiers ne manquent pas, il les avait lui-même ébauchés. La Bibliothèque stratégique, Hautes études stratégiques, Hautes études militaires et Hautes études maritimes qui constituent les quatre collections dirigées par Hervé Coutau-Bégarie chez Economica seront reprises et développées. Elles constituent le corpus le plus important d’ouvrages relatifs aux questions stratégiques et à l’histoire militaire en langue française et continueront à publier des opus ayant vocation à enrichir une réflexion enracinée dans l’étude de la culture stratégique française et celle d’autres aires culturelles. En outre, nous poursuivrons la publication du corpus des écrivains militaires en langue française dont déjà plusieurs titres sont parus mais plusieurs dizaines d’autres attendent d’être publiés tant dans le domaine de la stratégie générale que des stratégies particulières, navale ou aérienne.

Ces évolutions nécessiteront une relève : elle existe, avec une moyenne d’âge qui la met en prise directe avec les défis actuels. Hervé Coutau-Bégarie, entre autres qualités, savait faire confiance et encourager. Il aura su, sans battage et avec des soutiens mesurés, faire monter autour de lui une génération de jeunes chercheurs et d’auteurs qui lui doivent énormément. Il a beaucoup sacrifié pour transmettre. Nous voulons maintenir et poursuivre. Tous, nous gardons à l’esprit ce qu’il ne cessait de nous répéter : la clé d’une recherche stratégique mature et objective, c’est l’autonomie de la structure qui la porte.

Hervé Coutau-Bégarie a continué à travailler jusqu’à l’extrême limite de ses forces, dictant encore des articles de son lit d’hôpital il y a quelques semaines.

Pour continuer son œuvre, l’ISC doit préserver son indépendance. Il ne le pourra pas sans moyens financiers. Nous lançons donc un appel à tous les membres de la communauté des stratégistes, qui prendra très bientôt la forme d’une campagne d’abonnement à la revue Stratégique, et d’adhésion à l’ISC. Lecteurs, élèves, étudiants, amis des pays étrangers, où l’œuvre d’Hervé Coutau-Bégarie était connue et appréciée : il dépend aujourd’hui de vous tous que le titanesque travail qu’il a accompli, et que nous souhaitons faire vivre, continue de porter ses fruits.///

 

CF Emmanuel Boulard (doctorant de l’EPHE), Jean-François Dubos (secrétaire de rédaction de Stratégique, doctorant de l’EPHE), CA (2S) Jean Dufourcq (docteur en science politique), Col. (T) Benoît Durieux (docteur de l’EPHE), LCL (A) Christophe Fontaine (doctorant de l’EPHE), Serge Gadal (chargé de recherches de l’ISC, docteur de l’EPHE), Col. (T) Michel Goya (chargé de conférence à l’EPHE), Joseph Henrotin (docteur en science politique), Olivier Kempf (Maître de conférences à Sciences Po Paris), Col. (A) Jean-Luc Lefebvre (doctorant de l’EPHE) LCL (A) Jean-Patrice Le Saint (doctorant de l’EPHE), Christian Malis (docteur en histoire), Valérie Niquet (maître de recherche à la FRS), Col. (T) Jérôme Pellistrandi (docteur de l’EPHE), Col. (T) Philippe Sidos (doctorant de l’EPHE).

« Then it comes to be that the soothing light/At the end of your tunnel/It’s just a freight train comin’ your way » (« No leaf clover », Metallica)

Essayons de prendre de la hauteur, comme le disait Moïse (Deutéronome, 3.27). Alors que nos chers orientalistes, si diserts il y a un an, ont disparu des ondes ou préfèrent se consacrer à des travaux moins risqués, la tentation pourrait être de grande d’afficher le sourire faussement modeste de celui qui, avec tant d’autres, s’est souvenu que les révolutions ne duraient pas trois jours, que les régimes renversés reconnaissaient rarement leur défaite avec fair-play et qu’on ne transformait pas si aisément les bidonvilles du Caire en 7e arrondissement parisien.

On pourrait aussi se laisser aller à quelques développements sur les évènements en cours, par exemple en énumérant les différentes grilles de lecture possibles à ce stade. Ainsi, on pourrait relever que le printemps arabe, déclenché par des causes intérieures voisines (kleptocraties au pouvoir, échec socio-économique, exaspérations multiples), est en train d’évoluer vers un vaste phénomène de remise en cause des frontières nées du démantèlement de l’Empire ottoman acté par le traité de Sèvres (1920) puis celui de Lausanne (1923) et plus généralement issues des interventions occidentales dans la région.

En Syrie, évidemment, mais aussi en Irak, dans l’est de la Libye, dans le grand sud Algérien, ce sont ses forces qui sont à l’œuvre, et elles remettent, une fois de plus, en cause le sacro-saint principe de l’intangibilité des frontières, devenu dogme mondial après 1945 et auquel se raccrochent, naturellement, les régimes qui se savent les plus exposés à ces révisions. Ces Etats ne changent pas seulement de régimes, ils changent aussi de structures et subissent des tentatives incontrôlées – incontrôlables ? – de résoudre des questions centrales : frontières, minorités ethniques/culturelles/religieuses. Soyons fous, allons même jusqu’à affirmer que ces Etats, victimes d’un décalage historico-stratégiques provoqué par des dominations étrangères (ottomanes et/ou/puis européennes), gèrent à leur tour ce que les Etats européens ont eu à gérer après les guerres de la Révolution et de l’Empire.

On pourrait aussi se référer au basculement de puissance que j’évoquais il y a déjà un an et qui voit les Etats que nous entretenions au delà du limes emportés par l’impéritie de leurs gouvernants et par notre propre faiblesse à leur égard – et qui voit le Qatar prendre des positions plus qu’inquiétantes dans notre jardin.  A ce titre, on pourrait même en profiter pour faire le parallèle avec les comportements de la Russie et de la Chine, deux empires décomplexés – même si l’un d’eux est convalescent – qui assument la défense de leurs intérêts stratégiques par un soutien sans faille à la riante Syrie et dessillent les yeux de ceux qui pensaient que la guerre froide était derrière nous et n’avait que des causes idéologiques. Ceux-là peuvent, au choix, relire Tocqueville, Brzezinski, John Le Carré, Graham Greene ou mon ami Patrick de Friberg, qui sait que les Empires ont leurs propres dynamiques et se moquent bien des modes.

On pourrait également s’arrêter sur les déclinaisons arabes – et bientôt africaines – du mouvement des « Occupy » et autres « Indignés » inspirés par l’escroquerie intellectuelle de Stéphane Hessel, pitoyable héraut d’un malaise social qui le dépasse.

Cela ne vous a évidemment pas échappé, mais du coup, à lire la presse française, c’en est fini du jihad, du terrorisme et de toutes ses foutaises, évidemment inventées par une conspiration judéo-maçonnique impériale cosmopolite liée aux grandes banques. Evidemment, il y a bien quelques incidents en Tunisie, à l’université de la Manouba, et le gazoduc égyptien qui alimente la Jordanie et Israël vient encore d’être saboté, mais ce ne sont que des détails.

Pourtant, inutile d’être un veilleur particulièrement attentif pour savoir que les jihadistes algériens d’AQMI font le coup de feu au Mali avec certains Touaregs, dont les petits comiques d’Ansar Al Din, ou que le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) vient de faire un pied de nez au régime algérien en commettant un attentat-suicide au cœur de Tamanrasset, la principale ville du sud du pays censée être le pivot de la lutte anti terroriste pour toute la bande saharo-sahélienne…

Pas la peine d’émarger à Langley pour savoir qu’au Yémen, le 4 mars dernier, les esthètes d’AQPA ont flingué 185 soldats des forces gouvernementales, dans ce qui ressemble bien à la plus grosse tannée prise par une armée régulière contre des barbus depuis le jihad contre les Soviétiques. Et comme les terroristes yéménites n’ont pas les deux pieds dans la même rangers, ils auraient également abattu un conseiller de l’Empire à Sanaa. Et en Syrie, me direz-vous ? Et bien, en Syrie, une nouvelle terre de jihad est en train de naître, un événement toujours émouvant qui me rappelle quelques notes écrites au Quai par votre serviteur dans une autre vie.

Après avoir manqué le (tout) début des révoltes, les islamistes arabes sont donc à la manœuvre. Au pouvoir en Tunisie, en Egypte, au Koweït, au Maroc, constitués en coalition en Algérie, ils bénéficient du soutien amical des pétrothéocraties du Golfe, qui les financent largement. Mais, et c’est bien là la problème, il y a pire que les islamistes. Les salafistes, dernière étape du radicalisme avant le jihadisme, ont remporté 24% des voix aux législatives égyptiennes. En Tunisie, ils sèment la terreur dans les universités et assiègent les cinémas. Partout, et grâce à la rhétorique que leur soufflent des imams qataris ou saoudiens, ils poussent les feux et légitiment l’action des jihadistes actifs en Syrie, au Yémen ou en Irak. Pour eux, la lutte ne s’arrêtera que lorsque des régimes religieux auront remplacé les systèmes actuels, qu’ils soient déjà issus des révolutions ou qu’ils aient survécu, pour l’instant.

Les salafistes et les jihadistes, que d’aucuns ont donc enterrés un peu vite en 2011, partagent la même lecture du printemps arabe, et elle n’est pas dénuée d’intérêt. Pour eux, le renversement des régimes tunisien ou égyptien a confirmé la justesse de leur combat. Eux qui dénonçaient la corruption, la perte de valeurs, l’acculturation, la domination occidentale – dont le conflit israélo-palestinien est une manifestation – et la répression policière, démultipliée par la menace jihadiste, ont vu l’ensemble ou presque de leurs constats repris par les foules. Avoir considéré, dès le début, que les révoltes étaient le fait de peuples unis par autre chose que la haine de dictateurs a été une erreur. Si certaines franges de la population voulaient la démocratie, d’autres voulaient un système simplement moral et redistributeur de richesses. Le seul point de convergence était une détestation d’Israël, loin des enthousiasmes de quelques unes de nos plus belles plumes sur le Moyen-Orient.

Je ne sais plus qui disait il y a quelques semaines, dans une intéressante tentative de justification, que la poussée islamiste était une conséquence directe de l’oppression politique. Selon cet analyste, la victoire des uns et des autres aux élections tunisiennes ou égyptiennes avait donc tout à voir avec la répression féroce et imbécile des régimes arabes, et rien avec ce que tous les observateurs un peu sérieux ont vu depuis des décennies.

La vague verte qui touche au but maintenant avait déjà bien failli atteindre le rivage au début des années 90s en Algérie, et bien avant en Egypte, et elle doit aussi à l’effrayante richesse des wahhabites du Golfe, généreux sponsors d’une forme particulièrement arriérée d’islam. En réalité, il me semble que l’arrivée au pouvoir des islamistes doit avant tout à leur détermination, à l’efficacité de leur organisation, à la pertinence de leurs actions sociales et à leur grand pragmatisme, mais c’est une autre histoire. Revenons plutôt à nos jihadistes.

Et s’ils avaient raison ? S’ils avaient en effet provoqué ces révolutions ? Et si les révoltes arabes étaient en effet, en partie du moins, étroitement liées à la lutte des islamistes radicaux pour le pouvoir depuis les années 80s ?

Si on avait un peu plus de temps, on pourrait même se lancer dans une modélisation, forcément un peu schématique, des causes de ces révoltes, mais on n’a pas le temps et je me contenterai donc de vous soumettre cette planche, élaborée une de ces dernières nuits dans le but d’illustrer un précédent post, mais qui a le mérite – vous noterez cette nouvelle manifestation de mon humilité bien connue – de mettre en évidence quelques enchaînements.

A partir de situations sociopolitiques bloquées, en grande partie grâce à l’aveuglement des Occidentaux – au sein desquels je classe exceptionnellement les Russes – un cercle vicieux s’est mis en place, et il ne pouvait aboutir qu’à la série de catastrophes à laquelle nous assistons. Si les islamistes ont su prospérer, et si le recours à la violence, y compris aveugle, a pu devenir légitime, ce n’est pas tant à cause de la répression des systèmes policiers qu’en raison des naufrages que ces régimes ont provoqués, et qui ont naturellement détourné une partie des intellectuels et de la jeunesse vers un islam de combat, révolutionnaire et porteur d’une promesse d’ordre social et moral. Dès lors, en réprimant d’autant plus durement ces opposants dont ils avaient sans doute conscience de la justesse de leur diagnostic, les dictateurs n’ont pas créé le jihadisme mais se sont contentés de le légitimer, à la manière des Soviétiques ou des Birmans avec leurs propres opposants. Mais, soyons francs, tant que cela se passait loin de l’Occident repu, tout cela n’intéressait pas grand monde, et Gilles Képel, en publiant Le Prophète et Pharaon (1984, La Découverte) s’est sans doute senti bien seul alors que les moudjahidine frictionnaient l’Armée rouge en Afghanistan.

Le début de la guerre civile algérienne a été un premier signal, mais la plupart des observateurs hors de France ont estimé, et ils n’avaient peut-être pas tort, à y réfléchir, qu’il s’agissait d’abord d’un conflit postcolonial qui ne les concernaient pas. Evidemment, certains ont commencé à regarder les choses différemment après l’attentat de février 93 à New York, mais le vrai réveil a eu lieu en 1998. La création du Front islamique mondial pour le jihad contre les juifs et les croisés (23 février), puis les attentats contre les ambassades impériales au Kenya et en Tanzanie (7 août) ont réveillé tout le monde (enfin, nous, on ne dormait pas, pas vrai, les gars ?). C’est sans doute là que le cercle s’est véritablement mis en place, et de vicieux il est devenu infernal après le 11 septembre 2001.

A partir de là, obéissant à une nécessité impérieuse plutôt légitime (tuer des jihadistes) et déroulant un programme issu de constats plutôt bien venus (« Mais, tous vos pays, là, ça ne marche pas, non ? »), les Occidentaux, et l’Empire en tête, ont exercé sur leurs partenaires arabes deux pressions contradictoires : démanteler les réseaux jihadistes ET développer la démocratie. Je ne sais pas bien comment on pouvait faire autrement, mais le fait est que ça n’a pas eu que des résultats heureux. Les despotes en place ont été ravis de pouvoir accroître la pression sur les islamistes, et certains ont même su revenir en grâce (Algériens, Libyens, Yéménites, et même Syriens). De son côté, les responsables impériaux de la lutte contre Al Qaïda ont été sensibles à toutes ces bonnes volontés qui se manifestaient soudain. Mais, au sein même de l’Empire, et à la grande stupeur des dirigeants arabes, d’autres voix ont commencé à protester contre les prisons secrètes (pourtant bien utiles), les raids de drones (tellement festifs), les opérations spéciales (rien de tel qu’un peu d’exercice, pourtant) et le vote de quelques lois un peu sévères (mais puisqu’on vous dit que c’est pour votre bien).

Ces forces contradictoires (« Liquidez-moi tout ça » contre « Assurez-vous que leurs droits fondamentaux ont été respectés ») ont considérablement affaibli, à mon avis, des systèmes politiques intrinsèquement incapables de jouer la partie finement, en jouant sur les deux tableaux – à l’exception notable du Maroc, de la Jordanie ou des pétrothéocraties (à croire qu’un roi riche est plus malin qu’un général parvenu, je me comprends). En ne comprenant pas que l’idéologie peut aussi être un ressort dans une démocratie en paix, certains dirigeants moyen-orientaux ont considéré qu’on cherchait d’abord à les abattre en mettant en avant les habituelles revendications humanistes. D’ailleurs, l’actuel procès au Caire contre les ONG progressistes, accusées par ceux qui en ont profité d’avoir provoqué la chute du régime, est une belle illustration de cette certitude. Et je ne parle pas de cette maladie mentale qui fait voir des complots partout, là où d’autres voient des nains, et qui empêche de percevoir les vrais phénomènes.

Du coup, la répression accrue née de la campagne mondiale d’Al Qaïda contre l’Empire et ses alliés a provoqué un sursaut de l’ensemble citoyens, et pas des seuls islamistes, qu’ils soient radicaux ou pas. Et ce sursaut n’a trouvé face à lui que des systèmes politiques et policiers persuadés de devoir gérer ce phénomène comme une nouvelle menace. 11 ans après les attentats de New York et Washington, la boucle semble donc bouclée et les jihadistes peuvent légitimement penser qu’ils ont contribué à renverser des régimes. Le bon docteur Ayman Al Zawahiry ne dit pas autre chose quand il appelle à poursuivre la révolution en Egypte ou à soutenir le jihad en Syrie. Les avant-gardes de la conquête, dont il rêvait à Peshawar avec ses frères d’armes du Jihad islamique égyptien (JIE) sont bien là, et peut-être leur succès est-il encore plus éblouissant que prévu.

On débat en effet, depuis plusieurs mois, afin de déterminer si Al Qaïda a été vaincue. En fait, il me semble que l’organisation (je parle du « canal historique ») est bien en train d’être éradiquée par l’Empire au terme d’une étourdissante offensive faite de drones, de forces spéciales et d’une poignée d’avions de combat utilisés à bon escient. On ne peut, au passage, que rester ébahi devant la montée en puissance de l’appareil de renseignement impérial après les ratés du 11 septembre

Mais sa victoire stratégique me semble tout autant manifeste : des régimes alliés ont été fragilisés – voire renversés, notre système d’Etats clients s’est disloqué, les tensions communautaires (qui ont aussi d’autres causes, bien sûr, économiques, ethniques) sont vives dans tout le Moyen-Orient mais aussi au Pakistan, en Thaïlande, en Indonésie, ou au Nigeria, et les Occidentaux vivent désormais dans la certitude que leurs gouvernements les espionnent (mais est-ce si grave ?). Loin du silence des médias français, l’intensité de la menace jihadiste est encore vive, et le fait qu’elle ne s’exerce plus sur notre sol, ou marginalement, n’excuse pas l’aveuglement de nos journalistes, seulement capables de lire ou de recopier les dépêches d’agence et les communiqués des uns et des autres. (Hé, les amis, ça n’est pas ça, l’information. Ça c’est de la compilation.)

Si on essaye de dresser un tableau (très) simple de la mouvance jihadiste, on obtient ça :

Il est impossible de faire apparaître les connexions entre les mouvements si on veut conserver un minimum de clarté, ou alors il faudrait faire des dizaines de planches, et vraiment je n’ai pas le temps… En réalité, il faudrait même disposer d’un système de projection en trois dimensions comme en dispose l’Académie jedi de Coruscant (L’Attaque des Clones, George Lucas, 2002) afin de mettre en évidence la multiplicité des liens entre les mouvements (Boko Haram et les Shebab et AQMI, AQPA et les Shebab, AQMI et les réseaux jihadistes européens, AQ et le TTP et le LeT, etc.), comme j’avais tenté de la présenter ici. Mais l’important est ailleurs.

Symbolisée par l’élimination d’Oussama Ben Laden en mai dernier, la dislocation, presque achevée, d’Al Qaïda ne semble pas avoir eu de conséquences sur le dynamisme du jihad mondial. Au contraire, serait-on même tenté de dire. Mais, après tout, qui pensait vraiment que tous nos amis jihadistes allaient d’un coup poser leurs AK-47 et leurs ceintures d’explosifs pour reprendre leurs études de droit ?

La chose est devenue évidente, et nous en débattions doctement à Bruxelles il y a près de dix ans : Al Qaïda a rempli sa mission en déclenchant le jihad mondial et sert désormais de référent. Il suffit pour s’en convaincre de compter les groupes terroristes ayant changé leur nom après avoir cherché et obtenu l’adoubement des fondateurs de l’organisation. La pause opérationnelle observée – pas partout et pas par tous, essayez d’expliquer aux Nigérians ou aux Maliens que le jihadisme est de l’histoire ancienne – depuis le début des révoltes arabes ne doit pas nous faire penser que tout est fini. Au contraire, tout porte à croire que nous entrons dans une nouvelle phase qui va, entre autre, voir se jauger puis s’affronter les islamistes radicaux et les nouveaux régimes qui les auront déçus, et qui verra les progressistes ramasser coup sur coup, comme en Egypte.

Ce qui devrait logiquement attirer notre attention, mais qui ne l’attire pas, c’est qu’aucune des revendications profondes des jihadistes n’a encore été entendue, même s’ils sont sur la bonne voie : pas de théocratie, pas de charia, pas de femmes interdites d’emplois publics et cloîtrées chez elles, pas de décapitation publique de criminels, comme dans la débonnaire Arabie saoudite. De même, pas de rupture avec Israël ou avec l’Empire, pas de spectaculaire renégociation de tel ou tel accord avec l’Europe. Et surtout, aucune des difficultés sociales ou économiques dépassées. Aux portes du pouvoir, mais sans avoir obtenu gain de cause, pourquoi les jihadistes renonceraient-ils à la violence alors que tout les porte à croire que la victoire est là, presque au bout des doigts ?

Le succès du dispositif occidental mis péniblement en place après les attentats de 2001 a littéralement nettoyé l’Europe et l’Amérique du Nord des réseaux jihadistes opérationnels. De temps à autre, et comme pour s’occuper, les services arrêtent bien un ou deux exaltés victimes d’un pot de miel – une opération toujours réjouissante à monter, même si elle fait bondir les lecteurs de Libé, mais qu’importe, après tout ? En Asie du Sud-Est également, il faut noter que les services ont fait le ménage, même si les ambiguïtés indonésiennes demeurent. Ailleurs, en Afrique du Nord, en Afrique sub-saharienne, en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient, dans le Caucase, dans la zone pakistano-afghane et jusqu’en Inde, force est de constater que la situation est loin d’être aussi reluisante – et si on avait du temps, on pourrait s’interroger sur les liens entre développement économique, démocratie et efficacité de la lutte contre le terrorisme. Mais on n’a pas le temps.

Alors, où en sommes-nous ? En Algérie, l’infinie médiocrité de la classe dirigeante, la qualité toute relative de l’Armée nationale populaire (ANP) et les calculs moisis de quelques généraux laissent survivre en Kabylie la plus ancienne guérilla jihadiste de la planète. AQMI se sait vaincue au nord, mais elle a su, très habilement, développer les réseaux du GIA puis du GSPC au Sahel. Mieux, si j’ose dire, on dirait bien que la jonction avec Boko Haram est devenue réalité, et, encore mieux, l’apparition du MUJAO doit être analysée comme un succès d’AQMI, qui a réussi à générer le jihad régional rêvé depuis des années. Et comme c’est brillamment écrit ici, on peut même se demander si le MUJAO n’est pas un partenaire d’AQMI plus qu’un rival ou qu’une dissidence hostile.

En Egypte, et depuis plus d’un an à présent, le gazoduc du Sinaï est saboté par des jihadistes qui ont même commis un attentat à El Arish cet été et voudraient bien soutenir leurs frères esseulés de Gaza. Au Yémen, AQPA est lancée dans une lutte à mort avec le régime, soutenu par l’Empire. Il ne s’agit plus de tuer des officiels mais de contrôler des villes et des territoires. Plus qu’AQMI au nord du Mali, AQPA tente clairement de créer des émirats au Yémen, sur le modèle afghan ou irakien.

Mais c’est en Syrie que l’avenir se joue. Les jihadistes en provenance d’Irak, qui essayent de confisquer la révolte, permettent aux vieilles ganaches nostalgiques, aux supporters du régime et aux petits bras pacifistes de l’humanitaire sans violence de dénoncer un complot islamo-sioniste (vous noterez cette nouvelle confirmation qu’il n’y a pas de limite à la bêtise humaine). Que nous soyons nombreux à souhaiter la chute du régime syrien, c’est une évidence. Il suffit de penser à l’ambassadeur Delamare, aux paras du Drakkar ou aux Marines de l’Empire pour se dire que c’est quand même bien fait. Mais souhaitons-nous pour autant une victoire des jihadistes ? Je crois qu’il est difficile de me soupçonner d’un tel penchant. Je peux en revanche révéler une de mes perversions : j’aime contempler deux camps également détestables s’entretuer, c’est distrayant et source de grande joie. Evidemment, m’objecterez-vous, ce sont encore les civils qui prennent mais vous savez bien qu’une intervention militaire directe en Syrie est impossible et on ne peut que pester devant notre impuissance, décidément spectaculaire dans bien des domaines.

Ne voir dans la révolte syrienne qu’une poussée islamiste est réducteur, même s’il faut s’attendre, avec le pourrissement en cours, à une montée en puissance des jihadistes. Il est bien trop tard pour essayer de monter un coup d’Etat contre Bachar El Assad et ses amis : le régime va se disloquer seul, et nos alliés du moment, dans le Golfe, ne nous pardonneraient pas d’essayer de leur voler leur victoire et retourneraient contre nous, plus vite que prévu, les barbus qui vont faire le coup de feu à Homs ou ailleurs.

La séquence est donc désormais bien connue, et il faut s’attendre à ce que le jihad syrien déborde vers l’Irak, le Liban et la Turquie, avant d’essaimer dans des pays plus lointains idéologues, réseaux de soutien et cellules opérationnelles. Il va aussi falloir résister à la tentation de soutenir les jihadistes, et j’espère du fond du cœur que le bondissant Saïd Arif, qui a échappé il y a quelques jours aux fines gâchettes de la DCRI, n’a pas été prêté aux services qataris ou saoudiens afin de monter quelque action malveillante…

Le bilan est donc loin de correspondre aux déclarations enflammées de quelques uns.

La Syrie ? Une nouvelle terre de jihad. L’Irak ? Plus que jamais engagé dans un processus de guerre civile qui va redonner du sens au jihad. Le Nigeria ? Au bord de l’implosion. Les Shebab somaliens ? En difficulté sur le terrain, ils vont devoir frapper en Ethiopie, en Ouganda ou au Kenya pour exister et prouver que leur lutte n’est pas interrompue. Le Yémen ? En train de s’effondrer sur lui-même. Le Pakistan ? Ses services peuvent être tentés de refaire le coup de Bombay/Mumbai (novembre 2008) tandis que le TTP poursuivra son offensive. Le Caucase ? Loin d’être pacifié. Et plus à l’est, le retour en Ouzbékistan ou au Tadjikistan de combattants qui fuient les zones tribales pakistanaises contribuent déjà à renforcer les réseaux locaux, constitués comme en Algérie ou en Mauritanie de jeunes gens qui pensent que seule la violence peut faire évoluer la situation.

Alors, la fin du jihad ? Sans doute pas pour demain.

What I really do

C’est la grande mode sur Facebook, et je n’ai pas résisté à la tentation – pas mon genre, de toute façon. J’ai donc concocté mon propre slide, la mise en page n’est pas parfaite mais (accent bavarois) « on rigole, en même temps ». Voici donc une modeste contribution de contre-terroriste à la série bien connue.

Allez, et surtout, la santé. C’est important, la santé.

 

Adieu, veaux, vaches, phacochères…

Quelqu’un a pensé à dire aux jihadistes qu’ils prennent des coups à cause d’un avion surnommé le phacochère ? Je suis pourtant certain que cette annonce remporterait un grand succès. Mais, on dirait bien que cette époque sera bientôt derrière nous, sauf si les chefs de l’US Air Force reviennent à la raison, ce qui n’est pas leur genre.

Dans le cadre d’un ambitieux plan d’économies de près de 500 milliards de dollars sur 10 ans, l’Administration Obama a annoncé, à la fin du mois de janvier, une série de mesures âprement discutées aux Etats-Unis. Parmi celles-ci figurent la dissolution de 7 escadrons de chasseurs de l’US Air Force, (Fighters Squadrons, héritiers des Tactical Fighters Squadrons), 1 de F-16 de l’ANG, 1 de F-15 (sans doute un escadron d’entraînement affecté à l’Oregon Air National Guard) et surtout 5 de A-10. La perte prochaine d’un bon paquet de ces admirables camions à bombes a provoqué un véritable tollé, chacun déplorant la disparition d’un avion au physique pour le moins particulier mais si attachant au profit du JSF F-35 Lightning II, un appareil en cours de développement, qui vient d’ailleurs d’entrer en service au sein d’une unité d’entraînement des Marines, la VMFAT-501 basée à Eglin AFB, et qui doit, à terme, devenir un appareil également mis en œuvre par la Navy et l’Air Force.

Le F-35 est en effet ce qu’on appelle couramment dans les armées une usine à gaz, censé répondre aux besoins des trois armes autorisées à posséder des jets de combat, et déjà vendu à bon nombre d’alliés de l’Empire – afin de remplacer à terme le F-16 Fighting Falcon, actuel appareil standard de ses clients. Nous sommes quelques uns à nous souvenir que les programmes aéronautiques communs aux Etats-Unis se déroulent rarement comme prévu, et que plusieurs appareils de grande qualité ont fini leur carrière en accomplissant des tâches pour lesquelles ils n’avaient pas été conçus. Du F-111, imposé à la Navy par Robert McNamara puis rejeté et inspirateur du programme du F-14 Tomcat, au YF-17 rejeté par l’ Air Force mais finalement acquis par la Navy et les Marines en tant que F/A-18 Hornet, en passant par le B-1 annulé par Jimmy Carter et réactivé par Ronald Reagan en tant que B-1B Lancer et passé de bombardier stratégique à avion d’appui tactique, il faut reconnaître que les Etats-Unis, soucieux de conserver leur industrie aéronautique militaire, conçoivent de superbes appareils aux destinées souvent agitées (j’aurais pu vous parler du RA-5C Vigilante, du F-101 Voodoo ou du F-105 Thunderchief, mais passons, foin de la nostalgie).

Elaboré à partir de l’expérience vietnamienne et conçu afin de pouvoir combattre en Centre–Europe, le A-10 Thunderbolt II – dont le concurrent malheureux, le YA-9, a fortement inspiré le Su-25 – n’a jamais combattu dans cet environnement pour le moins hostile. Dans les Balkans ou en Irak, il a frappé des armées que la puissance des frappes stratégiques et la densité des attaques électroniques avaient rendues inopérantes. En Afghanistan, il a été employé contre une insurrection peu armée et a ironiquement repris le flambeau, 40 ans après le Vietnam qui a conduit à sa naissance, des Skyraider, Phantom II et autres Super Sabre que l’Air Force engageaient alors pour réduire le Viêt-Cong et l’ANV – et que j’évoquais ici).

Il faut dire que le A-10 est un avion assez rustique, littéralement construit autour d’un terrifiant canon de 30mm, bâti, comme le Skyraider, afin de transporter une grande variété de charges et assez solide pour encaisser des impacts, sans parler de sa vitesse et de sa maniabilité à basse altitude.

Dans les années 80, les pilotes américains qui désiraient voler dans un appareil voisin de ceux de la fin de la Seconde Guerre mondiale, choisissaient ainsi le A-10, un avion sans radar et sans grand chose, d’ailleurs, de ce qui équipaient les F-15E Strike Eagle et autres F-16C/D. En France, nous avions le Jaguar, mais c’est une autre histoire.

La guerre contre l’Irak, en 1991, marqua le retrait par la Navy de ses propres avions d’attaque « anciens », comme le A-6 Intruder ou le A-7 Corsair II, au profit du F/A-18, mais l’Air Force, malgré, déjà, de fortes tentations, résista et ne liquida pas ses A-10, dont elle rebaptisa une partie OA-10 et auxquels elle confia, théoriquement, des missions de contrôle aérien avancé (FAC), comme le faisaient au Vietnam, nouvelle ironie, les OA-37 Dragonfly ou les OV-10 Bronco. Le A-10 était à nouveau menacé lorsque les interventions en Afghanistan (2001) puis en Irak (2003) lui donnèrent un coup de jeune. A partir de 2005, les appareils survivants passèrent d’ailleurs au standard C (A-10C, cf. ici) tandis que leur réputation allait en grandissant en raison de leur puissance de feu.

https://dailymotion.com/video/x42cqi

En réalité, le A-10 incarne une certaine vision de la guerre américaine, et on ne s’étonnera pas des engagements politiques de certains ses défenseurs. Le Thunderbolt est en effet une arme rare, sans nul doute le monoplace d’appui le plus puissant actuellement en service. Il répond ainsi à la doctrine américaine qui veut que toute opposition soit intégralement détruite, et plusieurs observateurs ont suggéré, plus ou moins sérieusement, que les escadrons dissous soient transférés à l’Army – sous-entendu : qui saurait s’en servir, elle.

Les défenseurs du A-10 sont d’autant plus virulents que le F-35 est évidemment soupçonné d’être celui qui le remplacera. Or, le F-35 est justement le type d’appareil qui fait bondir outre-Atlantique : cher, (trop ?) complexe, (trop ?) polyvalent, il représente le genre de programme imposé par le politique aux armées et donc, in fine, une Administration fédérale incompétente et déconnectée (air connu) qu’il est de bon ton de conspuer. Pourtant, les décideurs ont eux aussi de bonnes raisons, comme l’expliquait l’amiral Winnefeld, chef d’état-major interarmes adjoint :

Is the F-35 going to be as good a close-air support platform as an A-10? I don’t think anybody believes that, but is the A-10 going to be the air-to-air platform that the F-35 is going to be? So again, the Air Force is trying to get as much multimission capability into the limited number of platforms it’s going to have. (Cf. Defense News)

Le choix actuel du F-35, et le refus, désormais, de posséder des avions trop spécialisés, répondent donc à la cruelle prise de conscience des limites de l’Empire et de son déclin. Le temps où les ponts d’envol de porte-avions ou les tarmacs des bases regorgeaient d’appareil d’interdiction, d’appui tactique, d’attaque légère, d’attaque moyenne, d’appui, de chasse, d’interception, de reconnaissance ou de guerre électronique s’estompe. Sur les porte-avions impériaux, des Hornet, des Super Hornet et des Growler (des Super Hornet de guerre électronique…). Sur les bases, des F-16 et des F-15. Et pi c’est tout.

Alors, évidemment, les râleurs comme moi vous diront que le retrait partiel du A-10, qui est naturellement lié au départ d’Irak et d’Afghanistan, symbolise la fin d’une certaine idée du combat, quand les pilotes d’appui devaient discerner à l’œil nu, dans une mêlée, qui était dans quel camp et quand on pouvait lire le code de dérive d’un chasseur depuis le sol. Dans les années 70, un pilote avait même fait s’envoler le bloc-notes d’un journaliste qui se demandait si le A-10, de l’envergure d’un B-25, quand même, était si maniable… Les râleurs comme moi vous diront aussi que le A-10 ne laisse pas tant sa place au F-35 qu’aux drones armés et à une certaine rationalité industrielle, comme c’est brillamment exposé ici, et tant pis s’il faut y voir une nouvelle manifestation du refus de tuer trop directement.

Je vois cependant une autre logique à tout cela, alors que certains beaux esprits découvrent, grâce, si j’ose dire, à la crise syrienne, que les affrontements de blocs ne sont pas morts. L’Empire a récemment et ouvertement indiqué qu’il allait orienter son effort de défense vers le Pacifique, et donc vers la Chine. Dans ce cas, non seulement les réformes en cours visant à maintenir, malgré les difficultés, 11 porte-avions sont logiques – et les économies liées au retrait du A-10 aussi, mais en plus l’obstination à construire le F-35 peut être aussi viser à garantir une certaine avance technologique, même si le F-22 est déjà un demi-échec et que les avionneurs américains vendent, avec le F-16 et le F-15, des chasseurs quadragénaires.

La doctrine se dessine donc : faire la course en tête face aux puissances désormais émergées, ne plus s’engager directement, gérer en douceur avec les drones et montrer ses muscles avec le mythique Global Strike Command.

Le A-10, dans ce contexte, est aussi séduisant et dépassé que Carlito Brigante sortant de Rykers Island.

 

« You know I’ve seen a lot of people walking around with tombstone in their eyes » (« The Pusher », Steppenwolf)

« Le feu tue », disait Philipe Pétain, un homme dont on néglige trop souvent le legs intellectuel et moral et dont on mesure, dans cette courte pensée, la fascinante puissance conceptuelle. Et il n’avait pas tort – pour une fois. On ne peut, en effet, que constater quelles conséquences, souvent définitives, a sur la vie humaine une rafale bien ajustée de 5,56 ou un tir d’appui à la 12,7.

Curieusement, nombre d’hommes de lettres, d’historiens, de philosophes, de psychologues ont tenté de comprendre, en vain, pourquoi certains d’entre nous éprouvaient du plaisir à brandir une arme, à risquer leur peau – pas moi, évidemment, qui suis sensible au vertige et qui rougis quand un contrôleur de la RATP m’adresse la parole. Evidemment, on nous répondra que c’est pour la France, pour la République, pour l’Occident chrétien. Peu oseront vous dire que c’est pour flinguer le type d’en face, pour sentir la mort, pour déguster la puissance. Qu’on ne se méprenne pas, tout le monde ne ressent pas cela, mais on ne me fera pas croire qu’un Légionnaire en opération en Afghanistan entend vraiment y contribuer au nation building. Il y est pour vider des chargeurs, et c’est exactement pour cela que la France l’y a envoyé : pour y projeter de la puissance, y démontrer sa volonté, y exercer une pression physique éventuellement mortelle sur ses ennemis – y tuer, en clair.

Tout le monde n’a pas nécessairement la capacité de verbaliser son amour de l’armée et de la chose militaire (on pourrait aussi évoquer la camaraderie, le goût de l’effort, celui du sacrifice, le plaisir de servir, le besoin d’ordre). Combien, chez nos soldats, ont dit la vérité à leur famille ? Maman, Papa, je m’engage car j’aime avoir peur à la porte de l’hélico et que j’adore me coller contre un muret dans la campagne pendant que les balles sifflent autour de moi. Ma chérie, j’ai dézingué un type à 835 mètres grâce à mon fusil de précision. Sa tête a éclaté comme une pastèque. Ses copains devaient être trempés. Tiens, d’ailleurs, je l’ai filmé. Tu veux voir ? Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

La guerre, quoi qu’on dise, n’est pas une activité banale ou anodine, et elle obéit même à ses propres lois, ce qui nous permet de conclure habilement que celles-ci sont donc différentes des lois civiles, ou du temps de paix. Dès lors, comment justifier une plainte pour « mise en danger de la vie d’autrui », une qualification civile parfaitement déplacée pour qualifier un combat meurtrier ? Me Collard, qui dénonça en son temps les dérives judiciaires (rires),

nous offre ici un nouveau numéro parfaitement imbécile, qu’il justifie ainsi (Cf. Le Monde du 1er février) :

On n’a jamais dit qu’un militaire, quand il endossait son uniforme, n’endossait pas sa mort possible. En revanche, on a toujours dit qu’on n’avait pas le droit d’envoyer des soldats à la mort sans leur donner les moyens de se défendre, d’échapper à un guet-apens construit par la négligence, par le laxisme de la hiérarchie.

La cour d’appel a fait encore plus fort en avançant qu’il pouvait y avoir eu « maladresse », « imprudence » ou – accrochez-vous – « manquement à une obligation de sécurité ».

Il n’est, semble-t-il, pas venu à l’esprit de ces beaux esprits, manifestement déconnectés, que la commission d’une éventuelle imprudence par le commandement sur le terrain (qui relève de la conduite des opérations et doit être évaluée par l’armée elle-même) pouvait justement avoir été le but de l’ennemi (et quand bien même nos soldats auraient été tués en raison de la bêtise crasse de leur chef de section, l’enquête et la sanction relèveraient de l’armée, et non de la justice civile).

Je crois avoir lu quelque part que le but d’un engagement de ce type était la VICTOIRE, vous savez, ce moment infiniment triste où les gars de votre camp sont les plus nombreux debout et où en face c’est la désolation. Pour aboutir à ce résultat, il paraît même que des types planchent depuis des siècles, étudient la bataille de Cannes ou celle d’Austerlitz, peaufinent leur Méthode de raisonnement tactique (MRT), cherchent un effet à obtenir, une idée de manœuvre – sauf pour aller à l’ordinaire, je me comprends. On appelle cela la tactique, et l’idée générale est de mettre une tannée à l’ennemi. Du coup, quand on repense à Uzbin (« une sacrée raclée, soit dit en passant), on est bien obligé de se dire qu’il y a dans le camp d’en face un tacticien qui a été récompensé, au lieu d’être l’objet d’une plainte. Ah mais (je réfléchis à voix haute), peut-être faudrait-il lancer une commission rogatoire internationale contre ce type qui ose faire tirer sur nos hommes ? Qu’en pense Me Collard ?

Cette plainte me semble, en réalité, aussi idiote que le comportement de certains supporters de foot qui ne tolèrent pas la défaite, qui refusent, en fait, la prise de risque, qui ont en horreur la glorieuse incertitude du sport. A la guerre, l’incertitude est d’autant plus glorieuse que la défaite n’entraîne pas la solitude dans le vestiaire mais des morts, des destructions, la captivité, parfois la perte de souveraineté nationale, etc. On comprend que, au vu des enjeux, l’ennemi soit peu enclin à se rendre sans combattre. Est-ce là ce qui gêne Me Collard et les familles des soldats morts (je me refuse à dire « victimes », désolé) ?

Faut-il remplacer le mauvais tacticien comme on limoge un entraineur ? Et si notre tacticien était simplement moins bon que celui d’en face ? Ne doit-on pas reconnaître sa défaite ? Ne doit-on pas accepter l’idée que ce sera pour la prochaine fois – puisque nous allons continuer à nous battre, n‘est-ce pas ? Car il ne s’agit pas d’un hélicoptère qui s’est écrasé en raison d’une faute de pilotage, ou d’une panne liée à un défaut d’entretien. Nos hommes sont morts parce qu’ils ont été tués, et ces morts étaient bien le but recherché par les Taliban, qui connaissent sans doute mieux que quiconque en ce début de siècle les préceptes de la guérilla et cherchent à nous fragiliser.

Avouons-le, nous ne sommes pas prêts à payer le prix d’une guerre, même d’intensité réduite. Nous refusons de voir et d’expliquer la violence chez l’ennemi, nous refusons – officiellement – d’en faire usage et nous cherchons, coûte que coûte, des responsables à blâmer pour nous cacher le terrible constat de notre faiblesse. Notre Président, littéralement obsédé par les victimes (comme je l’écrivais déjà ici, et encore ), est pris au propre piège de ses déclarations, toujours à l’emporte-pièce. Lui, qui finalement incarne si bien notre pays dans sa coupable candeur et son refus d’assumer quoi que ce soit, nous dit qu’on peut tout éviter, qu’il y a toujours un coupable, une erreur, que tout s’explique. Il nous dit qu’il n’y a pas de fatalité.

Hélas si, quand on fait la guerre, il y a une fatalité. D’ailleurs, vous savez comment on dit « décès » en anglais : fatality.

« Il n’y a qu’une réponse à la défaite, et c’est la victoire » (Sir Winston Churchill)

Bien, résumons-nous. La France est une grande nation et une grande puissance, elle défend avec courage, partout où elle le peut, ses valeurs. Elle tient ses engagements, elle reste aux côtés de ses alliés, elle ne lâche rien et elle rend les coups. Elle rend hommage à ses morts mais reste solide dans l’adversité, unie comme jamais derrière un Président, un gouvernement et une opposition responsables, qui savent, les uns et les autres, pour quelles raisons nos troupes se battent en Afghanistan.

Ah, on me fait signe en régie que je ne lis pas le bon texte. Je recommence.

Le 20 janvier dernier, un soldat de l’Armée nationale afghane (ANA) a ouvert le feu sur des soldats français dans la base opérationnelle avancée de Gwan, dans la vallée de la Kapisa alors que ces-derniers, fidèles à la devise de l’armée française (« Tôt et en courant ») se livraient à leur quotidienne séance de sport. Il s’agit là d’un acte lâche, qualifié un peu rapidement d’assassinat par le Ministre de la Défense – puisque dans un contexte de guérilla la qualification pénale de morts causées par un ennemi me semble être un exercice périlleux, moins que la guerre elle-même, naturellement. Mais passons car l’important, me semble-t-il est ailleurs.

Gérard Longuet s’est rendu ce matin chez Jean-Jacques Bourdin, ce qui a occasionné une fascinante rencontre entre deux intelligences supérieures faisant assaut de questions pertinentes (M. Bourdin se prenant manifestement pour le Directeur Asie-Océanie du Quai) et de réponses argumentées (M. Longuet ayant parfois du mal à dire à son interlocuteur que les rapports de l’OTAN n’ont pas vocation à être diffusés par la presse et que les contacts avec les Taliban relèvent, hélas, de la conduite de cette guerre – tout comme leur mort, serais-je tenté d’ajouter – mais au moins il connaît le nombre de tués français, pas comme la troublante Madame Pécresse).

La question centrale, à mes yeux du moins, reste celle de l’appréciation par nos concitoyens, et donc par nos dirigeants, forcément (rires) à leur écoute, de la violence, de la mort, donnée et reçue dans le cadre d’un conflit armé. Alors que l’on pourrait attendre/espérer de nos plus hautes autorités qu’elles fassent preuve de sang-froid et qu’elles endossent, enfin, l’habit de chef de guerre qui sied dans de telles circonstances, nous n’avons eu droit qu’à de l’émotion. Que les familles des soldats tués soient effondrées par la perte d’un mari, d’un père, d’un fils ou d’un frère, on le comprend aisément et on ne peut que s’associer à leur douleur. On me pardonnera de juger, en revanche, leurs analyses géostratégiques parfaitement dispensables et j’irai même jusqu’à dire qu’il ne leur appartient pas de juger si une guerre est légitime. Il s’agit là d’une dérive propre à nos démocraties, partagées entre la défense de leurs intérêts stratégiques et l’horreur que leur inspire la mort (enfin, surtout celle de leurs citoyens, parce que les pertes civiles, hein, franchement, on se comprend, surtout en Afrique, d’ailleurs). Mais que, à l’annonce de la mort de nos soldats, le Président en soit venu à immédiatement évoquer un retrait précipité d’Afghanistan a été une véritable gifle. On connaît l’extrême sensibilité du chef de l’Etat au sort des victimes, son besoin viscéral de se placer à leur côté, parents d’enfants assassinés, familles frappées par les intempéries, etc. Cette posture est déjà indécente, et porteuse de bien des confusions. Mais dans le cas de pertes sur un théâtre d’opérations, réagir de façon aussi irrationnelle, évoquer un retrait, suspendre les opérations, tout cela relève de l’erreur politique et diplomatique.

Nos alliés ne s’y sont pas trompés, et l’Empire a sobrement indiqué douter de la décision française – et on imagine l’Empereur lever les yeux au ciel après ce nouveau caprice de son difficile allié. Seul cerveau du gouvernement, le Ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, a finalement ramené tout le monde à la raison et notre retrait interviendra finalement en 2013, après avoir été initialement programmé pour 2014.

Une constat s’impose donc, après cette semaine de confusion : 4 morts dans nos rangs, et nous plions bagage, alors même que nos troupes sont déjà cantonnées dans leurs bases depuis l’été 2011 car la guerre semble être une activité bien trop dangereuse pour nos dirigeants, en pleine (pré)campagne électorale.

Dans l’opposition, François Hollande, que l’on croyait pourtant doté d’un cerveau, a osé affirmer sans rire, dans une louable tentative d’imitation de Geore Bush Jr. sur le pont de l’USS Abraham Lincoln, le 1er mai 2003, que la mission était remplie et que les troupes françaises pouvaient rentrer.

Non seulement la mission n’est pas accomplie, mais elle est même un échec total – quoi qu’en dise Gérard Longuet. L’Afghanistan reste un épouvantable merdier et l’ANA évoque plus l’armée sud-vietnamienne du printemps 1975 qu’une troupe prenant de l’assurance.

Mais surtout, surtout, et les familles des soldats ont, sur ce point, raison de s’interroger, à quoi bon continuer à – vaguement – se battre quand le retrait de la coalition a d’ores et déjà été annoncé (2014) et que les Taliban savent donc que leur victoire est (toute) proche ? En acceptant le principe de contacts avec eux grâce à l’entremise du toujours serviable Qatar (Allo ? Y a-t-il quelque part un être doué de raison capable de dire la vérité à nos dirigeants sur le Qatar ?), en mentant effrontément sur le résultat de ces dix années de guerre, les Occidentaux, et singulièrement la France, dévoilent l’étendue de leur faiblesse et de leur impuissance. Ils révèlent leur extrême vulnérabilité à la violence portée par l’ennemi, et ils confirment que la guerre est d’abord une question de volonté, celle de vaincre, d’être prêt à en payer le prix, à tuer et à être tué.

Alors qu’une armée normalement constituée, et non pas émasculée par un commandement politique qui gère une embuscade comme une catastrophe ferroviaire, aurait lancé des actions de représailles (mais je ne sais pas tout, et c’est peut-être le cas), voilà que nous apprenons que le soldat de l’ANA à l’origine de nos morts est entendu par des Gendarmes. A-t-il un avocat ? Celui-ci était-il présent lors des interrogatoires ? D’ailleurs, y a-t-il eu dépôt de plainte ? Terrorisme ou assassinat ? On croît rêver, mais c’est un cauchemar.

Et, selon la toujours pertinente Loi de Murphy, il faut désormais s’attendre à ce que notre faiblesse soit exploitée par nos ennemis ou futurs adversaires. Au Mali, au Niger, en Mauritanie, les turbulents membres d’AQMI, qui attendent leur heure, savent, plus que jamais, que frapper la France est bien plus rentable que frapper le Royaume-Uni. Des morts ? Un retrait, un débat politique pitoyable, de nouvelles déclarations à l’emporte-pièce. Où est passé le volontarisme ? Où sont passés les discours martiaux de nos chefs ? Que sont devenus les objectifs sacrés de cet engagement militaire en Afghanistan ? Et le respect dû à nos soldats tués, manifestement pour rien. Et le courage dans tout ça ?

Le quoi ?

« Je peux résister à tout, sauf à la tentation » (Oscar Wilde)

Alors que ce blog approche de son 3e anniversaire, son propriétaire abandonne, pour quelques lignes, les habits de psychopathe ricaneur qui font son charme indéfinissable pour remercier l’équipe de l’Alliance Géostratégique (AGS) de son invitation à monter à bord.

L’offre était plus que tentante, et il a été, naturellement, impossible d’y résister. Me voilà donc nouveau membre, novice, flatté et intimidé, d’AGS, aux côtés de quatre autres nouveaux venus : La voie de l’épée, Si vis pacem para bellum, De la Terre à la Lune et Le fauteuil de Colbert.

J’adresse ici mes remerciements à Clarisse, des Carnets de Clarisse, à l’origine de ce rapprochement, et aux distingués membres de l’AGS qui m’accueillent ici.

Cette intégration dans une équipe relevée et pluridisciplinaire ne devrait cependant pas me guérir de ma mauvaise foi crasse et de mon insupportable suffisance…

« Les experts/Kaboul »: Jean-Christophe Notin

Comme l’aurait dit le Père Blaise, je ne fais pas ça pour mon plaisir, figurez-vous.

J’ai donc commencé la lecture du pavé de Jean-Christophe Notin, La guerre de l’ombre des Français en Afghanistan, avec la même gourmandise que lorsque je relis un polar de James Crumley. Mais, arrivé au bout de ces 960 pages, je ne peux cacher ma déception, et le désagréable sentiment que, finalement, et malgré toutes les critiques louangeuses lues ici et là, il reste toujours à écrire un livre sur ce sujet.

Un travail phénoménal, mais gâché, suis-je tenté d’ajouter. Inutile de lister les nombreuses réflexions qui me sont venues à la lecture de cet ouvrage, manifestement fruit d’un travail considérable de la part d’un journaliste que l’histoire militaire intéresse de longue date. Je ne voudrais pas paraître vieux jeu, et encore moins grossier, mais la vérité m’oblige à vous le dire, j’ai trouvé cet ouvrage bien trop linéaire. Après des passages passionnants sur les origines de l’intervention soviétique en Afghanistan, le livre de Notin adopte une approche strictement chronologique, certes utile, mais finalement assez réductrice. On aurait aimé des chapitres plus thématiques sur le financement des ONG françaises, sur l’adaptation des services et de l’armée aux enjeux afghans, sur les relations avec le Pakistan ou les Taliban. Hélas, on ne trouve rien de tout cela et il faut donc piocher à droite et à gauche pour composer un tableau intelligible de la situation.

Loin de moi l’idée de reprocher à M. Notin d’être un journaliste, mais force est de constater que son travail n’est, en effet, pas celui d’un historien, et qu’il ne critique donc pas ses sources. D’ailleurs, pour tout dire, son livre est singulièrement consensuel. A le lire, on a bien l’impression qu’à Paris personne ne s’est jamais trompé, que personne ne s’est jamais chauffé en réunion au sujet de l’Afghanistan, que personne ne s’est jamais brusquement levé en salle de crise, et que personne n’a jamais complètement raté une opération. Et pourtant, les amis, et pourtant…

Le sentiment de linéarité, déjà provoqué par la structure chronologique du récit, s’est donc trouvé renforcé par l’absence de toute aspérité. De tous les nombreux témoins et acteurs interviewés par l’auteur, aucun n’a confessé de doute, de questionnement, voire d’erreur. On a bien du mal à croire, cependant, que tout se soit toujours passé comme prévu, en Afghanistan comme au Pakistan. Quid du chef de poste de la DGSE à Islamabad rapatrié manu militari en 2003 pour quelques regrettables et lourdes fautes professionnelles ? Quid des difficultés à traiter des sources projetées d’Europe dans les camps afghans ? Quid de la sourde compétition entre la DGSE et la DST sur l’air bien connu du « Sire, c’est nous qui l’avons vu avant eux, c’est rien que des menteurs » ? Nous n’en saurons rien, chacun des professionnels du renseignement cités dans le livre de Notin s’attachant à présenter le visage, agréable mais si peu crédible, d’une administration uniquement mobilisée par la défense de la patrie et éloignée des querelles d’égos ou d’appareils.

Il faut relever ici, en passant et l’air de rien, que l’incomparable Alain Chouet profite de ce livre pour poursuivre la réécriture de sa glorieuse carrière, et tant pis si sa mémoire des faits et des dates est approximative. On pourra, notamment, noter avec malice que si, bien sûr, évidemment, il y avait au sein de l’équipe qui travaillait en 2001, boulevard Mortier, sur l’islamisme radical sunnite plusieurs analystes de talent – auxquels j’adresse mes amitiés – spécialement chargés du suivi d’Al Qaïda (que l’on appelle désormais AQ Core ou AQ Canal historique). Le fait de s’être trompé à l’époque, et d’avoir voulu dissoudre cette équipe par aveuglement et dogmatisme en juin 2001 est une chose, et nous avons tous fait des erreurs, moi le premier. Mais réécrire sa carrière 10 ans après me paraît être un procédé bien mesquin, et, pour tout dire, indigne d’un ancien haut fonctionnaire de la République. Bah, les grands hommes ont aussi leurs faiblesses.

Le livre de Notin souffre également d’un autre défaut, plutôt gênant s’agissant de l’Afghanistan, puisque l’auteur n’a manifestement pas compris grand-chose au terrorisme, et a surtout avalé sans sourciller les fadaises que lui ont servies certains de ses interlocuteurs. On passera sous silence son appréciation, assez étonnante, des résultats du raid du 20 août 1998 (opération Infinite Reach), probablement différente de celle des turbulents jeunes gens du Harakat ul-Mujahideen (HuM), qui ont pris dans leur face une poignée de BGM-109 Tomahawk.

De même, il semble inutile de relever les affirmations parfaitement idiotes de l’auteur au sujet du GIA, sur lequel, probablement inspiré par Chouet, il ose affirmer qu’il faut en réalité parler des GIA, une complète idiotie démentie par la traduction du nom arabe du groupe et surtout par les innombrables archives accumulées sur le mouvement. Peut-être l’origine des nombreuses approximations de Notin sur le jihad vient-elle aussi de ses entrevues avec Boudjema Bounoua, mieux connu dans certains milieux sous le nom d’Abdallah Anas, compagnon des regrettés Abdallah Azzam et Oussama Ben Laden, véritable légende du jihad et qui a, semble-t-il, convaincu l’auteur de la pureté de sa démarche. Il y a tout lieu de s’étonner, en tout cas, de la manière dont les analyses de Bounoua sont reprises par Notin.

Le sentiment qui domine également après la lecture de ce pavé est celui d’une histoire officielle, sinon rédigée sur commande, du moins grandement facilitée par un accès privilégié aux acteurs de la communauté française du renseignement. Il y a quelques années, j’avais suggéré à un ami, proche du ministre de la Défense d’alors, de réaliser un documentaire sans concession sur le conflit afghan, ses causes, ses enjeux, et les raisons de notre engagement. Ce livre, malgré la masse d’informations qu’il contient, ne répond pas vraiment aux questions de nos concitoyens, et on ne peut que lui reprocher, également, de privilégier la vision des hommes de terrain. Autant les remarques d’Olivier Roy ou de Michael Barry sont pertinentes, autant les commentaires de certains de nos opérationnels sont assez faibles.

Il faut dire que Notin, probablement à la fois impressionné par ces bourlingueurs professionnels et amicalement tenu à l’écart des analystes parisiens, n’a manifestement entendu qu’un seul son de cloche, celui d’authentiques hommes d’action persuadés, pas nécessairement à raison, que leur présence sur le terrain les rendait omniscients. En réalité, et comme chacun le sait, ou devrait le savoir, ça n’est pas sur le terrain qu’on comprend le mieux les choses mais quand on y a fait un séjour et que, de retour dans son bureau, on peut croiser analyses, ressenti, et renseignements dans le cadre d’une démarche intellectuelle débarrassée de l’émotion. Cette vue partielle et cette absence d’analystes (des diplomates, il y en a dans ce livre, mais les analystes manquent à l’appel) sont un handicap qui donnent l’impression que tout a été fait grâce aux hommes présents dans la zone, sans rendre justice à ceux qui, à Londres, à Bruxelles, à Stockholm, traitaient des sources infiltrées au sein d’Al Qaïda ou qui, depuis Paris, entretenaient avec leurs homologues occidentaux ou arabes de fructueux échanges sur les réseaux jihadistes.

Alors, censure ? Autocensure ? Ouvrage de commande ? Je ne me prononce pas, je salue le travail réalisé, mais je reste sur ma faim, et je ne m’étonne même pas que M. Notin, collaborateur régulier de l’Express, ait reçu un prix de cet hebdomadaire en 2011.