« So you’re trying to shake this feeling/That trouble’s right outside the door/You lie awake each dark night/Like a time bomb wound up too tight/A storm in waiting, just offshore » (« Home of the Brave », Toto)

Vous n’avez jamais envie de grandeur ? Vous n’avez jamais rêvé de Trajan triomphant à Rome, d’Alexandre contemplant la dépouille de Darius, de Cortès s’emparant de Tenochtitlan ? Vous n’avez jamais voulu sentir le vent de l’Histoire vous ébouriffer, soulever votre foulard sur une plage normande, ou devant Moscou, dans le désert de Libye avec une bande de Légionnaires pour l’honneur de la République ? Etes-vous capable de pleurer devant les Pyramides au Caire ? Ou d’attendre que le soleil se couche sur le mall à Washington ? Frissonnez-vous en lisant Shakespeare, ou Zweig, ou en reprenant les discours de Clemenceau ou de Churchill ? Ou en écoutant Cream reprendre Robert Johnson ?

J’ai toujours voulu servir mon pays, pour la mission comme pour la fierté de l’accomplir. Nous sommes tous différents et nous réagissons différemment à notre environnement, à ses sollicitations.  Depuis mon enfance, peut-être dès mes cinq ans, quand ma folie ne se voyait pas encore mais que je percevais déjà ma différence, j’ai vibré à l’évocation de ces héros abandonnés, au souvenir de ces empires emportés par les siècles, à ces aventuriers qui voyaient plus grand que les autres. J’ai passé des heures à imaginer ces conquistadors perdus dans les grandes plaines d’Amérique du Nord, dans un continent trop grand pour eux, et j’ai dévoré le récit de Guillaume de Rubrouck, parti à la rencontre des Mongols, à 12.000 km de la cour de France.

Je ne me suis jamais senti un tel destin, je ne me suis jamais vu capable de tels exploits, mais j’ai toujours voulu passer de l’autre côté du miroir, voir les fabricants de l’Histoire, approcher la grandeur, la contempler, presque la toucher du doigt. Penser pour agir, réfléchir pour comprendre et comprendre pour peser. Si vous avez peur de décider, poussez-vous de là et laissez faire.

Dès mes premiers mois dans l’administration, j’ai pu, moi qui suis un Saint Simon de seconde zone, remplir mes carnets de notes. Les scènes que j’ai notées, et que je distillerai peut-être un jour si j’en ai le talent, ont confirmé toutes mes lectures. J’ai ainsi eu la chance d’assister au pire et au meilleur, de côtoyer des opérationnels de légende qui vous parlent des moines de Tibéhirine à la cantine, des analystes de génie qui passent d’un Antonov 2 à Kaboul à des cartons d’archives sans sourciller, et des chefs qui vous stupéfient par leur agilité intellectuelle, leur culture, la profondeur de leur vision, et leur ambition pour votre service, et votre métier, et votre matière.

En repensant à ces moments, comment nier ne pas ressentir un pincement au cœur ? Entendre au téléphone les pales des Huey lorsque l’armée philippine attaque les types d’Abou Sayyaf à Jolo et qu’un de vos plus chers amis, à l’autre bout du monde, essaye de sortir les otages du merdier. Monter en salle de commandement, en début de nuit, regarder Bagdad sous les Tomahawks sur un écran grand comme la façade de votre maison. Donner l’organigramme complet d’un groupe terroriste – y compris les numéros de téléphone – à un pays en guerre pour qu’il en fasse le meilleur usage. Découvrir des trésors d’intelligence et d’engagement dans chaque bureau(ou presque), des opérations superbes, des manœuvres habiles dont la description vous laisse presque sonné, un sourire béat, fier même si vous n’y êtes pour rien.

Mais voir son instructeur ivre à 14h en salle de cours. Et savoir que le chef auquel vous parlez, bien qu’il ait inventé des sources et volé des fortunes à l’Etat, a été épargné parce qu’il est de la bonne promotion, du bon parti, de la bonne loge et qu’il sera toujours intouchable. Et savoir que telle autre boit comme un personnage d’Audiard sans en avoir le style et se rêve une grande carrière sans pouvoir aligner deux phrases, ou que tel autre cherche partout le Grand Sorcier mais ne trouverait pas ses clés dans sa poche… Et découvrir que la politique de votre pays est faite par des ministres qui n’osent pas assister aux sommets à Bruxelles de peur de perdre leur maroquin s’ils quittent Paris. Ou que tel directeur nourrit plus son esprit en lisant un hebdomadaire qu’en étudiant les notes écrites par les services de l’Etat.

Et ces responsables politiques qui gardent le même conseiller occulte que le prédécesseur qu’ils vilipendaient pourtant, et ce conseiller qui refile la même bouillie aux uns et aux autres. Et ses ambassadeurs qui volent de capitale en capitale et d’erreur d’appréciation en erreur d’appréciation, qui ne voient pas de Frères musulmans en Egypte, ni de terroristes au Mali, et qui se préoccupent plus de la facture des petits fours que la vie hors de leur palais.

L’Histoire n’est pas faite que de grandeur. Certains jours, Churchill ne dessoûlait pas, et Kennedy avait coutume de dire qu’il lui fallait une femme par jour car sinon il avait mal à la tête. Mitterrand recevait des voyants, Philippe Auguste a répudié sa jeune épouse danoise le matin de leur nuit de noces, la liste des turpitudes et autres errements des grands de ce monde est sans fin, mais ils avaient une vision, et ils essayaient de la mettre en œuvre, pour leur pays, pour la gloire, la leur, celle de Dieu, peu importe.

J’ai quitté l’administration le jour où j’ai réalisé que je ne supportais plus cette médiocrité, et qu’en fait je ne l’avais jamais supportée. On m’a alors conseillé d’être patient, d’attendre « deux ou trois ans » que certains prennent enfin leur retraite. Las, non seulement ils sont encore là, à des postes qu’ils occupent pour certains depuis dix ans, mais ils ont été rejoints par des disciples qui placent leurs intérêts personnels avant l’accomplissement de leur mission. Certains journalistes savent désormais qu’on peut annoncer son départ en poste avant que la commission de désignation n’ait rendu son verdict, ou qu’avoir tout raté sauf sa première communion n’empêche pas de monter en grade. Dans la maison d’en face, sans surprise, c’est le même marasme, et chacun peut voir, affligé, la génération censée assurer la relève partir et laisser la boutique à ceux qui se servent au lieu de servir. Pendant ce temps-là, comme nous avions coutume de le dire lorsqu’une correctrice sortie d’un roman d’Orwell bloquait une note urgente pour une histoire de virgule, l’ennemi travaille. Et lui, il a une vision, et une idée de la grandeur.

Je ne suis pas un révolutionnaire, je n’ai ni amertume ni aigreur, et ma plus grande ambition est d’élever mes enfants, mais la colère est parfois difficile à contenir. Avoir perçu des phénomènes, avoir prévenu, avoir attiré l’attention, avec tant d’autres, et tout ça pour assister au naufrage d’un système qui ne voit rien et dont les responsables se complaisent dans des calculs d’épiciers. Qu’est devenu le mandat donné par le peuple ? Quelle est la valeur de ces envolées lyriques dictées par des cabinets en communication vendus au plus offrant, quand ce n’est pas aux deux camps ? Clemenceau avait-il besoin de spin doctors ?

Poser en marinière, injurier un juge, nommer ses condisciples en invoquant l’exemplarité, faire embaucher les enfants des tycoons… La République ne serait-elle devenue que cela, une gigantesque vache à lait n’alimentant que les mêmes élus, les mêmes affairistes, les mêmes fausses élites intellectuelles seulement capables de s’émouvoir quand les ennemis de la démocratie, rouges ou bruns, les critiquent avec un vocabulaire qui rappelle les outrances, si dangereuses, si nauséabondes, des années ’30 ? Tout le monde voit l’orage approcher, sauf nos dirigeants qui sont, hélas, tout sauf des gouvernants. Leur absence de vision, leur capacité à croire leurs propres slogans, leur ignorance du monde, leurs certitudes idéologiques pourraient être autant de motifs de ricanement si ce tableau n’était pas aussi inquiétant.

Alors, le silence succède aux rires, et la honte remplace la grandeur. C’est là que vous comprenez que votre jeunesse est loin.

« I don’t believe in painted roses/Or bleeding hearts/While bullets rape the night of the merciful » (« One Tree Hill », U2)

Le 14 mars, le Président français et le Premier ministre britannique ont annoncé qu’ils réfléchissaient sérieusement à livrer des armes à la rébellion syrienne. Aussitôt, et comme prévu, les habituels cris d’orfraie se sont élevés, de ci de là. « Paris arme des terroristes », « La France arme en Syrie ceux qu’elle combat au Mali », « Les Occidentaux veulent abattre le dernier régime laïc du Moyen-Orient », et patati et patata.

Je ne vais pas essayer de dire en moins bien ce que le blog Un oeil sur la Syrie a écrit il y  a quelques jours, ni tenter de répondre à ceux qui, engoncés dans leurs certitudes, prennent un air goguenard, ne pensent qu’aux – hypothétiques – contrats de reconstruction et ne voient dans tout cela que les manœuvres du grand capital mondialisé aux mains d’une élite apatride et décadente. Ceux-là, en vérité, on ne perd même pas de temps à les mépriser.

Avant de revenir sur cette épineuse question de livraison d’armes, il ne me semble pas inutile de prendre un peu de champ et de regarder tout cela de haut. Comme je l’ai écrit il y a déjà bien longtemps, alors que j’étais au Caire, les révoltes arabes, déclenchées en décembre 2010 en Tunisie et qui couvaient depuis au moins 2008, illustrent, parmi d’autres phénomènes, le lent basculement de puissance occidental engagé depuis des années. Et toutes ces révoltes, comme la guerre au Mali, peuvent être lues comme des crises postcoloniales nourries par des frontières absurdes et le jeu des puissances régionales et mondiales.

Souvenons-nous de l’Empire ottoman, de sa domination plus ou moins réelle sur l’ensemble du monde arabe. Souvenons-vous de l’Homme malade de l’Europe, vaincu et dépecé par ceux qui, au nom de la défense de la nation, choisirent sans vergogne de nier la nation arabe et, en Egypte, en Syrie, en Libye, imposèrent une domination européenne plus ou moins violente mais toujours illégitime. Souvenons-nous des fameux quatorze points du président Wilson, et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cause toujours, Woodrow.

Après s’être massacrés pour l’Alsace, la Lorraine ou la Serbie, les Européens ont donc soigneusement tracé des frontières au Moyen-Orient pour des motifs qui, stratégiquement et économiquement valables, n’en étaient pas moins des aberrations pour les peuples, quand il ne s’agissait pas simplement de violation de la parole donnée. Demandez à Thomas Edward Lawrence ce qu’il en pense. En Irak, en Turquie, en Syrie, en Iran, la question kurde n’a cessé de provoquer de violentes crises intérieures. On a vu des véritables insurrections à Oman, et au Yémen, et la question du Darfour n’est pas autre chose, tout comme celle du Sahara occidental. Dans une région qui avait été organisée sous forme de principautés gérées de loin par la Turquie, la création d’Etats plus ou moins nationaux par des Européens qui ne lisaient pas les cartes de peuplement ne pouvait que provoquer, à terme, de terribles conflits communautaires.

Pendant près d’un siècle, le système régional instauré au Moyen-Orient, et même, soyons fous, du Maroc à l’Iran, a pourtant fonctionné. Il a, certes, été très violemment secoué, par la création d’Israël comme par des poussées irrédentistes en Irak ou au Yémen – sans parler de la crise libanaise, sans fin, mais il a tenu. Je ne peux que vous renvoyer aux lumineux écrits d’Henry Laurens pour le détail de ces processus, et aux atlas de Philippe Lemarchand ou de Jean et André Sellier. Le fait est que l’affrontement des blocs a, au Moyen-Orient comme en Afrique, gelé les frontières et écrasé les peuples au gré de leurs révoltes, récupérées du Kurdistan au Sahara en passant par le Balouchistan ou le Sinaï.

Les crises qui se succèdent depuis la dislocation de l’empire soviétique ne sont que la libération de forces qui pendant des décennies avaient été étouffées et qui, comme on a pu le voir ailleurs (par exemple, dans les Balkans), avaient gagné en vigueur au lieu de s’étioler. L’Histoire nous montre que les peuples doivent d’abord faire l’expérience de leur indépendance, fut-elle sourcilleuse, voire même agressive, avant de s’engager dans d’autres aventures. Le Moyen-Orient, comme l’Afrique, a vu ses indépendances confisquées par des régimes militaires qui ont presque atteint la grandeur (en Egypte ou en Irak, malgré le caractère épouvantablement répressif de ces régimes) mais ont surtout touché la médiocrité (Algérie, Tunisie, Syrie, Libye, Yémen). Il est normal que ces pulsions autonomistes, que l’Empire a libéré éesen Irak en 1991 au Kurdistan (mais a sacrifiées au nord), s’expriment désormais. Elles ont, après tout, entrainé la chute du colonel Kadhafi selon un schéma (poids des tribus de Benghazi) qui avait été envisagé de longue date et qu’on a pu observer au grand jour lors de l’affaire des infirmières bulgares.

A ces poussées irrédentistes se sont, fort légitimement, ajoutées des revendications sociales et politiques. Il faut dire que ces Etats, dont certains nous vantent la stabilité et qu’on nous reproche de vouloir abattre, sont de spectaculaires échecs, de véritables naufrages humains – et il suffit, pour s’en assurer, de jeter un œil sur les données du rapport 2012 de l’indice de développement humain. Pas de quoi pavoiser, les gars, vraiment pas.

Selon des lois historiques connues de tous, l’échec intérieur conduit souvent à une diplomatie aventureuse, à une posture agressive. Depuis les années ’60, combien de guerres entre Etats du Moyen-Orient, combien de manipulations nauséabondes, parfois sur le dos de causes justes et sacrifiées, comme celle de la Palestine ? Des ruptures au sein du Baas aux groupes palestiniens dissidents, des projets d’union qui finissent par une guerre dans le sable entre la Libye et l’Egypte aux opposants soutenus là et massacrés ici avant qu’on ne change d’avis et de camp, la région, aux ressources si importantes, à la culture si riche, à l’histoire si ancienne, n’est qu’un champ de ruines.

Prenons la Syrie, par exemple. On ne nous parle que d’Etat nation, mais le fait est que le pays est d’abord, comme en Irak, comme à Bahreïn, gouverné par une minorité qui s’appuie sur d’autres groupes minoritaires. L’exercice est en soi périlleux, mais quand il tourne à l’économie prédatrice, au régime policier et à la puissance régionale déstabilisatrice, autant dire que ça fait quand même beaucoup. On aura beau jeu de rappeler que non contents d’avoir soustrait le Liban aux Ottomans au 19e siècle, les Français en ont fait progressivement un Etat qui ne pouvait qu’attiser les convoitises de la Syrie, pour laquelle il est toujours un chiffon rouge. Coupable inconséquence que voilà, mais comme d’habitude, me direz-vous.

Alliée de Moscou et de Téhéran pour des raisons idéologiques et stratégiques, la Syrie de ces trente dernières années est un des ennemis les plus clairement identifiés des pays occidentaux, dont elle a tué avec une admirable constance les diplomates, les soldats, les journalistes, les citoyens ordinaires. Qui se souvient qu’en 1989 l’Assemblée nationale discutait d’une guerre contre la Syrie pour sauver le général Aoun ? Qui se souvient que nous avons mené aux services syriens une guerre plus ou moins secrète à Beyrouth dans les années ’80 ? Qui se souvient de Louis Delamare, assassiné en 1981 ou des agents de la DGSE flingués à la surprise ?

En 1990, découvrant les vertus des Nations unies, le régime syrien se rallia à la coalition impériale contre l’Irak mais ne cessa, tout au long des années ’90, de tolérer sur son sol des jihadistes qui partaient, via l’Iran ami, en Afghanistan ou se radicalisaient dans quelques mosquées particulièrement gratinées de Damas. Après 2001, la Syrie prit conscience de l’horreur du terrorisme (« Oh, toute cette violence, c’est mal », aurait dit Bachar El Assad) et se décida à coopérer pleinement contre Al Qaïda. En 2003, le même, sincèrement outré par l’invasion de l’Irak que son père avait soutenue plus de dix ans auparavant, aida alors les jihadistes du monde à mener dans le pays, contre les troupes impériales, une campagne de terreur que certains responsables occidentaux en vinrent à qualifier d’industrielle. Quelques opérations à la frontière convainquirent celui qui avait laissé se développer le printemps de Damas de cesser cette aventureuse diplomatie. En 2005, le même, que l’on nous présente comme un modèle, comme un chef d’Etat responsable navigant dans un océan déchainé, a – au moins – laissé se commettre l’assassinat de Rafiq Hariri puis a autorisé une campagne d’assassinats ciblés à Beyrouth contre des députés et des journalistes (Note pour plus tard : essayer de comprendre pourquoi la mort lors d’un raid de drone d’un émir d’Al Qaïda est infiniment plus révoltante que celle d’un intellectuel libanais aux yeux de certains défenseurs du droit et de la justice).

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain, et assurons ici clairement que le peuple syrien, otage d’une dictature ubuesque, n’est pas l’ennemi. Mais osons dire, tout aussi clairement, que le régime syrien, qui n’a jamais JAMAIS fait preuve de la moindre honnêteté, qui a trahi ses alliés, sacrifié ses obligés, changé de camp tous les dix ans, écrasé son peuple, est un ennemi. Un de ces ennemis puissants, qu’il faut renverser avec prudence, mais dont la chute serait une si bonne chose. Ceci étant posé, pour le champagne, on va attendre un peu.

Seul allié de l’Iran, base arrière du Hamas, soutien proche du Hezbollah, encombrant protecteur, à la manière d’un membre de la famille Soprano, du Liban, voisin imprévisible d’Israël et de la Turquie, client fidèle de la Russie, le régime syrien est un élément bloquant du Moyen-Orient. Sans exonérer le moins du monde Israël de ses responsabilités, force est de reconnaître que la Syrie n’est pas un partenaire pour la paix, dans aucune de ces zones d’une région qui aurait tant besoin, pourtant, de ne plus entendre les bombes et de voir grandir ses enfants.

Ainsi donc, nous allons (essayer de) donner des armes aux rebelles syriens. La décision, courageuse, est à la fois tardive et aventureuse. Tardive car il nous aura donc fallu deux ans pour réaliser que Bachar Al Assad, dont on ne doit pas nier ici la volonté farouche, ne lâchera pas et qu’il continuera à tirer des Scud (oui, pas des Hellfire) sur ses villes, à lancer des milices (le simple terme fait frissonner) sur son peuple, à accepter les viols en prison ou la torture des enfants. Et il le fera avec d’autant plus d’aisance que ses deux – seuls – alliés, la Russie et l’Iran, lui fournissent sans limite armes, munitions, équipements et conseillers.

Face à cette violence sans limite qui révèle une volonté sans faille, les rebelles paraissent bien démunis. A Paris, on considère que le régime n’est pas en danger et que les insurgés, désorganisés, sans leader, sans ligne, sont dans une impasse. Laissons de côté les imposteurs et autres vieux cons qui proclament, contre toute évidence, que la révolte syrienne est une manœuvre américaine, et essayons de ne pas vomir alors que quelques anciens hauts fonctionnaires qui connaissent tout de la nature du régime syrien tentent désormais de l’absoudre en tordant la vérité. La révolution syrienne s’est radicalisée en raison de l’extrême violence de la répression. Et disons-le tout net, Bachar Al Assad n’avait pas d’autre choix que de frapper très fort : il ne pouvait faire aucune concession, aussi bien pour des raisons internes qu’externes, et il a, techniquement parlant, eu raison de jouer la surenchère. Après tout, on sait qu’il n’est guère sensible aux arguments moraux, et lui sait l’étendue de notre impuissance.

Avec 4.000 hommes au Mali, contre un ennemi intrinsèquement isolé, la France fait un effort à la fois admirable et presque trop grand. Que dire, alors, d’une intervention directe contre la Syrie ? Qui a envie de défier un Etat qui peut embraser toute la région ? Qui a envie de s’en prendre à une armée équipée par Moscou et conseillée par Téhéran ? Qui a envie d’entraîner dans la fournaise la Jordanie, le Liban, l’Irak et la Turquie ?

Qui ? me direz-vous. Mais, les jihadistes bien sûr. Dès mai 2011, les premiers combattants étrangers s’invitent dans le conflit. Ils viennent d’Irak (où ils étaient entrés grâce aux Syriens, mais chut, puisqu’on vous dit que le régime de Damas est une victime innocente), d’Afghanistan, du Caucase, et bientôt du Nord Liban. Ils viennent mener une nouvelle guerre sainte contre un régime honni, ils viennent créer le chaos, ils viennent tenter de refaire le coup de l’Irak en récupérant une lutte nationale pour en faire l’œil d’un cyclone.

Deux ans plus tard, les jihadistes syriens sont la composante la plus visible et sans doute la plus efficace et la mieux organisée de l’insurrection syrienne. On trouve dans les rangs du Jabhat Al Nusra des volontaires tunisiens, libyens, égyptiens, irakiens, afghans, et on voit avec effroi se constituer un nouveau foyer du jihad mondial dont l’ambition va bien au-delà de la Syrie. A Amman et à Beyrouth, on sait ce qu’il faut craindre de ces hommes, jihadistes, terroristes, soutenus par les pétrothéocraties qui rêvent d’en finir avec Damas.

Et nous ? Nous, nous avons hésité, nous avons mesuré notre impuissance, nous avons découvert, candides que nous sommes, que la Russie, qui en vingt ans a déjà perdu l’Irak, la Libye et le Yémen, ne laisserait pas disparaître son dernier allié arabe. Et nous avons réalisé, naïfs que nous sommes, que l’Iran, déjà isolé, ne pouvait pas se permettre de perdre son alter-ego, et son seul allié arabe. Et nous avons aussi compris que le régime syrien, qui donnait une leçon de froide détermination, devait tomber pour éviter qu’il ne se venge. Devoir moral initial, la chute de Bachar Al Assad est devenue un impératif stratégique, et aussi, en passant, une nouvelle étape du détricotage du vieux système international dont je parle depuis des années.

Comme je l’ai déjà écrit, par ailleurs, il va être difficile de me présenter comme un partisan de l’islamisme radical ou un admirateur des jihadistes. Pour tout dire, je partage même les craintes de certains, mais je ne mélange pas tout. Je sais lire une chronologie, par exemple, et je sais que la révolution syrienne n’a pas été déclenchée par les jihadistes. Et je sais aussi que tous les insurgés syriens ne sont pas des jihadistes. Avoir entendu, aujourd’hui, un nouvel escroc dire que la France combattait au Mali ceux qu’elle armait en Syrie m’a donné envie de hurler. La révolte syrienne est plurielle, et tous ceux qui sont allés sur le terrain connaissent l’infinie complexité des crises. Où a-t-on déjà vu une insurrection homogène ? Où a-t-on déjà vu une guerre civile sans des dizaines de groupes armés, parfois alliés, parfois concurrents ?

La révolution syrienne, qui est devenue une guerre civile, n’échappe pas à la règle. On y trouve des milices communautaires et des milices gouvernementales, on y trouve une Armée syrienne libre (ASL) éclaté en commandements locaux, et des jihadistes, arabes ou tchétchènes. La Syrie est un chaos, peut-être le pire merdier de cette planète, et le choix d’armer – ce qui n’est pas encore fait – l’ASL ne revient évidemment pas à armer le Jabhat Al Nusra. Ceux qui affirment ça sont, soit des idiots, soit des menteurs, soit de malheureux racistes qui pensent que chaque révolutionnaire arabe est un jihadiste. Un peu comme si en 1943 les Britanniques avaient dit que tous les résistants français étaient des communistes ou des monarchistes ou des républicains. Comme à chaque fois, la réalité de la situation est différente des affirmations péremptoires de quelques donneurs de leçon qui sont prêts à coucher avec tous les tyrans pour préserver l’illusion de leur sécurité.

Mais le monde change, le monde bouge, et notre monde est en train de s’effondrer. Le nier ne nous sauvera pas, et il faut donc bouger à notre tour. Dès lors, est-il pertinent de vouloir sauver un régime qui n’a jamais manqué une occasion de nous frapper et qui est à son tour touché par une onde de choc régionale que rien ne semble pouvoir arrêter, ou ne faut-il pas, à supposer que cela soit encore possible, essayer de peser sur l’avenir ? Il s’agit ici d’aider de possibles vainqueurs à abattre un régime puis à tenir l’inévitable choc qui viendra des jihadistes. Armons l’ASL, essayons de la rendre efficace, et frappons le Jabhat Al Nusra (que les Etats-Unis viennent d’inscrire sur leur liste noire) en poursuivant l’affaiblissement du régime syrien. La stratégie est incroyablement osée, elle n’offre aucune garantie de succès, mais elle a le mérite de rendre les choses plus claires, de faire tomber les masques. Et tant pis pour les tyrans au petit pied, tant pis pour ceux qui pensent qu’un révolutionnaire arabe ne peut être qu’un terroriste, tant pis pour les stratèges d’un autre temps qui entendent sacrifier la liberté des autres pour sauver la leur.

On entend aussi quelques spécialistes, ou reconnus comme tels lors des causeries à la salle des bêtes du village, faire d’habiles comparaisons entre la Syrie et l’Afghanistan des années ’80. Mais au lieu d’étayer leur propos sur la mosaïque communautaire ou les influences étrangères, ils ne sont bons qu’à relayer les clichés les plus éculés sur la CIA et le jihad, une vieille thèse fascinante bien plus subtile que les réflexions de comptoir de quelques vieilles badernes. Ces habiles observateurs ne voient pas, justement, que l’idée d’armer l’ASL est une leçon tirée du conflit afghan des années ’80. Et ceux-là ne voient pas non plus que les Occidentaux essayent désormais de contrer l’influence des Etats du Golfe, alors qu’ils l’ont subie aveuglement il y a trente ans. Et les mêmes, toujours prompts à relayer les idées les plus idiotes et les plus simplistes, d’affirmer que la CIA est à la source de l’islam radical, et du jihadisme. Faut-il conseiller à ces beaux esprits de repenser à l’assassinat du président Sadate, en 1981 ? Ou leur demander de relire le récit du massacre de Hama, en 1982 ? Oui, chers amis, le monde est bien plus complexe que vous ne pourrez jamais le concevoir.

Au 21e siècle, dans notre monde devenu si petit, le malheur des uns fait décidément le malheur des autres. Les cris d’horreur poussés à Damas aujourd’hui résonneront à Paris demain comme ceux poussés à Alger hier résonnaient déjà à Paris. Entre des tyrans en uniforme et des tyrans barbus, il n’y a pas à choisir. C’est à cela que l’on mesure le volontarisme, contre l’immobilisme de Machiavels du pauvre qui se sont trompés d’époque et dont on pourrait espérer, après une vie d’erreurs, qu’ils se retirent en silence.

Quant à moi, qui suis loin de détenir la vérité, je ne vous dis pas que ça marchera, mais mieux vaut agir que geindre.

Le bar est ouvert.

A storm’s coming, Mr. Wayne, a storm’s coming, Mr. Bond.

Vous n’imaginez pas le mal qu’il nous a fait. A chaque fête de famille, il se trouve un vieux cousin un peu épais pour se placer à côté de vous, un verre à la main, alors que vous regardez, attendri, vos enfants piétiner les fleurs de votre mère, pour vous glisser, vaguement conspirateur :

– Alors, c’est vrai, tu es un espion ? Tu joues les James Bond ?

C’est à ce moment là que votre éducation et votre entrainement de fonctionnaire discret et patient sauve la famille d’un drame atroce. Ce vieux cousin, avec son débardeur, sa cravate en tricot et sa chemise jaune, vous imagine sans doute bondissant d’une voiture de luxe vers un hôtel de luxe, d’un centre opérationnel secret à une région inaccessible. Oh, bien sûr, on vous a appris à détecter une filature, à toujours garder votre serviette garnie de documents confidentiels en vue (surtout à Alger, pas vrai mon colonel ? Je me comprends), à ne pas raconter votre vie au téléphone dans un pays qui ignore les autorisations administratives d’écouter les diplomates étrangers, à ne pas vous pavaner aux réunions d’anciens du lycée avec l’air de celui qui a sauve le monde au moins toutes les semaines. Mais tout ça, c’est de la rigolade.

L’aventure, à défaut d’être au coin de la rue, se vit dans votre bureau, quand vous mesurez la puissance de votre service, pour peu que chacun accepte de bosser au lieu de critiquer le voisin. Quand une de vos plus brillantes recrues vous annonce un matin qu’elle a remonté, tout seule, malgré le chaos ambiant, la piste des tueurs du commandant Massoud, et que tout ce petit monde est arrêté grâce au travail de votre équipe, ou quand vous contemplez, presque incrédule, sur votre bureau, les photos satellites des camps d’Al Qaïda que vous allez donner à l’Empire pour qu’il en fasse le meilleur usage, ou quand vous écrivez une lettre manuscrite au général Souleiman, l’ombre de Pharaon, ou que vous assistez à l’entraînement des forces spéciales du FSB et que vous prenez la plus grande charge de votre vie, ou lorsque vous découvrez en Europe, après des semaines de recherche dans les archives, une filière de volontaires qui file de la Suède à l’Afghanistan, là, vous sentez, non pas l’aventure, mais la quintessence de votre métier.

Evidemment, tout cela ne s’est pas fait sans que votre jeune binôme ne panique, devant les douaniers à Dubaï, à la recherche de son passeport dans les poches de son costume, ou sans qu’un ouvrier ne coupe le courant à 8h du matin alors que vous écrivez une note pour l’Elysée depuis 6h, ou sans qu’il y ait tellement de monde à la cantine que vous sortiez acheter un horrible kebab aux types bizarres qui tiennent boutique à 200 m, ou sans que le chef de délégation ne se présente au bar de l’hôtel avec un blouson de minet, des bottines pointues et une chemise déboutonnée, comme un David Hasselhoff qui aurait trop mangé de cornes de gazelle. C’est ça, aussi, le renseignement à la française, entre génie et n’importe quoi. Pas de James Bond, en tout cas, et pas mal d’OSS.

Soyons clair, James Bond n’existe pas, et non seulement il n’existe pas mais en plus son existence même est impossible. Opérationnel imbattable, analyste inégalable, capable de loger une balle dans un crouton de pain à deux cents mètres, aussi doué en informatique qu’en close combat, sauteur fou, alcoolique mondain, à peu près aussi discret qu’un convoi de la Banque de France ou qu’une délégation officielle gabonaise rue de Rivoli, James Bond est autant agent secret que je suis neurochirurgien, autant espion que je suis pisciculteur.

Et il y a cela une réponse très simple : James Bond est un super héros, il est le Surfeur d’argent du Mi-6, le Iron Man de Sa gracieuse majesté. Pour dire vrai, James Bond est le Batman britannique.

Il y a eu plusieurs Bond, depuis cinquante ans. D’abord, le personnage de roman, violent, raciste, phallocrate, méprisant, membre de castes (la Royal Navy, le 6), snob. Pas le gars avec lequel on part volontiers en mission ou qu’on invite à la communion de la petite dernière.

Puis il y a eu le cinéma. Sean Connery, acteur convenable, faisant passer son charisme de docker pour de l’élégance. Et George Lazenby, sans relief. Ensuite Roger Moore, dans la caricature, essayant de nous convaincre qu’un garçon de bain au teint perpétuellement luisant, au regard en coin et aux blagues grivoises pouvait être un officier supérieur de la marine britannique. Et Timothy Dalton, acteur shakespearien qui essayait de tirer les films vers les romans originels, en vain. Et Pierce Brosnan, permanenté, transformé en bellâtre. Et enfin Daniel Craig, qui a mis tout le monde d’accord.

Un ami, qui se reconnaîtra, m’a glissé un jour que Jason Bourne avait sauvé James Bond. Inutile de chercher dans les romans, ça n’y est pas, puisqu’il parlait des franchises. La trilogie Bourne, recrée par Doug Liman (The Bourne Identity, 2002) et devenue culte grâce à Paul Greengrass (The Bourne Supremacy, 2004, et The Bourne Ultimatum, 2007) a, en effet, créé un nouveau standard. Finis, la drague de demi-mondaines au Shangri-La, l’ironie d’un Dean Martin de seconde division et le brushing impeccable façon Michel Drucker ou Barry Manilow.

Comme Jason Bourne, James Bond est un badass, un gars qu’il ne faut pas chercher trop longtemps, le genre de type qui casse les lavabos avec votre crâne, qui dit merde à ses chefs (comme Timothy Dalton dans Licence to kill, de John Glen, en 1989, soit dit en passant) et qui se venge. Oui, je sais comme Patrick Bruel dans L’union sacrée, (1989, Alexandre Arcady) mais ça n’a rien à voir. Non, vraiment, n’insistez pas.

Une scène qui doit beaucoup à celle-là :

Incarné il y a longtemps par Richard Chamberlain (ne riez pas), Jason Bourne a été conçu par Robert Ludlum comme le James Bond américain. Comme lui, il agit et réfléchit vite, n’est jamais fatigué, et surmonte ses blessures. Il est, en revanche seul, bien plus seul que Bond, et il n’est pas un officier supérieur arrogant mais un petit gars de la campagne devenu une machine à tuer après avoir subi un programme secret particulièrement novateur. Là où Bond dispose de moyens technologiques issus des laboratoires de son service, Bourne, en fier héros américain, reste bien modeste, ne comptant que sur son cerveau, ses muscles et son désir de vaincre.

Doug Liman et Paul Greengrass, conscients de l’évolution du public et de nos sociétés, ont créé un univers froid, léché, sans luxe indécent, dans lequel évolue Bourne. En 2006, Martin Campbell, qui avait présidé à une relance de la franchise Bond en 1995 (Goldeneye) et donné le meilleur épisode de la période Brosnan, sort, de son côté, Casino Royale. Il a, manifestement, compris que les temps avaient changé et qu’il fallait sortir James Bond du divertissement familial pour le faire entrer dans une certaine modernité.

Le film obéit aux lois de la série, avec une ouverture d’anthologie, un générique rock, et un ennemi terrifiant sur fond d’intrigue inepte. Les différences sautent pourtant aux yeux : ce nouveau Bond n’est plus le VRP des années 70, ni le péquenaud en smoking des années 60, il est violent, il ne sourit pas, il ne court pas après toutes les femmes qui passent, il a un cœur. On le torture, il entretient avec M (épatante Judi Dench) des rapports particuliers, entre l’amour impossible et le fils rêvé, et il tombe amoureux.

Casino Royale est, de loin, le meilleur Bond, illustrant un passage de relais, un changement générationnel. La série est enfin entrée dans la modernité, et la chanson qui l’illustre, authentiquement rock, n’est pas une ballade sirupeuse pour casino à Vegas ou galerie commerçante.

Adele est bien gentille, mais outre que je n’ai que peu d’attirance pour les shampouineuses endimanchées, je n’ai guère apprécié que Skyfall (oscarisée il y a quelques jours) commence comme une chanson mythique des Doors.

Bref, inutile de s’acharner, mon confesseur n’aime pas cela.

Parallèlement, donc, un autre héros renaît, et il faudra se demander, un de ces jours, si le retour de ces combattants de l’ombre n’est pas le signe d’une profonde angoisse occidentale. Je n’en suis pas capable, pour ma part. Cinéaste confirmé (Following, en 1998, Memento, en 2000, Insomnia, en 2002), un temps produit par Steven Soderbergh et George Clooney (réunis au sein de Section 8), Christopher Nolan est l’homme qui sort Batman des années 90. Plus d’ironie comme avec Tim Burton, plus de lourdeur comme avec Joel Schumacher : Nolan s’empare de la noirceur des histoires de Frank Miller et nous livre du 1er degré, raffiné et assumé.

Le Batman des années 2000 est un super héros complexe, animé par un désir de revanche, une soif d’absolu, la conscience de ses devoirs. Il est taciturne, sérieux, violent, et il ne fait guère de doute que le sénateur Palpatine, sensible à sa cape noire et à son masque, l’aurait fait passer du côté obscur avant de le baptiser Darth Quelque chose.

Dès Batman Begins (2005), Nolan expose sa vision du super héros : un homme, certes exceptionnel mais sans pouvoirs surnaturels, qui a décidé de se lever, seul ou presque, contre ses ennemis. Comme Bond, Bruce Wayne/Batman a un mentor (et Michael Caine/Alfred devient M), un génie à son service (et Morgan Freeman/Lucius Fox devient Q), et un allié (et Gary Oldman/Jim Gordon devient Felix Leiter). Mais Bruce Wayne a aussi un passé, des parents assassinés, une demeure trop lourde de souvenirs, un amour impossible, et, in fine, une blessure qui ne se refermera jamais.

Le premier film de la trilogie est une réussite, qui apporte des explications presque techniques à des miracles scientifiques. On y voit un super héros blessé, faillible, qui inquiète son entourage. Plus solitaire que Bond, et sans doute autant que Bourne, Bruce Wayne est, en revanche, le moins isolé des trois.

En 2008, Nolan signe son chef d’œuvre, The Dark Knight, véritable monument du genre. L’univers est en place, jusque dans la signature musicale (Hans Zimmer ET James Newton Howard, quand même) et les moyens visiblement illimités des producteurs autorisent un casting incroyable. Face à un Batman fascinant, le cinéaste met en scène un Joker (Heath Ledger, bien trop tôt disparu, et qui remportera, après sa mort, l’Oscar du meilleur second rôle) qui efface l’interprétation de Jack Nicholson en 1989.

Mais The Dark Knight n’est pas un film de super héros. C’est bien autre chose. On y attaque des banques, on y combat la pègre, on y tue des juges, on y pose des bombes, on y enlève des ennemis à l’autre bout du monde. J’ai lu quelque part que dans les scènes d’action Nolan égalait Michael Mann, et la référence n’est, évidemment, pas anodine.

Nolan, comme Mann, filme à merveille des personnages sombres, capables d’une violence sans limite. Il leur donne de la profondeur, et chaque image, chaque plan, est parfait, léché comme un clip. Et lui aussi adore les villes la nuit.

En 1995, avec Heat, Michael Mann avait hissé ce genre cinématographique à un nouveau standard, presque indépassable : ampleur de l’intrigue, qualité de l’interprétation, mise en scène virtuose, musique choisie avec soin. En reprenant Bourne, en 2004, Paul Greengrass ne répond pas à Mann mais hausse, lui aussi, le niveau de jeu. Là aussi, la mise en scène est virtuose, et l’intrigue, sans ambition dramatique, ne laisse pas une seconde de répit au spectateur. Nolan a compris tout cela, et il construit ses films comme on aimerait que Ridley Scott soit encore capable de le faire.

Bruce Wayne/Batman est bien plus grand que Jason Bourne, et son combat n’est pas que personnel car il se mêle à la lutte d’une ville qui, puisqu’il s’agit de New York, est la capitale du monde. Son univers est plus riche, plus complexe, et ses ennemis sont, comme ceux de Bond, bien plus effrayants que quelques hauts fonctionnaires de l’Empire.

En 2008, le nouveau Bond, Quantum of Solace, réalisé par Marc Forster, est une déception. Mais était-elle évitable ? Jason Bourne, héros à la recherche de réponses, s’est effacé après trois films. Bruce Wayne, justicier tourmenté, s’est sacrifié pour sa ville et a accepté de prendre sur lui les crimes d’un autre. James Bond, lui, malgré l’interprétation de Daniel Craig, n’a pas changé. Et franchement, ça lasse. Toujours les mêmes gadgets, les mêmes ennemis aux motivations idiotes et aux moyens infinis.

Hasard, choc industriel ou compétition larvée, en 2012 sortent le dernier volet de la trilogie consacrée à Batman, The Dark Knight Rises, et le nouvel épisode des aventures de Bond, Skyfall. On a beaucoup critiqué le film de Christopher Nolan, et on a beaucoup encensé Sam Mendes, très talentueux réalisteur (American Beauty en 1999, Jarhead en 2005, Revolutionary Road en 2008). Pourtant, Skyfall est une déception, malgré des innovations qui se révèlent cosmétiques. On y a fait rajeunir Q, on y a fait mourir M, mais à quoi bon ?

Quand Nolan passe le flambeau à Robin dans un film une fois de plus très maîtrisé (et que je n’ai vraiment apprécié qu’à sa seconde vision), Sam Mendes met en scène un film qui regorge de tant de références qu’il en devient gênant. Inutile de revenir sur les ennemis de James Bond, dont la nature fait qu’ils placent la série aux côtés de Superman ou de Spiderman. Le personnage de Javier Bardem est encore une fois une caricature, bien moins impressionnante que Bane, mais il partage avec le bourreau de Gotham une défiguration voisine…

De même la demeure écossaise de la famille Bond, froide dans sa richesse passée, évoque-t-elle le manoir des Wayne. Et que dire de ce plan qui nous montre une vallée écossaise et qui rappelle le début de Batman Begins, au Tibet ?

Et ce vieux gardien, et ces égouts londoniens, et jusqu’à la musique (de Thomas Newman, le compositeur attitré de Sam Mendes, qui n’est, hélas, pas l’immense John Barry) qui reprend les arrangements du duo Zimmer/Newton Howard ? Et le tueur de Silva, Patrice, n’est-il pas très proche de Kirill, vu dans The Bourne Supremacy ?

Malgré quelques innovations, Skyfall n’est définitivement pas le meilleur Bond. Mais le film, distrayant, a l’immense mérite d’illustrer les évolutions et les influences réciproques des grandes séries du cinéma hollywoodien. Personnage de roman de gare devenu icône, Bond n’a cessé de courir après la marche du monde, combattant les Soviétiques, des mafieux, des tycoons, sauvant le monde contre des adversaires de dessin animé, mais il n’a jamais fixé le standard. Les aventures de Bond ne relèvent ni de l’espionnage, ni du film d’action, ni du fantastique, et si elles effleurent la parodie, c’est bien inconsciemment.

Condamné à imiter les innovations des autres et à consommer le talent de cinéastes qu’on laisse essorés après quelques années, le personnage est devenu sa propre limite, poursuivant tous les deux ou trois ans un méchant de pacotille qui ne ferait pas peur à un bébé. Casino Royale avait semblé offrir un nouveau souffle, et le film est, en effet remarquable, grâce à un adversaire fascinant, bien plus menaçant qu’un traître peroxydé aux inclinations sexuelles hésitantes.

Force est de reconnaître, là aussi ou là encore, que les projets industriels ne peuvent créer la grandeur sans un peu d’âme. Christopher Nolan l’a démontré, et Sam Mendes, bien malgré lui, le démontre aussi.

Let Mortal Kombat begin

Comment éradiquer, puisque c’est la mission fixée par le Président, l’ennemi sans tuer ses chefs ?

Comme prévu, et comme je l’ai écrit, l’ennemi s’est d’abord dérobé. Manifestement surpris par la réaction française, admirable mélange d’improvisation et de détermination, les jihadistes ont soigneusement évité les affrontements directs, tant qu’ils ont pu. Sévèrement touchés par les frappes des premières heures, ils ont su s’adapter d’autant plus facilement que l’intervention militaire avait été annoncée de longue date et que leurs plans étaient prêts.

Dans un espace en grande partie vide, que les effectifs de la coalition menée par Paris ne peuvent ni remplir ni véritablement contrôler, la recherche du contact est devenu un impératif tout autant tactique – puisque la puissance de feu française ne laisse que peu de chances à l’ennemi lors d’un engagement maîtrisé – que stratégique – puisqu’il s’agit d’infliger le plus de pertes à des groupes, dont la dissémination est un facteur majeur de déstabilisation de la région.

Face à cette approche, les jihadistes, faisant montre d’une capacité d’adaptation qui ne surprend que ceux qui pérorent sans avoir jamais réellement étudié la question, se sont réorganisés. C’est ainsi désormais le MUJAO, un mouvement que plus personne n’ose – et c’est un bien – présenter comme une dissidence d’AQMI qui mène les actions de harcèlement « au nom de tous les Moudjahiddine », comme il le précise dans les communiqués qui scande toutes ses opérations. En quelques jours, les terroristes ont su s’infiltrer dans Kidal ou Gao, commettre des attentats suicides ou faire exploser des voitures piégées. Ce qui peut apparaître comme un baroud d’honneur, et c’en est un, assurément, est aussi la démonstration de la vulnérabilité de nos arrières.

Ce conflit, comme tous les autres, et comme l’a rappelé le général Desportes avec la clarté qu’on lui connaît, est avant tout un affrontement des volontés, entre la nôtre, forte mais souvent éphémère, et celle de l’adversaire, puissante et durable. Les jihadistes actifs au Mali, qui bénéficient de leur propre expérience comme des conseils de leurs frères d’armes au Yémen ou au Pakistan, savent qu’ils doivent nous infliger des pertes et internationaliser le conflit. Pour éviter cette évolution, la France doit, rapidement, couper des têtes afin de casser, au moins pour un temps, l’organisation des katibats d’AQMI. On sait de longue date que l’élimination des émirs ne résout rien à long terme mais, outre que ça détend quand même, la France n’est pas au Mali pour régler une bonne fois l’épineuse question du jihad, menace que bien peu parviennent à appréhender dans sa fascinante complexité et qui alimente surtout les conversations de comptoirs à la télévision ou sur Internet. L’opération Serval a été décidée et déclenchée pour libérer le Nord Mali et casser AQMI autant que faire se peut. Et inutile de voir en moi un militariste cocardier, ça ne prend pas.

Face à ces impératifs opérationnels, le bilan français contre les jihadistes paraissait modeste. Depuis le 11 janvier, et malgré les raids aériens initiaux, les pertes dans les rangs des jihadistes semblaient décevantes. Evidemment, l’absence de drones de combat et les mesures de sécurité appliquées par l’ennemi empêchaient la réalisation de frappes ciblées. Il fallait, dès lors, continuer à pousser les combattants ennemis vers le Nord, dans leur bastion naturel de l’Adrar des Ifoghas, au sud-est de Tessalit. Puisqu’il était impossible de leur imposer un affrontement direct et classique, les voir se réfugier dans ce massif (qui ne fait pas 25km2 comme le disait il y a quelques jours un journaliste de France Inter, mais 250.000…) était inévitable, et c’est donc là qu’il s’agit d’aller les chercher, au risque de combats sérieux et de pertes humaines en proportion.

Evidemment, il se trouvera toujours de respectables commentateurs, confits dans la haine et le ressentiment, pour mettre en doute l’évidence, et qualifier certaines images de bidonnages. Les mêmes, il y a moins d’un an, accusaient les autorités françaises de cacher dans des armoires fortes les enregistrements de Mohamed Merah prouvant qu’il était un agent provocateur. On sait ce qu’il faut penser d’eux, et de leurs ambiguïtés face à des terroristes qui tiennent en échec leur propre armée depuis près de vingt ans. J’ajoute, car je suis taquin, qu’il n’est pas inintéressant de rappeler que déjà, en 2004, les forces tchadiennes (FANT, comme me le rappelait un lecteur assidu) avaient infligé une sévère défaite aux hommes du Para. Ça ne vous fait rien, qu’une armée africaine ait plus de bilan que l’ANP contre VOS terroristes ? La paille, l’œil du voisin, et toute cette sorte de choses, les gars.

Reste que l’absence de pertes au sein du commandement d’AQMI au Sahel était un problème, qui  commençait à faire jaser du côté de certaines administrations. La mort d’Abou Zeid, dont on attend toujours la confirmation officielle mais qui a été jugée probable, ce matin, par le chef d’état-major des armées, pourrait ainsi être le premier succès véritablement notable contre AQMI.

Avec la candeur qui sied à ceux qui ont vanté les réalisations pleines d’humanité du Viêt-Cong ou les succès sociaux de Staline, une poignée de journalistes a paru s’émouvoir, ces derniers jours, des méthodes françaises et tchadiennes. Pour ces belles âmes, faire la guerre ne semblait pas impliquer de tuer des ennemis qui, oui, sont des hommes, égaux à leur naissance en droit et en devoir mais qui ont gagné celui de mourir au combat, emportés par une rafale ou disloqués par une bombe bien placée. Et oui, cela implique qu’on les traque, qu’on les blesse, qu’on les tue, qu’ils souffrent, qu’ils aient peur, qu’ils meurent en pensant à un amour de jeunesse ou à la maison de leur enfance. Oui, quand le général Desportes, parle de volonté, il parle d’abord de celle de tuer et de mourir. What else?

La mort d’Abou Zeid, premier émir jihadiste tué par la France, pourrait bien, cependant, être une douloureuse occasion de tester notre volonté. Depuis le 28 février, nous sommes quelques uns, ici et ailleurs, à nous interroger sur ce convoi de jihadistes traité par un raid aérien puis des combats terrestres. Quand on suit un peu l’actualité politique française, on est bien obligé de préférer, le plus souvent possible, le mutisme de nos responsables gouvernementaux, capables de se contredire sur la date de Noël. Certains silences, cependant, sont gênants, sinon inquiétants, et on sent comme un flottement au sujet des conséquences de ces combats dans les Ifoghas. Ce soir, le ministre de la Défense a encore déclaré qu’il ne disposait d’aucune preuve de la mort d’Abou Zeid ou de Belmokhtar, contredisant le président tchadien qui, lui, n’a guère de doutes – il faut dire que ce n’est pas son genre – alors qu’une photo prise sur le terrain est censée accréditer la mort du borgne le plus fameux du jihad et que nous sommes déjà quelques uns (qui se reconnaîtront) à nous demander si la photo a bien été légendée…

Le plus important reste, de loin, le sort de nos compatriotes. Une fois de plus, on ne peut qu’assurer aux familles que nos pensées sont avec elles en ces terribles journées.

 

 

Et, au fait, la semaine dernière, j’ai eu l’occasion d’avoir des nouvelles, par un de ces hasards qui font le sel de la vie, de la famille des Français enlevés au Cameroun. Vous n’imaginez pas l’effet qu’ont eu sur elle les propos du ministre des Anciens combattants. Près de deux semaines après, Kader Arif est toujours ministre, et il n’a pas montré le moindre signe de repentir. La soupe est bonne, n’est-ce pas, mais pour l’exemplarité, va falloir repasser.

Ici, seuls les muets survivent.

Comment filmer un crime de guerre ? Et comment filmer un génocide ? Doit-on le faire ? Peut-on, même, le faire, pour rendre une infime partie des tréfonds de l’horreur ? La question n’est pas anodine, puisque le cinéma, qui est devenu un art et une industrie majeurs dans un siècle déchiré par deux guerres mondiales et la décolonisation, a dans ce cas vocation, non pas à dire la vérité historique, mais à contribuer à la révéler au spectateur.

 

 

L’histoire humaine n’est certes pas avare de tueries, mais les décennies passées ont été particulièrement sanglantes. Le cinéma, sous l’impulsion de véritables auteurs, contribue à sortir de l’ombre ces moments terribles où le vainqueur outrepasse ses droits, viole ses devoirs et massacre. Avec Shoah (1985), Claude Lanzmann a ainsi réalisé l’œuvre ultime, documentaire de plus de 9 heures, indépassable, définitif, indispensable, sur l’extermination des juifs d’Europe par l’Allemagne nazie.

Lanzmann n’a eu de cesse, depuis la diffusion de son chef d’oeuvre, d’affirmer que la fiction cinématographique, non seulement ne pouvait, mais ne devait pas s’attaquer à ce cataclysme qu’est la Shoah, comme si la licence artistique allait la dénaturer, l’atténuer, violer une seconde fois les victimes. Pour avoir longuement étudié les crimes du nazisme dans une précédente vie, je suis, moi aussi, convaincu du caractère unique de la Shoah, mais je me refuse pourtant, et avec la dernière énergie, à établir une hiérarchie entre les génocides : Amérindiens, Arméniens, Tibétains, Rwandais, juifs européens, tous ont été exterminés au nom de croyances haineuses, d’idéologies absurdes et de calculs politiques délirants. Les craintes de Claude Lanzmann ne sont cependant pas infondées, et le film de Steven Spielberg, The Schindler’s List, (1995), laisse en effet une impression pour le moins mitigée. Afin de sensibiliser le public américain, terriblement ignorant, le cinéaste américain a en effet eu recours à des effets dramatiques que nombre de critiques ont trouvé déplacés. Certaines scènes sont bien devenues légendaires, comme celle de la « petite fille au manteau rouge »,

mais d’autres sont de véritables scandales. Les déportés du complexe d’Auschwitz-Birkenau ont ainsi plus l’air des détenus d’un pénitencier fédéral que des victimes du pire système concentrationnaire de l’Histoire, une authentique faute historique tout autant que morale.

 

En 1984, le réalisateur britannique Roland Joffé, qui a déjà une longue expérience à la télévision britannique, consacre son premier film, The Killing Fields (La Déchirure) au génocide cambodgien à travers le destin de deux amis, un journaliste américain, Sydney Schanberg, interprété par Sam Waterston, et son fixeur cambodgien Dith Pran, joué par un rescapé, Haing S. Ngor, ancien médecin, qui remportera un Oscar pour le rôle et mourra assassiné par un gang en 1996 à Los Angeles. Terrible destin.

Joffé, qui a vu sa carrière ralentie quelques années à la suite de pressions émanant du Mi-5, qui le juge trop à gauche, met en scène un scénario tiré du livre de Schanberg, The Death and Life of Dith Pran, publié en 1980.

Tourné principalement en Thaïlande, bénéficiant de seconds rôles de qualité (Julian Sands, John Malkovich, Craig T. Nelson), le film montre avec une grande sobriété quantité de choses et se révèle être une initiation accélérée et sans concession au conflit dans le Sud-est asiatique, à destination d’un public peu informé et auquel il n’est laissé aucun répit. Rien n’est ainsi caché aux spectateurs, et le film s’en prend autant aux conséquences de la politique américaine qu’à la folie des Khmers rouges, en passant par les difficultés, y compris morales, des journalistes. L’interprétation, exemplaire, est au service d’un réquisitoire implacable, tout en retenue, sans effet de caméra, qui expose la situation puis la fait évoluer vers l’inexorable tragédie.

L’enchainement est connu : une armée cambodgienne dépassée, une puissance américaine vaincue au Vietnam (Saïgon sera évacuée le 30 avril 1975) et qui s’apprête à abandonner le Cambodge (Phnom Penh tombe le 15 avril), la victoire inéluctable des Khmers rouges et le début de leur expérience délirante, qui tuera au moins deux millions (certaines estimations vont jusqu’à trois millions) de leurs concitoyens en à peine quatre ans.

S’il est permis de juger les scènes américaines un peu convenues, celles se déroulant au Cambodge, avant ou après le 15 avril, sont réellement saisissantes, et les images restent longtemps en mémoire. Il est presque impossible de rester insensible à la souffrance des survivants d’une ville rasée par un B-52 aveugle et égaré, ou à ces enfants opérés à la chaine dans des hôpitaux surpeuplés et sans moyens.

La prise de Phnom Penh reste un moment clé, et Roland Joffé filme à la perfection la liesse de la population, les visages souriants des combattants vainqueurs, puis la réalité de leur comportement, brutal et sans pitié. C’est cependant dans les camps de rééducation du glorieux Kampuchéa démocratique que le film prend toute sa dimension. Le rôle des enfants-bourreaux, les séances de rééducation, la faim, la peur, et enfin les charniers sont montrés avec un terrible réalisme, rarement atteint depuis par le cinéma américain.

Roland Joffé n’explique pas, il montre froidement un homme qui tente de survivre dans un système tout entier voué à le stigmatiser puis à l’éliminer. De ce parcours personnel émerge la vision cauchemardesque d’un pays plongé dans l’horreur, tout simplement sacrifié. Le film ne cherche pas à nous convaincre, mais il nous jette à la figure les incalculables conséquences de l’aventurisme militaire et diplomatique. A la lumière, notamment, de l’intervention en Irak, il est plus que tentant de voir des points communs entre les deux catastrophes.

Deux ans plus tard, Roland Joffé, dont le travail a été salué par la critique, remporte à Cannes la Palme d’Or – et offre à son chef ops, Chris Menges, un deuxième Oscar à ses côtés – pour The Mission. Il y est, là aussi, question du sacrifice d’une population au nom de la politique et d’une amitié plus forte que tout – mais, cette fois, elle est vouée à la mort.

En 2003, le cinéaste cambodgien Rithy Pan, qui explore depuis des années la tragédie qu’a connue son pays, tourne S21, la machine de mort khmère rouge, un documentaire terrifiant sur le système génocidaire mis en place dans le pays entre 1975 et 1979.

Roland Joffé, dont la carrière de cinéaste a culminé dans les années 80 (qui a vu le méconnu et passionnant Fat Man and Little Boy, en 1989, avec Paul Newman, Dwight « Looping » Schultz et John Cusack, consacré au projet Manhattan ?) livre avec The Killing Fields une oeuvre d’une remarquable portée, vantant l’humanité, dénonçant les idéologies radicales, pointant l’irresponsabilité de l’Empire, posant des questions gênantes sur le rôle des intellectuels et le jeu de la presse, partagée entre compassion et recherche du scoop. Sa description, jamais appuyée, des combattants khmers rouges, fanatisés, froids, impitoyables, reste unique, sans rapport avec les outrances d’un certain cinéma hollywoodien. La mise en place du programme politique des nouveaux maîtres du pays est, par ailleurs, remarquablement restituée, et l’évacuation de Phnom Penh est glaçante. Reste, pourtant, une mince touche d’espoir, au milieu de telles tragédies.

Puisque je vous dis que j’ai eu tort, là.

Je me suis trompé. Je sais que vous vous en moquez, mais je ne suis pas fier de moi et je préfère que les choses soient dites d’entrée. Je me suis trompé. Et tant que j’y suis, et même s’il me semble, décidément, que les terroristes de Boko Haram ne sont pas de simples trafiquants, il paraît juste de présenter d’humbles excuses à M. Loncle, qui a pris sa dose la semaine dernière. Il arrive que les tourelles automatiques arrosent trop généreusement, et dépassent les modestes ambitions de ce blog, alimenté quand il n’y a rien d’autre à faire dans la maison.

Pour toutes les doctes raisons que j’ai bien imprudemment évoquées ici, il me semblait – et nous étions quelques uns à le penser – qu’Ansaru faisait figure de coupable parfait. Tout dans le mode opératoire de cette action et dans les cibles renvoyaient à ce groupe, internationaliste, ambitieux et novateur. Le démenti, cinglant, nous a été fourni par les responsables eux-mêmes, dans cette vidéo postée cet après-midi, dont le Premier ministre a confirmé ce soir l’authenticité.

Le malheureux père de famille, contraint de lire le nom arabe du groupe (Jamā’at Ahl al-Sunnah li Da’wah wa-l-Jihād prononcé à la nigériane : Jama’atu ahlus-Sunnah Lidda’awati wal Jihad – Groupe sunnite pour la prédication et le jihad), adopté le 27 décembre 2010), avait, de toute façon, fait disparaître toute ambiguïté. On notera, en passant, que la vidéo est bien moins professionnelle que celle d’autres groupes plus habitués aux prises d’otages. Le visage de la mère de famille n’est pas flouté, même si elle est voilée, et les enfants sont là – et on pense tout particulièrement à eux. Les revendications, qui exigent la libération de membres du mouvement détenus au Cameroun et au Nigeria, confirment que l’affaire est loin d’être réglée. Quant aux récriminations des terroristes, accusant « le Président français d’avoir déclaré la guerre à l’islam » (mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?), elles montrent que nous avons affaire à des gens qui savent relier les points, ce qui n’est pas forcément le cas de tout le monde. Bref.

J’ajoute que cette vidéo, infiniment triste et inquiétante (et qui vient de disparaître des ondes), n’a rien de véritablement choquant, malgré les hauts cris de quelques ministres qui découvrent qu’il existe des gens méchants qui nous en veulent. La diffusion d’un communiqué sur Internet ne devrait pas non plus les étonner, une revendication étant plus souvent conçue pour être diffusée que pour être gardée dans un tiroir comme le poème d’un adolescent amoureux. Bref.

Cette opération de Boko Haram, puisqu’il s’agit bien de ce groupe, ouvre des perspectives intéressantes. A bien des égards, Ansaru, mouvement internationaliste qui a déjà enlevé des étrangers, paraissait assez audacieux pour se lancer dans une opération transfrontalière. Boko Haram, engagée de longue date dans une véritable, guérilla sectaire au Nord Nigeria, semblait moins encline à frapper ainsi.

On pourrait être tenté, donc, de réévaluer la situation pour adopter une lecture seulement nigériane de l’affaire. Pour la cellule de crise chargée de cette nouvelle prise d’otages, nul doute que cela a déjà été fait. Faut-il, pour autant, revoir l’ensemble de l’analyse de la menace régionale, voire de l’ensemble ? Je m’y refuse. A mes yeux, ainsi, il suffit, dans ce que j’écrivais le 20 février, de remplacer Ansaru par Boko Haram.

« A mes yeux, le lien est pourtant évident, qu’il soit direct ou indirect. Soit Ansaru enlève des Français pour ouvrir un second front sécuritaire sur nos arrières, comme je l’ai envisagé à plusieurs reprises depuis l’été dernier, (d’abord ici, puis , et ici, ou , et même ici), soit Ansaru joue sa carte mais s’en prend à la France, ennemie historique du jihadisme, menacée directement par l’ensemble de la mouvance islamiste radicale depuis le début de l’opération Serval. Déconnecter les jihads des uns des autres est une erreur impardonnable. Je ne sais plus qui, hier soir sur BFM, affirmait doctement : « Il faut dissocier les événements pour mieux comprendre ce qui se passe ». Non, justement, il faut faire exactement l’inverse, puisque le jihad, comme je l’écrivais en 2005 – quand j’avais encore un métier honorable – est d’abord une guérilla mondiale dont les acteurs, différents, partagent idéologie, modes opératoires et cibles. »

Un paragraphe entièrement assumé, évidemment, qui ne fait que reprendre ce que je tente d’expliquer depuis des années, par exemple ici.

La France compte désormais quinze otages, aux mains de trois groupes différents (AQMI, MUJAO, Boko Haram), tous étroitement liés, tous jihadistes, tous dans la même région. En pointe, quoi qu’en disent certains, contre le jihad, la France n’est pas visée par hasard. Menacée au Yémen et en Tunisie, visée en Algérie, en guerre au Mali après l’avoir été en Afghanistan, frappée au Cameroun, elle est la cible de mouvements qui se parlent, se connaissent, et combattent parfois côte à côte. Il y avait des combattants nigérians au Mali, des combattants algériens à Benghazi, des combattants tunisiens et égyptiens à In Amenas, et il s’est même murmuré que l’émir d’Al Qaïda au pays des deux Nil avait été tué au Mali. On attend la confirmation, mais la chose ne paraît pas impossible.

Faut-il rappeler ici les liens qui unissent Boko Haram et AQMI ? Plus de dix ans de relations, de cellules communes à Kano, de passeports échangés, d’argent donné, de combattants prêtés, sans parler de l’inspiration opérationnelle, entre les attaques contre les bâtiments officiels, comme celle contre le siège de la délégation de l’ONU à Abuja, le 26 août 2011, ou le recours aux IED. Entre AQMI, qui devient l’inspiratrice du jihad au Maghreb, et Boko Haram, qui mène un jihad au Nigeria, la convergence vers le Sahel est plus que logique.

Quoi qu’on dise, et je compte bien y revenir plus longuement dès que j’aurais un peu plus de temps, le jihad est une guérilla mondiale dont les acteurs, aux objectifs différents, partagent la même idéologie, combattent et détestent les mêmes ennemis et qui, quand il ne se coordonnent pas, agissent dans le même sens. Ignorer ces caractéristiques, par ignorance ou aveuglement, c’est s’exposer à de cruelles désillusions.

Une vie de secrets et de tromperies

J’aime les virtuoses. J’aime la manière dont leur technique, au lieu de servir leur égo, sert leur art et nous élève. Orson Welles, Steven Soderbergh, Brian De Palma, Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, Russell Banks, Cormac MacCarthy, Julien Gracq, Marguerite Yourcenar, Stefan Zweig, Kafka, Hélène Grimaud, Yo-Yo Ma, Alexander Brailowski, Jimmy Page, Hendrix, Eric Clapton…

Robert Littell est de ceux-là. Avec humilité, et avec une déconcertante aisance, il expose depuis des années les mécanismes du renseignement. Loin des intrigues d’un John Le Carré ou des raffinements littéraires d’un Graham Greene, Littell ne renonce cependant pas à la complexité de l’espionnage et du contre-espionnage. Tout son talent réside dans sa capacité à présenter clairement les enjeux de cette activité sans la caricaturer et sans la compliquer inutilement.

Sous sa plume vivent ou revivent des légendes, comme James Angleton ou Kim Philby, jamais réduites à de simples ombres mais au contraire très humaines. Dans bien des cas, on apprend plus de choses dans ses romans sur la CIA et la Guerre froide que dans les compilations plus ou moins adroites que nous servent les rares à oser écrire en France des essais sur le renseignement. A ce titre, Littell éclaire brillamment ces années où se joua le sort du monde dans les mains de quelques hommes, passionnés et écrasés par leur mission, comme le montra Robert De Niro dans The Good Shepherd (2006, avec Matt Damon, Angelina Jolie, Alec Baldwin, William Hurt, Joe Pesci et Timothy Hutton).

 

La force des romans de Robert Littell vient d’un mélange rare d’érudition, d’humour et d’empathie, et d’une parfaite maîtrise formelle. Littell comprend parfaitement les mécanismes de ce qui se trame, il expose l’envers du décor, dévoile les grandeurs et faiblesses de ses personnages. Tous ne sont pas fréquentables, il y a des psychopathes, des assassins, des faux naïfs et des vrais crétins, mais tous jouent au même jeu et c’est ce qui le rend intéressants, et pour certains d’entre eux attachants.

 

De tous ses livres, et il y en quand même quelques uns, il me semble qu’il faut avoir lu le prodigieux La Compagnie: le grand roman de la CIA (2002), incroyable fresque qui couvre plus de cinquante ans d’affrontement Est-Ouest.

Littell y mélange avec maestria les thèmes qu’il explore depuis le début de sa carrière : les agents dormants, les fausses identités, la trahison, les manoeuvres d’agences, les missions impossibles, les drames personnels, et le résultat est proprement étourdissant. Le plaisir intellectuel devant les intrigues entrecroisées russes et américaines est incroyable, et il m’est arrivé, lors de ma première lecture, de jubiler comme lors de certaines enquêtes. La Compagnie est sans doute un de mes romans d’espionnage préférés et je l’ai offert ou conseillé à tous mes amis. Aussi n’ai-je pas été plus surpris que cela quand, en 2004, le chef du service de documentation de mon administration, un homme plus connu pour ses horribles chemises et ses épouvantables cravates que pour ses succès, a refusé de le commander pour l’édification de la jeunesse, écartant la suggestion d’un revers méprisant de la main en laissant tomber  « Peuh, ce n’est que de la fiction ». Une épée, on vous dit.

En 2007, les frères Scott, qui n’avaient pas eu la chance de bénéficier de cette puissante appréciation, ont adapté pour la télévision le roman de Littell, avec Michael Keaton, Chris O’Donnell et Alfred Molina. Le résultat est plus qu’honorable.

Littell a su dépasser l’immense réussite qu’est La Compagnie, et ses romans suivants ont confirmé qu’il gagnait encore en maîtrise et que son inspiration était intacte. En 2011, la publication de Philby: portrait de l’espion en jeune homme, constitue un nouveau sommet. Sous une forme que je ne dévoilerai pas ici et qui se prête à merveille au sujet, Robert Littell explore le monde du renseignement de la fin de l’entre-deux guerres, nous fait croiser des personnages fascinants et met en place ce qui s’avérera être la plus retentissante trahison de l’espionnage britannique. Encore une fois, la virtuosité n’est pas vaine, et elle est même parfois prétexte à une véritable émotion.

La lutte contre le jihadisme, sans être une partie de plaisir, n’atteindra sans doute jamais la complexité et le raffinement de l’affrontement entre services de vrais professionnels. Pour se souvenir de ce que le monde du renseignement fut il y a quelques décennies, pour réaliser qu’il n’a finalement guère changé et pour anticiper les luttes qui se dessinent, il faut lire Robert Littell. Et il faut lire Robert Littell pour le plaisir de l’art.

Keep calm and shut the fuck up.

France, leader of the Free World, titrait, un peu provocatrice, l’édition en ligne de The Daily Beast, il y a quelques jours. On pouvait même admirer en une le fameux cliché du Légionnaire au #MasqueGlaçant qui a tant déplu aux généraux qui conduisent la guerre au Mali. Brrr, c’est vrai qu’il fait peur.

Alors que la nuit est tombée et les enfants couchés, on commence à regarder cette folle journée et on se demande si l’auteur de cet article, au vu du spectacle que nous avons offert, peut encore sérieusement penser que nous sommes le leader du monde libre. Je ne parle pas des combats à Gao ou de l’attentat à Kidal, puisqu’on s’y attendait. Et je ne parle pas du fait que les militaires regardent avec émotion notre déploiement au Mali en ayant bien conscience qu’il s’agit de notre dernière guerre dans ces conditions. Non, je parle de cette affligeante matinée, qui a vu une grande partie de notre presse démarrer en trombe sur une info non recoupée, un ministre se ridiculiser, et un député censé savoir ce qu’est une source fiable se couvrir de honte, qui plus est avec retard. Ce soir, le Président doit ressembler à ce centurion qui sanglotait « Ils sont tous bêtes, et je suis leur chef ». Bienvenue à bord, Monsieur le Président.

A l’origine de cette folie, l’AFP, que l’on a déjà vue plus performante, explique ce soir, fort doctement, que derrière sa source se cachent en réalité trois sources et que vraiment non vraiment c’est pas sa faute. Moi, je veux bien, mais trois sources qui disent la même foutaise, ça reste trois mauvaises sources, et tant pis si elles affirment savoir où est planqué l’or du Reich. Parce que, in fine, à quoi devons-nous ce gigantesque fiasco sinon à la soif éperdue de scoop et à la nécessité industrielle d’être le premier sur le coup ? Sauf que là, il y a des otages. On parle de sept personnes, dont quatre enfants, et ils méritent sans doute un peu mieux qu’un comportement de paparazzi.

Quand j’étais fonctionnaire, nous avions coutume de dire, puisque nous étions naturellement méfiants à l’égard de certains de nos chefs, qu’on ne pouvait affirmer être parti en mission que lors du vol RETOUR, et pas avant. Quand on clame que les otages sont libres, il n’est sans doute pas inutile de demander à ses sources autre chose que quelques détails moisis. Et puis, il paraît que certains journalistes sont assez rigoureux et patriotes pour prendre contact avec les autorités, afin de s’assurer, dans ces cas extrêmes, qu’une dépêche ne va pas mettre des vies en danger. Je crois, mais il faut que je vérifie, qu’on appelle ça l’éthique, ou le sens des responsabilités. Je vais chercher, on en reparle.

Par pure charité chrétienne, je ne vais pas m’appesantir sur M. Kader Arif. Il y a cent ans, il aurait présenté, et sa démission au Premier ministre et ses excuses aux familles, mais ce temps est bien révolu. De nos jours, le ministre des Anciens combattants, qui n’est même pas la 5e roue du carrosse dans ce genre d’affaire, peut interrompre une séance à l’Assemblée pour proclamer, sur la foi d’une dépêche, que les otages sont libres. Et tant pis pour l’usage qui veut que l’Elysée, seul, communique sur ce sujet. Et tant pis pour le ministre de la Défense, à la manœuvre, et tant pis pour le Quai, et tant pis pour les services, et tant pis pour les familles. Et il ne démissionnera pas, la soupe est bonne, Monsieur le Ministre.

Quand l’amateurisme prend de telles proportions, il est permis de lui chercher d’autres noms. Et quand l’inconséquence se déploie avec autant de panache, il ne reste qu’à éviter le regard des alliés. Restent, et c’est bien fâcheux, les familles. Vous admettrez avec moi que tous ces gens qui tremblent pour leurs enfants et petits-enfants sont bien délicats à gérer. Si on ne peut plus crâner devant le banc du gouvernement, franchement, à quoi ça sert d’être ministre ? Chut, ne répondez pas, c’est déjà assez douloureux.

Peut-être est-il temps de rappeler quelques règles simples :

On ne parle pas des opérations en cours. Jamais.

On ne donne pas ses sources. Jamais.

On ne parle pas du Fight club. Jamais.

On ne parle pas des affaires d’otages. JAMAIS JAMAIS JAMAIS

Vous pouvez alerter l’opinion, suspendre les portraits de quelques inconscients sur les façades et oublier ces fumiers d’expatriés vendus au grand capital, vous pouvez hanter les plateaux de télévision avec quelques mythomanes venus en rampant, le visage couvert de cirage, mais vous ne devez pas parler d’argent ou de raids ou de négociations. Et vous ne devez pas parler des libérations en cours. JAMAIS JAMAIS JAMAIS.

Et si le silence était observé pour sécuriser une exfiltration ? Et si les autorités voulaient d’abord prévenir le grand-père éploré, dévoré d’angoisse en France ? Ben oui, il y a le scoop, et il y a la morale.

Il y a trois tempo dans le contre-terrorisme. Soit vous courez après les terroristes pour les neutraliser, avant ou après un attentat. Soit vous êtes au-dessus du champ de bataille, à essayer de comprendre ce que vous voyez, sans trop traîner, mais sans précipitation. Soit vous êtes au milieu d’une affaire d’otages, et là, là, il faut durer. Il faut aller vite mais il faut comprendre, il faut gérer la pression des autorités politiques, il faut empêcher les petits malins en marge du système de se précipiter à Beyrouth avec une valise de billets pour le compte d’un ambitieux jeune député qui veut marquer des points, il faut accepter les caprices des intermédiaires sur le terrain (oui, tu auras ta caisse de DVD pornos, mon ami, oui, c’est pour le jihad, il faut bien que jeunesse se passe), il faut se méfier des fonctionnaires frustrés qui envoient des mails personnels aux ravisseurs pour « débloquer tout ça », sans parler des types qui appellent la presse depuis Tourcoing en affirmant qu’ils sont à Kandahar, à côté des otages. Et, plus important, il faut peser les options, savoir pourquoi les ravisseurs ont fait ça, si les otages sont bien traités, s’il y a des chances de parvenir à une issue heureuse, etc. Et il faut supporter la pression invisible des proches, jetés en enfer, confrontés au pire de l’humanité, découvrant en quelques heures la violence du monde dont vous avez fait votre quotidien depuis des années.

Quand on sait ça, on n’annonce pas des libérations. On les espère, on prie pour elles si on pense que ça peut aider, mais on ne se pavane pas la braguette ouverte à l’Assemblée. Et on ne fait pas confiance à des militaires étrangers qu’on ne connaît ni des lèvres ni des dents.

La France, leader du monde libre. C’est à se demander comment sont les autres.

« If what you say is true, the Shaolin and the Wu-Tang could be dangerous » (« Bring that ruckus », Wu-Tang Clan)

Les chroniqueurs du jihad retiendront que le 19 février 2013 un Légionnaire du 2e REP est mort en combattant des jihadistes dans l’Adrar des Ifoghas, où seraient détenus nos otages, alors qu’au Cameroun, à 1600 km de là, sept Français, dont quatre enfants, étaient enlevés par un groupe d’hommes armés venus du Nigeria tout proche.

Interrogé à l’Assemblée, François Loncle, député PS de l’Eure, nous faisait rapidement profiter de son immense savoir en nous expliquant qu’il s’agissait sans doute de Boko Haram, que ce groupe était « souvent en rivalité avec AQMI » et qu’il ne s’agissait que de « trafiquants et de gangsters ». Comme aurait Perceval de Galles, « Merci, de rien, au revoir Messieurs-Dames ».

Co-auteur d’un rapport sur le Sahel qu’il n’a manifestement pas lu, M. Loncle relayait, à ma grande consternation, des clichés, et même des erreurs grossières quant aux liens entre les romantiques jihadistes du désert d’AQMI et les esthètes de Boko Haram (« L’éducation occidentale est un pêché », des poètes, on vous dit). Tout observateur un peu sérieux (donc, pas les imposteurs vus hier soir sur BFM) sait pourtant que les deux mouvements sont étroitement liés, se prêtant de l’argent, s’envoyant des combattants, se parlant depuis l’aube des années 2000. Forcément, avant de causer dans le poste, c’est pas mal de relire ses archives. Vous n’en avez pas ? Ah, pardon.

En réalité, plus que vers Boko Haram, les regards des professionnels se sont tournés vers les petits rigolos du Jama’at Ansar Al Muslimin Fi Bilad Al Sudan, plus connu de leurs mamans sous le nom d’Ansaru.

Il faut dire que ces garçons, issus de Boko Haram, ne sont pas des amateurs empruntés ou maladroits. Le 26 novembre 2012, ils ont, par exemple, attaqué un commissariat à Abuja afin de libérer des détenus. Surtout, et on aurait aimé l’entendre hier, Ansaru a enlevé un Français à Rimi, près de Katsina, le 19 décembre dernier, et l’a revendiqué le 23 décembre. Le 20 janvier, les mêmes ont revendiqué une attaque contre des soldats nigérians en partance pour le Mali. Et, last but not least, le groupe a enlevé le 16 février sept expatriés à Jamaare – et l’a revendiqué le 18, car ces gens-là, à la différence d’autres, assument leurs actes.

Du coup, on est bien obligé de se demander ce que voulait dire M. Loncle quand il affirmait si péremptoirement sur iTélé : « Ce n’est pas lié à la situation au Sahel ». Non, bien sûr, il va de soi que les terroristes d’Ansaru enlèvent des Français pour protester contre le mariage pour tous, ou qu’ils capturent des Européens afin d’attirer l’attention du monde sur le scandale de la viande de cheval. Bien vu, M. le Député, bien vu.

A mes yeux, le lien est pourtant évident, qu’il soit direct ou indirect. Soit Ansaru enlève des Français pour ouvrir un second front sécuritaire sur nos arrières, comme je l’ai envisagé à plusieurs reprises depuis l’été dernier, (d’abord ici, puis , et ici, ou , et même ici), soit Ansaru joue sa carte mais s’en prend à la France, ennemie historique du jihadisme, menacée directement par l’ensemble de la mouvance islamiste radicale depuis le début de l’opération Serval. Déconnecter les jihads des uns des autres est une erreur impardonnable. Je ne sais plus qui, hier soir sur BFM, affirmait doctement : « Il faut dissocier les événements pour mieux comprendre ce qui se passe ». Non, justement, il faut faire exactement l’inverse, puisque le jihad, comme je l’écrivais en 2005 – quand j’avais encore un métier honorable – est d’abord une guérilla mondiale dont les acteurs, différents, partagent idéologie, modes opératoires et cibles.

Qui a jugé bon de rappeler, hier, que les « meilleurs d’entre eux », les petits gars d’AQPA, ont diffusé, le 12 février dernier, un communiqué dénonçant sans ambiguïté l’intervention des Croisés au Mali ?

Une fois de plus, les experts d’opérette sont pris en flagrant délit de pipeautage, et pas un ne fréquente sans doute Jihadology, d’Aaron Y. Zelin (@azelin), une référence pourtant tout simplement incontournable. Oui, je sais, le travail est une notion dépassée, et il faut parfois savoir refuser les invitations sur les plateaux pour réfléchir un peu. Ça ne fait jamais de mal.

Quinze de nos compatriotes, dont 4 enfants, sont donc désormais otages, tous en Afrique, tous détenus par des groupes jihadistes. Le symbole est fort, et le défi presque hors de portée. L’enchaînement des crises met les hommes et les structures à rude épreuve, fatigués, usés, courant d’urgence en urgence, d’incendie en incendie, incapables, par manque de temps, de prendre le recul nécessaire à la compréhension d’un phénomène qu’ils sont les seuls à pouvoir, en théorie, contempler dans sa globalité. Du coup, et quoi qu’on dise, personne ne le fait, et la place est donc laissée aux imposteurs habituels et autres universitaires sur le retour. Pas grave, on a l’habitude, et il faut avancer.

Je n’aurais pas l’indécence, ici, de me laisser aller à des hypothèses sordides sur le sort des enfants et de leur mère enlevés hier. Tout juste peut-on souhaiter que les terroristes (puisque je ne crois pas une seconde à l’hypothèse d’une groupe de braconniers ou de coupeurs de route) jugent les enfants trop encombrants et les libèrent. Simple observateur, je ne peux qu’adresser aux familles concernées toutes mes pensées, et glisser mes encouragements de retraité aux membres de la nouvelle cellule de crise. Bientôt, les services français ne seront plus qu’une immense cellule de crise, quand on y pense… Il y aurait même matière à modéliser le cycle infernal que nous observons depuis plus de dix ans : crise économique – crise stratégique – réduction des moyens – augmentation des besoins. Mais je n’ai pas ce talent, et ça n’est pas le sujet.

La succession de tels évènements est un indicateur, comme un autre, des bouleversements de notre environnement. L’Afrique de l’Ouest nous renvoie au visage nos échecs, et aussi nos vulnérabilités. Expatriés plus ou moins conscients des dangers, autorités locales plus ou moins mobilisées, Etats plus ou moins faillis, le tableau est plutôt sombre. Si on laisse de côté les problèmes de gouvernance, l’épineuse question du narcotrafic, ou celle, dramatique, de la traite des êtres humains, et qu’on se concentre sur le jihadisme, force est de reconnaître que les crises politico-sécuritaires s’imbriquent, s’influençant et se nourrissant mutuellement dans une dégringolade qui n’a pas de fin prévisible.

Le jihad algérien, vieux de plus de vingt ans, s’est ainsi étendu au Sahel, contamine à présent le Maroc, et se nourrit dans le même temps de l’effondrement des Etats postrévolutionnaires tunisien et libyen. La révolution égyptienne, en libérant des centaines de détenus, alimente le jihad renaissant libyen. La révolution libyenne permet aux jihadistes du Sahel de s’armer, et l’ensemble du cirque crée au centre de la carte une dépression qui déstabilise l’ensemble de la région, en faisant fi des frontières.

Le printemps arabe, dont j’ai dit ici qu’il était une conséquence du jihadisme mais qu’il n’avait pas été initié par les islamistes radicaux (je sais, c’est un peu trop subtil pour certains), passe actuellement par une phase, classique dans les processus révolutionnaires, de foutoir à grande échelle qui libère les forces les plus brutales. Face au néant idéologique des régimes renversés et à l’impréparation des révolutionnaires de la première heure, les islamistes n’ont eu qu’à se pencher pour ramasser la mise. Sur leur droite, les plus radicaux, salafistes et jihadistes plus ou moins repentis, se mettent en position pour se mêler de crises qui n’en sont ainsi qu’à leurs débuts.

Plus au sud, au-delà de la bande sahélienne, le patient travail de prosélytisme qui dure depuis des décennies et que j’ai très imparfaitement décrit ici n’est, pour l’instant, que l’arrière-plan des actions des jihadistes. Seul Ansar Al Din, dont on sentait les prémices dès 2006, peut être considéré comme un mouvement terroriste directement lié à ce phénomène, ses alliés ou partenaires étant, soit des corps étrangers (AQMI), soit des mouvements minoritaires (MUJAO), soit des groupes sectaires reflétant des conflits ethniques préexistants (Boko Haram, même si Ansar Al Din a, pour la première fois dans la région, coloré de jihadisme un irrédentisme à la façon des rebelles tchétchènes,  cachemiris ou philippins, mais c’est une autre histoire).

Du coup, je me garderai bien, à ce stade de l’enquête, de scruter le Cameroun en délaissant le Nord Nigeria. Le développement de l’islam radical au Cameroun n’est sans doute pas responsable de l’enlèvement de nos compatriotes. L’opération, en revanche, illustre à merveille l’imbrication des jihads, les uns et les autres agissant ensemble sans se coordonner. Les crises sont donc en train, sinon de fusionner, du moins de converger dangereusement.

Jamais la France n’a eu autant d’otages, jamais un pays n’a vu autant de ses ressortissants aux mains de groupes jihadistes. Alors que 7 otages sont au Nord Mali, 8 sont au Nord Nigeria, à des centaines de kilomètres au sud-est, dans un environnement totalement différent. Au Mali, l’Etat est inopérant. Au Nigeria, il est ombrageux, réfractaire à la coopération. Quant à nos moyens, ils sont limités, et le point de rupture n’est pas si loin.

Il y a quelques jours, un des plus flamboyants émirs de la zone, Omar Ould Hamaha, déclarait fort aimablement que la France avait ouvert les portes de l’enfer en intervenant au Mali. Disons qu’on vient de frapper et qu’on attend que quelqu’un nous ouvre, sans être vraiment pressés.