Nous ne pouvions pas nous rater, Tatiana.

C’est dans les moments de tension qu’on reconnaît les champions, capables de placer un coup de maître, décisif, le passing sur la ligne ou la passe lumineuse à l’attaquant démarqué, là-bas, de l’autre côté de la surface.

Ne boudons donc pas notre plaisir devant la splendide manœuvre diplomatique effectuée hier par la Russie en pleine crise syrienne. Sergueï Lavrov a, en effet, le 9 septembre, dévoilé une initiative qui coupe l’herbe sous les pieds de  la coalition occidentale naissante et offre à son allié syrien bien plus qu’un répit.

Nous appelons les dirigeants syriens à non seulement accepter de placer sous contrôle international leur stock d’armes chimiques, et ensuite à le détruire, mais aussi à rejoindre pleinement l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques. (In Le Monde daté du 10 septembre)

En quelques phrases, la diplomatie russe a ainsi piégé Washington et Paris en offrant une – apparente – concession sur la question, devenue centrale, de l’arsenal chimique syrien. Personne n’a, par ailleurs, jugé utile de relever que cette initiative admettait implicitement la responsabilité de Damas dans la frappe chimique du 21 août, mais l’évacuait en proposant, ce que personne ne demandait plus depuis des années, un placement sous contrôle des ADM syriennes.

La manœuvre est superbe, et prolonge le révisionnisme observé depuis quelques jours, qui niait l’évidence sans proposer aucune vérité alternative. En 2002, les Pakistanais nous avaient dit « Il n’y a jamais eu camp jihadiste sur notre sol et d’ailleurs nous les avons tous démantelés ». En 2013, les Russes nous disent « Nos alliés n’ont jamais utilisé d’armes chimiques mais nous vous proposons une solution pour qu’ils ne les emploient pas à nouveau ». Je crois bien avoir laissé échapper, hier soir, un sifflement admiratif.

Alors que la tension montait régulièrement, Moscou a brutalement inversé en recourant à une initiative qui fait appel aux ressources infinies des conventions internationales sur les armes non conventionnelles. Pendant des décennies, Moscou a pourtant permis à Damas de développer cet arsenal, et la chose ne paraissait pas heurter son très élevé sens moral. D’un seul coup, d’un seul, pourtant, la Russie, comme au judo, retourne la force de l’adversaire contre lui et nous sert, avec le sourire modeste de celui qui évite une bagarre de saloon, une initiative diplomatique qui répond, à merveille, à un des axes majeurs de la diplomatie impériale (la lutte contre la prolifération des ADM), tout en apaisant les remords de l’apparente prise de conscience occidentale quant à la crise syrienne.

Non seulement Moscou rend caduc le projet impérial de lancer une opération punitive, mais il mais piège les Occidentaux en retournant contre eux leur obsession sur les armes non conventionnelles. M. Lavrov, pour sauver Damas, sacrifie – et il faudrait être certain que la Syrie a été consultée – un programme militaire douteux qui concentrait les critiques. Désormais, et le retournement est techniquement superbe, la légalité, au moins aux yeux des opinions publiques, est dans le camp de Damas et Moscou.

Les Russes ont su admirablement jouer de la dérive du débat dans les pays occidentaux, focalisé sur l’utilisation d’armes chimiques et laissant progressivement de côté la question, centrale, de la posture à adopter à l’égard de la situation en Syrie. Surtout, les responsables russes ont su profiter, avec maestria, de la déclaration faite hier par John Kerry, le secrétaire d’Etat, selon laquelle le président syrien pourrait remettre jusqu’à la plus petite partie de ses armes chimiques à la communauté internationale dans la semaine – les remettre dans leur totalité, sans délai et permettre leur décompte plein et entier, mais il n’est pas près de le faire, et c’est impossible à faire.

Vous voulez les armes chimiques ? demandent les Russes. Ok, on vous les donne et on s’arrête là.

L’idée avait vaguement été évoquée, le 29 août dernier, par le ministre polonais des Affaires étrangères, Radek Sikorski, mais le projet, sans réelle pertinence, n’avait pas été retenu. La question, faut-il le rappeler, ne porte pas sur les armes chimiques syriennes mais sur la violence de la répression menée par les autorités syriennes contre une partie de leur population. Alors, John Kerry a-t-il gaffé ? A-t-il, au contraire, tendu une main secourable à Moscou afin que, ensemble, les deux vieux adversaires sortent de l’impasse la tête haute ? Mystère, et je me garderai bien, alors que l’encre des télégrammes diplomatiques est à peine sèche, de conclure sur ce point, mais j’ai mon opinion.

Ce rebondissement offre-t-il, en effet, une sortie digne à Obama ? Il est permis d’en douter, quand bien même l’issue du vote au Congrès sur la question d’une opération armée ne promettait pas nécessairement favorable à l’Administration. On a d’ailleurs bien senti, hier, un flottement à Washington.

Tout porte à croire que la Russie croyait à ces frappes, dont l’éventualité n’est toujours pas écartée, et qu’elle a très habilement saisi la balle au bond pour donner un peu d’air à la Syrie. Depuis plusieurs jours, Vladimir Poutine, d’ailleurs, alternait les messages d’apaisement et les postures martiales, déclarant – ce qui a fait beaucoup rire – que tels missiles ne serait pas livrés à Damas car ils n’avaient pas été payés, mais déployant quelques unités supplémentaires en Méditerranée. L’alerte anti-missile de la semaine dernière avait d’ailleurs illustré l’extrême nervosité des autorités russes.

Les Etats-Unis doivent donc revoir, sinon leur stratégie, du moins leur posture face à cet axe Moscou-Damas décidément bien habile. A Paris, les autorités diplomatiques, manifestement prises au dépourvu, ont à peu près bien réagi en surenchérissant sur le projet de destruction de l’arsenal chimique syrien. On espère que nos dirigeants actuels mesurent enfin les conséquences de la baisse continue de nos capacités militaires qui nous empêchent de conduire seuls une politique à laquelle ils semblent sincèrement attachés. Comme je l’écrivais en mai dernier, nous ne cessons de prendre cruellement conscience de nos faiblesses, et il faut croire, décidément, que la France aime à être soutenue par d’autres tout en proclamant partout à quel point elle est fièrement indépendante. Quant aux Syriens, mon Dieu, de qui est-ce encore le problème ?

Le renseignement à l’écran : traiter clandestinement une cible.

La délicate affaire syrienne nous renvoie à ces années où les services français menaient des actions violentes et clandestines pour rendre à Damas la monnaie de sa pièce. Je ne vais pas m’appesantir sur des détails qui ne sont pas nécessairement glorieux, mais le fait est que l’objectif prioritaire des services de la République n’a pas toujours été de recruter des jeunes gens surdiplômés. Je me comprends.

Conserver une capacité d’action clandestine, qu’il s’agisse de pratiquer le recueil de renseignement dans des zones où on prend soin de ne jamais envoyer de bibelots de ma trempe, de soustraire un adversaire à l’affection des siens ou d’éliminer un fâcheux, devrait être une priorité. La logique de ces manoeuvres ne relève pas de la chose militaire mais bien du renseignement, et il est inapproprié de ne voir dans tout cela que des opérations que pourraient mener les unités d’élite de notre armée, ou de ce qu’il en reste.

Trop souvent, en effet, on confond forces spéciales et actions clandestines, alors que les missions des uns et des autres sont différentes – bien que parfois voisines, et même conjointes, comme on a pu le voir ces derniers mois au Mali ou en Somalie. A contexte exceptionnel, mesures exceptionnelles.

En France, seul le Service action de la DO est ainsi censé conduire ces missions clandestines, en grande majorité non violentes, mais dangereuses et d’une grande technicité – quand on ne se fait pas ramasser par des villageois bulgares, évidemment. A la différence des membres des Forces spéciales, les hommes du SA ne portent ainsi pas d’insigne de nationalité sur leurs tenues, et ils ne sont pas censés systématiquement combattre. La plus grande discrétion est plutôt de mise, du début à la fin de la mission. Inutile, donc, d’appeler le numéro des missionnaires de la Tour en cas de pépin à Auckland.

Je ne vais évidemment pas vous narrer les exploits du SA, puisque je ne suis pas de la partie, que je n’en sais rien et que tout cela est secret, mais il faut savoir qu’il existe, depuis des années, un débat entre défenseurs du maintien d’une capacité d’action clandestine autonome et partisans d’une intégration de cette force au sein du Commandement des Opérations Spéciales (COS), pour un tas de bonnes et de mauvaises raisons.

L’essentiel est que notre pays conserve à terme, quelle que soit sa forme, cette capacité d’opération illégale permettant d’aller là où personne d’autre ne va, d’observer ce que personne d’autre ne voit, et de frapper, le cas échéant, là où personne d’autre ne frappe. J’ajoute que nombre de grands services disposent, en leur sein, d’unités paramilitaires spéciales, à commencer par la CIA ou le SVR, dont je garde un souvenir émerveillé. Le monde qui s’annonce devrait rendre automatique la sauvegarde d’une telle culture, mais on peut redouter que les tentatives actuelles de moralisation des services – rires – ne portent des coups fatals à ces moyens.

Les exemples d’actions clandestines violentes conduites par des services de renseignement abondent au cinéma, et le choix d’une scène rendant justice aux hommes et femmes qui agissent dans l’ombre a été difficile. Comme toujours, la plus belle illustration de notre savoir-faire a finalement été trouvée dans le cinéma français, et il faut saluer la belle démonstration technique donnée ici par Raoul Volfoni, ancien combattant d’Indochine, et son frère Paul.

Les Tontons flingueurs, de Georges Lautner (1963)

Vous êtes charmante, mais vous voyez déjà ce que ça fait, un million, Larmina ?

Ne boudons pas notre plaisir alors que le débat national qui s’est engagé autour de la douloureuse question syrienne tient toutes ses promesses d’excellence intellectuelle. Les arguments les plus raffinés s’opposent ainsi dans une enivrante joute qui confirme que notre pays, décidément et quoi qu’il arrive, est bien le phare qui éclaire le monde.

Subtilité, finesse, pondération, détachement, aucune de nos habituelles qualités gauloises n’a manqué depuis plusieurs jours, aussi bien au sein de la classe politique que sur Internet, où la fine fleur des observateurs de la vie internationale et les meilleurs connaisseurs de la chose militaire ont rivalisé d’intelligence afin d’offrir à nos décideurs une compréhension précieuse de la guerre civile qui déchire la Syrie et fait vaciller le Moyen-Orient.

Chacun y a fait honneur aux meilleurs principes d’une démocratie à la fois fière et apaisée, et personne, ainsi, ne s’est laissé aller à des attaques caricaturales. On n’a, ainsi, pas entendu une seule fois un esprit éclairé vous accuser de faire le jeu d’Al Qaïda – accusation proprement réjouissante me concernant, soit dit en passant – ou un responsable, parfois ayant exercé de hautes fonctions gouvernementales, accusant avec naturel nos services de renseignement et nos dirigeants de mentir et de manipuler les faits. On ne peut que s’en féliciter, d’ailleurs, car une telle démarche n’aurait pu que fragiliser, un peu plus, notre démocratie, déjà attaquée de toutes parts par les démagogues et les extrémistes.

De même faut-il saluer les toujours pertinentes interventions d’analystes spécialisés dans les photocopies sous les combles des Invalides et auteurs, par le passé, de rapports d’une rare indigence. Ne nous moquons pas, cependant, car, en France, l’ironie et la rhétorique ne sont permises qu’à vos contradicteurs. On attend de vous un attitude de soumission polie, seule garante de votre attachement aux valeurs républicaines de tolérance et d’écoute.

Force est de reconnaître que la publication d’une synthèse nationale de renseignement déclassifiée a donné lieu à une avalanche d’interventions, toutes plus affligeantes les unes que les autres, et on ne s’étonnera pas que ceux qui professent un nationalisme sans concession ou un amour immodéré pour l’uniforme se révèlent être les premiers pourfendeurs d’administrations régaliennes qui les ont toujours tenus à distance – où quand le dépit fait figure de raisonnement.

A la différence de nombre de mes concitoyens, je ne suis ni entraineur de football ni spécialiste des armes chimiques, et de même que je n’ai pas un avis définitif sur les matchs de l’équipe de France, je me garderai bien de me livrer à une analyse précise et argumentée des éléments contenus dans le rapport rendu public le 2 septembre dernier.

D’autres faits, cependant, méritent d’être signalés. Evacuons, d’entrée, le fait que le conseiller Com’ du ministre de la Défense, Sacha Mandel, ait mis sa touche à ce document comme cela apparaissait initialement dans les caractéristiques du PDF (première version). Le fait de déclassifier une telle synthèse, fait unique dans l’histoire de la République, relève évidemment, d’une opération de communication, et il n’y a rien de choquant dans le fait que le conseiller du ministre ait jeté un œil dessus, voire ait lissé une ou deux phrases. Le contraire, à dire vrai, eut été surprenant, et, comme l’aurait dit Léodagan, là, aux cuisines, ils étaient sur le repas du soir, alors on a confié la chose au conseiller. A quoi ça tient, quand même.

Le fait est que l’apparition du nom de Sacha Mandel a été une erreur, alimentant la suspicion et nourrissant les habituelles moqueries de sites de qualité, comme le bien nommé Aux infos du nain, qui ferait passer Closer pour les cours du Collège de France. Inutile, évidemment, de faire entendre raison à la meute, obnubilée comme une milice médiévale débusquant les sorcières, par la recherche des cabinets de conseils (ici, Euro RSCG) ou les banques.

Comme je le disais plus haut, je ne suis pas un spécialiste du programme non conventionnel syrien. J’ai cependant eu l’honneur, lors de l’invasion de l’Irak par l’Empire, au mois de mars 2003, de diriger une cellule de crise – et je ne le referai jamais, Dieu m’en préserve – et j’ai pu observer de près l’excellence française en matière d’ADM. Le fait est qu’il y a là un paradoxe qui n’effraie pas certains de nos députés et autres commentateurs patentés, et que je vais me faire un plaisir d’exposer.

Jusqu’au mois de novembre 2002 (Ou était-ce décembre ? Je ne m’en souviens pas), la France avait prévu de participer à l’invasion de l’Irak. Pas la peine de brailler, j’étais là, près du Seigneur, j’ai tout vu, tout entendu – et tout noté, car on ne se refait pas. La décision de ne pas y aller, salutaire, est tombée un jour, brutalement, et elle a rassuré tout le monde tant il était évident qu’il n’y avait pas le début d’un programme non conventionnel en Irak.

Déjà pilote national, à l’époque, en matière de contre-prolifération, le service auquel j’avais l’honneur d’appartenir maniait de façon remarquable toutes les facettes du recueil de renseignement dans ce domaine. Tout y passait, grâce à des analystes et des opérationnels de grande qualité, spécialistes de tel ou tel aspect, chimistes, ingénieurs, vétérans du contre-espionnage, etc. Bénéficiant de toutes les ressources d’une grande administration – de celles qui font gémir d’indignation certains élus de la République, ils étaient la brillante illustration de l’apport majeur du renseignement à la conduite d’une politique. C’est ainsi grâce à eux que la France fut capable, contre vents et marées, de s’opposer aux mensonges de l’Administration Bush Jr. en contrant chaque affirmation erronée ou incomplète. Je me souviens d’ailleurs de la fameuse séance au Conseil de Sécurité des Nations unies comme si c’était hier, car nous étions à la manœuvre, en coulisse, à alimenter le ministre en arguments démontant le discours de Colin Powell. Bref, je ne vais pas non plus vous raconter ma vie, hein.

Saluée à l’époque, l’excellence de la communauté française du renseignement, garante de notre indépendance, se serait donc dissoute dans les limbes, aurait été emportée par on ne sait quel vent mauvais, et nos services ne seraient donc plus capables que de produire de poussives synthèses de presse… Le fait est, pourtant, que jamais les moyens de nos services n’ont été aussi importants, et s’il y aurait beaucoup à dire, on ne peut que constater que la contre-prolifération reste LE domaine dans lequel la France fait figure de leader au sein des nations occidentales. Mais peu importe pour nos grands spécialistes de comptoir. Comme d’habitude, quand les positions officielles confortent leurs croyances, elles sont admirables. Lorsqu’elles les contredisent, elles sont mensongères, médiocres, dictées par l’étranger, cette mystérieuse anti-France, cette funeste ploutocratie apatride aux menées décidément bien noires.

Portées au pinacle en 2003, les compétences françaises en matière de compréhension des programmes militaires non conventionnels sont donc, désormais, sujettes à caution. Mieux, on ne compte plus les commentaires affirmant que le document publié le 2 septembre dernier n’est rien d’autre qu’une compilation de faits connus et largement relatés dans la presse. Félicitons-nous de la qualité des lecteurs de cette synthèse, vivants exemples des succès de notre système éducatif, pourtant si décrié, qui peuvent d’un regard, d’un seul, déceler dans ces pages mensonges, erreurs, faits publics connus de longue date, et approximations. Bravo, les gars, bravo, et merci pour vos éclairages.

Sans sourciller, les mêmes qui n’auraient pas manqué ce pénalty, auraient vaincu la Luftwaffe au-dessus de la Manche en quelques jours, ou ont la solution pour juguler le chômage de masse, pointent donc les faiblesses de la synthèse.

La chose n’est, finalement, pas autrement surprenante, et outre qu’elle illustre les dérives de nos opinions publiques, passées de l’exigence démocratique au doute permanent, elle confirme qu’il ne fallait pas déclassifier toutes ces données. Je ne veux même pas parler des difficultés techniques de l’exercice, conduisant à des impasses afin de ne pas compromettre certaines sources particulièrement sensibles, mais bien de l’inutilité absolue qu’il y a à essayer de convaincre des esprits qui doutent de tout, tout le temps, sauf de leur omniscience. Et moins ils en savent, plus ils pensent tout savoir.

« Où sont les preuves ? » ont ainsi demandé, en chœur, ceux qui confondent analyse du renseignement et procédures judiciaires. « Ça ne prouve rien », ont décrété ceux qui, mine de rien, accusent les services et le gouvernement de mentir au pays et de servir les intérêts de l’Empire. Dans le climat actuel, nauséabond et médiocre, personne ne s’est ému de tels propos, comme s’ils étaient anodins, banals, comme si on pouvait décidément tout dire.

La faiblesse des critiques n’a pas surpris, à dire vrai, mais on peut, en revanche, ricaner de celle des défenseurs de l’armée syrienne. Voilà un régime, en effet, qui combat avec détermination une insurrection armée depuis plus de deux ans, et qui la réduit doucement. On est en droit de penser que les redoutables services syriens, que personne ne qualifiera d’amateurs, ont une vision assez claire de leurs ennemis.

Pourtant, depuis le 21 août, pas une seule fois je n’ai entendu les partisans de Bachar El Assad accuser tel ou tel groupe de la rébellion. On pouvait penser que les autorités syriennes auraient une connaissance précise de ceux qu’elles affrontent dans les proches environs de la capitale. On attendait des noms de chefs rebelles ou de katibats, des numéros d’unités, mais non, rien. Simplement, de pitoyables jérémiades, une défense d’enfant surpris le visage de barbouillé de Nutella mais niant contre toute évidence en avoir mangé.

« Non, c’est pas nous », disent donc tous les défenseurs du régime syrien. Mais alors, c’est qui ? « Eux, pas nous. ». Le photocopieur des Invalides, que j’évoquais plus haut, pense effectuer une percée dans l’argumentation en rappelant que les jihadistes présents en Syrie, et venus de Syrie, sont des habitués des opérations sales, faisant, par exemple, exploser des camions de chlore. La chose est largement connue, et il est également avéré, depuis dix ans, que jamais les réseaux jihadistes n’ont eu la capacité de se doter d’un arsenal non conventionnel. J’ajoute, mais pour le savoir il faudrait faire autre chose que se pâmer à la télévision et travailler un minimum, que les laboratoires d’Al Qaïda en Afghanistan n’étaient rien de plus que des abris de jardin. Croyez-moi, j’ai eu la chance, si je puis dire, de trier d’étranges bocaux découverts à Darounta, et on était loin des stocks de VX maniés avec prudence dans The Rock (1996, Michael Bay).

Il en va de même en Irak, et il n’échappera à personne que faire sauter des camions de produits chimiques sur un marché de Bagdad, s’il s’agit de l’œuvre de types dont la mort par drones est éminemment souhaitable, ne demande pas la même technicité que l’emploi de munitions chimiques.

Le rapport officiel français ne dit pas autre chose, aboutissement d’un raisonnement d’analyste, mais certes pas de procureur :

Nos renseignements confirment que le régime redoutait une attaque d’ampleur de l’opposition sur Damas dans cette période. Notre évaluation est que le régime a cherché par cette attaque à desserrer l’étau et à sécuriser des sites stratégiques pour le contrôle de la capitale. A titre d’exemple, le quartier de Moadamiyé est localisé à proximité de l’aéroport militaire de Mezzeh, emprise des services de renseignement de l’Armée de l’Air.

Au demeurant, il est clair, à l’étude des points d’application de l’attaque, que nul autre que le régime ne pouvait s’en prendre ainsi à des positions stratégiques pour l’opposition. Nous estimons enfin que l’opposition syrienne n’a pas les capacités de conduire une opération d’une telle ampleur avec des agents chimiques. Aucun groupe appartenant à l’insurrection syrienne ne détient, à ce stade, la capacité de stocker et d’utiliser ces agents, a fortiori dans une proportion similaire à celle employée dans la nuit du 21 août 2013 à Damas. Ces groupes n’ont ni l’expérience ni le savoir-faire pour les mettre en œuvre, en particulier par des vecteurs tels que ceux utilisés lors de l’attaque du 21 août.

Ça me semble être clair, et on n’a pas assez pris la mesure de la fermeté de cette conclusion. De quel poids peut-elle être, cependant, face à un négationnisme du pauvre ?

Il existe, pourtant, quantité d’arguments permettant de contester la pertinence d’une opération contre la Syrie. Je précise d’ailleurs, et à nouveau, puisque la calomnie et la caricature font figure d’arguments pour certains, que je n’ai jamais caché mes préventions à l’égard d’une intervention armée, comme je l’ai indiqué ici puis . J’avais, en 2011, déjà exprimé des réserves quant à l’intervention contre le débonnaire colonel Kadhafi (tac, tac et tac). En Syrie, la chose est encore plus délicate : si nous intervenons, ce sera de toute façon trop tard, sans autre objectif politique que punir le régime pour son comportement alors que, selon ce raisonnement, il aurait fallu le frapper il y a bien – trop – longtemps. Nous n’avons, par ailleurs, nullement les reins pour tenir le choc en retour, qui pourrait toucher la région et même la dépasser, et nous ne sommes sans doute pas capables, nains militaires et politiques, de tenir la dragée haute à Moscou. Intervenir militairement nous exposera également à la colère d’une partie de la mouvance jihadiste, qui y verra, à raison, une nouvelle démonstration de notre ingérence, tout en faisant le jeu des plus radicaux d’une insurrection qui n’a guère de chance de l’emporter, faute de leadership, de projet politique et de moyens.

Les doutes quant à la faisabilité de frappes aériennes, que l’on peut lire ici, ne m’ont pas réellement convaincu. La chasse israélienne démontre ainsi égulièrement qu’il est possible de réaliser des raids aériens en Syrie, y compris sur Damas, et les moyens de l’Empire sur zone sont largement suffisants pour toucher QG, bases aériennes, sites de lancement et centres de stockage. La question, une fois de plus, est celle de la logique de ces raids : punir, détruire (ou entamer) l’arsenal non conventionnel, couper quelques têtes, voire donner une gifle assez sévère pour précipiter une pause dans les combats, dans le cadre de ce délicieux concept – dont je ne me lasse pas – nommé diplomatie coercitive ?

Faut-il rappeler que des frappes aériennes bien pensées peuvent avoir d’heureuses conséquences, qu’il s’agisse de la Libye en 1986 ou des Serbes de Bosnie en 1995, sans même parler de la guerre au Kosovo en 1999, qui a conduit, quoi qu’on dise, Belgrade sur la voie de la raison ? La diplomatie de la canonnière ne fait tousser que ceux contre lesquelles elle est employée, et il serait peut-être temps de se demander s’il y a la moindre grandeur à systématiquement défendre des fumiers.

Je ne vais pas revenir sur les biais de ceux qui vantent les positions de Moscou ou Téhéran et saluent la pertinence de leur raisonnement stratégique, tout en niant aux Occidentaux la simple possibilité de voir dans un régime du Sud un adversaire, un ennemi, voire une menace. Le fait que les Occidentaux aient colonisé nombre de peuples et leurs aient fait subir des horreurs n’excuse pas le fait que certains Etats ont des comportements inacceptables. L’histoire coloniale ne devrait pas être une excuse pour les tyrans, le plus souvent au moins aussi sanguinaires que les colonisateurs. Le mélange permanent entre le discours de victime et le rappel des crimes passés sert trop souvent à passer sous silence les douloureux échecs de certains, quant il n’est pas employé comme une justification à tous les crimes, le tout assorti de réflexions conspirationnistes aux relents racistes, du genre « Les Européens veulent soumettre les Arabes ». Mais oui, bien sûr.

On pourrait aussi s’étonner qu’il soit donc interdit d’intervenir au Moyen-Orient, mais que tuer des insurgés au Congo ou en RCI ne soit vraiment pas grave. Relativité de la valeur de la vie humaine, indignation tiers-mondiste à géométrie variable… On étouffe, enfin, difficilement un ricanement quand ceux qui défendent la clairvoyance et la grandeur de tyrans réclament à cor et à cri un débat au parlement. Quand le processus démocratique sert à défendre les dictatures…

Et pendant ce temps-là, il y a deux millions de Syriens réfugiés hors de leur pays. A la catastrophe humanitaire s’ajoute désormais une catastrophe stratégique pour les Occidentaux, et singulièrement les Européens. Nous voilà incapables de frapper le seul régime de la région qui soit un véritable adversaire, nous voilà coincés entre le maintien au pouvoir d’un système qui nous a toujours menacés, et parfois frappés, et qui, s’il se tire de cette épreuve, nous fera payer l’addition, et une insurrection qui se radicalise et dont la composante jihadiste entend bien utiliser le territoire syrien pour nous frapper, elle aussi. Nous voilà nus, exposant nos faiblesses, nos hésitations, notre incapacité à peser sur le cours des événements.

Faut-il, pour autant, tolérer le comportement de Damas ? Je veux croire que des actions limitées et parfaitement pensées – on peut toujours rêver – pourraient initier avec le régime syrien une forme, certes martiale, de dialogue politique lui fixant les limites qu’on ne franchit pas. Et tant pis si l’Empire se substitue à nous, puisqu’il faut bien faire le boulot. Notre éventuelle inaction, liée à celle de Washington, sera une nouvelle illustration, non pas de notre inféodation, mais simplement de notre faiblesse. Doit-on s’en réjouir ?

Le renseignement à l’écran : le RVPI

Le renseignement est affaire de procédures, de méthodes et de pratique. Si les situations sont toujours différentes, les gestes techniques sont, finalement, peu nombreux, tout étant, avant tout, affaire de sens tactique, de but à atteindre et de talent individuel. On s’adapte donc à la situation au lieu de vainement essayer de plaquer les mauvaises recettes au mauvais endroit, et je me comprends.

Imaginons qu’un matin votre chef vous dise : « Mon petit Raillane, le poste à Galène nous a signalé un possible défecteur syrien (pourquoi syrien ? On se le demande) qui affirme pouvoir prouver que le régime de Damas utilise des balles réelles lors des combats et que le bruit est proprement intolérable. Le sujet est sensible, car plusieurs ténors de la classe politique, dont Marcel de Guérande, le député souverainiste qui a son rond de serviette à l’ambassade d’Iran, et Jean-Luc Thorez, le sénateur communiste qui réside dans un studio prolétaire de 630 m2 à Caracas dans lequel il ne se rend qu’en First, affirment que la Syrie n’utilise que des balles en mousse et des confettis pour mater les gueux et que tout ça, et bien c’est rien que des menteries, un complot monté pour descendre Bachar El Assad, dit Gueule d’Ange, dit Petit Baigneur. »

Votre chef reprend son souffle, vous laisse prendre la mesure du poids qui tombe sur vous et de l’honneur qui vous est fait, avant de reprendre :

« Vous partez demain à Galène le rencontrer, une équipe de la DO est sur zone et sécurisera l’entrevue, qui aura lieu dans une suite du Sheraton local. Le pseudo de cette source est GrosseTanche 102, et celui de l’opération vient de nous être donné par la DG : il s’agit Delacataracte. Il va sans dire que l’affaire est réservée. Si vous réussissez, il y aura de l’or pour tout le monde. Sinon, les crocodiles. »

Il y a un silence. Vous fixez intensément un coin du bureau sans rien dire, attendant que votre chef se ressaisisse. Il s’éclaircit la voix, vous regarde.

« Allez voir l’officier de liaison avec la DO, il vous donnera les détails de la mission. Allez, bon voyage ».

Vous voilà tout excité, une mission à l’étranger, un débriefing clandestin, les légendes de la DO, et un vrai RVPI, qui va vous changer des exercices moisis entre la rue de Rennes et le Champ de Mars, lorsque vos instructeurs vous forçaient à ramasser les tickets de caisse dans les bistrots pour faire de fausses notes de frais. Par acquis de conscience, malgré tout, vous consultez le manuel qu’on vous a remis lors de votre dernier stage terrain. Voyons, RVPI… Rendez-vous avec personne inconnue…

En réalité, la chose est à la fois simplissime, et délicate. La manœuvre consiste à faire se rencontrer, en terrain adverse, voire hostile, deux personnes ne se connaissant pas – ce détail ne vous avait pas échappé – ou faisant mine de ne pas se connaître, mais devant absolument converser. Il s’agit évidemment le plus souvent de deux membres d’une même organisation qui ne peuvent communiquer par des moyens techniques, ou doivent même se remettre des documents (clé USB, photos, crâne de Louis XI enfant) dans un lieu protégé. Un contact direct sans précaution préalable étant inenvisageable (« compromission »), il s’agit de procéder par étape.

Dans certains cas, les plus simples, un mot de passe peut être utilisé afin que celui qui arrive se fasse reconnaître de celui qui l’attend. La chose peut s’effectuer n’importe où, dans un aéroport, à l’hôtel, dans un square, au restaurant. On échange alors des signaux de reconnaissance, le plus souvent une phrase codée parfaitement idiote inventée par des types qui, restés à Paris, pouffent en pensant à votre tête quand vous la prononcerez.

On peut aussi exhiber un objet (Le Monde sous le bras gauche, le Chasseur français sous le bras droit, un bob Paul Ricard, un pain de campagne, etc.), l’imagination n’a, ici, pas de limite. Dans certains cas, cependant, il ne s’agit pas d’accueillir un missionnaire venu sous sa véritable identité accomplir une mission de routine, mais bien de prendre en main une épée, une légende, envoyée pour se livrer à des activités clandestines, de celles qui font bondir les bonnes âmes mais nourrissent une politique.

Il faut alors, naturellement, redoubler de prudence, et il ne saurait être question de voir se retrouver les fonctionnaires engagés dans l’opération comme des camarades de promo célébrant le dixième anniversaire de leur affectation à la sous-préfecture des Kerguelen ou au 791e Régiment d’Artillerie Lourde Mais Pas Trop Sur Voie Ferrée d’Ecartement Standard (Réserve). Il faut alors monter une manoeuvre plus lourde, permettant d’établir un contact sans faille de sécurité. Disons que ça peut se passer, grosso modo, comme ça :

Les deux compères (missionnaire et élément précurseur) progressent séparément vers un point de rendez-vous déterminé et validé bien avant, après s’être assuré, chacun de leur côté, qu’ils n’étaient pas suivis. Choisie avec soin, la zone de rencontre doit permettre à l’élément qui invite (l’opérationnel sur le terrain) de vous voir arriver et de s’assurer en quelques secondes que vous ne traînez pas derrière vous un dispositif hostile (ce dont vous êtes censé vous être assuré, mais sait-on jamais) et, surtout, qu’aucune équipe adverse prépositionnée ne commence à apparaître alors que vous vous approchez l’un de l’autre. Il paraît que c’est un sentiment désagréable. Autant dire que le type qui vous accueille n’est pas un lapin de six semaines et qu’il saura, d’un oeil, déceler parmi les lycéens et les pigeons les pires tueurs du FSB, du FBI ou de la SNCF.

Un signal de reconnaissance a été, évidemment, prévu : regarder sa montre, se passer une main dans les cheveux, gifler une vieille dame que vous croisez. Si l’élément qui doit vous accueillir ne fait pas ce signal, c’est qu’il y a un problème, et vous poursuivez alors votre chemin, d’abord loin de la zone, puis, le cas échéant, vers un second point de rendez-vous plus tard dans la journée ou dans les jours qui viennent si le timing de l’opération le permet (ce qui est rare, convenons-en). Il est également possible que vous receviez un message, entre temps, « par les moyens habituels ») vous informant que toute l’opération est annulée en raison de la fuite vers la démocratie nord-coréenne d’un contractuel du Service parti avec toutes les archives et le menu de Noël afin de préserver les droits des citoyens.

Admettons, pour le bien de la démonstration, que le signal soit bien envoyé par votre hôte, il prend alors une rue dans laquelle vous le suivez, à distance raisonnable, du même pas, et, selon l’expression bien connue, en n’ayant l’air de rien. Les différents tests effectués au siècle dernier ont démontré que cette attitude excluait le port d’un smoking dans les rues de South Central ou d’un T-shirt des Washington Redskins à Kandahar. Vous parvenez alors au véritable point de rendez-vous, et une fois toutes les préventions levées, à l’abri dans le local de contact, la vraie mission peut commencer…

En 1966, dans La Grande Vadrouille, Gérard Oury parvint admirablement à restituer toute la fascinante subtilité d’un RVPI, dans le contexte dramatique d’une exfiltration de pilotes de la RAF abattus au-dessus de Paris par la flak et pris en main par d’authentiques professionnels. Saluons comme il se doit cet hommage à l’excellence opérationnelle française.

Oh, ça n’est pas qu’une question de moyens…

Saluons comme il se doit le déroulement du master plan impérial censé, selon les plus acérés de nos commentateurs, placer le Moyen-Orient dans le giron de l’Occident prédateur. Tout se passe manifestement comme prévu, serait-on même tenté d’ajouter, tant il apparaît, de façon éclatante, que les chancelleries occidentales savent exactement ce qu’elle veulent et comment l’obtenir. On n’avait pas vu une telle maîtrise depuis la triste épopée de Marcel Kébir.

Au milieu de ce qui pourrait bien devenir un naufrage, si le Congrès impérial ne vote pas la guerre dans dix jours (mais patience, car l’Histoire s’écrit APRES, est-il besoin de le rappeler), il faut saluer l’extrême qualité des débats intellectuels qui occupent tout ce qu’Internet compte d’esprits acérés, en particulier dans notre beau pays. Que n’a-t-on entendu et lu depuis des mois, et que ne subissons-nous pas encore, en effet. Je ne voudrais pas donner l’impression de critiquer, puisqu’il paraît que ça agace, mais avouons tout de go que la chose ne m’effraie pas, et qu’elle me semble pas nécessairement injustifiée. D’ailleurs, Dieu vomit les tièdes (1989, Robert Guédiguian). Autant dire, donc, je vais me laisser aller dans les lignes qui suivent, et comme ça ne va pas vite, vous pouvez descendre en route si ça vous agace.

Voyons donc, par qui commencer ?

Il y eut d’abord, et ils sont évidemment toujours sur le pont, les farouches partisans du président Assad, l’homme des ouvertures démocratiques, le protecteur des minorités, le faiseur de paix, l’esprit éclairé menant son peuple vers un avenir radieux, accompagné de sa délicieuse épouse et soutenu par une famille aimante. A ceux-là, chapeau bas, car il ne faut pas craindre les critiques pour se ranger derrière un tel homme.

Il y a, aussi, ceux qui, tristement, presque à regret, défendent le régime syrien parce que vous comprenez, sinon ce sont les barbus qui vont gagner et alors on va tous mourir et ça va être horrible. Pour ceux-là, courageux pragmatiques forçant leur nature et ravalant leurs scrupules, mieux vaut un ennemi que l’on connaît qu’un ennemi que l’on connaît, mais moins bien. Respectueux, en apparence, des lignes de la vie diplomatique mondiale, ces réalistes, soumis, secouent tristement la tête et font mine de comprendre un merdier qui les dépasse. Ah la la, tout ça, c’est bien du malheur. Le verbe haut mais le regard bas, ils dissimulent leur conservatisme derrière une apparence de raison, et rêvent de grandeur quand ils ne font que gérer le vol plané d’un gros porteur en perte de vitesse. Après les hystériques, les épiciers.

Il y a, également, ces stratèges qui voient tout, ces mentats en costume scintillants, de ceux qui n’ont de cesse de pourfendre l’Empire et ses nombreux errements (et Dieu sait, en effet, qu’il y en a), de dénoncer des menées secrètes, des intérêts mystérieux, de pointer d’un doigt vengeur tremblant d’indignation (imaginez un peu à quoi ça doit ressembler, si vous avez le temps, un doigt vengeur qui tremble) les banques, le pétrole, le choléra des poules, et le rôle d’une oligarchie apatride d’autant plus odieuse qu’ils ne parviennent pas à l’intégrer.

Pour ceux-là, tiers-mondistes de salon, nationalistes nostalgiques d’une France qui n’a jamais existé, toujours prospère, toujours en paix, nécessairement parfaite, sans une ombre, notre nation immortelle, celle des Lumières et du Général, ne saurait se mêler à une aventure militaire nécessairement illégale et loin des intérêts sacrés de la rodina (qui n’était pas une favorite de Louix XV, faut-il le préciser). A eux, presque aussi perçants que ceux des partisans du président Assad (quel bel homme, quand même), les cris d’indignation, la posture outragée, l’invocation de la déclaration des Droits de l’Homme. Jamais, jamais, vous m’entendez, la France, porteuse de la flamme de la raison et de la justice, ne saurait faire la guerre dans l’ombre de l’Empire.

Ce faisant, ils oublient opportunément 1918, 1940, et toutes les fois où ces saloperies de Yankees nous ont fait la courte échelle pour nos sortir de la médiocrité de nos illusions de puissance vaincue – jusqu’à la libération du Mali, difficilement envisageable sans une poignée de transports, de ravitailleurs, d’avions de guerre électronique et de drones issus des arsenaux de l’Empire. Difficile de ne pas en vouloir à tous ces alliés qui soupirent en disant « ça y est, voilà que ça les reprend. Au fait, Bill, ils ont rendu les parachutes de Kolwezi ? ». La France est une vraie puissance moyenne, et une superpuissance à crédit. Je n’en tire que du dépit, mais je ne me roule pas par terre dans la cour d’honneur des Invalides. On a sa dignité.

Il faudra, un jour, se demander quand et comment les Français ont développé ce goût si attachant pour les tannées romantiques et les branlées élégantes, quand la défaite devient belle et la victoire détestable, lorsque la puissance est terriblement déplacée et la faiblesse si charmante – même si on se cramponne comme des forcenés à la force de dissuasion nucléaire… Fous, mais pas idiots. On ne peut pas tout avoir, me direz-vous, et vous aurez raison.

Le paradoxe ne les atteint pas, et on ne se lasse pas, à dire vrai, du spectacle de ces moralisateurs dont la pensée, finalement, se limite à invoquer la misérable figure de BHL, le Lord Byron de la Rive gauche, pour vous qualifier de bisounours bien sensible parce que vous vous émouvez des massacres. Vous défendez les frappes de drones ? Vous voilà taxé, par les mêmes, peu regardants il est vrai, de militarisme outrancier. Vous vous interrogez sur la nature du régime syrien ? C’est sans aucun doute en raison de votre inféodation à l’Empire. Le doute n’est pas dans leur habitude, et la seule ligne intellectuelle, idéologique même, est une détestation de l’Amérique, coupable de tout et du reste, à commencer par l’état dans lequel nous nous trouvons, pauvres Européens mal gouvernés. Encore le master plan.

Du coup, ces grands théoriciens, capables de trouver derrière chaque initiative occidentale la preuve irréfutable d’un complot ourdi dans une grande banque de Boston, n’accordent pas un regard à l’autre bord de l’échiquier. Ingérence en Syrie ? Elle ne peut être qu’américaine. Objectifs politiques plus ou moins avoués ? Ils ne peuvent être qu’américains. Jamais vous n’entendrez de leur part la moindre remarque sur Moscou ou Téhéran, et force est de reconnaître qu’on quitte alors doucement le domaine de l’analyse stratégique pour pénétrer dans celui de la pathologie mentale, quand l’obsession fait figure de pensée. Le biais idéologique n’est pas, non plus, inintéressant, puisqu’il apparaît  alors clairement que le reste du monde peut, lui, avoir tous les objectifs qu’il veut. Le jeu est planétaire, mais tous les joueurs n’ont pas les mêmes droits, sans que cela soit ni explicité, ni même admis. Tous les Etats sont fondés à avoir une politique de puissance, sauf l’Empire – et nous, par voie de conséquence, si nos buts, par malheur, devaient s’approcher de ceux de Washington.

Le phénomène est d’autant plus fascinant qu’il n’est évidemment pas sujet à discussion. Il s’agit d’un dogme, simplement. Au nom de cette religion, ceux qui ne sont pas avec vous sont contre vous. Le régime syrien ne peut pas être si mauvais puisque les Etats-Unis veulent s’en prendre à lui, et on vous ressort le Vietnam, l’agent Orange, l’invasion de l’Irak, la vieille rengaine de la puissance impériale prédatrice. On oublie, évidemment, la guerre de Corée, la Seconde Guerre mondiale, le bouclier nucléaire de la Guerre froide, et tout le tintouin puisque, vous l’aviez compris, tout ce qui est fait par Washington l’est dans un but précis – à la notable différence des autres puissances mondiales qui, elles, ne semblent pas agir ni avoir d’intérêt. Je n’excuse pas évidemment pas les Etats-Unis, mais j’ai du mal à qualifier d’analyse une posture qui ne fait qu’aligner les lieux communs et les fantasmes pour parer de toutes les vertus les uns – contre toute évidence – et accabler sans pitié les autres.

On vous explique que vous ne connaissez pas le contexte, que vous êtes aveuglé, mais aucun de vos pourfendeurs n’a même l’idée de vous exposer les fondamentaux idéologiques de la diplomatie américaine, construite dès ses origines sur une supposée supériorité morale, sur la croyance en une destinée manifeste, sur une posture messianique souvent insupportable. Peu importe, de toute façon, ce que vous pensez puisque ceux qui vous jugent n’ont pas lu deux lignes de vos articles et se contentent de piocher, comme les procureurs des procès de Salem ou Moscou, un mot sorti de son contexte. Le fait que vous ayez, à plusieurs reprises, exprimé des doutes sur la guerre qui vient, sa faisabilité, ses durée, ses objectifs et ses immenses conséquences n’a aucune espèce d’importance. Vous vous êtes élevé contre la pensée dominante, et c’est impardonnable. La démocratie, pour eux, revient à être d’accord avec eux, et la tolérance consiste à ne jamais les contredire, surtout avec des arguments.

Leur colère, en réalité, est l’expression de leur frustration, du dépit de voir notre pays à la peine, vacillant, impuissant ou presque. On les comprend, et on pourrait presque partager cette colère si elle n’était pas ridicule. Où sont, en effet, leurs propositions ? Où exposent-ils leur pensée ? Est-ce ainsi qu’ils entendent recréer une puissance, en geignant ? D’ailleurs, leur rage contre le messianisme américain ne vient-il pas de l’échec de notre propre messianisme ? Quels autres pays, sur cette planète, proclament avec une telle morgue leur supériorité morale ? Combien de fois ai-je entendu, lorsque j’étais diplomate, ces envolées poétiques, parfois sublimes, souvent ridicules, célébrant la grandeur de la France et son message universel ?

Comme toujours, le choc vient du décalage entre les mots et les faits. Je suis prêt, demain, à dénoncer les turpitudes de l’Empire, et ceux qui me font l’honneur de lire ce blog savent qu’on y parle du désastre de la guerre en Asie du Sud-Est, des dictatures sud-américaines, du génocide amérindien, du racisme. Le fait est que je regarde aussi autour de moi, en France, et ce que je vois ne m’incite pas à haranguer le monde en donnant des leçons de morale. La corruption et l’incompétence de certains de nos responsables n’ont rien à envier à ce qu’on peut observer outre-Atlantique. L’administration n’y est pas plus souple ou réactive, le système éducatif pas bien meilleur, l’injustice sociale y est aussi un défi majeur, tout comme les questions communautaires ou le fonctionnement de la justice. Et, par pudeur, je préfère ne pas m’aventurer à évoquer la consanguinité de nos élites, la porosité de la politique et de la grande industrie, sans même parler du corporatisme dans le monde du travail, ou des relations entre le pouvoir et la presse.

En ce qui concerne notre intransigeance morale, un simple coup d’œil à nos anciennes possessions africaines illustre l’étendue de nos succès en matière de gouvernance et de co-développement, sans parler de nos dirigeants, actuels ou passés. La lecture des enquêtes des quelques journalistes d’investigation que compte ce pays permet, par ailleurs, de mesurer la noblesse qui a longtemps présidé à la destinée de, disons par exemple, la Polynésie.

La France du général De Gaulle, moderne monarchie droguée à sa propre légende (en partie bidonnée), en est venue à reprendre les discours de la IIIe République, à commencer par une supposée mission civilisatrice. Elle a aussi menti sur les essais nucléaires et leurs conséquences médicales, elle a aussi arraché des enfants à l’outre-mer pour les faire adopter en métropole, elle a aussi soutenu des tyrans, renversé des régimes, aidé des génocidaires, étouffé des scandales, bloqué la justice. Inutile, donc, de me servir le refrain de la France, phare de la conscience mondiale fièrement opposée aux Etats-Unis, mais pas à la Russie. Et d’ailleurs, en y repensant, notre pratique du pouvoir est sans doute plus proche, en fait, de celle d’un régime autoritaire moscovite que d’une république impériale où l’on sollicite le Congrès et où les journalistes posent des questions, les fous.

Le hic, certes bien anecdotique, est que la propagande fait son effet, que la légende dorée entre dans les gênes, et voilà qu’on se prend à croire à toutes ces âneries : démocratie, justice, liberté de conscience, égalité malgré les différences de sexe, de religion, de couleur de peau, résistance à l’oppression, etc. A force d’entendre parler du message universel de la France, on se prend à y croire. On croit, par exemple, qu’un jeune Syrien a autant le droit de pouvoir dire ce qu’il pense de ses gouvernants qu’un jeune Français. Et on croit, puisque vos grands-parents et vos arrière-grands-parents se sont battus avec les Alliés pour ne pas parler allemand et ont libéré des camps de concentration avec ces mêmes Alliés, qu’il est bon parfois de voir la force s’associer aux principes. Et, donc, on croit que le monde évolue, et que les frontières ne doivent pas être le rempart infranchissable qui protège les tyrans. Et on croit que quand on prétend porter un message d’une telle qualité on ne baisse pas les bras aux premières difficultés, faute de quoi, au lieu de manier la Bible et le fusil comme l’Empire on n’est qu’un ramassis de mauviettes, de Tartarin de Tarascon de la diplomatie, de petits kikis aux grandes gueules.

De même qu’il est difficile de m’accuser d’avoir partie liée avec les islamistes, il va être compliqué de démontrer que je suis candide, ou même naïf. Je pense, même, en avoir fait bien plus, du côté obscur, pour mon pays que ceux qui prônent le plus grand cynisme depuis leur bureau et tremble à la vue d’un contrôleur de la RATP. Il se trouve, simplement, que j’associe pragmatisme et éthique, morale et stratégie. Le fait d’avoir des impératifs géopolitiques, de devoir agir en fonction de données intangibles, n’est pas un blanc-seing autorisant toutes les bassesses, toutes les compromissions. Le fait que Bernard Kouchner soit devenu ce qu’il est devenu, que BHL soit toujours invité et écouté malgré toutes ses impostures, n’enlève rien au fait qu’on ne peut avoir les ambitions de la France sans en payer le prix. Ceux qui souhaitent la grandeur sans avoir de principe exposent leur vraie nature, celle de Machiavel de bazar.

Le monde, qu’ils affirment comprendre, n’est affaire ni seulement de stratégies de puissance, ni seulement de menées commerciales cachées, ni seulement de chocs idéologiques. Il y est aussi question d’espoir, de la vie de vos enfants et de la vie de ceux de vos ennemis, et d’une planète qui rétrécit. On devrait pouvoir parfaitement articuler la défense d’intérêts stratégiques et la propagation – et non l’imposition – de valeurs dont on nous dit qu’elles sont universelles. Mieux, il faudrait enfin comprendre, surtout dans un système international qui se délite pour se recomposer, que la défense des intérêts stratégiques, indispensable, ne peut se faire sans des buts plus élevés, qui différencient l’homme de la bête et la France de la Syrie d’Assad.

Entre un naïf béat et un cynique avachi, je sais qui choisir. Si je connais mon inclination pour le pouvoir, je suis encore assez lucide pour la combattre, ou du moins la tempérer. Cela me conduit, évidemment, à ressentir le plus grand mépris pour ceux qui vous assurent de la froideur de leurs analyses alors qu’ils ne sont, en réalité, que des jouets à peine conscients confondant vessies et lanternes ou tyrans et hommes d’Etat.

S’agirait de grandir, les gars, s’agirait de grandir.

 

Le renseignement à l’écran : les premières constatations

Les temps ont changé, et on n’envoie plus depuis belle lurette un faux assureur sur les traces d’un reptile mutant dans le dos du FBI et de l’armée impériale. L’heure est à la coopération, aux équipes intégrées, et chacun essaye de travailler dans un bon esprit afin de partager des renseignements et de lutter contre tous ces rebelles. Il me semble que ça a vraiment commencé, en ce qui concerne une certaine administration chère à mon coeur, au mois de mai 2002 à Karachi, mais le phénomène n’a cessé de croître : officiers de liaison, équipes mixtes, opérations communes, sources partagées, etc.

Il va de soi qu’on ne lance pas dans de telles initiatives de médiocres fonctionnaires. Il faut envoyer de bons éléments, capables de montrer le sérieux du service, sa volonté de pleinement coopérer et d’avancer ensemble, malgré des décennies de vacheries dans d’autres domaines. Il faut un esprit attentif, charismatique, aussi à l’aise sur le terrain que dans le bureau de notre ambassadeur ou celui du chef du service hôte. Il doit être attentif à tout, à la crise en cours comme à aux petites choses qu’il y a toujours à glaner, même chez le plus proche allié. Pas de gaffe, par pitié, pas de scandale, pas de fausse note.

Tout doit aller à la fois très vite, puisqu’il s’agit d’une crise (attentat, enlèvement, capture d’un adversaire important), et tout doit aller au mieux, puisque l’enjeu est de taille. Dans les premières minutes, il s’agit d’abord de faire bonne impression, de tisser des liens de confiance avec le service qui vous accueille et qui se méfie, intrinsèquement, de vous. Il faut s’intégrer au dispositif en place sans le bouleverser mais en faisant sentir la valeur de votre apport, il faut garantir que vous avez la confiance de vos chefs restés à Paris, mais sans aller trop loin dans les initiatives intempestives. Il faut sentir le terrain, définir avec vos partenaires votre marge de manoeuvre opérationnelle, lors des premiers interrogatoires comme lors des éventuelles actions à entreprendre rapidement.

La chose est, par ailleurs, d’autant plus délicate qu’elle est, à presque tous les points de vue, contraires aux fondamentaux du métier. On la voit rarement à l’écran, mais Blake Edwards parvient pleinement à l’illustrer dans son chef d’oeuvre, The Pink Panther Strikes Again, en 1976. Peter Sellers.

De façon subrogative en tapinant.

Comme toujours, les exclamations hystériques et les accusations outrancières proviennent des mêmes, de ceux qui confondent convictions et faits, certitudes et vérités. On ne devrait pas s’en émouvoir, mais la chose, contre toute logique, ne cesse de surprendre. Le simple fait de critiquer le régime syrien expose ainsi à des volées de bois vert d’autant plus distrayantes qu’elles ne reposent sur aucun argument sérieux, aucun début de raisonnement.

Il serait temps, manifestement, pour certains de comprendre que les éructations ne sauraient tenir lieu de participation à un débat intellectuel digne de ce nom. Il est même permis de rappeler que la tolérance, tant invoquée par les partisans d’un des pires régimes de cette planète, ne consiste pas à se rallier à leurs positions. On aimerait, simplement, que les échanges ne se limitent pas à de misérables coups de menton ou à des trépignements d’enfants gâtés.

J’ai déjà indiqué, ici, mes réserves quant à l’intervention militaire occidentale qui se profile contre la Syrie, mais je n’ai jamais caché que ces doutes n’enlevaient rien à la profonde détestation que m’inspire la clique au pouvoir à Damas. Hélas, à l’heure du nouveau politiquement correct, de l’antiaméricanisme devenu dogme et du conspirationnisme érigé en mode de réflexion, le simple fait de ne pas désapprouver une initiative diplomatique de l’Empire fait de vous un valet de la finance apatride et des élites mondialisées, alors que la diffusion de la propagande syrienne vous donne, en revanche et immanquablement, la stature d’un esprit indépendant et éclairé. Si seulement, les gars, si seulement…

Ceux qui agonisent ainsi d’insultes au nom de la liberté (liberté chérie) ne cessent d’invoquer les objectifs cachés que les Occidentaux tenteraient d’atteindre par de sournoises manœuvres. Evidemment, et parce que cela serait s’abaisser que d’apporter des exemples, et plus encore des faits, personne ne va même essayer de prouver quoi que ce soit. La parole des partisans est d’or, celle des contradicteurs de piètre valeur, de médiocre intérêt. Tout au plus évoquera-t-on d’un air entendu des banques, des bénéfices à retirer d’une hypothétique reconstruction d’un pays ravagé, et le sempiternel complexe militaro-industriel, selon des schémas mentaux maintes fois subis au cours du siècle passé et toujours en vogue dans certains cercles.

Unies dans la défense de la laïcité et la protection de la nation, l’extrême droite chrétienne et l’extrême gauche internationaliste fustigent une option militaire dont je ne compte certainement pas nier le caractère aventureux, et passent prudemment sous silence le propre comportement du régime syrien. Il est, en effet, pour le moins délicat de présenter Bachar El Assad comme un rempart inflexible contre le radicalisme religieux, lui qui finance le Hezbollah, cette aimable amicale de militants altermondialistes un peu exaltés mais bien sympathiques, et qui, entre 2003 et 2006, a apporté une aide désintéressée aux jihadistes d’Al Qaïda désireux d’affronter les légions impériales en Irak. Un homme bon, on vous dit, seulement attaché au bonheur de son prochain et détaché des querelles partisanes ou des revendications communautaires.

Les faits ne sont, cependant, que d’un faible poids face au dogmatisme le plus obtus, et l’ignorance la plus réfractaire à la raison. Voilà, en effet, qu’on vous accuse de faire le jeu des islamistes radicaux, le nouveau Point Godwin censé mettre fin à tout débat. Le Baas ou la jihad, vous serine-t-on en omettant opportunément de mentionner que la révolte initiale, en mars 2011, n’était pas violente et faisait suite à d’autres poussées populaires, les années précédentes, déjà étouffées dans l’œuf. Etonnamment, dans le paradis qu’était la Syrie avant la guerre civile, il se trouvait donc des esprits égarés, sans doute manipulés par des forces obscures – probablement sionistes – pour contester la clairvoyance et la bonté de Bachar El Assad.

On oublie, de même, de préciser que l’extrême brutalité de la répression, dès mars 2011, a fait le jeu des radicaux selon un processus observé en Algérie en 1992, et que chacun redoute de voir se répéter en Egypte dans les prochaines semaines. Il ne s’agit évidemment pas d’exonérer les Frères musulmans syriens de leurs responsabilités, ni de nier l’arrivée des jihadistes en provenance d’Irak dès mai 2011, mais simplement de rappeler que le régime syrien a fait son malheur seul. J’ajoute que les simulacres d’élections, avant ou pendant la guerre civile, ne sauraient tenir lieu de légitimation démocratique, et je ne pense pas inutile de préciser que même correctement élu le président syrien ne serait nullement en droit de massacrer son peuple. On n’est pas surpris qu’un tel raisonnement ne soit pas retenu par des commentateurs qui voient dans la Russie ou l’Iran des exemples à suivre. Là encore, invoquer la démocratie ou la tolérance pour contester la guerre fait quand même doucement rigoler alors qu’une opposition motivée par le pacifisme aurait, au contraire, tout mon respect. Il faut croire que les défenseurs de Damas ne sont ni des pacifistes ni des démocrates, et que l’invocation de valeurs élevées n’est qu’un artifice de plus.

N’est-il donc pas possible de souhaiter la chute du régime de Damas sans pour autant être un partisan des jihadistes ? Une telle subtilité, proprement ahurissante, j’en conviens volontiers, échappe à la compréhension de nombre de ceux qui dénoncent à longueur de blogs et d’interviews la duplicité occidentale en Syrie. On ne peut s’empêcher, d’ailleurs, de relever que cette épouvantable duplicité occidentale est bien plus condamnable que celle de tous les autres acteurs politiques des crises qui secouent la région, voire les autres régions. Allons même jusqu’à dire que certains discours accusateurs contre les Etats-Unis ou les Européens sont assimilables à du racisme, ni plus ni moins, nourri comme il se doit par l’ignorance, la frustration et la projection de fantasmes.

On doit également relever que si les Etats-Unis et leurs alliés veulent s’en prendre à la Syrie au nom de visées cachées, et sans aucun doute malveillantes, le soutien de la Russie et de l’Iran à Damas ne se fait qu’au nom des plus nobles idéaux, des motivations les plus élevées. Jamais l’Iran ne saurait s’engager aux côtés de la Syrie pour défendre son seul allié dans la région, ou pour garantir une base arrière au Hezbollah, bien loin, soit dit en passant, de la résistance armée contre Israël. Jamais la Russie ne saurait soutenir Damas au prétexte – pure calomnie ! – qu’il s’agit là de son dernier partenaire au Moyen-Orient depuis que la Libye, l’Irak ou le Yémen, autres authentiques succès stratégiques, ont été balayés ou simplement défaits. Le fait que la Syrie soit un client majeur des arsenaux russes n’entre évidemment pas en ligne de compte, ni même les facilités navales offertes aux navires déployés par Moscou, ou la coopération contre les menées turques dans le Caucase. Il doit être, enfin, évident pour chacun d’entre nous que la Russie et l’Iran, démocraties riantes, ne font que protéger de façon parfaitement désintéressée un Etat frère, dont les fondements sont minés par une complexe coalition souterraine aux calculs baroques et dont l’existence même est menacée.

Le machiavélisme des ennemis de Damas est tel que ceux des Européens qui veulent l’attaquer sont dépourvus de moyens militaires, voire ont été censurés par leur parlement. Il s’agit, là, sans doute, de la ruse suprême, quand des démocraties censées poursuivre de noirs desseins sont soumises à leurs propres lois.

 

Que ferait Brian Boitano ?

Les mensonges de l’Administration Bush n’en finissent pas de polluer la vie internationale, dix ans après l’invasion de l’Irak par l’Empire et ses alliés. Les tenants du scepticisme permanent, que d’aucuns confondent avec une pensée indépendante, ont beau jeu d’évoquer la lamentable prestation de Colin Powell devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Que les Etats-Unis aient, de façon éhontée, menti en 2003 n’implique pourtant pas qu’ils mentent aujourd’hui, et on aimerait, même si c’est une demande bien vaine, que les pourfendeurs des mensonges américains soient d’une rigueur comparable à l’encontre des diplomaties russe, chinoise ou iranienne.

Le fait est que les temps ont changé, à Washington comme ailleurs, depuis que Barack Obama a été élu. A une diplomatie agressive et dogmatique a ainsi succédé une ligne politique floue, sans autre objectif que la sécurité immédiate des intérêts américains et de leurs proches alliés. La chose est légitime, mais elle manque singulièrement de souffle de la part de la dernière véritable puissance occidentale.

Le discours du Caire, prononcé le 4 juin 2009 par l’Empereur, avait suscité bien des espoirs. Quatre ans après, force est de constater que la volonté, alors affichée, d’améliorer les relations de l’Empire avec le monde arabo-musulman a disparu dans les convulsions d’une région qui ne cesse de se débattre dans ses contradictions, ses crises de gouvernance, ses conflits communautaires et une lutte presque séculaire entre modernité et tradition fantasmée, raison et rigorisme religieux.

Elu sur un programme de rupture, Barack Obama a quitté l’Irak et décidé d’un départ d’Afghanistan. Il a également opté pour une gestion à distance de la menace jihadiste, tactiquement efficace mais stratégiquement hasardeuse, et il faut croire que l’élan pris par l’Empire sous le règne de Bush Jr. était trop important pour pouvoir être rapidement stoppé. C’est, en effet, lors de son second mandat que le président Obama se voit contraint de gérer l’onde de choc des révoltes arabes, dont il y a tout lieu de penser que leur déclenchement a été accéléré par les excès et les impasses de la lutte mondiale contre Al Qaïda et ses disciples, à commencer par le renversement du régime irakien.

Cette affaire d’utilisation d’armes chimiques n’est, en effet, pas claire, et la plus grande prudence s’impose. Elle n’est, hélas, pas de mise chez ceux qui ne voient dans toute cette affaire qu’une nouvelle preuve de la duplicité des Occidentaux ou qui croient y déceler une manipulation des rebelles, jihadistes ou non. On nous sort des experts inconnus en armes non conventionnelles, et une poignée de stratèges qui doutent de l’existence même d’armes chimiques en Syrie, ou qui se demandent quelle mouche a bien pu piquer le régime de Damas.

De nombreuses hypothèses sont étudiées. Les rebelles, qui, comme cela s’écrit à Paris depuis des mois et des mois, sont en train de perdre la guerre, ont-ils commis l’irréparable pour provoquer une intervention occidentale ? Mais s’ils disposaient de tels stocks, pourquoi ne les ont-ils pas utilisés contre les troupes syriennes ? Ont-ils estimé, à raison, qu’une telle initiative détruirait le capital de sympathie qu’il leur reste ?

Le programme d’armes non conventionnelles de Damas est connu depuis des décennies, et les Israéliens n’ont jamais hésité à s’en mêler. Inutile, donc, de nous refaire le coup des doutes, légitimes, en Irak, car la situation est bien différente. Inutile, de même, de défendre la grandeur du régime syrien, principal facteur de désordre au Moyen-Orient (si l’on excepte l’Empire lui-même), sponsor de dizaines de groupes terroristes dans la région, responsable de milliers d’assassinats d’opposants, syriens ou libanais, ou de citoyens occidentaux, soutien cynique d’Al Qaïda en Irak entre 2003 et 2006, et j’en passe. Que les autorités syriennes aient déclenché une attaque chimique contre sa propre population, malgré le risque de sanction, n’a rien de sidérant.

Bachar El Assad, depuis le début de l’insurrection, donne au monde des leçons de volonté, et la répression, sauvage, qui frappe le pays depuis mars 2011 est la marque d’un régime fort, qui ne renonce pas et ne cédera jamais. L’emploi d’armes chimiques, qui reste à confirmer, relève-t-il d’une initiative locale ? S’agit-il, au contraire, d’une action assumée au sommet de l’Etat, qui illustrerait une nouvelle fois cette volonté inflexible de briser la révolte ? Doit-on y voir la preuve de la déconnexion de Bachar El Assad avec la réalité de la pression occidentale ? Le président syrien s’est-il dit, et on ne saurait lui reprocher, que les Occidentaux n’étaient bons qu’à se lamenter et que jamais ils ne sortiraient de leur posture moralisatrice ? Il ne serait pas le premier chef d’Etat à commettre une erreur d’interprétation, en particulier dans la région.

Il me revient, par ailleurs, cette confession d’un dirigeant soviétique, à la fin des années 80, qui racontait que Moscou avait souvent été désarçonné par la diplomatie impériale, et même occidentale, parfois apathique, parfois surréactive pour des motifs déconnectés des véritables enjeux stratégiques. Le pauvre homme, qui reprenait à son compte le lieu commun des parties d’échecs planétaires, ne pouvait que déplorer l’inconstance de ses adversaires occidentaux, agissant souvent sous le coup de l’émotion, entraînés par des considérations politiques internes, touchés par l’émotion devant des massacres, et incapables de mettre en œuvre une politique cohérente de longue haleine.

C’est probablement dans une telle situation que nous nous trouvons aujourd’hui, et chacun s’accorde pour juger bien tardive la volonté occidentale de punir, enfin, le régime syrien pour son comportement, actuel et passé. Il serait donc, en effet, infiniment plus grave de tuer quelques centaines de civils à l’aide de gaz que d’en massacrer des dizaines de milliers d’autres avec des armes conventionnelles, sans même parler des milices ou des viols et tortures systématiques en prison. La décision, qui ne fait plus guère de doute, de frapper des cibles en Syrie en réaction à l’utilisation d’armes chimiques est-elle d’abord une punition de Damas ou un sursaut après des mois de défi ? Ne tente-t-on pas, à Washington, de retrouver un semblant de crédibilité alors que la ligne rouge, martialement tracée par l’Empire, a été franchie, déplacée, franchie à nouveau sans provoquer autre chose que des envolées lyriques frémissant d’indignation ? N’allons-nous pas bombarder la Syrie simplement pour montrer que nous sommes encore capables de le faire ?

Une fois de plus, les nains militaires européens, prompts à jeter l’anathème, ont besoin de l’Empire pour agir, et on aimerait que le fait soit médité chez nos dirigeants. J’ai cependant toute confiance, et je suis donc convaincu qu’il n’en sera rien et que le déploiement d’une poignée de chasseurs sera salué, avec l’unanimité qui s’impose, comme un succès majeur.

Reste que frapper pour frapper, même si on ne va certainement pas défendre Damas dans ces colonnes, ne fait pas une politique. Le président Obama paraît plus contraint à agit par principe que pour suivre une authentique stratégie. Les incohérences et autres atermoiements des capitales occidentales sont autant d’indices qui permettent, comme toujours, de balayer les accusations de complots énoncés par les mêmes observateurs. Quels sont les buts de guerre ? Voulons-nous renverser le régime ? Le contraindre à des pourparlers avec le vaste merdier qu’est devenue l’insurrection syrienne, divisée, morcelée, travaillée au corps par le jihadisme et les poussées irrédentistes ? Avons-nous mesuré les risques d’une réaction ? Nos services, où le contre-espionnage fait figure d’activité artisanale réservée à quelques anciens, sont-ils mobilisés contre le Hezbollah, les réseaux des SR syriens et iraniens, sans même parler des services russes, toujours offensifs, eux ?

Peut-être peut-on même imaginer que les frappes sur Damas seront interprétées à Moscou comme une réponse périphérique à l’affaire Snowden, dans le cadre du dialogue entre empires dont les Européens, coincés par leur insupportable posture moralisatrice, sont exclus.

Il ne reste plus, pour l’heure, qu’à attendre et à observer. Agir militairement contre la Syrie ne va pas me tirer une larme, mais il faut déplorer un tel retard. Déclenchée avec plus d’un an de retard, une offensive contre Damas ne va rien régler, et, au contraire, ajouter au chaos régional. Il s’agit, sans doute, d’un enchaînement historique logique, typique du basculement de puissance que je ne cesse de décrire, et nous en sommes réduits à frapper un Etat ennemi qu’il nous est impossible de vaincre, faute de moyens et de volonté.

La guerre qui se prépare va, de surcroît, confirmer que la seule politique occidentale dans la région est celle de la canonnière, au coup par coup, et que nous pratiquons donc, plus que jamais, une stratégie de sujétion, presque coloniale. Voilà qui devrait réjouir les jihadistes, qui nous observent et condamnent par avance l’attaque de leurs ennemis par cet Occident honni. A Moscou, par ailleurs, après le Kosovo et l’Irak, le sentiment de n’être pas traité avec toute la considération requise ne va pas faiblir, quoi qu’on pense des pitoyables appels à la légalité internationale d’un Etat qui assassine ses opposants à Londres ou les enferme, avec une belle constance.

En attendant, je prends un plaisir de gourmet à lire les indignations de ceux qui, au nom de la morale et du droit des peuples, défendent le régime de Damas et vouent aux gémonies les démocraties occidentales. Pour eux, les Occidentaux, en effet, ne devraient pas avoir d’ennemis, et encore moins les attaquer. Il faudra, un jour, s’interroger – et on aimerait que le contre-espionnage s’intéresse aussi à cette question – sur les motivations et les sponsors des donneurs de leçon qui nous accablent, relayent d’absurdes théories conspirationnistes, parlent de droit et de morale, mais absolvent les tyrans, entre pacifisme dévoyé et subversion par aveuglement.

Le renseignement à l’écran : le passage de frontière.

Les interminables polémiques au sujet des activités de la NSA pourraient abusivement laisser à penser que le renseignement n’est plus affaire d’hommes mais simplement de machines. Il n’en est, évidemment, rien, et chaque jour des centaines de fonctionnaires, de par le monde, passent des frontières à l’aide de documents d’identité, faux ou falsifiés. Dans certains cas, il s’agit de passeports authentiques portant de fausses identités (IF), et dans d’autres il s’agit même de documents sans existence légale, contrefaits dans des laboratoires spécialisés. Tout cela est mal, mais chut.

L’utilisation d’une IF relève d’un art délicat et contraignant réservé à des professionnels expérimentés, et elle requiert, quand la chose est pratiquée avec rigueur, des structures de soutien ad hoc capables de donner corps à la légende du détenteur de l’IF. Les fausses identités sont, faut-il le préciser, employées pour dissimuler, non pas tant les activités, que leurs auteurs. Un débriefing à l’étranger ? Une mission de liaison dans un pays hostile ? Une opération agressive ? Chacun perçoit son passeport sous IF et les frontières seront passées par M. Macheprot, touriste, plutôt que par M. Du Guidon, fonctionnaire d’élite de la glorieuse République. Et une fois la mission réalisée et l’équipe revenue en France, les recherches éventuelles effectuées par les services intérieurs du pays X ne trouveront que la trace du passage de M. Macheprot. Naturellement, si ce sympathique touriste a jugé utile de chanter la Marseillaise à bord de son voilier à proximité d’un port néo-zélandais où vient de sombrer le navire d’une ONG écologiste, cela pourra faire jaser, mais tout le monde n’a pas le goût des chants patriotiques en mission.

Dans les aéroports, les ports ou les gares, les contrôles sont plus ou moins exigeants. Tout dépend de la situation générale et du contexte. Se mêler à un charter de touristes qui vont noyer les services de la PAF locale peut être une bonne tactique, mais j’en parle avec prudence car la chose n’était vraiment pas ma tasse de thé. Il va de soi que l’idée générale est de passer inaperçu, de se fondre dans la masse, et d’éviter les arrivées tonitruantes d’un Bob St Clar ou d’un OSS 117.

Les exemples de passages de frontière réussis abondent au cinéma, et il faut, ainsi, saluer la discrétion et le doigté déployés par Jason Bourne (The Bourne Supremacy, Paul Greengrass, 2004) lors de son arrivée nocturne à Naples… C’est à ces petits riens qu’on reconnaît les professionnels aguerris.

Si on nous tire dessus, nous riposterons sans compter nos munitions.

En 2002, Paul Greengrass est déjà un auteur reconnu. Journaliste, il a accompagné les confessions de Peter Wright, l’ancien N°2 du MI-5, et a permis la publication de Spycatcher, un exceptionnel tableau des activités de contre-espionnage au Royaume-Uni pendant la Guerre froide. Le livre est un classique, et il faudrait que ceux qui parlent de renseignement l’aient lu, soit dit en passant.

Réalisateur pour la télévision, Greengrass s’est également aventuré sur grand écran avec Resurrected (1989), l’histoire d’un soldat britannique isolé pendant les combats aux Malouines, et The Theory of Flight (1998).

Depuis le début de sa carrière, Paul Greengrass révèle les vérités qui dérangent et ne cesse d’explorer l’envers du décor. Son intérêt pour le renseignement ne s’est d’ailleurs jamais démenti depuis, et son goût pour les révélations gênantes ou les enquêtes explosives ne saurait le faire accuser d’antimilitarisme. Disons plutôt qu’il dit les choses comme il pense qu’elles sont, et tant pis si cela doit faire tousser. Il est donc logique qu’en 2002 il ait livré, avec Bloody Sunday, une saisissante reconstitution des événements du 30 janvier 1972 à Derry.

Avec le souci du détail qui fait sa force, caméra à l’épaule, Paul Greengrass s’est lancé là dans un projet pour le moins délicat. Au Royaume-Uni, en effet, et à la suite de la publication en 1997 du livre de Don Mullan Eyewitness Bloody Sunday, les autorités ont enfin accepté, sous la pression des familles des victimes, de déclencher une nouvelle enquête au sujet des violences de ce funeste dimanche 72. La tâche est confiée, en 1998, à un prestigieux magistrat, Mark Saville, baron Saville of Newdigate, et son rapport, sans appel, sera rendu en 2010.

Alors que l’insurrection avait déjà commencé en Irlande du Nord contre la présence britannique, le massacre du Bloody Sunday (26 civils visés par des tirs, dont 14 tués), le 30 janvier 1972, est ainsi considéré comme un tournant dans un conflit qui ne s’est toujours pas éteint. Une première enquête officielle diligentée par Londres avait rapidement conclu en faveur des troupes anglaises et validé toutes les affirmations des militaires engagés en opération ce jour. Les conclusions britanniques, comme de juste, avaient été rejetées par l’IRA, qui n’y voyait qu’une auto absolution.

En 2001, alors que la commission Saville est au travail (Le rapport est consultable ici, et il ne laisse pas une chance à l’armée anglaise ou aux autorités), Paul Greengrass, s’inspirant en partie du récit de Don Mullan, tourne Bloody Sunday en Irlande, près de Dublin, et en Irlande du Nord, à Derry même. A la manière d’un documentaire, il s’attache à nous faire revivre les évènements et leur enchainement, des derniers préparatifs d’une marche pour les droits civiques à la fusillade et à l’embrasement. Il montre ainsi tous les protagonistes : militants pacifiques, membres de l’IRA, jeunes désireux d’en découdre, parachutistes (1st Parachute Regiment) déployés sur le terrain et état-major britannique à la manœuvre.

Greengrass ne juge pas, mais ce qu’il montre est sans appel. Court (107 minutes), sans musique, Bloody Sunday est, en effet, l’autopsie glacée du naufrage du mouvement des droits civiques en Irlande du Nord face à des forces plus puissantes et plus violentes. D’un côté, le gouvernement britannique, qui n’entend pas céder par principe, entend décapiter la révolte par un vaste coup de filet dont la réalisation est confiée à une unité de parachutistes qui n’a, évidemment, aucune expérience du maintien de l’ordre et qui est évidemment incapable de réaliser ce qui relève, ou devrait relever, de la police judiciaire.

Les militaires filmés par Paul Greengrass sont des combattants, ils sont venus faire la guerre, venger des camarades morts et défendre la Couronne. Le film ne cache pas la tension qui règne avant la manifestation, et le spectateur sait que 43 policiers ou soldats ont été assassinés, tout comme il sait que chaque nuit des affrontements ont lieu dans les rues de Derry entre émeutiers irlandais et forces de l’ordre britanniques. Pour autant, et malgré cette situation pré insurrectionnelle, la présence de cette unité parachutiste est incongrue, et inquiétante.

Soldats d’élite, conscients de leur force et de leur valeur, les paras sont là pour incarner la volonté de l’Etat britannique. La fermeté est un mot d’ordre, répété sans fin de l’intérieur des véhicules blindés aux bureaux de l’état-major, à quelques kilomètres de là, où la mission est dirigée par un général et supervisée par un autre (incarné par Tim Pigott-Smith, authentiquement glaçant – à la différence de certains foulards ou tatouages). La manoeuvre, d’une terrible brutalité, ne vise ni plus ni moins qu’à piéger les manifestants pour décapiter le mouvement en se saisissant des jeunes meneurs radicaux. Le discours des officiers, sans langue de bois, ne laisse pas d’ambiguïté quant à leur perception de leurs adversaires, jeunes hooligans, exclus sociaux, terroristes.

Dans le camp d’en face, justement, les responsables du mouvement des droits civiques, entonnant les chants de Pete Seeger, tentent de contrôler ces jeunes qui, sans avoir encore rejoint l’IRA, n’en pensent pas moins que le pacifisme est sans utilité face à l’attitude de Londres. Le choc de trajectoires opposées ne saurait provoquer autre chose qu’une catastrophe, mais la force du film réside dans la précision clinique avec laquelle il détaille, minute par minute, la mise en route de l’engrenage. En 2010, Paul Greengrass reviendra sur cette thématique dans Green Zone, un film qui montre le debut de l’insurrection en Irak quelques semaines après la victoire initiale de l’Empire.

Dans le cortège des manifestants à Derry, la jeunesse radicale devient turbulente. Pendant ce temps, les paras, embusqués, découvrent que leur idée de manoeuvre n’est pas réalisable en raison d’obstacles que les planificateurs n’ont pas pris en compte. La volonté des officiers sur le terrain d’aller au clash s’impose d’autant plus aisément que l’absence de leadership du brigadier MacLellan entraîne, disons-le clairement, la perte de contrôle de deux compagnies de combat.

Il y a là, par ailleurs, une intéressante leçon de choses. Sur le terrain, la logique opérationnelle, froidement technique, impose d’aller au contact. A l’état-major, la logique politique, au contraire, impose de ne pas y aller, quitte à faire échouer l’opération. Hélas, le général aux commandes ne s’impose pas à ses subordonnés, et l’affaire dérape lourdement.

Au cours d’une fusillade déclenchée par les soldats, 13 Irlandais sont donc tués en quelques minutes, devant des centaines de manifestants terrorisés. Un 14e mourra quelques semaines plus tard. Le basculement de la situation est montré de façon magistrale. On lit la stupeur sur le visage des responsables politiques, comme sur celui du commissaire de police auquel l’armée a assuré au début de l’après-midi qu’il serait fait un usage raisonnable de la force. Très vite, les officiers sur le terrain avancent la thèse de snipers sur les toits, ou de jets de bombes à clous. Les sous-officiers tentent de monter rapidement un récit qui permettra de justifier que près de 200 munitions aient pu être tirées contre une foule manifestement désarmée.

Le film ne montre pas seulement un dérapage opérationnel, il montre aussi un dérapage institutionnel, lorsque la vérité officielle doit à tout prix s’imposer à la vérité du terrain. Et tandis que les membres de l’IRA se voient renforcés, et tandis que toute une jeunesse décide de passer à l’action violente, les autorités britanniques s’en tiennent à leur version, décorant des soldats et des officiers, tolérant les mensonges manifestes, parfois gênés, de certains qui n’osent pas parler, de peur des conséquences dans leurs unités. La conscience se tait donc, tant la raison d’Etat doit impérativement triompher.

Comme toujours, les certitudes des uns nourrissent la colère des autres. Le major général Ford, presque caricatural, ne se prive pas de saluer une victoire contre les terroristes de l’IRA, alors même que l’opération, justement, est un cadeau béni pour le mouvement.

Dans la soirée, de retour de l’hôpital où les familles des victimes côtoient des paras au visage camouflé, le député Ivan Cooper, laissant la colère le submerger, laisse échapper quelques phrases terribles :

I just want to say this to the British Government… You know what you’ve just done, don’t you? You’ve destroyed the civil rights movement, and you’ve given the IRA the biggest victory it will ever have. All over this city tonight, young men… boys will be joining the IRA, and you will reap a whirlwind.

Au-delà de la leçon, pourtant déjà bien connue à l’époque, qui veut qu’on ne confie pas des missions de police à des unités de combat (même si certaines veulent voir la troupe dans les rues de Marseille), le film montre que la situation dégénère en raison de l’incompréhension des autorités militaires britanniques. Sans doute l’insurrection nord-irlandaise aurait-elle démarré de toute façon, mais le massacre du Bloody Sunday repose sur une suite d’erreurs impardonnables, bien qu’explicables. Emportée par son élan, aveuglée par sa mission comme par son statut, décidée à ne rien lâcher, à Derry comme ailleurs, l’armée britannique n’analyse pas la situation. Au lieu de différencier les chiens fous des authentiques insurgés, elle décide de gérer comme un ensemble cohérent une foule pacifique, quelques dizaines d’adolescents exaltés et une poignée de combattants ennemis. De ce fait, en méprisant le renseignement au profit d’une lecture bravache du contexte, elle provoque une catastrophe qui l’entraîne dans une guerre longue et douloureuse.

Une situation qui en rappelle d’autres.