Sissi face à son destin.

Mettant fin à une insoutenable attente, n’écoutant que son courage, le maréchal Al Sissi a donc accepté de se sacrifier pour le bien de l’Egypte et de son peuple. Si tout se passe comme prévu, il devrait être élu raïs au début du mois de juin prochain, presque deux ans jour pour jour après l’élection de Mohamed Morsy au même poste.

C’en sera alors fini de cette première expérience démocratique égyptienne, emportée par les manœuvres d’une armée bien plus habile à se maintenir au pouvoir qu’à gérer l’économie du pays, par l’incapacité des islamistes à gouverner, et par l’ampleur d’une crise qui fait du pays un paquebot à la dérive et dont personne ne parvient à contrôler la barre.

A l’issue du scrutin présidentiel, prévu les 26 et 27 mai prochains, la restauration du système renversé par la révolution du 25 janvier 2011 sera donc effective, et l’immortelle terre des Pharaons et d’Al Azhar retrouvera la délicate gouvernance des héritiers de Nasser et Sadate. Tout, malgré les excès d’une propagande devenue folle, ne sera cependant pas comme avant.

A bien des égards, la situation, en effet, sera pire que celle qui a conduit à la révolution déjà vieille de trois ans. De l’aveu même des autorités, le tourisme est, par exemple, un secteur dévasté, ravagé par des mois d’insécurité, d’images traumatisantes de violences sexuelles, et désormais ciblé par le terrorisme jihadiste. Selon des données officielles communiquées au début de l’année, le chiffre d’affaires du secteur aurait chuté de 41% entre 2012 et 2013, alors qu’aucun attentat n’avait encore été commis contre des visiteurs étrangers. L’attentat de Taba, perpétré le 16 février contre un bus de touristes, a sonné le glas de la saison 2014 et illustré l’incapacité des autorités à rétablir la sécurité dans le Sinaï.

L’entreprise de restauration méthodique de l’ancien système, portée par une partie conséquente de la population – qui place sans surprise l’ordre avant la démocratie, se heurte à la menace croissante d’un terrorisme nourri à la fois par l’idéologie jihadiste et la radicalisation de certains Frères musulmans, confrontés à une des pires campagnes répressives de leur histoire (qui n’en est pourtant pas avare). D’une certaine façon, ce terrorisme, de plus en plus audacieux, favorise le tour de vis sécuritaire des autorités. Mais seuls les idiots habituels, défenseurs d’une vision mécanique et simpliste de l’Histoire, voient dans ce pas de deux la preuve d’une complicité entre l’armée et les terroristes.

Comme dans toute crise de cette nature, les durs de chaque camp ont, en effet, intérêt à monter aux extrêmes, sans que cela constitue la marque d’une coopération effective. L’affrontement sans merci qui s’installe constitue le passage obligé vers leur victoire finale, mais aussi leur raison d’être. Ni les jihadistes, qui vomissent les processus démocratiques, ni les services de sécurité, farouchement hostiles à des radicaux qui dénaturent l’islam, ne voient d’autre issue que l’anéantissement de l’adversaire. S’ajoute, pour les terroristes, la dimension publique. Le terrorisme, comme chacun sait, et comme l’écrivit, notamment, Carlos Marighela, vit d’actions spectaculaires, littéralement consubstantielles.  On trouve là la profonde injustice du combat entre l’Etat, jugé sur la façon dont il mène la lutte, et les jihadistes, dont on n’attend aucune modération.

La brutalité de la campagne anti terroriste menée dans le Sinaï, sans grande efficacité, alimente la propagande des jihadistes. L’armée égyptienne, plus que jamais prisonnière de vieux schémas, est incapable d’analyser en profondeur les causes de la menace qu’elle combat. Figée, centralisée autant qu’il est possible de l’être, elle se refuse à reconnaître ses erreurs, ne voit pas l’intérêt de revenir sur de vieux dogmes et s’obstine à ne voir dans ses ennemis que des fous et des marginaux. Une telle erreur est partagée par certains en France, me direz-vous, et vous n’aurez pas tort.

La mouvance jihadiste égyptienne, d’ailleurs, se complexifie et étend ses ramifications dans le pays. Derniers venus, les petits gars d’Ajnad Misr ont repris à leur compte les menaces d’Ansar Bayt Al Maqis (ABM) et frappent en priorité les forces de sécurité, civiles et militaires. Signe qui ne trompe pas, les officiers supérieurs et généraux commencent à payer un tribut conséquent, comme l’a montré le triple attentat du 2 avril sur le campus de l’Université du Caire. A cette occasion, un général a été tué, et un autre blessé par les bombes artisanales dont Ajnad Misr a fièrement revendiqué la paternité. Déjà, le 19 mars, à quelques dizaines de kilomètres au nord du Caire, un général et un colonel avaient été tués lors d’un raid contre une cellule d’ABM.

La suite, logique, est inévitable. Les autorités déploient plus de forces dans les rues, et offrent ainsi plus de cibles à des terroristes qui mettent dangereusement en échec les services. Les informations en provenance du terrain décrivent des policiers et des militaires fébriles, se sachant spécifiquement visés par des terroristes d’autant plus insaisissables qu’ils n’appartiennent pas tous à des groupes structurés.

Cette dégradation de la situation sécuritaire pousse le régime à durcir ses positions, à intensifier la répression aveugle et le confirme surtout dans sa mauvaise évaluation. Puisque les jihadistes s’en prennent à nous en raison de notre lutte contre les Frères, alors c’est que les Frères sont les alliés des jihadistes. On trouve là une fascinante illustration d’une analyse biaisée, élément indispensable à la mise en place d’une prophétie autoréalisatrice qui ne peut que provoquer plus de morts et de violence.

L’insurrection à l’algérienne que nous redoutions après le putsch du mois de juillet 2013 et le déclenchement de la campagne répressive d’août n’a pas eu lieu. La violence ne cesse cependant de croître, et elle devrait encore s’intensifier à l’approche de l’élection présidentielle, tandis que les tensions ne s’apaisent pas dans les rues entre l’armée et les Frères. Docile comme jamais, la justice égyptienne condamne à tour de bras, distribuant les peines capitales comme d’autres les contraventions, incarcérant sans sourciller les héros de la révolution. Pendant ce temps, les rares succès des services de sécurité, comme l’arrestation d’un ancien adjoint d’Ayman Al Zawahiry, rappellent que la prochaine étape sera peut-être bientôt là : l’arrivée d’Al Qaïda, une organisation dont on oublie bien souvent qu’elle a fusionné avec le Jihad islamique égyptien en 2001.

Futur président, le maréchal Al Sissi est en train de jouer à l’échelle d’un pays un spectaculaire retour vers le futur. Désireux de revenir à la situation qui prévalait avant la révolution, il va devoir concilier son nationalisme sourcilleux avec le massif soutien financier saoudien, relever un impossible défi économique et gérer une menace terroriste intérieure qui rappelle celle du début des années 90s mais qui, cette fois, pourrait se nourrir des crises syrienne, libyenne ou même sahélienne. Rien ne sera fini au soir du scrutin présidentiel.

Retour vers le futur

« Ploum ploum, tu es Président de la République/Ploum ploum, et toi le chef d´un grand parti politique. » (« Ploum ploum », Téléphone)

Le peuple a donc parlé, et, une fois de plus, les élections locales ont été détournées de leur vocation par les enjeux nationaux afin de relayer à Paris la grogne du pays. Comme le relevaient les éditorialistes au début de la semaine, la claque est d’importance pour le Président, placé brutalement devant la médiocrité de son bilan et l’amateurisme de son équipe gouvernementale. Le Monde, qui fut longtemps au premier rang des soutiens de François Hollande, a même fait sa une sur une « déroute historique ». Autant dire que ça ne va pas fort.

Malgré la forte probabilité d’une nouvelle tannée lors des élections européennes du mois de mai prochain, le chef de l’Etat n’a eu d’autre choix que d’admettre, a minima, que sa méthode n’était pas la bonne et qu’il fallait procéder, sans attendre, à des changements. Sévèrement sanctionné, presque boycotté, par son propre électorat, il est bien obligé de montrer qu’il a pris en compte les impatiences et les déceptions de ceux qui, il y a deux ans, l’ont porté au pouvoir et lui ont donné une majorité parlementaire.

Après avoir hésité, ce qui ne saurait être une surprise, et avoir habilement évité des annonces le 1er avril (on ne peut pas tout rater tout le temps), il a donc décidé d’un remaniement. Admettant qu’il fallait redonner un nouveau souffle à un mandat qui pourrait bien s’imposer comme le pire naufrage de la Ve  République, il a ainsi congédié son Premier ministre, le fidèle et terne Jean-Marc Ayrault, et l’a remplacé par Manuel Valls, l’homme pressé du PS, censé incarner une nouvelle dynamique.

Et c’est là, disons-le tout de go, que ça coince. Je ne vais certainement pas m’engager, ici, dans de laborieuses considérations sur le bienfondé de telle ou telle politique. Il m’est, en revanche, difficile de ne pas me livrer à quelques remarques plus générales, relevant d’ailleurs presque de la mécanique. Il serait frustrant, après toutes ces années passées à scruter des pays étrangers, de ne pas jeter un regard froid sur la France.

Conscient des flottements, du manque parfois criant de professionnalisme de ses ministres, de l’illisibilité manifeste de l’action gouvernementale, le Président a, fort logiquement, décidé de changer son équipe. Au final, pourtant, sur les 16 ministres du nouveau gouvernement, seuls deux n’étaient pas en poste dans l’équipe de M. Ayrault. Mieux, plusieurs des ténors (Mme Taubira, MM. Fabius et Le Drian) restent en fonction tandis que d’autres (MM. Sapin ou Montebourg, par exemple) demeurent dans la thématique qui était la leur précédemment.

Paradoxalement, donc, le nouveau gouvernement, supposément chargé de porter un regard neuf sur les grands défis du pays, n’a rien de bien novateur. Il ne s’agit pas de remettre en cause les compétences des uns et des autres, mais simplement de s’étonner de cette tentative, particulièrement caricaturale, de faire du neuf avec du vieux, ou de faire différemment avec les mêmes.

Pire, il est manifeste que cette nouvelle équipe fait d’abord écho aux équilibres internes du Parti socialiste, loin des impératifs politiques nationaux dont on pouvait pourtant penser qu’ils allaient prévaloir. A ce titre, cette équipe porte la marque du Président bien plus que celle du nouveau Premier ministre, dont la nomination est, finalement, le seul véritable changement. Le remaniement, présenté comme le début d’une nouvelle étape du quinquennat, n’aurait-il été conçu que pour évincer Jean-Marc Ayrault ? Et celui-ci, par voie de conséquence, serait-il donc le seul responsable du spectacle désolant qui nous a été offert depuis deux ans ? On est en droit d’en douter.

Composée de personnalités écrasantes, parfois dotées d’une solide et ancienne expérience, la – pas si – nouvelle équipe gouvernementale va-t-elle être gérable par le Premier ministre ? Les ministres les plus importants vont-ils tenter de le contourner, ou vont-ils, au contraire, enfin incarner un pouvoir cohérent pour lequel les querelles de personnes importent moins que l’accomplissement du mandat donné ?

Il est également permis de s’interroger sur la stratégie personnelle de Manuel Valls, qui doit être conscient, d’abord qu’aucun Premier ministre en exercice n’a jamais remporté les élections présidentielles, et ensuite qu’il compte dans son équipe quelques rivaux plus que crédibles. Remise en selle par le Président, Mme Royal n’entend sans doute pas s’arrêter là, pas plus que M. Montebourg, s’il parvient à maîtriser sa parole.

Impatient, impétueux, peu habitué à ne pas la ramener, le Premier ministre va-t-il, par ailleurs, accepter la tutelle présidentielle ou, bien plus inquiétante, cette absence de tutelle ? Sous le précédent Président, l’Elysée décidait de tout et du reste, ne laissant à Matignon que l’honneur d’être une roue du carrosse. La situation, à ce stade, paraît s’être inversée et on sent que le Premier ministre est plus fort que le Président, plus décidé, plus populaire, et doté d’une ambition assumée.

Ce renversement institutionnel, qui n’est peut-être que momentané, va-t-il achever une République qui vit une crise de régime de moins en moins larvée depuis une dizaine d’années ? Le Président saura-t-il trancher entre son Premier ministre et certains de ses ministres, avec lesquels il entretient des liens anciens et profonds ? Le doute est ici bien gênant. Ressemblant fort à un nouvel exercice de synthèse des courants du parti au pouvoir, le gouvernement semble à la fois avoir été imposé par le Président au Premier ministre tout en étant susceptible d’échapper à leurs deux emprises. Manuel Valls, ce matin, lors du premier Conseil, a d’ailleurs énoncé une série de règles dont le but principal est d’éviter le foutoir. Sage résolution.

Cette volonté de professionnalisme devra cependant survivre aux prochaines nominations de secrétaires d’Etat. Avec 16 ministres, le gouvernement est tout à la fois « de combat » et « resserré ». N’essayons surtout pas de savoir pourquoi ce combat ne s’impose qu’aujourd’hui, alors que la crise dure et dure depuis des années. L’important réside désormais dans les symboles, et l’équipe devra rester resserrée. L’arrivée de nouveaux membres, dans les prochains jours, même à des postes moindres, ne devra pas dépasser le cap des 20 maroquins, faute de quoi la crédibilité des engagements pris sera déjà entamée.

La question qui se pose est celle de la survie de l’équipe dans les semaines qui viennent. Une fois réglées les questions de périmètres (qui font déjà mauvais effet), le Premier ministre va devoir affronter une Assemblée au sein de laquelle sa majorité est plus que ténue, avant de subir, très rapidement, un test électoral qui pourrait bien être douloureux. En cas de nouveau naufrage dans les urnes, que faire ? Tenir bon le cap, s’il y en a un, ou aller jusqu’à une dissolution ?

Manuel Valls, d’ailleurs, est présenté par certains comme le Premier ministre d’une cohabitation qui ne dit pas son nom, comme un gage donné à l’UMP. Je n’en sais rien, à dire vrai, mais le fait est que les décisions prises récemment ne paraissent pas avoir convaincu grand monde. Les Français veulent-ils d’une nouvelle majorité ? Vont-ils faire de la suite de son mandat un long calvaire pour le Président, en accumulant les chocs pour le faire céder ? La déconnexion de plus en plus alarmante entre les Français et leurs gouvernants fragilise comme jamais nos institutions et ceux qui les font vivre. Leur légitimité vacille, et les options sont peu nombreuses. Tenir coûte que coûte un cap en priant pour que la terre soit rapidement en vue, au risque de disparaître dans la tempête, ou expérimenter les combinaisons politiques au risque de se perdre dans des calculs parisiens et accélérer alors la décomposition d’un système politique paramonarchique qui meurt faute d’avoir su se créer des héritiers dignes.

Observée hors de nos frontières, la France est plus que jamais l’homme malade de l’Europe, s’effondrant sur elle-même du fait de ses échecs sociopolitiques répétés, de la consanguinité de ses élites, et des défis qu’elle n’a su ou voulu relever. Le constat est effrayant, et on ne peut que souhaiter, loin des querelles de personnes ou des affrontements vaguement idéologiques d’un autre temps, que nos dirigeants, ceux-là et ceux qui leur succèderont, se reprennent, assument leurs actes et nous redonnent l’impression que le pays où nos enfants grandissent n’est pas qu’un immense problème sans solution.

A l’ouest, le relief dessinait de petites ravines et des parois rocheuses entremêlées, vers la Little Big Horn.

Genre majeur du cinéma occidental, le western a connu bien des vies, du classicisme le plus élégant au réalisme le plus cru, en passant par la parodie, les drames intimistes personnages ou les fresques grandioses, etc. Certains de ces films, parfois tournés dès les débuts du cinéma, se sont imposés comme des chefs d’œuvres immortels, réalisés par les plus grands, comme Howard Hawks, Raoul Walsh, Michael Curtiz, John Ford, Anthony Mann,  Sergio Leone, Sam Peckinpah, Clint Eastwood, Richard Brooks, Michael Cimino ou John Huston.

On ignore cependant souvent, en Europe, que le western, avant d’être un genre cinématographique, a été nourri par des milliers de romans et de comics, et que de grands auteurs s’y sont illustrés. Elmore Leonard, mort le 20 août dernier, n’était ainsi pas seulement le prolifique auteur de polars réjouissants, adaptés par Quentin Tarantino (Jackie Brown, 1997), Steven Soderbergh (Out of Sight, 1998), Barry Sonnenfeld (Get Shorty, 1995) ou F. Gary Gray (Be Cool, 2005). Il était d’abord un auteur de westerns, à l’origine de plusieurs classiques décrivant la conquête de l’Ouest sauvage : L’Homme de l’Arizona (Bud Boetticher, 1957), 3h10 pour Yuma (Delmer Daves, 1957, puis James Mangold, 2007), Hombre (Martin Ritt, 1967), ou Valdez (Edwin Sherin, 1971).

3h10 pour Yuma

Moins connu en France qu’Elmore Leonard, Ernest Haycox est considéré aux Etats-Unis comme un des écrivains les plus importants du genre, et les adaptations de ses romans comptent parmi les plus grands titres du western classique : La Chevauchée Fantastique (John Ford, 1939), Pacific Express (Cecil B. DeMille, 1939) ou Le Passage du Canyon (Jacques Tourneur, 1946).

En 1952, alors qu’il ne travaille plus pour la MGM, Roy Howland, un vétéran d’Hollywood spécialisé dans les séries B, réalise pour le compte de la société de William Cagney Bugles in the Afternoon (Les Clairons sonnent la charge) à partir du roman de Haycox, publié en 1944. Sans grand relief, le film ne rend pas hommage au livre, que les éditions Actes Sud viennent de publier dans leur nouvelle collection L’Ouest, le vrai sous son tire original : Des clairons dans l’après-midi.

Bugles in the Afternoon Des clairons dans l'après-midi

A l’instar de Bertrand Tavernier, qui dirige cette collection et qui a écrit une postface au roman, j’ai été subjugué par ce récit. Centré sur l’itinéraire d’un homme complexe, ancien officier pendant la guerre de Sécession qui s’engage dans le 7e de Cavalerie dirigé par le lieutenant-colonel Custer, le roman est l’occasion de présenter quelques personnages passionnants et de les faire converger vers la bataille de Little Bighorn, les 25 et 26 juin 1876.

Combat mythique entre les Tuniques bleues et un rassemblement de Sioux lakotas et de Cheyennes, Little Bighorn est une défaite cinglante pour l’armée des Etats-Unis, qui y perd plus de 250 hommes, dont Custer lui-même. La bataille est encore abondamment étudiée aux Etats-Unis, même si elle n’est connue par chez nous que via le cinéma ou la télévision.

Habilement, Haycox a choisi de nous décrire la marche à la guerre puis la fameuse défaite du point de vue de ses participants, sans jamais tomber dans la défense d’un certain héroïsme colonial ou au contraire la dénonciation stérile des menées militaires américaines. Dans un style d’une admirable sobriété, et dans le même temps très élégant, l’auteur s’attache à la fois à des études de personnalités et à la description, en toile de fond, de la vie sur la Frontière et de la guerre contre les Indiens des Plaines.

On a tendance, en effet, à oublier que toute l’épopée artistique du western, au cinéma, à la télévision ou dans la littérature, est d’abord le récit d’une conquête coloniale brutale, impitoyable, et de l’installation chaotique d’une société blanche sédentaire dans d’immenses territoires sillonnés pendant des siècles par des nomades. Dans ces espaces vides, qui donnèrent le vertige aux expéditions espagnoles qui s’y aventurèrent en provenance d’Amérique centrale, les colons américains affrontent, en plus des tribus qu’ils chassent, une nature extrême, infiniment hostile, dépourvue de la moindre infrastructure.

Le western est donc aussi cela : la chronique de ces étés torrides, de ces hivers interminables, de ces plantes vénéneuses, de la faiblesse numérique de l’occupation humaine, de ces mois d’isolement, et aussi de la vie de ce monde interlope, sur la Frontière. Les garnisons s’y installent, avec femmes en enfants, entourés de villages et de commerces, et on pense aux place fortes romaines sur le limes. On y trouve des aventuriers, des bordels, des trafiquants qui alimentent les tribus en armes, des représentants de Washington incapables de faire régner l’ordre et la loi, et la lutte, maintes fois relatée, entre riches et pauvres.

Cette société violente, qui tente de dompter son environnement, vit dans la menace permanente des raids des tribus spoliées et compte sur les unités de l’armée fédérale pour imposer la paix, quitte à participer à une entreprise génocidaire.

Haycox, qui a écrit ce roman pendant la Seconde Guerre mondiale, ne se laisser aller à aucune facilité patriotique, à aucun réflexe cocardier. Il y montre des officiers talentueux ou médiocres, des soldats épuisés pas systématiquement héroïques, des morts idiotes, des erreurs tactiques, et il ne cache rien de l’ampleur de la défaite subie par le 7e de Cavalerie de Custer. La plupart des commentateurs s’accordent d’ailleurs pour estimer que le récit des combats livré par Haycox figure parmi les meilleures descriptions disponibles de la bataille. L’auteur, se tenant à distance du mythe, prend soin de se concentrer sur d’autres actions que celles de Custer, dont, de toute façon, on connaît le sort.

Drame intimiste, triangle amoureux tragique, Des clairons dans l’après-midi est donc également un instantané de ce moment où, défié par les Sioux et les Cheyennes, l’Empire lance une nouvelle grande campagne qu’il n’est sans doute pas absurde de qualifier de contre insurrectionnelle. Face à un ennemi insaisissable, qui lutte non plus pour sa liberté mais contre son anéantissement, dans des territoires immenses – et grandioses, l’armée américaine poursuit l’impitoyable conquête de son hinterland.

Plus d’un siècle plus tard, et malgré le réveil des nations amérindiennes et la prise de conscience du génocide, le western reste comme une page de gloire de l’histoire américaine, et ça n’est pas le moindre des paradoxes pour un monde occidental que ne cesse d’expier son histoire. Il faut, une fois de plus, admettre que les conditions dans lesquelles nos Etats s’établissent ne souffrent aucune discussion. La lucidité avec laquelle Ernest Haycox, qui ne fait jamais parler les Sioux, décrit la brutalité de la conquête de l’espace intérieur américain n’est pas la moindre des qualités d’un livre absolument remarquable.

Les dents de ce rat sont imprégnées de cyanure.

Elle est où, la poulette ?

La photo de Bruno Lévy dans Le Monde du 25 mars dit tout. Souriante, Marine Le Pen savoure son triomphe alors que la mairie de Hénin-Beaumont vient d’être emportée par son parti au premier tour des élections municipales. A ses côtés, sombre, défait, les mains posées sur le pupitre comme s’il jouait à un quelconque jeu télévisé, Harlem Désir peut contempler l’échec, cinglant, cruel, de ses trente années d’engagement politique contre l’extrême droite.

La claque est sévère, en effet, à défaut d’être surprenante, et elle a de quoi inquiéter au-delà des roulements d’yeux des habituels idiots. Près de deux années après son arrivée au pouvoir, le Président ne peut que contempler l’impasse dans laquelle il se trouve, à la tête d’un pays plus que jamais malade, à la tête d’une équipe qui s’impose déjà comme le pire gouvernement de la Ve République, sans la moindre marge de manœuvre politique ou économique. Choisi au sein du PS à la suite de la douloureuse affaire DSK, il était un candidat par défaut, sérieux, travailleur, intelligent, mais sans réelle envergure. Sa normalité un peu pateline était, certes, un atout contre un Président sortant affaibli par des années d’excès, de tocades et de dérives idéologiques, mais peut-on être normal et gouverner un navire en pleine tempête ?

Bien élu, François Hollande l’a d’abord été contre Nicolas Sarkozy, dont il n’a cessé, parfois brillamment, de moquer la pratique du pouvoir. Il a eu beau jeu de vendre à son électorat un projet socioéconomique authentiquement de gauche. J’observais ça, à l’époque, avec un mélange de lassitude et d’intérêt poli, sans illusion sur le poids des uns et des autres sur une crise nationale aussi profonde et qui ne cesse de s’aggraver.

J’ai toujours trouvé Hollande et Sarkozy à la fois sympathiques et exaspérants, chacun à leur façon, et surtout l’un et l’autre désespérément creux. Il ne pouvait être question pour moi de voter pour des hommes sans caractère ou sans ossature idéologique, prisonniers de leur bonhommie ou, au contraire, de leur goût pour le micro management le plus brutal, et c’est donc plus que jamais en chroniqueur amateur, comme depuis mon adolescence, que je regarde ça, peut-être pas de loin mais, disons, de côté.

Deux ans après les élections du printemps 2012, la scène politique nationale évoque, de plus en plus, certaines des pages du monument de William L. Shirer, La chute de la IIIe République (Stock, 1970) ou du chef d’œuvre de Jean d’Ormesson La gloire de l’Empire (Gallimard, 1971) :

Mais qui voit aussi loin ? Qui pense au salut de tous ? Qui pense même à son propre salut, au-delà d’aujourd’hui ou de demain ? Il n’y a plus ni intérêt public, ni destin collectif, ni stratégie politique. Il n’y a plus que les ambitions à court terme de chefs de faction aveuglés par de maigres illusions d’arrivistes en quête de places, d’usuriers à l’aguet du bénéfice quotidien.

Les dernières semaines ont accentué, peut-être irrémédiablement, le sentiment d’un naufrage collectif, le tragique le disputant au ridicule. Quelques voix s’élèvent enfin, à droite comme à gauche, pour dire que l’idée même de pacte républicain contre un parti qui vient de se plier aux règles du suffrage universel est idiote, et qu’on ne saurait le combattre que par les idées. Mais encore faudrait-il en avoir, et avoir aussi le courage de s’écarter de la doxa. Mais le courage n’est plus qu’une vertu exotique qu’on découvre dans les romans courtois.

Fermement engagé depuis que j’ai une conscience politique contre les extrémistes de chaque camp, j’estime être capable, lors d’une conversation, d’opposer des arguments à ceux de mon contradicteur. Ça ne va pas très loin, évidemment, car je reste, finalement, un esprit sans raffinement, mais au moins ne tombons-nous pas dans l’invective. L’attitude de nos politiciens, depuis le début des années ’80, est exactement inverse et se résume à des concours d’éloquence contre un adversaire déjà condamné. Bernard Tapie s’était bien essayé à un affrontement direct avec Jean-Marie Le Pen, il y a très longtemps, mais avouons que les leçons de morale de cet homme ne pouvaient guère avoir de poids.

Autant dire le doute de suite, et bien clairement, je ne peux pas sentir le Front national, dont le projet politique est à la fois insupportable et inapplicable par son refus obstiné de toute réflexion un peu poussée. Mais, hélas, je ne peux pas plus souffrir les élucubrations de l’extrême gauche, ressassant sans fin les mêmes vieilles lunes qui ont conduit aux sanglants désastres que nous avons connus au siècle passé. Il serait pourtant temps d’admettre que ces radicaux des deux camps, dogmatiques, aveugles, posent parfois de pénibles, douloureuses et pertinentes questions. Quelles réponses nos classes dirigeantes leur apportent-elles ? Aucune, sinon du mépris et les cris de belles âmes outragées.

Depuis trente ans, la lutte contre le Front national n’a été qu’une série de condamnations morales, plus ou moins crédibles d’ailleurs, entrecoupées de phases d’un jeu politique pervers. François Mitterrand, le dernier véritable chef d’Etat – malgré ses immenses défauts, ses ambiguïtés et ses fautes – que la France ait eu, utilisa le FN avec l’habileté que l’on sait. Plus tard, Jacques Chirac, qui a fait de l’imposture en politique un art majeur, n’hésita pas à parler du bruit et des odeurs avant de se donner une posture de vieux sage républicain. Nicolas Sarkozy, malgré son étonnante et tardive passion pour Guy Môquet, fit de Patrick Buisson un de ses plus proches conseillers – avec une clairvoyance qu’il convient de saluer ici et qui confirme que cet homme, malgré ses talents, ne sait s’entourer que de bras cassés et de poseurs. Jean-François Copé, enfin, qui, espérons le, ne sera jamais notre Président, tout en exprimant avec emphase toute la répulsion que lui inspire le FN, y alla lui aussi de sa contribution au débat national en évoquant une péniblement ridicule affaire de pain au chocolat.

Ces contorsions mettaient, et on le comprend, la gauche en émoi. Bien peu, pourtant, ont accepté de voir que si la droite faisait les yeux doux au FN, c’était avant tout pour capter un électorat au poids croissant qu’elle n’avait pas créé. Sans doute, évidemment, certains discours tenus à l’UMP par une poignée d’intellectuels de combat, comme Eric Ciotti, Lionnel Luca ou Nadine Morano, ont-ils contribué à libérer la parole de quelques uns. Mais ne s’agit-il pas là de l’expression d’un profond mépris pour ces électeurs que de les considérer comme des fourmis dans un aquarium, allant vers un point plutôt que vers un autre par simple réflexe ? Le développement des extrêmes en Europe, du populisme, d’un rejet des institutions et des élites doit-il être imputé aux partis ayant tenté de les canaliser à leur profit ? En d’autres termes, le surfeur crée-t-il la vague ?

Face à ce phénomène, continental, voire occidental, le réflexe a été, partout, de hurler et de stigmatiser. Je n’ai jamais été, à ce titre, le dernier à vociférer quand tel ou tel ponte du FN se faisait l’avocat, sciemment provoquant, d’une position insupportable. Mais passés les premiers moments d’effroi devant la saillie de l’un sur l’occupation allemande ou la remarque de l’autre sur l’immigration, qui argumentait ? Qui démontait patiemment les arguments biaisés ? Personne, ou presque.

On a vu encore dimanche soir Mme Vallaud-Belkacem rouler des yeux devant Mme Le Pen, comme si l’expression de son rejet pouvait avoir le moindre effet, comme si la présidente du FN pouvait être sensible à la désapprobation d’une personne qui incarne tout ce qu’elle rejette. Ces manifestations puériles de mécontentement, au contraire, ne peuvent que confirmer bien des électeurs du Front national dans leur choix.

A force de condamner sans jamais expliquer, à force d’injurier et de mépriser au lieu de faire de la pédagogie, on se trouve face à ce phénomène. Au soir du premier tour des élections municipales, le FN s’est imposé comme la 3e force politique du pays, et il ne peut que confirmer sa position dimanche, avant le nouveau choc que constituera le scrutin européen. Personne, pourtant, ne semble vraiment comprendre les causes profondes du symptôme. Tel philosophe de pacotille, devenu la caricature de lui-même, appelle à voter contre le FN, comme si sa parole avait encore un poids, comme si sa posture avait la moindre crédibilité. Tel patron de festival affirme, avec une désarmante sincérité, qu’il lui faudra plier bagage si un maire frontiste est élu, quand bien même en toute transparence. La démocratie est hélas un système où les suffrages exprimés s’imposent aux condamnations morales.

Ne voit-on pas que ce concert de plaintes ne peut que faire le jeu de l’adversaire ? Vous voulez gérer des villes ? Bien, montrez-nous que vous êtes moins lamentables qu’en 1995 à Orange. Voyons si vos leçons de morale résistent à votre exercice du pouvoir, et si votre rejet systématique des « élites parisiennes » fait de vous des dirigeants capables de relever des défis complexes.

Critiquer, faits en main, le FN dans le cadre d’un affrontement d’idées aura sans doute plus de poids que de prononcer des anathèmes d’une voix frémissante d’indignation. Peut-on, d’ailleurs, qualifier de crevures fascistes des électeurs tout en tentant de les convaincre de voter pour soi la prochaine fois ? Cela ne me semble pas acquis, et il faudra un jour admettre que les condamnations à répétition, sans jamais que soit proposée une politique alternative ou que soit même envisagée la prise en considération de certaines revendications, ont été d’une parfaite inutilité.

Au lieu de commenter le succès, indéniable, de la stratégie de dédiabolisation du FN lancée par Mme Le Pen, on pourrait essayer de mesurer le prix de la diabolisation stérile d’un parti et de ses électeurs. Le fait de proclamer partout qu’on ne supporte pas X ou Y ne saurait être d’un grand secours face aux partisans de X ou de Y.  Et quand ce discours devient un leitmotiv, le cache-misère de la médiocrité générale, puis un mantra répété jusqu’au vertige, alors ceux qui, déçus, en colère, hésitaient encore à se lancer par peur de l’opprobre votent en l’assumant. Les sondeurs ne disent pas autre chose, et on peut sans doute expliquer ainsi, par ailleurs, le succès grandissant des populistes qui beuglent contre « le système » et s’acoquinent avec la première raclure antisémite venue, par goût de l’interdit.

Nous assistons donc à un choc entre des gens qui croient tout comprendre et d’autres qui se targuent de ne rien savoir, entre des élites censées gouverner et un groupe d’individus qui ne se retrouvent pas dans la façon dont on les gouverne. Combien de politiques naufragées contre le chômage de masse ? Combien de promesses électorales idiotes non tenues car intenables ? Combien de scandales qui auraient dû emporter des dirigeants désespérément encore en place ? Combien de désillusions ? Combien d’éléments de langage insultant notre intelligence ? Et combien d’incohérences, quand tous les ministres socialistes de l’Intérieur font de l’insécurité – réelle ou supposée – leur priorité après l’avoir niée dans l’opposition ? Combien de leçons de morale alors que dans tous les partis on hésite à écarter les mis en examen, on ne sanctionne pas les dérives, on couvre les incompétents ?

Quand un ministre de la République, de droite ou de gauche, a-t-il dit « Oui, je me suis trompé, nous avons surestimé/sous-estimé/commis une erreur » ? A quand remonte la dernière manifestation de décence par nos dirigeants ? Et le dernier discours simplement courageux et lucide ? Au lieu de ça, tout est toujours de la faute des prédécesseurs, et on s’ingénie à nier l’évidence, comme lorsque Michel Sapin, décidément impayable, lance : « Les chiffres du chômage vont dans la mauvaise direction mais on maintient le cap ». Ben voyons.

A quand, donc, la dernière preuve d’une intelligence en action du côté de nos dirigeants et de ceux qui aspirent à leur succéder ? On peut répondre sans hésiter qu’elle a plus d’un mois, puisque les dernières semaines ont été pour le moins éprouvantes. Entre l’amateurisme teinté de certitude morale du gouvernement, l’interminable crise interne de l’UMP, l’avalanche de révélations concernant le précédent chef de l’Etat et, last but not least, son invraisemblable tribune du 20 mars dans Le Figaro, ahurissant texte d’un populisme éhonté comparant l’appareil judiciaire d’une nation démocratique aux services répressifs d’une dictature communiste, la classe politique française a montré l’étendue de son impéritie. Faut-il rappeler, de surcroît, le manque de leadership du Premier ministre, humilié par les membres de son gouvernement, la naïveté ou l’aveuglement du Président lors de l’affaire Cahuzac ou l’incapacité de la droite à définir un projet, une ligne et à s’y tenir ?

Dans ce contexte, on comprend que le pauvre Jean-Luc Mélenchon, el lider minimo, s’étouffe de rage alors que les succès du FN éclipsent la performance du Parti de Gauche. Mais à force de faire du Front l’ultime ennemi, on en a fait le seul acteur révolutionnaire du pays, et l’extrême gauche – qui partage avec lui bien des détestations et des fascinations – se trouve lésée d’une partie de son programme. Nombre de slogans sont pourtant communs, comme le rappelle le livre de JLM, Qu’ils s’en aillent tous ! (Flammarion, 2010). Un tribunal révolutionnaire n’a pas de couleur politique, et je n’ai jamais bien vu la différence entre une chasse aux immigrés ou une chasse aux nantis.

On pourrait se lancer dans de profondes réflexions de sociologie politique sur la façon dont notre pays nourrit une incompréhensible fascination pour les révolutions. On pourrait même discourir sur l’hystérie politique qui le saisit lorsqu’un jeune homme bien énervé meurt sous les coups d’une brute, ou sur les considérations psychiatriques qu’il avance lorsqu’un autre jeune homme bien énervé entreprend de mettre en application le programme qui a nourrit les fantasmes de jeunesse d’un bon paquet de ministres et députés socialistes et de pas mal d’électeurs du PG comme du FN. Je n’en ferai rien, car j’en suis bien incapable, mais je persiste à penser que les résultats électoraux qui se profilent sont le reflet d’un échec collectif majeur, d’une crise à laquelle on ne peut répondre autrement que par un mélange encore inédit dans ce pays de lucidité, d’intégrité intellectuelle et morale, d’intelligence et d’audace. En attendant qu’une telle combinaison se présente, la lutte, effective à défaut d’être efficace, contre le Front national et tous les extrémismes va rester une mission individuelle, et s’il doit y exister un front républicain, il doit être vôtre, loin des slogans sans substance de gens qui les répètent sans effet depuis trop d’années pour qu’ils aient encore la moindre portée.

A nous, donc, de contester chaque point des croyances et des certitudes qui nous heurtent ou que nous jugeons dangereuses, dans le cadre du débat démocratique qui ne doit rien avoir du concours d’insultes et tout de la confrontation des idées. Car dans front républicain, il y a républicain.

A l’affût sous les arbres, ils auraient eu leur chance, seulement de nos jours il y a de moins en moins de techniciens pour le combat à pied, l’esprit fantassin n’existe plus. C’est un tort.

Le colonel Goya n’est pas seulement un soldat. Produit de l’université, il est aussi un auteur reconnu, un écrivain récompensé, le tôlier du blog de référence La voie de l’épée – et un membre émérite de l’Alliance géostratégique, ce qui n’est évidemment pas la moindre de ses qualités.

Cette double compétence de combattant et de penseur en fait un acteur rare, voire unique, de la scène intellectuelle française étudiant la guerre, peuplée en majorité d’universitaires consacrant leurs travaux aux conflits armés sans les avoir vécus, et de militaires faisant le récit, parfois brillant, parfois convenu, des opérations qu’ils ont menées ou auxquelles ils ont participé.

Déjà auteur de plusieurs ouvrages salués pour leur apport et leur rigueur, Michel Goya poursuit son exploration de la guerre et livre, dans Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail (Taillandier, 2014), un texte passionnant qui confronte le lecteur aux réalités les plus concrètes du combat d’infanterie.

Sous le feu.

En un peu plus de 250 pages, l’auteur, dans le style sobre auquel il nous a habitué, sans jamais se perdre dans de pénibles digressions tactiques ou de lourdes considérations techniques (« Mon M-4 est bien meilleur que mon G-36 qui est bien plus lourd que mon épluche patate mais moins pratique pour faire des frites »), entreprend de décrire le combat, ses différentes phases, ses conséquences physiques, la peur, le bruit, la sidération ou l’extrême concentration. Multipliant les citations d’études comme celles de récits anciens, il approfondit ainsi les travaux lancés depuis longtemps par, notamment, John Keegan, et place le lecteur au plus près du terrain. Dense, précis, son texte n’est jamais une apologie de la violence, mais il ne cache, pour autant, rien de la profondeur de la vocation de son auteur pour le métier des armes.

Sous le feu apparaît ainsi comme un livre très personnel. Les réflexions de Michel Goya, qui fait appel à la sociologie comme aux mathématiques ou à la médecine pour expliquer les phénomènes qu’il décrit, apparaissent comme la marque d’une quête intérieure. En étudiant le combat dans ce qu’il a de plus physique, en s’attardant sur les super combattants comme sur les anonymes, en écrivant qu’il n’a jamais rien ressenti en tuant un ennemi, le colonel Goya nous livre, non pas sa vérité, mais les conclusions auxquelles il est parvenu en s’observant et en sondant sa carrière.

Loin des clichés véhiculés par les mythomanes ou les antimilitaristes qui font le charme des réseaux sociaux, son livre est une somme, remarquable, qui offre l’opportunité de regarder et de comprendre le champ de bataille et ceux qui y évoluent. En ce sens, cet ouvrage s’impose déjà comme un texte indispensable, à faire lire à tous ceux qui entendent pratiquer le métier des armes, et plus encore à ceux, philosophes omniscients ou politiciens de seconde zone, qui se piquent de commenter les affaires de défense.

Comme à son habitude, Michel Goya agrémente également son propos de quelques réflexions bien senties. Sa présentation des « opérations de maintien de la paix » devrait être méditée en haut lieu – elle ne le sera évidemment pas – et elle contient cette remarque, terrible, sans nul doute tirée d’une expérience personnelle :

Le succès est le père du succès et il est obtenu par des hommes. Leur proposer uniquement le risque sans la possibilité de vaincre, c’est faire du bruit avant l’humiliation finale.

Ouvrage personnel, donc, presqu’intimiste, Sous le feu est aussi l’occasion de rappeler quelques vérités douloureuses, qui n’ont rien à voir avec un quelconque corporatisme mais rappellent que la possession d’une armée entrainée et équipée n’est pas un simple atout parmi d’autres mais simplement une des conditions de la souveraineté :

On se trouve dans cette configuration inédite d’un effort de défense qui se réduit depuis 1990 (depuis cette période, les dépenses de l’Etat ont augmenté de 80%, le budget de la défense de 1%) alors même que les engagements et les pertes augmentent.

En décrivant le combat, les corps mutilés, la peur, le courage, et la technicité tactique, le colonel Goya rappelle, sans doute crûment pour ceux qui entendent gérer une armée comme des stocks alimentaires et ne tolèrent pas les divergences de vue, qu’une nation et un Etat ne peuvent vivre que grâce au sacrifice de certains. Que ceux-ci soient des héros, des psychopathes ou des individus banals importe finalement peu, du moment qu’on admet la nécessité de leur existence au sein de la communauté nationale.

Tout ça pour vous faire comprendre, Monsieur Fernand, que le pastis perd de l’adhérent chaque jour.

Jeudi 11 Mars 2004. Il fait gris à Paris, pas vraiment froid. La radio évoque un attentat à Madrid, dans les transports. Mouais. Je file à la crèche avec Attila, avant de sauter dans le bus, vers le Quai. A 9h30, les premières dépêches AFP qui se succèdent sur mon écran d’ordinateur avancent des bilans ahurissants, qui écartent d’eux-mêmes la piste de l’ETA. Très vite, également, les informations qui arrivent du terrain indiquent que plusieurs charges ont explosé dans des trains de banlieue et des gares dans le but de commettre un carnage. La piste jihadiste s’impose, tant le mode opératoire (attaques simultanées), les cibles (infrastructures ferroviaires) et le tempo politique (élections générales le dimanche) sont typiques.

Très vite, pourtant, les médias s’emplissent de commentaires sur la piste basque, contre tout évidence. Les usual experts se répandent en analyses d’autant plus fascinantes qu’elles sont manifestement à la fois déconnectées des faits, du contexte international et de la scène politique espagnole. Xavier Raufer, qu’on ne présente plus, s’étant trompé toute sa carrière, se trompe aussi au sujet de l’attentat tandis que Gérard Chaliand, qui a lâché la rampe depuis quelques années et ne cesse de professer son mépris pour le jihad, s’enferre également dans l’erreur. Dans les services, au Quai, nous écrivons, avec la prudence qui s’impose à ceux qui nous relisent, que les islamistes radicaux font figure de suspects principaux. Nous n’avons pas plus d’information que les madones des plateaux de télévision, mais sans doute ne sommes-nous pas prisonniers de nos certitudes.

Très vite, l’affaire prend une autre dimension lorsque le gouvernement espagnol commence lui-même à soutenir la thèse d’une implication de l’ETA. Vers 11h, j’appelle mon homologue espagnol, un vieil ambassadeur fantasque et attachant qui tient la chaise à Bruxelles dans un groupe consacré au terrorisme international. Je lui présente mes condoléances et j’évoque, prudemment, les pistes, dont celles du jihad. Mais le voilà qui m’affirme que la responsabilité des terroristes basques est indubitable. Je n’insiste pas.

Dans la journée, la controverse se durcit. Pas un professionnel – je ne parle pas des types déblatérant dans la presse – n’accorde le moindre crédit aux mises en cause de l’ETA, tandis qu’à Madrid le gouvernement n’en démord pas, multipliant les points de presse, dont ceux du ministre de l’Intérieur, Angel Acebes, mobilisant les hauts fonctionnaires, invectivant ceux qui osent douter de la thèse officielle. Le lendemain, on me montre même l’e-mail qu’Ana Palacio a envoyé Dominique de Villepin dans lequel elle relaye les certitudes officielles espagnoles. Mais notre conviction est déjà faite.

Dès le lundi suivant l’attentat, les services de sécurité allemands, à partir de leurs seules archives, arrosent leurs alliés d’un schéma – remarquable – liant les cellules espagnoles au reste de la mouvance jihadiste. On y trouve du beau monde, et sans surprise, bon nombre de noms sont connus. La revendication émise par les Brigades Abou Hafs Al Masri peu de temps après l’attentat est évidemment une fadaise, et chacun pense dans les services qu’il s’agit de la nouvelle farce d’une poignée d’admirateurs d’Al Qaïda parlant à tort et à travers. Que le fait, d’ailleurs, soit relayé par certains chargés de mission connus pour leur incompétence achève de nous convaincre, par l’absurde, de l’absence de toute valeur du communiqué.

Comme à chaque fois, deux temporalités se dégagent : l’enquête – y compris la recherche des suspects puisqu’il ne s’agit pas d’attentat suicide, et l’analyse de l’ensemble de l’évènement. Meurtrier, traumatisant, l’attaque va en effet changer le cours de l’histoire espagnole en pesant sur l’issue des élections générales.

Une controverse naît rapidement, entre mon service et son cousin policier. Chez nous, et malgré les doutes de quelques uns (dont les miens, mais je suis trop loin, au Quai, presque sur une autre planète), la thèse officielle est que les terroristes de Madrid (qui préféreront se suicider le 3 avril à Leganés plutôt que de se rendre) ont agi seuls, sans impulsion du Pakistan. Cette lecture est vertigineuse, puisqu’elle illustre la fameuse théorie des 3 cercles du jihad. Ainsi, à Madrid, un réseau constitué aurait frappé de façon autonome, avec une réelle lecture du calendrier politique, pour suivre la voie du jihad sans avoir demandé ou reçu d’instruction. L’évaluation de la menace qui découle de constat donne mal au ventre.

Une autre lecture, défendue par les services de police, et qui me convient bien mieux, est tout autant vertigineuse. Selon cette thèse, les attentats du 11 mars (13 bombes dont 10 explosions sur 4 sites) ont été réalisés par un groupe informel réuni pour cette seule mission sous l’impulsion d’AQ. Cette hypothèse explique bien des choses, dont le fait que le chef du réseau ait rendu visite, en prison, plus de dix fois à un des plus importants idéologues présents en Europe, Imad Eddine Barakat Yarkas, dit Abou Dahdah Al Suri, un proche d’OBL, lié à la cellule de Hambourg comme au gratin du jihad européen. En s’appuyant sur une mouvance bien en place pour y recruter un groupe ad hoc, une poignée de terroristes décidés aurait donc organisé les attentats. Ça ne fait rire personne.

A bien des égards, la logique suivie par l’enquête policière me convient à merveille, mais étant affecté au Quai et non à la Centrale, je ne suis d’aucun poids dans les vifs débats internes. Homme brillant, fasciné par le jihad, le DG ne rencontre guère d’opposition lors des réunions de crise et impose donc son point de vue à une hiérarchie qui tente de lui cacher que depuis deux ans le Service ne travaille plus, ou à peine, sur l’Europe. Ceux que la presse dépeignait récemment comme de grands professionnels ont, en effet, et depuis des mois, décidé de laisser le champ libre aux policiers et de renoncer à toute activité clandestine sur le continent européen contre Al Qaïda et ses alliés, aussi bien parce qu’il n’y a « plus de menace ici » que parce que « c’est quand même beaucoup de travail ». Cette sidérante décision, reflet de la médiocrité et de l’irresponsabilité de certains de nos chefs, a ruiné des années d’expertise, et une chasse aux anciens, de courte durée d’ailleurs, commence afin de recommencer à travailler sérieusement en récréant des équipes. On parle même de monter une équipe spéciale.

Comme de juste, ce projet ne se concrétisera pas, mais le travail reprend bel et bien, avec les moyens du bord. J’ajoute, car je suis comme ça, que les terribles événements de Madrid auront d’autres conséquences, notamment à Bruxelles, et je me demande parfois, s’ils n’ont pas contribué à me faire quitter prématurément cette si attachante administration. Mais si je raconte comment ça s’est passé, ça va encore faire jaser.

En 2012, le CTC de West Point, sans doute la meilleure structure d’analyse du jihad du monde, a livré une passionnante lecture de Madrid, et on ne peut que déplorer le fait que les rigidités françaises, chez les universitaires comme au sein des services, empêchent ici de travailler de cette façon. Sans doute les conclusions de cette étude auraient-elles pu être rédigées dès 2004 s’il avait simplement été décidé de s’intéresser à l’affaire dans le nord de Paris, mais le DG, son conseiller et une poignée d’analystes forcenés étaient bien seuls face à un système qui échappait à tout contrôle.

Après tout, faut-il s’étonner que le fameux schéma remis par les services allemands, en main propre, n’ait même pas été lu, et encore moins exploité par le supposé responsable du dossier ? Il n’a refait surface, pendant l’hiver 2005, que parce que votre serviteur, embourbé dans les cartons par un sombre après-midi aux archives, l’a redécouvert par hasard dans un dossier qui aurait fait honte à tout étudiant en histoire…

Dix ans après cette tragédie, la menace terroriste a considérablement évolué, dans le monde et en Europe. Au Moyen-Orient, on n’a jamais vu autant de groupes, de réseaux, et on n’a jamais vu autant de ces opérations unilatérales. Face aux faiblesses de leurs partenaires, et en raison de leurs propres impératifs, quelques puissances occidentales tentent, à défaut de pouvoir éteindre l’incendie, de le maîtriser. Au Mali, les militaires français ont affronté des jihadistes que les RETEX estiment, sans ambiguïté et de loin, plus performants et mieux commandés que les soldats maliens. En France, les services de sécurité tentent d’identifier des individus isolés nourris à la même idéologie. Tout évolue comme prévu, et on dirait, pourtant, qu’il n’existe toujours pas de réponse réellement efficace.

Les attentats de Madrid, échec majeur pour les services espagnols, ont également mis en lumière les erreurs stratégiques de certaines administrations françaises. L’influence délétère de responsables âgés, bloqués dans le passé, et de leurs disciples, plus préoccupés de carrière que de mission, avait déjà failli nous conduire dans l’abîme en 2001. On imagine la réaction du Président si on lui avait expliqué, le soir du 11 septembre, qu’il avait été décidé de ne plus travailler sur Al Qaïda en raison des doutes quant à l’existence même du mouvement. Tout le monde sait qui ils sont, et seuls quelques journalistes crédules ou peu portés sur le fact checking croient encore aux réécritures. Entre les mémoires des vainqueurs et les souvenirs des vaincus, il y a les pénibles autojustifications de ceux qui n’ont pas compris quelle guerre il fallait mener.

Le risque, lié au rythme de l’administration, est de voir le flambeau repris par d’autres cadres dépassés, coincés dans leur carcan, bloqués par leurs certitudes. Nier l’existence d’Al Qaïda, accabler l’ETA quand l’évidence sautait aux yeux, n’avoir que mépris pour des types dont on refuse de voir qu’il faut quand même plus que des cojones pour survivre 15 ans au Sahel ou au Yémen, rester obsédé par le conflit palestinien alors qu’il n’est plus qu’une des nombreuses causes alimentant le jihad sont autant de symptômes d’une inadaptation aux réalités d’une menace qui, fait aggravant, évolue bien plus rapidement que toutes celles auxquelles nous avons été confrontés depuis des décennies et pour lesquelles toute notre architecture sécuritaire a été conçue et est encore organisée.

Il ne s’agit donc pas de critiquer des personnels (même si je garde quelques noms en réserve), mais bien plutôt de s’interroger sur leur formation, leur emploi, leur mission, leur gestion, leur avenir et leur commandement. Depuis quelques mois, certains officiers supérieurs ne cachent pas leur satisfaction, et on les comprend, au vu du bilan des combats de Serval. Sans hésiter, ils vous disent que l’armée française a enfin pu faire son travail, combattre, s’imposer par la force et la volonté, faire usage de sa puissance de feu, dans le cadre d’une redécouverte des fondamentaux dont on comprend donc qu’ils avaient été perdus en route. Il serait sans doute temps de redécouvrir les fondamentaux, et du renseignement, et du contre-terrorisme, à la fois dans les méthodes, les logiques, les articulations opérationnelles, et le maintien de capacités qui semblent, sinon en baisse, du moins insuffisantes. L’ennemi, comme tous les ennemis, ne fait pas de cadeau et, à notre différence, il sait exactement ce qu’il veut faire et comment.

Ensemble vide

Une paisible matinée de printemps. Le soleil se lève, éclaire la fine couche de glace qui blanchit les voitures garées en bas. Dans quelques minutes, le petit-déjeuner des enfants, l’école, le bureau, les collègues, la routine, la vie, quoi. Il paraît même que vous avez un livre à écrire, mais le projet ne vous enthousiasme guère car vous ne vous sentez pas de taille. Et puis, à quoi bon, de toute façon ?

Et voilà qu’une amie s’enquiert de vos oreilles, vous demandant si elles sifflent, avant de vous suggérer de lire quelques liens où de beaux esprits s’expriment en termes choisis au sujet de votre production, et même de votre personnalité – sur ce point surtout ceux qui ne vous ont jamais rencontré. Vous n’en demandez évidemment pas tant, mais la curiosité, qui est à la fois un vilain défaut et une importante qualité professionnelle, vous pousse à contempler vous-même l’attachante prose de vos admirateurs. Autant dire que vous n’êtes pas déçu, à défaut d’être réellement surpris. Amusé, aussi, tant les attaques sont médiocres, jamais argumentées, et tant elles se veulent sévères, définitives, alors qu’elles dépassent rarement le niveau d’une querelle d’après-boire sur le parking d’une boîte de province. Et puis, surtout, vous en avez vu d’autres, lorsque vous tentiez, à la hauteur de vos maigres talents, de défendre votre pays, et que votre environnement professionnel était constitué d’individus autrement plus affutés et dangereux.

A la lecture de ces phrases maladroites, pompeuses, ponctuées de remarques scatologiques et de références obsessionnelles à la Seconde Guerre mondiale, on est bien obligé de penser, en effet, que le premier ressort de ces attaques est la frustration, le dépit de n’avoir jamais rien fait. Glorieux défenseurs d’une France éternelle, en voilà qui n’ont jamais mouillé leur chemise, et encore moins leur treillis, pour la mère patrie. Stratèges amateurs, parfois étonnamment érudits au regard de la  faiblesse de leurs propres réflexions, ils enragent donc, littéralement, de frustration. Impuissants face à un monde qui bouge trop vite pour eux, imprégnés des souvenirs des autres, persuadés de toucher la brutale réalité du terrain grâce à l’accumulation ininterrompue de lectures plus ou moins pertinentes, il leur manque la sérénité et le recul nés de l’expérience, celle qui sépare les petits garçons des hommes. A 16 ans, une telle ignorance est charmante. A 50, elle est pitoyable quand elle illustre le naufrage d’une vie. Avoir voulu et n’avoir pas pu. Avoir voulu et n’avoir pas osé.

Leur colère, née de cette frustration, est d’ailleurs distrayante à observer tant elle rappelle celle de certains jihadistes, devenus terroristes pour frapper une société qui les a rejetés et dont ils rêvaient. On est là en plein fantasme, celui du complot bien sûr, celui de la supériorité morale et intellectuelle, de celle qui autorise les invectives, les insultes, les accusations. A les lire, en effet, on est frappé de leur capacité à plaquer des lectures préfabriquées sur des réalités qui les dépassent, au prix de toutes les incohérences. Leurs détestations transcendent tout, et trouvent en chaque chose le moyen de se répandre, de s’exprimer, sans plus se soucier de l’image qu’ils renvoient d’eux-mêmes, si tristement révélatrice.

Antiaméricains pathologiques, les voilà admirateurs inconditionnels, à la limite de l’hystérie, des triomphantes années 50 impériales, celles de la guerre de Corée, du début de la consommation effrénée, du racisme institutionnel, du sexisme omniprésent. Pourfendeurs du capitalisme prédateur, ils se pâment devant des voitures de luxe. Nourris d’exigence morale, ils placent le rat pack, ami de la mafia, au sommet de l’art lyrique. Epris de progrès social, ils ne voient dans les femmes que des objets sexuels qu’ils n’imaginent, et c’est bien naturel pour des avocats du prolétariat et des classes laborieuses, que négligemment vêtues de déshabillés de soie et de bas noirs, attendant pieusement le coït aimablement fournis par leur seigneur et maître. Adeptes, enfin, du travail manuel et des valeurs liées à la terre, c’est bien naturellement qu’ils passent des heures à parler de cigares cubains, de vieux rhums et de fauteuils Chesterfield, apanages, comme nous le savons tous, d’une vie de fier labeur loin du faux confort de nos sociétés décadentes. Le communisme en Cadillac, la révolution mondiale au son des concerts de Sinatra, la lutte contre le libéralisme un Cohiba au bec, la défense de la souveraineté sans sortir de chez soi.

La cohérence, donc, n’est pas la principale de leurs attachantes qualités, mais de leurs échanges sur le net jaillit l’image de cette société, malade, tentée par les extrêmes, déboussolée et inventant un nouveau populisme. Marxistes perdus ou cryptofascistes, ils se rejoignent en alignant des points Godwin comme d’autres les contraventions, vous accusant d’être un collabo mais saluant l’action du Maréchal, conspuant l’usage de la force armée chez les Américains mais la célébrant chez les Russes, critiquant à la fois la guerre au Mali et le fait que nous n’ayons pas les moyens de la faire avec assez d’hommes.

Ardents contempteurs de la bourgeoisie et de sa soif de confort, ils ne s’exposent cependant pas aux intempéries, préférant évoquer avec lyrisme leurs épouses, leurs enfants, leurs voitures de sports et quelques vins onéreux. Ils ne se font pas plus prier pour juger que vous êtes décidément bien tendre en étant favorable au mariage gay. Ils sont d’ailleurs prêts à vous accuser de participer à la dévirilisation générale, pour peu qu’on leur demande leur avis, et s’ils sont quelques uns à rejeter – et on les comprend – les thèses éthnicistes de Lugan, ils peuvent aisément, à la faveur d’un tragique accident de train ou d’une énième controverse publique, balancer quelques généralités bien senties sur les immigrés ou l’islam. Certains, tout en ne cessant de rappeler leur détestation du racisme et du colonialisme, sont même capables de vous livrer d’intéressantes digressions sur le grain de peau des « Africaines » ou des « Asiatiques », (comprendre : des négresses ou des jaunes). Des aigles de la pensée, on vous dit, capables de vous taxer, en fonction des phases de la lune, d’être un fasciste ou un demi-sel un peu coquet.

Comme de juste, nos amis sont aussi – mais qui en doutait ? – les plus ardents défenseurs de la liberté d’expression, les farouches gardiens de la démocratie, et pour ce faire, ils ne s’abaissent pas à écouter ou à lire les arguments contraires, à recenser les faits pour les peser et les analyser. Matérialistes, pleins de mépris pour les religions, les voilà malgré tout détenteurs de la vérité révélée, la leur, entière, exigeante, indivisible, autorisant tous les excès, toutes les imprécations. Vous lisent-ils ? Non, leur hauteur de vue leur épargne cette tâche pénible, et c’est donc par principe qu’ils vous détestent, vous, votre carrière, vos misérables écrits.

Ignorés des médias, vendus, comme chacun le sait, à des oligarchies cosmopolites, ils pestent quand votre nom apparaît, tous les 36 du mois, chez un camarade bloggeur. Comment, en effet, expliquer autrement que par des souterraines menées leur insupportable absence du débat public, alors que, tels de fiers prophètes, ils ont tout compris avant les autres. Vainqueurs à Waterloo, vainqueurs à Sedan, vainqueurs à Diên Biên Phu, ils estiment, et comment les blâmer, que leur expertise ne devrait pas, une seconde de plus, manquer aux autorités.

Habités par d’authentiques indignations, ils entretiennent leur colère en grattant et regrattant les mêmes plaies, bloqués, incapables de progresser et ressassant une frustration qui ne peut que grossir pour finir en maux d’estomac. Ils ne créent rien, en réalité, tournant et retournant leur colère et leur incapacité à la gérer. Chez certains, cela pourrait donner de grands romans, de beaux films, d’étourdissants blues. Pas chez eux. Alors que votre serviteur ne conçoit son pauvre blog que comme un journal intime, fait de réflexions et de souvenirs, eux écrivent les nouveaux évangiles, révèlent la vérité, et s’émeuvent, à raison, d’être ainsi méprisés en retour par un establishment qu’ils abhorrent et qu’ils rêvent secrètement d’intégrer.

On pourrait les détester, mais ce serait trop. On pourrait les prendre en pitié, mais ce serait déplacé. On pourrait, éventuellement, mépriser leur refus obstiné du débat intellectuel, mais avouons simplement, avant une sortie en famille, dans la sérénité d’un après-midi ensoleillé, qu’ils sont attristants.

La Pythie vient en mangeant.

N’ayant rien d’intéressant à dire sur les derniers développements de la crise ukrainienne, il me semble important de le partager séance tenante avec vous. C’est dans ma nature, je suis d’une incroyable générosité.

La Russie semble donc sur le point de rappeler à qui veut l’entendre qu’elle est la puissance dominante dans la région. Je dis « semble » car pour l’heure l’invasion dénoncée par Kiev n’a pas provoqué d’affrontements. Les arrivées de navires dans la rade de Sébastopol, bien qu’inquiétantes, ne constituent pas un acte de guerre, même si elles en sont peut-être le prélude, et les actions, certes peu discrètes, des forces spéciales russes en Crimée depuis quelques jours, indiquent que Moscou joue la partie à sa façon, ferme, sans se cacher, sans provoquer de combat, mais sans, manifestement, les craindre. Les heures qui viennent diront s’il a été décidé de jouer la carte d’une partition de l’Ukraine, voire d’une annexion, mais il devrait être évident pour tout le monde que la Russie estime qu’une ligne rouge a été franchie lors des derniers mois et que ses intérêts sont, à ses yeux, intolérablement menacés.

Les nombreux articles commentant les JO de Sotchi avaient bien expliqué que Vladimir Poutine poursuivait, depuis des années, une ambitieuse politique de restauration de la puissance impériale russe, à la fois logique et sans surprise. C’est d’ailleurs cette politique qui justifie, entre autres raisons, le soutien la Russie à la Syrie – et aussi à l’Iran, bien que plus discret – puisqu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir que la puissance de Moscou ne peut se construire qu’en opposition à celle des autres puissances régionales. Du coup, et sans surprise, il se produit des frictions sur fond d’enjeux énergétiques, de modèles de gouvernement, et même de vision du monde. J’ajoute même que les révoltes arabes, après l’invasion de l’Irak en 2003 par l’Empire et ses alliées, ont été vécues comme autant d’attaques insupportables portées à certains des partenaires historiques de Moscou dans la région. Peut-être verra-t-on dans quelques décennies l’affaire ukrainienne comme une nouvelle étape de la contre-offensive russe.

S’il est permis, naturellement, de s’émouvoir de la brutalité de la poussée russe en Crimée, il est revanche plus malvenu de s’en étonner. La stratégie russe n’est guère, dans ses manifestations comme dans ses fondamentaux, différente de celle que pratiquait la défunte URSS, et avant elle l’empire tsariste. Je vais vous épargner les vérités habituelles sur l’importance, fondamentale, des données géographiques, et, de même, ne pas m’embarquer dans de laborieux développements sur le panslavisme. Pour ça et le reste, il existe une quantité infinie d’études, sans parler de blogs utiles, comme ici, d’où je tire cette carte qu’il ne serait pas inutile de méditer.

Ukraine

Moscou, malgré une éclipse dans les années ’90, n’a jamais cessé d’agir, créant la surprise en 1999 au Kosovo, invoquant la légalité internationale avec l’aplomb des tricheurs professionnels, défendant ses intérêts avec une constance qui devrait faire réfléchir à Bruxelles. Au sein des services de sécurité et de renseignement, et en dépit de certaines décisions suspectes qui ont pu y être prises, les services russes n’ont jamais cessé d’apparaître comme des acteurs agressifs, défendant une politique claire, usant de toutes les techniques d’un art qu’ils maîtrisent à la perfection, finançant les uns, dézinguant les autres, compromettant X et influençant Y tout en recrutant Z. Un chef, une mission, des moyens…

L’Union européenne, dont je suis un partisan à la fois enragé et affligé, n’est rien d’autre qu’un projet impérial reposant sur la construction d’une puissance continentale – et mondiale – à partir de l’abdication volontaire par ses membres d’une partie de leurs prérogatives. Je pourrais trouver cela merveilleusement moderne et mature si cette abdication avait été immédiatement compensée par la création d’un pouvoir supérieur, plus imposant que la simple addition des poids respectifs des Etats membres, mais il n’en est rien et notre Europe, après avoir conquis et dominé le monde, n’est plus qu’une chose unique dans l’Histoire, une anomalie, aux potentialités gigantesques et déclinantes, confrontée de plus en plus à un environnement pour le moins incertain et de plus en plus hostile. Une future épave, pour faire simple.

Comme je l’avais découvert à Bruxelles quand j’y officiais, fort modestement, les meilleures idées et les plus belles intentions ne pèsent guère face à une puissance brutale, assumée, et mue par un projet. Dans bien des crises depuis vingt ans, l’OTAN dominée – et ça n’a rien de choquant, puisque c’est celui qui paie l’essence qui conduit – par l’Empire est devenue le bras armé des Européens. Ce succès stratégique américain n’a pas trouvé de véritable contradicteur, y compris en France, où le débat européen est d’une insigne médiocrité, et où on n’entend, finalement, que les opposants à Bruxelles. Malgré tout le respect que j’éprouve pour M. Fabius, de loin le seul ministre sérieux de l’actuelle équipe gouvernementale, je ne peux m’empêcher de penser à son vote en 2005…

Bref, l’Union, premier empire impuissant de cette planète, paie désormais le prix de sa faiblesse, et ne doit d’exister, vaguement, que grâce aux armées nanifiées de ses membres les plus puissants – mais puissants par rapport à qui, d’ailleurs ? Il avait déjà fallu rassembler une pitoyable coalition pour frapper en Libye, un Etat déjà ridicule, et il a été impossible d’intervenir en Syrie. Je me souviens encore des regards impressionnés vus au CPCO, en 2002, alors que les légions et autres galères impériales se massaient aux frontières de l’Irak. 11 ans déjà, et l’effroi devant le différentiel de puissance reste intact, s’il ne s’est pas aggravé.

Avec la crise irakienne, certains avaient redécouvert ce qui n’aurait jamais dû se perdre : la puissance militaire permet aux projets stratégiques les plus ambitieux et les plus radicaux de se concrétiser. A la même époque, nous en étions encore à tergiverser au sujet du Sahel. Avec la crise ukrainienne, plus faibles que jamais, les mêmes constatent que cette combinaison de puissance et de projet est bien plus angoissante quand elle est mise en œuvre par un Etat qui, depuis près de cent ans, a été une menace pour nous. Qu’on cesse de croire que l’Europe de l’Est a été libérée en avril 1945, ou alors demandez donc aux Polonais comment ils voient la chose. Mais le fait que la Russie ne soit pas, et n’ait jamais été, une puissance pacifique, ne fait pas d’elle un Etat si différent des Etats-Unis, de la France, de l’Allemagne ou du Royaume-Uni, pour ne citer que des exemples occidentaux.

De même doit-on, une fois de plus, sans cynisme mais avec réalisme, en revenir aux fondamentaux historico-stratégiques, dont le concept d’Etat-tampon n’est pas le moins important. Le drame de l’Ukraine, contemporaine, malgré son glorieux passé, est d’être adossée à une puissance majeure, sans frontière naturelle, qui l’a occupée à de nombreuses reprises, et qui pèse de tout son poids sur sa scène intérieure.

Etat-tampon entre la Russie et le bloc constitué par l’Union et l’OTAN, l’Ukraine est donc bloquée, coincée entre deux puissances naturellement antagonistes. Une partie de ses élites a voulu se rapprocher de ce qu’il faut bien continuer à appeler l’Ouest, une autre est tout aussi naturellement attirée par Moscou, à laquelle la lient des siècles d’histoire commune. On a l’impression de voir un objet pris entre deux aimants puissants et se désagrégeant sous l’effet de ses deux forces contradictoires – mais on sait bien laquelle des deux est en mesure de l’emporter.

Empire sans muscles, et peut-être même sans cervelle, l’Europe a voulu arracher à la Russie une partie de son glacis. Elle se heurte brutalement au principe de réalité, qui voit de beaux esprits convaincus de la justesse de leur projet rencontrer le mur d’une puissance sourcilleuse qui, allez savoir pourquoi, n’entend pas renoncer à sa flotte de Mer Noire. Sans doute aurait-on pu essayer de rassurer Moscou sur ce point, mais ça n’a pas été fait. La Russie, d’ailleurs, ne voit pas l’intérêt qu’il y aurait pour elle à se laisser fléchir alors qu’elle est en mesure d’emporter la mise, de flatter son armée et son peuple, de ridiculiser un peu plus les Européens et de confronter l’Empire aux faiblesses de sa stratégie mondiale.

A l’Ouest, les mêmes entonnent les mêmes refrains. Pierre Laurent, qui n’a pas tout saisi des changements intervenus au Kremlin depuis 25 ans, continue à jouer les pacifistes, mais il faut dire que le peuple syrien a bien moins d’importance que le peuple ukrainien. Fidèle à sa pensée, raffinée et portée par un solide amour des régimes démocratiques, Jean-Luc Mélenchon, qui n’a pas dit un mot lors du coup d’Etat militaire en Egypte au mois de juillet dernier et n’est guère plus disert au sujet des actuels évènements au Venezuela, a immédiatement apporté son soutien à un autre ami des peuples opprimés, et des dirigeants irréprochables, Vladimir Poutine.

Le Maurice Thorez de deuxième zone n’a certes pas tort de trouver des explications à l’attitude russe, mais il faut, hélas, penser qu’il le fait pour de mauvaises raisons. Il est, en effet, tristement évident que la Russie a bien plus le droit de défendre ses intérêts vitaux que la France ou les Etats-Unis. La légitimité des uns n’est pas celle des autres, et il est donc permis de ricaner face au silence de certains.

Où sont donc, en effet, les découvreurs de complot alors que la Russie avance ses pions ? Où sont les raisonnements raffinés sur le gaz, la base navale, les services secrets, les provocateurs ? Où sont les enchaînements de faits suspects ? On entend partout les mêmes admirateurs énamourés de la force brute, les partisans d’une Russie militariste, raciste, homophobe, corrompue, ceux qui défendent bec et ongles le principe de souveraineté plus pour flatter leur électorat que par convictions, ceux qui soutiennent Moscou par détestation de Washington (et pourquoi pas ?), et on ne s’étonne donc pas de retrouver, une fois de plus, les extrémistes de droite et de gauche partageant la même vision du monde.

Et on nous invoque le Mali ou la RCA, en oubliant le rôle des Nations unies, en confondant tout, dans un merveilleux mélange d’ignorance, de dogmatisme et de mauvaise foi. Et telle analphabète moque le G8, en croyant qu’il s’agit d’un Boys band, tel souverainiste nostalgique d’un ordre qui fut un temps imposé par une puissance étrangère y voit la confirmation de ses fantasmes les plus absurdes. Et à peine la crise commence-t-elle que déjà on nous explique qu’il s’agit d’un nouvel échec des services de renseignement, comme s’il était plus important de pointer ce qui n’est qu’une hypothèse que de commenter la prise contrôle, bien plus concrète, de la Crimée par la Russie.

Le fait est, et c’est le plus important, que la faiblesse de l’Europe n’a pas conduit Moscou à envisager une autre hypothèse que le simple usage de la force armée. Face à des adversaires d’autant plus déterminés qu’ils ont les moyens de leur posture, la Russie aurait peut-être agi autrement. Dans l’état actuel de nos armées et de nos dirigeants, pourquoi aurait-elle pris des gants ? Si la force n’est pas toujours la solution, la faiblesse est toujours un problème. L’Europe en prend la mesure, non pas au Mali ou en RCA, ni même en Syrie, mais en Ukraine, sur ses marches.

Dog One is open

Génie du cinéma de divertissement, réalisateur capable de créer des personnages de légende, Steven Spielberg s’est imposé comme l’incarnation d’un certain cinéma américain, revisitant les mythes fondateurs de la nation, alternant œuvres graves et comédies, touchant à tous les genres avec bonheur. Je ne suis pourtant pas, à proprement parler, un admirateur sans nuance de Spielberg. Parfois pompier, parfois tenté par les effets faciles et victime d’un certain goût pour le pathos, il a pu se laisser aller à commettre quelques œuvres larmoyantes ou commerciales, mais son apport au cinéma reste majeur.

Régulièrement, il a ainsi su se sublimer pour réaliser des films qui sont autant de dates dans l’histoire. Il est, évidemment, inutile de revenir sur Duel (1971), le mythique téléfilm, et c’est à regret que je ne vais pas m’attarder sur Jaws (1975), géniale interprétation de la trame du western : un homme seul défend sa communauté, isolée, contre un prédateur extérieur, malgré les doutes et/ou la lâcheté des édiles, en compagnie de deux hommes improbables et parvient à surmonter sa peur, entre High Noon (Fred Zinnemann – 1952) et Rio Bravo (Howard Hawks – 1959).

Jaws

Sans jamais prétendre à des œuvres d’une grande tenue artistique, Spielberg, qui ne se place pas sur le même plan que Francis Ford Coopola ou Akira Kurosawa, a, tout au long de sa filmographie, fait franchir des étapes au cinéma de genre. En 1998, alors qu’il ne s’est jamais vraiment intéressé à la chose militaire, et a même réalisé, avec 1941 (1979) une réjouissante comédie parodique, il s’attaque à une des pages les plus mythiques de l’histoire américaine contemporaine, le débarquement allié en Normandie en réalisant Saving Private Ryan.

Saving Private Ryan Il faut sauver le soldat Ryan

La tâche est ardue, et chacun a en mémoire la fresque sortie en 1962 et réalisée par Ken Annakin, Andrew Marton, Bernhard Wicki, Gerd Oswald et Darryl F. Zanuck. Le film de Spielberg n’a rien à voir, et plus rien ne sera comme avant lorsque sa propre vision du D-Day sortira.

The Longest Day The Longest Day 1

Alors que le film de 1962 visait à couvrir l’ensemble du débarquement, des casernements anglais à la Pointe du Hoc en passant par les chalands et les bunkers, celui de Spielberg choisit une approche à hauteur d’hommes, loin des doutes du haut commandement allié et des erreurs allemandes. C’est la guerre, filmée dans le sable mouillé, dans sa terrible violence, qui nous est montrée. Après un prologue un peu théâtral filmé dans le cimetière américain d’Omaha – un lieu qui m’étreint à chaque fois que je foule ses travées, le cinéaste nous place dans une péniche de débarquement. Vingt-cinq minutes plus tard, c’est hagard, écrasé, que le spectateur peut reprendre son souffle.

Par son ampleur, par sa précision, par sa virtuosité, par ce qu’elle montre, la scène de débarquement est unique. Elle définit un nouveau standard, et certains de ses procédés seront repris plus tard, par d’autres, comme autant d’hommages. Qu’on pense, par exemple, aux combats filmés par Peter Weir dans Master and Commander (2003) ou à ceux de Black Hawk Down (2002) un des derniers bons films de Ridley Scott.

En 1995, dans Heat, Michael Mann avait filmé la plus exceptionnelle fusillade de l’histoire du cinéma, aboutissement de décennies d’expérimentations (cf., notamment, la première scène de The Wild Bunch, de Sam Peckinpah, en 1969). En 1998, Spielberg fait de même, et nous ensevelit sous les images, les sons, les impressions. Le spectateur, un peu comme le soldat– et je prie ici les militaires de pardonner cette audacieuse comparaison – est pris dans un tourbillon d’informations, de sensations : le bruit des impacts sur les corps, l’eau et le sang mêlés, la pluie de balles, les explosions incessantes, les blessures épouvantables, et la nécessité d’avancer, de se mettre à l’abri, de progresser. Spielberg filme ça comme jamais personne avant lui ne l’a fait, reproduisant la violence extrême sans jamais devenir racoleur, et sa mise en scène est d’une virtuosité rarement atteinte. Il prouve, d’ailleurs, qu’il est aussi un excellent technicien, utilisant au mieux les avancées les plus récentes de son art.

Passée cette scène, qui ne nous cache rien des exécutions de prisonniers allemands ou de la peur de soldats qui n’ont rien de héros sans peur, le film peut enfin commencer et prendre un rythme bien plus classique, presque familier. Car Spielberg, là encore, revisite ses classiques. Saving Private Ryan, en effet, adopte la forme de la quête, réunissant un groupe d’hommes, tous différents, tous dotés de talents particuliers, tous unis par la commune confrontation au danger, partis en territoire inconnu chercher, non pas un objet magique, mais un autre homme, que le commandement militaire américain veut sauver.

Oh God help me

Constituée d’une poignée de combattants aguerris choisis au sein d’une compagnie de Rangers, nos personnages sont, habilement campés par le scénariste Robert Rodat, tous des Américains « typiques » – à supposer qu’il en existe : citadins ou campagnards, juifs ou chrétiens, anglo-saxons ou originaires d’Italie, ils sont l’Amérique rêvée luttant contre l’Allemagne nazie, parfois grandes gueules parfois discrets, courageux mais pas intrépides. Chacun peut y retrouver un personnage de prédilection, et la distribution, exemplaire, est menée par Tom Hanks et Tom Sizemore, impeccables dans des rôles qui les marquent à jamais.

Cette équipe, menée par un officier admiré et un sergent, dur à cuire comme il se doit, s’enfonce donc dans la Normandie en guerre pour extraire de cet enfer un autre Américain, solide jeune homme natif de l’Iowa qui refusera finalement de quitter son poste.

Matt Damon

Comme dans toute quête qui se respecte, les épreuves et les péripéties vont se multiplier, avec ou sans civils français, dans les ruines de villages, dans le bocage, jusqu’à une bataille finale que le capitaine Miller perçoit, avant même qu’elle ne débute, comme un Alamo. Cette progression vers l’objet de la quête, le soldat Ryan, permet au cinéaste de présenter le drame des largages de paras, de mettre en scène des cas de conscience, de faire évoluer ses personnages. Il n’y a rien de novateur dans cet ensemble cohérent, mais la qualité de la mise en scène permet de rendre hommage à ceux que Michel Goya qualifie d’hommes ordinaires accomplissant des choses extraordinaires.

Cette quête s’achève par une victoire tragique, par le sacrifice de quelques héros malgré eux, au profit d’un homme seul, qui aura donc à cœur de mériter cette vie. Quête, ode morale, portrait de groupe, film d’action, Saving Private Ryan s’achève par les témoignages, bien inutiles, de familles ayant perdu des proches dans la guerre, et on a alors la désagréable impression que Spielberg a découvert en réalisant son chef d’œuvre que l’Amérique avait donc connu la guerre, la douleur, l’angoisse. Cette fausse note n’enlève rien, cependant, à la force d’un monument, indépassable, que complètera à sa façon, la même année, Terence Malick avec The Thin Red Line, remarquable œuvre intimiste, méditation philosophique, située loin d’Omaha Beach, à Guadalcanal.