Y a du suif chez Tomate.

Juin 2013. Un fort de la banlieue parisienne. Il pleut. Un think tank organise un colloque consacré au renseignement, et la gestion de la menace terroriste va occuper, évidemment, une place centrale dans la journée qui s’annonce. Comme à mon habitude, je suis avachi au fond de la salle, blasé, déjà déçu, et j’observe les participants entrer et s’installer.

On trouve là une poignée de journalistes, des parlementaires, pas mal d’uniformes, et les habituels observateurs au statut incertain – dont je suis – qui se mêlent aux professionnels. Je reconnais quelques visages, un ancien chef du RAID, des directeurs de la Sûreté de géants industriels français, les usual suspects déjà croisés depuis des années dans de semblables enceintes, et parfois dans les médias. Je serre quelques mains, avant de me vautrer pas très loin du fond de l’amphithéâtre, selon une habitude ancienne.

Comme toujours, je ressens un mélange d’excitation et de dépit anticipé alors que de hauts responsables de nos services vont nous délivrer, sinon ce qu’ils pensent, du moins ce qui pourrait s’apparenter à la parole officielle au sujet de la menace jihadiste. Je m’attends à tout, et surtout à une longue litanie de propos généraux, pesés et mesurés, mais je me trompe.

La journée commence par le discours d’un député devenu récemment, par on ne sait quel enchaînement de circonstances, un spécialiste écouté des questions de renseignement. Son rapport sur l’affaire Merah n’a pourtant pas bouleversé grand monde, mais il faut croire que son but n’était pas tant d’identifier les failles ayant conduit au fiasco que l’on sait que de placer son auteur sur une trajectoire le menant à la place Beauvau. Se présentant volontiers comme un sourcilleux défenseur des citoyens que nous sommes face à la toute puissance des services de sécurité, notre homme, en réalité, est surtout fasciné, et son militantisme n’est que de façade. Il n’est pas le seul, me direz-vous, et on ne lui en tiendra donc pas rigueur.

Ayant longuement énuméré ses nombreux mandats, cet irréprochable élu de la République laisser enfin sa place au premier des orateurs, un – très – haut fonctionnaire qui va nous expliquer la vie. Brillant causeur, esprit acéré, technocrate expérimenté promis aux plus hauts postes, il aligne avec une morgue stupéfiante une invraisemblable série d’erreurs et de présupposés idiots au sujet du jihad. Sa perception est celle d’un mauvais étudiant en 1ière année, ou pire, celle largement partagée par nos chefs, et il restitue une vision du terrorisme qui n’a pas évolué depuis la fin de la guerre civile libanaise. Les jihadistes isolés ? Des dingues. Le terrorisme suicidaire ? Des détraqués. Le jihad lui-même ? Rien de très original, un simple feu de paille, pour tout dire. Il n’évoque pas les prises d’otages de masse, la multiplicité des acteurs ou leur coordination souple, et choisit de disserter comme à un comptoir au lieu de tenter une modélisation de la menace. Dieu merci, il nous épargne au moins les habituels lieux communs sur les drones, laissant cette tâche à la presse française.

Je capte dans la salle des regards étonnés, mais je ne perds surtout pas de vue, sagement assis derrière lui, les chefs de service dont les visages reflètent une consternation croissante à mesure qu’il avance dans son propos. Sa dissertation, d’ailleurs, perd progressivement de sa superbe, et en vient même à se contredire – le drame de ceux qui parlent trop longuement de ce qu’ils ne comprennent pas. Bien qu’inondant Twitter de remarques acerbes et d’attaques, parfois injustes, je suis loin de jubiler tant ma consternation croît.

Malgré toutes ces années, en effet, à fréquenter le meilleur et surtout le pire du management à la française, je garde, sans doute en raison de mon éducation déplorablement bourgeoise, un respect de principe pour ces hauts responsables, issus de nos meilleures écoles, sélectionnés par les plus difficiles de nos concours, aux carrières éloignées de nos préoccupations terre à terre. Du coup, chaque nouvelle illustration de leur incompréhension me déçoit, et parfois même me blesse tant leur aveuglement constitue un danger pour nous tous, et la preuve que le travail des administrations ne saurait infléchir le cours de leurs propres réflexions. Quand on sait tout, à quoi bon écouter les autres ?

Rien, en effet, n’est plus éloigné de la réalité de la menace et de son appréhension par les services que le discours flamboyant mais creux qui nous est asséné avec suffisance par l’orateur. Puisque je ne peux pas me lever et hurler, je me démène donc sur Internet, relevant tant bien que mal, les unes après les autres, les incongruités et autres idioties entendues, et Dieu sait qu’il y en a.

Mais le supplice prend fin, déjà, nous laissant assommés, presque hébétés, tant il est manifeste que ce fonctionnaire, dont on dit qu’il est écouté au plus haut niveau de l’Etat, a au moins une guerre de retard, sans même parler de sa compréhension des évolutions de nos sociétés. A dire vrai, ricaner au fond d’un fauteuil comme je l’ai fait a pu me distraire, mais à la longue la chose devient lassante, puis franchement déprimante, en plus d’être parfaitement vaine. Sans doute peut-on voir dans cette déplorable attitude une nouvelle manifestation d’arrogance, mais il s’agit surtout d’une marque d’inquiétude.

Ce sentiment est d’ailleurs confirmé par la première intervention d’un chef de service. Voilà, en effet, que le Directeur du Renseignement intérieur se penche vers le micro. Le responsable policier semble dépité, presque abattu. On pourrait croire qu’il est encore sous le choc des idioties entendues tantôt, mais, bien vite, on découvre la vérité.

En près de vingt ans, vous n’imaginez pas à combien de briefings j’ai été contraint d’assister, combien d’interminables séances d’information j’ai dû subir, à Paris comme dans bon nombre de capitales, et parfois pour entendre des synthèses de lieux communs ou des compétitions de langue de bois. Ici, dans ce fort de banlieue, devant un parterre d’officiers supérieurs à la retraite devenus cadres supérieurs au service du grand capital et de parlementaires pensant déjà à leur week-end sur les marchés, le responsable de la sécurité intérieure nationale va pourtant casser cette pénible habitude, et sa franchise, rarissime chez un homme de son rang, va permettre à l’auditoire d’entendre une authentique évaluation de la menace, telle qu’on peut parfois en entendre lors des véritables réunions de travail entre services.

Le moment, déjà intrinsèquement précieux, s’impose très vite comme un de mes souvenirs les plus forts, dans une carrière qui n’en est pourtant pas avare. Voilà, en effet, qu’après des années de communication maîtrisée et de propos incomplets, quelqu’un qui sait dit les choses, simplement, sans fioritures. Après tout, qui essaye d’habitude de décrire la nature de la menace jihadiste au public ? De faux experts, spécialistes en tout, bons à rien, courant les plateaux pour vendre des analyses écrites par d’autres, ou des retraités qui, après avoir nié l’existence de l’ennemi et perdu nombre de batailles, répètent ad nauseam qu’ils avaient tout compris mais qu’on ne les a pas écoutés. C’est si facile d’avancer des certitudes au lieu d’affronter la réalité pour y voir les dogmes remis en cause par l’ennemi.

Le DCRI expose donc la situation, avance quelques chiffres, contredit en passant les donneurs de leçons en se plaignant du faible nombre d’écoutes téléphoniques administratives, et énonce une vérité froide, cruelle : les terroristes finiront par réussir à frapper.

Je ne sais plus quelle a été sa formule exacte, mais j’ai bien noté que peu des hauts responsables assis dans les premiers rangs avaient réagi. Sans doute plus émotif, j’ai, pour ma part, bien sursauté. En quelques secondes, le patron de la sécurité intérieure venait, à l’instar de son homologue britannique en 2005, d’admettre qu’un attentat sur le territoire national était inéluctable. « Ils vont finir par passer », a-t-il même glissé, comme un personnage d’Aliens (1986, James Cameron) ou de Wold War Z (le roman de Max Brooks, publié en 2006) confronté à une menace déferlant sur des défenses insuffisantes ou inadaptées. Et le voilà lancé dans un exposé sans langue de bois, évoquant des adversaires évoluant rapidement, innovants, autonomes, bien formés et bien commandés – ce qui n’est pas le cas de tout le monde. #jemecomprends.

En quelques mots, ce praticien chargé de la défense du territoire a réduit en miettes l’exposé introductif. A la différence des mandarins et autres éminences plus ou moins grises, ses remarques ne reposaient pas sur d’anciennes certitudes issues de livres rédigés à l’occasion des guerres précédentes, mais bien sur l’observation du terrain. Il ne s’agit pas, ici, d’être le plus intelligent ou le plus élégant, mais bien de remplir au mieux la mission confiée, et ça n’est possible que si on saisit dans toute sa complexité la nature du danger.

Au-delà de la franchise du DCRI puis des autres directeurs, tout aussi directs, qui parlent au cours de cette matinée, on ne peut que constater l’existence de ces gouffres béants entre certains hauts fonctionnaires proches du politique, les chefs de nos services, le monde universitaire, les journalistes et le public. Face à une menace d’une fascinante complexité, se nourrissant de nos failles et de nos crises, personne ne communique au-delà des impératifs opérationnels immédiats, et aucune réflexion stratégique commune n’est menée en dehors des synthèses gouvernementales devenues insipides à force de lâcheté et/ou de calculs à courte vue. Tant pourrait cependant être dit, et peut-être même réalisé, si les logiques administratives, les luttes de périmètres et les compétitions stériles étaient abandonnées, au moins pour établir une poignée de constats. Imaginez que nous soyons en guerre, ce serait terrible. Oh wait…

We gotta play with more bullets.

Michael Cimino n’a réalisé que huit films entre 1974 (Thuderbolt and lightfoot – Le Canardeur, avec Clint Eastwood) et 1996 (Sunchaser, avec Woody Harrelson), et sa dernière participation à un projet cinématographique remonte à 2007 (Chacun son cinéma ou Ce petit coup au coeur quand la lumière s’éteint et que le film commence, aux côtés d’une trentaine d’autres cinéastes). Il bénéficie cependant d’une incroyable réputation de réalisateur génial, incontrôlable, exigeant, capable du pire comme du meilleur, et fossoyeur, à la suite du désastre de Heaven’s Gate (Les Portes du Paradis) en 1980, du studio le produisant, United Artists, vendu en quasi faillite à la MGM.

La Porte du Paradis

Le naufrage de Heaven’s Gate est intervenu alors que Michael Cimino venait de triompher en remportant deux Oscars (meilleur film, meilleur réalisateur) pour son chef d’œuvre, The Deer Hunter, sorti en 1978. Diffusé en France sous le titre, simpliste et racoleur, de Voyage au bout de l’Enfer, ce film constitue une date majeure de l’histoire du cinéma, à la fois dans la longue série de longs métrages consacrés au conflit vietnamien et dans celle, interminable, des films de guerre.

The Deer Hunter

The Deer Hunter

The Deer Hunter

The Deer Hunter

Mais, comme toute œuvre de cette ampleur, The Deer Hunter est bien plus qu’un film de guerre. On n’y voit d’ailleurs que très peu de combats, les scènes vietnamiennes se déroulant surtout dans un abominable camp de prisonniers, dans un hôpital militaire et dans un bouge pour le moins hallucinant.

Jeu avec la mort

Le film est d’abord le portrait d’un homme et de sa communauté, scrutés en détails dans leur vie quotidienne, au cœur d’une ville industrielle de Pennsylvanie. Michael Cimino, dont c’est seulement la deuxième réalisation, y fait montre d’une incroyable virtuosité dans l’étude de caractère et le portrait de groupe.

Ils sont six amis, Mike (Robert De Niro), Stan (John Cazale), Steven (John Savage), Nick (Christopher Walken), John (George Dzundra) et Axel (Chuck Aspegren). Tous, sauf John, qui tient un bar, sont employés de l’usine sidérurgique de Clairton, en Pennsylvanie. Ils vivent là une existence sans grand relief, sans grande ambition, au sein d’une communauté russe partagée entre les immigrés de première génération et une jeunesse américaine qui s’ennuie et essaye de ne pas penser à sa situation.

Construit autour de trois parties d’une heure (et même de trois actes, selon certains critiques), le film s’attarde longuement sur la description de cette vie simple, sans trop d’argent, dans le décor triste et boueux des aciéries. On boit, on rigole, on se chamaille, on fait des blagues idiotes, on jure, et on n’a guère d’avenir hors de la ville. C’est d’ailleurs là qu’on va se marier. Steven épouse Angela (jouée par Rutanya Alda), bien qu’elle soit enceinte d’un autre. Et Nick se fiance avec Linda (Meryl Streep), bien qu’elle éprouve sans doute des sentiments pour Mike.

Dès les premières minutes, Mike s’impose comme le leader naturel de la bande d’amis. Bien plus intelligent, il est aussi plus digne, et on ne le voit jamais aussi imbibé que les autres. Solitaire, presque taiseux, on perçoit chez lui une vraie profondeur, qui le fait toujours se tenir à distance, comme un observateur.

Toutes ses qualités sont visibles lors de la scène du mariage, longue, en partie improvisée, qui révèle la puissance du talent de Michael Cimino, extraordinairement à l’aise pour filmer les gens simples, pour saisir des expressions et créer sa toile par petites touches. On retrouvera cette sensibilité sociale dans Heaven’s Gate, puis, plus subtilement dans L’Année du Dragon (Year of the Dragon, 1985), un des plus grands films policiers des années ’80 – et nouveau portrait d’un homme déterminé. Il faudra attendre Breaking the Waves, de Lars von Trier (1996), pour voir une telle scène de mariage. Mais ne nous égarons pas et ne mélangeons pas les torchons avec les serviettes.

Year of the Dragon Breaking the Waves

Ce mariage est un moment de fête d’autant plus important dans ce quotidien terne que Mike, Nick et Steven doivent partir au Vietnam dans les heures qui suivent. Il est donc bien plus que le changement de vie des jeunes épousés, il symbolise un véritable basculement, et la fin, définitive, d’une époque et d’une certaine innocence.

The Deer Hunter : le mariage

La personnalité de Mike est particulièrement mise en valeur lors des parties de chasse au daim auxquelles se livrent les amis dans les montagnes avoisinantes (qui devraient d’ailleurs être des collines, puisque les Appalaches sont un massif ancien, mais Cimino a préféré le relief plus spectaculaire des Cascade, sur la côte Pacifique). Mike s’y montre un chasseur déterminé, capable de se concentrer quand ses amis sont d’abord là pour picoler, utiliser leurs armes et rigoler ensemble.

On perçoit alors que Mike est un prédateur, un homme à la volonté inflexible, et qu’il ne sera sans doute pas dans la guerre qu’il va rejoindre un soldat comme les autres. Et de fait, on le retrouve rapidement dans un village, dans les rangs des forces spéciales, tuant et brûlant ses ennemis avec une froide détermination – et sidérant ses amis. Le deuxième acte commence, et avec lui l’enfer ouvre ses portes.

Mike fait la guerre.

Capturés par l’ennemi, détenus dans une prison abjecte construite au bord d’un fleuve, Mike, Nick et Steven sont soumis au bon vouloir de geôliers qui torturent leurs prisonniers en les forçant à jouer à la roulette russe. Ce passage, devenu mythique, a été vivement critiqué à la sortie du film. Tous les spécialistes du conflit ont ainsi rappelé qu’aucun cas de roulette russe imposé à des POW n’avait été porté à leur attention. D’autres critiques ont estimé, sans doute à raison, que les personnages des soldats vietnamiens, cruels, sadiques, violents, étaient des caricatures racistes. Si cette accusation n’est pas infondée (et on doit pouvoir décrire la brutalité bien connue des soldats vietnamiens à l’égard des prisonniers américains – ou français sans tomber dans l’excès), la critique relative à la roulette russe est absurde. Il faut d’ailleurs noter que cette même accusation de racisme sera portée en 1985 au sujet de L’Année du Dragon. Et elle sera également entendue, la même année, lors de la sortie de Midnight Express, d’Alan Parker.

Russian roulette

Michael Cimino, qui a participé à l’écriture du scénario, raconte bien l’histoire qu’il veut, et sa liberté narrative le conduit à s’éloigner de la réalité historique. A aucun moment il n’envisage de tourner LE film définitif sur le conflit, puisque son projet est bien, d’abord et avant tout, de parler des conséquences d’une guerre sur un groupe d’hommes. Comme dans le cas d’Apocalypse Now (1979), le chef d’oeuvre de Francis Ford Coppola, il faut considérer The Deer Hunter comme un film universel, partant d’une situation contemporaine pour poser des questions intemporelles.

Le supplice de la roulette russe devient la croix que portent en commun Nick, Steven et Mike. Plus que jamais inflexible, ce-dernier retourne même le jeu contre ses bourreaux à l’issue d’un plan d’une audace invraisemblable. Il sauve ainsi ses amis, qu’il portait déjà à bout de bras, et saute même de l’hélicoptère qui les avait recueillis pour sortir Steven du fleuve dans lequel il est tombé.

Escape

La suite du film n’est plus qu’un long cauchemar. Traumatisé, amnésique, Nick est soigné dans un hôpital militaire alors que le régime sud-vietnamien est en train de s’effondrer. Grièvement blessé, Steven ne doit son salut, si l’on ose dire, qu’à Mike et disparaît lui aussi. C’est donc Mike que l’on suit, désormais. Il revient à Clairton, la poitrine couverte de décorations et de rubans, mais plus sombre et distant que jamais. Il y retrouve ses amis, eux aussi marqués, à leur façon, par la guerre, et y apprend la profonde dépression d’Angela. Repartant à la chasse, il ne parvient plus à tuer et renonce à abattre le daim qu’il tenait dans son viseur. En l’absence de Nick, il avoue son amour à la jeune femme, et il apprend également que Steven est soigné dans un hôpital militaire.

La visite qu’il rend à son ami est une des scènes les plus éprouvantes du film, et elle s’impose, sans qu’elle soit tournée dans ce but, comme une des plus implacables argumentations pacifistes de l’histoire du cinéma. Coincé dans un fauteuil roulant puisqu’il a perdu ses jambes, paralysé du bras gauche, Steven tente de survivre dans l’environnement débilitant d’une institution où de vieux vétérans et des infirmières prennent soin de blessés de guerre grièvement atteints. L’arrivée de Mike, en uniforme, incarnation de la force tranquille, est terrible. En 2003, à l’occasion d’une remise de prix, Robert De Niro a même pleuré en public en racontant le tournage de cette scène, qu’il a qualifiée de « plus émouvante » de sa carrière.

Steven à l'hôpital militaire

Et le fait est que le film ne cesse de gagner en intensité depuis le début de l’acte 2. Du Vietnam au retour en Pennsylvanie, chaque scène est plus émouvante, et on ne peut qu’être impressionné, à la fois par la grande maîtrise narrative du cinéaste et par l’étourdissante prestation des acteurs, tous remarquables. Gravement malade, presque mourant, John Cazale tient son dernier rôle à la perfection. Décédé peu de temps après la fin du tournage, l’acteur laisse le souvenir d’un artiste incroyable qui a, en peu de temps, joué sous la direction de Coppola (Le Parrain 1 et 2, en 1972 et 1974 ; Conversation Secrète la même année) ou de Sidney Lumet (Un Après-midi de Chien, 1975).

John Cazale

Meryl Streep, dont la carrière se passe de tout commentaire, y est déja lumineuse tandis que John Savage est admirable de retenue. Christopher Walken, qui remporte là son seul Oscar (meilleur second rôle masculin), s’y impose comme l’acteur des rôles borderlines. De Niro, enfin, y est magistral. Lui aussi a joué dans Le Parrain (le deuxième volet), et il est déjà l’acteur fétiche, le compagnon de route, de Martin Scorsese (Mean Streets en 1973, Taxi Driver en 1976, New York New York en 1977).

La fin du film est d’une tristesse rarement vue. Apprenant que Nick est encore en vie, à Saïgon, Mike y retourne en pleine débâcle et le retrouve dans un club privé où il joue à la roulette russe. Le jeu des gardiens de camp, évidente allégorie de la guerre, a marqué comme jamais la vie de ces trois hommes et voilà que les deux amis encore valides refont la partie qui les sortis de l’enfer. Mais en sort-on jamais, finalement ?

Une dernière partie

Mike accompagne aux Etats-Unis le cercueil de son ami et assiste à son enterrement. Réunis autour d’une table du bar de John (admirable George Dzundra), les amis d’avant-guerre se retrouvent, à jamais changés.

Admirable film, portrait d’un personnage fascinant, monument d’interprétation, The Deer Hunter est gagné, d’entrée, sa place parmi les films légendaires. Sa distribution, en état de grâce, porte un propos d’une rare puissance, jamais lourde. La mise en scène, qui évite toute démonstration excessive, ne nous épargne rien, ni la violence ni les larmes ni les silences. On sort de là sonné, et paradoxalement ébloui.

La dernière cartouche

Prenez un cachou, Karpov.

J’ai déjà indiqué ici, avec toutes les réserves qu’impose mon ignorance des détails, que la politique russe en Ukraine, et singulièrement à l’égard de la Crimée était, sinon prévisible, du moins fort logique, et même compréhensible. Je dis cela avec toute la froideur que requiert, au-delà de mon goût pour les bons mots et l’ironie, le suivi de l’actualité internationale.

L’évolution de la crise ukrainienne m’échappe largement car elle ne m’intéresse pas au-delà des articles lus ici ou là et qui relèvent de la culture générale. Je reste, en revanche, extrêmement attentif aux arguments des uns et des autres, ici, en France, où ce qui aurait pu être un débat entre adultes a tourné au pugilat. On assiste ainsi, depuis des semaines, à de fascinantes contorsions, à de merveilleux retournements de vestes, et même à des coming out venant d’un peu partout. La rationalité, à supposer que certains en aient un jour été capables, a cédé rapidement le pas à des coups de menton qui cachent mal un mélange de fascination malsaine pour la force armée et une série de certitudes idéologiques, glanées à l’extrême gauche ou à l’extrême droite, qui ont en commun d’être à la fois creuses, incohérentes et nauséabondes.

Un des arguments les plus entendus pour justifier la manifeste interférence de Moscou en Ukraine est celui du « déjà fait par l’OTAN au Kosovo ». La remarque ne manque pas, à première vue, de pertinence, mais elle est, en réalité, assez faible. En premier lieu, il est permis de noter que les actions armées de l’OTAN dans les Balkans au cours des années ’90 n’ont pas abouti à l’annexion de la Bosnie-Herzégovine (opération Deliberate Force) ou du Kosovo (opération Allied Force) par un membre de l’Alliance. Quelle qu’ait pu être la nature exacte des motivations occidentales dans la région, il est manifeste qu’elles étaient au mieux sincères (puisque seuls les idiots ignorent que la diplomatie occidentale marche à l’affect et à morale) et au pire plus subtilement mises en œuvre que celles de Moscou à l’égard de Kiev. Cette brutalité explique d’ailleurs sans doute la fascination de certains des défenseurs de la position russe, en particulier chez nos extrémistes politiques, révolutionnaires de salon, miliciens frustrés ou universitaires dépassés englués dans un passé largement fantasmé.

En second lieu, on peut également noter qu’aux yeux de ces partisans de la manière forte ce qui était insupportable de la part des Occidentaux devient une admirable manœuvre réalisée par la Russie, d’un coup parée de toutes les vertus. La justification avancée, à peine digne d’une cour de récréation, est donc que si les Occidentaux l’ont fait alors les Russes peuvent bien le faire. Une abomination illégale conçue à l’Ouest deviendrait la preuve d’un grand pragmatisme au service d’une noble cause. Ben voyons.

Comme on peut le constater, on est loin de la finesse rhétorique du défunt empire soviétique, dont on ne regrette évidemment pas la disparition mais dont l’habileté manœuvrière était quand même supérieure. Il faut dire que les dirigeants de l’époque ne pouvaient être résumés à des séries de photographies viriles dont on ne sait si elles ont leur place dans Têtu ou dans Le Chasseur Français – deux revues de qualité que je salue, soit dit en passant.

Après avoir, donc, voué aux gémonies les Occidentaux pour leurs opérations balkaniques, les partisans de la politique de Moscou en Ukraine justifient le coup de force par la nécessité, évidemment impérieuse, de porter secours à la minorité russe présente dans le pays. Il faut, naturellement, saluer ce souci de protéger un groupe humain minoritaire, mais il est également permis de s’étonner de cette émotion sélective. Quitte à prendre la défense, en effet, de minorités opprimées pour leurs origines, leur culture, leur religion ou leur langue, il n’eût pas été absurde de s’intéresser au sort des populations du Caucase, luttant depuis deux cents ans pour leur survie, et embarquées depuis vingt ans dans des opérations de guerre infiniment plus brutales que celles menées par les Occidentaux, y compris en Irak.

Seulement voilà, il ne saurait être question de critiquer la politique intérieure russe. Pour les partisans de Moscou, en effet, l’invocation des grands principes moraux n’est qu’un artifice. On pourrait d’ailleurs ajouter, même si une parfaite éducation est censée empêcher de balancer en public, qu’on a connu les défenseurs de la grande Russie moins exigeants moralement quand ils supportaient, sans sourciller, les méthodes soviétiques ou qu’ils glorifiaient les pages de gloire de la glorieuse Wehrmacht (ceci n’est pas une manifestation de la loi Godwin), mais les temps changent, et tout le monde a droit à une deuxième chance, n’est-ce pas ?

Les raisonnements tenus par les thuriféraires de Vladimir Poutine ne sont pas de ceux que vous et moi tenons, parfois péniblement. Nulle rationalité chez eux, pas plus que l’emploi de notions aussi bourgeoises et décadentes que l’universalité des principes, la retenue dans l’usage de la force ou la proportionnalité. On observe, ainsi, qu’intervenir en Ukraine sous le couvert de forces spéciales vaguement dissimulées ou que soutenir des milices surarmées n’est pas de l’ingérence – alors que s’émouvoir de la liberté de la presse, de la corruption, du système carcéral en est. Pour nos amis, soutenir les insurgés syriens est d’ailleurs une nouvelle et criante manifestation de cette détestable manie qu’ont les Occidentaux – et ce bien qu’ils soient ramollis par des décennies d’opulence capitaliste – d’intervenir partout. En résumé, quand la Russie agit hors de ses frontières, c’est bien. Et quand les Occidentaux le font, c’est mal.

On voit là, dans cette magnifique incohérence, que le moteur du soutien à la Russie n’est pas l’application d’une doctrine mûrement réfléchie mais bien, et avant tout, un anti américanisme qui, dans notre pays, relève parfois de la pathologie mentale. Regroupés au sein d’une fascinante mouvance se côtoient ainsi des gens qui ne devraient même pas se parler. On trouve là des membres d’une extrême gauche qui a oublié, si elle y a jamais cru, son engagement pacifiste, mais qui continue de vomir, peut-être par réflexe acquis, l’Amérique et plus généralement les Occidentaux. Des brochures publiées par l’Union soviétique dans les années ’80 ressurgissent même, à peine changées, pour montrer à quel point l’Empire est une puissance menaçante. Quand on connaît le ressenti des populations qui ont, au fil des siècles, connu l’aimable domination de la Russie, en particulier en Europe orientale, il est permis de ricaner. Et il ne s’agit évidemment pas ici, en aucune façon, de justifier les interventions américaines en Asie du Sud-Est, en Amérique centrale ou au Moyen-Orient, mais simplement de se demander si les soutiens de Moscou s’écoutent parler.

On trouve aussi, à l’extrême droite, nombre de partisans de la diplomatie musculeuse de Moscou. Eux, reconnaissons-leur cette franchise, assument leur approbation d’une approche purement nationaliste de la diplomatie. On ne s’étonnera pas que de tels esprits éprouvent une semblable admiration pour un Etat ouvertement raciste et militariste. Et on ne leur fera pas l’insulte de leur demander s’ils comprennent le sens du mot « ingérence ». On ne leur demandera pas non plus d’essayer de mettre en conformité leurs discours vengeurs et leurs relations financières plus qu’étroites avec l’Iran ou la Russie, car on ne saurait questionner l’intégrité de tels esprits. Défendre la souveraineté de la nation avec l’argent de l’étranger, ça ne manque pas de panache. Evidemment, d’autres, moins respectueux, le font (voir ici, par exemple), et on se demande alors si on a affaire à des idiots utiles ou à de simples traîtres, dont les pieux discours patriotiques sonnent comme les promesses d’un alcoolique incurable.

Un autre argument avancé pour justifier les menées russes en Ukraine est celui de la désormais non pertinence des frontières internationalement reconnues. Pour une disciple de Georges Frêche, feu le Staline du Languedoc, et élue de la République depuis déjà quelques années, toutes ces histoires de frontières sont bien dépassées (ma bonne dame) et il est temps, manifestement, de remédier à toutes ces injustices. On laissera le lecteur juger de l’extrême pertinence d’une telle position, alors même qu’on se présente comme un ardent défenseur de l’intégrité territoriale nationale. La pauvre femme n’a sans doute pas conscience de l’immense foutoir qui pourrait découler d’un abandon généralisé de ce concept fondamental de notre vie internationale. A moins, mais je n’ose y croire, qu’elle ne flatte un certain électorat.

En réalité, aux yeux de Moscou et de ses soutiens, l’ingérence, c’est les autres. Toute position contraire, ou simplement critique, est hostile. On comprend dès lors mieux pourquoi une telle posture peut séduire ceux qui, tout en invoquant certaines (pas toutes, bien sûr) valeurs de la République, n’éprouvent que de la détestation pour la démocratie, pour l’égalité devant la loi ou pour toutes ces autres fadaises bourgeoises. C’est qu’on trouve des amis de M. Poutine bien au-delà des extrémistes officiels, à gauche ou à droite. On pourrait, ainsi, citer M. Fillon, mais on n’ira pas plus loin, par pure charité chrétienne. Laissons ce pauvre homme gérer ses douloureuses contradictions personnelles. On pourrait, également, se pencher sur le cas de ce jeune responsable de l’UMP, se proclamant sur Twitter à la fois gaulliste et pro-russe. A ce stade, il ne s’agit plus de contradictions mais de confusion mentale. Quoique… Après tout, qu’un jeune blanc-bec avoue son admiration à la fois pour Mon général et pour le tsar bodybuildé qui règne à Moscou n’est sans doute pas si incohérent. Entre la corruption de l’entourage, le pouvoir personnel, la propagande d’Etat, la vision mystique de son propre destin et le cynisme le plus éhonté avançant sous les atours de la vertu outragée, il y a peut-être quelque chose à creuser.

On trouve dans ce soutien à Moscou, habilement flatté par les actions des services russes (qui ne chôment pas, #jemecomprends), une nouvelle manifestation du flottement de nos sociétés, troublées, désarçonnées par un monde trop rapide, et désireuses de trouver un sens à tous ces événements. La soif d’ordre ne me choque pas outre mesure, mais encore faudrait-il ne pas être naïf. Ceux qui, à droite comme à gauche, voient dans la Russie un acteur s’opposant au capitalisme immoral des Occidentaux semblent tout ignorer de la vraie nature de l’économie russe, tout entière aux mains des hommes du pouvoir, centrée autour des hydrocarbures, fragile, et déjà impactée, paraît-il, par des sanctions prises il y a un mois. Rires. J’ajoute qu’il est permis de douter de l’objectivité de tel ou tel théoricien qui glose à longueur de journée sur la sortie de l’euro. J’aime ces types qui font mine, un pied dans un camp, de se présenter comme des témoins objectifs et relaient la propagande qui tente d’abattre le système dans lequel nous vivons. Quand les esprits les plus écoutés commencent à entonner des refrains entendus chez l’ennemi… Ils peuvent bien essayer de se justifier, parfois misérablement, ils ne sont que des jouets. Idiots, je ne sais pas. Utiles, sans le moindre doute.

Quand la force de l’évidence l’emporte sur les discours formatés, on en revient aux fondamentaux et on oublie les misérables éléments de langage ayant trait aux droits de la minorité russe ukrainienne. Il n’est, en effet, question que de la puissance russe, et je préfère mile fois la rude franchise de déclarations martiales aux argumentations hypocrites de laudateurs sous influence. Les faits sont d’ailleurs têtus, comme le disait je ne sais plus qui, et il est difficile de croire à la spontanéité de certaines actions lorsque de « pacifiques manifestants » parviennent à abattre, comme ce matin, deux hélicoptères militaires ukrainiens. Mais souvenez-vous, les amis, que l’ingérence c’est quand on s’en prend aux intérêts de Moscou, et que la souveraineté nationale est un concept à la définition mouvante. Et si vous ne comprenez pas, c’est que vous êtes des marionnettes manipulées par une presse bien pensante bourgeoise financée par des conglomérats internationaux cosmopolites aux mains d’une oligarchie mondialisée décadente.

Mais les invectives ne font pas tout. Fort opportunément, l’Empire a récemment révélé qu’il disposait d’enregistrements de communications entre les autorités russes et des unités clandestines agissant en Ukraine, afin de prouver, pour les aveugles, sourds et voyageurs de retour de Mars, que Moscou était loin d’être un simple observateur dans cette affaire. « Mensonges ! » s’est-on exclamé d’une seule voix. Et voilà qu’on nous a servi, une nouvelle fois, les mensonges de l’Administration Bush – vieux de douze ans – sur l’Irak. Pas un n’a jugé utile de relever que ces mensonges, dénoncés par tous dès leur diffusion, étaient d’autant plus absurdes qu’ils visaient un Etat immobilisé par une décennie de sanctions internationales et d’embargo. Il ne semble pas que la Russie puisse être perçue comme une puissance immobile, mais sans doute suis-je abusé à mon tour, et il ne semble pas non plus que ces enregistrements soient les seuls éléments à charge.

Ceux qui ont accusé les Etats-Unis de mentir au sujet de ces nouvelles preuves – puisqu’il en existe bien d’autres – n’ont pas eu conscience de leur nouvelle incohérence. Eux qui accusaient il y a un an la NSA de tout voir, de tout entendre, de tout espionner, jugent désormais impossible que ce service de renseignement puisse capter les conversations entre Moscou et la Crimée, alors que c’est justement le cœur de son mandat. Mieux vaut rire d’une telle crétinerie, et traiter comme il se doit un tel argument.

Et, comme lorsque du débat de l’été dernier au sujet de la Syrie, voilà que ceux qui vous insultaient alors vous insultent encore. On vous demande avec insistance de prendre en compte des arguments imbéciles au nom de la liberté d’opinion (Quel rapport ? Personne ne vous empêche de penser ce que vous pensez, simplement c’est nul et donc on s’en moque), et on vous traite de vendu si, malgré la force de certains arguments, vous n’êtes pas d’accord. C’est que nos fiers esprits perdent vite leur calme et révèlent rapidement leur vraie nature, celle de lutteurs de rue, incapables de vous convaincre et ne cherchant qu’à vous soumettre, suffisamment immatures pour ne pas tolérer la contradiction et se répandant en pitoyables gémissements dès lors qu’on fait mine de démonter leurs fragiles argumentations.

Comme je le disais plus haut, j’estime ne pas avoir de jugement moral à porter sur les événements d’Ukraine, et je répète que les manœuvres russes, osées, agressives, porteuses de bien des dangers, répondent à la défense d’intérêts parfaitement identifiés. Pour le reste… Mes parents ont essayé de m’inculquer le respect des opinions simplistes et même celui des crétins. Ils ont échoué.

What did you see, old man?

Les grands studios hollywoodiens, en panne d’inspiration depuis de trop longues années, n’en finissent pas revisiter les grandes franchises. Le résultat est parfois remarquable, comme lorsque Christopher Nolan s’empare de Batman (Batman Begins en 2005, The Dark Knight en 2008, The Dark Knight Rises en 2012), et parfois d’une rare indigence (Lone Ranger, en 2013, pour ne citer qu’un des exemples les plus récents). Le fait est que cette fuite en avant, dont les bénéfices permettent de financer le cinéma d’auteur, dénote un terrible manque de créativité et une obsession simplement financière qui tire le cinéma grand public vers le bas.

Il peut cependant arriver, ponctuellement, que de bons films (je n’ai pas dit « grands ») soient ainsi produits, et je nourris donc quelque espoir à l’approche de la dernière déclinaison de la mythique série japonaise Godzilla, réalisée par Gareth Edwards, un jeune cinéaste qui a déjà traité de dévastations et d’aliens. Il est, évidemment, permis, de se demander si un réalisateur encore jeune se sera montré capable de résister à la pression des producteurs, aux moyens faramineux qui lui ont été alloués et au casting de luxe qu’il a eu à diriger (dont, quand même, Bryan Cranston, Juliette Binoche, Ken Watanabe et David Strathairn), mais la bande-annonce est prometteuse.

Comme de nombreux films récents, cette nouvelle interprétation du mythe de Godzilla fait la part belle aux forces spéciales, et la scène du saut en altitude, entraperçue dans le trailer, pourrait bien entrer dans les annales. On a d’ailleurs désormais peine à imaginer un blockbuster sans une poignée de soldats d’élite, et on s’attend même à voir débarquer des SEALS dans un prochain Wes Anderson. La chose ne manquerait sans doute pas d’intérêt, à bien y réfléchir. Face à une situation de crise, dans l’esprit des décideurs que comme dans celui de leurs électeurs, le recours à des unités spécialisées semble être devenu, plus qu’une option évidente parmi d’autres, l’ultime recours.

Godzilla 2014

En 1998, il y a donc une éternité, Hollywood, déjà lancé de longue date dans une folle course au spectaculaire pur, et qui redécouvrait le film catastrophe (Daylight et Twister en 1996, Volcano et Le Pic de Dante en 1997, par exemple) avait adapté la franchise japonaise en lui donnant un sérieux coup de jeune. L’affaire avait alors été confiée à un cinéaste allemand exilé en Californie, Roland Emmerich, spécialisé dans les drames intimistes et les films expérimentaux (Universal Soldier en 1992, Stargate en 1994, Independence Day en 1996).

Ô surprise, l’affaire, qui aurait pu se transformer en un poussif fiasco, voire en une déroute cinématographique, se révéla avoir pas mal d’allure et fonctionne toujours. On y trouve, évidemment, tous les ingrédients classiques : un savant distrait ayant tendance à agir comme il l’entend,  un amour contrarié, des politiciens incompétents, des militaires dévoués mais dépassés, et un paquet de seconds rôles sympathiques, à commencer par Hank Azaria (une des principales voix des Simpsons), Kevin Dunn ou Doug Savant (vu notamment dans Melrose Place, une des pires purges télévisuelles des années 90, puis dans Desperate Housewives, que je n’estime guère plus, mais passons).

Kevin Dunn

Doug Savant

Reprenant les fondamentaux de la série, créée au Japon en 1954, Emmerich et ses scénaristes ne cachent pas le fait que le monstre est une conséquence de l’usage militaire de l’atome. Mais, au lieu de passer sur ce qui ne pourrait être qu’un détail, les voilà qui s’en servent très habilement. Trois ans après la décision française pour le moins controversée de reprendre les essais nucléaires dans le Pacifique, le film lie directement l’existence du monstre aux conséquences des tests pratiqués dans à Mururoa.

Le générique d’entrée fait craindre le pire, et on s’attend, alors qu’une Marseillaise assourdie et grésillante, peut être entendue, à une nouvelle, longue et pénible démonstration de French bashing. Il est, par ailleurs, inutile de s’arrêter sur le fait que les essais montrés sont atmosphériques et non souterrains, puisque nous sommes dans le domaine de la fiction la plus délirante.

Et pourtant. Certes pointée du doigt par les scénaristes, la France semble mesurer l’ampleur de la catastrophe qui s’annonce bien avant l’Empire. Des jours avant la mobilisation des autorités américaines, un mystérieux fonctionnaire français, joué par Jean Réno, est déjà sur la brèche et il a, dirait-on, comme un doute.

Le coup de génie du scénario est, en effet, de ne pas laisser la puissance publique américaine (puisque, évidemment, Godzilla va à New York) seule face au monstre.

On aurait pu rejouer la partition bien connue, typique des films catastrophes, du savant isolé contre l’Etat, ayant raison avant les autres et organisant la riposte avant tout le monde. Pas de ça ici. Le spécialiste (Matthew Broderick), à supposer qu’il puisse y en avoir un, est associé d’entrée à l’action de l’Etat et il ne doit sa disgrâce, tardive, qu’à la maladresse de son ex. Ah, les femmes, quand même.

Ecarté du PC de crise, notre savant est repris en main par le personnage de Jean Réno, qui incarne le chef d’une équipe de la DGSE agissant clandestinement aux Etats-Unis et tentant, elle aussi, de participer à la lutte contre Godzilla. Responsable du cirque, la France a, en effet, envoyé une équipe de ses services de renseignement, et le film, d’un coup, devient quasi unique dans son genre. Combien de fois Hollywood a-t-il fait partager l’affiche à des espions français, qui plus est ramant dans le même sens que l’Empire ?

La présence d’un détachement complet de la DGSE à New York est évidemment le prétexte de quelques belles parties de rigolade, volontaires ou non. Comme prévu, les Français se plaignent du café – tout en admettant que son horrible goût participe du mythe américain – et ne trouvent pas de croissant pour le petit-déjeuner. Tous affublés de prénoms composés (Jean-Philippe, Jean-Luc, Jean-Claude, Jean-Pierre), ils ne parlent pas un mot d’anglais et doivent mâchonner du chewing-gum pour faire couleur locale. Offrant un regard des plus bovins, Réno parvient même à abuser une sentinelle avant d’invoquer la mémoire d’Elvis Presley. Alliés fidèles, bien qu’un peu turbulents, les Français sont donc fascinés par l’Empire et partagent ses luttes. J’ajoute que dans The Patriot (2000), Roland Emmerich confiera un rôle voisin, bien que plus complexe, à Tchéky Karyo. Quant à la capacité de la France ou de toute autre nation à monter une cellule clandestine surarmée dans un entrepôt new-yorkais, hein, je me comprends.

Après avoir longuement exposé (le film dure 2h19) l’inefficacité des moyens militaires conventionnels déployés dans la ville contre le monstre, Emmerich donne donc la parole à une action clandestine, discrète mais pas moins dangereuse. Etonnamment, c’est même un service secret étranger qui mène le bal, alors que la CIA ou d’autres agences gouvernementales américaines sont totalement absentes. Cet hommage à une forme, certes virile, de subtilité de la part d’un cinéaste dont la filmographie est ce qu’elle est, ne manque pas d’ironie. Peut-être peut-on y voir une manifestation de l’esprit de l’époque, en pleine présidence Clinton, et une forme de lucidité face à la puissance pure. Quelques mois après la sortie de Godzilla sortira d’ailleurs le chef d’oeuvre d’Edward Zwick, The Siege, fascinant récit d’une campagne d’attentats à NY et de la réaction des autorités.

L’Empire prospère et à peu près en paix de la fin des années 90 pressentait-il déjà la fin d’un rêve ? Le fait est qu’en quelques mois il projeta sur les écrans du monde les images de la destruction de son plus opulente cité et la description de ce que pourrait être (et sera) sa réaction de puissance blessée et humiliée. Film artistiquement médiocre, mais honnête divertissement, sans prétention, le Godzilla de Roland Emmerich est le reflet d’une époque qui pressent sa fin. Même le rôle des services français aux côtés des Etats-Unis a quelque chose de prémonitoire. Les terroristes d’Al Qaïda n’y ont évidemment pas puisé leur inspiration, mais le choc entre leur projet et les peurs les plus profondes des Etats-Unis n’a jamais cessé de me troubler.

 

Et puisque c’est vous, je ne résiste pas au plaisir de souligner la présence dans la bande-son du film de deux très bons morceaux, Deeper Underground, de Jamiroquai, et une des plus remarquables reprises de Led Zeppelin, Come with me, de Puff Daddy, avec sa majesté Jimmy Page elle-même.

Tempora mori, tempora mundis recorda.

On a appris avec tristesse, le 22 avril, la mort de Gilberto Rodrigues Real, un des deux derniers otages français détenus au Sahel – l’autre étant Serge Lazarevic, dont on n’a pas de nouvelle et pour lequel on craint également le pire.

Revendiquée par le MUJAO, la mort, tragique et impardonnable, de M. Rodrigues Real ne saurait être une véritable surprise pour tous ceux qui suivent la situation au Sahel. Dès cet automne, les proches du malheureux avaient été prévenus par les autorités qu’aucune rançon ne serait versée, qu’aucune concession ne serait faite et qu’en conséquence l’espoir d’une issue heureuse était pour le moins ténu.

Il faut dire que la situation sécuritaire dans la région ne s’arrange pas, alors que l’armée française y repense en profondeur son dispositif afin, manifestement, de rester longtemps et de poursuivre une lutte qui n’a pas pris fin, quoi qu’on dise, au printemps dernier. Reconduit dans ses fonctions, au moins pour un temps, le ministre de la Défense va donc pouvoir continuer une guerre dont il se disait qu’elle avait été gagnée il y a un an. Il serait bien inopportun de rappeler ici que cette évolution avait été prévue par une poignée de PEAP dont on ne sait s’ils ont le tort de penser en dehors de l’Institution, ou simplement de penser.

Les bilans, impressionnants, des combats régulièrement diffusés par les autorités françaises mettent en avant l’extrême létalité de nos forces, aguerries, combattives, et manifestement parfaitement commandées. Des dizaines de jihadistes ont ainsi été dézingués depuis des semaines, et un esprit simple pourrait se réjouir à la vue de ces tas de cadavres. Il y a, d’ailleurs, de quoi. Je ne suis cependant pas un partisan acharné du body count, qui assouvit les pulsions comptables des états-majors et cache parfois l’essentiel. L’ennemi, en effet, après s’être (comme prévu) dispersé, revient (comme prévu) en nombre suffisant pour subir des chocs, mais sans que la situation paraisse s’améliorer au nord du pays. Il ne faut pas être un grand spécialiste de la guérilla ou de la guerre insurrectionnelle pour en conclure que la guerre n’est donc pas finie. Comme sous d’autres cieux, en d’autres temps, plus on en tue et plus il y en vient, ce qui est souvent le signe d’une défaite programmée, ou au moins d’un enlisement durable.

Je ne m’attarderai évidemment pas sur l’état de la scène politique au Mali, même s’il est manifeste que nous allons encore tenir le pays à bout de bras pendant des années, tout en faisant la guerre contre un ennemi toujours plus insaisissable, dans une région où les ambiguïtés du Burkina ou de la Mauritanie vont devenir de plus en plus problématiques. J’ajoute que la façon dont certains officiers français sont intoxiqués par les affirmations péremptoires des militaires de Nouakchott fait peur. A dire vrai, l’armée mauritanienne, déjà incapable de tenir face à AQMI, ne saurait être comptée parmi les partenaires fiables de la France, terriblement seule en première ligne, malgré la présence croissante de l’Empire.

Face à cet ennemi, les mêmes qui râlaient, au nom de la morale et de quelques autres foutaises de salon, célèbrent désormais la pratique française de la guerre contre le jihadisme. Le 6 mars dernier, Jean-Yves Le Drian a ainsi révélé, quelques heures après l’élimination d’une dizaine de membres d’AQMI près de Kidal, que cette opération avait été permise par les drones Reaper mis en œuvre à Niamey, (en Afrique occidentale française – AOF), par le 1/33 Belfort.

Un des Reaper français à Niamey

Ce succès, que je me permets ici de saluer humblement, a confirmé, en creux, à quel point ces précieux appareils avaient, jusque là, cruellement manqué à nos forces engagées au Mali, et sans doute bientôt ailleurs. Il a également confirmé, car les faits ont toujours plus de poids que les élucubrations, que nous étions bien en guerre contre des terroristes et que nous menions ce conflit comme l’Empire. Etions-nous en guerre sans le savoir ? Avions-nous, simplement, reculé l’inévitable échéance ou simplement nié l’évidence ? Preuve est faite, ici comme ailleurs, que les mouvements jhadistes, par leur ampleur, leur complexité, leurs méthodes et leurs objectifs, ne peuvent être combattus par les simples moyens judiciaires. La force armée n’a, évidemment, pas réponse à tout, mais les tests ont montré qu’une CRI a moins de poids contre un groupe de maquisards qu’une volée d’obus, et tant pis pour ceux que ça chagrine.

Dans ce contexte d’affrontement direct, le sort de Gilberto Rodrigues Real paraissait, en effet, scellé. S’il n’est nullement dans mes intentions de revenir sur les circonstances de son enlèvement, je ne vais pas me priver de quelques commentaires désagréables sur son épilogue.

En premier lieu, il paraissait logique que le gouvernement français ait mis, officiellement, fin à ses tentatives de libérer par la négociation cet otage alors même qu’il affirmait à qui voulait l’entendre que nous étions en guerre au Mali pour éradiquer les groupes jihadistes. Faut admettre, on ne peut pas à la fois promettre un adversaire à une fin brutale et douloureuse tout en tissant avec lui des liens de confiance permettant de libérer des captifs. Nous avions donc, publiquement, choisi la fermeté, et j’aime autant vous dire que je ne vais pas le déplorer.

Le hic vient toujours de la mise en œuvre des grands discours. La libération, cet automne, des otages d’Arlit, grâce aux manœuvres confraternelles d’affairistes agissant quasiment contre les administrations régaliennes, a apporté un démenti assez sec à la posture d’intransigeance de Paris. « On va tous vous tuer, mais qu’est-ce qu’on pourrait faire qui vous obligerait ? » semblait être devenu le résumé d’une doctrine qui, comme souvent, manquait singulièrement de clarté et de cohérence. On peut se réjouir de la liberté retrouvée de nos compatriotes et s’étonner des conditions dans lesquelles la chose s’est produite.

Du coup, évidemment, les familles des autres otages pouvaient légitimement s’étonner. On payait pour les uns, mais pas pour les autres. On était raides comme la justice dans un cas, bien plus pragmatiques dans un autre. Difficile, dans ces conditions, d’expliquer la main sur le cœur que toutes les errances précédentes avaient pris fin. « Y a plus de Rami, y a plus de Rami », aurait-on même crié dans les couloirs du Quai, avant de signer l’ordre de virement bancaire.

Et voilà qu’une autre affaire d’otages a pris fin le week-end dernier. Quatre journalistes, appréciés de tous, courageux, détenus en Syrie par les esthètes turbulents de l’Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL) ou certains de leurs alliés, ont été libérés avant d’effectuer un retour triomphal à Villacoublay, accueillis comme il se doit par le Président et par une presse extatique. Didier François, fidèle à lui-même, a même impressionné par sa solidité tout en jouant les mystérieux lors des innombrables interviews données en quelques jours.

La façon dont la presse française a accompagné la libération de ces quatre hommes, admirables de courage et de dignité, a pu paraître excessive à ceux, dont je ne suis pas, qui ne cessent de critiquer les médias. A mes yeux, il ne s’agissait là que d’un enthousiasme bien compréhensible quand on sait l’aura dont bénéficiaient ces otages dans la profession. On aurait aimé, évidemment, que quelqu’un ose poser la question des liens d’un de ces journalistes avec une grande administration régalienne, mais les questions gênantes, reconnaissons-le, ne sont pas bien le genre, ces temps-ci.

On en était donc à se réjouir et à critiquer les ignorants et autres crétins de compétition qui jugeaient cette libération « bien opportune pour le Président » quand ont commencé à circuler, dans quelques cercles bien renseignés, d’alarmantes rumeurs au sujet de la vie de Gilberto Rodrigues Real. Il se murmure ainsi, avec une troublante insistance, que l’AFP détenait depuis le dimanche 20 avril un texte du MUJAO annonçant la mort de l’otage. De même, une ONG très concernée par le sujet avait-elle reçu des informations voisines, sans que rien ne transpire. De sa part, on le comprend, mais on ne peut que s’interroger au sujet de l’AFP. Pour quelles raisons, sans doute valables (mais encore faudrait-il les connaître pour les juger), cette information n’a-t-elle pas été divulguée par une des plus importantes agences de presse du monde ?

Fallait-il, par exemple, ne pas gâcher le retour des journalistes ? Fallait-il éviter l’accumulation des mauvaises nouvelles ? Si je ne crois pas une seconde que les otages de Syrie aient été libérés pour servir une quelconque manœuvre politique intérieure, je suis prêt, en revanche, à considérer l’hypothèse de la rétention d’une information gênante afin de ne pas trop charger la barque. Mais le pire est ailleurs.

Le télescopage, en effet, est brutal entre ces libérations en Syrie, et cette mort au Mali. Relâchés grâce au travail de nos services, les quatre journalistes n’ont sans doute pas été échangés contre l’édition de luxe des Rougon-Macquart, et il faut bien envisager, sous une forme ou une autre, par les uns ou par les autres de nos alliés, le versement d’une rançon, ou au moins d’une contrepartie. Mort en détention, Gilberto Rodrigues Real, lui, n’a pas eu cette chance, puisque Paris, ici, est inflexible. La France, c’est bien connu, ne cède pas sauf quand elle cède.

Le retour des journalistes a été célébré pendant deux jours. La mort de notre otage au Mali n’a, elle, pas tenu une journée dans la presse. Le Président, martial, a indiqué qu’elle ne resterait pas impunie (la mort, pas la presse), et que des mesures seraient prises. Dans la mesure où nous faisons déjà la guerre au MUJAO, on ne voit pas bien que ce nous pourrions faire de plus, mais admettons. La famille, effondrée, s’est naturellement émue de la différence de traitement, et, loin de tout poujadisme, on ne peut que tousser avec elle.

La mort d’un civil, retraité anonyme un brin inconscient, détenu depuis des mois par des terroristes que nous combattons sans relâche, aurait donc moins de poids que la libération de quatre journalistes. L’affaire rappelle la manière dont l’assassinat des deux journalistes à Kidal, l’automne dernier, avait provoqué une émotion devenue presque de l’hystérie dans certaines rédactions. La vie d’un compatriote est la vie d’un compatriote. Le fait qu’il soit journaliste est une circonstance particulière en raison du rôle de cette profession dans le fonctionnement de notre démocratie, mais une vie reste une vie, et un assassinat reste un assassinat.

Penser que les relations amicales du Président avec l’un ou l’autre des otages de Syrie aient pu peser me met mal à l’aise. Constater que notre sort, aux mains des mêmes barbares, n’a pas le même retentissement en fonction de notre statut professionnel ou social ne peut que jouer en faveur de ceux qui pensent que la République est aux mains de quelques milliers de personnes qui ne quittent pas Paris et confondent la capitale avec le vaste monde.

La joie et le soulagement avec lesquels j’ai appris le retour de Syrie de nos journalistes ne sont pas plus intenses que la tristesse et la colère avec lesquels j’ai appris la mort de notre otage au Mali. J’aimerais être certain que ces sentiments, de joie comme de tristesse, ont été également partagés.

Si ça doit tomber comme à Stalingrad, une fois ça suffit. J’aime autant garder mes distances.

La doctrine américaine a changé, qu’ils disaient. Moitié moins de frappes que l’année dernière, c’est un signe, qu’ils se réjouissaient. Et toujours les mêmes foutaises, répétées comme un mantra, entre jeu de mots mille fois entendu (« La guerre des drones ») et abyssale ignorance aimablement relayée par Arte, décidément plus en pointe dans le domaine des arts vivants que de la guerre aérienne et condamnations morales à deux balles.

Nous avions été quelques uns, pourtant, à contester aussi bien les arguments idiots – car il y en a de fort pertinents, mais encore faut-il les chercher – que les conclusions hâtives quant à l’éventuel renoncement impérial à ses attaques contre les membres d’Al Qaïda. Déjà, au mois d’août 2013, tandis que des idiots, utiles ou pas, glosaient sans comprendre sur le Yémen et voyaient des complots quand il fallait contempler un échec, le discours du président Obama tenu au printemps précédent s’était estompé dans la poussière et la fumée des explosions de Hellfire.

L’insensée banalité des réflexions d’une poignée de stratèges de salon paraissait, désespérément, peser d’un plus grand poids que le travail d’auteurs autrement plus sérieux (parmi lesquels je ne me compte évidemment pas), et il était donc établi pour le plus grand nombre, à la fois que les drones révolutionnaient la guerre et que les Etats-Unis allaient y renoncer. La démonstration était même faite, une fois de plus, qu’une bêtise fausse répétée en boucle a plus de force qu’une vérité manifestement trop complexe pour être livrée au public, et finit même par s’y substituer.

Au Pakistan, soyons juste, il était manifeste, malgré la confirmation, aimablement fournie par Wikileaks, que les autorités d’Islamabad approuvaient officiellement mais en secret les frappes de l’Empire sur le TTP, le réseau Haqqani et les autres petits comiques du coin, que Washington avait levé le pied. Si on en croit le recensement scrupuleusement établi par les concepteurs de l’application Metadata, le dernier raid dans le pays daterait même du 25 décembre dernier. Difficile, dans ces conditions, de ne pas parler de pause.

Seulement voilà, la réalité est toujours différente de celle que décrivent les journalistes qui rédigent leurs articles avant de poser les questions, et qui, en tout logique, ne tiennent pas compte des réponses. Au Yémen, ainsi, les frappes aériennes n’ont jamais cessé, et elles prennent même, depuis quelques jours, une importance rarement vue. Pour une fois, sans doute occupé à nous expliquer comment la libération de nos quatre otages n’est qu’une vaste manœuvre présidentielle, aucun de nos amis bloggeurs omniscients ne s’est penché sur cet intéressant phénomène.

Il y aurait pourtant à dire. On pourrait, par exemple, rappeler que le 31 mars dernier le président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi a publiquement salué les frappes américaines sur son territoire contre les cellules d’AQPA, sans s’attarder, évidemment, sur le fait anecdotique de savoir si elles étaient réalisées par des drones armés, des avions de combat ou des missiles de croisière. Sans doute par pudeur, il n’a même pas précisé que certains de ces raids étaient peut-être le fait de F-15S saoudiens, venus du grand voisin du nord, qui sait ce qu’il doit craindre du groupe jihadiste.

F-15S

Au moins 55 personnes ont été tuées par au moins 5 raids réalisés les 19 et 20 avril contre des bases d’AQPA, et plus que jamais Washington s’engage militairement au Yémen, au profit de Sanaa et d’autres Etats de la région, au Moyen-Orient comme dans la Corne, menacés par cette franchise d’Al Qaïda. Le recours massif à de telles actions confirme, de façon spectaculaire, que la doctrine n’a pas changé (« Hit them wherever we can »), ni même, peut-être, évolué, mais que simplement le contexte politique local pèse plus dans la prise de décision. Il ne s’agit donc pas de doctrine, mais des modalités de sa mise en œuvre, sans aucune remise en question des moyens.

Oui, je sais, tout cela est d’une ébouriffante subtilité.

I was home. What happened? What the hell happened?

Treize ans avant Apocalypse Now, le chef d’œuvre de Francis Ford Coppola, un militaire de carrière remontait déjà un fleuve d’Extrême-Orient à la rencontre de son destin, dans The Sand Pebbles, réalisé par Robert Wise en 1966. Mais la comparaison s’arrête là car rien ne rapproche la capitaine Willard et le chef mécanicien Jake Holman. Quand le premier, comme envoûté par la violence d’une guerre devenue folle, part au cœur de la jungle affronter celui qu’il aurait pu devenir, le second est un homme simple, droit, sensible à l’amour et à l’injustice, capable, même, de pleurer, et qui agit selon ses principes.

Capitaine Willard

Jake Holman

En 1966, donc, Wise est un des géants d’Hollywood. Excellent dans tous les registres, il a reçu 4 Oscars pour deux comédies musicales, West Side Story (1961) et La Mélodie du Bonheur (1965), mais s’est également frotté à tous les grands genres. Sur ses 41 réalisations, on trouve ainsi des drames, des films noirs (The Captive City, 1952, Marqué par la Haine, 1956), de l’horreur (La Malédiction des Hommes Chats, 1944, Le Récupérateur de Cadavres, 1945, La Maison du Diable, 1963), un western (La Loi de la Prairie, 1956), des films de guerre (Destination Gobi, 1953, L’Odyssée du sous-marin Nerka, 1958) et au moins un classique de la SF : Le Jour où la Terre s’arrêta (1951) – dont il est interdit de voir le remake de 2008, authentiquement lamentable.

The Sand Pebbles

Dans la grande tradition du cinéma américain, Robert Wise est ainsi un faiseur talentueux, tournant régulièrement, gérant des projets ambitieux et des stars, sans jamais se départir de son élégance. On pourrait sans doute le comparer, pour ces raisons, à Steven Spielberg, mais il lui manque quand même le grain de folie et la vision du réalisateur de Duel. Il n’en reste pas moins un des grands du cinéma des années 60, et The Sand Pebbles (La Canonnière du Yang-Tsé) est un de ses plus grands films, peut-être même le plus grand. Lui-même n’hésitait d’ailleurs pas à dire qu’il s’agissait de son œuvre préférée, et on le comprend.

Récit long, coupé par un entracte, The Sand Pebbles – jeu de mot sur le nom de la canonnière, l’USS San Pablo – est d’abord le portrait d’un homme, le chef mécanicien Jake Holman, engagé dans la Navy par obligation pénale et non par vocation, manifestement rétif à la vie militaire, à ses obligations et à ses codes. Hollman, excellent technicien, présente ainsi une carrière chaotique, dont les affectations sont régulièrement interrompues par des mutations que l’on imagine, sinon disciplinaires, au moins fortement suggérées. C’est aussi que, solitaire, intelligent, farouchement indépendant, Hollman, merveilleusement interprété par un Steve McQueen qui présente un mélange de dureté et d’extrême sensibilité, ne peut que détonner dans un équipage militaire, quel qu’il soit.

Bonne ambiance à bord du San Pablo

Son arrivée sur le San Pablo, une canonnière qui marque la présence américaine le long du Yang Tsé et protège les missionnaires américains (Voix chevrotante : qui se souvient encore de Pearl Buck, de nos jours ?) dans un contexte de guerre civile. Petite unité, la canonnière est commandée par un officier (Richard Crena, plus tard connu pour le rôle du colonel Trautman dans Rambo), déjà âgé, qui entend que rien ne vienne troubler la vie de son navire. Attentif à l’ordre, le commandant, loin d’être la caricature d’une vieille baderne, est conscient des limites de sa mission, et sans doute aussi de la fragilité de sa situation.

Le commandant et son jeune second

Immergé, si l’on ose dire, au milieu de la population, l’USS San Pablo a développé d’étroites relations avec les Chinois. Son équipage s’appuie ainsi sur une équipe de coolies, traitée, selon l’humeur du moment, avec un paternalisme goguenard ou un racisme assumé. D’entrée, Holman fragilise l’ensemble par son refus des compromis, et sa volonté de remplir sa mission. Cette attitude, ferme sans être agressive, heurte évidemment une routine bien établie, précieuse aux yeux de l’équipage et donc à ceux de son commandant.

Tout le drame de Holman est là. Sa droiture, sa totale autonomie, son refus de se fondre par réflexe dans un équipage qui fait horreur par sa trivialité sont autant de motifs qui le placent en marge. Cette attitude, d’une exigeante intégrité, détonne évidemment, et, plus grave, agit comme le révélateur des faiblesses des uns et des autres comme de l’ensemble qu’ils constituent, à bord ou à terre.

La simplicité rugueuse de Holman est presque fascinante, car l’homme n’est jamais présenté comme un héros parfait. Buveur, ne négligeant pas de monter avec les tapineuses chinoises du claque où tout le monde vient boire et jouer, il ne rechigne pas non plus à distribuer des mandales si le besoin s’en fait sentir.

La dégradation de la situation de Holman à bord suit celle du climat à terre. Alors que la guerre civile chinoise prend de l’ampleur, plusieurs épisodes tragiques se nourrissent de la violence ambiante, tandis que finit un monde. Après la mort du chef des coolies, celle, autrement plus dramatique du protégé de Jake, Po-Han (joué par Mako, une des figures incontournables des acteurs « asiatiques » à Hollywood) torturé par des miliciens puis abattu par un Holman fou de douleur, marque une étape importante, à la fois pour lui, l’ensemble de l’équipage et leurs rapports avec la terre. L’idylle, dramatique, entre Frenchy – magistralement interprété par Sir Richard Attenborough (qui remportera deux Oscars en 1983 pour Gandhi – et Maily – jouée par Emmanuelle Arsan, le modèle de la série érotique homonyme – achève de couper les liens entre le navire et la Chine. C’est, dès lors, la marche vers l’inévitable.

Mako et Steve McQueen

Un couple tragique

Pendant ce long hiver, le San Pablo, littéralement assiégé, devient en effet une honte. Sale, rouillé, le navire ne saurait plus être la fierté de son commandant, qui vit douloureusement cette inactivité. L’oisiveté, comme toujours, menace la cohésion et la tenue, et seul le début des combats va redonner de l’énergie à tout le monde.

Tenté par le suicide, miné par une situation qui paraît mettre un terme à ses ambitions, le commandant décide de se porter au secours de missionnaires isolés, parmi lesquels se trouve le grand amour de Jake, incarné par Candice Bergen. Cette décision conduit rapidement à des combats, et chacun se comporte héroïquement. Les querelles semblent oubliées, même si on fait mine de ne pas penser au caractère pour le moins hasardeux de l’entreprise. La guerre, ici, est un exutoire, une solution, qui ressoude, redonne de l’âme, fait passer les défis immédiats devant tous les conflits de personnes, devenus dérisoires.

Les hommes du San Pablo unis dans l'action

La longue montée du film vers ces combats, d’abord sur le fleuve puis entre les murs de la mission, ne s’achève pas par l’immense feu d’artifice que réclameraient aujourd’hui les producteurs. La fin, au contraire, est d’une admirable sobriété. Encore une fois héroïque, non par posture mais à sa façon, sincère, sans détours, Holman meurt, plus seul que jamais, dans la cour de cette mission alors que la femme qu’il aime vient d’être sauvée par les hommes qu’il méprisait à bord.

Entendre cet homme, mortellement blessé, se demandant, comme au sortir d’un mauvais rêve qui pourrait bien être sa vie entière, ce qui a bien pu mal se passer constitue, à mes yeux, sans doute une des scènes finales les plus bouleversantes du cinéma de guerre.

Se protéger de la NSA en brouillant l’écoute ?

Quelques jours après l’attribution du prix Pulitzer le plus honteux de l’histoire récente, AGS a le plaisir de recevoir, le jeudi 17 au café Le Concorde, Olivier Chopin.

Commentateur attentif du monde du renseignement, récent auteur d’un petit livre bien utile sur les pratiques impériales en matière de SIGINT, notre invité nous livrera une vision, aussi froide que possible, d’un sujet qui s’est imposé depuis des mois comme un des plus puissants générateurs d’idioties de ces dernières années. Au lieu de regarder les mauvais documentaires d’Arte, réservez donc votre soirée de jeudi.

Café Olivier Chopin Pourquoi l'Amérique nous espionne

I’m the captain, now.

Peu de cinéastes suivent d’aussi près les évolutions de l’actualité internationale que Paul Greengrass. Témoin des tensions de notre temps, il a déjà traité de l’Irlande du Nord (Bloody Sunday, 2002), du terrorisme (United 93, 2006), de l’invasion de l’Irak par l’Empire (Green Zone, 2010), tout en contribuant à la métamorphose du film d’espionnage musclé (The Bourne Supremacy, 2004, puis The Bourne Ultimatum, 2007). A cet égard, il est, aux côtés de Kathryn Bigelow, un des rares réalisateurs capables de sublimer la réalité – quitte à s’en éloigner – pour la présenter au public occidental et lui faire toucher du doigt des événements, des enjeux ou des ambiances. En 2013, son adaptation du livre de Richard Phillips, A Captain’s Duty: Somali Pirates, Navy SEALs, and Dangerous Days at Sea (publié en 2010) constitue ainsi une nouvelle étape, plus que cohérente, dans une filmographie déjà remarquable.

A Captain's Duty Captain Phillips

Captain Phillips a été filmé en partie caméra à l’épaule, un procédé qui est désormais la marque de fabrique de Greengrass. Ce choix permet de suivre au plus près les personnages, de scruter leurs visages, et autorise aussi bien l’exploration d’un porte containers géant, le Maersk Alabama, que celle du poste de commandement d’un destroyer ou d’un canot de survie. Tout ici, en effet, ou presque, se passe en mer, et le cinéaste ne perd pas de temps. Ce n’est, de toute façon, pas dans ses habitudes.

Comme souvent chez Paul Greengrass, il est d’abord question de lutte, d’un affrontement de volontés entre des individus aux buts contradictoires, voire franchement hostiles. A Derry, il s’agissait de décrire le choc entre des manifestants irlandais et les parachutistes britanniques – et comme à Bagdad on y voyait une situation irrémédiablement basculer. A Berlin ou Moscou, on assistait (notamment) au choc entre Jason Bourne et la CIA et dans United 93 on contemplait, impuissants, le combat à mort entre les pirates de l’air d’Al Qaïda et les passagers du Boeing détourné.

United 93

Captain Phillips constitue, d’ailleurs, une nouvelle exploration, à la fois du film de pirates et du huis clos. Les navires y remplacent les avions et les pêcheurs y succèdent aux jihadistes, mais on reste dans la logique de la rencontre, incroyablement brutale, entre deux projets antagonistes. En quelques minutes, et selon un procédé classique maintes fois vu et ici parfaitement maîtrisé, le cinéaste plante le décor.

D’un côté, un Américain bien tranquille, vivant en banlieue, en famille, s’inquiétant pour ses enfants et partant à Oman prendre le commandement d’un navire géant dont la destination est Mombasa (Kenya). De l’autre, des pêcheurs somaliens devenus pirates et cherchant, eux aussi, à assurer leur subsistance. On ne saurait imaginer univers plus éloignés, et pourtant des préoccupations voisines (gagner sa vie, élever les enfants) les font évoluer sur des trajectoires en apparence parallèles, ou du moins comparables. Richard Phillips n’a manifestement pas envie de longer les côtes somaliennes, et pourtant il va devoir le faire car telle est la mission confiée par l’armateur. Muse, le chef des pirates, n’a guère envie d’aborder l’Alabama, mais il va devoir le faire car telle est la mission imposée par ses commanditaires.

A la différence de Kaprigen (Hijacking), le film du cinéaste danois Tobias Lindholm sorti en 2012, Captain Phillips ne quitte jamais les côtes somaliennes. Greengrass ne s’intéresse qu’à l’action, et il délaisse d’autant plus aisément les familles des marins capturés ou la question d’une éventuelle rançon qu’il ne saurait y avoir de négociations avec les pirates. La doctrine américaine est bien connue, et dès la capture du navire on sait qu’une intervention armée va avoir lieu.

Il ne s’agit pourtant pas d’un film de guerre, ou même d’un thriller. Les scènes d’action sont rares, et comme dans Zero Dark Thirty l’issue est brutale et rondement menée. On est bien plus dans le registre du survival movie mettant en scène un héros ordinaire et désormais solitaire, séparé du reste de ses compagnons et en butte à un ennemi que, pour une fois, il comprend.

N’en déplaise, en effet, à certains critiques qui jugent avant d’avoir vu, Captain Phillips n’est aucunement un film raciste, et les pirates somaliens, à la différence des combattants anonymes de Black Hawk Down (Ridley Scott, 2002), ont des noms, des visages et des personnalités. On connaît également leurs motivations, et elles ne semblent, hélas, absurdes ni aux spectateurs ni au capitaine Phillips, remarquablement interprété par Tom Hanks. Face à lui, Barkhad Abdi, dont c’est le premier rôle, est stupéfiant. Sa réplique improvisée, I’m the captain, now, lui a même valu une nomination aux Oscars.

Evitant les scènes lourdement psychologiques, le cinéaste dresse des portraits intéressants de ses personnages, mais l’important est manifestement ailleurs. Capturé sur navire géant, prisonnier de la passerelle, le capitaine Phillips, piégé par les pirates, passe une partie du film dans le canot de survie. Il passe presque de l’infiniment grand à l’infiniment étroit. Cet espace extrêmement confiné devient une prison pour tous ceux qui y sont, tandis que se prépare l’inexorable intervention des forces spéciales, dont on mesure, sans jamais s’y attarder, la technicité et la rapidité. La scène qui montre le négociateur des SEALs dérouler le pédigrée complet des pirates est, à cet égard, une sacrée démonstration. Elle rappelle que l’Empire connaît très bien bien la région et possède des capacités de recueil de renseignement unique au monde.

C’est là, dans cet univers de puissance militaire et technologique, que la caméra de Greengrass est la plus à l’aise. Comme dans United 93, elle suit les ordres, observe les officiers prendre des décisions, accompagne les préparatifs. Trois navires de la Navy suivent la minuscule embarcation, dont le porte-hélicoptères d’assaut USS Boxer (LHD-4), et la détermination impériale est sans ambiguïté. Le Maersk Alabama est le premier navire américain capturé par des pirates depuis plus d’un siècle, et l’affront va donc être lavé. Il n’est, de plus, pas question une seconde qu’un otage soit détenu en Somalie.

Le capitaine Phillips comprend rapidement ce qui est en train de se jouer, et il sait que sa vie ne pèsera pas face à la volonté de son pays de ne pas transiger. Sans être une oeuvre de propagande, le film n’en dépeint pas moins, en effet, une organisation sans faille, en apparence invincible et capable de projeter en quelques heures en pleine mer des commandos pour sauver un seul homme et éliminer autant d’ennemis qu’il le faudra. Paul Greengrass est le cinéaste de la force armée, de la violence professionnelle, de la volonté inébranlable. Il sait, malgré tout, éviter les caricatures, et l’effondrement de son personnage principal, à l’infirmerie du bord, prouve qu’il ne filme pas que des rocs.

S’achevant sur l’arrestation du pirate survivant, Muse, presque hagard devant tant de luxe et de puissance, Captain Phillips décrit, en réalité, la confrontation d’une superpuissance et de va-nu-pieds qui ont osé la défier. Face à eux, l’Empire, fort logiquement, montre, plus que sa force brute, sa supériorité matérielle. Il pourchasse et neutralise, mais prend soin de lire les droits au survivant des barbares puisqu’ils n’étaient, après tout, que des pillards incapables de formaliser ou de verbaliser un projet politique hostile. On comprend pourquoi, à plusieurs reprises, les pirates prennent soin de préciser qu’ils n’appartiennent pas à Al Qaïda. Il y a des mots qui fâchent.

Dumb and dumber

Les leçons des élections municipales ont été vite tirées, et déjà un gouvernement « resserré » et « de combat » (29 ministres et secrétaires d’Etat, sous la houlette du Premier ministre) se met en place, prêt à mettre en œuvre les nouvelles orientations fixées par le Président. Peu importe que celles-ci soient les mêmes que précédemment, et peu importe que nombre de nos nouveaux ministres (plus de 20) aient été de la précédente équipe. Puisqu’on vous dit que ça change, hein. D’ailleurs, la volonté de faire appel à des compétences avérées plutôt qu’à des personnalités publiques constitue un signal encourageant, et il faut, à ce propos, se féliciter du maintien à son poste de Kader Arif, un expert reconnu et apprécié de tous pour ses contributions, toujours pertinentes, en particulier lors des situations d’extrême tension.

Il est, en revanche, permis de s’interroger sur le choix de Harlem Désir, devenu secrétaire d’Etat aux affaires européennes. Je ne nourris, évidemment, aucune animosité personnelle à l’égard de M. Désir, mais, citoyen à la fois curieux et exigeant, je m’interroge. Alors que tout le pays, triste, éteint, lassé, n’aspire qu’à se sentir soulevé par de nouveaux enthousiasmes, au nombre desquels on aimerait compter le projet européen, voilà qu’on confie, au moins symboliquement, les affaires européennes à un homme qui vient d’essuyer un échec personnel d’une ampleur rarement vue.

Une fois de plus, il est démontré que les discours et les actes ne font pas bon ménage en France, et il faudra bien, un jour, admettre que nos dirigeants se contrefoutent de Bruxelles et de cette merveilleuse idée que fut un jour l’Union européenne. Nommer à ce secrétariat un homme dont les combats et les missions viennent de s’achever par un naufrage historique confirme que l’Europe, pour Paris, reste largement incomprise et que la France, par delà ses postures volontiers messianiques, est incapable de penser le monde autrement qu’avec elle au centre.

On peut donc choisir pour ce sujet si important un type qui ne compte pas, et qui n’a plus le respect de personne. Et d’ailleurs, si le projet européen se voit une fois traité avec une telle légèreté, que faut-il conclure de la façon dont, pour dégager le poste de secrétaire national du PS, on nomme son chef déconsidéré à un poste ministériel ? Le gouvernement de la République ne serait-il donc plus que ça, même pas une récompense pour un vieux guerrier méritant, mais simplement une maison de retraite pour vaincu ? Comme souvent, les jeux de cour ont plus d’importance que les enjeux stratégiques. Vous perdez les municipales ? Ne soyez pas triste, un bureau vous attend au Quai. Même sous les combles, ça ne manque pas d’attrait – et je connais la maison.

Saluons également l’extrême finesse manœuvrière qui place aux Affaires européennes, à quelques semaines, justement, des élections européennes, un homme au tel passif. Il ne faudra pas se plaindre de la nouvelle tannée qui se profile, alors que les sondages du jour donnent l’UMP et le FN au coude à coude (respectivement 25 et 24%) dans les intentions de vote, ni se lamenter du futur taux d’abstention. Souvenez-vous que les déçus ne votent pas, et qu’ils laissent la place, quoi qu’on en pense, à ceux qui croient encore aux matins, fusent-ils douloureux.

On n’espère plus de grandeur depuis longtemps. On ne croit plus trop à la décence. Mais question rigolade, on a encore de beaux moments à vivre avec nos secrétaires d’Etat de combat.

Des épées, on vous dit.