Le renseignement au cinéma : déjeuner en mission

J’ai récemment glissé au cours d’un entretien avec un cadre qui voulait rejoindre mon équipe qu’il allait passer plus de temps avec nous qu’avec sa famille et que cette perspective, exaltante ou terrifiante selon le point de vue adopté, devait l’inciter à mieux évaluer sa candidature. De fait, la vie quotidienne d’un service de renseignement ne diffère guère de celle d’une administration classique : tel collègue renifle tout l’hiver, tel autre vous raconte dès l’aube les fascinantes péripéties du week-end passé (« Et là, bim, Gégé renverse le cubi de rosé-pamplemousse. Sacré Gégé ! »), vous détaille les stupéfiantes caractéristiques de son vélo électrique ou vient chercher la sagesse du maître Jedi (Sith, en réalité, mais c’est un secret) que vous êtes, au moins à ses yeux, alors que vous n’aspirez qu’à la pureté d’un silence monacal dans le réduit qui vous sert de bureau.

La population d’un SR n’est cependant pas exactement comparable à celle de la crèche du quartier ou de l’entreprise qui ravale la façade de votre résidence. Ici, une écrasante majorité des employés sont passionnés par leur métier, mobilisés nuit et jour afin d’accomplir leur mission et surtout éminemment conscients de leur rôle dans l’appareil de sécurité nationale. Les échanges sont souvent denses et certains ne sont pas loin d’être des obsessionnels tout juste capables de se contrôler. La vie à leur côté ne manque ainsi pas d’intérêt et les moments étonnants sont nombreux, au bureau ou en mission.

Les repas, du petit-déjeuner à l’hôtel au dîner tardif dans un bouge miteux, voire suspect, en passant par le déjeuner chez un partenaire, constituent à cet égard des moments privilégiés d’observation de vos collègues. Machine, que vous jugiez peut-être un tantinet à cheval sur ces questions, ne se retiendra pas plus de quelques minutes avant de sermonner les convives au sujet de leur déplorable hygiène alimentaire et leur conseillera avec insistance de se nourrir de steaks de soja, de chips d’algues et de thé (infâme, car elle vous a forcé à en boire un jour que vous étiez d’une disposition d’esprit particulièrement aventureuse). Macheprot, lui, s’arsouillera (plus ou moins) discrètement et il vous faudra veiller ce qu’il se tienne correctement – enfin, pas plus mal que votre chef, sévèrement attaqué, ou que vos hôtes, rapidement très à l’aise. Un soir, à Alger, un confrère des services locaux fut tellement imbibé de mauvais whisky qu’il confondit rapidement son véritable prénom et celui de sa fausse identité. Il finit par me faire lire les SMS qu’il échangeait avec sa maîtresse mais je fis alors le choix, grand prince, de ne pas en souffler mot dans mon compte-rendu, admirablement pudique.

Duguidon, pour sa part, brillant garçon aux mystérieuses origines, me foudroya littéralement lorsque, à la cantine, il entreprit de ronger son escalope solidement fichée au bout de sa fourchette. La manœuvre s’effectua avec un parfait naturel et les regards complices de mes collègues confirmèrent que la chose n’avait rien d’inhabituel et que tout le monde guettait avec gourmandise ma réaction. Naturellement, passé un premier moment de stupeur, mon flegme bien connu prit le dessus et l’idée de chercher des silex pour allumer un feu sur le sol de la cantine ne fit que m’effleurer. Ça n’aurait pourtant pas manqué d’allure.

Ces moments d’intimité constituent autant de souvenirs, parfois cuisants. J’ai par exemple en mémoire une plaisanterie faite à un général égyptien qui tomba à plat (la plaisanterie, pas le général) un soir de croisière sur le Nil (ça ressemblait plus aux Tuche au Caire qu’à Mort sur le Nil, soit dit en passant). Ils sont parfois l’occasion de conversations fructueuses, et même opérationnelles, mais il faut savoir suivre le rythme de vos voisins de table. La chope de crème fouettée d’hier soir ne sera pas oubliée de sitôt, pas plus que l’enchaînement de toasts dans l’antre des forces spéciales russes ou que cette soirée dans un restaurant de Budapest, entouré de brutes épaisses, pardon, de respectables membres des services intérieurs hongrois. C’est dans ces moments qu’on se demande si on a passé le bon concours.

Les Barbouzes, de Georges Lautner (1964)