Moi, si je devais résumer ma vie, aujourd’hui, avec vous, je dirais que c’est d’abord des rencontres.

Depuis quelques jours, on serait presque tenté d’arrêter de compter les cadavres en Egypte. Rien que le 24 janvier, par exemple, quatre attentats ont été commis au Caire. Le lendemain, 25 janvier, 3e anniversaire de la révolution, trois autres explosions ont retenti, tandis que manifestants et forces de l’ordre, ayant de toute évidence de sérieuses différences d’appréciation quant à la teneur de l’héritage révolutionnaire, s’affrontaient avec une violence rarement – mais déjà trop souvent – vue dans les rues égyptiennes. Au moins 49 personnes sont ainsi mortes en quelques heures, parfois victimes d’une police qui n’a rien perdu de son charme désuet, parfois prises à partie par une foule qui n’a plus rien de charmant mais évoque, terriblement, furieusement, des hordes haineuses de crétins fanatiques. Quand des milices favorables à un pouvoir militaire apparaissent, spontanément, on peut difficilement parler d’embellie.

Et pendant que la révolution égyptienne mourait doucement dans l’indifférence des chancelleries occidentales, la guerre continuait dans le Sinaï. Là, malgré plus de deux ans d’opérations de l’armée, de ratissages ratés en raids imprécis, l’Egypte ne parvient pas à enrayer la croissance d’une insurrection jihadiste qui ne cesse d’impressionner par son audace et sa technicité. On y dénombre plusieurs groupes, dont la Katibat Al Furquan, qui a revendiqué deux attaques contre des navires transitant par le Canal, ou Ansar Al Jihad, adoubé par Al Qaïda, ou al Salafiyya al Jihadiyya, ou, évidemment, la pointe de diamant du jihad égyptien, les exigeants esthètes d’Ansar Bayt Al Maqdis (ABM). Ceux-ci, malgré leur jeune âge, se sont d’ores et déjà imposés comme un mouvement à suivre de près. Leur bilan, en effet, parle pour eux : embuscades contre l’armée ou la police et attentats dans le Sinaï, attentats à l’ouest du Canal – 15 morts à Mansourah le 24 décembre, tentative d’assassinat du ministre de l’Intérieur le 5 septembre dernier et assassinat d’un de ses adjoints, le 28 janvier, etc. Des gars sérieux, on vous dit, qui se réclament d’Al Qaïda, ont été reconnus comme des frères par leurs camarades de jihad syrien, et manifestent bien des ambitions.

Ansar Bayt Al Maqdis

Tenez, pas plus tard que le 25 janvier, sans doute afin de célébrer dignement la révolution, les garçons d’ABM ont, sans prévenir, comme ça, abattu un hélicoptère militaire dans le Sinaï à l’aide d’un missile sol-air portable (MANPADS). Et comme pour ridiculiser un peu plus la glorieuse armée égyptienne qui affirmait que la perte du Mi-8 était un accident, ils ont revendiqué la chose, d’abord par un communiqué, puis par une vidéo.

(Supprimée par YouTube, la vidéo est visible chez Jihadology, ici)

Après cette vidéo, terrifiante, qui nous voit assister à la mort de cinq soldats, peut-être peut-on réévaluer notre jugement et comprendre la thèse de l’accident avancée par les autorités égyptiennes. Car il s’agit bien d’un accident, en effet, d’un terrible événement, imprévu, et, pour tout dire, d’un échec. L’hélicoptère abattu effectuait un vol de routine, à une altitude et une vitesse de routine, sans se douter le moins du monde que les terroristes présents dans la région possédaient des missiles sol-air en état de marche, et qu’ils savaient s’en servir.

La rumeur courait pourtant depuis des mois, et on sait, par exemple, que des missiles sol-air, aimablement fournis par l’Iran, sont présents à Gaza, tandis que d’autres sont dans les mains de groupes jihadistes en Syrie. Et sans doute est-il inutile de rappeler que près de 10.000 missiles sol-air portables ont quitté les arsenaux libyens lors de la révolution puis de l’intervention occidentale de 2011 et qu’on les cherche encore, dans toute l’Afrique et même ailleurs. Les spécialistes de Jane’s ont, pour leur part, diffusé une série de remarques techniques fort intéressantes.

La question de l’origine du missile utilisé ici est certes passionnante, mais il faut surtout s’intéresser au saut opérationnel qui vient d’être franchi. Les tirs de MANPADS hors des zones de guerre ne sont pas si courants, et ils sont, naturellement, un des principaux cauchemars des services de sécurité. On peut, d’ailleurs, consulter un rapport, perfectible, du Congrès impérial (téléchargeable ici) à ce sujet. En abattant un hélicoptère militaire, les jihadistes égyptiens viennent de lancer un message fort, aussi bien au Caire qu’à tous leurs petits camarades qui, dans la région, affirment détenir des armes identiques mais ne s’en servent pas.

Une vidéo d’AQMI, diffusée à la fin du mois d’octobre dernier, montrait un lanceur portable aux mains des jihadistes que la France tente d’éradiquer au Sahel. Quand on sait que plusieurs de ces engins ont été découverts en état de marche, dans le massif des Ifoghas, par nos troupes, et que l’armée algérienne effectue de temps en temps d’intéressantes saisies à la frontière libyenne, on est bien obligé, sinon de s’inquiéter, du moins d’être raisonnablement attentif à cette menace. C’est bien là notre drame, à nous autres, pseudos experts autoproclamés, de nous inquiéter pendant que tombent les hélicoptères.

« Fuck the police, for my dead homies/Fuck the police, for your freedom/Fuck the police, don’t be a pussy/Fuck the police, have some muthafuckin’ courage » (« Cop Killer », Body Count)

A l’heure où j’écris ces quelques lignes, quatre bombes ont déjà explosé au Caire, contre des bâtiments des services de police, causant la mort d’au moins 10 personnes (bilan encore incertain) et en blessant des dizaines d’autres. Il faut dire que la police égyptienne (attention : euphémisme) n’a pas très bonne presse.

Des rumeurs ont rapidement circulé quant à la responsabilité des petits plaisantins d’Anṣar Bayt Al Maqdis, les poètes du Sinaï, dont les communiqués sont recensés chez Jihadology. Je n’ai, pour ma part, pas encore vu de revendication officielle, mais la thèse est plus que crédible. Le premier attentat, spectaculaire, a été filmé par les caméras de surveillance, et les images montrent un véhicule piégé dont l’explosion, d’une respectable puissance – qui a d’ailleurs ravagé le musée d’art islamique tout proche – indique, sinon un déclenchement à distance, au moins un minutage.

Musée d'art islamique du Caire

Comme vous le savez, je vous dis tout ça en amateur, mais il ne me semblait pas qu’un si grand nombre d’attentats avait déjà été commis au Caire en si peu de temps. Nous ne sommes évidemment pas à Bagdad, mais il va désormais être difficile de nier, même pour un régime qui innove chaque semaine en matière de propagande, que tout est sous contrôle. A dire vrai, la menace jihadiste ne cesse de s’étendre, débordant de plus en plus régulièrement du Sinaï malgré les ratissages de l’armée égyptienne et prenant manifestement racine à l’ouest du Canal, dans les mégapoles égyptiennes.

Récemment adoubés par les jihadistes syriens – dont on mesure depuis le 3 janvier dernier le sens de la fête et du partage, les terroristes actifs dans le Sinaï profitent évidemment de la brutalité du régime pour intensifier leurs actions. On oublie trop souvent, d’ailleurs, de préciser que ces braves garçons, en guerre contre Le Caire, le sont également contre Tel-Aviv. Comme ses prestigieux homologues, AQMI, AQPA ou l’EIIl, et même le Jabhat Al Nusra, Anṣar Bayt Al Maqdis tente en effet de frapper deux pays en même temps, Israël et l’Egypte. Le projet national n’est qu’une composante d’un tout plus grand et plus ambitieux, mais voilà que je m’égare. L’âge, sans doute.

Higgins

Commis à la veille du 3e anniversaire d’une révolution qui semble déjà bien loin, ces attentats sont la poursuite de la réponse apportée par la mouvance jihadiste au putsch du 3 juillet 2013, puis au coup de force du 14 août suivant. Cette mouvance existait, évidemment, bien avant la révolution du 25 janvier 2011, mais elle a, sans surprise, et comme je n’ai cessé de l’écrire depuis plus de trois ans (ici), largement profité du désordre, de l’inexpérience, des calculs des uns et des autres et d’une crise socioéconomique sans issue pour prospérer.

Ayman Al Zawahiry, le bon docteur, l’avait bien dit, et la confiscation du processus démocratique par les généraux égyptiens lui a donné raison : la démocratie, pour les islamistes, est un piège. Ils ne sont pas seulement incapables de gouverner (ça, c’est plutôt moi qui le pense, pas Doc Ayman, le pauvre homme), ils sont condamnés à être renversés par un système qui, depuis les indépendances, contrôle l’appareil répressif et les combat. Le poids de l’Histoire, des intérêts et des réflexes, est ici trop important pour être négligé. J’ajoute, car, il n’est pas inutile de le préciser même si cela n’est pas l’objet de ma présente divagation, que la douloureuse expérience des Frères depuis 18 mois, au pouvoir puis en prison, est attentivement étudiée par leurs coreligionnaires, par exemple en Tunisie ou en Jordanie, qui en tirent d’enrichissantes conclusions sur la meilleure façon de gérer une situation ingérable.

La restauration en cours en Egypte, que j’évoquais ici et il y a quelques semaines, semble, de plus, oublier un détail : la Confrérie, pour la première fois de son histoire, a gouverné, et quand bien même elle l’a fait comme un manche, son éviction brutale n’a pu, à la fois, que confirmer aux jihadistes qu’ils avaient encore eu raison et conduire certains Frères à choisir la violence. De fait, il existe désormais en Egypte trois forces face à face : le pouvoir, les jihadistes, et certains cadres de la Confrérie décidés à lutter par tous les moyens. Vous comprendrez que la comparaison avec l’année 1992 en Algérie ne cesse de me hanter depuis des mois. Sans doute les autorités et les terroristes jouent-ils la montée aux extrêmes pour affermir leurs pouvoirs respectifs, mais tout cela semble bien hors de contrôle.

Ce passage à l’action violente d’une poignée de membres de la Confrérie pourrait expliquer pourquoi, parmi les 68 attentats recensés dans le pays depuis le mois de juillet 2013 certains ont été des succès opérationnels, manifestement réalisés par des professionnels, tandis que d’autres n’ont été que de médiocres expérimentations à peine dignes d’un apprenti chimiste. Il faut, sans doute, admettre qu’il existe actuellement en Egypte, aux côtés des groupes jihadistes bien connus, des cellules autonomes, et même un nouveau mouvement, baptisé, en toute simplicité, Brigades du Loup solitaire. Ces gars sont des artistes, et il aurait fallu leur confier la saison 3 de Homeland.

Les violences du jour interviennent donc dans un contexte qui ne cesse de se dégrader. Hier, 5 policiers ont été tués à un check point au sud du Caire, et l’ambiance est quand même largement plombée par le harcèlement dont sont victimes les journalistes dans la glorieuse Egypte postrévolutionnaire, ultranationaliste, capable de trouver des complots terroristes dans des pubs Vodafone, et dont certains vont même jusqu’à penser qu’elle est en train d’inventer un fascisme arabe qui promet déjà des développements fascinants.

D’ailleurs, l’approbation de la nouvelle constitution par 98,1% des votants la semaine dernière, lors d’un scrutin à la transparence discutable, a été, en réalité, un plébiscite pour le général Al Sissi, désormais assuré, sauf accident bête, de devenir le nouveau pharaon. Gouvernée par une armée qui, comme d’autres, ne lâche rien et veut croire que tout va redevenir comme avant, quand les pauvres ne la ramenaient pas et que les Frères écrivaient d’incompréhensibles commentaires du Coran dans des camps de concentration, l’Egypte a dépassé la croisée des chemins. La mouvance jihadiste y prospère, elle y recrute, et le moment approche où le pays va devenir une nouvelle étape du jihad tour, un nouveau foyer de violences sans fin. Vous avez aimé les tueries en Syrie, les carnages en Irak, les massacres en Algérie ? Vous allez adorer les boucheries en Egypte.

« Here you come again/Just when I’m about to make it work without you » (« Here you come again », Dolly Parton)

J’ai tendance à placer sur le même plan les idéologues et les imbéciles, mais il s’agit sans doute là d’une des nombreuses manifestations de ma légendaire arrogance, ici mâtinée de mon déplorable cynisme. Prenons, au hasard, l’Egypte, où la situation ne fait qu’empirer grâce à la politique pleine de sagesse et de modération de généraux jurant leurs grands dieux qu’ils n’agissent que pour le bien de tous.

Je ne vais pas vous faire l’injure de rappeler les épisodes précédents, rassemblés ici, mais il ne me semble pas inutile de préciser que l’armée égyptienne, après avoir fait mine de sauver la révolution au mois de février 2011, a finalement renversé en juillet dernier un président démocratiquement élu – après avoir fait invalider le parlement, également élu, et islamiste à 75% – puis a entrepris de briser les manifestations pacifiques qui protestaient contre le putsch.

Il serait sans doute un peu hâtif de voir en moi un défenseur des Frères, ou même un partisan de l’islam politique. Laïc, républicain, ponctuellement tenté par le jacobinisme, je crois en revanche à la légitimité du mandat obtenu du peuple lors d’un scrutin transparent, et force est de reconnaître que les Frères musulmans étaient parvenus au pouvoir, en 2012, de façon bien plus propre que tous leurs prédécesseurs à la tête de l’Etat égyptien. Le fait qu’ils se soient, sans surprise, révélés incapables de gouverner, handicapés qu’ils étaient par leur dogmatisme et leur incompétence, aurait pu, éventuellement, justifier une nouvelle révolte si celle-ci n’avait pas été, sinon créée, du moins orientée par des militaires dont le seul projet politique semble être de restaurer un ordre ancien dont on a pu, depuis des décennies, mesurer toute la pertinence.

Depuis cet été, en effet, les généraux, à la manœuvre derrière des autorités intérimaires fantoches, ne font que rétablir un système que la révolution du 25 janvier 2011 entendait abattre. Après quelques semaines d’observation, la force de l’évidence s’est imposée à la plupart des observateurs, et le constat est accablant. Les médias sont soumis aux pressions de l’Etat comme jamais, la justice, que l’on disait indépendante, joue le jeu d’une mascarade judiciaire qui ne craint pas le ridicule et accable les dirigeants islamistes, dont le président déchu Mohamed Morsy, des chefs d’inculpation les plus absurdes. Le président renversé est ainsi, notamment, accusé d’espionnage et même d’avoir tenté d’entrer en contact avec des groupes jihadistes actifs en Afrique. Un général égyptien plus énervé que les autres a même déclaré que Mohamed Morsy avait envisagé de vendre le Sinaï au Hamas. Ben voyons.

Le pays tout entier, déjà enclin à relayer force théories du complot et autres menées sournoises ourdies par des sionistes décidément infatigables, en vient à croire, sous l’impulsion de cette clique, les innombrables foutaises que lui assènent des généraux dont on aimerait penser qu’ils sont d’habiles manipulateurs mais qui pourraient bien n’être, au final, qu’une troupe de vieilles badernes prêts à toutes les bassesses pour garder la main sur le cash.

Comme en Algérie, et la comparaison n’est pas innocente, je serais prêt à étudier les thèses de manipulations habiles du pouvoir si celui-ci n’avait pas fait, par le passé comme aujourd’hui, l’éclatante démonstration de son incompétence et sa criminelle impéritie. J’ai, du coup, du mal à imaginer que des équipes ayant accumulé, depuis tant d’années, tant d’erreurs stratégiques et ayant gâché tant d’énergie et d’occasions, puissent mener à bien de subtiles actions politiques. Le dernier naufrage public, observé lors de l’annonce de la tenue du prochain référendum constitutionnel (ici), confirme, à mes yeux du moins, que l’Egypte est gouvernée par des types qui font ce qu’ils peuvent pour eux et tentent de nous faire croire qu’ils ont vision claire et pleine de hauteur des événements.

Je ne vais pas non plus revenir sur la situation économique ou sociale du pays, miné par le chômage, victime d’un taux d’analphabétisme qui le rend perméable à toutes les idéologies et toutes les propagandes, confronté à des défis qu’il est incapable de relever. Il faut, cependant, bien garder en tête que ceux qui prétendent aujourd’hui le sauver sont ceux dont la gestion l’a conduit à la révolution de 2011. Autant dire que les chances qu’ils accomplissent des miracles aujourd’hui plus qu’hier sont assez minces, même avec les massives aides financières de leurs alliés du Golfe.

La question la plus immédiate, naturellement, reste celle de l’insurrection jihadiste en cours. Malgré tous ses efforts, et là aussi sans surprise, l’armée égyptienne s’est révélée incapable de mâter les groupes actifs dans le Sinaï. Ceux-ci, amicalement aidés par les petits gars du Yémen, et étroitement liés aux microcellules actives à Gaza, sont désormais reconnus par les jihadistes de Syrie et parviennent, sans difficulté majeure, à frapper régulièrement à l’ouest du Canal, comme à Mansourah le 24 décembre. C’est Saint-Louis et Robert d’Artois qui vont être contents, même s’il ne faut pas le dire aux chefs d’Ansar Bayt Al-Maqdis, des garçons un peu sanguins.

Depuis cet été, les généraux égyptiens fondent leur discours sur la lutte contre le terrorisme islamiste et ne cessent d’accuser les Frères d’être les responsables des violences. Outre le fait qu’ils oublient opportunément que le terrorisme sévissait dans le Sinaï AVANT le putsch, ils semblent ignorer que la Confrérie rejette la violence depuis des décennies et que cette posture a d’ailleurs conduit à l’émergence de la mouvance jihadiste égyptienne. Ils omettent également de rappeler que les responsables d’Al Qaïda et de ses alliés ont toujours ricané devant ces islamistes qui acceptaient de se plier au verdict des urnes, avant de les avertir que personne ne les laisseraient remporter une élection, et encore moins se maintenir au pouvoir.

Depuis le mois de juillet cohabitaient en Egypte deux forces islamistes hostiles à l’armée mais profondément différentes. La première, représentée – schématiquement – par les Frères, entendait protester contre le coup d’Etat mais sans tomber dans le piège de la violence. La voie était étroite, et la tentation grande de basculer dans une insurrection. Pourtant, et malgré des initiatives locales, les sympathisants de la Confrérie ont su se tenir, se concentrant, malgré la pression des autorités, sur des actions politiques, dont une agitation croissante dans les universités, le boycott annoncé du référendum de janvier 2014 et des manifestations régulières.

De leur côté, les groupes jihadistes du Sinaï ont poursuivi leurs actions, en s’en prenant en priorité aux forces de l’ordre, dont les bâtiments sont régulièrement visés. Cette stratégie, défi aux nouvelles autorités, est une façon de faire payer au régime sa répression contre les Frères, et ceux-ci se voient donc vengés par des hommes dont ils rêvaient de se tenir loin. La normalité n’est décidément pas facile à atteindre pour les islamistes égyptiens.

Cette situation permet au régime, où l’on compte sans doute des sophistes et des esprits cultivés adeptes des syllogismes (Nos terroristes sont des jihadistes/Les jihadistes sont des islamistes/Les Frères musulmans sont des terroristes), de qualifier, d’un point de vue pénal, la Confrérie de groupe terroriste. Cette évolution, majeure, décidée hier dans une parfaite illustration de l’esprit de Noël, autorise le régime à intensifier la pression sur le mouvement, à interdire ses dizaines d’ONG et à écraser ses militants par des peines d’une brutalité qui n’était pas de mise avant la révolution.

Interdite, démantelée, chassée du pouvoir après avoir joué le jeu, que peut donc faire la Confrérie sinon, à terme, se disloquer entre ceux qui rejetteront toujours la violence et ceux qui, écœurés, radicalisés, rejoindront les groupes jihadistes déjà actifs ou créeront les leurs ? La mise en place de numéros de téléphone permettant de dénoncer les islamistes donne une idée du climat qui va s’installer dans le pays.

Les généraux égyptiens sont-ils aveuglés par leurs certitudes ou jouent-ils avec le feu en accélérant un affrontement ? Sont-ils conscients que l’accomplissement d’une prophétie autoréalisatrice de cette ampleur dans un pays désormais aussi profondément scindé relève, au mieux du pari idiot, au pire du suicide collectif ? Sont-ils persuadés à ce point de la justesse de leur position et de leur puissance qu’ils pensent pouvoir vaincre une insurrection qui gronde et va bientôt éclater ?

La question se posait, dès cet été, des leçons que les généraux égyptiens avaient apprises de leurs homologues algériens, avec lesquels il faut décidément les comparer. Nous aurons bientôt la réponse, et il n’y a aucune raison de penser qu’il y puisse y avoir lieu de s’en féliciter.