Vous collectionnez les louches ?

Avec cette force de caractère qui fait de lui l’équivalent contemporain d’un Philippe Auguste et qui suscite chez nos adversaires comme chez nos allies à la fois la crainte, la fascination et le respect, le Président vient de frapper du poing sur la table.

Auréolé d’une autorité sans faille, vainqueur d’AQMI au Mali (encore un attentat aujourd’hui), déterminant lors de la crise syrienne (Bachar va se représenter aux élections présidentielles), à la tête d’un gouvernement qui brille quotidiennement par sa cohésion et la profondeur de sa vision, le Président vient de demander le lancement d’une coopération bilatérale avec les Etats-Unis dans le domaine du renseignement. Comment ne pas approuver ?

Nation jeune, à l’indépendance acquise récemment, les Etats-Unis disposent, en effet, d’un réel potentiel industriel et d’une ambition mondiale qui méritent qu’on essaye de nouer avec eux des relations étroites, mutuellement profitables. Après tout, peut-être un jour la France, malgré son hyperpuissance militaire et ses succès économiques incessants aura-t-elle besoin du soutien des Etats-Unis ? Et peut-être Paris et Washington seront-ils contraints de lutter, côte à côte, contre un ennemi commun, par exemple une puissance d’Europe centrale aux menées impériales, ou un bloc dirigé par, je ne sais pas moi, la Russie (je dis la Russie, comme ça), voire des extrémistes religieux issus de notre empire colonial. Le Président a raison, il faut développer avec les Etats-Unis une véritable coopération.

J’en profite, d’ailleurs, pour saluer ici les Français, civils et militaires, actuellement déployés aux côtés des légions impériales en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie du Sud, et je leur souhaite bonne chance. Les prochaines réunions bilatérales vont être intéressantes, et sans doute à l’origine de bien des souvenirs enrichissants.

Cela dit, soyons juste – même si ce n’est pas le genre de la maison, la porte-parole du gouvernement, la pimpante Najat Vallaud-Belkacem, a précisé que la Président avait demandé à ce que l’ensemble des informations dont pouvait disposer l’ancien consultant Snowden nous soient transmises, que nous soyons totalement éclairés. Reconnaissons-le, l’idée est brillante, et elle force le respect par son audace et sa pertinence.

Oui, bon Dieu, demandons à ce que nous soient transférés, sans plus attendre, les innombrables secrets avec lequel a filé le Edward Snowden, l’homme que seuls quelques esprits un peu lents continuent de voir comme un héros et qui semble avoir été, en réalité, un agent recruté par les Russes – dans ce qui est sans doute une remarquable opération de retournement puis d’agit-prop.

Oui, bon Dieu, faisons-nous les complices d’une opération qui, en impactant les services de renseignement impériaux, nous affaiblit aussi. Après tout, s’il fallait compter sur les seules sources des services intérieurs français pour déjouer des attentats, hein, comment dire…

Oui, bon Dieu, faisons le jeu des Russes en contribuant à dégrader l’image du renseignement en France, alimentons les fantasmes, nourrissons les incompréhensions, relayons à l’infini les erreurs ou les approximations. Comme depuis des mois, ceux qui tentent de lire cette succession d’affaires sont insultés, qualifiés de petits télégraphistes au service de l’Empire, de cyniques de bas étage. Comme d’habitude, les défenseurs de la vraie foi ont le droit de calomnier et poussent de petits cris perçants dès qu’on a le front de ne pas être en accord avec leur indignation. Une fois de plus, la démocratie, c’est de ne pas contester la vulgate. Fuck la vulgate, au fait.

Mais ça ne marche pas, les grands mouvements de manche, les pitoyables tentatives de tweet clash venues d’apprentis idéologues ou de commentateurs à peine alphabétisés, plus souvent trolls au front bas que véritables analystes capables d’articuler deux idées pour en faire ce qui pourrait passer, vu de loin, pour un raisonnement. Et si ça ne marche pas, c’est tout simplement parce que tous ces gens ne comprennent rien au renseignement, à ses logiques, à ses buts, à ses méthodes et à ses évolutions techniques. La littérature existe pourtant, mais quand on appartient à cette génération qui croit que la science est infuse, que le monde est simple, que la technicité est dépassée, que la compétence est du snobisme et le travail la marque d’un esprit laborieux, forcément, on ne lit pas. Les chtis à la NSA.

Comme le souligne Joshua Foust dans une incisive réaction, la France n’est pas la dernière, pourtant, à pratiquer le renseignement technique (qui n’est qu’une forme de renseignement, faut-il une nouvelle fois le rappeler ?). Tous les pays soucieux de préserver leur souveraineté et de défendre leurs intérêts (stratégiques, militaires, politiques, économiques, diplomatiques, scientifiques) écoutent le monde et tentent d’éviter que le monde ne les écoute. Nos donneurs de leçon, professionnels de la posture, pensent sans doute que le développement des moyens de chiffrement, héritiers des codes manuels, est une activité sans réel but. Ils imaginent probablement que la présence de téléphones chiffrés dans les ambassades ne relève que d’une logique esthétique, et il est sans doute inutile de leur rappeler l’existence des différentes conventions protégeant les communications diplomatiques, secrètes parce que pouvant intéresser d’autres, secrètes parce que leur divulgation pourrait nous nuire.

La croyance dans un monde totalement ouvert, transparent, est tellement utopique qu’elle s’apparente, à mes yeux, à une forme particulièrement raffinée de bêtise. Les Etats-Unis écoutent les ambassades françaises, la France écoute les ambassades américaines, et tout le monde écoute tout le monde, tout le monde regarde tout le monde. Quelle est la teneur des télégrammes envoyés à Washington par les diplomates américains sortant d’un entretien au Quai ? Comment nous jugent-ils ? Que préconisent-ils ? Que vont-ils faire à présent ? Le savoir est un soutien précieux à nos décideurs, oui, même ceux actuellement en poste.

Le renseignement n’est pas un métier de naïfs ou d’adolescents exaltés. Il s’agit d’une activité qui, pratiquée en commun par des services alliés, parfois jusque sur le terrain, ne les verra jamais devenir de tels amis au point que tous leurs secrets deviendront communs. Associés contre Al Qaïda et les groupes jihadistes, Français et Américains sont en désaccord sur le Hezbollah ou le Hamas. Alliés contre le programme nucléaire iranien, ils tentent de se voler des technologies, des contrats dans le domaine de l’énergie, de l’aéronautique, de l’automobile. Ne pas le comprendre, refuser de l’admettre, est plus qu’une erreur, une véritable faute, et elle ne peut provoquer que mon plus souverain mépris pour tout ceux qui se lamentent, dans les rédactions, dans les ministères, dans les partis politiques, au café du coin, et sur Twitter.

L’espionnage massif de la NSA ne me choque pas, car il fait partie du paysage mondial depuis des années, des décennies, et il a été dénoncé par des rapports du Parlement européen depuis plus de dix ans, mais personne ne les a manifestement lus. Il ne diffère pas, dans sa logique, de ce que les grandes nations SIGINT font, seules ou ensemble. Il n’est ni pire ni meilleur dans ses pratiques de ce que nous faisons, de ce que font les Russes, les Chinois, les Israéliens, les Indiens. Il ne me choque pas car il est logique, et il est donc normal. Il n’a rien de surprenant, et le condamner, à ce stade, ne sert à rien. De même, discuter de sa légalité est sans objet, puisque la mission de services comme la NSA ou le GCHQ ou la DGSE est justement de s’affranchir de la loi hors de leurs territoires nationaux respectifs.  On pourrait, éventuellement, se pencher sur la moralité, mais le débat à venir me lasse déjà. Pour un service de renseignement, voire pour un gouvernement, la morale qui doit primer n’est-elle pas la défense des intérêts que j’ai listés plus haut ? A ce titre, intercepter « 70 millions de données par an » dans un pays qui envoie 50 milliards de SMS dans le même temps n’est rien comme le rappelait justement Nicolas Caproni.

Puisque tout le monde écoute tout le monde, la seule chose à faire est de se protéger, et les lamentations n’ont jamais empêché les interceptions de communication. Vraie candeur ou fausse naïveté, calcul intérieur, populisme, démagogie, l’impression qui se dégage de ces derniers jours est celle d’une confusion générale, gracieusement alimentée par les idiots utiles qui se reconnaîtront.

On pourrait, à l’occasion, se pencher sur la campagne de transparence qui, tout en se concentrant sur la communauté américaine du renseignement, touche en réalité depuis des années l’ensemble des services occidentaux, fragilisés par les fuites massives orchestrées par Wikileaks, durement touchés par la trahison de Snowden, et alors que de persistantes idioties sont écrites sur les drones afin de dénigrer une évolution militaire mondiale présentée comme seulement occidentale. Mais à quoi bon essayer d’expliquer ? L’expérience prouve que quand on s’adresse à un gouffre on n’entend jamais que le son de sa propre voix.

Un peu de tenue, baby.

En 1987, Bob Woodward, un journaliste (les gars du Monde, merci de chercher ce mot étrange dans le dictionnaire), publie un de ses livres les plus passionnants, sobrement intitulé CIA/Guerres secrètes. 1981-1987 chez Fayard. On y lit, page 19, ce paragraphe :

National Security Agency (NSA) : Agence de la sécurité nationale. Le plus grand et le plus secret des services de renseignement. Intercepte les communications du monde entier, effectue des opérations d’écoute à l’étranger par l’intermédiaire d’antennes d’écoute, de satellites et d’autres moyens techniques sophistiqués. La NSA déchiffre les codes militaires et diplomatiques des nations étrangères et a également pour tâche de protéger les communications, les systèmes cryptographiques et les codes des Etats-Unis.

Ces lignes ont 26 ans. 26 PUTAIN D’ANNEES. Autant dire que pour les révélations, les gars, va quand même falloir repasser. Demain, vous nous annoncerez quoi ? Que cette année Noël tombe un 25 décembre ? Oui, l’Empire espionne, nous espionne, et espionne les autres. Et oui, nous espionnons l’Empire, et nos alliés. On en titube.

Qu’a donc dit M. Fabius à l’ambassadeur des Etats-Unis, lorsqu’il l’a convoqué aujourd’hui ? Merci pour les écoutes téléphoniques que vous nous avez fournies sans discuter sur la Somalie quand deux de nos espions ont été capturés en 2009 ? Merci pour les localisations de Thuraya au Mali quand nous avons déclenché une guerre que nous pensions d’ailleurs avoir gagnée mais qui n’est pas finie ? Merci pour les frappes de drones au Pakistan et au Yémen contre les émirs d’Al Qaïda, de l’UJI et du TTP qui montent des projets d’attentat contre nous et que nous sommes infoutus de voir ? Oui, merci. On imagine sans peine que l’ambassadeur impérial a dû trembler sous les remontrances d’un pays qui voit sa conduite dictée par une adolescente de quinze ans.

J’avais déjà dit ma honte au mois de juin quand cette supposée affaire est sortie, et je m’étais permis, ici, de rappeler quelques vérités au sujet du renseignement. M. Urvoas, le supposé Monsieur Renseignement du Parti socialiste, occupé à moraliser une activité à laquelle il n’entend manifestement rien ou à obtenir des souvenirs un peu mythos de la part des chefs de service, montre son vrai visage d’idéologue du pauvre dans une affligeante interview publiée ce soir par le Monde. On aimerait que ce pauvre homme laisse de côté Martine écoute son voisin, Caroline et ses amis plongent à Quelern ou la dernière saillie antiaméricaine d’Emmanuel Todd pour se pencher enfin sérieusement sur ce qui se passe hors du 6e arrondissement. Je suis certain que la chose pourrait lui être profitable, et il pourrait même, alors, enfin se demander si la France est convenablement protégée contre les activités de renseignement de ses alliés, de ses voisins, et des autres.

Les leçons de morale candide émanant d’un pays qui fait la guerre au Mali après l’avoir faite en Afghanistan puis en Libye, et qui soutient des rebelles en Syrie tout en envoyant des commandos en RCA ou en Somalie, pourraient faire sourire si elles n’émanaient pas d’un gouvernement aux abois et d’un président dont le leadership ne s’exerce sans doute pas au-delà de sa salle de bains. Les déclarations ulcérées de certains ministres ou de quelques responsables politiques en mal de déclarations vengeresses sont, plus que consternantes, littéralement terrifiantes. Ce soir, je dois confesser que nos gouvernants me font peur, tant leur amateurisme le dispute à une ignorance infinie du monde et de la volonté qu’il faut pour y maintenir le rang de notre pays. Quelqu’un devra leur dire que les discours déclamés la voix tremblante d’émotion sont passés de mode, à supposer qu’ils n’aient pas toujours été ridicules. Mais Manuel Valls n’est pas André Malraux, merci de lui glisser, à l’occasion.

Comme souvent, la France geint, trépigne, s’émeut, joue la vertu outragée, et oublie opportunément les pratiques de ses propres services de renseignement, comme elle relaie avec ravissement la parole des stratèges de jardins d’enfants. Ce refus du monde, qui pourrait être admirable s’il était lié à une vraie politique, à une authentique diplomatie, à une stratégie de puissance pensée et assumée, devient inquiétant quand il relève à la fois de l’ignorance, de la candeur, de la confusion mentale et du populisme à courte vue, le plus imbécile, le plus irresponsable, le plus dangereux.

Ignorants et candides, nos dirigeants le sont. Ils le sont, en particulier, quand ils qualifient de rafle l’expulsion légale, mais ô combien maladroite, d’une adolescente et de sa famille. A tout mélanger, tout le temps, sous le coup d’une émotion sincère mais idiote, il ne faut pas s’étonner que le pays entier se débatte dans la plus totale des confusions. Les mots ont un sens, et dans un pays dont l’ensemble de la classe politique se réclame de la lutte contre le nazisme, évoquer une rafle au sujet de la pitoyable affaire Leonarda mériterait des gifles. L’insulte aux dizaines de millions de victimes des systèmes concentrationnaires qui ont sévi au siècle passé est d’une telle violence qu’elle en coupe le souffle.

Il n’aura échappé à personne, d’ailleurs, que ce déferlement d’antiaméricanisme primaire, lamentablement primaire, dénué de la moindre pensée politique, simple manifestation de troubles obsessionnels, intervient alors que le Président, qui ressemble de plus en plus une fatale erreur de casting, s’est encore ridiculisé. Du coup, et afin de se redresser pour quelques heures, on voit une gauche qui a fait de l’antifascisme son unique programme, et qui a renoncé, en passant, à l’ensemble de ses ambitions sociopolitiques, reprendre à son compte, sans la moindre honte, les méthodes les plus éculées des fascistes qu’elle est censée combattre. En avant, donc, l’ennemi de l’étranger, l’Amérique prédatrice, l’Empire dominateur. Et personne de reprendre, en France, le fait que Snowden soit très probablement un agent retourné par les Russes, ou que Greenwald soit au journalisme objectif ce que Valérie Damidot est à l’impressionnisme. Peu importe, vociférons, déchirons nos vêtements, lamentons-nous. Au moins ça nous occupe.

Aux saillies de Mme Le Pen ou de M. Mélenchon viennent désormais s’ajouter, de la part du gouvernement, des attaques non moins démagogues, dont la tonalité rappelle opportunément que l’antiaméricanisme, à ce stade, n’est ni plus ni moins qu’un racisme. A être trop longtemps gouverné par des médiocres, un pays finit toujours par devenir médiocre. Nous y sommes. Bravo, et encore merci.

A force de jamais rien comprendre, un jour il va vous arriver des bricoles.

Depuis combien d’années n’ai-je pas été autant affligé ? A quand remonte la dernière fois où j’ai ressenti un véritable malaise physique en lisant dans la presse de tels monceaux de médiocrité ? Où j’ai été littéralement submergé par la honte ?

Des réactions et commentaires qui nous assaillent depuis quelques jours, il n’y a quasiment rien à sauver et guère plus à retenir. Comme à leur habitude, nos dirigeants et ceux qui aspirent à les remplacer rivalisent de déclarations outragées, condamnant, vitupérant. Comme d’habitude, on geint, on se roule par terre, on déchire ses vêtements et on offre le spectacle désolant d’une classe politique hystérique et ignorante tandis qu’un silence consterné s’installe chez les professionnels du renseignement et chez les citoyens dotés d’un cerveau en état de marche.

Un de mes amis m’a dit, cet hiver, alors que nous évoquions les chocs culturels qui frappent les nouvelles recrues : « Le renseignement est un métier de prédateur ». La formule m’a frappé par sa justesse, et je ne peux que la reproduire ici in extenso. Oui, le renseignement est un métier de prédateur : avoir le secret le premier, agir le premier, manipuler, mentir, faire pression, écouter aux portes, recueillir le plus de fragments pour les assembler et comprendre.

On le sait, en démocratie, tout le monde n’a pas le droit de surveiller le territoire national. En France, cette mission est confiée à des administrations parfaitement encadrées (DGPN, DGGN, DCRI, DPSD, DNRED, TRACFIN), le reste du vaste du monde est scruté par la DGSE et la DRM. Je pense, ici, qu’il faut être particulièrement clair et lister quelques vérités qui devraient pourtant être connues et comprises de tous, en particulier de ceux censés nous diriger :

– Il n’y a quasiment pas d’ami dans le monde du renseignement.

– Dans ce monde, allié ne veut pas dire ami.

– On espionne toujours le plus possible.

– Les lois qui régissent le renseignement intérieur ne concernent pas le renseignement extérieur.

Du coup, à partir de ces quelques idées simples, il est possible de préciser que les services européens s’espionnent entre eux et que les autorités allemandes, par exemple, feraient bien de ne pas trop la ramener…

La recherche permanente de renseignement est évidemment difficile à concevoir, mais elle est au cœur de ce métier, et elle en fait tout le sel. Au printemps 2001, j’eus par exemple un entretien avec un des membres du poste de la CIA à Paris (je crois bien que c’était au sujet des réseaux du GIA au Niger, mais bon) et il était manifeste que mon homologue de l’Empire s’intéressait tout autant à l‘objet de notre réunion qu’aux méthodes employées par mon service pour aboutir à ses conclusions et même à ma modeste personne. Tout est intéressant, tout est bon à prendre, tout peut être utile, tout est peut-être important. Et donc, on recueille, on classe, on stocke, on analyse.

Un service de renseignement est un écosystème fermé, qui scrute le monde extérieur, tente de comprendre ses ressorts secrets et d’y placer des sources tout en se gardant des menées exactement identiques de ses alliés. C’est pour cette raison que chaque structure sérieuse dispose en son sein d’un service de sécurité intérieure et d’une unité de contre-espionnage. Mieux, chaque jour, des services montent des opérations en commun contre des ennemis tout en se regardant du coin de l’œil. Quel est le vrai nom de Rachid, ce colonel si sympathique avec lequel on prépare une infiltration en Syrie depuis la Jordanie ? Et où donc a servi Mike, cet analyste civil qui arbore la chevalière d’Annapolis ? Et quel est le nom exact de l’université où Karen, cette redoutable analyste irlandaise, a fait ses études ?

Evidemment, tout cela demande de la souplesse, du pragmatisme, et il ne s’agit pas de s’effondrer en larmes quand on découvre que les services suédois ont piégé votre chambre d’hôtel et vous ont donc vu vous débattre pendant dix minutes avec l’absurde robinet de la douche de votre salle de bains. Et il ne s’agit pas non plus de paniquer quand un jeune diplomate britannique, parfaitement francophone, vous harponne dans un cocktail à Bruxelles et commence à tenter de vous faire raconter votre vie. On veut tout savoir, et on ne veut rien dire.

Quand je suis devenu fonctionnaire, une des premières choses qui m’a été dite a concerné la sécurité des communications. « Les Américains interceptent 100% des communications mondiales », nous a ainsi asséné un responsable, qui a ensuite décliné les mesures de sécurité qui s’imposaient. La domination impériale dans le domaine du SIGINT n’a jamais été sérieusement contestée que par les Soviétiques (qui étaient même meilleurs dans le domaine de la guerre électronique, m’a-t-on dit) et cette supériorité est désormais sans égale. Il nous raconta même comment un Premier ministre français qui venait d’arracher un colossal contrat en Amérique du Sud et en avait détaillé le contenu en téléphonant depuis son avion au-dessus de l’Atlantique avait été écouté par la NSA, qui avait transmis tout cela à qui de droit, conduisant à la perte du contrat…

Dans ses mémoires de DGSE (Au cœur du secret, Fayard, 1995), Claude Silberzahn révèle que 25% du budget du service était, de son temps, consacré au renseignement économique. Je ne vais évidemment pas entrer dans les détails, mais qui croit vraiment que ce budget était exclusivement consacré à des abonnements aux Echos et au Wall Street Journal ? Les gars, quand même, un peu de sérieux.

Le fait d’être des alliés politiques et militaires et d’entretenir des relations de confiance depuis des décennies, malgré des désaccords parfois profonds, n’empêche pas la compétition industrielle et économique. Inutile de regarder vers Londres ou Washington, puisque l’exemple de Berlin est aussi parlant. La France et l’Allemagne, autoproclamées moteur de l’Europe, coopèrent dans certains programmes majeurs mais se concurrencent sans pitié sur d’autres (avions de chasse, blindés, nucléaire civil, transport ferroviaire) et bien naïf serait celui qui croirait que les décisions des uns et des autres ne sont prises que sur des considérations techniques.

Qu’offre le concurrent ? En quoi son produit est-il meilleur ? De quels relais dispose-t-il au sein de l’appareil d’Etat ? Quelle est sa stratégie ? Pouvoir répondre à ces questions, c’est aider l’entreprise française, la soutenir, défendre des emplois et un savoir-faire technique parfois stratégique. Mais en France, aveuglés que nous sommes par notre capacité à construire de magnifiques raisonnements sans nous soucier de leur efficacité, enivrés par notre panache, cette expression qui transforme miraculeusement nos naufrages en posture esthétique, nous ne nous soucions guère de ces pratiques honteuses qui font qu’une crise peut s’achever par une victoire plutôt que par une nouvelle humiliation.

Je ne compte plus les négociations où la position française, défendue avec force par des esprits brillants, a été in fine balayée par la volonté moins raffinée mais plus solide de nos adversaires. Croire que le plus beau peut gagner sans se salir par la grâce de sa seule beauté est une attitude typique de notre beau pays. Et vient un jour où on doit envoyer 4.500 hommes au Sahel traquer et tuer des types que notre supposée supériorité morale n’a aucunement conduits à se rendre.

Le renseignement, comme la guerre, est affaire de volonté. Quels sont nos besoins ? Pour quelle politique ? Quels sont les risques à prendre ? Suis-je prêt à encaisser le choc d’une mission ratée ? Suis-je capable de gérer un succès spectaculaire ?

Je n’ai pas l’étourdissante puissance intellectuelle de certains des responsables politiques entendus encore récemment, mais il ne m’apparaît pas si étonnant que l’hyperpuissance américaine ait tout fait pour préserver son statut. Et si je ne saurais me réjouir de me savoir potentiellement écouté par un service étranger, je n’ai pas la stupéfiante candeur de m’étonner qu’une agence de renseignement, où qu’elle se trouve, fasse du renseignement.

Surtout, je ne commence pas à me ridiculiser en jouant les parangons de vertu quand le pays que je gouverne, certes péniblement, attribue chaque année à ses propres services de renseignement pas loin d’un milliard d’euros de budget et que je me félicite des succès d’Ariane quand la fusée européenne met sur orbite des satellites militaires. Je vais d’ailleurs vous confier un secret : cet argent ne sert pas à acheter des dosettes de café, et si ce satellite est militaire, ce n’est pas parce que les ingénieurs qui l’ont conçu portaient des rangers.

Tous les alliés s’espionnent, et ceux qui le découvrent aujourd’hui se disqualifient pour l’exercice du pouvoir. Certains dirigeants français sont connus dans les services aussi bien pour leur mépris du renseignement que pour leur mépris de ceux qui le pratiquent. Les mêmes vont amasser des secrets gênants sur tel ou tel rival, faire courir des bruits, pour ensuite donner des leçons de noblesse. Entre les cris de diva blessée d’un héraut de la révolution prolétarienne qui ne vole qu’en première, les déclarations d’une Jeanne d’Arc sur le retour qui défend l’indépendance de la France mais dont certains partisans idolâtrent ceux qui se sont battus sur le front de l’Est sous l’uniforme de leurs occupants et les leçons de morale d’élus écologistes prêts à toutes les bassesses et toutes les contradictions, aucune des réactions entendues n’a de valeur, et encore moins de portée.

L’idée même de vouloir accorder l’asile politique à Edward Snowden relève, par ailleurs, de la plus ahurissante confusion mentale. Snowden, en effet, n’est pas Léonard Peltier. Il n’a pas lutté toute sa vie contre un régime dictatorial, il n’est pas issu d’une communauté opprimée depuis des siècles, le pays qu’il fuit est une démocratie et il a sciemment trahi ses engagements pour des raisons qui ont plus à voir avec la notoriété qu’avec la défense de la justice.

Une fois de plus, et avec la constance dans l’erreur et l’ombrageuse médiocrité qui font le charme de notre classe politique (et de certaines de nos éminences), on se trompe de débat, et on pose les mauvaises questions. Tout cela n’est, comme toujours, qu’assaut d’impuissance, d’incompétence, de fausse candeur, ou même de vraie bêtise.

Le renseignement américain est tout puissant ? Très bien. Comment nous protégeons-nous ? Le renseignement américain est le plus puissant de l’Histoire ? Très bien. Avons-nous relevé le gant ? Le renseignement américain écoute nos ambassades ? Très bien. Mais qu’entend-il ? Le renseignement américain soutient les entreprises américaines ? Très bien. Que faisons-nous ? (Et inutile de me parler de la nouvelle direction du Quai, j’en ris encore). La question n’est pas de savoir comment on pourrait gagner plus de contrats, mais bien de comprendre par quel miracle on n’en perd pas plus. Bref.

Décidément très actif, Le Monde n’a pas raté son coup et s’est porté une nouvelle fois en tête de l’émotion nationale

Sans surprise, sa une du 2 juillet est donc d’un parfait ridicule, mais deux phrases de l’éditorial retiennent l’attention :

« Les Européens sont plus attachés à la protection des données privées que les Américains. Ils sont d’autant plus sensibles à cette agression commise par des services de renseignement d’un pays censé les protéger. »

Oui, chers amis, le quotidien de référence de notre beau pays est lucide, peut-être sous le coup de l’émotion. C’est donc bien l’Empire qui nous protège, et non plus nos faibles autorités, et les cris d’orfraie de nos dirigeants ne sont, finalement, que des démonstrations hypocrites qui ne peuvent cacher leur impuissance et leur dénuement. Ceux qui crient le plus fort se considèreraient-ils déjà (enfin !) comme des citoyens de l’Empire ? Auraient-ils déjà intégré la totale vacuité de leurs postures outragées ? On n’ose l’espérer.

« And I’m telling it to you straight/So you don’t have to hear it in another way » (« Annie, I’m not your Daddy », Kid Creole & The Coconuts »)

La stupeur ne cesse de croître alors que les révélations s’accumulent au sujet de la mystérieuse NSA impériale.

Animé par une authentique démarche citoyenne, mû par une révolte que l’on imagine aisément née d’une intense réflexion, Edward Snowden a donc courageusement révélé au monde, depuis comme frappé par la foudre, que la National Security Agency/Central Security Service n’était ni une coopérative agricole de l’Arkansas ni un club de pêcheurs de l’Aveyron mais bien une agence gouvernementale dont le directeur, le général Alexander, par ailleurs chef de l’ US Cyber Command, dépose régulièrement devant le Congrès. Faut-il, par ailleurs, rappeler que cette administration, objet de dizaines de livres, de milliers d’articles et même de quelques films depuis soixante ans, est un membre éminent de la communauté américaine du renseignement ?

Oui, le mot est lâché : renseignement. Espionnage, si vous préférez, puisque la mode n’est décidément pas à la subtilité. La NSA est ainsi  chargée de la collecte du renseignement électromagnétique (Signal Intelligence – SIGINT), à la fois au profit de la CIA et des autres agences gouvernementales américaines, et pour son propre compte. Si son budget, colossal, est secret, ses missions, elles, sont publiques et assumées, comme l’indique ce paragraphe, admirable de sobriété :

The National Security Agency/Central Security Service (NSA/CSS) leads the U.S. Government in cryptology that encompasses both Signals Intelligence (SIGINT) and Information Assurance (IA) products and services, and enables Computer Network Operations (CNO) in order to gain a decision advantage for the Nation and our allies under all circumstances.

Tout cela me semble d’une parfaite clarté, mais Edward Snowden pensait sans doute que les grands services techniques du monde se contentaient de pirater les fils de laine reliant les pots de yaourts ou d’abattre les pigeons voyageurs. On pourrait s’amuser de cette candeur si une telle médiocrité intellectuelle n’était érigée en vertu cardinale par une poignée de journalistes avides d’indignation facile et par quelques esprits un peu obtus, dont une députée socialiste que j’ai entendue pérorer la semaine dernière et dont le nom m’échappe présentement. Pas bien grave, j’en conviens.

Après la découverte récente de la capacité d’emport d’armes par des engins volants motorisés (on imagine à quel point ça aurait pu avoir un impact sur les opérations de la Second Guerre mondiale, ou, disons, au Vietnam ou dans le Golfe, mais passons), le faux scandale Prism (pour Planning Tool for Resource Integration, Synchronization, and Management) est donc la nouvelle illustration des percées conceptuelles dont se repaissent quelques uns de nos parlementaires et journalistes les plus influents. On a les révélations qu’on mérite.

Figurez-vous donc, chers amis, qu’il existerait des administrations, pudiquement qualifiées de spécialisées, chargées de surveiller l’étranger et de recueillir des renseignements en écoutant aux portes. Là aussi, il s’agit d’une première, qui ouvre de telles perspectives que j’en ai presque le vertige. On pourrait ainsi imaginer des fonctionnaires qui seraient chargés par leurs gouvernements respectifs de voler les secrets des voisins, de toutes les façons imaginables à la seule condition qu’ils ne se fassent pas prendre. Ils pourraient recourir au chantage, ou à la ruse, ou même à des actions franchement sales. Mon Dieu, cette idée est fascinante. Imaginez ce que les artistes pourraient en tirer comme œuvres. Tenez, un officier supérieur de la Royal Navy qui s’appellerait Jacques Action et qui lutterait contre des ennemis machiavéliques. Ou un écrivain qui prendrait pour pseudonyme Jean Le Parallélépipède. Fascinant, mais ne nous égarons pas.

Le monde des esprits d’avant-garde – mais pas que lui, nous y reviendrons – a immédiatement pris la défense d’Edward Snowden, l’employé modèle de Booz Allen & Hamilton qui a livré les secrets de la NSA à Glenn Greenwald, le petit surdoué du Guardian. Sans attendre, on nous a servi la légende dorée du whistleblower épris de justice et de liberté, prêt à tout sacrifier pour servir la démocratie.

Toujours en pointe (et non « En pointe, toujours », que l’on réservera à des gars d’une autre trempe), Le Monde y est allé, à son tour, de ses unes tapageuses et de ses schémas accusateurs. On a ainsi découvert que la NSA écoutait la planète entière, collectait avec une admirable rigueur des quantités inimaginables de données qui étaient ensuite stockées et exploitées. Je dis « on a découvert », mais je plaisante, puisque, comme je l’écrivais plus haut, cette mission n’a rien de secret et qu’elle est, par ailleurs, dénoncée de longue date par certains. J’ai ainsi retrouvé dans ma bibliothèque ce dispensable petit ouvrage de Duncan Campbell, Surveillance électronique planétaire (2000, Editions Allia, 169 pages) acheté dans un moment d’égarement à La Boucherie, ma librairie préférée.  Pour tout dire, la littérature consacrée à ce sujet est pléthorique, mais encore faudrait-il que nos experts autoproclamés la lisent au lieu de s’étonner de la présence d’étoiles dans le ciel ou d’eau dans les rivières.

La puissance de la NSA, à la mesure de la puissance de l’Empire et du poids de la communauté américaine du renseignement, est critiquée depuis longtemps. Récemment, encore, des articles parfaitement documentés, comme, par exemple, en 2006 ou 2012, ont largement exposé l’ampleur du programme d’espionnage technique mené par ce service. Un point, hélas, semble avoir échappé à nos commentateurs : l’écrasante majorité des activités de la NSA sont légales et décrites aux commissions spécialisées du Congrès, comme c’est parfaitement exposé ici. On trouve même sur Internet quantité de documents officiels, et force est de constater que la dictature impériale décrite par certains élus souverainistes français est bien plus transparente que l’admirable démocratie gauloise.

La surveillance du territoire impérial lui même a, par ailleurs, été validée à plusieurs reprises par des tribunaux secrets (et le mot important est « tribunaux »). Les défauts des Etats-Unis sont nombreux, mais la justice y est sourcilleuse, voire ombrageuse, et la question des droits individuels y est bien plus sensible que dans la France jacobine. On peut donc raisonnablement penser que l’affaire, comme à Londres, a été soigneusement pesée. Quant à la surveillance électronique des intérêts étrangers (communications téléphoniques, satellites, câbles sous-marins, e-mails, navigation sur Internet, etc.), elle relève de la mission intrinsèque de tout service de renseignement extérieur. Je peux éventuellement comprendre que cela vous gêne, mais ça fait partie du job. Comment, en effet, croyez-vous donc que les services de renseignement travaillent ? N’avez-vous jamais fait le lien entre ce que vous lisez et la réalité ? Non ? C’est bien dommage.

Connaissez-vous la différence entre information ouverte et renseignement ? Faut-il vous renvoyer à l’abondante littérature sur ce point, proprement fondamental ?

La compréhension du monde et la possession des secrets de l’autre sont indispensables à la conduite d’une politique étrangère sérieuse. L’état du monde rend cette règle, intangible, plus pertinente que jamais, et tous les moyens – ou presque – sont bons. Chaque jour, des fonctionnaires de la République, civils ou militaires, hommes ou femmes, écoutent des conversations, regardent par les trous de serrure, incitent des citoyens étrangers à trahir (quand ils ne les y contraignent pas) et préparent ce que nos plus hauts responsables nomment pudiquement des « opérations d’entrave », dont je vous laisse deviner l’issue quand elles réussissent.

La règle est simple à comprendre, à défaut d’être simple à respecter : ne pas se faire prendre. En France, la loi française s’applique. A l’étranger aussi, mais seulement si l’infraction est constatée… Les services impériaux ne sont ni pires ni meilleurs que leurs homologues occidentaux, ils accomplissent tant bien que mal les missions qui leur ont été confiées par un pouvoir démocratiquement élu. Lorsque les forces spéciales françaises ont tenté de libérer, en janvier dernier, notre otage en Somalie, les moyens techniques de la DGSE et de ses alliés ont été mis à contribution. Lorsque le Président a décidé d’engager plusieurs milliers de nos soldats au Mali, il l’a fait sur la base d’analyses réalisées grâce à des années de surveillance électronique des membres d’AQMI. Personne, alors, ne semble s’être interrogé sur la pertinence des méthodes d’acquisition du renseignement. Quand les Etats-Unis ou la Chine espionnent le monde pour leur sécurité et leurs intérêts, c’est mal. Quand la France le fait, pour les mêmes raisons, c’est admirable.

Quelle est donc la vraie question posée par Prism ? S’agit-il de légalité ? Non. S’agit-il d’efficacité ? Peut-être en partie. La question posée, à mon sens, est surtout celle de la morale. La défense de l’Etat et du peuple, quelle que soit la méthode, est-elle systématiquement morale ? La question est vaste, bien au-delà de mes capacités de raisonnement, et je la laisse à qui se sent de taille, mais nous pourrions, également, nous attarder sur la cohérence des imprécateurs.

Occidentaux, riches, nous sommes connectés à Internet, nous postons sur Facebook les photos de nos enfants et signalons les articles que nous venons de lire, nous laissons nos amis connaître nos goûts musicaux via Deezer, nous lançons des remarques sur Twitter, nous gérons nos finances en ligne, nous consultons chaque jour des centaines de pages qui, toutes, gardent une trace de notre passage. Vous pouvez vous lamenter, mais il s’agit d’une étape sur laquelle il est déjà impossible de revenir.

Certaines évolutions sont, en effet, irréversibles, et Internet en est une, majeure, au même titre que l’invention de l’écriture ou celle de la roue. Les données que nous laissons dans notre sillage sont à la disposition de qui veut les recueillir et les analyser, et je ne vois, pour ma part, aucun moyen de m’opposer aux menées des services russes, chinois, indiens, américains ou syriens s’ils décident de dresser mon portrait numérique. Internet nous expose, et de même qu’il ne faut pas venir geindre si, nu à la fenêtre, nous sommes surpris par les voisins, il ne faut pas s’étonner que notre comportement sur la Toile soit visible et, le cas échéant, scruté.

Ainsi, nos sociétés, avides de sécurité maximale, promptes à jeter des stocks de nourriture au moindre doute, incapables d’admettre que le risque et l’aléatoire existent, sont toujours plus exigeantes à l’égard de l’Etat et des services, contraints d’être techniquement imparables et politiquement irréprochables. Vous voulez la sécurité mais vous n’êtes pas prêts à en payer le prix, et, plus grave, you can’t handle the truth de votre confort. Cette incohérence relève presque de la confusion mentale, alors que l’imposture et l’inconséquence de Julian Assange sont devenus les critères moraux d’une poignée de révolutionnaires à la réjouissante ignorance et à la délicieuse naïveté.

Les Occidentaux veulent donc être protégés, mais ils ne veulent surtout pas savoir ni comment ni à quel prix ni par qui. Evidemment, les gigantesques structures administratives et industrielles nées de ce désir peuvent déraper, mais les systèmes démocratiques sont capables, parfois dans la douleur, de les contrer et de les remettre sur le droit chemin. Où est, d’ailleurs, la frontière entre votre liberté et votre sécurité ? Où placez-vous le curseur ? A dire vrai, s’agissant de Prism comme d’autres programmes occidentaux (chut !), votre liberté est tellement menacée que vous ne vous seriez rendu compte de rien sans Snowden… Laissez-moi rire.

Aux Etats-Unis, Snowden, le Neo du pauvre, n’est pas seulement vu comme le héros qui s’est sacrifié pour le bien de la collectivité. Les critiques ne manquent pas, à dire vrai. Ceux qui s’émeuvent aujourd’hui sont ceux qui s’émouvaient hier, et on peut que saluer leur constance. Dans l’Administration, en revanche, la consternation est palpable et on sent Barack Obama gêné aux entournures. Si les Américains, dans leur majorité, approuvent Prism et les autres programmes, les difficultés sont avant tout politiques, diplomatiques et techniques. Politiques, car l’opposition républicaine ne se prive pas de critiquer l’Empereur en raison de son silence et de sa prudence (pourtant caractéristique). Diplomatiques, car la Chine, puis d’autres, s’est émue de cette insupportable (rpt : insupportable) campagne de renseignement menée par les services américains. Techniques, car Edward Snowden, farouchement attaché à la sécurité de son pays, a livré des informations sensibles exposant les capacités des services américains dans une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de David Shayler en 1997. Il y a des pelotons qui se perdent.

Sans la moindre ambiguïté, Edward Snowden n’est pas un lanceur d’alerte. S’il a bien risqué sa vie (pas assez, hélas), il ne ne s’est aucunement opposé à sa hiérarchie pour révéler des risques industriels, dénoncer des collusions entre l’administration et des entreprises, ou exposer la corruption d’un système. Il a, au contraire, choisi de dévoiler un programme secret validé par la justice et le parlement de son pays, pour des motivations aussi mystérieuses que douteuses. Loin d’être de la calomnie, les derniers éléments publiés par la presse américaine confirment l’idée d’une démarche réfléchie, qui a tout à voir avec la trahison et le sabotage et bien peu avec la défense d’idéaux.

Le brave garçon, d’ailleurs, a su se garantir le soutien d’Etats engagés de longue date dans la défense intransigeante de la liberté, comme la glorieuse Russie, la puissante Chine ou le riant Equateur. On voit réapparaître là les belles lignes de fracture que seuls les idiots croyaient disparues après la chute de l’URSS, et la résurgence de ce camp tiers-mondiste pas tellement plus glorieux que le nôtre. Et qui célèbre le courage et la grandeur d’âme d’Edward Snowden, sinon les nostalgiques de la grandeur soviétique, comme Jean-Luc Mélenchon, el lider minimo, les antiaméricains obsessionnels de l’extrême-droite et les nationalistes largement soutenus par les services russes ou iraniens ? Il va être difficile de nous faire croire à l’attachement sincère de M. Poutine à la liberté d’expression…

Evoquer, comme le font certains, un délire ultra sécuritaire depuis le 11 septembre 2001 relève de la plus réjouissante ignorance de la façon dont les Etats-Unis envisagent leur sécurité intérieure. La lecture de quelques classiques de la littérature sur le renseignement, en particulier lors de la Guerre froide et de la lutte, jamais interrompue, entre services occidentaux et russes, leur aurait permis d’éviter les lieux communs. La surveillance des moyens de communication est aussi vieille que leur développement, et les moyens s’adaptent. L’entrée dans l’ère du numérique de masse (traitement et stockage des données) était inéluctable, et je peux vous dire qu’en 1999 mes petits camarades et moi étions déjà comme des enfants dans une confiserie alors que nous traquions les fâcheux du GSPC au Niger. Et nous n’avions ni le temps ni l’envie d’écouter les conversations des quidams dont la valise Inmarsat avait été captée, selon un terme désormais consacré, « par inadvertance ».

Je laisse le soin aux spécialistes de débattre des possibilités techniques de lutter à titre individuel contre la puissance de la NSA et des autres Senior SIGINT, comme on dit dans certains milieux. Il me paraît, évidemment, essentiel de disposer de garanties du législateur et d’une capacité de contrôle permanente, deux éléments manifestement offerts par le système américain et qui nous font cruellement défaut en France. Soit dit en passant, les 5e rencontres parlementaires de la sécurité nationale, organisées le 19 juin dernier, ont bien mis en évidence, sans doute involontairement, à quel point les députés s’intéressant au renseignement n’y entendaient rien, étaient naturellement incapables de l’admettre et ne faisaient tout ça que pour des maroquins (et je ne vous parle même pas de certains membres de la Cour des Comptes, incroyablement lamentables). Le décalage avec les responsables des services, intérieurs et extérieurs, était stupéfiant et assez effrayant. Tous ces gens inspirent notre politique de défense, ne l’oublions pas…

Je ne suis cependant ni juriste ni spécialiste du cyber, et je préfère m’interroger, pour conclure, sur les orientations de la présidence Obama. Le programme Prism confirme que la politique sécuritaire américaine suivie depuis le 11 septembre n’a pas été profondément modifiée malgré l’élection d’un démocrate à la suite d’un républicain. Barack Obama sera sans doute jugé par l’Histoire comme un isolationniste, mais ce serait oublier que George Bush Jr. l’était également et qu’il ne s’est engagé dans deux guerres régionales et une campagne anti terroriste mondiale que sous la pression des événements – ce qui ne le dédouane en rien, mais là n’est pas la question.

Face à deux impasses, le président Obama a décidé de deux retraits, et il a donc acté deux défaites, en Irak et en Afghanistan. Il est ainsi revenu à une posture que l’épisode des attentats de septembre 2001 avaient entamée, mais pas durablement effacée. Face à Al Qaïda et aux réseaux jihadistes mondiaux, l’actuel empereur a, revanche, choisi d’alourdir les options de son prédécesseur, avec une certain efficacité tactique, d’ailleurs. Drones, forces spéciales, cyber traque, les ressources les plus avancées de l’arsenal sont employées afin de gérer une menace à laquelle on ne trouve pas de réponse durable.

Profondément différent de son prédécesseur, auquel il n’a cessé de s’opposer, le président Obama mène une politique presque similaire – à l’exception, finalement anecdotique, de Guantanamo. La question est désormais de savoir si les événements, les enjeux et les menaces exercent une telle pression qu’ils imposent à deux hommes très différents de mener la même politique ? Il est également permis de s’interroger sur l’inertie de la communauté américaine du renseignement, peut-être en passe de devenir une nouvelle forme du complexe militaro-industriel dénoncé en son temps par le président Eisenhower.

Reste que l’indignation actuelle est étonnante par bien des aspects.

Par sa naïveté et son ignorance, d’abord. Les indignés sont décidément de pauvres créatures fragiles qui ont la pénible tendance à geindre avant de prendre du recul. On ne les refera pas.

Par ses biais, ensuite. Le programme Prism et tous ses avatars sont-il plus inquiétants, choquants et menaçants que les actions que les services chinois réalisent contre le reste du monde ? Alors qu’on en est déjà à redouter une hypothétique passerelle entre la NSA et les grandes entreprises américaines à des fins commerciales, la Chine pille avec une constance qui force l’admiration l’ensemble de nos fleurons industriels, y compris ceux vendent de la sécurité ou qui détiennent les plus secrets de nos secrets. En Chine ou en Russie, nul tribunal n’est associé à la surveillance des opposants et personne ne rend de compte quand un bloggueur a un accident bête ou disparaît à la suite d’un article un peu incisif.

Par ses lacunes, enfin. Qui croit vraiment que la NSA ne s’intéresse qu’au jihad ? Et le contre-espionnage (une discipline pleine d’avenir) ? Et la contre-criminalité ? Et le renseignement politique ? Ceux qui pointent le faible (mais qu’en savent-ils, d’abord ?) de la NSA à la luttre contre Al Qaïda ignorent manifestement qu’il existe des milliers d’ambassades à écouter, des dizaines de milliers de téléphones diplomatiques à intercepter, des centaines de codes à casser et de chiffres à déchiffrer.

On doit bien rire, en ce moment, à la Loubianka, pendant que les intellectuels occidentaux, plus déconnectés que jamais, conspuent avec un délicieux frisson lié à la transgression la puissance à peine ébranlée de l’Empire.