Les jihadistes ont le sens de la fête et du partage. Après s’en être pris aux chrétiens d’Irak le 31 octobre dernier en attaquant la cathédrale de Bagdad (51 morts, plus de 60 blessés), nos turbulents barbus viennent de réaliser un nouveau carnage à Alexandrie. Un attentat-suicide, commis contre une église de la ville, le 1er janvier, a causé la mort de 23 coptes et en blessé près de 80.
Cette nouvelle horreur a suscité quelques commentaires que je vais tenter de contredire.
1/ Non, cet attentat n’est pas un échec opérationnel.
Loin, en effet d’atteindre les bilans ahurissants auxquels les jihadistes nous ont habitués en Irak ou au Pakistan, l’attaque d’Alexandrie constitue l’attentat le plus meurtrier jamais commis dans une grande ville égyptienne. Evidemment, les plus rigoureux d’entre vous gardent en mémoire les attentats de Louxor (17 novembre 1997 : 62 morts), du Taba et Ras Chetan (7 octobre 2004 : 32 morts) et surtout de Charm El Cheikh (23 juillet 2005 : 88 morts), et ils ont bien raison, mais ils notent également que ces opérations, réalisées par la Gama’a Islamiya ou par Al Qaïda, ont touché des sites touristiques, par essence vulnérables.
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Quand on connaît la protection pointilleuse dont bénéficient, parfois à leur corps défendant, les coptes d’Egypte de la part du régime, on ne peut que souligner le macabre succès des planificateurs de l’attentat du 1er janvier dernier. Par ailleurs, juger de la qualité de cet attentat en rappelant qu’Al Qaïda utilise systématiquement une double charge est une ineptie. Les jihadistes font ce que leur permet l’environnement de l’objectif, et la méthode libanaise est loin d’être utilisée à chaque fois. Il suffit pour s’en convaincre d’observer ce qui se pratique au Pakistan ou au Maghreb.
2/ Non (mille fois non !), cet attentat n’est pas une aubaine pour le régime
Véritable maladie, la conspirationnite touche souvent les esprits faibles, prompts à avancer des explications simplistes à des événements complexes. Cette médiocrité, qui révèle le plus souvent une parfaite ignorance des ressorts historiques et une incompréhension manifeste des phénomènes observés, conduit à la diffusion de commentaires parfaitement idiots.
Comment, en effet, peut-on affirmer que le pouvoir égyptien va tirer profit du carnage du 1er janvier ? Listons ensemble les raisons.
Aucun Etat souverain, qui plus est soumis depuis 30 ans à l’activisme de radicaux religieux, ne peut tirer profit d’un tel échec de ses services de sécurité et d’un tel désaveu de ses annonces régulières (« il n’y a pas de menace », pour reprendre la forte pensée d’un colonel corse que j’ai beaucoup fréquenté). Loin de pouvoir profiter de cet attentat, Le Caire se trouve désormais soumis à une très forte pression de la part de ses partenaires occidentaux, et en particulier de l’Empire, un allié exigeant qui se sent, pour plusieurs raisons – dont au moins une est évidente – responsable du sort des chrétiens d’Orient.
Outre la révélation brutale des vulnérabilités égyptiennes, les terroristes ont réussi à démentir, et de quelle façon ! le dogme du régime qui veut que 1/ le pays n’abrite pas de terroristes 2/ qu’il est à l’abri du jihadisme qui frappe partout dans la région et surtout 3/ qu’il n’y a pas de lien entre le terrorisme et la religion.
Le grand trouble dans la Force que les autorités ont ressenti samedi soir a été dévoilé par les rapides déclarations du Raïs. Celui-ci n’a, comme d’habitude, pas hésité à évoquer une responsabilité étrangère, mais sans exclure l’implication d’un citoyen égyptien (nous allons y revenir). Les habitués de l’appareil sécuritaire égyptien, dont j’ai été dans une vie précédente, ne manqueront pas de souligner l’inflexion du discours officiel.
Avant, les terroristes de la Gama’a, du Jihad Islamique ou d’Al Qaïda étaient systématiquement qualifiés de « fous » et d’« extrémistes ». Extrémistes de quoi ? Mystère, car les autorités politiques et religieuses égyptiennes niaient farouchement les origines et/ou motivations religieuses des actes de terreur. Les conduire à reconnaître qu’il s’agissait peut-être, à la réflexion, de musulmans déviants mettant en pratique une interprétation erronée de l’islam relevait de l’exploit. Au pays de l’orthodoxie sunnite, incarnée par l’université Al Azhar, envisager qu’une lecture radicale de l’islam puisse conduire à de telles horreurs était impensable. Ce dogme était même repris par l’homme de la rue, prompt, lui aussi, à voir des complots – et non des nains – partout. En 2005, après les attentats dans le Sinaï, un brave homme interrogé par un journaliste avait affirmé avec l’aplomb des esprits faibles ou endormis que ces attaques ne pouvaient être que l’œuvre d’Israël, puisque « jamais un musulman ne ferait ça. » La belle excuse.
Désormais, l’Egypte, qui pensait comme l’Algérie avoir éradiqué la menace jihadiste sur son sol sans avoir réglé un seul de ses problèmes politiques, économiques, sociaux (Heureux les pauvres d’esprit car le Royaume des Cieux est à eux, Mathieu, 5.3) doit admettre que les attentats commis sur son sol, et il y en a eu plusieurs au Caire depuis quelques années, ne sont pas le fait de malades mentaux mais de terroristes censés. Car l’attaque d’Alexandrie n’est pas le fruit du hasard.
3/ Les coptes ont été frappés en raison de leur vulnérabilité, les objectifs occidentaux en Egypte sont trop bien défendus.
Une fois de plus, on touche au sublime. Comme je l’écrivais plus haut, l’attentat d’Alexandrie appuie là où ça fait mal. La communauté copte subit depuis des décennies des attaques de la part de jihadistes mais aussi de citoyens comme les autres, sensibles aux rumeurs les plus idiotes. Ainsi, les membres de l’Etat islamique d’Irak, plus connu sous le nom d’Al Qaïda en Irak, avaient réclamé, après la prise d’otages dans la cathédrale de Bagdad d’octobre dernier, la « libération de deux femmes converties à l’islam et retenues par des coptes » (il faudra penser à relire La rumeur d’Orléans, à l’occasion). Dans les années 90, les incidents étaient réguliers en Haute-Egypte et la tension n’a jamais vraiment disparu.
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Comptable de la sécurité de TOUS ses citoyens, le régime égyptien n’a jamais compté ses efforts pour protéger les coptes, et ceux qui connaissent Le Caire pourront en témoigner. L’attaque d’Alexandrie a donc délibérément choisi de fragiliser le pouvoir en exacerbant les tensions entre les communautés. Rien de plus facile que de frapper au Caire, à Alexandrie ou sur les rivages de la Mer Rouge des sites touristiques, très fréquentés par les Occidentaux au moment de Noël. Le quartier copte du Vieux Caire, qui abrite la synagogue Ben Ezra et l’Eglise suspendue, deux lieux porteurs d’une histoire millénaire, est plus protégé que bien des ministères européens, et il se trouve à quelques pas de la mosquée Ibn Touloun, le plus ancien bâtiment islamique d’Egypte. Autant vous dire que la zone est assez fortement protégée et qu’à moins de disposer des effectifs des réseaux saoudiens ou yéménites (et de leurs moyens), les terroristes ne pouvaient que choisir Alexandrie.
Alors, qu’en conclure ? Les premiers éléments transmis par les autorités démentent la piste de la voiture piégée et accréditent la présence d’un kamikaze. Le Ministre de l’Intérieur a d’ailleurs, il y a quelques heures, révélé que ce-dernier pourrait bien être d’origine pakistanaise. Dans ce cas, cet attentat serait la première opération menée par des jihadistes étrangers en Egypte, et le coup serait encore plus rude pour le pouvoir et ses services. S’il devait être démontré que cette opération a été menée par les réseaux d’Al Qaïda en Irak, à la suite des appels lancés lors de l’attaque de la cathédrale de Bagdad, nous aurions la démonstration que le mouvement jihadiste irakien, qui a subi d’importantes pertes depuis 2006, a repris des forces et qu’il se montre à nouveau capable d’exporter sa violence (Istanbul les 15 et 10 novembre 2003 : 58 morts ; Amman le 9 décembre 2005 : 57 morts).
Il faut enfin se souvenir que l’ossature d’Al Qaïda est égyptienne et que les trois adjoints successifs d’Oussama Ben Laden étaient issus de la Gama’a ou du Jihad. La prise de contrôle par Ayman Al Zawahiry de l’organisation, après la disparition d’OBL, a naturellement pesé sur sa stratégie – comme je l’écrivais ici il y a près d’un an, ou même là en 2009. Après AQPA qui innove dans ses modes opératoires comme dans le choix de ses objectifs, après le TTP qui recrute aux Etats-Unis, après les Shebab qui frappent en Ouganda, voilà peut-être l’irruption d’AQI dans cette nouvelle dimension du jihad mondial. Intellectuellement, c’est fascinant. Opérationnellement, c’est un cauchemar.
Un mot, pour finir, de la polémique, si révélatrice, entre le Pape Benoît XVI et le grand imam d’Al Azhar, Ahmed Al Tayyeb. Appelant à la défense des chrétiens, le pape, qui s’exprimait avant l’attentat d’Alexandrie, a été violemment accusé d’ingérence dans les affaires intérieures égyptiennes par Ahmed Al Tayyeb. Plus curieux encore, la plus haute autorité intellectuelle de l’islam sunnite a répondu « Je ne suis pas d’accord avec le point de vue du pape, et je demande pourquoi il n’a pas appelé à la protection des musulmans quand ils se faisaient tuer en Irak ? ». Cette remarque est particulièrement intéressante, et prend un relief particulier alors que la tension monte en Europe sur l’échec, réel ou ressenti, de l’intégration des populations musulmanes dans la plupart des pays de l’UE (cf. le récent sondage sur la France et l’Allemagne, disponible ici).
Jusqu’à preuve du contraire, la communauté majoritaire dans un pays doit assurer la protection des communautés minoritaires, tandis que celles-ci doivent accepter les règles de vie de la majorité. Ce principe de tolérance réciproque étant établi, il convient ensuite, au cas par cas, de trouver des aménagements, mais sans jamais ni opprimer la minorité ni déshabiller la majorité. Si des excès sont commis, on en arrive rapidement à expulser les Roms (je dis ça, je dis rien) tandis que des institutions comme l’Union européenne en viennent à imprimer des agendas dans lesquels figurent toutes les fêtes religieuses possibles, à l’exception des fêtes chrétiennes. On pourrait également évoquer la dictature des plats hallal proposés à l’exception de tous les autres ou les demandes d’horaires aménagés pour que les femmes puissent aller à la piscine sans croiser d’hommes.
Réclamés par une minorité, ces compromis avec les us et coutumes du pays d’accueil sont douloureusement ressentis par des populations européennes déboussolées et de plus en plus persuadées – peut-être à raison – que l’Occident post-moderne a presque honte de son histoire et de son identité. Et ces petites faiblesses, ces renoncements, ces accommodements sont récupérés par l’extrême-droite, comme le soulignait récemment Caroline Fourest sur France-Culture, alors que nos dirigeants devraient être capables de présenter une amicale mais solide fermeté aux demandes d’exceptions. La situation devient franchement insupportable quand ceux qui réclament en Occident des passe-droits dénoncent avec force le supposé prosélytisme d’expatriés découverts en possession de deux exemplaires de la Bible. Le principe de réciprocité est, je l’ai déjà écrit, fondamental si l’on veut éviter les réactions brutales.
En se demandant pourquoi le pape n’avait pas appelé à la protection des musulmans d’Irak, Ahmed Al Tayyeb a oublié deux petits détails : en Irak, le Vatican a toujours condamné les violences, peu importe qui en étaient les auteurs. Et surtout, en Irak, les musulmans (en majorité chi’ites, puis sunnites) sont majoritaires…