Nous, les corps, on les fournit. On ne les évacue pas. Compris ?

Il faut saluer, une fois de plus, le goût très sûr des Editions Gallmeister, précieuses vigies qui scrutent la littérature américaine et nous font découvrir régulièrement des auteurs essentiels, passés ou actuels. C’est ainsi grâce à elles que le public français peut aujourd’hui lire le premier livre de Phil Klay, Fin de mission (2015, 308 pages), consacré à la vie et aux combats des Marines en Irak pendant la Troisième guerre du Golfe.

Publié aux Etats-Unis au mois de mars 2014 après avoir figuré en 2013 dans un ouvrage collectif consacré aux guerres d’Afghanistan et d’Irak, Fire and forget, Redeployment, qui se présente comme un recueil de nouvelles, a immédiatement été salué par la critique et a remporté le National Book Award dans la catégorie fiction. Ce succès n’a rien d’immérité tant l’écriture de Phil Klay impressionne par sa maîtrise, sa sobriété et sa précision.

Fire and forget Redeployment

Parfaitement traduites par François Happe, les douze nouvelles du livre, toutes écrites à la première personne, présentent chacune un aspect de l’engagement américain en Irak après l’invasion de 2003. On y côtoie ainsi une unité de combat en opération, on y roule sur un IED, on y écrit des demandes de décorations pour des héros morts, on y boit, on y cherche des gagneuses ou des amantes d’un soir, on y médite sur les enfants tués, on s’y confronte aux logiques administratives d’une armée aussi lourde qu’elle est puissante, on y mène des actions civilo-militaires (ou on essaye d’en mener), on y fait la guerre pour payer ses études, et on s’y confronte au ressentiment de ses concitoyens (remarquable « Opération d’influence »).

Le livre, pourtant, ne s’intéresse pas réellement aux causes de la guerre, à ses partisans ou à ses opposants. S’il est politique, c’est en raison du regard qu’il porte sur les combattants américains et sur leurs concitoyens restés au pays, jeunes filles séduites par l’uniforme, et il n’est tendre ni avec les vieilles badernes en treillis ni avec les activistes pacifistes sans décence. Certaines nouvelles prennent aux tripes, quand d’autres font rire, mais toutes abordent un aspect de cette guerre. Le sentiment qui naît, une fois de plus, est que rien, décidément, n’y avait été pensé une fois la conquête achevée.

Témoignage précieux d’un homme, lui-même ancien Marine ayant passé un an dans la province d’Anbar, Fin de mission impressionne par la maturité de son propos. Le spectre du Vietnam n’est pas loin, autre projection d’une puissance ahurissante au service d’une guerre devenue sans objet, et Phil Klay verse une contribution notable à l’imposante littérature consacrée par les soldats américains aux guerres qu’ils ont faites.

Fin de mission

Un livre à lire, assurément, et qui sera aussi utile aux historiens.

Des gens vont mourir. C’est les statistiques.

Des tragédies naissent souvent de grandes oeuvres d’art. L’invasion de l’Irak par l’Empire et ses alliés a ainsi entraîné pléthore de livres, films ou séries TV, parfois remarquables, parfois médiocres.

Le premier roman de Kevin Powers, Yellow Birds (2013, Stock) appartient sans ambiguïté à la première catégorie, même s’il semble exagéré de crier au chef d’oeuvre.

En un peu plus de 200 pages, l’auteur y conte, dans une langue lumineuse parfaitement restituée par Emmanuelle et Philippe Aronson, la série d’événements qui a marqué à jamais le narrateur. Sans effet de manche, Powers passe ainsi de  l’Amérique profonde à l’Irak, de l’ennui d’une vie à la campagne à la guérilla urbaine dans les rues d’Al Tafar.

Le début du texte, pour tout dire, est plutôt intrigant. On y voit une section engagée dans un combat contre un ennemi inévitablement invisible, et on sent bien que les personnages comprennent à peine mieux ce qu’ils vivent que le lecteur. Snipers, mortiers, morts idiotes, peur, l’absurdité d’un combat déjà perdu est parfaitement rendue. Ce qui frappe, en effet, chez Kevin Powers, est cette capacité à capter les atmosphères, à restituer l’angoisse ou la nostalgie, et son style s’affermit progressivement jusqu’à donner quelques passages véritablement superbes, à la fois très écrits et très personnels.

On perçoit, cependant, assez vite dans le récit que quelque chose s’est (mal) passé, et que le livre ne sera pas une chronique des combats pour Al Tafar. A dire vrai, il est même tout autre chose, devenant progressivement très intime. La peine du narrateur est même, parfois, palpable.

Kevin Powers, qui livre ici un texte d’une infinie tristesse, décrit le gâchis, le chaos, la mort qui frappe aveuglément. Il ne nous cache rien des attentats, des cadavres déchiquetés, des dépouilles de chiens transformées en IED, de la chaleur et de la poussière. Il ne s’attarde pas sur les combats, mais on sent que sa section d’infanterie, loin d’être un band of brothers, est plutôt un petit groupe de soldats que rien n’unit vraiment si ce n’est la peur et l’incompréhension. Le sergent Sterling, à peine plus vieux que ses soldats, est déjà un vétéran, froid, isolé en lui-même.

Yellow birds n’est pas un exercice de style, mais la forme ajoute du sens au fond. En choisissant un récit éclaté, en optant pour une écriture qui capte mais ne décrit pas, Kevin Powers livre un texte qu’on a l’impression de lire dans le brouillard, comme si nos sens étaient altérés. Ce sentiment de décalage, d’étrangeté, ne quitte ni le lecteur ni le narrateur, qu’il soit chez lui, dans un bordel en Allemagne ou dans sa base en Irak.

Nous traversâmes la ville ; des vallées de béton et de briques criblées de balles dans lesquelles brûlaient encore des voiture délabrées, comme si nous observions la destruction plutôt que la répandre nous-mêmes. (P. 139)

Aucun jugement n’est asséné, mais l’image de ces soldats, suréquipés, appuyés par de terrifiantes machines de guerre, renvoie au Vietnam. Comme prévu, dans l’imaginaire occidental le sable du désert a remplacé la jungle et les treillis ont changé de couleurs. On pense aux aînés de Kevin Powers, à commencer par Tim O’Brien, évidemment, mais on pense surtout à Tobias Wolff et à son magistral Dans l’armée de Pharaon (1994, Plon), ou à Stewart O’Nan et son remarquable Le nom des morts (1999, Editions de l’Olivier)

 

Sur une autre guerre perdue de l’Empire, Kevin Powers a écrit un vrai texte littéraire dont le souvenir ne s’estompe pas facilement.