L’hypothétique métamorphose des cloportes

Quand même, à quoi ça tient, quand on y pense. On naît, on vit, on trépasse, aurait ajouté le regretté Paul Volfoni, frère de l’autre. Voilà un colonel qui plantait sa tente dans les jardins de l’hôtel Marigny, qui nous promettait des contrats mirobolants (« Et vous me mettrez une centaine de Morane Saulnier MS-406 avec mes 250 chars Renault FT-17 et mes cinq Caravelle ») et qui transformait la bondissante Rama Yade en carpette – preuve qu’on peut faire croire qu’on a un cerveau, des principes et de l’amour propre mais qu’au bout du compte on ne vaut pas mieux que les autres. Sinon, c’était comment, l’UNESCO ?

Bref, on dira ce qu’on veut, mais la chute de Kadhafi, malgré le brushing de BHL (et son anglais de pacotille), le manque de bombes et les livraisons d’armes à AQMI, pardon, aux insurgés, est une excellente nouvelle. Après la fuite de l’épicier Ben Ali et sa bande de souteneurs, après la chute de Pharaon, l’homme que l’on juge dans son sarcophage, voilà un homme qui fait mine de se battre dans son bunker de luxe. Tout le monde ne peut pas avoir la grandeur d’âme de Salavador Allende ou l’éclair de lucidité d’Adolf Hitler et se flinguer en grand uniforme.

Après avoir accusé Al Qaïda ET appelé au jihad, après avoir traité ses opposants de rats ET avoir proposé des négociations sans condition, le colonel le plus célèbre du monde arabe fuit comme un tyran ubuesque. On n’y croyait presque plus, soit dit en passant. Avant cette victoire, le printemps arabe ressemblait à une vaste boucherie, de la riante Syrie au vert Yémen. Avec la chute du régime libyen, les peuples arabes accrochent un 3e scalp et transforment leur printemps en année. A quand Assad ? demande-t-on à Beyrouth ? Mystère.

Abattre Kadhafi n’a pas été si difficile – que les morts au combat me pardonnent, abattre Bachar El Assad, l’ex-gendre idéal qu’évoquait ELLE il y a quelques mois (« son épouse est si élégante »), sera bien plus difficile.

Le système Ben Ali était mourant, le système Moubarak malade, le système Kadhafi à l’image de son maître, foutraque. Le système Assad a l’air de tenir, grâce à l’amical soutien de l’Iran et les subtiles pressions du Hezbollah au Liban. Il faut dire que le Parti de Dieu, en toute modestie, a une façon très personnelle de gérer les désaccords inhérents au jeu démocratique (démocra quoi ?). Demandez donc aux parlementaires et journalistes sunnites, enfin, ceux qui ont survécu, et aux opposants à Damas. La Syrie tient le choc parce qu’elle tient le Liban et que l’Iran la tient. Sans Téhéran, les choses seraient sans doute plus simples mais la turbulente république islamique a besoin de la Syrie pour tenir le Hezbollah,  et le Hezbollah tient la frontière nord du Liban (le Hezbollah a une conception originale de la notion de souveraineté nationale). Donc, si quelqu’un décide de tomber sur le râble de l’ophtalmo-devenu-boucher, le Hezbollah n’aura qu’un mot à dire et le Sud-Liban redeviendra le dernier endroit où l’on flingue. Et comme il y a fort à parier que Tsahal réagira de façon un peu brutale au tir de missiles sur les villes israéliennes, ambiance garantie.

Il se murmure pourtant, mais il peut s’agir d’une intox’ israélienne, que Téhéran aurait coupé les vivres au Hamas en raison des réticences du mouvement palestinien à soutenir la Syrie…

Le succès de l’insurrection libyenne, la première révolte armée à réussir depuis le début des révolutions arabes, pourrait donner des ailes aux insurgés syriens et affaiblir la position du Président et celle de ses encombrants protecteurs iraniens. En réalité, la survie du régime de Damas tient essentiellement à l’opposition de la Chine et de la Russie, deux chaleureuses démocraties, à toute sanction des Nations unies à l’encontre de leur dernier allié arabe. Oh, j’ai oublié l’Algérie ? Non, je parlais d’allié puissant, pas de mascarade. Il se dit que l’Inde et le Brésil seraient également hostiles à un vote du Conseil de sécurité, mais je ne doute pas que la volonté de Brasilia de se rapprocher de l’Empire sera plus forte (« Je vais prendre 70 F/A-18 Super Hornet, oui, c’est à emporter, merci ») et que l’Inde saura prendre le contre-pied de la Chine.

Pékin et Moscou ne pourront cependant pas défendre éternellement Damas, surtout si la répression se poursuit à ce rythme. Leur lâchage obligera forcément Téhéran à une cruelle et douloureuse relecture de ses grands axes stratégiques, ce qui, à terme, pourrait aboutir à des changements politiques profonds à la tête du pays, et donc, peut-être, à une redéfinition du rôle du Hezbollah. Tout ça pour dire que si Téhéran soutient actuellement Damas, la pression sur la Syrie pourrait bien affaiblir l’Iran, par rebond. Evidemment, ça ne se fera pas sans mal, et l’attitude d’Israël, mesurée, comme d’habitude, aura son importance. Israël a perdu gros avec la chute de Pharaon, mais la perte pourrait être compensée par la chute du régime syrien, si les Israéliens font montre d’un minimum de sens politique. Il faut arrêter les colonisations, il faut arrêter les vexations quotidiennes, le vainqueur doit être grand, et les victoires d’Israël devraient suffire pour laisser, enfin, la place à une politique d’apaisement.

Tirer les conséquences de la révolution égyptienne est impératif, et urgent. Dans les rues du Caire, les Egyptiens conspuaient le raïs, mais surtout son alliance avec Israël. L’armée, qui semble de plus en plus réticente à laisser le pouvoir, dans moins d’un mois, aux Frères musulmans, joue sur la profonde colère de la rue contre l’Etat hébreu pour se refaire à bas prix une légitimité. Israël peut casser ce jeu en se montrant enfin raisonnable. Comment ? Par exemple en ne bombardant pas le Hamas à Gaza après des attentats commis par les jihadistes que le mouvement islamiste pourchasse, justement. Comme dans un dialogue de sourds, les Israéliens matraquent systématiquement tous les Palestiniens avec lesquels ils devraient dialoguer (souvenez-vous des installations de police scientifique financées par l’Union européenne au profit de l’Autorité palestinienne et que Tsahal détruisit méthodiquement). Pour faire la paix, il faut être ferme ET trouver un interlocuteur de bonne volonté. Couper le Hamas de l’Iran et de la Syrie, le contraindre à des concessions en le forçant à gouverner sous le regard des Occidentaux, parler à l’Egypte comme on parle à une grande nation souveraine (avez-vous conscience du nationalisme des Égyptiens ?), ne pas surjouer la sécurité pour masquer une crise sociale qui est en réalité la crise d’un Etat colonial.

Je crois à l’existence d’Israël, j’espère son intégration dans un Moyen-Orient avide de liberté qu’il contribuerait à moderniser par des relations équilibrées de bon voisinage, je veux pouvoir conduire mes enfants sur des terres trois fois saintes. Mais, terrible lucidité, je ne peux que redouter les réflexes martiaux de régimes arabes aveuglés par le désir de revanche, je ne peux que craindre la surenchère d’un Etat assiégé travaillé par le nationalisme le plus brutal, et je ne peux que constater la faiblesse des Occidentaux.

Mais revenons à notre colonel. Où va-t-il se réfugier ? A Cuba, la dernière patrie des révolutionnaires gâteux ? Au Venezuela, chez ce bon Hugo, terriblement diminué par un cancer de la prostate qui semble avoir pris le dessus ? Ou à Alger, chez Abdelaziz Bouteflika, le dernier chef d’Etat à dissimuler sa calvitie sous des lambeaux de serpillère ? Mystère.

Et tiens, en parlant d’Algérie. Imaginez un peu que les Algériens parviennent enfin à secouer l’appareil sécuritaire qui les écrase depuis tant d’années. Et imaginez que la situation évolue comme en Libye, ou pire, comme en Syrie. Que ferons-nous, Français, Européens ? Pourrons-nous intervenir en risquant les accusations de néocolonialisme ? Ou laisserons-nous faire en encaissant les nouvelles accusations de lâcheté ? Le défi syrien se pose à Israël. Le défi algérien se pose à nous, et je doute que BHL soit d’une quelconque utilité sur ce coup-là. Tout au plus aurons-nous un article lapidaire du général Desportes dans Le Monde nous indiquant que, là comme ailleurs, la solution est politique. C’est pour cela qu’il est centurion et que je ne suis qu’optione.